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Full text of "A travers Paris"

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GEORGES  GAIN 


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LIBRAIRIE 

ERNEST 
FLAMMARION 


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ERNESl 
'e  mille. 


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GEORGES  GAIN 


[travers  Paris 


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PAKIS 
ERNEST    FLAMMARION,    ÉDITEUR 

26,    RUE    RACINE,     2(') 

e  mille. 


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fl  Travers  Paris 


//   a    été    tiré    de    cet    ouvrage^ 

soixante   exemplaires 

sur  papier  des   Manufactures  Impériales  du   Japon 

tous  numérotés  et  parafés  par  l' Editeur. 


DU   MEME   AUTEUR 


Coins  de  Paris.  —  1  volume  grand  in-8»  carre    18x2:3).  avec 

100  illustrations  documentaires.  —  (Septième  mille).  Prix.   .     7  50 

Promenades  dans  Paris.  —  \  vol.  in-lG  jcsus.  avec  125  illus- 
trations et  plans  d'après  les  docunients  l'ouinis  par  l'auteur. 

(Douzième  mille).  Prix 5     » 

(Ouvrages  couronnés  par  l'Académie  franvaise.) 
-         "  Prix  Berger,  1907. 

Nouvelles  Promenades  dans  Paris.  —  1  vol.  in-16  Jésus, 
aTcc  135  illustrations  et  20  plans  anciens  et  modernes.  — 
(Huitième  mille).  Pii.v 5     » 


Les'Théâtres  de  Paris.  —  (Le  boulevard  du  Crime.  —  Les  théâ- 
tres du  Boulevaid;,  avec  376  reproductions  de  documents 
anciens.  1  vol.  in-lG  gr.  jesus  (Fasquelle,  éditeur.)  Prix.    .     5 


Georges  Gain 

Conservateur  du  Musée  Carnavalet  et  des  Collections  historiques 
de  la  Ville  de  Paris. 


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Ouvrage  orné  de  148  illustrations  et  de  16  Plans 


anciens  et  modernes. 


PARIS 


SEEN  BY 
PRES£RVATIOi 
SlRVîCES 


DATE. 


ERNEST  FLAMMARION.  EDITEUR 

26,    UUE    KACINE,    26. 

Tous  droits  de  traduction  et  de  reproduction  réservés  pour  tous    les  pays, 
y  compris  la  Suéde,  la  Norvège,  la  Hollande  et  le  Danemark. 


De 
707 


AUX  AMIS  INCONNUS 

dont    la    sympathie   m'est   si    douce 

je  dédie  ce  livre 

en   témoignage   de   reconnaissance. 

G.  C. 


'^      ^ 


A  Travers  Paris 


LE   MARCHE   AUX    FLEURS 

Le  Marché  aux  Oiseaux. 


ABniTANT  alternalivemenl  des  fleurs  et  des  oiseaux,  un 
carré  d'arbres  apparaît  le  long  de  la  Seine  entre 
trois  disgracieuses  bâtisses,  le  Tribunal  de  commerce,  la 
caserne  de  la  Cité,  l'Hôtel-Dieu.  Les  alTouillements  pro- 
•fonds  nécessités  par  la  construction  des  deux  gares  des- 
servant le  Métro,  —  qui  passera  ici  à  vingt-cinq  mètres 
sous  terre,  —  ont  transformé  la  moitié  de  la  place  en  un 
gigantesque  chantier  où  sifflent  les  machines,  manœu- 
vrent les  grues,  circulent  les  wagonnets. 

Spectacle  plus  gracieux  :  dans  la  partie  respectée  par 
les  ingénieurs,  sous  les  paulownias,  à  l'abri  des  auvents 
administratifs,  —  tôle  et  zinc  d'art,  —  chaque  jour,  et 
de  préférence  le  mercredi  et  le  samedi,  les  Parisiennes 
viennent  renouveler  au  marché  aux  Fleurs  leurs  provi- 
sions de  roses  et   de  violettes.  Débordant  jusque  sur  la 


Z  A    TRAVERS    PARIS 

chaussée,  envahissant  les  trolloirs  des  quais,  des  régi- 
ments de  chrysanthèmes,  de  plantes  vertes,  de  pêchers, 
de  poiriers,  de  sapins;  des  bourriches  de  jacinthes  et 
de  tulipes,  des  pots  de  primevères  forment  comme  un 
immense  lapis  diapré. 

Confondues  en  leur  tendresse  commune  pour  les  fleurs, 
élégantes,  bourgeoises,  trollins,  humbles  ménagères  se 
pressent  autour  des  éventaires  :  aux  unes  le  luxueux 
décor  de  table,  orchidées  mauves  et  feuilles  d'automne 
aux  tons  de  rouille  ;  aux  autres  le  modeste  bouquet  de 
violettes  ou  le  pot  de  giroflée  sur  un  rebord  de  fenêtre. 
Toute  Parisienne  adore  les  fleurs  ;  c'était  à  ce 
marché  de  la  Cité  qu'en  1793  la  citoyenne  Richard, 
concierge  de  la  Conciergerie,  venait  chaque  malin 
acheter,  pour  la  reine  captive,  des  œillets,  des  tubé- 
reuses et  surtout  des  juliennes...  Les  fleurs  furent  la 
dernière  joie  de  Marie-Antoinette  en  ce  sombre  cachot 
qu'elle  ne  quitta  que  pour  mouler  dans  la  charrette  du' 
bourreau  ! 

Le  dimanche,  les  marchandes  de  fleurs  cèdent  la  place 
aux  marchandes  d'oiseaux...  Dans  un  pittoresque  et 
étrange  tapage,  où  se  mêlent  les  gazouillis  des  bengalis 
des  îles,  les  roucoulades  des  chardonnerets,  les  trilles 
des  serins,  les  cris  rauques  des  aras  et  les  boniments 
des  vendeurs  ;  de  bonnes  bourgeoises,  de  gentilles  ou- 
vrières, des  enfants  se  pressent  devant  les  longues  ran- 
gées de  cages  installées  sous  les  toitures  de  zinc  édili- 
laires.  Les  caplifs  ailés  y  sont  pourvus  de  noms  décoratifs 


LE    MAHCIIK    AUX    FLEURS  5 

et  pittoresques  :  voici  des  «  veuves  à  collier  d'or  » 
(3  fr.  50  pièce\  des  «  élégantes  de  Sainte-Hélène  » 
(0  fr.  90),  des  «  Jeunes  Papes  »  (1  fr.  75),  enfin  voici 
des  «  Bengalis  de  Bombay  ayant  un  chanl  tyrolifnj  » 
qui  ne  coûtent  que  1  fr.  25. 


Gubldin,  Jcl. 


i;UE   liV    MAI\CHE-AUX-ILELRS. 


B.iujeaii,  sculp. 


Des  modistes  sentimentales  se  paient  un  couple 
d'  «  inséparables  »,  une  grosse  commère  marchande  un 
vieil  ara  déplumé,  dont  Toeil  en  cocarde  dévisage  anxieu- 
sement sa  future  propriétaire;  des  cuisinières  achètent 
des  poulets,  des  pigeons,  des  cailles;  les  amateurs  s'ap- 
provisionnent de   colifichets,   de  mouron,    de   seiches, 


6  A    TRAVERS    PARIS 

négocient  des  «  chardonnerets  bien  stylés  »,  des  pinsons, 
des  tarins  ;  mais  la  haute  banque  de  cette  Bourse  aux 
oiseaux  opère  sur  les  «  serins  hollandais  ».  Une  dizaine 
de  cages,  aux  fonds  tapissés  de  fins  copeaux,  abritent 
quelques  couples  ébouriffés  de  cette  aristocratie  serine. 
Haut  perchés  sur  leurs  maigres  pattes,  les  «  hollandais  » 
lancent  à  tue-tête  leurs  trilles  perlés.  On  discute  : 
«  35  francs  la  paire.  —  Non,  32.  —  J'en  ai  vendu  les 
pareils  40  francs  la  semaine  dernière.  —  Voilà  33  francs. 
—  Emportez-les,  ces  mignons,  c'est  un  vrai  cadeau  que 
je  vous  fais...  » 

A  côté,  une  vieille  dame,  avant  de  payer  4.5  francs  un 
perroquet  «  parleur  »,  se  fait  préciser  par  le  marchand 
le  répertoire  de  l'oiseau  :  «  Portez  armes  !..  As-lu 
déjeuné,  coco?...  Bonjour,  madame  »;  de  plus,  il  siffle  : 
(i  J'ai  du  bon  tabac...  »  La  vieille  dame  n'hésite  plus  et 
emporte  le  perroquet  effaré  qui  désespérément  hurle  : 
«  Portez  armes  !...  portez  armes!  » 


* 
*   * 


Dans  ce  grand  carré  de  paulownias,  où  poussent  au- 
jourd'hui les  pots  de  fleurs  et  les  cages  à  oiseaux,  sur 
l'emplacement  de  la  rue  de  la  Cité,  qui  est  cerlainement 
la  plus  ancienne  voie  de  Paris,  passait,  vers  l'an  360,  sous 
le  règne  de  l'empereur  Julien,  la  grande  voie  romaine  de 
Senlis  à  Orléans,  laquelle,  non  seulement  traversait  Lutèce 
en   ligne    droite   (son    trajet    couvrirait  aujourd'hui  le 


LE    MAHCllK    AUX    KLKUHS  / 

faubourg  et  la  rue  Saint-Martin,  le  pont  Notre-Dame,  le 
Petit-Pont,  la  rue  et  le  faubourg  Saint-Jacques),  mais 
reliait  les  Gaules  à  Rome...  et  l'étude  de  ce  tracé  rigide 
comme  une  lame  de  glaive,  de  ce  sillon  tiré  au  cordeau, 


Miiriial. 


rOMPE    NOinE-DAME 
QUAI    l)E    r.ÈVIîES    ET  PEI.LETIEP.    (1850) 

(Vue  iirise  du  ()imi  ;iux  fleurs.) 


dédaigneux  des  courbes  et  des  vallonnements,  proclame 
mieux  que  beaucoup  de  volumes  d'hisloirc  la  toule- 
puissance  de  la  grandeur  romaine,  dom[)lcuse  des  peu- 
ples et  des  choses  1 


o  A    TRAVERS    PARIS 

Plus  lard,  au  moyen  âge,  tout  un  quartier,  —  et  quel 
quartier!  —  s'enchevêtrait  entre  la  rue  de  la  Barillerie 
(aujourd'hui  boulevard  du  Palais),  la  Seine  (où  le  port  de 
Saint-Landry  animait  de  son  commerce  les  rives  de  l'actuel 
quai  aux  Fleurs),  la  rue  de  la  Lanterne  (aujourd'hui  rue 
de  la  Cité)  et  la  rue  de  la  Vieille-Draperie  (aujourd'hui 
ruede  Lulèce);églises,  chapelles,  monastères,  hôtelleries, 
lapis-francs, mauvais  lieuxy  pullulaient.  11  y  enavailpour 
tous  les  goûts.  Le  Glaligny, — un  vaste  clapier  occupant 
l'emplacement  de  l'IIôtel-Dieu  (^),  —  voisinait  avec  des 
bâliments  canoniaux;  les  cloches  de  vingt  chapelles  alter- 
naient avec  les  vacarmes  de  cent  cabarets.  Dans  la  seule 
rue  Pelleterie  (elle  commencerait  aujourd'hui  à  la  porte 
du  Tribunal  de  commerce  et  finirait,  en  zigzaguant,  près 
l'angle  de  l'PlôLel-Dieu,  traversant  le  marché  aux  Fleurs) 
—  on  comptait  jusqu'à  Louis  XIII  plus  de  vingt  hôtelle- 
ries et  rôtisseries...  :  le  «  Petit  Cygne  »,  le  «  Grand 
Cygne  »,  1'  «  Image  de  Notre-Dame  »,  la  «  Tète  noire  », 

(1)  Rue  de  Glatigny  étaient  les  prisons  de  Lutèce,  où  fut  captif 
saint  Denis  aux  premiers  temps  du  christianisme  dans  les  Gaules. 

Sous  saint  Louis,  la  rue  de  Glatigny  fut  dotée  d'un  Val  d'amour. 
A  cette  époque,  les  dames  au  corps  gent,  folles  de  leur  corps,  étaient, 
comme  aujourd'hui,  soumises  à  des  statuts  et  à  des  règlements.  Elles 
célébraient  avec  piété  la  fête  de  la  Madeleine,  leur  patronne.  Des  tasses 
d'argent  pendaient  à  leur  ceinture,  et  elles  proposaient  aux  passants  de 
venir  boire  avec  elles.  Les  dimanches  et  jours  de  fête,  elles  lisaient 
assises  sur  la  borne,  en  attendant  les  chalands,  dans  un  livre  de  prières 
à  fermoir  de  cuivre  doré.  Ce  mélange  de' pratiques  religieuses  et  d'igno- 
ble prostitution  est  un  trait  caractéristique  du  règne  de  saint  Louis. 
On  sait  que  ce  monarque  faisait  suivre  sa  cour  en  voyage  d'une  com- 


lit'E  DE  i.A  cni:  (1850) 


LE    MARflHK    ALX    KI.KL'RS  11 

«  Au  Chef  de  saint  Denys  »,  «  de  saint  Nicolas  »,  «  de 
sainte  Catherine  »,  etc.  Les  chapelles  s'appelaient  Saint- 
Pierre  des  Arcis,  Saint-Barthélémy,  Sainl-Denys  de  la 
Charlre,  Saint-Eloi,  Saint- Martial,  Saint -Germain-le- 
Vieux  (qui  fut  le  premier  baptistère  de  Notre-Dame), 
Saint-Pierre  aux  Bœufs  (dont  le  portail  fut  rapporté  à 
Saint-Séverin),  Sainte-Marine,  les  Barnabites,  la  Made- 
leine ('),  etc. 

pagnic  de  ribaiides  inscrites  sur  1(»  rùle  tenu  par  la  dame  des  amours 
publics. 

Saint  Louis  est  mort,  bien  des  dynasties  ont  passe  ;  le  val  d'amour 
existe  encore  rue  de  Glat^gny.  (Il  ne  disparut  complètement  que  lors 
de  la  démolition  du  (juartier  pour  faire  place  au  nouvel  Hàtcl-Dieu,  un 
peu  avant  186'j.)  —  (Girault  de  Saint-Faugeau,  les  i8  Quartiers  de 
Paris  (1850  .  p.  396-397.) 

Le  nom  de  Val  d'amour  s'appliquait  plus  particulièrement  à  l'entrée 
fort  étroite  do  la  rue  de  Glatigny,  qui  descendait  vers  la  rivière  et 
qui  menait  au  port  Saint-Landry.  Le  long  de  ce  petit  port^  où  venaient 
atterrir  quelques  barques  chargées  de  bois  et  de  blé,  régnait  une  cein- 
ture do  maisons  qui;  accrochées  l'une  à  l'autre  et  se  soutenant  à  peine, 
baignaient  dans  l'eau  leurs  pieds  vermoulus;  ces  maisons  apparte- 
naient de  droit  à  la  plus  abjecte  prostitution,  quenous  voyons  partout  se 
réfugier  aux  bords  dos  fleuves.  La  rue  humide  et  ténébreuse  que  ces 
affrcusos  masures  formaient  par  derrière  se  nommait  rue  duPort-Suint- 
Laiidry-snr-l' Eau  et  tantôt  rue  du  Fumier.  Cette  rue  devint  par  la  suite 
la  rue  des  Ursias,  d:)nt  l'extrémité  (yw  inférieure)  fut  appelée  ruo 
ù.' Enfer,  ce  qui  semble  bien  faire  allusion  à  ladamnablo  vie  que  me- 
naient ses  habitants.  (B.  Lacroix,  p.   140.) 

,1)  La  Pomme  de  Pi\.  —  C'est  rue  de  la  Licorne,  vis-à-vis  l'église 
de  la  Madeleine,  qu'était  situé  le  très  illustre  cabaret  de  la  «  Pomme  de 
Pin  »,  compté  par  liADELAi.*;,  au  chapitre  VIdu  second  livre  de  Panla- 
ijruel,  parmi  les  «  taberiies  méritoires  où  couponisoient  joyeusement 
les  escholiers  de  Lutèce  ».  IJicn  avant  l'auteur  de  Panta<jruel,  François 
Villon  y  fréquentait  lorsque,  après  quelque  «  repue  franche  »,  faite  aux 


12  A    TRAVERS    PARIS 

Le  14  juillet  1560,grand  tapage,  sacrilège!  Un  nommé 
Jean  Petit  a  volé  le  saint  ciboire  exposé  sur  le  maître- 
autel  de  Saint-Barthélémy  :  on  l'empoigne,  à  coups  de 
pied  on  lui  fait  traverser  la  rue  delaBarillerie,  on  le  jette 
devant  «  Messieurs  de  la  Cour  »,  qui,  sur-le-champ,  le 
condamnent  à  être  pendu,  étranglé,  puis  brûlé...,  ce  qui 
fut  exécuté  sans  délai  dans  la  cour  du  Palais.  —  Saint- 
Denys  de  la  Ghartre  (qui  s'élevait  sur  l'emplacement  de 
la  petite  cour  de  l'IIôtel-Dieu  dont  les  arbres  étêtés 
apparaissent  au  fond  du  marché  aux  Fleurs),  était,  en 
1660,  une  chapelle  quasi-souterraine,  l'exhaussement 
des  terrains  voisins  l'avait  pour  ainsi  dire  enterrée;  une 
eau-forte  d'Israël  Silvestre  montre  qu'on  y  descendait 
par  une  dizaine  de  marches.  C'est  qu'il  avait  fallu  lutter 
contre  les  inondations  périodiques  delà  Seine;  les  berges 
de  la  Cité  étaient  fort  basses  et  sans  quai.  Sous  Louis  XII, 
«  il  fallait  trop  descendre  pour  aller  à  Notre-Dame  ». 
Alors,  pour  se  garantir  des  eaux,  on  suréleva  les  rues  de 
dix  pieds,  et  Sauvai  assure  que  les  marches  de  Notre- 
Dame  durent  disparaître  sous  le  terrain  montant.  Ce  fut 
un  grand  bien  pour  la  Cité,  «  sujette  en  hiver  à  beau- 

dépens  d'un  rôtisseur  de  la  rue  de  la  Huchctte  ou  d'un  tripier  du 
Petit-Pont,  il  chantait  Blanche  la  Saveticfe  et  la  Ufiilc  Saucissicrc  du 
coin. 

Mais  c'est  au  xvii'=  siècle  que  la  «  Pomme  de  Pin»  fut  réellement 
dans  toute  sa  splendeur;  rendez-vous  des  gens  lettrés  et  de  leurs  bons 
amis  de  la  Cour;  c'est  là  qu'un  beau  soir  Cliapelle  enivra  lîoileau 

Et  répandit  sa  lamiie  à  l'huile 
four  lui  mettre  un  verre  à  la  main. 


?ij^zr>??^= 


3  '  pi- 


Extrait  du  plan  de  Paris,  de  Vabbé  de  La  Grive,  en  lySo. 
La  Cité. 


l'iiul.jg.  Marville. 


r.uE  jACi\TiiE  VEns  18G'J. 


LE    MARCHK    AUX    FLEURS 


15 


coup  souffrir  de  l'eau  quand  la  rivière  était  haute  ». 
Saint-Denys  de  la  Chartre  était  un  pèlerinage  consacré  ; 
on  y  voyait  le  cachot  de  Mgr  saint  Denys,  où  le  Christ 
avait  lui-même  dit  la  messe  à  l'apôtre  enchaîné  »;  les 


Israël  Silvestre. 


saint-dènys  de  la  chartre. 


chaînes  pendaient  encore  au  mur  sombre  de  la  chapelle 
et  un  bas-relief  d'Anguier  commémorait  la  pieuse 
légende. 

A  l'angle  de  la  rue  de  la  Vieille-Draperie,  —  à  peu 
près  sur  l'emplacement  de  l'entrée  du  Métro,  rue  de 
Lutèce,  —  s'élevait  la  maison  du  père  de  Jean  t^hatel, 
l'assassin  de  Henri  III.  Cette  maison  fut  rasée  «  en  expia- 


16 


A    TRAVERS    PARIS 


tion  »  par  ordre  du  Parlement  de  Paris  et  «  en  rempla- 
cement fut  dressée  une  colonne  commémorative  »  qui 
se  voyait  encore  en  1655. 

L'église  Saint-Barlhélemy,  en  face  le  Palais  de  Justice 


COUVE^T     DES     BAIi  \ABITES. 

Place  du  Palais-de-Jusiice. 


Martial,  aqu. 


(sur  l'emplacement  du  Tribunal  de  Commerce),  était 
une  ancienne  paroisse  royale,  du  temps  que  les  rois  de 
France  habitaient  le  Palais.  Sa  destinée  fut  étrange. 
Démolie  en  partie  vers  1787,  on  en  utilisa  les  restes,  en 
1791,  pour  y  établir  le  théâtre  de  la  Cité.  Ce  fut  là  que 


"S-- 


LE    MARCHÉ    AUX    FLEURS  19 

«  Cadet-Roussel  »  apparut  pour  la  première  fois  au 
public  parisien  ;  en  pleine  Terreur  on  y  donna  des 
pièces  de  circonstance  :  les  Itraijons  et  1rs  ftcnédiclincs, 
et  enfin  le  Jugement  dernier  des  Rois,  qui  eut  un  gros 
succès  :  au  dénouement,  sur  un  «  volcan  en  éruption  », 
l'impératrice  Catherine  II  se  battait  avec  le  Pape,  elle 
attaquant  avec  le  sceptre,  lui  se  défendant  avec  la 
tiare...  Malgré  tout,  le  théâtre  de  la  Gilé  n'était  pas 
«  folâtre  »,  et  Brazier  rapporte  qu'en  1805,  quand  il 
traversait  «  ces  voûtes  silencieuses  »  pour  aller  faire 
répéter  ses  premiers  vaudevilles,  il  lui  semblait  toujours 
voir  quelque  saint  fantôme  se  dresser  devant  lui  ! 

Le  31  décembre  1806,  un  impérial  décret  de  Napoléon 
l'exilant  du  Palais-Royal,  la  troupe  de  la  Montansier 
émigra  au  théâtre  delà  Cité,  qui  prit  le  nom  de  «  Théâtre 
du  Palais-Variétés  ».  Elle  y  vécut  tant  bien  que  mal,  — 
plutôt  mal,  — jusqu'au  24  juin  1807,  jour  où  la  légen- 
daire directrice  prit  enfin  possession  de  l'acluel  théâtre 
des  Variétés,  sur  le  boulevard  Montmartre,  abandonnant 
sans  regret  les  bords  de  la  Seine. 

L'infortuné  théâtre  du  Palais  se  transforme  de  nou- 
veau, devient  tour  à  tour  «  Loge  maçonnique  »,  «  Salle 
des  Veillées  »,  et  finalement,  en  1810,  bal  public,  le 
bal  du  Prado.  Sous  Louis-Philippe,  le  «  Prado  »  bat  son 
plein  ;  Pilodo  y  brandit  le  bâton  de  chef  d'orchestre,  et 
les  «  polkeuses  »  renommées  répondent  aux  doux  noms 
de  Louise  la  Balocheuse,  Angelina  TAnglaise,  Ernestine 
Confortable,  Eugénie  MalakolT  ;   héritières  tardives  des 


20 


A    TRAVERS    PARIS 


héroïnes  de  Villon,  habituées  des  mêmes  endroits  et  qui 
se  dénommaient  jadis  Maschecroue  la  Rousse,  Mahcu  la 
Lombarde,  Guillemelte  la  Rose. 

En  1860,  on  jette  à  terre  cet  affreux  quartier,  on  y 
édifie  le  Tribunal  de  Commerce,  disgracieux  et  lourd.  — 


PLRCEMET^T     liU      liOlI.EVAlU)     DU     PALAIS     (  18C0  ) . 
Aspe^'l  lies  Jéniolilions  de  la  rue  de  la  linrillerie. 


Tout  disparaît,  tout  se  nivelle,  et,  sur  les  ruines  de  tant 
de  ruines,  s'élèvent  l'Ilùtel-Dieu  et  la  Préfecture  de 
police...  On  a  répété  que  la  vue  seule  d'un  mur  derrière 
lequel  il  se  passe  quelque  chose  conslilue  déjà  une 
curiosité...    Nos   aimables   lectrices,   qui    viendront    au 


LE    MARCHÉ    MX    l'I.EUHS  21 

marché  aux  Fleurs  acheter  un  paquet  de  roses  de  Noël, 
ou  une  jolie  paire  de  serins  hollandais  au  marché  aux 
Oiseaux,  peuvent  alors  regarder  avec  un  vif  inlérôl  le  sol 
évenlré  de  ce  vénérable  coin  de  Paris...  Il  s'y  est 
passé  beaucoup  de  choses  !  (1) 

(I'  Albcrtiiic  Marat,  sœur  de  l'ami  du  peuple,  habitait  une  man- 
sarde, 33,  rue  de  la  CariUerie.  Kilo  y  mourut  eu  octobre  1841. 


AU    QUARTIER    LATIN 


ILS  sont  de  plus  en  plus  rares  les  quarliers  de  Paris 
ayant  conservé  à  peu  près  intacts  les  vieux  décors 
où  se  déroula  leur  éblouissante  histoire;  chaque  jour  la 
pioche  stupide  du  démolisseur  émielte  nos  souvenirs. 
«  Plâtras!  »  grommellent  dédaigneusement  les  vandales. 
«  Reliques  !  »  soupirent  les  amoureux  du  passé.  Hâtons- 
nous  donc  de  promener  nos  flâneries  dans  les  épaves 
menacées,  et  parcourons  aujourd'hui  les  dédales  de 
petites  rues  tassées  entre  le  Collège  de  France,  la  rue 
Saint-Jacques  et  la  rue  de  la  Montagne-Sainte-Geneviève, 
qui,  si  pittoresquement,  grimpent  en  zigzaguant  vers 
le  Panthéon. 

Ce  fut,  de  toute  antiquité,  le  quartier  des  Ecoles. 
Autour  de  la  Sorbonne  —  fondée  en  1250  par  Robert  de 
Sorbon,  chapelain  de  saint  Louis,  «  pour  que  les  esco- 
liers  étudiants  à  Paris,  demeurassent  là  toujours  »,  —  où 
s'enseignaient  publiquement  la  théologie,  la  philosophie, 
l'hébreu,  le  grec,  le  latin,  etc.,  elc,  se  groupèrent 
bientôt  les  collèges  qui  non  seulement  étaient  maisons 
d'enseignement,  mais  encore  maisons  de  charité,  asiles, 


?>A 


A    TRAVERS    PARIS 


OÙ  les  étudiants  pauvres  d'une  même  province,  voire 
d'une  même  ville,  trouvaient  la  nourriture  et  le  gîle.  Ces 
collèges  pullulaient  :  collège  Montaigu,  collèges  de  Reims, 
de  Laon,  de  Presles,  de  la  Merci,  collège  Fortet,  collèges 
de  Seez,  de  Cambrai,  de  Navarre,  des  Grassins,  héber- 
geant des  milliers  d'étudiants  ;  aussi  rencontrons-nous 
encore  aujourd'hui,  en  des  ruelles  minables,  parmi  des 
masures,  des  bicoques  et  des  hôtels  borgnes,  d'antiques 
porches  de  pierre  qui,  malgré  leur  ruine,  ont  gardé  trace 
d'un  glorieux  passé  et  dont  la  majesté  étonne  et  détonne 
au  milieu  des  laideurs  avoisinantes. 

Le  Collège  de  France  lui-même  s'éleva  sur  les  ruines 
de  deux  très  vieux  collèges  :  les  collèges  de  Cambrai  et 
de  Tréguier,  et  jusque  vers  1855  —  date  de  la  percée  de  la 
rue  des  Écoles  —  la  petite  place  précédant  le  Collège  de 
France  s'appelait  place  Cambrai.  Là,  depuis  1832,  un 
théâtre,  le  théâtre  du  Panthéon,  avait  installé  ses  tré- 
teaux, sa  scène,  ses  loges  et  son  parterre  dans  une  des 
plus  anciennes  églises  parisiennes,  l'église  Saint-Benoît, 
désafîeclée' depuis  1790.  Cette  église  avait  été  célèbre,  — 
elle  contenait  un  autel  consacré  à  saint  Bach,  dont  le 
nom  rappelant  Bacchus  fleurait  vaguement  le  paganisme. 
Les  frères  Perrault,  Claude,  l'architecte  de  la  Colonnade 
du  Louvre,  et  Charles,  le  délicieux  auteur  des  Contes  de 
fées,  y  furent  inhumés,  ainsi  que  l'acteur  Baron,  l'élève 
de  Molière.  Cédé  en  179(3  à  un  chasublier,  l'édifice  avait 
été  revendu  en  1812  à  un  marchand  de  farine,  qui  l'avait 
converti  en  entrepôt.  En  1822,  un  entrepreneur  de  spec- 


RUE     D1-:    l.A     l'AllCIIEMINEItlE     VEP.S     1809. 

(De  la  rue  de  la  Ilarpc.) 


Cliché  Miirvillc. 


AU    QUARTIER    LATIN 


27 


lacle  y  fonda  le  théâtre  du  Panthéon.  L'ouverture  s'en 
fit  le  18  mars  ;  la  scène  occupait  le  chœur  de  l'église  et  l'on 
jouait  des  vaudevilles  à  flonflons  au  milieu  des  arceaux, 


Berthoud,  scidp. 


THÉÂTRE    DU    PANTHÉON. 


des  fûts  de  colonne,  des  pierres  tumulaires,  des  vitraux, 
avec  au  fondlarosace  mystique!  Le  maître  Sardou,  qui, 
dans  sa  prime  jeunesse,  fréquenta  le  théâtre  du  Panthéon, 
se  souvient  de  la  curieuse  entrée,   comprise  entre  une 


28 


A    TRAVERS    PARIS 


boutique  de  brosserie  et  un  marchand  de  i)arapluies,  sur 
une  petite  place,  non  loin  d'une  bouquinerie  tenue  par 
le  père  d'Henri  Meilhac.  Les  coulisses,  donnant  sur  la 
scène,  s'ouvraient  à  peu  près  exactement  où  se  trouve 
aujourd'hui  —  48,  rue  Saint-Jacques  —  une  de?  portes  de 
la  nouvelle  Sorbonne.  Le  théâtre  du  Panthéon  eut  l'hon- 
neur de  représenter  —  le  28  août  1838  —  la  seconde 
œuvre  d'Eugène  Labiche  l'Avocat  Loubet,  un  drame  noir 
en  trois  actes,  dont  la  scène  se  passait  à  Aix  en  Provence 
au  commencement  du  xvir  siècle.  Il  convient  toutefois 
d'avouer  que  l'éléphant  Kiouny  —  un  étonnant  pachy- 
derme —  obtint  un  succès  bien  supérieur  à  l'Avocat 
Loubet...  Après  avoir  vainement  lutté  contre  la  mauvaise 
fortune,  le  théâtre  du  Panthéon  —  dont  le  dernier  direc- 
teur était  en  même  temps  marchand  de  vieux  habits  — 
fermait  définitivement  ses  portes  en  1845. 

La  malheureuse  église  se  vit  alors  dépouillée  du  peu 
d'architecture  qui  lui  restait,  et  la  chapelle  mutilée  n'of- 
frait plus  aucun  intérêt  lorsque  la  percée  de  la  rue  des 
Écoles  la  supprima  définitivement  comme  elle  suj)prima 
un  grand  nombre  de  rues  ou  de  fragments  de  rues  aux 
noms  célèbres...  dont  un  tronçon  de  la  rue  La  Harpe, 
celte  rue  La  Harpe  où  défilèrent  les  obsèques  pom- 
peuses des  grands  hommes  conduits  triomphalement 
au  Panthéon  :  Mirabeau,  J.-J.  Rousseau,  Voltaire...  et 
Marat...  La  partie  de  la  Sorbonue  qui  fait  face  au  Collège 
de  France  s'élève  sur  les  débris  de  l'église  Saint- Benoit, 
construite  elle-même  sur  d'autres  débris  gallo-romains, 


AU    QUARTIER    LATIN  31 

témoins  les  tombes  et  les  dalles  de  pierre  de  la  «  via 
Romana  »  que  l'éminent  arcliitecle  Nénot  retrouvait 
naguère  sous  les  subslructions  de  la  nouvelle  Sorbonne(i). 
Remontant  la  rue  Saint-Jacques  (qui  occupe  exacte- 
ment l'emplacement  de  la  voie  romaine),  engageons- 
nous  dans  la  rue  du  Cimetiêre-Saint-Benoît  —  dont  le 
nom  précise  L'emplacement,  —  longeons  rapidement 
cette  ruelle  lugubre,  suivons  la  rue  Fromentel  et  arrê- 
tons-nous à  son  débouché,  sur  la  petite  place  formée  par 

(1)  «  ...Les  premiers  vestiges  d'un  édifice  gallo-romain,  situé 
dans  le  quartier  du  Collège  de  France,  ont  été  découverts,  en  1894, 
par  feu  M.  Théodore  Vacquer,  sous-conservateur  du  Musée  Carna- 
valet, lors  de  la  construction  d'un  égout,  rues  Jean-de-Beauvais  et  de 
Lanneau. 

«  La  suite  de  ces  vestiges  furent  mis  à  jour  de  novembre  à 
décembre  1903,  au  cours  des  fouilles  exécutées  pour  la  construction 
d'un  autre  égout,  impasse  Charretière. 

«  C'est  à  partir  de  février  1904  jusqu'au  mois  de  février  suivant 
que,  dans  le  but  de  compléter  ces  découvertes,  la  Commission  du 
Vieux  Paris  entreprit  les  fouilles  nécessaires,  au  moj'en  de  puits,  de 
petites  tranchées  à  ciel  ouvert  et  de  galeries  souterraines,  sous  la 
direction  de  M.  Georges  Villain,  assisté  de  M.  Charles  Sellier,  inspec- 
teur des  fouilles  archéologiques  de  la  Ville  de  Paris. . . 

«  ..A  ce  sujet,  l'éminent  professeur  de  nos  antiquités  nationales 
au  Collège  de  France.  M.  Camille  Jullian,  observe  qu'on  démolira,  tôt 
ou  tard,  les  masures  qui  avoisinent  le  Collège  de  France.  «  Il  faudra, 
«  dit-il,  à  ce  moment  faire  des  fouilles  lentes,  profondes,  complètes. 
«  L'occasion  sera  unique  et  nous  espérons  que  la  municipalité  de 
«  Paris,  qui  a  l'amour  de  son  passé,  qui  a  la  passion  de  ses  gloires, 
«  n'hésitera  pas  à  faire  les  sacrifices  nécessaires  en  faveur  d'une 
«  science  qui  est,  après  tout,  celle  de  ses  destinées  propres...  » 
[Revue  des  Éludes  anciennes,  mai  190G,  Fouilles  du  quartier  du  Collège 
de  France,  page  170.) 


32 


A    TRAVERS    PARIS 


le  croisement  des  rues  Charretière,  Fromenlel,  de  Lan- 
neau  (percée  sur  le  clos  Bruneau)  et  Jean-de-Beauvais. 

Comme  il  est  facile,  devant  ce  pittoresque  décor  pari- 
sien, ces  maisons  lépreuses,  disloquées,  dont  les  brunes 
silhouettes  se  découpent  bizarrement  sur  le  ciel,  d'évo- 
quer les  scènes  tragiques  ou  joyeuses  qui  s'y  déroulèrent 
jadis!  Un  peu  d'imagination  aidant,  on  revoit  ces  ruelles 
aux  durs  pavés,  grouillantes  d'une  foule  dansant  la  Car- 
magnole  ou  le  Ça  ira,  on  perçoit  les  cris,  on  entend  les 
cloches,  au  loin  les  tambours  battent...  et  ces  décors 
de  rêve  semblent  créés  pour  évoquer  les  drames  de 
l'histoire... 

On  comprend  alors  que  les  chouans  de  Cadoudal 
soient  venus  chercher  en  cette  fourmilière  humaine 
l'asile  sûr  pouvant  soustraire  leur  chef  aimé  à  toutes 
les  polices  de  Bonaparte,  de  Real  et  de  Dubois.  En  1804, 
Bonaparte,  [»remier  consul,  accomplissait  sa  prodigieuse 
destinée;  son  génie,  ses  victoires  l'avaient  rendu  maître 
de  la  France  ;  mais  les  royalistes,  sentant  la  partie 
perdue,  avaient  résolu  sa  suppression.  Une  vaste  conspi- 
ration s'était  ourdie  et  l'indomptable  Georges  Cadoudal, 
lame  du  complot,  réussissait  à  rentrer  dans  Paris,  avec 
l'intention  «  d'attaquer  le  premier  consul  >>.  Un  duel  à 
mort  s'engageait  entre  «  l'usurpateur  »  Bonaparte  et 
Cadoudal  ;  la  France  tout  entière  suivait  anxieusement 
les  phases  de  ce  duel.  Sur  le  seul  avis  que  «  Georges 
était  à  Paris  ».  on  avait  fermé  les  barrières  comme  aux 
jours  les  plus  tragiques  de  la  Terreur,  des  patrouilles  de 


Dessiné  par  Meunier.  (iravé  iiar  !<>_ 

VUE   EXTKniRtnE  DE    1, 'ÉGLISE   SAINTEGENEVIÈX  E 

Prise  i  l'oppose  de  l'Ecole  de  Droit. 


•-^I 


^.v 


irv. 


ExtraM  du  plan  de  Paris,  par  Jadlot,  en   i^S. 


AU    QUARTIER    LATIN  35 

policiers  et  de  gendarmes  surveillaient  toutes  les  rues, 
les  troupes  de  la  garnison,  armes  chargées,  occupaient 
les  murs  d'octrois  et  les  boulevards  extérieurs,  des 
affiches  officielles  annonçaient  que  «  le  recèlement  de 
Georges  et  des  soixante  brigands  actuellement  cachés 
dans  Paris,  pour  attenter  à  la  vie  du  Premier  Consul 
sera  jugé  et  puni  comme  crime  principal  (')  »,  c'était  la 
mort...  Plusieurs  complices  de  Cadoudal  ayant  été 
arrêtés,  on  put  craindre  que  la  torture  n'arrachât  à  leurs 
souffrances  le  secret  de  la  c  cache  »  du  chef,  rue  du 
Puits-de-l'Ermite  (près  du  Jardin  des  plantes)  :  il  fallait 
à  tout  prix  trouver  un  nouveau  refuge.  C'est  alors  que 
Charles  d'IIozier  un  des  conjurés,  proposa  la  retraite  que 
le  dévouement  d'une  pauvre  fille,  Marie  Michel  Ilizay, 
lui  avait  ménagée,  rue  de  la  Monlagne-Saiute-Geneviève. 
«  Avec  vingt-cinq  louis  en  tout  qu'elle  tenait  de  d'Hozier, 
Marie  Hizay,  dit  l'acte  d'accusation,  abusant  de  la  misère 
de  la  femme  Prilleux,  lui  proposa  de  louer  sous  son  nom 

(1)  «  8  ventôse  an  XII  (28  février  1804).  —  En  vertu  de  l'ordre 
du  Premier  Consul,  toutes  les  barrières  seront  fermées  ce  soir,  à 
compter  de  sept  heures  précises  :  on  laissera  entrer  tous  ceux  qui  se 
présenteront  et  on  ne  laissera  sortir  personne  jusqu'à  demain  matin 
six  heures  du  matin. 

«  10  ventôse.  —  Le  Conseiller  d'État,  Préfet  de  police,  recom- 
mande de  bien  prendre  garde  que  Georges  ne  sorte  des  barrières 
déguisé  en  charretier.  » 

«  Archives  do  la  Préfecture  de  police.  —  Le  même  carton  contient 
de  nombreux  renseignements  sur  la  surveillance  des  barrières  et  des 
spécimens  des  cartes  délivrées  aux  militaires  que  leur  service  obligeait 
à  sortir  de  Paris.  »  (G.  Lenôtre,  Tournebut,  page  38,  note  2.) 


36 


A    TRAVERS    PARIS 


une  boutique  de  fruiterie  à  la  montagne  Sainte-Gene- 
viève, sous  la  condition  qu'elle  serait  libre  de  disposer 
des  différentes  chambres  dépendant  de  la  location  pour  y 
placer  des  personnes  de  connaissance...  »  Telle  fut  la 
cachette  où  Georges  et  deux  complices,  Burban  et 
Joyaut,  vinrent  se  réfugier  dans  la  nuit  du  17  février  1894; 
ils  y  vécurent  claustrés  en  «  une  chambre  haute  »  pen- 
dant vingt  jours,  apprenant  les  nouvelles  par  les  commé- 
rages de  la  mère  Prilleux  qui  ne  se  gênait  pas  —  devant 
les  hôtes  inconnus  qu'elle  prenait  pour  des  «  commer- 
çants ayant  eu  des  malheurs  »  —  pour  maudire  les 
ennemis  du  grand  Bonaparte,  dont  les  complots  ren- 
daient le  quartier  inhabitable.  Par  elle  les  reclus  appre- 
naient tantôt  «  que  ce  coquin  de  Georges  avait  enfin 
quitté  Paris  en  aide  de  camp  »...  tantôt  que  le  même 
coquin  «  était  sorti  dans  un  cercueil  ».  Un  autre  jour  la 
fruitière  rentre  affolée  : 

—  «  Oh  mon  Dieu!  vous  ne  savez  pas...  on  dit  que  ce 
malheureux  Georges  veut  nous  faire  tous  périr...  Si  je 
savais  oîi  il  est  je  le  ferais  prendre  (i)...  » 

Malgré  leur  prudence,  les  trois  conspirateurs  sen- 
taient se  resserrer  autour  d'eux  les  mailles  du  filet  tendu 
par  Real!  11  fallait  fuir  encore,  et  surtout  sauver  Georges, 
lui  faire  gagner  la  «  cache  »  suprême,  une  fissure  mé- 
nagée derrière  l'enseigne  surplombant  la  boutique  du 
parfumeur  Caron,  167,  rue  du  Four-Saint-Germain...  Le 

(1)  Procès  de  Georges,  Piclwgru  et  autres,  livre  I,  pages  284-285 
{passim). 


LA     r.LK     DES    SEI'T-VOIES     \  EliS     18(59 

(Aujourd'hui  rue  Valelli;). 


Cliclié  iMarville. 


Au    QUARTIER    LATIN  39 

9  mars,  Joyaut  désertant  la  montagne  Sainte-Geneviève 
fut  aperçu  par  un. policier  conférant  boulevard  Saint- 
Antoine  avec  un  nommé  Léridant. 

Joyaut  est  filé,  mais  on  perd  sa  trace  place  Maubert; 
cette  disparition  confirme  la  présence  de  Georges  dans  le 
voisinage  et  une  nuée  d'  «  observateurs  »  s'abat  sur  le 
quartier.  On  apprend,  d'autre  part,  qu'un  cabriolet  por- 
tant le  numéro  53  est  retenu  pour  le  soir  même  par 
Léridant...  Va-t-on  enfin  appréliender  l'insaississable 
conspirateur?  Toute  la  police  de  Paris,  répartie  sous 
différents  déguisements  place  Maubert  et  dans  les  ruelles 
ou  cabarets  adjacents,  guette  le  mystérieux  cabriolet  53... 
Vers  sept  beure  du  soir,  le  53  est  signalé  «  au  bas  de  la 
montagne  Sainle-Geneviève  «  ;  sous  la  conduite  de  Léri- 
dant, il  gravit  la  pente  raide,  tourne  à  droite  rue  des 
Amandiers  (aujourd'hui  rue  Laplace)  et  s'arrête  «  devant 
une  porte  d'allée  assez  belle,  contiguë  au  ci-devant  collège 
des  Grassins.  «  Là,  dépose  l'officier  de  paix  Destavigny, 
j'entrai  dans  l'allée  qui  faisait  face  au  cabriolet  et  me 
tins  caché  le  plus  qu'il  me  fut  possible.  Le  cabriolet  a 
stationné  environ  douze  minutes...  il  ne  portait  qu'une 
seule  lanterne...  dont  la  lumière  était  exlrêmemenl  vive... 
Ensuite  le  fiacre  est  revenu  sur  ses  pas  et  a  gagné 
la  place  du  Panthéon...  «  C'est  place  du  Panthéon,  à 
l'angle  de  la  rue  des  Sept-Voies  (aujourd'hui  rue  Valette), 
que  Georges  attendait,  blotti  dans  les  recoins  sombres 
formés  par  les  palissades  entourant  l'immense  monu- 
ment encore  inachevé.  Léridant  arrive,  Georges  bondit 


40  A    TRAVERS    PARIS 

et,  «  s'aidanl  du  marche-pied  de  droite  »,  sa  saute  dans 
cabriolet.  Les  «  observateurs  »  qui  l'ont  reconnu  se  pré- 
cipitent, mais  sont  arrêtés  dans  leur  efTort  par  «  quatre 
individus  »  complices  de  Georges.  Sous  une  volée  de 
coups  de  fouet,  le  cheval  fouaillé  par  Léridant  pnrt  à 
toutes  brides...  On  sait  le  resie,  la  course  folle  dans 
la  nuit,  la  meute  traquant  le  fugitif,  les  clameurs,  la 
défense  furieuse  de  Georges,  les  morts,  les  blessés, 
l'arrestation  rue  de  l'Observance  (aujourd'hui  rue  Antoine- 
Dubois)...  Le  «  Général  »  lié  de  cordes,  est  traîné  au 
poste,  interrogé,  puis  jugé  et  finalement  exécuté  en  place 
de  Grève,  le  25  juin  1804,  ainsi  que  onze  de  ses  compa- 
gnons. L'exécution  dura  vingt-sept  minutes.  Ainsi  finis- 
sait la  conspiration,  Bonaparte  en  sortait  Empereur  et 
Fouché  ministre  de  la  police. 

C'est  dans  le  dédale  de  ruelles  où  se  déroula  le  drame 
que  nous  errons  ce  matin.  Voici  la  rue  Laplace...  Au 
numéro  12  s'élève  encore  la  haute  porte  en  biais  du  col- 
lège des  Grassins,  voisine  de  l'allée  où  se  cacha  Desla- 
vigny...  La  rue  est  déserte  et  triste;  on  comprend  que 
des  conspirateurs  y  soient  allés  se  terrer. 

Des  poules  picorent  entre  les  pavés,  des  chats  dorment 
au  soleil;  quelques  gamins  et  deux  filles  en  cheveux,  aux 
coques  luisantes  de  pommade,  écoulent  une  valse  lente 
que  moud  un  joueur  d'orgue  de  Barbarie.  Cette  rue,  d'un 
calme  provincial,  semble  comme  ouatée  d'ombre  ;  la 
nuit,  par-ci  par-là,  une  arrière-boutique  de  mastroquet 
s'allume,  le  crincrin  d'un  violon    ou  la  vielle  d'un  viel- 


i.A  RLE  DES  r.\n.\iES  vEPs  1869.  ^'''-■'"'  '^'■"^iilt'- 


AU    QUARTIER    LATIN  43 

leux  auvergnat  grincent  et  les  amateurs  «  suent  une  polka 
ou  une  bourrée  »  au  bal-musette. 

Parmi  tant  de  ruelles  étranges  juchées  sur  la  montagne 
Sainte-Geneviève,  la  rue  des  Carmes  semble  la  plus 
typique.  Dominée  par  le  Panthéon  et  encadrant  là-bas, 
dans  l'horizon  bleu,  la  flèche  fuselée  de  Notre-Dame,  ses 
deux  lignes  de  masures  ventrues  recèlent  quelques  ves- 
tiges d'une  splendeur  abolie,  balcons  de  fer,  frontons 
écornés,  sculptures  effritées.  Au  numéro  15,  dans  la  vaste 
cour,  un  porche  monumental,  épave  de  l'ancien  collège 
des  Lombards;  poussons  la  porte  :  devant  nous  s'érige  la 
chapelle,  mutilée  sous  la  Révolution,  mais  encore  de 
belle  allure.  Ses  colonnes,  sa  coupole  se  détachent  sur  un 
mur  de  lierre;  des  massifs  de  lilas  lui  font  une  collerette 
printanière...  Et  ces  pierres  noires,  ces  tragiques  souve- 
nirs, ces  écussons  brisés,  ces  pousses  vertes,  tout,  jus- 
qu'aux giboulées  qui  nous  transpercent,  évoque  les  jolis 
vers  de  Th.  Gautier  : 

Tandis  qu'à  leurs  œuvres  perverses 
Les  hommes  courent  haletants, 
Mars  qui  rit  malgré  les  averses 
Prépare  en  secret  le  printemps!  (i) 

(1)  Émaux  et  Camées,  Premier  sourire  du  Printemps,  page  47. 


LE    LYCEE    LOUIS-LE-GRAND 


A  l'angle  de  la  rue  Sainl- Jacques  et  de  la  rue  du 
Cimetière-Saint-Benoît,  les  démolisseurs  achèvent  de 
jeter  bas  trois  vieilles  masures  crasseuses  et  disloquées 
que  personne  ne  regrettera,  sauf  peut-être  quelques 
anciens  élèves  de  Louis-Ie-Grand,  pour  qui  ces  bicoques 
évoquaient  bien  des  souvenirs.  Elles  marquaient  le  point 
terminus  de  notre  liberté;  à  côté,  se  dressaient  les  murs 
noirs  de  la  prison  universitaire.  Une  haute  porte  de  bois 
sculpté,  surmontée  d'un  fronton  décoratif;  puis  le  guichet 
d'entrée,  la  porterie,  les  classes,  le  proviseur,  les  censeurs, 
les  répétiteurs,  les  consignes,  les  retenues,  les  arrêts... 
toute  la  lyre  !  Et  il  se  rencontre,  paraît-il,  des  infortunés 
assez  déshérités  de  toute  joie  humaine  pour  regretter  «  ce 
beau  temps  de  la  vie  »,  où  de  pauvres  enfants  étaient 
traités  comme  de  dangereux  malfaiteurs;  ces  Inuda- 
torcs  (emporis  acti  n'étaient  probablement  pas  internes  à 
Louis-le-Grand  en  1869  !  Nos  lycéens  d'aujourd'hui,  pour 
qui  les  règlements  se  sont  heureusement  adoucis,  ne 
peuvent  imaginer  ce  qu'était  alors  la  vie  d'un  écolier  en 
celte  maison  rébarbative,  aux  fenêtres  garnies  de  bar- 


46 


A    TRAVERS    PARIS 


reaux  de  fer,  telle  une  geôle...  et  ce  fut,  d'ailleurs,  une 
geôle,  sous  la  Révolution! 

Dès  cinq  heures  et  demie,  le  tambour,  frappé  par  un 


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Phol.     l'irlT,.     l'rlil. 

LE    «   TAPIN    »    DE    LOUIS-LE-GRAND   (eN   1871) 


vieux  «  tapin  »  à  barbe  blanche,  «  roulait  »  le  réveil  ; 
puis,  après  de  sommaires  ablutions,  les  éludes  succé- 
daient aux  classes,  avec,  en  trois  fois,  une  heure  trois 


l'Ilot.  Emonds. 


I.YCK'Î   LOUlS-LE-GnA\D. 

(Façade  sur  la  me  Saint-Jacques  1887.) 


LE    LYCÉE    LOUIS-LE-GKAND  49 

quarts  de  récréation.  Par  contre,  on  infligeait  à  des 
enfants  de  treize  ans  des  éludes  de  trois  heures  pendant 
lesquelles  tout  mouvement,  tout  murmure  étaient  sévè- 
rement réprimés.  D'excellentes  places,  un  travail  acharné, 
rien  ne  palliait  le  crime  de  remuer,  de  causer,  de  ne 
pouvoir  si  longtemps  demeurer  rivé  à  un  banc,  et  les 
punitions  absurdes  de  pleuvoir  comme  grêle  :  privation 
de  récréation,  — donc,  privation  d'exercice  nécessaire, — 
privation  de  sortir  le  dimanche,  —  donc,  privalion  d'em- 
brasser sa  famille...  et  de  prendre  un  bain.  —  Restait  la 
peine  suprême  des  arrêts. 

Ah!  ces  arrêts  de  Louis-le-Grand,  où  la  légende  vou- 
lait qu'un  de  nos  aînés  se  fût  pendu  !  —  D'étroiles  cel- 
lules, aux  murs  noirs  revêtus  de  torcTiis,  perchées  sous 
les  toits,  où  l'on  gelait  l'hiver,  où  l'on  étouffait  l'été  ; 
scellés  au  sol  carrelé,  une  table  et  un  escabeau,  et, 
comme  distraction,  dix-huit  cents  vers  latins  à  copier 
dans  la  journée  !...  Mais,  en  grimpant  sur  la  table  et  à 
l'aide  d'un  audacieux  rétablissement,  on  pouvait,  cram- 
ponné aux  barreaux  de  fer  striant  la  lucarne  d'éclairage, 
apercevoir  le  joyeux  Paris  ensoleillé,  et,  au  premier 
plan,  ces  maisons  de  la  rue  du  Cimetière-Saint- Benoît, 
qu'on  achève  de  démolir  aujourd'hui.  Parfois  encore, 
on  entendait,  —  avec  quelle  envieuse  émotion  !  —  les 
chants  des  étudiants  remontant  la  rue  Saint-Jacques  en 
joyeuse  compagnie  ! 

Nos  professeurs  étaient  presque  tous  des  hommes 
éminents,  intelligents  et  bons  ;  tout  le  mal  venait  des 


50 


A    TRAVERS    PARIS 


répéliteiirs,  des  «  pions  »  malheureux,  aigris,  et  Irop 
souvent  féroces. 

...  En  fermant  les  yeux,  nous  revoyons  les  trois 
Irisles  cours  entourées  de  hauts  bâtiments  noirs,  les 
arbres  étiolés,  les  dortoirs  de  caserne,  les  lavabos  mi- 
nuscules, les  réfectoires  à  l'odeur  aigre,  les  classes  en 
gradins,  les  études  sentant  le  moisi.  Combien  l'on  bénis- 
sait le  malaise  nécessitant  un  repos  de  trois  jours  à  l'in- 
firmerie, sous  l'égide  de  «  Sœur  Adrien  »,  une  sainte 
créature,  aux  allures  bourrues,  qui  se  vantait  d'être  la 
dernière  Janséniste  !  Quelle  brave  femme!  Indulgente  le 
vendredi  aux  infortunés  fuyant,  —  par  crainte  de  l'iné- 
vitable consigne,  —  le  cours  du  terrible  M.  Bernés, 
farouche  professeur  de  mathématiques,  la  «  Sœur 
Dragon  »  —  nous  l'avions  surnommée  ainsi  —  ne  fulmi- 
nait que  contre  les  «  tireurs  au  flanc  »  et  les  «  gredins  » 
qui  chipaient  ses  roses  ou  taquinaient  son  chat. 

Que  de  souvenirs!...  nos  mamans  au  parloir,  la  mu- 
sique chiffrée  du  père  Ghevé,  les  interminables  prome- 
nades du  jeudi  sur  les  glacis  des  fortifications  ou  les  bas 
côtés  du  Jardin  des  Plantes,  les  tristes  balades  des  «  con- 
signés »,  des  «  pelits  pays  chauds  »  et  des  «  sans 
famille  »,  le  dimanche,  le  long  des  quais  ;  la  sortie 
joyeuse  des  jours  de  congé,  les  départs  pour  le  Concours 
général,  un  dictionnaire  sous  le  bras  gauche  et,  au 
poing,  le  «  filet  »  contenant  deux  œufs  durs,  un  pâté  de 
veau  froid,  un  morceau  dt;  gruyère  et  une  demi-bouteille 
d'abondance;  les  distributions  de  prix!... 


LA     CL'EUnE. 

Composilion  allégorique  d'Edmunii  Murin. 


LE    LYCKE    LOUIS-LR-GRAND 


53 


...  Puis,  c'est  le  printemps  de  1870,  où  l'esprit  de 
révolte  pousse  avec  les  feuilles  vertes,  la  mort  de  Victor 
Noir,  les  émeutes,  le  journal  d'Henri  Rocliefort,  intro- 
duit  subrepticement  par  les  externes  et  dévoré   entre 


«    LA   MAnSI-II.I  AISE    »    CHANTÉE  AUX    CAFKS-CO.\CEriTS   DES    CHAMPS-ELYSÉES 

(Juillet  1870).  {Le  Monde  illustré.) 


deux  pages  du  Thésaurus  poeticus,  les  cris,  les  chants, 
la  Marseillaise  !...  dont  les  échos  parvinrent  jusqu'à  nos 
dortoirs  étoufTants,  la  guerre,  nos  tristes  vacances,  nos 
désastres  et  la  rentrée  au  lycée,  externes,  pendant  le 
siège  de  Paris  ! 

Alors,  pour  arriver  à  huit  heures  à  Louis-lc-Grand,  il 


54  A    TRAVERS    PARIS 

nous  fallait,  mon  frère  et  moi,  traverser  la  ville.  Dans  le 
petit  malin  bleuâtre,  nous  croisions  des  compagnies  de 
gardes  nationaux  reveuanl  des  remparts  ;  par  ces  froids 
terribles  (une  moyenne  de  12  degrés  au-dessous  de 
zéro),  les  hommes  avaient  des  «  passe-montagne  «  en 
laine  tricotée,  des  cache-nez  de  couleur,  de  gros  gants  de 
cuir,  de  longues  capotes  raidies  par  le  gel.  Dans  la  boue 
et  la  neige  glacées,  sous  la  pluie  et  la  bise,  tenant  en 
main,  pour  de  minutieux  pointages,  leurs  cartes  bleues 
et  jaunes  d'alimentation  familiale,  de  longues  files  de 
femmes,  de  vieillards,  d'enfants  faisaient,  —  bien  avant 
l'aube,  —  queue  à  la  porte  des  boucheries  ouvertes  à 
huit  heures,  militairement,  sous  la  surveillance  de  gardes 
sédentaires,  irrévérencieusement  dénommés  «  les  pantou- 
flards »  (1). 

(1)  ...  Oui,  ce  fut  à  huit  heures  d'abord,  puis  à  huit  heures  et 
demie  que  nous  arrivions  au  lycée . 

L'heure  avait  été  changée,  parce  que  l'on  «  manquait  d'huile  »  pour 
garnir  les  quinquets  qui  seuls  éclairaient  nos  classes. 

Pour  la  môme  raison,  nous  étions  libres  l'après-midi,  dôs  trois 
heures  et  demie,  quand  les  jours  étaient  très  courts  et  très  noirs. 

Il  me  semble  (?"??)  que  Louis-le-Grand  a  été  débaptisé  pendant 
quelques  semaines,  mais  je  ne  peux  rioii  alfirmer. 

Oui,  nous  apportions  notre  déjeuner.  Il  n'y  avait  rien  à  acheter. 
Cuisines,  dortoirs  appartenaient  aux  mobiles. 

Te  souviens-tu  de  nos  professeurs  arrivant  du  bastion  en  uniforme? 
Je  vois  encore  M.  Moynal,  notre  professeur  de  cinquième,  et  M.  Pigeon- 
neau, l'admirable  professeur  d'histoire,  arrivant  en  retard,  et  se  débar- 
rassant en  classe  de  leurs  sacs  et  de  leurs  fusils  avant  de  commencer 
le  cours. 

Du  reste,  ce  souvenir  très  précis  doit  être  suivi  de  la  note  :  «  Qu'à 


LE    LVCER    I.OLIIS-LR-ORAND 


L'héroïsme,  le  tranquille  courage,  l'ingéniosité  des 
Parisiennes  pendant  le  siège  turent  incomparables;  elles 
incarnèrent  l'âme  de  la  France  meurtrie  et  d'autant  plus 
aimée.  Soignant  les  malades,  pansant  les  blessés,  galva- 


COLCIiEniK    CANINE   ET    FÉMNE,    SOUVEMIt   l)l'    SlÈfiE   DE    PAniS. 

(Dessin  de  D.  Vierge,  Le  Moudc  illustré.) 


nisant  les  courages  défaillants,  elles  savaient  encore 
découvrir  d'inespérées  recettes  pour  accommoder  les 
plus  invraisemblables   nourritures.  Nous    mangions   du 

ce  moment-là,  ça  nous  paraissait  lacliose  la  plus  simple  du  monde  ». 

Dis  bien  aussi  quelle  joie  fut  la  nôtre  quand  les  obus,  tombant  sur 

Louis-lo-Grand,  le  censeui-  nous  conseilla  de  rester  chez  nous... 

A  toi... 

Henri  Cai\. 


58 


A    TRAVERS    PARIS 


cheval,  du  chien,  du  chat  les  jours  de  fête...(i)  et  c'est 
avec  une  gourmande  émotion  qu'où  interrogeait  la  cuisi- 
nière :  <i  xVuron.s  nous  de  l'âne,  ce  soir?  »  Quant  au  pain, 
c'était  un  mélange  gluant  de  son,  de  paille  et  d'avoine... 
Au  lycée,  qui   s'appelait   alors    lycée   Descartes,   nos 

[D  Paris,  8  avril  1D08. 

Mon  cher  ami —  Tu  to  souviens  de  Meynal,  le  sympatliiquo 

professeur  de  cinquième.  Eh  !  bien,  ce  pacifique  grammairien  s'était 
transformé  non  seulement  en  garde  national  comme  tout  le  monde, 
mais  encore  en  chasseur  de  moineaux.  On  aurait  pu  une  fois  ou  deux 
(n'exagérons  rien)  le  voir  chassant  dans  les  cours  du  lycée,  et  y  tuant 
quelques  moineaux,  pour  l'aire  diversion  à  la  viande  de  cheval. 

Les  pauvres  moineaux  !  11  est  vrai  qu'en  les  (uant,  il  les  empê- 
chait de  mourir  de  faim. 

Je  te  communique,  par  la  même  occasion,  quelques  notes  que  je 
copie  dans  les  vieux  age/uins  de  mon  père,  que  tu  as  eu  pour  profes- 
seur à  Louis-le-Grand  :  il  s'y  trouve  des  rapprochements  expressifs  : 

15  septembre  1870.  —  L'ennemi  est  signalé  à  Joinville-le-Pont. 
Acheté  une  couverture  de  rempart,  un  képi  de  garde  national,  un 
Tacite  (Taùchnit^i. 

17  septembre.  —  Été  à  l'exercice  au  lycée,  de  7  à  9. 

12  octobre.  —  Commencement  du  rationnement  de  la  viande. 
Lettre  du  censeur  m'annonçant  qu'il  est  formé  une  deuxième  division 
de  troisième.  Monté  deux  factions  ;  couché  dans  une  casemate. 

20  octobre.  —  Fini  ma  quinzaine  de  classe.  Mangé  du  cheval  piiur 
la  première  fois. 

10  janvier  1871.  —  Continuation  du  bombai-doment  ;  la  Sorbonne 
mutilée.  Suspension  des  classes  jusqu'à  nouvel  ordre. 

.31  janvier.  —  Pieprise  des  classes. 

Et  enfin  cette  note,  à  la  fin  de  la  Commune  : 

22  mai.  —  Nouvelle  de  l'entrée  des  troupes.  Classe  le  matin,  pas 
le  soir.  Barricades  dans  le  quartier.  Incendies  à  la  Croix-Houge  et  rue 
du  Bac  par  le  pétrole. 

31  mai.  —  Pu'jn-ise  des  classes. 

A  toi.. .  Paul  LpHUGEifi. 


LE    LYCKE    LOUIS-LE-CRAND 


59 


dortoirs  étaient  occupés  par  les  mobiles  des  déparle- 
ments, et  nous  regardions  curieusement  ces  braves 
gens  astiquant  leurs  armes  rouillées  par  les  phiies. 
Une    seule    classe,    insufiisammenl    chaull'ée,    suffisait 


l.X     «    JOSE  PHI  IN  F.    ». 

(l'hologra|ihie  prise  peinlunt  le  sièt;o  de  Paris.) 


largement  à  grouper  les  débris  d'une  division  entière. 
Nos  professeurs  portaient  la  robe  noire  ouverte  sur 
leur  costume  de  gardes  nationaux,  le  képi  rempla- 
çant la  loque  ;  quelques-uns,  descendant  de  garde,  dépo- 
saient simplement  leurs  fusils  et  leurs  sacs,  puis  com- 
mençaient les  cours.  El  quelles  belles  leçons  de  devoir 


60  A    TRAVERS    PARIS 

el  de  patriotisme  ils  nous  donnaient  pendant  qu'au  loin, 
continuellement,  grondaient  comme  des  avalanches  les 
fracas  de  la  canonnade!  Nous  avions  fini  par  dénombrer 
ces  bruits  :  Ça,  c'est  «  Joséphine  »,  du  Mont-Valérien..., 
c'est  «  Marie-Jeanne  »,  du  fort  d'Issy. ..,  c'est  la  canon- 
nière Forcy,  du  Point-du-Jour...  Chaque  malin,  la  jour- 
née commençait  par  la  quête,  dans  toutes  les  classes,  du 
«  sou  pour  les  canons  »,  ces  canons  que  l'on  fondait  en 
hâte,  non  seulement  dans  les  ateliers  de  l'État,  mais 
encore  chez  Barbedienne,  chez  Thiébault,  un  peu  par- 
tout; et,  le  samedi,  nous  allions  pieusement  porter 
à  la  mairie  du  Panthéon  l'obole  du  lycée  Louis-le-Grand. 
Nous  avons  vainement  recherché  à  la  mairie  trace  de 
ces  quêtes  faites  au  lycée  et  des  versements  que  mes 
camarades  et  moi  allions  etïectuer  avec  tant  d'émotion 
au  «  bureau  des  canons  ».  Les  livres  ont  disparu,  el 
c'est  grand  dommage. 

Chacun  donnait  alors  tout  ce  qu'il  pouvait  donner  et 
c'est  avec  un  pieux  respect  que  nous  avons  suspendu 
aux  murs  de  la  salle  du  Siège  au  Musée  Carnavalet,  une 
humble  petite  croix  d'honneur  en  argent  offerte  par  un 
officier  retraité  et  pauvre  pour  «  le  rachat  du  territoire  » 
Il  n'y  a  pas  de  relique  plus  émouvante.  Le  plus  aimé 
de  nos  maîtres,  M.  Merlet,  avait  remplacé  Virgile  et 
le  Conciones  par  les  poètes  français  parlant  d'abnégation 
et  de  patriotisme.  Corneille  alternait  avec  Victor  Hugo, 
nous  récitions  VExpiation,  la  Léyetide  des  siècles,  la 
Lettre  d'un  mobile  breton,  de  Coppée,  les  Cuirassiers  de 


LE    LVr.llE    LOUIS-LE-GRAND 


61 


lieichshofjen  et  le  Mailre  d'Ecole,  de  Bergerat(i).  Que  c'est 

loin,  tout  cela,  et  combien  le  souvenir  en  reste  inoubliable! 

De  temps  en  temps,  un  besoin  d'école  buissonnière 

nous  amenait  aux   remparts.    On    venait  voir  «  papa  » 


^^É^^S;^^^;^*W-^v.^»j^^ 


STATUE  DE   ^EIGE  EXÉCLTÉE  SUR   LES  REMPARTS  l'AR    LE  STATUAIRE  >ALGU1ÈRE. 

(Le  Monde  illustré.) 


monter  la  faction  derrière  les  gros  canons  bronzes,  on 
regardait  avec  des  longues-vues  les  Prussiens  élever  des 

(1)  Mon  cher  coiifr/'i-fi.  —  Les  Cuirassiers  ont  oté  dits  pdiir  la 
I)r(Mni('re  l'ois,  le  25  octobre  1870,  par  (^oquelin  à  la  Comédie-Française, 
un  mardi,  en  matinée. 

Il  est  certain  que  le  succès  de  l'ode  l'ut  immense,  et  tel  que  Ville- 


62 


A    TRAVERS    PARIS 


retranchements  du  côté  de  Gennevilliers...  Leur  service 
terminé,  les  gardes  nationaux  lisaient  les  journaux, 
jouaient  au  bouchon,  dormaient  autour  de  grands  feux 
de  racines.  On  allait  écouter  le  biniou  des  mobiles  bre- 
tons ;  on  acclamait  les  bataillons  de  marche,  les  marins 
couverts  de  peaux  de  bique,  se  rendant  en  chantant  aux 
avant-postes  ;  on  guettait,  place  Saint-Pierre,  à  Mont- 
martre, les  départs  des  ballons;  on  espérait  pendant  des 
heures  l'arrivée  d'un  pigeon  voyageur  ! 

Dans  les  rues,  sur  les  boulevards  déserts,  pas  une 
voiture,  sauf  les  omnibus  d'ambulance  où  flottait  un 
drapeau  blanc  marqué  de  la  Croix  rouge  de  la  conven- 
tion de  Genève,  et  les  coupés  luxueux  réquisitionnés 
pour  le  service  des  blessés;  sur  le  chemin  des  cimetières 
des  files  de  cercueils  d'enfanls  portés  sous  le  bras  et 
suivis  de  femmes  en  deuil...  Aux  vitrines  des  Chevet, 
des  Potel  et  Chabot,   des  charcutiers  de  luxe,  quelques 

messaiit,  qui  n'aimait  guère  les  vers,  me  les  aclieta  pour  le  Fiyuro.  11 
m'en  donna  cent  francs,  somme  rothscliildicnne  pour  ces  temps  de 
disette.  Ce  fut,  daillcurs,  tout  ce  que  j'en  tirai,  car  la  Comédie  ne 
versait  pas  de  droits  d'auteurs,  pendant  le  siège,  et  pour  cause. 

Coquclin  débita  ensuite  mes  strophes  une  douzaine  de  fois  et  ce  fut 
alors  le  tour  d'un  autre  poème,  intitulé  le  Mailrc  d'école,  que  vous  avez 
dû  réciter  aussi  à  Louis-le-Grand,  car  sa  popularité  ne  le  céda  en  rien  à 
celle  des  Cim'assiei's . 

Le  Maître  d'école  est  du  27  novembre  1870,  à  la  Comédie-Française, 
si  ce  renseignement  vous  intéresse.  Un  détail  amusant  :  il  fut  tout  de 
suite  attribué  à  mon  cher  et  déjà  illustre  ami  François  Coppée,  et  on 
me  le  récita  à  moi-même  sous  son  gloi'ioux  nom;  vous  pensez  bien 
que  je  ne  bronchai  point,  fichtre  ! 

Tout  à  vous  et  à  votre  service.  Emile  Bergerat. 


LE    LYCEE    LOUIS-LE-GRAND 


63 


rares  boîtes  de  conserves,  des  sacs  de  riz,  des   morues 
sèches...  ;    un  peu  partout  d'extraordinaires  victuailles, 


CliHiii,  lU-l.  f^r^e  Charicari. 

I.A    OiriE    POUn    I,,\    VIANDE   DE    RATS. 


des  pâtés  de  rats,  de  la  fausse  tête  de  veau  en  <<  osséine  », 
des  '<  saucissons  d'éléphant  ».  Au  jour  de  Tan  de  1871, 
un  sac  de  lentilles,  deux  livres  de  pommes  de  terre,  des 


64 


A    TRAVERS    PARIS 


choux-fleurs  élégamment  enrubannés,  remplaçaient 
avantageusement  les  traditionnels  sacs  de  marrons  gla- 
cés ;  un  camembert,  un  bouquet  de  poireaux,  six  œufs 


Cham,  ilol.  Le  {Charicnri.) 

LE    PAUVIîE    HE.Mil    IV    VOYANT    EMME^E^   SON    CHEVAL 

CHEZ    LE   BOUCHER. 


frais  semblaient  présents  somptueux  ;  comme  au  temps 
de  Ramsès,  les  oignons  étaient  dieux! 

Les  journaux,   les  almanachs  olTraient  à   leurs   lec- 
trices d  inattendues  recettes  :  «  ...  Pour  la  gibelotte,  faites 


LE    LYCKE    LOUIS-LE-ORAND 


G5 


un  roux,  passez-y  le  chat...  »  ;  —  «  Chat  au  chasseur  «; 
—  «  Cheval  à  la  mode  »;  —  <(  Horsesteaks  »;  —  «  Gigot 
de  chien  rôti  »;  —  «  Potage  à  la  gélatine  »;  —  «  Beurre 


Cliaui,  dvl.  \Le  Cliai  huri .] 

MAI.NTt.NANT    j'aDOUE    LES    CENS  GRÈI.ÉS, 

ILS   ME    RAPPELLENT   LE    GRUYÈRE. 


minéral...  »  On  riait  même  de  sa  propre  détresse  :  dans 
le  Charivari,  le  bon  Cham  montrait  une  Parisienne  lor- 
gnant un  brave  monsieur  tiqueté  de  trous  de  variole. 
«  J'adore  lesgensgrêlés...,  ils  merappellent  le  gruyère!  » 


66 


A    TRAVERS    PARIS 


Les  théâtres  fermés  étaient  convertis  en  ambulance; 
sur  les  édifices  publics,  affectés  aux  blessés,  flottait  la 
croix  rouge  de  Genève. 

C'est  ce  Paris  sinistre  et  glorieux  qui  nous  est  réap- 
paru, et  nous  avons  revécu  notre  existence  de  petit 
lycéen  assiégé...  Un  matin,  en  arrivant  à  Louis-le-Grand, 
nous  trouvons  les  classes  fermées,  on  nous  licencie;  les 
obus  prussiens  tombaient  place  du  Panthéon,  dans  le 
Luxembourg,  boulevard  Saint-Michel...  Quelle  bonne 
aubaine  de  pouvoir  fureter  partout  !  et  nous  voilà 
partis,  avec  nos  livres  d'étude  sous  le  bras, courant  vers 
la  barrière  de  Viiicennes,  où  l'on  rapportait  des  blessés, 
vers  l'Arc  de  Triomphe  matelassé  de  madriers  et  de  sacs 
de  terre;  vers  les  Champs-Elysées,  où  l'on  voyait  de 
loin  tomber  en  sifflant  les  obus;  vers  l'Opéra  inachevé 
et  transformé  en  magasin  d'approvisionnement. 

Aujourd'hui,  notre  vieux  lycée  a  fait  place  à  un  Louis- 
le-Grand  tout  frais,  tout  neuf,  tout  pimpant.  Seuls  ves- 
tiges du  passé,  quelques  bâtiments  sombres,  surmontés 
d'un  campanile,  subsistent  encore  dans  la  première 
cour,  et  voici  la  classe  où,  par  un  glacial  après-midi  de 
décembre  1870,  —  entra  Jules  Simon,  ministre  de  l'Ins- 
truction publique,  membre  du  Gouvernement  de  la 
Défense  nationale.  Celte  journée-là  semblait  lamentable 
entre  toutes,  nous  avions  froid,  nous  avions  faim.  Après 
nous  avoir  paternellement  interrogés,  Jules  Simon  prit 
ia  parole.  Avec  une  émotion,  une  simplicité,  une  éloquence 
communicatives,  il  nous  dit  les  mots  qu'il  fallait  dire  en 


LE   LYCÉE    LOUIS-LE-CRAVD  67 

ce  jour  lugubre  où  Paris  agonisait,  et  quand  il  cessa  de 
parler,  dans  la  triste  classe  à  peine  éclairée,  on  n'enten- 
dait plus  que  les  sanglots  de  trente  pauvres  petits  Pari- 
siens pleurant  toutes  leurs  larmes,  pendant  qu'au  loin 
les  canons  des  forts  tonnaient  sinistrement(l). 

(1)  Nous  avons  la  joie  de  placer  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs 
cette  lettre  évocatrice  et  charmante  que  voulut  bien  nous  adresser 
l'érudit  M.  Gaston  Schél'er,  bibliothécaire  à  l'Arsenal. 

G.  G. 
«  Mon  cher  ami. 

Vos  souvenirs  éveillent  les  miens.  Vous  avez  raison,  l'aspect  du 
vieux  Louis-le-Grand  était  exactement  celui  d'une  prison.  Les  fenêtres 
de  la  façade,  les  mansardes,  avaient  encore  les  grilles  de  la  maison 
de  force  du  Plessis,  A  côté  de  la  grande  porte  Louis  XIV,  qui  ne 
s'ouvrait  que  le  dimanche  soir,  pour  la  rentrée  des  élèves,  se  trouvait 
une  porte  basse,  guichet  par  où  passaient  toutes  les  personnes  venues 
du  dehors,  professeurs,  parents,  externes,  etc.  Deirière  cette  porte, 
dans  une  cage  grillagée,  se  tenait  le  concierge,  de  mon  temps,  un 
ancien  garçon  de  salle,  nommé  François. 

G'ctait  un  redoutable  personnage.  Malgré  sa  figure  réjouie  et  ses 
cheveux  frisés,  il  nous  inspirait  à  tous  une  invincible  crainte.  C'était 
lui  qui  demandait  à  l'élève  son  excat,  qui  ouvrait  ou  formait  l'huis, 
symbole  vivant  de  la  liberté  ou  de  l'internement. 

Faut-il  l'avouer?  Ce  sentiment  d'appréhension  a  survécu  aux  années 
chez  beaucoup  d'entre  nous.  Longtemps  après  ma  sortie,  obligé  de 
revenir  à  Louis-le-Grand,  pour  une  affaire  qui  concernait  l'administra- 
tion du  lycée,  je  ne  pus  me  défendre  d'une  petite  inquiétude  en  fran- 
chissant le  guichet.  Me  laissera-ton  sortir?  me  dcmandais-je  malgré 
moi.  Et  quand  je  ressortis,  salué  d'un  coup  de  casquette  par  le  nouveau 
concierge,  —  ce  n'était  plus  François,  —  je  respirai  plus  à  l'aise, 
comme  un  homme  qui  vient  de  s'évader  et  (ju'on  ne  pourra  plus 
reprendre. 

La  première  cour,  celle  des  classes  supéi'ieures,  était  alors  telle 
qu'on  la  voit  dans  l'estampe  do   1682,   où   est  figuré  le   feu  d'artifice 


68 


A    TRAVERS    PARIS 


donné  en  l'iionneur  de  la  naissance  du  duc  de  Bourgogne:  cour  carrée, 
entourée  de  bâiimcnts  hauts,  au  milieu  desquels  pointait  la  tour  de 
l'Horloge.  Une  large  bande  d'asphalte,  suivant  le  pied  des  murs,  servait 
de  promenoir  aux  élèves.  Là,  déambulaient  gravement,  pendant  la 
récréation,  les  rhétoriciens,  les  philosoplies,  les  mathématiciens... 

Au  milieu  de  la  cour,  les  élèves,  qui  se  croyaient  encore  jeunes, 
jouaient  à  la  paume  ou  aux  barres,  jusqu'au  moment  où,  une  minute 
avant  l'heure  fatale  de  la  classe,  on  voyait  apparaître  le  tambour,  Tapin, 
l'illustre  Tapin,  petit,  tordu,  noueux  comme  un  pied  d'orme,  qui  venait 
se  planter  au  milieu  du  sifflement  des  balles  de  caoutchouc,  la  baguette 
levée,  l'œil  sur  la  grande  aiguille  de  l'horloge. 

De  la  première  cour,  on  passait  dans  la  seconde  en  franchissant  deux 
grilles,  et,  à  droite,  s'étalait  un  petit  jardin  de  couvent,  pauvre  parterre 
de  gazon  jauni,  bordé  de  buis  râpé.  C'était  le  jardinde  l'infirmerie.  Quelle 
infirmerie!  Comme  elle  représentait  peu  l'hygiène  et  le  confort  !  On  y 
affrontait  sans  gaieté  la  consultation  du  D""  Vigla,  médecin  de  l'Hôtel- 
Dieu,  et  du  chirurgien  le  D^  Michon.  Certahis  jours,  cependant,  ame- 
naient à  l'infirmei'ie  des  clients  plus  empressés,  souffrant  de  malaises 
singuliers,  de  douleurs  mal  définies,  de  ce  je  ne  sais  quoi  qui  rend  le 
travail  diflicile.  Coïncidence  toute  fortuite,  ces  jours  tombaient  la 
veille  des  compositions.  Le  remède  prescrit  était  unique:  un  purgatif. 
Mais  aussitôt  offert  il  opérait  et  les  jeunes  malades,  guéris  par  enchan- 
tement, s'éclipsaient  d'un  pied  léger,  en  dévalant  l'escalier  avec  une 
surprenante  rapidité. 

A  côté  de  l'infirmerie,  s'élevait  le  bâtiment  long  et  bas  de  la  salle 
des  concerts.  Ces  concerts  étaient  en  grande  réputation.  L'orchestre  de 
l'Opéra,  les  artistes  de  la  Comédie-Française,  de  l'Opéra  ou  de  l'Opéra- 
Comique,  les  solistes  les  plus  célèbres  figuraient  au  programme.  On  y 
entendait  Coquelin,    Planté,  Sivpri,   AUard,  Frauchomme,  Ritter. 

11  faut  le  reconnaître,  la  jeunesse  des  écoles  avait  alors  des  réserves 
d'enthousiasme  et  de  générosité,  très  peu  de  sens  pratique.  Chacun  y 
rêvait  pour  soi  de  grandes  destinées;  jamais,  comme  aujourd'hui,  les 
rêves  de  la  vingtième  année  ne  se  bornaient  à  la  question  d'argent,  au 
gain  immédiat.  L'esprit  de  l'Université  était  libéral  et  l'esprit  des  élèves 
républicain. 

Aussi  les  professeurs  étaient-ils  respectes.  Ce  respect  ne  devait 
rien  à  la  disciplin     presque  militaire  qui    nous  gouvernait.  Il  était  le 


LE    LYCÉE    LOUIS-LE-GRAKD  69 

gage  de  leur  valeur  universellement  reconnue.  Quels  proTesscurs  ! 
M.  G.  Darboux,  aujourd'hui  secrétaire  perpétuel  de  rAcadémic  des 
Sciences  ;  M.  G.  Perrot,  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  des  Ins- 
criptions; MM.  Hatzfeld,  Gaillardin,  Bouquet,  Marcou.  etc. 

Les  professeurs  ne  se  montraient  qu'en  robe  et  en  toque;  ils  nous 
parlaient  du  haut  d'une  cliaire  fermée,  nous  apparaissant  comme  des 
personnages  augustes,  dont  il  fallait  recueillir  précieusement  les  sen- 
tences. Le  silence,  pendant  les  classes,  était  profond,  à  ce  point  que 
l'été,  dans  la  première  cour,  alors  que  la  chaleur  torride  faisait  ouvrir 
toutes  les  portes  et  toutes  les  fenêtres  de  chaque  classe,  on  entendait 
la  voix  (les  professeurs  voisins. 

Ge  respect  de  la  science  et  du  travail  s'étendait  à  tous,  mémo  à  la 
caste  ennemie  des  répétiteurs.  J'en  sais  un  qui  a  traversé  les  salles 
d'étude  du  lycée  et  en  est  sorti  persuadé  que  toutes  les  histoires  qui 
couraient  sur  la  férocité  des  élèves  étaient  pure  légende. 

Il  était  tout  jeune.  Sa  pauvreté  l'avait  obligé  à  demander,  à  cet 
emploi  ingrat,  le  pain  et  le  logis  qui  lui  permissent  de  préparer  l'examen 
de  licence  nécessaire  au  professorat.  Il  avait  échoué  une  première 
fois,  et,  quand  je  l'ai  connu,  il  renouvelait  une  année  d'études.  Je 
le  vois  encore,  assis  sur  l'estrade  du  «  quartier  »,  petit,  le  visage 
encadré  dans  une  barbe  b'onde,  l'œil  triste  et  craintif,  abrité  derrière 
un  éternel  pince-nez.  Nous  avions  appris  son  histoire,  je  ne  sais  com- 
ment, et  cet  acharnement  dans  le  labeur  malheureux  nous  avait 
touchés. 

Jamais  étude  ne  fut  de  tenue  plus  exemplaire.  Par  un  accord 
tacite,  maintenu  avec  une  inflexible  solidarité,  il  avait  été  convenu  que 
tout  ennui  lui  serait  épargné. 

A  mesure  que  l'époque  des  examens  approchait,  le  pauvre  garçon 
redoublait  d'efforts.  Il  restait  penché  sur  ses  livides  pendant  des  heures 
entières,  sans  lever  la  tête  ;  et,  de  temps  à  autre,  nous  le  regardions 
pour  voir  si  «  cela  marchait  ».  Quand  l'un  de  nous  parlait  un  peu 
trop  haut  à  son  voisin,  celui-ci  le  poussait  du  coude  en  lui  disant  : 
«  Tais-toi  donc!  il  travaille.  »  Nous  l'entourions  ainsi  d'une  surveil- 
lance muette  et  sympathique  dont  il  n'avait  pas  le  plus  petit  soupc.-on. 

Un  jour,  il  disparut.  Nous  apprîmes  qu'il  avait  passé  son  examen 
et  avait  été  reçu.  Et  il  fut  décidé  entre  nous  que   «  c'était  juste  »... 

Gaston  Schéfeii.  » 


L'ECOLE   DES    BEAUX-ARTS 


L'École  des  Beaux-Arts  !...  Mais  j'y  ai  passé  la  majeure 
partie  de  ma  vie  d'artiste,  tour  à  tour  élève,  pro- 
fesseur, directeur...  C'est  en  1854  que,  pour  la  première 
fois,  mon  carton  à  dessin  sous  le  bras,  j'ai  pénétré  dans 
cette  noble  et  grande  maison...  J'avais  vingt  ans  et  pos- 
sédais pour  tout  viatique  les  1.500  francs  de  pension 
que  m'accordait  Bayonne,  ma  ville  natale.  » 

Et  le  glorieux  peintre  Léon  Bonnat,  en  son  grand 
cabinet  directorial  dont  les  larges  fenêtres  donnent  sur 
les  jardins  de  l'hôtel  Ghimay,  tout  en  suivant  d'un  œil 
rêveur  les  spirales  bleues  de  sa  cigarette,  veut  bien  évo- 
quer pour  nous  ses  débuts  d'écolier  et  les  souvenirs  qui 
lui  rendent  si  chère  l'admirable  école  qu'il  dirige 
aujourd'hui. 

—  «  ...  Que  c'est  loin  tout  cela!  J'arrivais  d'Espagne 
où  ma  famille  avait  dû  s'établir  après  des  revers  de 
fortune. 

«  Le  musée  de  Madrid,  le  sublime  Vélasquez  surtout, 
m'avaient  enthousiasmé  ;  après  la    mort  de  mon  père, 


72  A    TRAVERS    PARIS 

nous  gagnâmes  Paris  et  j'entrai  dans  l'atelier  de  M.  Léon 
Cogniet,  rue  de  Lancry,  au  bout  de  la  rue  de  l'Entrepôt. 
Tous-  les  soirs  j'allais  dessiner  à  l'école,  ayant  été  reçu, 
pas  très  brillamment,  au  concours  de  places.  Nous 
vivions,  ma  mère,  ma  sœur  et  moi,  bien  modestement; 
à  ma  pension  mensuelle  venaient  s'ajouter,  de  temps  en 
temps,  25  francs  gagnés  à  faire  au  musée  du  Louvre, 
pour  un  éditeur,  des  dessins  d'après  l'antique...  Je 
déjeunais  alors  d'un  cornet  de  pommes  de  terre  frites, 
et  n'en  étais  pas  moins  gai  pour  cela...  Enfin,  en  1857, 
j'obtiens  le  second  grand  prix,  et  je  pars,  à  mes  frais,  à 
Rome,  qui  m'enthousiasma  et  où  je  travaillai  ferme  ;  en 
1861,  j'exposai  un  Adam  et  Eve  retrouvant  le  corps  d'Abel, 
qui  me  valut  d'emblée  ma  seconde  médaille.  Je  rentre 
à  Paris  ;  ma  famille  était  retournée  en  Espagne  ;  isolé, 
timide,  désœuvré,  ne  sachant  comment  occuper  mes 
soirées,  je  retourne  à  l'Ecole  des  Beaux-Arts  pour  y  des- 
siner d'après  nature. 

«  Une  semaine  où  je  n'avais  pu  venir  travailler  que  le 
mardi,  trouvant  toutes  les  bonnes  places  occupées  depuis 
la  veille,  je  dus  m'installer,  —  faute  de  mieux  —  près 
du  squelette  servant  pour  les  démonstrations  anatomi- 
ques,  en  un  coin  incommode,  abandonné  d'ordinaire  aux 
débutants  accueillis  par  tolérance. 

«  Je  commençais  mon  dessin,  quand  M.  Signol,  un 
vieux  et  respectable  membre  de  l'Institut,  qui  nous  cor- 
rigeait ce  mois-là,  s'approcha  de  moi.  —  «  Vous  n'êtes 
pas  élève  de  l'Ecole  ?  me  dit-il  à  voix  haute.  —  Si,  mon- 


l'école  des  reaux-ahts  73 

sieur? —   Quoi!   vous   avez  été  admis  au    concours   de 


;.ÉON    BONNAT    VKRS    18G0. 

Ad.  Brauli,  phot. 


places  ?  —  Non,  monsieur,  mais  je  suis  dispensé  de  faire 
ce  concours  comme  second  grand  prix  depuis  trois  ans. 


74 


A    TRAVERS    PARIS 


—  Est-il  possible  !  et  vous  n'êtes  pas  remonté  en  loge... 
qu'avez-vous  donc  fait  ?  —  Je  suis  allé  travailler  à 
Rome.  J'ai  beaucoup  étudié  d'après  les  maîtres,  et  je 
viens  d'exposer  au  dernier  Salon  un  tableau,  Adam  et 
Eve  devant  le  corps  dWhel.  —  Alors,  c'est  vous  qui  êtes 
Donnât?  —  Oui,  Monsieur.  »  M.  Signol  se  lève,  me  serre 
la  main  et  ajoute  :  «  Permettez-moi  de  vous  féliciter, 
monsieur,  l'Académie  vous  a  rendu  justice  et  a  été 
charmée  de  votre  talent  ;  de  plus  vous  donnez  aujour- 
d'hui un  bel  exemple  à  ces  jeunes  gens  en  revenant,  après 
un  tel  succès,  travailler  sur  ces  bancs...  »  Vingt  ans  plus 
tard,  lorsque  je  devins  son  confrère  à  l'Institut,  ce  brave 
homme  me  rappelait  sa  correction  de  l'Ecole  des  Beaux- 
Arts...  Je  ne  l'ai  jamais  oubliée  ! 

«  Ce  sont  tous  ces  souvenirs-là  et  bien  d'autres 
encore  qui  m'ont  fait  accepter  le  poste  de  directeur,  et 
je  n'entre  jamais  «  au  cours  du  soir  »,  dans  le  vieil 
hémicycle  où  travaillent  encore  les  élèves,  sans  cligner 
de  l'œil  vers  le  coin  de  droite  où  pendait  jadis  le  sque- 
lette, mon  voisin  celle  semaine-là.  » 

Mieux  que  personne,  le  maître  Donnât  peut  évoquer 
avec  orgueil  le  passé,  mais  il  n'y  a  pas  un  artiste  ayant 
travaillé  dans  cette  noble  maison  qui,  lorsque  le  hasard 
l'y  ramène,  ne  sente  son  cœur  battre  d'émotion  (i). 

(1)  Encore  un  amusant  souvenir  du  Maître  Donnât  : 
M  Je  n'ai  vu  M.  Ingres  qu'une  fois.  Il  traversait  la  cour  de  rÉcole 
des  Beaux-Arts.  Jamais  je  n'oublierai  ce  petit  corps  rondelet  mal  affublé 
d'un  vêtement  trop  long,  court,  trapu,  terminé  par  une  tète  superbe, 


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L  KCOLE    DES    BEAUX-ARTS  77 

L'histoire  de  l'Ecole  des  Beaux-Arts  est,  si  intimement 
liée  à  l'histoire  de  l'art  français  !... 

L'École  des  beaux-arts  occupe  l'emplacement  du  cou- 
vent des  Petits-Augustins  fondé  en  1(313  par  Marguerite 
de  Valois,  première  femme  de  Henri  IV,  fantasque  prin- 
cesse qui  avait  partagé  sa  vie  «  entre  la  volupté  et  la 
dévotion  ». 

Plus  tard,  la  reine  Anne  d'Autriche  acheva  l'œuvre 
commencée  par  «  la  reine  Margot» .  Jusqu'à  la  Révolution 
les  «  Augustins  »  furent  fort  à  la  mode  ;  il  convenait 
d'y  venir  entendre   la  messe   et  de  s'y    faire  enterrer; 

forte,  mâle,  uyant  je  ne  sais  quoi  d'une  tortue.  C'était  un  de  nos 
|)lus  grands  peintres  qui  passait. 

«  A  l'École  j'ai  deux  fois  été  corrigé  par  Horace  Vernet,  un  petit 
homme  sec,  vif,  n'ayant  comme  on  dit  que  la  peau  sur  les  os.  Sa  cor- 
rection vaut  la  peine  d'être  notée.  Il  passait  derrière  les  élèves,  disant 
à  chacun  son  fait.  Arrivé  à  moi,  il  me  dit  brusquement,  en  regardant 
mon  dessin  :  «  Qu'est-ce  que  c'est  que  ça  ?  Les  portes  de  la  prison  de 
«  Mazas?  »  et  il  passa  à  mon  voisin. 

«  J'étais  fort  jeune,  très  désireux  d'apprendre,  ])lein  de  vcnérafion 
pOur  un  homme  dont  le  talent  a  été  trop  décrié  depuis,  mais  qui,  à  ce 
moment-là,  rayonnait  encore  de  sa  gloire  passée.  Des  le  lendemain,  au 
petit  jour,  je  traversai  Paris  et  allai  contempler  les  fameuses  portes 
de  Mazas.  Au  premier  coup  d'oeil  je  compris  ;  mon  dessin  ressemblait 
à  des  pierres  de  taille  ;  je  dessinais  tiop  par  carrés. 

«  J'ai  suivi  Delacroix  par  une  belle  après-midi,  du  pont  des  Arts 
où  je  le  rencontrai,  jusqu'à  la  rue  Notre-Dame-de-Lorette  où  était  son 
atelier.  Il  devait  sortir  de  l'Institut,  je  le  reconnus  d'après  ses  ])hoto- 
graphies.  Il  s'arrêtait  de  temps  en  temps,  inclinait  sa  tôle  en  arrière 
tout  en  clignant  les  yeux.  J'ai  comi)ris  depuis  lors  qu'il  se  rendait 
compte  d'un  effet  ou  analysait  les  couleurs.  (L.  Bonnat.  Élude  sur  liarye, 
extrait  de  la  Gazette  ries  Beaux-Arts,  mai  1889.)  » 


78 


A    TRAVERS    PARIS 


mais,  dès  1790,  le  couvent  désaffecté  devint  domaine 
national  et  fut  désigné  pour  recevoir  et  centraliser  les 
objets  précieux  provenant  des  édifices  religieux.  Il  le 
fallait,  car  les  décrets  interdisant  «  de  détruire,  mutiler 
ou  altérer  les  monuments  des  arts  »  étaient  absolument 
méconnus  ou  violés,  les  vandales  révolutionnaires  ne 
connaissant  rien  de  plus  agréable  que  de  couper  les 
têtes  et  de  briser  les  nez  des  saints  de  bois  et  des  rois 
de  marbre. 

Au  milieu  de  tant  de  désastres,  un  homme  admirable 
—  l'architecte  Alexandre  Lenoir,  conservateur  du  dépôt 
des  Pelits-Augustins  —  s'employa  avec  un  courage 
héroïque  et  une  indomptable  ténacité  à  sauver  nos  tré- 
sors artistiques  saccagés  férocement,  méthodiquement, 
joyeusement. 

Il  faut  lire,  dans  les  trois  volumes  consacrés  par 
l'éminent  M.  Courajod  à  cette  triste  période  de  notre  his- 
toire, le  récit  des  luttes  effroyables  soutenues  par 
A.  Lenoir  contre  l'ignorance,  l'envie,  la  sottise,  la  bar- 
barie (^).  11  doit  même   vaincre  «  l'opposition  multipliée 

(1)  Lenoir  affamé,  grelottant  dans  sa  masure  des  Petits-Augus- 
tins,  blessé  dans  l'accomplissement  de  son  devoir  est  traité,  par  cette 
Assemblée  (le  Conservatoire  du  Muséum)  de  hauts  fontionnaires  vani- 
teux, fainéants  et  imbéciles,  comme  un  intrigant  qui  veut  se  faire  une 
position  !  —  C'est  odieux,  mais  c'est  bien  naturel...  (L.  Courajod.  — 
In/rodncfion  au  Journal  de  Lenoir,  p.  clxi.  D'après  les  notes  385  et  520 
du  journal,  Lenoir  était  réduit,  après  autorisation  ministéiielle,  à 
chauffer  son  musée  avec  une  partie  de  ses  collections  de  sculptures 
en  bois.) 


l'école  des  beaux-arts  79 

de  plusieurs  artistes  pour  sauver  des  monuments  du 
Moyen  âge,  regardés  comme  inutiles  »  ! 

Jugez  ce  que  devait  souffrir  un  tel  dévot  d'art  lorsqu'il 
recevait  l'ordre  (en  moins  d'un  mois,  d'octobre  à 
novembre  1793)  de  livrer  aux  Comités  révolutionnaires 
qvatre  cent  quatre-vingt-dix  portraits  peints  à  l'huile,  en 
pied  et  en  buste,  de  nobles,  prélats,  princes,  etc.,  pour 
être  brûlés  publiquement  !  En  même  temps,  les  commis- 
saires aux  plombs  lui  enlevaient  «  quatre  figures  pro- 
venant de  Sainte-Geneviève  et  deux  anges  adorateurs 
provenant  de  Saint-Chaumont...  »(*). 

Toutes  les  églises,  tous  les  châteaux,  toutes  les 
abbayes  sont  dépouillés  de  leurs  richesses,  dont  les 
épaves, —  trop  souvent  incomplètes  et  mutilées,  — vien- 
nent échouer  aux  Petits-Auguslins. 

(1)  Le  9  du  deuxième  mois,  môme  année  (le  !»>'  mois  de  l'an  II  a 
commencé  le  22  septembre  1793),  en  vertu  d'un  arrêté  de  la  commune 
de  Paris,  il  a  été  remis  au  C  Lalande,  commissaire  de  poli"e,  accom- 
pagné d'une  députation  des  membres  du  Comité  Révolutionnaire  de  la 
section  de  l'Unité,  cent  quatre-vingts  portraits  peints  à  l'huile,  en  pied 
et  en  buste,  de  nobles,  prélats,  princes,  etc.,  qu'ils  appellent  féodaux, 
pour  être  brûlés,  à  la  fête  populaire,  dans  le  jardin  de  l'abbaye  Saint- 
Germain,  en  lace  du  lieu  de  la  Section... 

...Le  16  brumaire,  remis  au  C.  Roze,  Commissaire  du  Comité  de 
Salut  Public,  pour  la  recherche  des  métaux,  neuf  cent  trente  livres 
pesant  de  plomb  provenant  des  démolitions  des  mausolées  et  tom- 
beaux précédemment  enlevés.  Plus  quatre  figures  provenant  de  Sainte- 
Geneviève  et  deux  anges  adorateurs  de  Saint-Chaumont.  Le  reçu  signé 
Roze,  commissaire  du  Salut  Public. 

...Le  21  dudit,  une  députation  du  Comité  révolutionnaire  de  la 
Section  du  faubourg    Montmartre  enlève,  au  nom  de  la  Commune   do 


80 


A    TRAVERS    PARIS 


La  Terreur  enfin  passée,  Lenoir  peut  organiser  son 
i<  musée  des  moniimenls  français  ».  Que  de  trésors,  que 
de  reliques  aussi  il  a  su  réunir!  Les  statues  et  les  pierres 
tombales  de  l'abbaye  de  Saint-Denis,  les  tombeaux  de 
Charles-Martel,  de  Philippe  le  Bel,deDuguesclin,  deChar- 
les  VII,  le  mausolée  de  Jean  Goujon,  les  monuments  fu- 
néraires de  François  I",  de  Diane  de  Poitiers,  de  CharlesIX, 
le  cénotaphe  d'Héloïse  etd'Abailard,  lesdélicieuses  figures 
de  Germain  Pilon  portant  l'urne  enfermant  le  cœur  de 
Henri  II  sont  disposés  sous  les  voûtes  cintrées  du  cou- 
vent des  Augustins,  les  portiques  du  château  de  Gaillon, 
la  façade  du  château  d'Anet  et  parmi  les  verdures  de 
l'Elysée  :  «  Jardin  calme  et  paisible  où  l'on  voit,  écrit 
Lenoir,  plus  de  quarante  statues  et  des  tombeaux  posés 

Paris,  soixante-seize  portraits  dits  féodaux,  pour  être  brûlés  publi- 
quement... 

...Le  26  dudit,  en  vertu  de  l'arrêté  de  la  Commune^  le  sieur 
Levasseur  et  les  Commissaires  députés  du  Comité  révolutionnaire  de 
la  Section  de  l'Observatoire  ont  enlevé,  du  Dépôt,  cinquante-quatre 
portraits  dits  féodaur,  pour  être  brûlés... 

...Le  11  dudit  (Prairial  an  II)  il  a  été  remis  au  C.  Roze,  commis- 
saire du  Comité  du  Salut  Public^  préposé  à  la  recherche  des  cuivres 
à  l'usage  des  canons,  savoir  :  cinquante-sept  morceaux  de  cuivre 
doré  provenant  des  démolitions  des  tombeaux  de  Saint-Louis-de-la 
Culture,  plus  deux  vases  en  bronze  du  tombeau  des  Condé. 

Lenoir  sauva  les  figures  principales  de  ce  tombeau  à  l'aide  d'un 
stratagème  qui  lui  aurait  coûté  la  vie  s'il  eût  été  découvert.  On  lit, 
dans  les  papiers  de  Lenoir  conservés  aux  Archives  Nationales,  sur  l'un 
des  reçus  délivrés  par  les  Commissaires  du  Comité  de  Salut  Public, 
cette  note  autographe  : 

«    Nota  :    Je    n'ai    pu  préserver  les  figures  en  bronze  de  Sarrazin, 


L  ECOLE    DES   BEAUX-ARTS  81 

ça  et  là  sur  une  pelouse  verle...,  des  pins,  des  cyprès 
les  accompagnent;  des  larves  et  des  urnes  funéraires 
posées  sur  les  murs  concourent  à  donner  à  ce  lieu  de 
bonheur  la  douce  mélancolie  qui  parle  à  l'âme  sensi- 
ble... »  Et  les  gravures  illustrant  le  texte  du  journal  nous 
montrent  de  bonnes  dames  en  chapeau  cabriolet  pro- 
menant des  châles  Ternaux  devant  la  statue  du  roi 
Dagobert  et  un  lot  d'officiers  anglais  contemplant  le 
portique  du  château  d'Anet  tout  fleuri  des  D  entrelacés 
de  Diane  de  Poitiers. 

L'Empire  et  la  Restauration  vidèrent  le  musée  au 
profit  du  Louvre,  des  jardins  publics,  des  palais,  des 
églises.  En  1815,  le  musée  supprimé  devint  «  Dépôt  des 
monuments  d'art  »;  1816  en  fit  une  «  École  des  Beaux- 

provenant  du  tombeau  de  la  lamille  de  Condé,  qu'en  les  couvi-int  moi- 
môme  d'une  couleur  blanche  délayée  à  la  colle.  » 

Quel  héroïsme  !  Une  l'ois  la  Terreur  passée,  Lenoir  lava  ses  sta- 
tues et  les  plaça  dans  son  musée.  Elles  apparaissent  sous  le  n°  124  de 
la  Notice  historique  des  Monuments  des  Arts  réunis  au  Dépôt  National 
<le  l'An  IV.  Elles  furent  immédiatement  réclamées  par  le  Muséum 
National  des  Arts.  (Voyez  la  Notice  historique,  p.  12.) 

De  Saint-Germain-des-Prés,  deux  figures  de  femmes  accroupies, 
aussi  en  bronze.  Plus  quatre  ailes  de  chauves-souris  en  plomb,  du 
tombeau  de  Birague,  de  Saint-Louis-la-Culture  ;  deux  petits  a'Iorateurs, 
aussi  eu  plomb,  venant  de  Saint-Chaumotit,  rue  Saint-Denis. 

...Ledit  et  le  12  suivant,  après  en  avoir  obtenu  l'ordre,  je  me  suis 
transporté  à  la  Commission  des  Armes  pour  retirer  de  la  fonte  quatre 
figures  en  bronze  représentant  des  Vertus,  et  les  figures  à  genoux 
de  Henri  II  et  de  Catherine  de  Médicis.  Le  tout  provenant  de 
Saint-Denis  et  du  tombeau  des  Valois.  Je  n'ai  pu  les  obtenir  qu'en 
sacrifiant  d'autres  pièces  en  cuivre  pour  former  le  même  poids...  » 
(Louis  CoLiiAjoD  :  Journal  d' Alexandre  Lenoir,  tome  1,  pages  18,  19,  57.  ) 

0 


8:i  A    TRAVERS    PARIS 

Arts  «;  enfin,  en  1819,  les  architectes  Debrel  et  Dauban 


Leiiuir,  del.  '■ 

JAHDIN     ELYSÉE. 

Vue  du  tombeau  de  Jacques  Roliault. 


commencèrent,  sur  les  terrains  du  musée,  l'établisse- 


l'école  des  beaux-arts  85 

ment  de  l'École  acluelle,  terminée  en  1838  et  considé- 
rablement agrandie  depuis  par  l'adjonction  des  hôtels 
Mancini,  Conti,  Juigné,  et  enfin  du  bel  hôtel  Chimay 
dont  la  porte  d'entrée,  une  merveille  de  grâce,  s'ouvre 
au  n"  17  du  quai  Malaquais. 

Nous  avions  voulu  revoir  notre  vieille  École,  que 
nous  parcourons  en  compagnie  du  maître  Bonnat  et  du 
très  érudit  inspecteur  M.  Bomier.  Au  fond  de  la  cour 
d'entrée,  plus  loin  que  le  portique  de  Gaillon,  derrière 
des  échafaudages,  la  salle  des  Antiques,  puis  l'escalier 
conduisant  au  corridor  des  «  Loges  de  Raphaël  »,  sur 
lequel  s'ouvraient  les  ateliers  en  1875.  Ces  ateliers  sont 
vides  aujourd'hui,  on  travaille  maintenant  dans  les  nou- 
velles installations  de  l'hôtel  Chimay.  Les  cloisons  qui 
les  séparaient  sont  abattues,  mais  les  murs  sont  restés 
intacts...  Voici  les  éternelles  charges  peintes  par  des 
rapins  en  délire...  Au  milieu,  la  placede  la  table  à  modèle, 
et  nous  nous  rappelons  ces  «  blagues  »  féroces  accom- 
pagnant, —  comme  un  rite,  —  la  réception  des  «  nou- 
veaux »;  l'aventure,  entre  cent,  de  cet  infortuné  jeune 
homme  qui,  après  avoir,  selon  l'usage,  «  poussé  sa 
romance  la  moins  embêtante  »  dans  le  costume  som- 
maire du  père  Adam,  voulut  en  vain  retrouver  ses  vête- 
ments disparus,  évaporés...  pas  bien  loin  toutefois,  un 
bon  camarade  assoiffé  et  peu  scrupuleux  les  ayant  sim- 
plement engagés  pour  15  francs  au  Mont-de-Piété  voisin. 
Et,  pour  récupérer  ses  effets,  le  malheureux  dénudé  dut 
emprunter  les  frusques  du  modèle,  —  un  pifferaro  ita- 


86 


A    TRAVERS    PARIS 


lien,  —  culotte  et  veste  en  velours  bleu,  chapeau  pointu 
et  fort  crasseux,  jambières  de  toile,  espadrilles  de  cordes, 
pour  aller,  ainsi  vêtu,  chercher  au  sein  de  sa  famille, 
qui  dut  être  bien  surprise,  les  sommes  nécessaires  au 
rachat  de  sa  garde-robe.  Pendant  ce  temps,  les  anciens 
de  Tatelier  buvaient,  chez  le  mastroquet  du  coin,  un 
punch  d'honneur  à  la  santé  du  «  nouveau  ». 

Ces  trois  ateliers  aujourd'hui  délabrés,  aux  poutres 
incurvées,  vont  devenir  une  admirable  galerie  où  seront 
visibles,  —  enfin,  —  les  prix  de  Rome,  les  concours 
d'esquisses  et  de  têles  d'expression,  dont  l'ensemble 
forme  une  splendide  collection  commençant  à  Boucher 
et  à  Fragonard,  et  se  continuant  par  les  noms  glorieux 
de  Davis,  Prud'hon,  Girodet,  Gérard,  Ingres,  Baudry, 
Henner,  Henri  Regnault,  Merson,  Aimé  Morot,  Dagnan, 
Humbert,  Besnard,  Rude,  Carpeaux,  Falguière,  Mercié, 
Barrias,  Coutan,  Roty,  Chaplain,  Antonin Cariés,  D.  Puech, 
Landowski;  Bouchard...,  combien  d'autres  encore!...  Et 
nous  nous  rappelons  VAnnonciation  aux  bergers,  de 
notre  cher  et  regretté  Bastien  Lepage,  qui  n'eut  que  le 
second  grand  prix. 

Ce  jour-là,  on  s'est  fort  empoigné,  —  à  coups  de 
tabourets,  —  dans  les  corridors  des  «  logos  de  Raphaël  » 
qui  en  entendirent  de  roides.  — T'en  souviens-tu,  Fran- 
çois Flameng? 

Lentement,  en  évoquant  des  fantômes   aimés,    nous' 
poursuivons   notre  pèlerinage  aux   pays   du    souvenir. 
Admirant  en  passant  les  splendiJes  boiseries  du  chà- 


l'école  des  beaux-arts  89 

teau  d'Anet  garnissant  le  fond  de  la  chapelle,  où  est 
installé  un  beau  musée  démoulages,  nous  parcourons  les 
superbes  salles  de  copies,  —  exécutées  par  des  maîtres 
d'après  des  maîtres,  —  la  bibliothèque,  la  salle  Mel- 
pomène... 

Nous  voici  dans  l'exquise  cour  du  «  Mûrier  ».  Sous  un 
rayon  de  soleil,  une  dizaine  d'effrontés  moineaux  pari- 
siens «  font  tub  »  en  la  vasque  de  marbre  d'où  retombe 
un  filet  d'eau  au  tintement  de  cascatelle,  et  nous  nous 
arrêtons,  charmés,  pour  contempler  ce  joli  spectacle  et 
ce  poétique  décor. 

Dans  l'angle  de  droite,  sous  le  portique,  encadré  de 
deux  colonnes  portant,  gravés  sur  le  marche,  les  noms 
des  élèves  tombés  en  1870-1871  sous  le  feu  de  l'ennemi, 
un  monument  funéraire  ;  et,  sous  un  buste  d'homme  à 
la  tête  superbe  d  intelligence,  la  «  Jeunesse  »,  —  une 
statue  de  marbre  par  Chapu,  —  inscrit  un  nom  :  Henri 
Regnault.  C'est  le  pieux  ex-voto  élevé  par  l'École  des 
Beaux-Arts  à  ce  très  grand  artiste  qui  vint  d'Afrique  se 
faire  tuer  pour  son  pays,  aux  heures  lugubres  de  la 
défaite...  «  On  bat  maman,  j'arrive...  »,  avait-il  écrit  à 
son  bon  et  excellent  ami  Clairin...,  et  le  19  janvier  1871, 
dans  un  de  ces  combats  désespérés  qui  ensanglantèrent 
les  environs  de  Paris,  derrière  la  ferme  de  Buzenval, 
Henri  Regnault  était  tombé,  la  tempe  gauche  trouée 
d'une  balle  prussienne  (^)  ! 

(1)  «  ...  J'aurais  voulu  le  retrouver  parmi  les  blessés;  et,  par  mo- 
ments, j'aurais  voulu,  puisque  je  devinais  qu'il  était  mort,  le  retrouver 


90 


A    TRAVERS    PARIS 


Tant  de  talent,  de  gaieté,  de  bravoure,  d'espérance 
était  ainsi  brutalement  fauché  ;  un  deuil  nouveau  s'ajou- 
tait aux  deuils  de  la  France...  C'est  tout  cela  qu'évoque 

parmi  les  morts;  —  tout  plutôt  que  cette  horreur  do  Tavoir  perdu, 
d'avoir  perdu  môme  son  cadavre. 

Cette  recherche  dura  longtemps.  Enfin  nous  avons  reçu  de  la  Préfec- 
ture de  police  un  avis  ncus  faisant  connaître  que  le  corps  d'Henri 
Regnault  était  au  Père-Lachaise. 

Je  courus  au  cimetière,  qui  était  bondé  de  gens  en  pleurs.  Les 
voitures  de  bouchers  apportaient  leurs  sinistres  charges,  les  déposaient 
et  repartaient  en  quérir  d'autres... 

...  Les  cadavres  étaient  poses  les  uns  sur  les  autres  et  faisaient  un 
long  tas,  haut  d'un  mètre  et  demi.  On  cherchait  là...  Je  cherchai  ;  je 
tirai  des  bras,  des  jambes,  pour  déplacer  des  cadavres  qui  m'en 
cachaient  d'autres...  je  ne  trouvai  rien... 

...  J'allais  sortir,  lorsque  je  vis,  dans  un  coin,  une  boîte,  un 
cercueil  fait  de  planches  vite  clouées.  Je  soulevai  le  couvercle  : 
Regnault  !... 

Oui,  c'était  lui,  tout  nu. 

Auprès  de  la  boîte,  un  paquet  de  son  pantalon,  de  sa  capote  et  de 
son  képi  :  le  reste  avait  été  volé. 

C'était  lui!...  Je  le  reconnus.  Son  visage  était  souillé  de  terre, des 
feuilles  mortes  étaient  collées  au  sang  de  sa  blessure.  Sa  blessure  :  un 
trou  à  la  tempe  gauche,  un  si  petit  tronque  mon  petit  doigt  n'y  entrait 
pas.  Du  sang  coulait  aussi  de  sa  bouclie. 

Je  le  regardais...  Soudain,  je  vis  entrer  sa  fiancée...  Et  je  me  rap- 
pelle qu'alors,  d'un  geste  brusque  de  pudeur,  je  ramenai  sur  lui  le 
couvercle  du  cercueil  et  le  cachai  jusqu'au  menton. 

Un  peu  plus  tard,  je  sais  allé  chercher  de  l'eau  et  j'ai  lavé  son 
visage...  Je  le  lavais  lorsqu'arriva  Barrias,  le  sculpteur,  notre  ami. 
Barrias  était  officier  :  je  ne  sais  plus  dans  quelle  arme...  Il  me  dit 
qu'il  fallait  mouler  ce  visage  qui  nous  était  cher.  Il  s'en  alla  et  bientôt 
revint  avec  du  plâtre.  Nous  avons  fait  tous  les  deux  ce  moulage  qui  est 
au  musée  Carnavalet  :  des  poils  de  la  barbe  et  des  cheveux  y  sont 
restés. 

Le  corps  d'Henri  fut  emporté  h  Saint-Augustin.  Où   était  le  père 


l'école  des  beaux-arts  91 

ce  petit  monument  aux  allures  d'autel  sacré,  si  bien  à  sa 
place  en  cette  École  et  dans   cette  cour  antique,  puis- 


MASQUR   MORTLAinE    d'hENRI   REr.NAl'LT 

l)nnn«  par  Georges  Clairin  (Musée  Carnavalet). 

Ref^iiaiilt,  je  ne  le  savais  [)as...  Deux  jours  après,  le  service  funèbre 
fut  célébré. 

Il  y  avait  beaucoup  de  monde.  La  nouvrjllede  la  mort  de  Rcguault 


92  A   TRAVERS    PARIS 

qu'il  représente  deux  immortelles  vertus  :  l'Art  et  le 
Patriotisme. 

avait  été  vite  connue  à  Paris.  Saint-Saëns  joua  lui-même,  sur  l'orgue, 
sa  Marche  héroïque,  qu'il  avait  composée  pendant  la  guerre  et  qu'il 
acheva  pour  les  obsèques  de  Rognault. 

Tous  ceux  de  nos  amis  qui  n'étaient  pas  morls  furent  là,  beaucoup 
en  uniforme,  d'autres  ayant  repris  leurs  vêtements  de  civils,  puisque 
c'était  fini,  puisque  le  suprême  découragement  nous  accablait. 

Oui,  nous  avions  reçu  par  la  mort  de  Regnault  la  dernière  tape. 

Lorsque  se  déchaînaient  dans  l'église  les  beaux  accents  de  la 
Marche  héroïque,  c'était  tout  notre  espoir,  c'était  toute  notre  jeunesse 
dont  la  mort  était  célébrée. 

L'effondrement,  la  fin  de  tout  !...  Les  survivants,  autour  de  ce 
cadavre,  sentaient  que  le  meilleur  d'eux-mêmes  était  mort,  Regnault, 
Regnault!...  Entre  les  rangs  de  cierges,  il  était  la  France  morte,  la 
France  ensevelie;  il  était  nous-mêmes  tués  en  pleine  jeunesse,  on 
pleine  ardeur,  en  pleine  confiance!...  (André  Beu;nier,  les  Souvenirs 
d'un  Peintre  (Georges  Clairin),  p.  195,  196,  197.) 


L'AVENUE    DE    L'OBSERVATOIRE 

La    rue   Cassini. 
L'Infirmerie  Marie -Thérèse. 


IL  y  a  une  quinzaine  d'années,  quelques  artistes  ache- 
vaient de  déjeuner  chez  Foyot,  en  face  du  Luxem- 
bourg ;  deux  sénateurs.  MM.  Ranc  et  Emm.  Arago  (*), 
s'étaient  joints  à  la  bande  joyeuse.  Au  moment  de  partir, 
M.  Arago,  passant  avec  difficulté  le  bras  dans  la  manche 
de  son  paletot,  ne  put  retenir  ce  cri  de  souiïrance  : 
«  Maudite  blessure,  elle  me  fait  cruellement  soulTrir 
aujourd'hui...  j'y  devrais  pourtant  être  habitué  depuis 
soixante-dix  ans...  elle  me  vient  du  maréchal  Ney  !  » 
Devant  notre  ahurissement  M.  Arago  s'expliqua  : 

—  Parfaitement,  c'est  bien  le  7  décembre  1815  que 
j'ai  attrapé  le  horion  qui,  depuis,  n'a  cessé  de  me  tour- 
menter. 

«  Ce  matin-là —  j'avais  trois  ans  —  ma  bonne  m'avait 
amené  dans  le  cabinet  de  mon  père.  François  Arago,  qui 

(Il  Emmanuel  Arago,  né  à  Paris  en  1812,  mourut  à  Paris  en  189G. 


94  A    TRAVERS    PARIS 

logeait  à  l'Observatoire.  Un  ami  que  nous  appelions 
«  Fonde  Gaspard  »  me  faisait  sauter  sur  ses  genoux  ; 
tout  à  coup  une  terrifiante  explosion  retentit  :  mon  père 
devint  tout  pâle,  et  l'oncle  Gaspard,  se  redressant  brus- 
quement, me  laissa  tomber  par  terre  en  s'écriant  :  «  Oh  ! 
les  misérables,  ils  l'ont  fusillé  !  »  Ce  qu'ils  avaient 
entendu  était  le  bruit  de  l'exécution  du  maréchal  Ney, 
passé  par  les  armes  à  quelques  mètres  du  cabinet  de 
mon  père,  au  carrefour  de  l'Observatoire  ;  la  familière 
appellation  «  oncle  Gaspard  »  dissimulait  Gaspard  Monge, 
un  des  fondateurs  de  notre  École  polytechnique,  un 
grand  cœur,  un  illustre  savant,  compagnon  de  Bonaparte 
en  Egypte,  et  qui,  suspect,  traqué  par  la  police  de 
Louis  XVIII,  était  venu  chercher  près  de  mon  père 
asile  dans  l'Observatoire.  Je  m'étais  fait  grand  mal,  je 
hurlais...  mais  on  ne  s'occupa  pas  de  moi,  et  je  souffre 
encore  de  cette  chute  faite  en  1815.  » 

Cette  pittoresque  anecdote  nous  revenait  en  tête 
l'autre  matin,  alors  que  la  flânerie  nous  ramenait  en  ce 
vieux  quartier.  Après  avoir  traversé  l'admirable  jardin 
du  Luxembourg,  nous  débouchâmes  sur  cette  place 
étrange  oii  les  moimments  disparates  du  maréchal  Ney, 
de  Francis  Garnier,  du  philanthrope  Th.  Roussel  et  du 
professeur  Tarnier  semblent  jouer  aux  quatre  coins 
devant  l'effigie  polychrome  de  Bibi-la-Purée  dansant 
entre  deux  cascadeuses  du  bal  Bullier,  dont  ils  ne  sont 
séparés  que  par  la  tranchée  du  chemin  de  fer  de  Sceaux. 

Qui  pourrait  retrouver  en  ce  carrefour  bruyant,  où 


L  AVENUE    DE    I/OBSERVATOIRE 


95 


le   soir    les    petites    bonnes  viennent    écouter,    émues, 
les  échos    des  valses  de   Biillier,  le   fihis  hîger  vestige 


Uégnii.-r,  del.  CliMiMpin,  ////(. 

MAISON    D'ilONOnÉ    DE    ISAI.ZAC. 

Paris  (rue  Cassini,  n"  1). 

du    tragique    abattoir    où   fut   légalement  assassiné    le 
maréchal  Ney,  prince  de  la  Moskowa,  duc  d'Elchingen, 


96  A   TRAVERS    PARIS 

le  héros  de  cent  combats,  le  «  Brave  des  braves  »  I 
L'œuvre  admirable  du  grand  statuaire  Rude  dut  elle- 
même  subir  un  fâcheux  déplacement.  De  récents  travaux 
d'édilité  l'ont  enlevée  de  Fendroit  où  tomba  le  maréchal 
(exactement  devant  le  numéro  43  de  Tavenue  de  l'Observa- 
toire), —  on  l'a  réédifiée  en  face  :  Ney  regarde  aujourd'hui 
le  mur  devant  lequel  il  fut  fusillé. 

Mais  en  poursuivant  noire  promenade  jusqu'à  la 
grille  même  de  l'Observatoire,  en  longeant,  à  l'ombre 
des  marronniers  déjà  jaunissants,  les  murailles  humides 
des  maisonnettes  et  des  communautés  voisines,  il  est 
facile  de  se  figurer  les  entours  du  Luxembourg  le 
7  décembre  1815. 

La  veille,  le  maréchal  avait  été  condamné  par  la 
Chambre  des  pairs,  «  cette  assemblée  oîi  régnaient,  avec 
la  terreur,  la  haine  et  la  vengeance  ».  Cent  trente-huit 
pairs  sur  cent  soixante-un  avaient  voté  la  mort  «  selon 
les  formes  militaires  »  ;  une  bête  féroce,  le  comte  Lynch, 
avait  rugi  :  «  La  guillotine  !  »  (i). 

Ney,  ramené  au  Luxembourg  dans  la  petite  pièce 
grillée  qui,  au  second  étage,  lui  servait  de  prison,  après 
avoir  dîné  de  bon  appétit  et  fumé  un  cigare,  s'était 
endormi  tout  habillé.  A  trois  heures  et  demie  du  malin 
le  chevalier  Cauchy  l'avait  réveillé  pour  lui  lire  l'inter- 
minable   arrêt   de   condamnation...    «  Au   fait,    au  fait  1 

(1)  H.  HoussAYE,  1815,  S"  volume,  p.  579.  Cette  admirable  étude 
du  maître  H.  Houssaye  est  d'ailleurs  à  consulter  dans  son  entier.  Elle 
l'ait  revivre  cette  elTroyable  époque  avec  une  impressionnante  vérité. 


L  AVENUE    DE    L  OBSERVATOIRE 


97 


avait  interrompu  le  maréchal,  supprimez  toutes  ces  for- 
mules... ».  Après  avoir  appris  qu'il  serait  fusillé  le  matin 
même,  il  reçut  sa  femme,  sa  sœur,  ses  enfants,  les 
embrassa   longuement,  puis    les  éloigna  voulant  rester 


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Kaffei,  del.         ^^^^  ^^  ^^^^  7  décembre  1815.       ^'P'  •^«'"i'  ^'•■"'^^• 


seul,  et  ce  soldat  héroïque  «  dormit  d'un  sommeil  tran- 
quille »  pendant  l'heure  qui  lui  restait  à  vivre  !  —  A 
huit  heures  il  s'éveilla  de  lui-même  ;  on  vint  l'avertir 
que  «  le  moment  était  venu  »  :  —  «  Je  suis  prêt  », 
répondit-il,  et  il  gagna  d'un  pas  ferme  le  fiacre  qui 
l'attendait  au  bas  du  petit  escalier. 

7 


98  A   TRAVERS    PARIS 

Il  faisait  un  temps  affreux,  sombre,  glacial  ;  l'escorte 
était  nombreuse,  gendarmes,  grenadiers  de  la  Roque- 
jaquelein,  gardes  nationaux (i).  Le  fiacre  suivit  la  grande 
allée  du  Luxembourg  et  s'arrêta  dans  l'avenue  de  l'Obser- 
vatoire, cinquante  mètres  plus  loin  que  la  grille,  devant 
un  mur  bas. 

«  Comment,  c'est  là  ?  »  fit  avec  élonnement  le  maré- 
chal qui  croyait  être  conduit  plaine  de  Grenelle  comme 
les  autres  condamnés  militaires  ;  mais  le  gouvernement, 
redoutant  les  manifestations  populaires,  avait  décidé 
d'w  escamoter  »  le  prince  de  la  Moskowa  ! 

Michel  Ney,  en  deuil  de  son  beau-père,  portait  une 
ample  redingote  gros  bleu,  chapeau  rond,  culotte  et  bas 
de  soie  noirs...  Il  alla  de  lui-même  se  placer  fièrement 
devant  le  peloton  d'exécution,  —  douze  sous-officiers 
revêtus  de  l'uniforme  des  vétérans  : 

—  Camarades,  s'écria-t-il,  tirez  là...  droit  au  cœur... 

—  Joue...  feu  !  cria  précipitamment  l'adjudant-com- 
mandant  Saint-Bias. 

Le  maréchal  tomba,  frappé  de  dix  balles...  les  tam- 
bours battirent,  les  bourreaux  crièrent  «  Vive  le  Roi  !  » 
puis   s'éloignèrent,    laissant    «   le   Brave   des    braves  » 

(1)  «  L'officier  de  la  garde  nationale  qui  a  commandé  hier  le  déta- 
chement chargé  d'assister  à  l'exécution  du  maréchal  Ncy  est  Chatillon, 
surnommé  le  beau  danseur,  parce  qu'il  a  succédé  à  Trénis  dans  les 
bals  de  la  haute  société.  Il  a  été  mon  chef  de  bureau  au  Ministère 
des  Cultes,  sous  M.  Darbaud,  chef  de  division.  Le  royalisme  de  Cha- 
tillon l'a  sans  doute  fait  choisir  pour  cette  rude  corvée.  »  (8  décembre 
1815,  Charles  Maurice,  Histoire  anecdolique  du  Théâtre,  t.  I,  p.  214.) 


Extrait  du  plan  de  Pans,  par  JaiUot,  en  ijjS. 


l'avenue  ue.  l'obseuvatoire  99 

gisant   dans  la  boue,   face  en  avant,  en  une   mare  de 
sang-I  (1) 


Le  sévère  bâtiment  de  l'Observatoire  où  retentit  ce 
sinistre  feu  de  peloton  s'est  peu  modifié  ;  de  hautes  cou- 
poles surmontent   aujourd'hui   les   salles  contenant  les 

(1)  Etirait  des  rapports  des  Commissaires  de  police  (7  décembre 
IHÎ'i).  —  Le  Jugement  rendu  contre  l'ex-maréchal  INey  a  été  exécuté  ce 
matin  vers  9  heures  sur  le  terrain  de  la  demi-lune  extérieure  de 
l'avenue  du  Luxembourg.  Le  cadavre  est  déposé  à  l'hospice  de  la 
Maternité  (quartier  de  l'Observatoire). 

...  La  condamnation  du  maréchal  Ney  à  la  peine  capitale  n'a  sur- 
pris personne,  tout  le  monde  s'y  attendait,  et  cette  nouvelle  ne  paraît  pas 
avoir  produit  dans  l'esprit  du  plus  grand  nombre  d'autres  sensations 
que  celle  de  la  curiosité  satisfaite.  Il  n'en  est  pas  de  môme  parmi  les 
militaires...  (quartier  de  la  Cité),  (Archives  Nationales),  F  7,  38-38. 

«  ...  Ce  soir-là,  le  duc  de  Berry  trouva  à  projjos  d'aller  à  la 
Comédie-Française.  Son  entrée  fut  applaudie  et  le  marquis  de  P...  lui 
dit  on  se  frottant  les  mains  .  «  —  Encore  deux  ou  trois  petits  pendus. 
Monseigneur,  et  la  France  sera  à  vos  pieds  !  »  (Henry  Houssaye,  1815, 
tome  III,  la  Seconde  Abdication,  la  Terreur  Blanche,  page  585.) 

«  ...  La  défection  de  Ney,  après  sa  promesse  à  Louis  XVIII  de 
ramener  Napoléon  dans  une  cage  de  fer,  et  son  cri  de  sauve  qui  peut  ! 
à  la  Chambre  des  pairs  le  22  juin,  avaient  déchaîné  l'opinion  contre 
lui.  Un  revirement  total  se  fit  aussitôt  après  sa  mort.  (Cf.  1815,  III, 
70-71  et  rapports  de  police,  15  août,  13,  17,  22  nov.,  3,  5,  6,  7,  8  et 
9  déc.  Archives  Nationales,  F.  7,  3775  et  F.  7.  3799.)  Wellington  au 
Czar,  8  déc.  (Dispatches,  XII.  713).  —  Etienne  Arago  m'a  redit,  il  y  a 
vingt  ans,  ce  mot  shakespearien  d'un  homme  du  peuple  devant  le 
cadavre  de  Ney  :  «  On  l'a  débarbouillé  avec  son  sang  ».  (Henry  Hois- 
SAVE,  1815,  tome  III,  la  Seconde  Abdication,  la  Terreur  Blanche, 
page  585,  note  3.) 


100 


A   TRAVERS    PARIS 


instruments  astronomiques  nécessaires  aux  docles  loca- 
taires du  vieil  édifice  fondé  par  Colbert,  édifié  de  1667  à 
1672  par  Cl.  Perrault  et  inauguré  par  Cassini  (i).  Notre 
ignorance  (sans  aller  jusqu'à  ajouter  foi  à  la  légende 
populaire  qui  en  fait  le  cimetière  des  anciens  astrono- 
mes ensevelis  —  en  long  —  dans  les  lunettes  réformées) 
nous  interdit  toute  compréhension  des  prodigieux  calculs 
élaborés  en  ce  docte  logis  dont  les  environs  sont  restés 
délicieusement  vieillots  et  évocateurs. 

De  grands  bâtiments  religieux,  des  jardins  de  couvent 
enserrent  l'Observatoire,  et  aussi  de  petites  rues  où  de 
tout  temps  ont  logé  des  artistes.  De  jolies  demeures 
modernes  remplacent  les  maisonnettes  qui  jadis  don- 
naient sur  la  campagne,  car  ce  lointain  quartier  était 
bien  «  la  campagne  »...  de-  grands  arbres  formant  allées 
couvertes,  des  lilas,  des  jardins  maraîchers...  et  la  gra- 
cieuse stèle  Louis  XVI  autour  de  laquelle  dansent  les 
nymphes,  délaissée  aujourd'hui,  au  numéro  10,  en  un 
coin  du  jardin  de  l'excellent  peintre  Cottet,  dut  présider  à 
quelques  fêtes  données  vers  1787  en  une  «  maison  des 
champs  »,  car  il  s'en  trouvait  certainement  rue  Cassini, 
témoin  le  vieux  porche  élevé  de  quatre  marches,  épave 
charmante  oubliée  au  numéro  6  !  Une  lithographie  de 
Régnier,  dans  les  Habitations  des  'personnages  célèbres^ 
nous  montre  le  modeste  logement  du  grand  Balzac  en 

(1)  L'emplacement  fut  déterminé  par  les  calculs  astronomiques  de 
façon  à  ce  que  la  méridienne  de  Paris  le  divise  en  deux  parties  égales^ 
Deux  coupoles  datent  de  François  Arago. 


Aijii.n- -llr  M  ll..ini:Mnr. 


srÈi.K  LOUIS  XVI,  nui',  cassim,  n"  G. 


L  AVENUE    DE    L  OBSERVATOIRE 


103 


1829.  1,  rue  Cassini  (la  maison  a  été  démolie  en  1897  (<). 
Plus  lard,  pendant  l'horrible  siège  de  Paris,  alors  que  les 


^m-'''-'^m^&m^ 


Ré^niiT,  (/'•/.  Chainiiin,    !it/i. 

LOGIS    DE    1).-J. -FRANÇOIS    AKAGO, 

Secrétaire   perpétuel  de  l'Ai  adémie  des  Sciences  à  l'Ubservaloire. 


(1)  «  ...  Balzac  habitait  alors  un  des  oiidroits  les  plus  solitaires 
de  Paris,  rue  (lassiiii,  à  rencoignure  du  faubourg  Saint-Jacques,  un 
pavillon  avec  un  jardin,  qui  s'étendait  jusqu'aux  communs  de  l'Observa- 


10-^ 


A    TRAVERS    PARIS 


bombes  pleuvaient  dans  le  quartier,  le  glorieux  César 
Franck  demeurait  tout  près,  95,  boulevard  Saint-Michel, 
et  là  ce  doux  rêveur,  ayant  oublié  le  monde,  le  bombar- 
dement, Paris  foudroyé  et  mourant  de  faim,  composait 
les  Béatitudes...  en  janvier  1871  !  Un  obus  prussien  pul- 
vérise le  mur  voisin  de  sa  chambrette...  «  Mon  Dieu,  que 
c'est  agaçant!  soupira  simplement  César  Franck,  et  qu'il 
est  difficile  de  travailler  dans  ces  conditions  !  »  Puis,  sous 
un  nuage  de  poussière,  l'ingénu  musicien  se  replongea 
dans  ses  Béatitudes  ! 

Si  la  rue  Cassini  étonne  en  ce  quartier  monacal,  les 
amoureux  du  passé  peuvent  prendre  leur  revanche  quel- 
ques pas  plus  loin,  rue  Denfert-Rochereau  (appellation 
moderne  de  la  vieille  rue  d'Enfer).  Elle  évoque  un  grand 
souvenir  et  recèle  encore  un  délicieux  décor  !  Au  n"  88 
s'ouvre  une  haute  porte  de  pierre  :  «  Institution  pour 
Jeunes  Filles  aveugles  ».  Cette  institution,  avec  ses  bàti- 

toire.  Au  bout  de  ce  jardin,  une  petite  porte  fermée  au  loquet  et  percée 
dans  le  mur  mitoyen,  communiquait  avec  la  cour  d'entrée,  derrière 
le  pavillon  du  conciei'ge. 

«  Plus  d'une  t'ois,  on  put  voir  Balzac  se  promener  en  causant  avec 
les  élèves  astronomes  soit  dans  son  propre  jardin,  soit  déambuler  avec 
eux  à  l'ombre  des  hautes  murailles  de  l'Observatoire... 

...  Et  souventes  fois,  j'ai  entendu  Arago  répéter  de  sa  voix  méri- 
dionale, pyrénéenne,  forte  et  sonore  :  «  Oui,  Balzac  a  été  mon  voisin 
durant  bien  des  années.  De  cette  fenêtre  et  de  la  terrasse  j'apercevais 
la  lueur  vacillante  de  ses  bougies.  Nous  étions  ainsi  deux  veilleurs 
nocturnes,  moi  les  yeux  dirigés  vers  l'espace,  lui  le  front  penché  sur 
son  papier.  Et  celui  qui  voyait  le  plus  loin  —  de  nous  deux  —  ce 
n'était  peut-être  pas  l'astronome  ».  (Krnest  Laugier,  La  Cli7'oni(jue 
Médicale,  15  juin  1907,  p.  406  et  407.) 


l'avenue  de  l'observatoire  105 

ments  et  ses  jardins,  se  confondait  autrefois  avec  l'infir- 
merie Marie-Thérèse,  immortalisée  par  Chateaubriand, 
locataire  d'un  petit  pavillon  voisin,  qui  est  aujourd'hui 
l'asile  du  numéro  88. 

«  Le  pavillon  que  j'occupe  près  de  la  barrière  d'Enfer, 
écrit  Chateaubriand  le  9  mai  1833,  pouvait  monter  à  une 
soixantaine  de  mille  francs,  mais  à  l'époque  de  la  hausse 
des  terrains  je  l'achetai  beaucoup  plus  cher  et  je  ne  l'ai 
pu  jamais  payer.  Il  s'agissait  de  sauver  l'infirmerie  de 
Marie-Thérèse,  fondée  par  les  soins  de  M""  de  Chateau- 
briand et  conliguë  au  pavillon.  Une  compagnie  d'entre- 
preneurs se  proposait  d'établir  un  café  et  des  montagnes 
russes  dans  le  susdit  pavillon,  bruit  qui  ne  va  guère  avec 
l'agonie  !...  » 

Nous  évoquions  ces  souvenirs  sous  la  conduite  d'une 
religieuse  qui  voulut  bien  nous  faire  l'honneur  de  nous 
servir  de  guide.  Nous  visitons  d'abord  l'ancien  salon  de 
Chateaubriand  :  les  frises  sculptées  de  jadis  courent 
encore  le  long  du  plafond,  mais  des  grilles  donnant  sur 
une  chapelle  remplacent  les  larges  fenêtres  qui  en  1833 
s'ouvraient  sur  les  jardins.  Cette  chapelle  môme  a  son 
histoire  : 

«  ...  Mes  arbres,  écrivait  Chateaubriand,  sont  de  mille 
sortes.  J'ai  planté  vingt-trois  cèdres  de  Salomon  et  deux 
chênes  de  druides...  »  Ces  chênes  et  ces  cèdres  servirent 
plus  tard  à  confectionner  les  stalles  où  s'agenouillent  au- 
jourd'hui les  quatre-vingts  religieuses  —  dont  trente-cinq 
aveugles  —  qui  dirigent  l'inslitulion.  La  bibliothèque  du 


106 


A    TRAVERS    PARtS 


grand  Vicomte  est  toute  proche,  et  aussi  sa  chambrette. 
On  y  accède  par  un  bien  modeste  escalier;  elle  est  d'une 
ascétique  simplicité  cette  petite  chambre  carrelée,  con- 
vertie aujourd'hui  en  atelier.  Là.  deux  Sœurs  aveugles  et 
«  une  voyante  »  réparent,  pomponnent  les  chapeaux 
de  paille  des  fillettes  qui  dans  quelques  jours  vont  partir 
en  vacances.  Un  coquelicot  par-ci,  deux  marguerites  par- 
là...  et  ces  pauvres  aveugles  —  qui  restent  parfois 
coquettes  —  s'éloigneront  de  cette  hospitalière  maison 
avec  un  rien  d'élégance... 

Nous  traversons  des  cours,  des  corridors,  puis  la 
Sœur  pousse  une  porte  à  claire-voie  :  nous  voici  en  un 
admirable  verger  encadré  de  deux  allées  ombreuses  de 
tilleuls;  les  Sœurs  s'y  promènent  en  disant  leur  rosaire, 
les  jeunes  filles  y  confectionnent  de  menus  travaux  pour 
la  distribution  des  prix...  Pauvres  enfants  qui  tournent 
toutes  vers  les  arrivants  leurs  yeux  vides  et  dont  la  per- 
ception de  l'ouïe  est  si  fine  qu'une  d'elles  disait  hier  à  la 
Sœur  : 

—  Vous  étiez  à  la  prière  des  grandes  ce  matin,  vous 
avez  parlé,  nous  avons  reconnu  vos  s... 

Nous  traversons  la  buanderie,  la  repasserie,  l'impri- 
merie (car  en  cet  asile  les  aveugles  impriment  en  carac- 
tères spéciaux  les  livres  destinés  à  d'autres  aveugles)  et 
nous  nous  croyons  très  loin  de  Paris,  en  quelque  paisible 
béguinage  de  Bruges  la  Morte...  Une  glycine  énorme, 
des  tamaris  des  Indes  ;  c'est  tout  ce  qui  reste  des  arbres 
exotiques  que  rapporta  Chateaubriand  ;   nous  en  cueil- 


L  AVENUE    DE    L  OBSERVATOIRE 


107 


Ions  pieusement  un  rameau  qui  sècliera  entre  les  feuil- 
lets des  Mémoires  d'Outvf-Tnmhc. 

Deux  pas  plus  loin,  une  petite  porte  surmontée  d'une 


Arnijult. 


L'OliSEliVATOlKE    VEHS    1835. 


plaque  de  marbre  noir  où  se  lisent  ces  trois  mois  : 
('  Infirmerie  Marie-Thérèse  »  s'ouvre  au  numéro  92  de 
celte  même  rue  Denfert-Rochereau.  Nous  voici  dans 
l'autre  parlie  du  séjour  de  Chateaubriand  :  «  La  démoli- 
tion d'un  mur  —  explique-t-il  —  m'a  mis  en  communi- 
cation avec  rinfirmerie.  Je  me  trouve  à  la  fois  dans  une 


108 


A   TRAVERS    PARIS 


ferme,  un  verger  et  un  parc  «  (i).  L'endroit  n'a  pas 
changé  :  nous  parcourons  le  verger,  et  dans  le  parc 
tout  fleuri,  au  parfum  des  pawlonias,  des  clématites  et 
des  roses  se  mêle  l'odeur  plus  prosaïque  du...  cho- 
colat !  Nous  nous  souvenons  alors  de  ce  délicieux  pas- 
sage des  Mémoires  où  l'adorable  écrivain  raconte  com- 
ment il  servait  de  «  prime  »  pour  activer  la  vente  du 
chocolat  fabriqué  et  vendu  par  les  Sœurs  au  profit  de 

(1)  «  Lr>  matin,  je  m'éveille  au  son  de  l'^ln^'f/us;  j'entends  de  mon 
lit  le  chant  des  prôtres  dans  la  chapelle;  je  vois  de  ma  fenêtre  un 
calvaire  qui  s'élève  entre  un  noyer  et  un  sureau  :  des  vaches,  dos 
poules,  des  pigeons  et  des  abeilles  ;  des  Sœurs  de  charité  en  robe 
d'étamine  noire  et  en  cornette  de  basin  blanc,  des  femmes  convales- 
centes, do  vieux  ecclésiastiques  vont  errant  parmi  les  iilas,  les  azaléas, 
les  pompadouras  et  les  rhododendrons  du  jardin,  parmi  les  rosiers,  les 
gi-oseillers,  les  framboisiers  et  les  légumes    du  potager...  » 

«  ...  Des  fenêtres  du  salon  on  aperçoit  d'abord  ce  que  les 
Anglais  appellent  plcasvre-ground,  avant-scène  formée  d'un  gazon  et 
de  massifs  d'arbres.  Au  delà  de  ce  pourpris,  par-dessus  un  mur  d'appui 
que  surmonte  une  barriore.  blanche  losangée,  est  un  champ  vai'iant 
de  culture  et  consacré  à  la  nourriture  des  bestiaux  de  l'Infirmerie.  Au 
delà  de  ce  champ  vient  un  autre  terrain  séparé  du  champ  par  un  autre 
mur  d'appui  à  claire-voie  verte,  entrelacée  de  viornes  et  de  rosiers  du 
Bengale  ;  cette  marche  de  mon  Etat  consiste  en  un  bouquet  de  bois, 
un  préau  et  une  allée  de  peupliers.  Ce  recoin  est  extrêmement  soli- 
taire... »  ' 

«  ...  Au  reste  mes  arbres  ne  s'informent  guère  s'ils  servent  de 
calendrier  à  mes  plaisirs  ou  d'extraits  mortuaires  à  mes  ans;  ils  crois- 
sent chaque  jour  du  jour  que  je  décrois  :  ils  se  marient  à  ceux  de 
l'enclos  des  Enfants  trouvés  et  du  boulevard  d'Enfei"  qui  m'envelop- 
pent. Je  n'aperçois  pas  une  maison  ;  à  deux  cents  lieues  de  Paris  je 
.serais  moins  séparé  du  monde.  J'entends  bêler  les  cliévres  qui  nour- 
rissent les  orphelins  délaissés  !...  »  (CHATKAUiiiiuND,  Mrmoires  d'Outve- 
Tombe,  tome  VI,  pages  3  et  4.) 


l'avenue  de  l'observatoire  100 

leurs  infirmes  nécessiteux  :  «  La  Sœur  supérieure  pré- 
tend que  (le  belles  dames  viennent  à  la  messe  dans 
l'espérance  de  me  voir  ;  économe  industrieuse,  elle  met 
à  contribution  leur  curiosité  :  en  leur  promettant  de  me 
montrer  elle  les  attire  dans  le  laboratoire  ;  une  fois  là, 
elle  leur  cède,  bon  gré  mal  gré,  des  drogues  en  sucre. 
Elle  me  fait  servir  à  la  vente  du  chocolat  fabriqué  pour 
ses  malades...  »  (M.  —  Des  mauvaises  langues  assuraient 
qu'à  partir  de  douze  livres  (36  francs)  on  pouvait  con- 
templer, après  un  coup  de  cloche  avertisseur,  «  Chateau- 
briand traversant  une  allée  d'arbres  en  lisant  son 
journal  !  »  Les  infirmières  de  Marie-Thérèse  ont  conservé 
leur  recette  :  le  chocolat  qu'elles  vendent  encore 
aujourd'hui  est  toujours  excellent. 

Une  belle  promenade,  d'émouvants  souvenirs,  une 
touchante  visite,  des  cantiques,  des  fleurs...  et  trois 
livres  dun  chocolat  qui  embaume...  Nous  n'avons  pas 
perdu  notre  journée  1 

(1)  «  La  sainte  femme  dérobe  aussi  des  trognons  de  plume  dans 
l'encrier  de  Madame  de  Chateaubriand  ;  elle  les  négocie  parmi  les 
royalistes  de  pure  race,  affirmant  que  ces  trognons  précieux  ont  écrit 
le  superbe  mémoire  sur  la  captivité  de  Madame  la  duchesse  de 
Berry...  »  {Mémoires  d'Outre-Tombe,  tome  VI,  page  6.) 


LA    PLACE    SAINT-JACQUES 


LE  7  février  1844,  à  huit  heures  du  malin,  les  élèves 
de  l'atelier  Rude  (rue  d'Enfer,  à  l'angle  de  la  rue  du 
Val-de-Gi'âce)  furent  accueillis  par  le  modèle  —  un  lut- 
teur de  foires  —  avec  un  étonnement  railleur  :  «  Com- 
ment, messieurs,  vous,  des  artistes,  vous  venez  travailler 
le  jour  où,  à  quelques  pas  d'ici,  on  guillotine  Poulman?  » 
Ce  reproche  provoqua  une  juste  émotion  :  les  élèves 
résolurent  de  rehausser,  par  leur  présence,  l'éclat  de  la 
sanglante  cérémonie  et  gagnèrent  rapidement  la  place 
Saint-Jacques,  lieu  désigné  pour  les  exécutions  judi- 
ciaires, laissant  la  garde  de  l'atelier  déserté  au  dernier 
nouveau  :  J.-B.  Carpeaux. 

Au  bout  de  la  rue  Saint- Jacques,  contre  la  barrière,  se 
dressaient  les  deux  bras  rouges  de  la  guillotine,  au 
centre  d'une  place  semi  circulaire,  entourée  de  vagues 
masures,  de  cabarets  tapissés  de  vigne,  de  bicoques 
vermoulues.  La  clientèle  ordinaire  des  guillotinades  — 
soldats,  policiers,  amateurs  d'émotions  fortes,  noctam- 
bules, filles,  escarp3s  et  filous,  titis  grimpés  le  long  des 


112  A   TRAVERS    PARIS 

réverbères  —  encombrait  la  place,  avide  d'assister  aux 
derniers  moments  de  cette  brute  féroce,  Poulman,  dont 
les  crimes  stupéfièrent  Paris.  Escroqueries,  vols  à  main 
armée,  assassinats,  Poulman  avait  lout  avoué...  jusqu'à 
des  tentatives  avortées.  «  Un  jour,  avait-il  raconté, 
je  me  rends  chez  une  vieille  dame,  M""'  Fouquet,  bien 
décidé  à  la  voler  et  à  la  tuer  si  elle  regimbe;  un  gros 
registre  sous  le  bras  —  pour  me  donner  une  contenance 
—  et  un  couteau  ouvert  dans  ma  poche,  «  Une  lettre 
pour  vous  »,  lui  dis-je  en  matière  d'introduction.  «  Ah!  » 
s'écria  la  mère  Fouquet,  «  c'est  sans  doute  de  la  Reine... 
j'attends  un  secours!...»  «J'étais  volé!»  concluait-il 
mélancoliquement. 

Vols  chez  la  comtesse  de  Talbot,  chez  le  duc  de 
Broglie,  au  Ministère  des  Finances;  vols  chez  de  nom- 
breux commerçants,  Poulman  reconnaissait  tout;  pour 
couronner  sa  série  de  forfaits,  il  avait  assommé,  d'un 
coup  de  tisonnier,  «le  sieur  Jeanton,  tenant  auberge  au 
hameau  de  Picardie,  sur  la  route  de  Paris  à  Troyes». 

Jeanton,  assurait  Poulman  en  façon  d'excuse,  avait 
voulu  le  «  tricher  »  sur  le  nombre  des  œufs  comptés 
dans  une  omelette ('). 

C'était  celte  sinistre  brute  qu'étaient  ailés  voir  guil- 
lotiner les  élèves  de  Rude,  le  génial  sculpteur.  La 
lugubre  cérémonie  terminée,  on  regagna  la  rue  d'Enfer. 
«  Rien  de  nouveau,  Garpeaux? — Si.  ..,1e  patron  est  venu, 

(1)  Gazette  des  Tribunaux,  7  février  1844  {passim). 


RUE     SAI!\T-JAf.QUES    V  E  11  S     18G9.  l'li"l'Jgniiliie  Miirvi 

(Vue  (lu  boulevard  Saint-firrmaiii.) 

8 


LA    PLACE    SAINT-JACQUES  115 

il  m'a  demandé  où  vous  étiez...  j'ai  dû  l'avouer;  alors 
M.  Rude  a  répondu  :  «Vous  direz  à  ces  messieurs  que 
j'ai  plus  de  soixante  ans  et  que  jamais  je  n'ai  eu  à  me 
reprocher  d'avoir  perdu  une  heure  pour  voir  souffrir  un 
malheureux»...  Puis  il  est  parti  me  chargeant  de  vous 
prévenir  qu'il  ne  reviendrait  plus...(i) 

Émotion,  cris,  tumulte;  Garpeaux  est  conspué,  bous- 
culé, jeté  dans  la  boîte  au  charbon;  une  délégation  est 
envoyée  à  M.  Rude,  qui  la  met  à  la  porte...  A  la  fin, 
tout  s'arrangea,  la  bonté  du  «  Patron  »  égalant  son  admi- 
rable talent. 

Notre  cher  père,  qui  fut,  en  même  temps  que  Car- 
peaux  et  Frémiet,  élève  de  Rude,  nous  avait  jadis  conté 
cette  histoire;  le  maître  Frémiet  nous  la  précisait  hier 
en  son  petit  atelier  de  l'Institut.  Roulé  frileusementdans 
son  légendaire  caban  noir,  tout  en  posant  pour  un 
excellent  portrait  que  fait  de  lui  son  petit-fils  le  peintre 
Fauré,  M.  Frémiet  nous  dépeignait  avec  infiniment 
d'esprit  et  de  gaieté  l'atelier  Rude,  hérissé  de  trente 
selles  à  modeler,  humide  de  pains  de  terre  glaise,  avec 
—  pour  toute  décoration  —  les  moulages,  au  mur,  des 
cinq  ou  six  meilleures  études  exécutées  par  les  élcves(-). 

(1)  Né  en  1784,  M.  Budc  mourut  on  1855. 

(2)  Il  nous  disait  encore  rintoiicur  de  «  Monsieur  Rude  »  minus- 
cule, sévère;  trois  chambres  où  Ton  accédait  par  un  escalier  de 
meunier.  Là  se  donnaient  les  «  soirées  du  lundi  »!...  Il  fallait  écouter 
les  «  improvisations  »  à  (juatre  mains  de  M"'"  Rude  et  Jacotot.  F/ennui 
gagnait  vite  ces  jeunes  gens  rangés  en  cerch;    autour    du    piano  d'où 


116 


A    TRAVERS    PARIS 


Toutes  ces  évocations  nous  revenaient  en  mémoire 
l'autre  matin  alors  que  nous  parcourions  le  vieux 
quartier  Saint-Jacques,  si  complètement  modifié  aujour- 
d'hui. Il  est  difficile  de  se  faire  une  idée  exacte  de  ce  que 
furent,  jusqu'en  1860  —  date  de  l'annexion  des  com- 
munes suburbaines  —  la  ligne  des  barrières  et  la  ban- 
lieue enserrant  Paris.  Les  documents  et  les  estampes 
du  règne  de  Louis-Philippe  nous  représentent  la  barrière 
Saint  Jacques  et  ses  alentours  comme  un  coin  sauvage, 
rébarbatif,  dominé  par  les  maussades  coupoles  de  l'Ob- 
servatoire. Des  terrains  pelés,  des  sentiers  pierreux;  de 
loin  en  loin,  des  touffes  d'herbe  rase  que  paissaient 
des  chèvres  surveillées  par  une  filletl*  en  chapeau  de 
paille....  Par-ci  par-là,  de  vieux  fours  à  chaux,  des  pui- 
sards desséchés  où  les  gamins  faisaient  l'école  buisson- 
nièrc,  chassant  les  lézards  ou  les  scarabées,  herborisant 
dans   les  fossés  et  les  mares,  cherchant  des   «  bêles  » 

jaillissaient  les  redoutables  «improvisations»....  Fréiniet  prenant  alors 
la  parole,  au  nom  de  ses  camarades  d'atelier,  demandait  à  M™*  Rude 
—  salante —  la  permission  de  danser.,..  L'autorisation  obtenue,  quel 
remue-ménage!  —  En  cinq  minutes,  les  meubles  du  salon  étaient 
entassés  dans  la  chambre  du  «  Patron  »  et  la  belle  jeunesse 
de  18'ii  faisait  des  ronds  de  jambes  et  exécutait  d'audacieux  «cavalier 
seul».  —  Souriant,  paternel,  amusé,  ayant  remisé  sa  pipe,  parfumé  sa 
longue  barbe  de  vieux  ligueur,  le  très  grand  maître  Rude  présidait 
la  fête  en  veston  de  velours  noir....  et  M.  Frémiet  (qui  fut,  avec 
Gérôine,  son  garçon  d'honneur  lors  de  son  mariage)  faisait  vis-à-vis 
à  notre  cher  père  ! 


LA    PLACE    SAINT-JACQUES  117 

SOUS  les  pierres.  Ce  triste  paysage  n'était  coupé  que 
par  d'énormes  roues  de  bois  servant  à  l'extraction  des 
carrières  de  pierre.  L'été,  ces  hideurs  s'atténuaient 
sous  un  semblant  de  végétation...  On  y  apercevait  des 
papillons,  on  y  cueillait  des  bluets   et  des  coquelicots; 


DÉMOLITION    RUE    SAI.\T-JACQUES   VEIîS   1880. 

les  tonnelles  des  guinguettes  abritaient  rapins et  grisettes 
dégustant  gaiement  une  gibelotte  arrosée  de  petit  vin 
blanc;  mais  l'hiver,  l'endroit  était  sinistre.  A  quelque 
deux  cents  mètres  de  la  barrière  Saint-Jacques  se  ren- 
contrait la  Tombe-Issoire,  près  d'une  entrée  des  Cala- 
combes.  Tout  le  haut  du  faubourg  Saint-Jacques  était 
une  vaste  nécropole  antique. 


118  A    TRAVERS    PARIS 

Cet  aimable  quartier  ne  s'animait  que  les  jours  d'exé- 
cution. En  effet,  c'est  là  que  pendant  vingt  ans,  de  1832 
à  1851,  se  dressa  l'échafaud,  et  les  moissons  de  têtes 
rouges  y  furent  tout  particulièrement  fructueuses  (i). 
Dans  la  seule  année  de  1836  —  sans  compter  le  menu 
fretin  —  cinq  sensationnelles  exécutions  :  Lacenaire, 
Fieschi,  Pépin,  Morey  et  Alibaud.  Il  est  honteux  de 
l'avouer,  mais  il  était  à  la  mode  d'aller  «  voir  exécuter». 
A  la  date  du  12  mars  1836,  en  même  temps  qu'il  donne 
le  compte  rendu  de  la  première  représentation  des  Hugue- 
nots^ le  Mercure  de  France  annonce  :  «  Les  événements 
les  plus  saillants  du  mois  ont  été,  sans  contredit,  le  car- 
naval et  l'exécution  de  Fieschi,  Pépin  et  Morey.  Jamais 
le  carnaval  n'a  eu  plus  de  bals,  plus  de  masques,  plus 
de  joie,  plus  de  promeneurs,  plus  de  soleil.  La  seule 
soirée    du    mardi    gras    comptait    182    bals   publics  et 

875  soirées  dansantes  particulières Puis,   en  sortant 

du  bal,  on  s'était  mis  à  courir  vers  la  place  Saint-Jacques, 
vers  la  barrière  du  Trône,  vers  la  Roquette,  vers  tous  les 
lieux  indiqués  pour  l'exécution  des  condamnés.  Couverts 
encore  de  leurs  travestissements,  des  groupes  nombreux 
d'hommes  et  de  femmes  vinrent  pour  voir  tomber  trois 
têtes  et  s'en  retournèrent,  à  leur  grand  désappointe- 
ment, sans  que  le  carnaval  finît  par  ce  drame  épouvan- 

(1)  On  amenait  les  condamnés  assis  à  côté  du  prêtre,  dans  le 
«  panier  à  salade  »  de  Bicêtre  à  la  barrière  Saint-Jacques.  —  L'heure 
d'exécution  fut  alors  modifiée  ;  on  choisit  l'aube  du  jour  au  lieu  de 
4  heures  de  l'après-midi. 


La    place    SAINT-JACQUES 


119 


table.  A  deux  jours  de  là,  ils  furent  plus  heureux!  (i)  » 

Cela    paraît    incroyable,    c'est    pourtant    tristement 

exact.  Lacenaire,  le  féroce  et  romantique  Lacenaire  — 


LA    TETE    DE    FIESCHI   APIIES   L  EXECUTION 

D'après  une  étude  Je  Brascassat. 

sinistre  gredin  qui  avait  assassiné,  pour  le  voler,  un 
malheureux  garçon  de  recette  —  eut  ses  amateurs.  On  se 
disjiulait  ses  autographes,   les  journaux  publiaient  ses 

(1)  Le  Mercfiirc  de  France  i,183G),  p.  3*J. 


120 


A    TRAVERS    PARIS 


«  poésies».  Le  8  février  1836,  jour  de  l'exéculion,  plus 
de  six  cents  personnes  se  pressaient  autour  de  l'échafaud, 
pour  «bien  voir».  Une  si  légitime  espérance  ne  fut  pas 
déçue.  Lacenaire  posa  jusqu'au  bout.  «  Pour  le  peu  de 
temps  qui  me  reste  à  vivre,  il  ne  faut  pas  perdre  mes 
anciennes  habitudes  »,  avait-il  dit  en  allumant  un 
cigare  soigneusement  déposé  sur  le  rebord  du  poêle, 
pendant  qu'au  greffe  le  bourreau  lui  «  faisait  la  toilette  »  ; 
Avril,  son  complice  —  celui  que  l'acte  d'accusation 
désignait  comme  «  se  livrant  à  l'oisiveté»,  —  avait  pris 
soin  de  se  couper  les  cheveux  lui-même  (^). 

Place  Saint-Jacques,  lorsque  Lacenaire  descendit  de 
la  charrette,  vers  huit  heures  du  matin,  un  long  mur- 
mure courut  dans  la  foule.  Avril  fut  décapité  le  premier, 
Lacenaire  fut,  à  son  tour,  «basculé»,  et,  pendant  vingt 
secondes,  le  couteau,  rouge  de  sang,  descendit  et  remonta 
sans  pouvoir  atteindre  le  condamné.  Â  huit  heures 
trente-trois,  la  tête  tombait;  ce  fut  une  belle  matinée 
pour  les  amateurs  de  guillotine  (2). 

Les  effroyables  fabricateurs  de  la  machine  infernale 
du  boulevard  du  Temple  —  sauvage  attentat  contre 
Louis-Philippe,  qui  n'atteignit  pas  le  Roi  et  fit  plus  de 
cinquante  victimes,  —  Fieschi,  Pépin,  Morey,  moururent 

(1)  Lacenaire  gamin,  voyant  l'affreux  Dautun  mourir  bravement, 
a  dit  ce  mot  où  il  y  a  un  avenir  :  «  J'en  étais  jaloux  ».  (V.  Hur.o 
Les  Misérables,  eh.  VII,  p.  322.) 

(2)  On  affichait  aux  coins  dos  rues  l'annonce  des  «  Mémoires  de 
Lacenaire  —  condamné  à  mort  —  avec  les  épreuves  corrigées  par 
lui-môme  ». 


Dessin  Ji;  Fcrat. 


Ij.\    ObSUAlIlK    AtX    (,AlAl,u\llil>. 


|>;ir'  l.iiJl 


M 


LA    PLACE    SAINT-JACQUES  123 

bravement;  il  fallut  soutenir  Morey,  un  vieillard  impo- 
tent; il  s'en  excusa.  «Ce  n'est  pas  le  courage  qui  me 
manque,  ce  sont  les  jambes!  »  Le  lendemain  de  cette 
triple  exécution,  le  propriétaire  du  café  de  la  Renais- 
sance, place  de  la  Bourse,  faisait  placarder  sur  tous  les 
murs  de  Paris  d'immenses  affiches  annonçant  «  qu'il 
venait  de  traiter  avec  M"®  Nina  Lassave  comme  demoi- 
selle de  comptoir  (prix  d'entrée  :  un  franc  par  per- 
sonne, sans  consommation...  ».  Nina  Lassave  —  une 
borgnesse  —  avait  été  la  maîtresse  de  Fieschi(i).  Alibaud 
—  condamné  comme  régicide  —  fut  exécuté  le  11  juil- 
let 1836.  Fidèle  aux  principes  qu'il  avait  professés  en 
Cour  d'assises  :  «  Je  meurs,  s'écria-t-il,  pour  la  liberté 
et  l'extinction  de  l'infâme  monarchie...  »  (2). 

Aujourd'hui,  la  place  Saint-Jacques  forme  un  vaste 
cercle  derrière  l'Observatoire,  à  la  hauteur  du  numéro  81 
de  la  rue  Saint-Jacques  (la  barrière  qui  la  coupait  autre- 
fois est,  depuis  l'annexion  de  1860,  reculée  beaucoup 
plus  loin).  Une  gare  du  Métro  s'y  épanouit,  des 
immeubles  luxueux   remplacent  les  bicoques  de  jadis. 

(1)  Brascassat  racontait  à  notre  grand-père  P.-J.  Mène,  son  ami, 
que  trois  peintres,  Brascassat,  Fourau  et  Lépaulle  s'en  vinrent  copier, 
à  Bicètre,  la  tête  coupée  de  Fieschi,  et,  pendant  qu'ils  travaillaient 
d'après  cette  sinistre  «  nature  morte  »,  une  grisette  les  regardait  faire 
en  chantonnant....  Au  loin,  ils  entendaient  «  hurler  un  fou!» 

(2)  Alibaud  mourut  «  calmoet  ferme  »  avec  la  seule  crainte  «  qu'on 
ait  mélangé  un  narcotique  à  la  boisson  qu'on  lui  offrit  avant  son  départ 
pour  l'échafaud  jjour  endormir  son  courage».  —  «  Je  ne  veux  ins- 
])irer  d'autres  sentiments  que  la  haine  à  mes  ennemis  et  l'estime  à 
quelques  citoyens  »,  s'était-il  écrié  durant  son  pi'ocès. 


12^ 


A    TRAVERS    PARIS 


Un  candélabre   à  sept  branches   se  dresse  à  la  place 
même  où  pendant  vingt  ans  s'érigea  l'échafaud. 

Seul,  un  «  mastroquet  »  peint  en  rouge,  «  Aux 
Caveaux  »,  à  l'angle  de  la  rue  de  la  Tombe-Issoire, 
rappelle  les  tristes  souvenirs  d'autrefois.  Ici  descendait 
le  bourreau  de  Paris  la  veille  des  exécutions  :  vers  trois 
heures  du  matin,  en  été,  vers  six  heures  en  hiver,  il 
commençait  à  dresser  la  guillotine  :  l'exécution  se  faisait 
au  petit  jour. 

Un  jardinet  de  banlieue  verdoie  derrière  la  maison- 
nette; une  tonnelle  s'y  arrondit,  couverte  de  viorne  et  de 
clématite.  Tout  en  «  prenant  un  verre  »  avec  un  ami,  ou 
—  comme  le  matin  de  l'exécution  de  Lacenaire  —  avec  un 
collègue  amateur,  «  Monsieur  de  Paris  »  pouvait  surveiller 
la  remise  où  reposaient  «  les  bois  - ,  en  face,  au  bout 
d'une  allée  sale  et  puante,  où  jouent  aujourd'hui,  dans  la 
boue,  des  enfants  déguenillés.  L'échafaud  dressé,  lorsque 
l'heure  sonnait  à  la  vieille  horloge  qui  se  dresse  encore 
près  du  comptoir  d'étain,  derrière  le  Zanzibar,  «  Mon- 
sieur de  Paris  »  n'avait  que  vingt  pas  à  faire  pour  aller 
vérifier  ses  «  déclics  »,  —  faire  «  jouer  le  couteau  »,  etc. 

L'opération  terminée,  la  machine  rouge  démontée, 
le  couperet  essuyé,  le  bourreau  se  lavait  soigneusement 
les  mains  et  rentrait  «  Aux  Caveaux  »  pour  y  terminer 
sa  bouteille  entamée  et  reprendre  sa  partie  de  piquet 
momentanément  interrompue. 


LE    «  MUR  »    DE    GRENELLE 


«Te  jour  de  l'exéculion',  je  voulus  accompagner  mon 
Li  camarade  sur  son  dernier  champ  de  bataille;  je  ne 
trouvai  pas  de  voiture,  je  courus  à  pied  à  la  plaine  de 
Grenelle.  J'arrivai  tout  en  sueur,  une  seconde  trop  tard  : 
Armand  était  fusillé  contre  le  mur  d'enceinte  de  Paris. 
Sa  tête  était  brisée,  un  chien  de  boucher  léchait  son  sang 
et  sa  cervelle...  »  (^)  Cette  sinistre  citation  des  Mémoires 
d'Ouire-Tomhe  relatant  la  mort  d'Armand  de  Chateau- 
briand, fusillé  le  Vendredi-Saint  31  mars  1809,  pourrait 

(1)  «... .  Je  suivis  la  charrelle  qui  conduisit  le  corps  dWrniand 
et  de  ses  deux  compagnons,  plébéien  et  noble,  Quintal  et  Goyon,  au 
cimetière  de  Vaugirard,  où  j'avais  enterré  M.  de  la  Harpe.  Je  retrou- 
vai mon  cousin  pour  la  dernière  fois  sans  pouvoir  le  reconnaître  :  le 
plomb  l'avait  défiguré,  il  n'avait  plus  de  visage;  je  n'y  pus  remarquer 
le  ravage  des  années,  ni  môme  y  voir,  la  mort  au  travers  d'un*  orbe 
informe  et  sanglant;  il  resta  jeune  dans  mon  souvenir,  comme  au 
temps  du  siège  de  Thionville.  Il  fut  fusille  le  Vendredi-Saint:  le  Cru- 
cifié m'apparalt  au  bout  de  tous  mes  mallieurs.  Lorsque  je  me  pro- 
mène sur  le  boulevard  de  la  plaine  de  Grenelle,  je  marrùto  à  ^egardiM- 
l'empreinte  du  tir,  encore  marquée  sur  la  muraille.  Si  les  balles  de 
Bonaparte  n'avaient  laissé  d'autres  traces,  on  ne  parlerait  plus  do 
lui.  «  {Mémoires  d'Outre-Tombe,  tome  III,  p.  24.) 


126  A    TRAVERS    PARIS 

servir  d'épigraphe  tragique  au  pèlerinage  que  nous  fai- 
sons aujourd'hui  dans  le  triste  quartier  de  Grenelle,  à  la 
recherche  du  «  mur  »  devant  lequel  —  de  1797  à  1815 
—  tombèrent  tant  de  victimes  royalistes,  républicaines 
ou  bonapartistes.  Le  comte  de  Mesnard  y  fui  exéculé  le 
premier  :  Convaincu  de  menées  royalistes,  émigré  à  l'in- 
térieur, il  est  arrêté  à  Passy,  traduit  le  10  octobre  1797 
devant  une  commission  militaire  siégeant  à  l'Hôtel  de 
Ville  et  condamné  à  mort.  Conduit  à  la  plaine  de  Gre- 
nelle, ce  brave  refusa  de  se  laisser  bander  les  yeux,  mit 
un  genou  en  terre  et  dit  simplement  en  saluant  le  pelo- 
ton d'exécution  :  «  Soldats,  je  suis  prêt...  »  Puis  il 
tomba  foudroyé  (*). 

(1)  «  La  Commission  militaire  siégeait  à  la  Maison  commune,  place 
de  Grève,  autrement  dit  à  l'Hôtel  de  Ville.  Le  premier  émigré  qui  com- 
parut devant  elle  (10  octobre  1797)  fut  Marie-Antoine-Alexandre-Dieu- 
donné,  comte  de  Mesnard,  né  à  Luçon  (Vendée),  capitaine-colonel  en 
survivance  des  gardes  de  Monsieur.  En  1789  il  avait  émigré  en  Angle- 
terre, était  rentré  en  1792  et  s'était  rendu  ensuite  à  Coblentz.  Arrêté, 
non  pas  à  Paris,  mais  à  Passy,  le  26  septembre  1797,. il  écrivit  à  l'un 
des  directeurs  que  «  pour  obéir  à  la  loi,  il  était  sorti  de  Paris  dans  les 
a  vingt-quatre  heures,  avec  l'intention  de  s'éloigner  du  territoire  de  la 
«  République  dans  les  quinze  jours  suivants,  mais  que,  n'ayant  pu  réa- 
«  liser  aucune  espèce  de  fonds  pourentreprendre  ce  vo^'age,  ilétaitrestéà 
«  Passy  et  n'avait  pu  dc'S  lors  exécuter  complètement  la  loi.  »  A  l'au- 
dience, on  lui  reprocha  d'être  porteur  de  faux  passeports  :  mais  quel 
émigré  n'était  pas  dans  ce  cas?  —  de  les  avoir  payés!  c'est  que  les 
agents  du  gouvernement  les  vendaient  ;  d'y  être  désigné  sous  un  faux 
nom  :  c'était  le  seul  moyen  de  vivre.  Il  n'eut  pas  de  défenseur  et  fut 
condarhné  à  mort.  Le  lendemain  il  fut  conduit  à  la  plaine  de  Grenelle.» 
{La  TeiTcur  sous  le  Directoire,  par  Victor  Piep-re,  Paris,  1887, 
p.  110.) 


LE   ((   MUR    »    DE   GRENELLE 


127 


Le  lendemain  —  pour  l'exemple  —  La  Kéveillère- 
Lépeaux,  président  du  Directoire,  invitait  les  journaux 
«  subventionnés  »  à  reproduire  le  texte  du  jugement  et 
le  récit  de  l'exécution.  D'autres  royalistes  viennent  mou- 


Chaiîal,  del. 


BAnniERE    DE   GRENEt.LE 


Barrois,   scitlp. 


rir  à  la  même  place,  MM.  de  Trion,  Chenu,  de  Beuville, 
Merle  d'Ambert,  le  comte  de  Lorges,  le  chevalier  des 
Roches,  le  comte  Pilliot  de  Coligny,  etc. 

L'immense  plaine  de  Grenelle  était  alors  couverte  de 
jardins  fruitiers,  de  petits  champs,  de  cultures  maraî- 
chères; le  mur  d'enceinte,  élevé  en  17S6  par  les  fer- 
miers généraux  pour  enclore  la  ville  et  leur  permettre 


128 


A    TRAVERS    PARIS 


de  percevoir  les  impôts  aux  barrières,  séparait  Paris 
de  la  plaine.  Les  Parisiens  avaient  hurlé,  bien  entendu. 

Le  mur  murant  Paris  rend  Paris    murmurant. 

proclamait  un  vers  légendaire,  et  sous  la  Révolution,  le 
19  Floréal  an  II  (1794),  une  fournée  composée  de  vingt- 
huit  fermiers  généraux  avait  été  guillotinée  en  manière  de 
riposte,  et  parmi  eux  Tillustre  Lavoisier,  un  de  ces  mal- 
avisés qui  firent  édifier  le  mur  d'enceinte.  C'est  contre  ce 
mur,  à  la  sortie  de  la  «  barrière  des  Ministres  »,  plus  tard 
«  barrière  de  Grenelle  »  qu'avaient  lieu  les  exécutions (^). 
La  parade  militaire  —  bataillons  encadrant  sur  trois  côtés 
le  condamné,  lecture  de  l'arrêt,  fusillade,  défilé  des 
troupes  —  se  déroulait  à  l'aise  sur  les  vastes  terrains  de 
la  plaine  de  Grenelle.  Le  cortège,  venant  soit  de  l'École 
militaire,  soit  de  la  prison  du  Temple,  soit  de  l'Abbaye, 
longeait  la  caserne  Dupleix,  passait  la  barrière  et  tour- 
nait à  droite,  où   les  plans,  de  1793  à  1815,  indiquent, 

(1)  «  C'est  contre  la  partie  du  mur  d'enceinte  touchant  à  l'ancienne 
barrière  de  Grenelle  qu'avaient  lieu,  sous  le  premier  Empire  et  jus- 
qu'à l'avènement  de  Napoléon  III,  les  exécutions  militaires. 

«  La  meilleure  preuve  que  l'on  puisse  donner  que  les  exécutions 
militaires  pouvaient  encore  avoir  lieu  à  cet  endroit  jusqu'à  la  pre- 
mière moitié  du  siècle,  ce  sont  les  paroles  que  le  général  Magnan 
adressait  aux  généraux  de  Paris,  le  28  novembre  1851,  quelques  jours 
avant  le  Coup  d'État  : 

«  Seul  responsable,  messieurs,  leur  disait-il  en  terminant  son 
«  allocution,  c'est  moi  qui  porterai,  s'il  y  a  lieu,  ma  tète  à  réclialaud 
«  ou  ma  poitrine  à  la  plaine  de  Grenelle.  »  [L'Ecole  militaire  et  le 
Champ  de  Mars,  par  Marcel  de  B^illehache,  p.  19.) 


Le  Sueur,  del.  p^^,^^    TUILERIE    IMlts   DE    L'ÉCOl.E    MILlIAIllH.  ^'^''^'''  ^^  ""''    "•''^^"'''• 

'.I 


LE   «   MUR    »   DE   GRENELLE  131 

derrière  un  bâtiment  de  péage,  une  sorte  de  redan  facili- 
tant les  exécutions.  Quant  au  mur  d'enceinte,  il  s'élevait 
exactement  le  long  de  l'actuel  boulevard  de  Grenelle,  sur 
l'emplacement  du  Métro;  la  barrière  s'ouvrait  à  la  place 
où  s'arrondit  aujourd'hui  la  grande  arche  de  pierre  du 
viaduc  sur  lequel  passe  le  chemin  de  fer,  dans  l'axe  de  la 
rue  de  Lourmel. 

Pendant  toute  la  Révolution,  la  plaine  de  Grenelle  fut 
un  centre  militaire.  Le  chimiste  Chaptal  avait  établi  dès 
1792  une  vaste  fabrique  de  poudre  dans  l'ancien  château 
(car  Grenelle  comportait  un  château  (i)  ;  le  31  août  1794, 
quelques  jours  après  le  drame  de  Thermidor,  à  sept 
heures  et  demie  du  matin,  cette  poudrière  fit  explosion, 
semant  aux  alentours  la  ruine  et  la  mort,  tuant  ou  bles- 
sant plus  de  douze  cents  personnes,  effondrant  le  quar- 
tier :  «  les  maisons  semblaient  descendues  sous  terre  »  : 
toutes  les  vitres  furent  brisées  dans  un  rayon  de  plu- 
sieurs kilomètres,  dont  celles  de  la  galerie  de  Rubens,  au 

(1)  Le  château  de  Grenelle  dépendait  de  l'abbaye  de  Sainte-Gene- 
viève. Il  avait  droit  de  haute  justice  et  appartenait  à  la  famille  du  sire 
de  Craon.  Au  xvii^  siècle,  la  plaine  de  Grenelle  est  consacrée  aux  exer- 
cices militaires;  au  xviii*  on  bâtit  rÉ<ole  militaire.  Le  boulevard  de 
Grenelle  longe  le  mur  d'octroi  de  1786.  Les  barrières  étaient  celles 
«  des  Ministres  »  ou  de  Grenelle  'en  face  le  château),  celle  «  de  la 
CuMCtte  »  (sur  la  Seine)...  En  1824,  iMM.  Violet  et  Le])eliicr,  acheteurs 
de  la  ferme  du  château,  conçurent  le  projet  d'élever  un  village  dans  la 
plaine  leur  appartenant.  On  traça  des  rues  et  le  peuplement  fut  si 
rapide  que,  le  20  octobre  1830,  Grenelle  était  détaché  de  la  commune 
de  Vaugirard  et  devenait  une  commune  séparée,  qui  fut  annexée  à 
Paris,  en  1860. 


132  A    TRAVERS    PARIS 

Palais  du  Luxembourg,  où.  par  suite  de  la  commotion, 
les  portes  des  prisons  (le  Luxembourg  était  alors  lieu  de 
détention)  s'ouvrirent  d'elles-mêmes  (^).  AChaillot,dans  la 
chaussée  d'Antin  et  jusque  sur  la  route  de  Saint-Denis  on 
ramassa  des  culottes,  des  chapeaux  et  d'autres  lambeaux 
de  vêtements  arrachés  aux  malheureux  ouvriers...  ».  Le 
soir  de  cet  efTroyable  malheur,  les  théâtres  de  Paris 
restèrent  fermés. 

Tous  les  partis  se  reprochèrent  mutuellement  la 
honte  de  ce  crime,  dont  les  causes  sont  demeurées 
inconnues.  En  1795  le  Directoire  installe  dans  la  plaine 
un  vaste  camp  que  les  terroristes  tentèrent,  en  sep- 
tembre 1796,  de  soulever  contre  le  gouvernement.  Les 
principaux  chefs  du  mouvement,  dont  Drouet  —  le 
Drouet  de  Varennes  —  réunis  en  une  vieille  auberge  de 
la  rue  de  Vaugirard,  numéro  226,  au  Soleil  d'Or,  distri- 
buent des  armes  à  leurs  partisans...  On  attaque  le  camp  : 
les  insurgés  sont  sabrés,  emprisonnés,  déférés  aux  com- 
missions militaires,  douze  d'entre  eux  sont  fusillés  sur 
le  théâtre  de  leurs  exploits.  Drouet  s'évade  miraculeuse- 

(1)  Le  concierge  de  la  Maison  d'arrêt  du  Luxembourg  a  fait  part 
de  la  conduite  honorable  et  des  sentiments  que  viennent  d'exprimer 
des  prisonniers  de  cette  Maison,  laquelle  a  éprouvé,  par  l'explosion  des 
poudres  de  Grenelle,  une  secousse  si  violente  que  les  carreaux  de  la 
galerie  de  Rubens  ont  été  entièrement  fracassés  et  que  les  portes 
desdites  prisons  se  sont  ouvertes.  Ces  prisonniers  ont  dit:  «  Mes  amis, 
«  voilà  les  portes  ouvertes;  le  premier  qui  osera  se  présenter,  nous 
«  l'anéantirons.  Respecta  la  loi!  Faisons  voir  que,  sous  les  verrous, 
«  le  républicanisme  n'est  pas  étoufl'é.  »  [Arch.  nai.,  fascicule  III, 
Seine,  13.) 


LE   ((   MUR    »   DE   GRENELLE 


133 


ment  de  la  prison  de  l'Abbaye  par  un  tuyau  ilc  cheminée 
et  disparaît (1). 

On  lève  le  camp  de  Grenelle,  mais  la  plaine  reste 
réservée  aux  exécutions...  Coïncidence  étrange,  les  plans 
de  Paris  de  1090  portent    marqués  à  cette   place  trois 


EXPLOSION  DE  LA  POCDRIÈHE  DE  GRENELLE  LE  24  FRUCTIDOR  A\  II. 

Couché  fils,  did    et  scidp. 

piliers  de  justice  :  le  «  gibet  de  Grenelle  ».  Aux  mal- 
faiteurs d'autrefois  succèdent  les  victimes  politiques. 

Le  29  octobre  1812,    six   fiacres  entourés   de   gen- 
darmes amenèrent  de  la  prison  de  l'Abbaye  au  «  mur  » 


^l)  [Archives  de  la  Seine).  Carton  448,  dossier  i;585(j. 


134 


A    TRAVERS    PARIS 


douze  condamnés.  C'est  le  général  Malet  et  ses  complices 
qui  viennent  expier  leur  audacieuse  tentative  de  révolte 
contre  l'empereur  Napoléon  (i)...  Une  foule  immense 
emplissait  les  abords  de  la  plaine.  L'affluence  des  spec- 
tateurs était  à  ce  point  considérable  que  le  lendemain  de 
l'exécution  les  sieurs  Sanson  et  Cloud,  jardiniers,  plaine 
de  Grenelle,  réclamaient  aux  Domaines  pour  «  dévasta- 
lions  commises  par  le  public  et  la  force  armée  sur  envi- 
ron quatre  arpents  de  terre  cultivée  »  ;  ils  obtinrent 
972  francs  d'indemnité!  «  Chapeau  bas  »,  avait-on  crié 
à  l'arrivée  des  condamnés,  et  tous  les  fronts  avaient  dû 
se  découvrir.  Placé  au  centre  de  ses  compagnons  le  gé- 
néral Malet  réclama  l'honneur  de  commander  le  feu...  et, 
à  son  ordre,  cent  vingt  balles  criblèrent  ces  braves,  à 
bout  portant  ;  Malet,  ruisselant  de  sang   mais  resté  de- 

(1)  Message?-  du  Soir  du  l^^''  Vendémiaire  an  V  :  «  Paris,  5^  jour 
complémentaire.  Les  individus  qui  ont  été  exécutés  hier,  au  camp  de 
Grenelle,  pour  se  concilier  les  sans-culottes,  avaient  eu  la  précaution  de 
se  couvrir  de  haillons.  La  plupart  même  étaient  en  chemise  et  avaient 
laissé  leur  habit  au  Temple.  Aussi  les  .Jacobins  et  ces  harjnes  qui  se 
portaient  sur  leur  passage  faisaicnt-ds  observer  à  leurs  voisins  que 
c'étaient  des  gens  du  peuple,  do  malheureux  ouvriers,  etc.,  et  qu'on 
laissait  bien  tranquilles  les  chefs  qui  les  avaient  égarés. . . . 

«  Les  condamnés  étaient  dans  deux  voitures,  six  dans  chacune 
d'elles;  ils  étaient  couchés  sur  de  la  paille,  les  mains  liées  derrière  le 
dos.  Ils  sont  arrivés  sur  les  deux  heures  au  camp,  où  tous  les  mili- 
taires qui  le  composaient  étaient  sous  les  armes.  On  les  a  l'ait  mettre 
à  genoux  sur  une  même  ligne.  Derrière  eux  était  la  compagnie  degrcna- 
diers  qui  les  ont  fusillés  au  signal  donné.  Tous  sont  tombés  à  la  première 
décharge  sans  mouvement  et  sans  vie,  à  l'exception  d'un  seul  qui  leur 
a  survécu  trois  ou  quatre  secondes  eta  été  achevé  à  coups  de  fusil.  » 


LE   «   MUR   »   DE   GRENELLE 


135 


bout,  ne  s'écroula  qu'à  la  seconde  décharge,  en  accla- 
mant la  Liberté.  Un  vieux  soldat,  le  capitaine  Borderieux, 
qui    n'avait  absolument  rien  compris  au   complot   où  il 


*;^ 


EXÉCUTION    DE    MAI.ET    ET    DE    SES    COMPLICES. 

Typogr.  Claye  et  Taillefer. 

avait  été  mêlé,  râlait  encore  :  «  Vive  l'Empereur  !  »,    la 
poitrine  trouée  de  balles  (^). 

(1)  Extrait  du  Procès-Verbal  de  l'ejc-gémlral  de  brigade  Malet.— 
«  Arrivés  sur  le  terrain,  M.  le  Juge  rapporteur,  accompagné  du  grcl- 
fiLT,  a  donné  lecture  du  jugement,  à  liaute  et  intelligible  voix,  en  pré- 
sence de  la  Garde  impériale  et  des  troupes  de  la  garnison  de  Paris 
réunies  sous  les  armes  et  de  M.  Dunepart,  maire. 

V  Cette  lecture  terminée,  les  condamnes  Malet,  Lahorie,  Guidai, 


136  A    TRAVERS    PARIS 

Toujours  devant  ce  mur  tragique  tomba,  le  19  août 
1815,  à  six  heures  et  demie  du  soir,  le  général  de 
Labédoyère,  colonel  commandant  à  Grenoble  le  régi- 
ment qui  le  premier  se  rallia  à  Napoléon  lors  du  retour 
de  l'île  d'Elbe.  Livré  par  trahison,  Labédoyère  —  nom- 
mé général  avant  Waterloo  —  avait  été  arrêté  le  2  août 
au  numéro  5  du  faubourg  Poissonnière,  alors  qu'avant 
de  s'expatrier,  il  venait  embrasser  sa  jeune  femme  et 
son  enfant.  Labédoyère  fut  condamné  à  mort  ;  vainement 
sa  femme  s'était  jetée  aux  genoux  du  Roi  ;  Louis  XVIII, 
qui  redoutait  les  émotions,  n'avait  rien  voulu  entendre. 
Intrépide,  Labédoyère  vint  se  placer  debout  devant  le 
peloton  d'exécution  :  «  On  ne  me  refusera  pas,  s'écria- 
t-il,  le  plaisir  de  commander  une  dernière  fois  l'exercice 
à  de  braves  camarades.  Mes  amis  tirez,  et  ne  me  man- 
quez pas...  En  joue...  feu  !  »  Le  même  jour  le  maréchal 
Ney  était  écroué  à  la  Conciergerie  (*). 

Soulier,  Picquerel,  Fessart,  Lefebvre,  Steenliower,  Régnier,  Boc- 
clieiampe,  Beaumont,  Borderieux  ont  été  mis  à  mort  à  k  heures  du 
soir  par  un  piquet  de  la  garde  tiré  des  grenadiers... 

«  Les  cadavres  des  susnommés  ont  été  enlevés  par  les  soins  de 
M.  Dunepart,  maire  de  la  commune  de  Vaugirard  et  transportés  au 
lieu  des  sépultures  de  ladite  commune  pour  y  être  inhumés,  confor- 
mément aux  lois  et  coutumes...  [Ai'chives  du  Conseil  de  guerre. 
«  Affaire  Malet  »). 

(1)  «  Labédoyère  fut  le  dernier  soldat  exécuté  dans  la  plaine  de 
Grenelle.  Par  un  hasard  étrange,  la  place  choisie  derrière  la  caserne 
Dupleix  sur  les  murs  de  laquelle  on  retrouvait  encore  au  commence- 
ment du  siècle  la  trace  des  balles  qui  n'avaient  pas  porté,  occupait 
l'emplacement  de  l'ancienne  justice  de  Saint-Gcrmain-des-Prés.  » 
[Histoire  de  Vaugirard,  par  Joseph  Lapalus,  tome  \^',  p.  373.) 


LE   ((   MUR    »   DE   GRENELLE  139 

C'est  l'emplacement  de  ce  mur  devant  lequel  sont 
venus  mourir  tant  de  vaillants  que  nous  recherchions 
l'autre  matin.  A  l'endroit  où,  jusqu'en  18G1,  passa  l'en- 
ceinte de  Paris,  s'incurvent  aujourd'hui  les  arches  de 
pierre  supportant  le  chemin  de  fer  métropolitain,  et  un 
immense  quartier,  sombre  et  triste,  couvre  maintenant 
la  plaine  de  Grenelle.  Que  d'usines,  que  d'industries, 
que  de  dépôts  de  charbon  de  terre,  que  de  hautes  mai- 
sons ouvrières,  dominés  par  la  tour  Eiffel  et  la  Grande 
Roue,  épave  immobile  de  l'Exposition  de  i900!  On  a 
remblayé  les  pentes  conduisant  à  la  Seine  (jadis  boule- 
vard de  la  Cunette)  ;  parfois,  entre  deux  bâtisses  neuves, 
apparaît  un  champ  pelé,  jaunâtre,  reste  de  la  «  plaine  » 
de  Grenelle.  La  caserne  Dupleix  existe  toujours,  mais 
l'intervalle  qui,  jusqu'à  la  Restauration,  la  séparait  du 
mur  d'enceinte,  est  couvert  de  maisons  modernes. 

Le  mur  de  la  caserne,  autrefois  longé  par  les  cor- 
tèges des  condamnés,  clôt  aujourd'hui  les  arrière-cours 
de  la  rue  Glodion.  Il  commence  rue  Desaix,  près  d'une 
ancienne  porte  condamnée,  émerge  au-dessus  de  palis- 
sades grises  et,  par  un  coude,  s'enfonce  à  gauche  der- 
rière les  immeubles  précités.  L'obligeance  du  mar- 
chand de  vin  voisin  met  à  notre  disposition  une  échelle 
qui  nous  permet  de  voir  par-dessus  les  palissades... 
Voici  le  mur,  noir,  disloqué,  lépreux,  devant  lequel  ont 
passé  tant  de  malheureux  marchant  à  la  mort!...  Un 
brouhaha  trouble  notre  rêverie  :  une  classe  enfantine 
lâchée  à  l'heure  du  déjeuner  envahit  la  rue  et  se  masse, 


140 


A    TRAVERS    PARIS 


curieuse,  autour  de  l'échelle  sur  laquelle  est  juché  «  un 
monsieur  qui  regarde  l'herbe  »  !  Il  faut  déguerpir  et 
obtenir  de  concierges  renfrognées  et  soupçonneuses  lau- 
lorisation  d'inspecter  leurs  courettes...  Quelques  mètres 
plus  loin,  nous  arrivons  au  viaduc  du  Métro  et  nous 
atteignons  l'endroit  même  où  s'adossaient  les  condam- 
nés, face  à  la  plaine.  C'est,  à  peu  près,  l'emplacement 
du  guichet  de  sortie  des  voyageurs  descendant  à  la 
«  station  Dupleix  ».  Aujourd'hui,  devant  nous,  s'élève, 
au  numéro  64  du  boulevard  de  Grenelle,  un  hôtel 
borgne,  l'hôtel  de  Bourgogne,  et  à  côté,  «  le  Petit 
Louvre  ».  Là  s'étale  une  enseigne  sur  calicot  apprenant 
aux  fins  gourmets  du  quartier,  que  «  la  Mère  la  Fiaî- 
cheur  est  revenue  avec  ses  huîtres  »...  Les  voyageurs 
affairés  se  précipitent  vers  les  escaliers  du  Métro  et 
nous  bousculent  à  cette  place  qui  pendant  si  longtemps 
fut  sinistre  et  redoutable...  Comment  s'imaginer  que 
c'est  là  que  tombèrent  tant  de  braves? 

Cependant  la  boue  où  nous  piétinons,  rhumidilé 
froide,  le  jour  blafard,  nous  poussent  à  la  mélancolie  ; 
les  sanglants  souvenirs  que  nous  évoquons  sont  d'ac- 
cord avec  les  tristesses  ambiantes...  A  ce  moment  passe 
une  sorte  de  «  convoi  du  pauvre  »  ;  les  tristes  fleurs 
d'automne  sont  parcimonieusement  disposées  sur  l'humble 
corbillard  que  quelques  inditTérents  accompagnent...  Il 
semble  que  ce  soit  l'enterrement  de  la  saison   morte  ! 


RUE  DE  L'ANCIENNE-COMÉDIE 

Le   Café    Procope. 
L'Hôtel    de    la    Fautrière. 


LA  rue  de  l'Ancienne-Comédie  esl  une  des  rares  voies 
parisiennes  ayant  gardé  l'aspect  pittoresque  d'autre- 
fois. Des  maisons  à  pignons,  des  balcons  antiques,  de 
poudreuses  boutiques  revêtues  de  leurs  grilles  de  défense, 
une  entrée  sur  le  curieux  passage  du  Commerce,  un 
nom  évocateur,  «  Café  Procope  »,  inscrit  sur  un  beau 
balcon  de  fer  forgé  et  enfin  cette  inscription  «  Ancien 
Hôtel  des  Comédiens  Français  »,  gravée  au  numéro  14 
sur  une  plaque  commémorative,  en  font  un  but  de  pro- 
menade cher  aux  amoureux  du  vieux  I*aris.  Peu  decjuar- 
tiers  renferment  en  moins  d'espace  plus  de  précieux 
souvenirs  :  souvenirs  d'art  et  de  polémique  avec  la  Comé- 
die-Française el  le  café  Procope,  souvenirs  d'émeutes 
avec  l'hôtel  de  la  Fautrière,  témoin  de  l'un  des  plus  vio- 
lents préludes  de  la  Révolution. 

Le   18  avril   1689,  la  rue  des   Fossés-Sainl-Gcrmain- 
des  Prés  (ainsi  se  dénommait  alors  la  rue  de  l'Ancienne- 


142 


A    TRAVERS    PARIS 


Comédie)  était  en  ébullition.  La  Comédie-î''rançaise  y 
inaugurait,  par  une  sensationnelle  représentation  de 
Phèdre  et  du  Médecin  malgré  lui,  sa  nouvelle  salle  de 
spectacle.  Exilés  de  la  rue  Mazarine,  à  la  suite  des 
plaintes  des  jansénistes  austères  du  collège  Mazarin, 
leurs  voisins,  les  «  Comédiens  du  Roy  »,  avaient  longue- 
ment cherché  un  nouvel  abri.  Repoussés  de  partout  ils 
avaient  dû  se  rabattre  sur  la  salle  de  jeu  de  paume  du 
sieur  l'Etoile,  rue  des  Fossés-Saint-Germain.  D'après 
les  dessins  de  F.  d'Orbay,  ils  avaient  fait  édifier  une 
vaste  salle  dorée,  fort  luxueuse  avec  son  triple  rang  de 
loges  «  richement  étoffées  »  et  sa  brillante  «  roue  de 
chandelles  pendant  du  milieu  du  plafond  peint  par  Boul- 
longne  ».  Les  malheureux  spectateurs  installés  sous  ces 
chandelles  avaient  l'avantage  de  payer  moins  cher,  mais 
aussi  le  désagrément  de  sortir  de  là  mouchetés  de  gouttes 
de  suif;  on  les  appelait  «  les  Chevaliers  du  lustre  ». 
L'inauguration  fut  un  succès  et,  chose  inouïe  pour 
l'époque,  la  recette  monta  à  1.889  livres  (*).  Le  Théâtre- 
Français  étalait  sur  la  rue  sa  façade  de  «  pierres  de  taille, 

(1)  Une  curieuse  gravure  de  GliarlesCoypol  donne  une  idée  exacte  de 
l'aspect  général  de  la  Comédie  avant  le  lever  du  rideau.  Cette  estampe 
est  de  1726  ;  c'est  le  frontispice  des  dessins  composés  par  Coypel 
pour  les  pièces  de  Molière.  Le  Mercure  de  France,  de  juillet  1726,  en 
annonçant  cette  gravure  dit  :  «  Elle  représente  la  salle  de  la  Comédie, 
la  toile  et  les  lustres  baissez.  On  y  voit  une  partie  des  loges  et  du 
parterre,  que  l'auteur  a  remplis  de  caractères  variez  et  comiques  : 
petits-maîtres  sur  le  théâtre  ;  femmes  du  bel  air  dans  les  loges  ;  au 
parterre,  vieux  piliers  de  spectacles,  jeunes  gens  nouvellement  débar- 
quez ;  grands  hommes  incommodes  à  des  petits,  etc..  En  vente,  chez 


RUE    DE    L  ANCIENNE-COMEDIE 


145 


couronnée  d'un  fronton  triangulaire  dans  le  tympan  duquel 
s'allongeait  une  figure  de  Minerve  en  demi-relief.  Au- 
dessous,  les  armes  de  France  et  un  cartouclie  avec  cette 
inscription  en  lettres  d'or  sur  marbre  noir  :  «  Hôtel  des 


LE    FRONTON    DE    LANCIENNE    COMÉDIE. 

(Klat  actuel.)  H.  Stresser,  jjhut. 

comédiens  du  Roy,  entretenus  par  Sa  Majesté,  1638  ». 
Au  rez-de-chaussée,  quatre  bureaux  de  recette,  deuxves- 

Surrugue,  gi-aveur,  rue  des  Noyers,  vis-:i  vis  Saint-Yves.  Le  prix  est 
de  quinze  sols  ».  Il  est  à  remarquer  qu'il  n'y  a  pas  d'emplacement 
réservé  pour  les  musiciens,  comme  sur  le  plan  de  Bloiidel,  qui  est  de 
vingt-cinq  ans  postérieur  :  on  les  plaçait  encore  dans  une  loge,  comme 
au  tcmi)s  de  Gliappuzeau.  Il  n'y  avait  pas  non  plus  de  bancs  d'orchestre 
pour  le  public,  et  le  parterre  debout  s'étendait  jusqu'à  la  scène,  mais 
une  grille  placée  à  peu  près  à  hauteur  de  tète  séparait  les  acteurs  des 
spectateurs  du  premier  rang. 

10 


K£«alB 


146 


A    TRAVERS    PARIS 


libules,  une  salle  de  décompte,  des  petites  boutiques  de 
libraires  et  de  bijoutiers,  un  passage  communiquant  avec 
la  rue  des  Mauvais-Garçons  (aujourd'hui  rue  Grégoire- 
de-Tours).  C'est  là  que  le  Théâtre-Français  fil  acclamer 
Molière,  Racine,  Corneille  et  Voltaire  jusqu'en  1770, 
époque  oii,  abandonnant  cette  installation  précaire  et 
qui  menaçait  ruine,  il  émigra  au  Palais  des  Tuileries,  en 
la  salle  des  Machines,  oîi  le  Roi  lui  donna  asile  (i). 

En  face,  de  l'autre  côté  de  la  rue,  le  café  Procope 
hébergeait  en  ses  somptueux  salons  la  fleur  des  beaux 
esprits,  lés  Encyclopédistes,  les  «  Aristarques  »  d'alors. 
En  jouant  aux  dominos,  aux  échecs,  au  tric-trac  et  sur- 
tout en  discutant  rageusement,  les  clients  absorbaient 
des  sorbets  et  des  glaces  dont  la  renommée  était  célèbre. 
Le  «  Café  Procope  »  remplaçait  une  maison  de  bains  fré- 
quentée au  xvir  siècle  par  les  joueurs  de  paume  de 
l'Étoile  et  les  duellistes  du  Pré-aux-Clercs,  tout  voisin. 
Mais  r  «  étuve  »  ne  se  contentait  pas  d'offrir  du  linge 
bien  chaud  à  son  élégante  clientèle;  on  y  festoyait  au 
son  d'  «  une  musique  à  l'italienne  ».  Le  fondateur  de  la 
maison,  Procopio  Cultelli,  avait  suivi  Catherine  de  Médi- 
cis  en  France.  En  même  temps  que  les  comédiens  fran- 
çais s'installaient  rue  de  l'Ancienne-Comédie,  le  petit- 

(1)  En  vertu  d'une  permission  royale,  les  comédiens  quittent  leur 
salle  menaçant  ruine  «  dans  un  tel  état  de  caducité,  qu'il  n'était  plus 
possible  d'y  séjourner  »,  et  s'en  vont  en  1770  s'installer  aux  Tuileries 
en  la  Salle  des  Machines  où  ils  resteront  douze  ans.  Pendant  la  Révolu- 
tion le  «  Bureau  de  prêt,  n"  296  »  s'installa  dans  les  locaux  abandonnés 
du  théâtre  de  la  rue  de  l'Ancienne-Comédie. 


COUI'E    DE    I.A    SAI.I.K    DE    SPECTACLE    DE    LA    COMÉDIE-HUXÇAISE, 
Kibaull,  del.  Vue  du  cùlé  du  lliéàlre. 


RUE    DE    L  ANCIENNE-COMEDIE 


149 


fils  du  vieux  Procopio  y  ouvrait  le  premier  café  fondé  à 
Paris...  Le  café  Procope  fut  vile  à  la  mode  :   Voltaire, 


COIPE    SUR    LA    LARGEUR    DU    BATIMENT    DE    LA    COMliDIK-lllANCAlS*:, 

Ribaull,  del.  Vu  du  côté  de  rampliithéâtre. 

Piron,  J.-B.  Rousseau,  Fontenelle,  Crébillon,  Diderot, 
Grimm,  etc.,  etc.,  y  fréquentèrent.  Beaumarchais  y  allait 
aux  nouvelles,  J.-J.  Rousseau  y  fit  de  rares  apparitions. 


150  A    TRAVERS    PARIS 

Pendant  la  Révolution,  la  grande  voix  de  Danton,  «  Pré- 
sident chéri  du  District  des  Cordeliers  »,  y  retentit;  on 
y  rédigea  des  motions  fulminantes,  et  c'est  du  Procope 
que  partit  le  mot  d'ordre  lançant  à  l'assaut  du  palais  des 
Tuileries  les  émeutiers  envahisseurs. 

Dès  les  premiers  jours  de  1789,  en  effet,  le  district  des 
Cordeliers  fut  en  quelque  sorte  «  la  citadelle  des  idées 
nouvelles  ».  On  y  respirait  une  atmosphère  de  révolte  ; 
les  têtes  chaudes  y  abondaient  :  Danton,  Camille  Desmou- 
lins, Fabre  d'Eglantine  ;  le  boucher  Legendre  y  avait  son 
étal  ;  Maral  logeait  tout  contre  le  Théâtre-Français,  à 
l'hôtel  de  la  Fautrière,  c'est  là  qu'il  publiait  sa  feuille  de 
sang  :  l'Ami  du  Peuple  ou  le  «  Publicxste  parisien^  j ournal 
politique  et  impartial,  »  portant  cette  épigraphe  vitam 
impendere  vero,  «  de  l'imprimerie  de  M.  Marat,  rue  de  la 
Vieille-Comédie,  n°  39  ».  Aussi  s'expliquera-t-on  facilement 
l'effervescence  générale  lorsqu'au  petit  matin  du  22  jan- 
vier 1790  le  bruit  se  répandit  que  les  «  sicaires  de  la 
tyrannie  »  avaient  résolu  d'arrêter  Marat,  décrété  de 
prise  de  corps,  par  le  tribunal  du  Châtelet,  sous  préven- 
tion de  «  libelles  et  propos  incendiaires  et  séditieux  ^  ». 

(t)  Procès  instruit  contre  Marat  et  Danton  «  prévenus  de  libelles  et 
propos  incendiaires  et  séditieux  »  (n»'  47,  52  ot  83  de  l'Aini  du  Peuple), 
où  Marat,  attaquant  les  Comités  de  l'Hôtel  de  Ville,  blâmait  leurs  folles 
dépenses  et  déplorait  leur  gestion  ruineuse). 

Ordre  aux  patrouilles  de  saisir  rA?)ii  du  Peuple  entre  les  mains  des 
colporteurs.  Ce  numéro  portant  la  date  du  31  décembre  1789,  insultait 
le  maire  de  Paris  «  automate  dans  la  main  du  ministre  ». 

Le  district  des  Cordeliers  demande  à  l'Assemblce  nationale  Tannu- 


RUE    DE    L  ANCIENNE-COMEDIE 


153 


Tout  le  quartier  avait  envahi  la  rue  de  l'Ancienne- 
Comédie.  Les  hommes,  la  trique  au  poing,  juraient 
d'assommer  les  gens  de  justice,  «  les  bouchers  parlaient 


COUPE    ET    PROFILS    DE    LA    SALLE    DE    SPECTACLE    DE    LA    COMÉDIE  -  FRANÇAISE . 

Ribaull,  del. 

de  fermer  leurs  boucheries  »,  les  femmes  demandaient 
des  armes  et  vociféraient  ;  une  mégère,  levant  en  l'air  un 

latioii  des  poursuites  contre  Danton  qui,  depuis  le  commencement  de 
la  Révolution  s'est  dévoué  tout  entier  à  la  chose  publique  »,  proteste 
contre  les  vils  calomniateurs  qui  imputent  à  Danton  des  propos  sédi- 
tieux (22  janvier  1790). 

Le  district  des  Cordclicrs,  protestant  contre  le  décret  de  priso  de 


IK   \ 


154 


A    TRAVERS    PARIS 


pistolet,  glapissait  :  «  Mon  mari  est  grenadier,  s'il  arrête 
Marat,  je  lui  brûle  la  cervelle  !...  »  Vers  neuf  heures 
arrive  en  voiture  une  «  personne  velue  de  noir  »,  suivie 
de  deux  huissiers  et  d'une  escorte.  Au  milieu  des  insultes, 
des  cris,  des  menaces,  les  infortunés  représentants  de 
l'autorité  parviennent  à  la  porte  de  l'hôtel  de  la  Fau- 
trière.  La  portière  les  arrête  et  appelle  un  officier  de 
la  garde  nationale,  qui  déclare  aux  huissiers  ahuris  avoir 
reçu  du  district  l'ordre  de  s'opposer  à  l'exécution  de  leur 
mandat.  Pendant  ce  colloque,  le  peuple  hurlait,  et  dans 
leurs  rapports,  les  malheureux  huissiers  Ozanne  et 
Damien  précisent  que  «  l'un  des  membres  du  Comité,  que 
nous  avons  appris  depuis  se  nommer  M.  Danton,  a  élevé 
la  voix  et  a  dit  :  «  Si  tout  le  monde  pensait  comme  moi, 
((  on  ferait  battre  la  générale  et  le  tocsin,  alors  on  aurait 
«  le  faubourg  Saint-Antoine  et  plus  de  20,000  hommes 
«  devant  lesquels  les  troupes  blanchiraient  1  »  (i) 

corps,  par  une  délibération  du  11  décembre  1789,  avait  rendu  un 
solennel  hommage  à  son  président  chéri,  exaltant  le  courage,  le  talent 
et  le  civisme  de  Danton. 

Invitation  à  la  garde  nationale  de  refuser  main-forte  à  l'exécution 
contre  Danton. 

Perquisition  par  les  commissaires  de  la  section  Henri  IV,  chez  la 
dame  Meunier,  rue  Gît-le-Cœur,  à  l'effet  de  saisir  des  écrits  incendiaires 
qui  alarment  les  bons  citoyens,  surtout  celui  ayant  pour  titre  :  «  C'en 
est  fait  de  nous  »,  signé  Marat,  29  juillet  1790  ;  Marat  y  assurait  «  que 
500  à  600  têtes  abattues  assureraient  repos,  liberté  et  bonheur  ». 

TuETET.  Répertoire  général  des  sources  manuscrites  de  l'Histoire 
de  Paris,  tome  I,  passim,  pages  141,  142,  143,  147.  — Archives  natio- 
nales, Y,  10504,  A.  N.,  D  xix,  84. 

(1)  Archives  Nationales  BB,  30,  162. 


i'OnrKAlT    UE   J.-l'.    MAI'AT. 


k?  Vk^T: 


RUE    DE    l'aNCIENNE-COMÉdIE  15"/ 

Menacés,  débordés,  les  huissiers  se  replient  sur  le 
Chàtelet  «  pour  y  demander  de  nouveaux  ordres  et  par 
crainte  d'être  cause  d'une  révolution  ».  On  les  renvoie 
derechef  rue  de  l'Ancienne-Comédie,  solidement  escortés, 
main-forte  devant  rester  à  la  loi.  Ils  pénètrent  enfin 
dans  l'hôtel,  perquisitionnent  dans  le  logis  de  Marat  au 
rez-de-chaussée  (*)  ;  dans  la  cave,  y  saisissent  «  deux 
presses  en  activité  n  et  montent  enfin  au  sixième  étage, 
«  sur  le  devant,  en  un  petit  logement  occupé  par  M""  Vic- 
toire Nogait  »,  femme  de  confiance  de  M.  Marat  dont  elle 
cachait  la  correspondance  sous  ses  jupons.  Interrogée, 
Mlle  j^ogait  déclare  «  que  M.  Marat  ne  couche  plus  dans 
la  maison  depuis  huit  jours  »(2). 

De  fait,  profitant  de  l'effervescence  populaire  et  des 
hésitations  des  huissiers,  Marat  avait  subre[)ticement 
quitté  l'hôtel  de  la  Fautrière,  grâce  à  la  complicité  de  la 
demoiselle  Fleury,  une  actrice  du  Théâtre- Français, 
«  bonne  fille,  complaisante  à  tous  »,  qui  l'avait  fait  filer 
par  son  appartement  dont  une  issue  donnait  sur  la  rue 
des  Mauvais-Garçons. 

Tout  penauds  les  huissiers  regagnèrent  au  milieu  des 
huées,  le  tribunal  du  Chàtelet...  ce  terrible  tribunal 
devant  qui  tous  tremblaient  la  veille  et  qu'un  journaliste 
venait  de  mettre  en  échec. 

(1)  L'appartement  de  Marat  au  rez-de-chansséo  de  l'hôtel  de  la  Fau- 
trière comportait  «  une  antichambre,  une  chambre  à  coucher  à  droite, 
un  salon  au  fond  de  l'antichambre;  un  retranchement  derrière  le  salon 
rempli  de  feuilles  de  l'AtHi  du  l'cnpie.  (Archives  Nationales  BU,  30,  162.) 

(2)  Archives  Nationales,  IJB,  30,  1G2. 


158 


A    TRAVERS    PARIS 


Que  reste-t-il  de  tant  de  souvenirs  évocateurs  ?  Le 
café  Procope  a  gardé  son  beau  balcon  de  fer,  mais  la 
clientèle  s'est  totalement  modifiée,  le  café,  scindé  en  deux 
parties,  abrite  aujourd'hui  deux  bouillons.  L'un  offre  à 
ses  pensionnaires  une  série  de  plats  dont  le  coût  oscille 
entre  25,  30  et  40  centimes.  L'autre  a  gardé  le  nom  de 
«  Café  Procope  »  ;  on  y  mange  à  la  carte,  et  le  public  est 
prévenu  que  «  les  repas  sans  boisson  »  auront  à  sup- 
porter un  supplément  de  10  centimes.  Un  refuge  protes- 
tant remplace  au  n°  16  l'hôtel  de  la  Fautrière.  L'ex- 
immeuble  du  Théâtre-Français,  remanié,  complètement 
modifié,  s'ouvre  au  n°  14,  entre  la  boutique  d'un  pape- 
tier fleurie  de  cartes  postales  et  un  dépôt  de  «  l'OEuvre 
sociale  du  bon  lait  ».  N'étaient  la  plaque  commémorative 
et  la  Minerve  de  Le  Hongre,  encastrée  —  épave  tragique  — 
dans  la  façade,  rien  ne  permettrait  de  reconnaître  l'ancien 
hôtel  des  Comédiens  français.  Entrons  :  nous  voici  en 
une  cour  pavée,  triste  et  grise...  et  c'est  pourtant  à  la 
place  de  cette  cour  lugubre  que,  de  1696  à  1770,  s'éta- 
laient les  rangs  de  chaises  et  de  fauteuils,  l'orchestre, 
les  loges...  Ici  opérait  le  moucheur  de  chandelles,  et 
tempêtait  le  tumultueux  parterre.  Une  immense  façade 
vitrée  occupe  aujourd'hui  l'emplacement  du  rideau. 
Entrons  :  nous  montons  sur  ce  qui  fut  la  scène  ;  cette 
partie  est  à  peine  modifiée.  Voici  le  plancher  incliné,  le 
même  peut-être  où  Adrienne  Lecouvreur,  la  Glairou, 
Lekain,  Dazincourt,  promenèrent  leurs  cothurnes  tra- 
giques ou  leurs  mules  à  talons  rouges. 


RUE  DE  l'anc.ienne-comÉdie  159 

Au  fond,  à  gauche,  à  droite,  partout,  des  poutres,  des 
poutrelles,  des  trappes,  des  portants,  des  cintres...  une 
carcasse  de  théâtre  transformée  en  magasin.  Hier  c'était 
un  dépôt  de  papier,  aujourd'hui  c'est  une  verrerie,  demain 
une  papeterie  s'y  installera  de  nouveau.  Par  terre,  des 
tas  de  paille,  des  piles  de  bouteilles,  de  bocaux,  des 
caisses  d'emballage  à  moitié  pleines...  Cinq  ouvriers 
travaillent  en  chantant  sous  ces  voûtes  sonores,  dans 
cette  forêt  de  charpentes  antiques  que  sillonnent  des  fils 
conducteurs  d'électricité.  Quelques  «  fermes  »  ont  sur- 
vécu, un  monte-charges  évoque  de  très  loin  les  contre- 
poids des  machineries  du  xvm"  siècle!  Les  communi- 
cations sont  coupées  entre  le  magasin  et  les  escaliers 
desservant  jadis  les  loges.  A  gauche,  dans  la  cour,  un 
de  ces  escaliers  existe  encore...  Que  de  beaux  seigneurs 
poudrés  et  musqués  ont  dû  fiévreusement  le  gravir  pour 
monter  aux  loges  de  jolies  actrices  !  Que  de  cœurs  ont  dû 
battre  en  escaladant  ces  marches  aujourd'hui  disloquées 
et  branlantes  !... 

Nous  montons  :  l'escalier  est  étroit,  noir,  sale,  le 
carrelage  danse  sous  le  pied...  Qui  pourrait  croire  que  ce 
fut  une  échelle  pour  paradis  artificiel?...  Nous  montons 
toujours...  soudain,  tout  là-haut,  on  entend  une  porte 
s'ouvrir...  des  voix  de  femmes...  un  frou-frou  de  jupes... 
le  bruit  sec  de  talons  de  bottines  descendant  au  galop, 
et  une  douzaine  de  jeunes  filles  ébourilfées,  rieuses, 
charmantes,  passent  rapides  devant  le  visiteur  qui 
s'elTace  contre  le  mur.  0  évocation  !  C'est  dans  ce  bruit. 


160 


A    TRAVERS    PARIS 


dans  ce  désordre  joyeux,  que  devaient  —  sous  l'appel  du 
régisseur — dégringoler  l'escalier  les  «  nymphes  de  1760  » 
certainement  en  retard  pour  leur  entrée  du  «  quatre  ». 
L'explication  est  bien  simple  :  au-dessus  de  la  scène, 
dans  les  cinlres,  s'étend  un  vaste  et  clair  atelier  d'artiste 
qui,  lui  aussi,  a  sa  légende.  Le  baron  Gros,  Horace  Ver- 
net,  bien  d'autres  peintres  y  travaillèrent;  il  y  a  une 
trentaine  d'années,  le  savant  M,  Mareyyinstallale  amanège 
d'oiseaux  »,  à  l'aide  duquel  il  put  mener  à  bien  son  beau 
travail  sur  «  la  Machine  animale  ».  Ces  petits  témoins 
emplumés,  revêtus  d'un  harnachement  communiquant 
avec  un  appareil  inscripteur,  guidaient  M.  Marey  dans  ses 
patientes  études,  lui  permettant  de  dénombrer  leurs  mou- 
vements, leurs  battements  d'ailes;  ils  l'aidaient  à  appro- 
fondir le  mécanisme  du  vol  des  oiseaux,  un  des  nombreux 
mystères   qui  stupéfient  notre   ignorance  !...  (*•)  Aujour- 

(1)  L'éminenl  M.  Edmond  Pcrrier,  membre  de  l'Institut,  Directeur 
du  Muséum  d'iiistoirc  Naturelle,  a  bien  voulu  nous  adresser  la  lettre 
suivante,  qui  conte  de  la  plus  spirituelle  façon  cet  épisode  de  la  vie 
de  Marey. 

«...  Marey  a  commencé  à  travailler  en  1854,  et  c'est  en  18G4  qu'il 
institua  rue  de  l'Ancienne-Comcdie  un  laboratoire  privé  depliysiologie. 
Il  a  publié  ses  observations  sur  le  vol  des  oiseaux  en  1874,  dans  un 
volume  intitulé  La  Machine  animale  (Alcan,  éditeur),  mais  il  avait  aupara- 
vant imaginé  force  appareils  enregistreurs  que  l'on  appelait  alors  des 
tourne-broches,  parce  que  leur  pièce  maîtresse  était  un  cylindre  tour- 
nant enduit  de  noir  de  fumée  ;  pour  ceux  qui  ne  perdent  jamais  une 
occasion  de  rire  d'autrui,  Marey  était  le  physiologiste  du  tourne- 
broche.  Je  n'ai  pas  de  documents  précis  sur  l'aviation,  mais  les  études 
sur  le  vol  des  oiseaux  ont  dii  commencer  vers  1870. 

Comme  il  était  en  plein  quartier  latin,  le  laboratoire  de  la  rue  de 


RUE    DE    l'aNCIENNE-COMÉdIE  161 

d'hui,  ce  bel  atelier  sert  à  un  cours  de  dessin  et  peinture. 
Une  quarantaine  de  chevalets  se  dressent  autour  de  la 
table  à  modèle  où  pose  une  Italienne  ;  à  droite,  à  gauche, 
d'autres  jeunes  filles  travaillent  d'après  le  «  Germanicus  », 
la  «  Vénus  de  Milo  »,  un  chapiteau  corinthien;  dans  les 
pièces  voisines,  on  étudie  la  perspective,  l'anatomie,  et 
ce  sont  quelques-unes  de  ces  charmantes  écolières  qui 
viennent  de  se  sauver...  Il  est  l'heure  d'aller  déjeuner. 

rAiicienne- Comédie  était  très  fréquenté,  et  Ton  y  rencontrait  un  char- 
mant accueil.  Marey  enregistrait  toutes  sortes  de  choses  ;  les  batic- 
ments  du  cœur  des  dames,  voire  leurs  frémissements.  Il  aimait  à  leur 
faire  remarquer  l'émolion  de  l'appareil  posé  sur  la  pointe  de  leur 
cœur  ;  ses  visiteuses  s'accordaient  à  le  trouver  exquis. 

Il  était  cependant  petit  et  gros,  mais  il  avait  l'œil  si  malin... 

Il  a  depuis  transporté  ses  appareils  au  Parc  des  Princes  oii  il  a  créé 
un  véritable  institut  de  cette  physiologie  du  mouvement  qu'il  a 
renouvelée. 

Marey  est  mort,  il  n'y  a  pas  bien  longtemps,  en  1904;  c'est  Dastrc 
qui  l'a  remplacé  à  l'Académie  des  Sciences,  et  d'Arsonval,  au  Collège 
de  France  où  il  avait  lui-même  suppléé  Flourens. 

Il  travailla  d'abord  avec  Chauveau.  Il  eut  alors  l'audace  d'introduire 
dans  le  cœur  vivant  d'un  cheval,  de  petits  ballonnets  de  caoutchouc 
qui  suivaient  tous  les  battements  du  cœur  et  qui  étaient  reliés  à  des 
appareils  chargés  de  les  enregistrer... 


AU    JARDIN    DES    PLANTES 


DANS   les  dernières  semaines    de  décembre    1857,    le 
facteur  vint  —  selon  les  rites  consacrés  —  offrir  à 
Henri    Murger    l'almanach  _  ..; 

de  Tannée  future.  Le  poète 
hésita  longtemps  avant  de 
l'accepter... 

—  Je  ne  devrais  pas  le 
prendre...  conclut-il  sévè- 
rement, je  n'ai  pas  été  sa- 
tisfait du  dernier  !... 

Nous  aurions  pu  faire 
pareil  accueil  à  l'abomi- 
nable printemps  glacial  et 
neigeux  que  nous  avons 
subi;  mais  depuis  quelques 
jours  il  daigne  enfin  sourire 
entre  deux  averses,  et  tout 
aussitôt  chacun  est  dehors,  contemplant  les  feuilles 
vertes,  respirant  l'odeur  de  l'herbe,  prêt  à  entreprendre 


AU   JAliDIN    IIIS    PLANTES. 

fiavariii,  del. 


164 


A   TRAVEES    PARIS 


de  lointains  pèlerinages  pour  saluer  des  arbres  fruitiers 
poudrés  à  frimas. 

Quant  à  nous,  une  habitude  d'enfance  nous  entraîne 
invinciblement  vers  l'antique  et  délicieux  Jardin  des 
Plantes.  Ici  tout  nous  est  familier,  la  cabane  des  chèvres 
du  Thibet,  les  perchoirs  des  grands  aras    au    plumage 

rouge  et  bleu,  les  abomina- 
bles cages  des  lions  et  la 
volière  des  hérons.  Mais  ce 
ne  sont  pas  les  animaux  que 
nous  venons  fêter  aujour- 
d'hui, c'est  le  divin  printemps 
qui  réserve  au  Jardin  son 
plus  délicieux  sourire.  Amis 
lecteurs,  croyez-moi,  embar- 
quez-vous sur  quelque  ba- 
teau-mouche, remontez  la 
Seine,  —  il  n'est  pas  plus 
adorable  promenade  à  Paris 
—  abordez  au  pont  d'Aus- 
terlitz  et  donnez-vous  la  joie  de  flâner  deux  heures  dans 
le  vieux  Jardin  des  Plantes,  si  injustement  délaissé  de 
nos  jours.  C'est  le  plus  merveilleux  bouquet  de  fleurs 
que  la  nature  ait  pris  la  peine  d'offrir  aux  ingrates 
Parisiennes. 

On  connaît  la  modeste  origine  de  ce  beau  parc  fondé 
vers  1635  par  Guy  de  La  Brosse  sur  des  terrains  aban- 
donnés servant  de  voirie  ;  ce  brave  homme  y  établit  le 


AU    JARDIN    DES    PLANTES. 

Gavarni,  del. 


LOLIS    XIV,    COI.IiEnT    ET    LA    COUR    VISITANT    LNE     DES    GRANDES   SAI.I.ES    DU    JARDIN 
DU    ROI  (1671). 
Dunos,  fecit  17i0. 


Sébasl.  Le  Clerc,  del. 


Au   JARDIN   DES   PLANTES  1()~ 

Jardin  des  plantes  médicinales  (i),  dont  la  vente  et  la  cueil- 
lette n'intéressaient  jusqu'alors  que  de  pauvres  idiots  et 
quelques  femmelettes.  Dans  son  rapport  à  Louis  XIII, 
Guy  de  La  Brosse  précise  ses  ambitions  :  «  Le  Jardin 
sera  en  pente  douce,  exposé  au  levant  et  au  midy,  ayant 
en  son  milieu  une  montagne  artificielle  d'un  arpent  de 
contenu...  es  environs  se  verra  une  eau  courante  finissant 
en  un  marais  pour  les  plantes  palustres  ».  Depuis,  les 
rois  tinrent  tous  à  honneur  d'enrichir  le  Jardin  cher  aux 
Parisiens;  mais  —  chose  étrange —  ce  fut  la  Révolu- 
lion  française  qui,  le  plus  efficacement,  contribua  à  sa 
prospérité.  Pendant  que  la  fureur  populaire  éventrait 
les  ■  hôtels  princiers,  rasait  les  châteaux,  vidait  les 
églises,  jetait  bas  les  statues,  le  Muséum  d'histoire  natu- 
relle (c'était  le  nom  nouveau  du  Jardin  du  Roi  augmenté 
d'une  ménagerie)  recueillait  les  collections  éparses,  les 
bètes  affamées  et  abandonnées...  Au  Muséum,  les  ména- 
geries royales  de  Versailles,  de  Trianon,  du  Raincy,  et 
aussi  les  ménageries  d'amateurs  exhibées  un  peu  partout; 
au  Muséum,  les  herbiers  et  les  collections  minéralo- 
giques  saisies  dans  les  biens  nationaux  ;  au  Muséum,  les 
«  curiosités  »  éparses  dans  les  églises...  En  1792, 
Bernardin  de  Saint-Pierre,  alors  directeur,  reçoit,  pro- 

(i;  La  Butte  Coypeau  sur  laquelle  Guy  de  La  Brosse  allait,  dix- 
huit  ans  plus  tard,  jeter  son  dévolu  pour  y  établir  le  Jardin  Royal  des 
Plantes  médicinales,  apparaît  ici  (Plan  de  la  Ville,  cités,  universités 
et  faubourgs  de  l*aris.  —  Merian,  1715.)  très  nettement  dessinée  avec 
ses  buissons  et  ses  arbres.  [Bibliograijlne  du  Jardin  des  Plantes,  par 
Louis  Denise,  page  21.  (Daragon,  édit.,  1903.) 


168  A    THAVERS    PARIS 

venant  de  Versailles,  un  <<  zèbre,  un  bubal  (oirert  au  Roi 
en  1785  par  le  dey  d'Alger),  un  pigeon  à  aigrette,  un 
rhinocéros  de  l'Inde  et  un  lion  du  Sénégal  escorté  d'un 
chien  braque,  son  habituel  compagnon  qui  fait  toute  sa 
consolation  »,  assure  une  estampe  de  l'an  III  ;  il  plaide 
et  gagne  devant  la  Convention  la  cause  des  pauvres  ani- 
maux condamnés  à  mort(*),  et  entasse  dans  les  réserves 
du  Muséum  les  objets  les  plus  hétéroclites;  c'est  ainsi 
que  la  dépouille  mortelle  du  maréchal  de  Turenne  figura 
«  dans  un  local  attenant  à  ram[thithéàtre,  servant  de 
laboratoire  »,  près  des  momies  égyptiennes  et  du  sque- 
lette d'un  rhinocéros  unicorne  {-).  Les  collections  s'enri- 
chissent rapidement  :  les  triomphantes  armées  de  la 
République  et  du  Consulat  n'ont  garde  d'oublier  le 
Muséum  (3).  La  précieuse  collection  du  prince  d'Orange, 

(1)  «  ...L'animal  mort,  le  mieux  préparù,  ne  présente  qu'une  peau 
rembourrée,  un  squelette,  une  anatomie.  La  partie  principale  y 
manque,  la  vie,  qui  le  classait  dans  le  règne  animal...  La  plante  morte 
n'est  plus  végétale,  puisqu'elle  ne  végète  plus...  »  Et  le  bon  Bernardin 
conclut  ainsi  :  «  Les  tuerons-nous  pour  en  faire  des  squelettes?  — 
Ce  serait  leur  faire  injure  ».  (Mémoire  sur  la  nécessité  de  joindre  une 
Ménagerie  au  Jardin  National  des  Plantes  de  Paris.  —  Didot,  1792.) 

(2)  «  Nous  remarquâmes,  au  travers  du  vitrage  qui  couvrait  ce 
cercueil,  un  corps  étendu,  enveloppé  d'un  linceul,  lequel  avait  été 
déchiré  et  découvrait  la  tète  jusqu'à  l'estomac.  »  (Inventaire  général 
des  richesses  d'art  de  la  France.  —  Archives  du  Musre  des  Monuments 
français,  tome  II,  p.  378-381,  du  16  thermidor  an  IV  (3  août  1796). 
«  Demande  de  Lcnoir  au  Directoire  Exécutif  pour  faire  retirer  du 
cabinet  du  Jardin  des  Plantes  le  corps  de  Turenne,  qui  y  était  placé 
auprès  des  momies  égyptiennes  et  des  «  gouanches  »  [sic?). 

(3)  «  Au  quai  d'Orsay,  Albert  ajoute  à  ses  bains  des  bains  médici- 


AU  JARDIN  DES  PLANTES 


109 


les  éléphants  du  Slathouder  (Ilans  cl  Parkio,  dont  une 
brochure  de  l'an  VI  célèbre  les  «  vertus  morales  ('),  les 


9iu.r  ?u  J'jriia ifiar/Tli  Jés  c^nK!  VL?e^ùuiis  Mi^uvfiuu-J S''Mrn' . 


iXrH^hJUiJ^.it^ 


VUE    DU   JAIiDIN    ROYAL    DES    PLANTES   MEDICINALES 
AU    FAUBOURG    SAINT-VICTOR. 


ours  de  Borne,  les  momies  et  les  animaux  sacrés 
d'Egypte,  toutes  les  reliques   des  temples  et  des  tom- 

naux  »  pour  remédier  à  l'état  d'égarement  d'esprit  dans  lequel  sont 
tombés  une  quantité  d'individus  des  deux  sexes  depuis  la  Révolution. 
{Jou7nal  de  Paris  (vendémiaire  an  VI.) 

(1)  «  Vertus  morales  des  deux  éli'-pkunls,  nulle  el  femelle,  nouvellement 
arrivés  à  la  Ménagerie  Nationale  du  Jardin  des  Plantes,  précédées  d'un 


17Ô  A    TRAVEtîS    PARIS 

beaux  de  Thèbes  èlde  Memphis,  les  poissons  fossiles  de 
Vérone,  fitc,  etc.,  sont  expédiés  à  Paris.  On  échange 
contre  des  «  pépites  d'or,  des  pierres  précieuses,  des 
morceaux  de  lapis-lazuli  »  un  important  cabinet  miné- 
raiogique,  et  de  tous  les  coins  de  la  terre  les  voyageurs 
rapportent  des  milliers  d'échantillons  d'animaux,  grands 
ou  petits.  Tout  Français  exilé  de  France  pense  à  son 
vieux  Jardin.  Les  grognards  de  l'expédition  d'Egypte 
déterraient  les  pharaons  à  son  intention  (^);  M.Edmond 
Perrier,  l'aimable  directeur  actuel,  nous  racontait  hier, 
avec  une  reconnaissante  émotion,  qu'un  petit  caporal 
d'infanterie  de  marine  venait  de  lui  ramener  du  fin  fond  de 
l'Afrique,  et  au  prix  de  mille  dangers,  tout  un  lot  d'ani- 

trailé  sur  le  genre  de  ces  animaux...,  tiré  du  célèbre  Buffon...,  rédigé 
par  le  citoyen  V***  (Vignier).  —  Paris,  Gueffier,  an  III.  In-8°,  20  p., 
fig  sur  bois  (E.  p.  3978).  Epigr.  Le  plus  sot  animal,  à  mon  avis,  c'est 
l'homme.  —  Despréaux,  Sat.  VIII.  » 

Fête  de  la  Liberté  et  entrée  triomphale  des  objets  de  sciences 
et  d'arts  recueillis  en  Italie.  Programme.  —  Paris,  Imp.  de  la  Répu- 
blique, thermidor  an  VI.  {Arch.  nat.,  F.  17,  1065,  n"  6.)  : 

«  Le  9  thermidor,  à  neuf  heures  du  matin,  tous  les  citoyens  invités 
à  former  le  cortège,  se  réuniront  sur  la  rive  gauche  de  la  Seine,  près 
le  Muséum  d'Histoire  Naturelle.  —  La  première  division  du  cortège 
était  consacrée  à  l'histoire  naturelle.  Les  cliars,  défilant  entre  deux 
rangs  de  professeurs  et  d'élèves,  portaient  des  minéraux,  des  graines, 
des  végétaux  étrangers  vivants...,  le  5"  un  lion  d'Afrique,  le  6^  une 
lionne...,  le  S"'  un  ours  de  Berne.  Viendront  ensuite  deux  chameaux 
et  deux  dromadaires,  etc..  » 

(1)  Une  partie  de  la  ménagerie  de  Tippoo-Sahib  est  achetée  à  Lon- 
dres, et  la  brochure  qui  précise  cet  achat  est  ornée  d'une  gravure 
représentant  «  Constantine,  lionne  de  la  ménagerie  et  ses  trois  petits 
mâles,  nommés  Marengo,  Jemmapes  et  Fleurus.  »  (An  IX.) 


AU   JAUUIN   DES   PLANTES 


173 


maux    et  d'insectes  rares  qui  manquaient    à   nos   col- 
lections !  (') 

Mais  aujourd'hui  ce  n'est  pas  ce  pittoresque  et  amu- 
sant passé   qui  nous  préoccupe.   Longeons   donc   hàti- 


CABTE    D  ACCES   AUX    GALEBIES    DUiMUSEUM. 

Epoque  Louis-Philippe. 

vement  les  parcs  à   moutons,    les  fosses  aux  ours,    les 
grilles  des  girafes...  et  admirons  les  fleurs  !   —  Tout   le 

(1)  Pendant  la  Restauration,  ringcniciir  Bralle  eut  l'idée  de  cons- 
truire un  appareil  élewitoirc  qu'il  appela  «  la  machine  camelliydrau- 
lique  »  que  l'aisaionl  mouvcr  les  chameaux  du  Jardin  des  Plantes 
«  jusque-là  nourris  inutilement  ».  —  Intermédiaire  des  Curieux  et  des 
Chercheurs,  t.  XXII,  p.  229. 


itr-T-  —■  '  ■  w>-i 


174  A    TRAVERS    PARIS 

beau  Jardin  semble  une  immense  corbeille...  Voici  les 
roses  tendres  des  pêchers  et  des  pommiers  de  Chine, 
des  cognassiers,  des  amandiers;  voici  toute  la  gamme 
délicate  des  blancs,  aubépines,  poiriers  et  pommiers... 
dans  les  parterres  éclatent  le  pourpre,  l'azur  et  l'or  des 
tulipes,  des  pensées,  des  jacinthes,  et  sur  les  velours 
verts  des  cèdres,  des  marronniers  et  des  frênes  se 
détache  la  broderie  sanglante  des  arbres  de  Judée  !  Les 
acanthes,  les  joubarbes,  les  lierres  poussent  leurs 
feuilles  lancéolées  autour  de  vieux  arbres  vénérables, 
chenus,  corsetés  de  fer  qui  furent  plantés  par  les  Vespasien 
Robin,  les  Bulïon,  les  Quatrefages...  Nous  voici  à  l'entrée 
des  serres,  près  des  cèdres  du  Liban...  Sous  la  conduite 
du  jardinier  en  chef,  un  érudit  artiste  qui  chérit  ses 
plantes,  nous  promenons  à  travers  des  forêts  vierges  en 
miniature  notre  curiosité  charmée  ;  quel  défilé  de 
végétaux  étranges,  aux  odeurs  troublantes,  aux  noms 
vaguement  entrevus  dans  le  tiobinson  suisse  et  le  Journal 
de  Stanley  à  la  recherche  de  lAvingstone!...  Voici  les 
arbres  textiles  et  aussi  «  l'arbre  à  pain  »  5  voici  le 
manioc,  l'arbre  à  gutta-percha,  le  bétel  —  ce  dentifrice 
des  Siamoises,  —  la  coca  —  cher  à  Mariani,  —  le  mus- 
cadier, le  calebassier,  le  baobab  —  qu'illustra  Tartarin, 
—  l'antiaris  qui  empoisonne  les  flèches  des  sauvages,  et 
le  pied  de  vanille  historique  dont  les  boutures  servirent 
à  créer  les  plantations  actuelles  de  l'île  de  la  Réunion... 
Voici  les  plantes  médicinales,  le  jujubier,  le  copayer, 
le  strophanlus,  l'emetica,  etc.,  etc.  A  côté  les  serres  des 


— -^  -^-- 


AU   JARDIN   DES   PLANTES 


175 


orchidées,   un  étonnement  :  de  tous  ces  pots  reposant 
sur    une    couche    profonde    d'escarbilles    noires,    dans 


UN    COIN    l)t    JAIiDIN    DES    l'I.AMES. 

Un  très  vieil  arbre  planté  par  Vespasien  Robin. 

Photog.  H.  Stresser. 

l'atmosphère  humide  et  chaude,  sortent  des  végctalions 
folles,  des  fleurs  bizarres,  d'un  violet  de  cicatrice  ou 
d'un  rouge  d'apoplexie  ;  des  clochettes  mauves  éclatent 


176 


A    TRAVERS    PARIS 


au  bout  de  tiges  longues  et  velues;  des  feuilles  ver- 
nissées, comme  découpées  dans  du  zinc  ou  de  la  bau- 
druche, les  entourent...  Par-ci,  par-là,  émergent  des 
fers  de  lance  ou  des  kriss  malais  entourant  des  crosses 
d'évêque  ou  des  artichauts  violacés.  Ici  les  cattleyas 
montreut  leurs  peluches  et  leurs  satins  lilas,  là  les 
népenthès  laissent  pendre  leurs  pipes  verdâtres  tapissées 
de  poils;  au  plafond,  sur  des  racines  coupées  et  dessé- 
chées, les  orchidées  du  Brésil  lancent  dans  l'air  des 
fusées  scintillantes.  Plus  loin,  les  plantes  vénéneuses  et 
aussi  les  plantes  carnivores,  celles  qui  engluent  puis 
absorbent  les  insectes...  Enfin  le  merveilleux  spectacle 
des  fougères,  —  les  platycériums,  ces  torchères  de 
verdure...  et  nous  comprenons  toute  la  grandeur  de 
cette  lettre  de  Taine  à  Paradol  :  «  J'étais  hier  au  Jardin 
des  Plantes...  Je  voyais  cette  vie  intérieure  qui  circule 
dans  ces  minces  tissus  et  dresse  les  tiges  drues  et 
fortes...  j'ai  senti  tout  mon  cœur  trembler  d'amour  pour 
cet  être  si  beau,  si  calme,  si  grand,  si  étrange  qu'on 
appelle  Nature  ;  je  l'aimais,  je  l'aime  ;  je  le  sentais  et 
je  le  voyais  partout,  dans  le  ciel  lumineux,  dans  l'air 
pur,  dans  cette  forêt  de  plantes  vivantes  et  animées,  et 
surtout  dans  ce  grand  souffle  vif  et  inégal  du  vent  de 
printemps  !...  (i)  » 

(1)  H.  Taine.  Lettre  à  Paradol  i20  mars  1849).  «  Hier,  mon  ami, 
je  l'ai  senti  en  moi  (l'amour  de  la  Nature)  avec  une  force  que  je  n'ai 
jamais  éprouvée.  J'étais  au  Jardin  des  Plantes,  et  je  regardais  dans 
un  coin  isolé  un  monticule  couvert  d'herbes  des  champs,  vertes, 
jeunes,  non  cultivées,  fleuries;  le  soleil  brillait  au  travers ,  lèvent 


AU  JARDIN  DES  PLANTES 


177 


Dans  la  salle  voisine  s'étalait  autrefois  en  un  immense 
bassin  la  «  Victoria  Regia»,  la  fleur  géante  des  lacs 
africains.  Nous  ne  la  verrons  plus...  On  manque  d'argent 


ENTr.ÉK    DES    cnANUKS    SERRES. 


Pt'Otog.  M.  Siresser 


en  France  pour  la  culture   des  plantes  rares  et  le  trop 
maigre  budget  du  Muséum  ne  permet  pas  d'acheter  le 

soufflait,    agitait  toute  cette  moisson  de    brins  serres,  d'une  transpa- 
rence et  d'une  beauté  merveilleuses Oli!  que  n'étais-je  Inirs  de  ce 

sale  Paris,  dans  la  campagne  libre  et  solitaire  !  »  —  Correspondance. 
(Hachette,  1902.) 

12 


178  A    TRAVERS    PARIS 

charbon  nécessaire...  28°  de  chaleur  à  entretenir  de 
février  à  août,  cela  coûte  6.000  francs,  et  l'on  a  dû  y 
renoncer...  La  «  Victoria  Regia  »  ne  fleurira  plus  à 
Paris  ! 

Quittant  à  regret  ces  pauvres  serres  qui  menacent 
ruine,  hélas  !  nous  retraversons  le  grand  Jardin  enso- 
leillé où  les  bâtiments  s'effritent,  où  les  clôtures  se  dis- 
loquent... (1)  Tout  cela  va-t-il  disparaître  et  l'indifférence 
des  pouvoirs  publics  laissera-t-elle  périr  —  faute  de 
ressources  —  celte  superbe  institution  qui  resle  une  de 
nos  gloires  françaises? 

Un  espoir  s'offre  aux  fidèles  du  passé.  Une  société 
vient  de  se  fonder  :  «  les  Amis  du  Muséum  »,  sous  la 
présidence  de  son  très  éminent  directeur  M.  E.  Perrier; 
tous  les  professeurs  de  l'admirable  établissement, 
MM.  Vaillant,  Becquerel,  Stanislas  Meunier,  Hamy,  Van 
Tieghem,  etc.,  ont  tenu  à  honneur  de  s'y  inscrire  dès  le 
premier  jour,  et  au  premier  appel  les  souscriptions  ont 
afflué;  la  cotisation  n'est  que  de  dix  francs.  Nous  voulons 
croire  que  tous  ceux  qui  aiment  l'antique  «  Jardin  du 
Roi  »  —  où  nos  mères  nous  conduisirent  enfants,  comme 
elles-mêmes  y  avaient  été  conduites  par  nos  grand'mères, 
—  que  tous  les  bons  Parisiens  encore  attachés  à  leur 
Paris  auront  à  cœur  de  payer  leur  dette  de  reconnais- 
sance et  d'amour  au  vieux  Jardin  des  Plantes  en  péril. 

(1)  Dernièrement,  la  parfaite  artiste.  M""  Madeleine  Lemaire, 
manquait  des  fleurs  nécessaires  pour  les  distribuer  comme  modèles 
aux  élèves  des  cours  qu'elle  professe  avec  tant  d'éclat  au  Muséum 


AU   JARDIN   DES   PLANTES  179 

Dans  la  niiil  du  8  au  9  janvier  1871,  pendant  que  les 
obus  tombaient  sur  Paris  assiégé  et  allamé,  quelques  pro- 
fesseurs du  Muséum,  réunis  dans  un  bureau,  causaient 
douloureusement  des  misères  du  temps  et  bénissaient 
les  braves  cœurs  venant  au  secours  de  la  France  meur- 
trie. Tout  naturellement,  le  nom  de  sir  Richard  Wallace, 
ce  dévot  de  Paris,  ce  bienfaiteur  du  Muséum,  cet  ami  des 
mauvais  jours,  fui  prononcé...  Presque  au  même  moment, 
un  Ijruit  etTroyable  ébranla  la  maison  :  un  obus  venait 
d'éclater  dans  une  serre  voisine...  Nos  savants  se  préci- 
pitent :  tout  est  brisé,  émietté,  anéanti  I  Seules  quelques 
lleurs  ont  échappé  au  désastre. 

Alors,  pieusement,  respectueusement,  ces  professeurs 
ramassant  les  fleurs  épargnées,  en  forment  un  bouquet 
et  ont  l'idée  charmante  de  l'offrir,  comme  un  témoignage 
de  reconnaissance,  à  sir  Richard  ^Yallace,  à  l'homme  de 
bien  qui  —  comme  eux  —  souffrait  des  malheurs  de 
notre  pays... 

Une  lettre  rédigée  par  le  vénérable  et  illustre  Che- 
vreul  et  signée  par  tous  les  professeurs  accompagnait  ce 
bouquet  sacré...  J'imagine  qu'en  ses  précieuses  collec- 
tions Richard  Wallace  dut  réserver  une  place  d'honneur 
à  ces  éloquentes  fleurs  du  siège!...  Le  Muséum  avait 
reçu  quatre-vingt-sept  obus  !  (^) 

(1)  Lettre  de  Monsieur  Cheweul  à  Monsieur  Richard  Wallace. 

.,        .  l'aiis,  le  15  lie  ianvici'  1871. 

Monsieur,  '  •" 

Dans  la  nuit  du  8  au  9  de  janvier  1871.  quelques  professeurs  du 
Muséum  dMIistoire  Naturelle  parlaient  des  misères  du  temps,  du  siège 


180 


A    TRAVERS    PAIUS 


Ce  bouquet  symbolique,  c'est  l'obole    que  le  Jardin 
des  Plantes  offre  encore  aujourd'hui  à  ceux  qui  l'aiment 


Daubigny,  (Jel. 

I,E    PAI.MARIUM    VERS    1840. 


de  Paris,  évcnenient  dont  l'imprévu  même  augmentait  la  gravité.  On 
s'étonnait  du  calme  de  l'Europe  civilisée  du  xix*^  siècle  assistant  à  ce 
spectacle  ;  mais  plus  accessibles  aux  sentiments  généreux  qu'aux 
passions  haineuses,  nous  aimions    à    citer  quelques  noms    étrangers 


AU  JARDIN  DES  PLANTES 


181 


et  veulent  le  secourir...  Il  se  pare  de  ses  plus  belles  fleurs 
et  nous  crie  :  «  Allons,    les   amoureux    tic    Paris...    au 


Louis  Marvy,f/e/. 


LES    fiRANUES    SERRES. 


portés  p<ir  des  cœurs  vraiment  l'rançais  :   et  voilà  comme  le   nom  de 
Iliciiard  W  allace  sortit  de  j)iusicurs  bouches! 

Quelques  minutes  à  peine  écoulées,  un  bruit  éclatant  interrompt 


182 


A    TRAVERS    PARIS 


secours!  Donnez  pour  de  vieux  murs  croulants,  donnez 
pour  de  pauvres  animaux,  donnez  pour  des  fleurs,  don- 
nez pour  de  la  heaulé!...  —  Les  admirables  et  modestes 
savants  qui  sont  l'iionneur  et  la  gloire  de  noire 
patrie  vous  montrent  l'exemple  à  suivre...  Acquittez 
votre  dette  de  reconnaissance,  aidez  tous  ces  braves 
gens  à  faire  du  bien...  A  travers  les  grillages  de  leur 
rotonde  les  singes  tendent  leurs  pattes  ridées,  les  mou- 
tons  tendent  en   bêlant  leurs  museaux  roses,  la  girafe 

la  conversation  ;  un  obus  prussien  venait  d'éclater;  une  serre  près  de 
laquelle  nous  étions  n'existait  plus  et  bientôt  après  un  second  en 
détruisait  une  autre. 

Arrivés  sur  les  lieux,  foudroyés  par  une  rage  ennemie,  quelques 
fleurs  échappées  au  désastre  frappent  nos  yeux;  et  un  sentiment  de 
reconnaissance,  rendu  plus  vif  encore  par  le  contraste  de  la  destruc- 
tion, nous  suscite  l'idée  de  vous  les  offrir  comme  un  hommage  des 
professeurs  du  Muséum  rendu  à  Richard  Wallace,  dont  le  nom  est 
désormais  inscrit  en  tête  des  bienfaiteurs  de  la  population  de  Paris. 

Je  suis  heureux,  Monsieur,  après  les  mar(|ues  de  bienveillance 
dunt  la  science  anglaise  m'a  honoré,  de  vous  écrire  ces  lignes  au  nom 
des  Professeurs  du  Muséum  d'Histoire  Naturelle  de  Paris. 

Veuillez  donc.  Monsieur,  agréer  l'expression  des  sentiments  de  ma 
plus  haute  considération. 

Sigîié  :  E.  Chevreli,, 
Directeur  et  doyen  des  associés  étrangers 
de  la  Société  Royale  de  Londres. 

Lettre  de  Ricliai'd  Wallace  ù  Clievretd. 
Monsieur,  ^8  j'^'i^'ef  'S"?!. 

J'ai  bien  reçu  hier  la  lettre  que  vous  m'avez  fait  l'honneur  de 
m'adresser  en  date  du  15  de  ce  mois,  ainsi  que  le  charmant  bouquet 
qui  l'accompagnait. 

Ces    deux   souvenirs   me   seront   également  précieux,    croyez-le, 


il'   .lAHDIN   DES   PLANTES  183 

tend  son  long  cou  mouclielé,  l'éléphant  lend  sa  trompe, 
et  les  petits  oiseaux,  perchés  dans  les  acacias,  guettent 
les  miellés  du  festin...  »  [^) 

Monsieur;  la  lettre  parce  qu'elle  a  été  écrite  par  vous,  et  au  nom  de 
tant  de  savants  distingués;  les  fleurs,  parce  qu'elles  ont  été  élevées 
par  vos  soins  et  qu'e  les  sont  victimes  elles  aussi  de  la  barbare  civi- 
lisation qui  vous  assiège. 

J'ai  été  très  heureux  de  pouvoir  rendre  quelques  services  à  la 
population  de  Paris  pendant  ces  cruels  jours;  mais,  parmi  les  témoi- 
gnages de  sympathie  dont  j'ai  été  l'objet,  permettez-moi  de  placer  en 
première  ligne  l'expression  des  sentiments  de  bienveillance  dont  vous 
avez  bien  voulu  vous  faire  l'interprète  de  la  part  des  Professeurs  du 
Muséum  d'Histoire  Naturelle. 

Veuillez  agréer,  je  vous  prie,  Monsieur,  l'expression  des  senti- 
ments de  ma  plus  haute  considération. 

Ricliard  Wali.ace. 
M.  E.  CnEVREUL, 
Directeur  du  Muséum. 

Bombardement  du  Jardin  des  Plantes  par  les  Prussiens 
(20  janvier  1871.) 


Extrait  du  Rapport  au  Miiaéimi. 

20  obus  sont  tombés  sur  les  bâtiments, 
G7      —  —  dans  les  diverses  parties  du  Jardin. 

Total  :  87  obus. 
Ce  14  février  1871.  Siijnè  :  Pépin. 

(Bibliothèque  administrative  du  Muséum  d'iiistoiro  naturelle.) 

(1)  Je  réponds  à  de  multiples  demandes  en  indiquant  à  mes  aima- 
bles corres])ondants  la  façon  dont  ils  peuvent...  dont  ils  doivent  se 
faire  admettre  parmi  les  «  Amis  du  Muséum  ».  .Vdresser  simplement 
la  deinarifle  à  M.  Edmond  l'ericr,  membre  de  l'Insiitut,  directeur  du 
Jardin  des  IMantes,  Paris...  et  ils  auront  fait  une  bonne  action... 
Comme  c'est  simple!  —  G.  C 


LA     PLACE    DAUPHINE 


LE  bruit  courut  dernièrement  que  les  deux  antiques 
maisonnettes  faisant  face,  sur  le  Pont-Neuf,  à  la  statue 
de  Henri  IV,  étaient  menacées  de  destruction,  et  ce  bruit 
vague,  imprécis,  suffit  cependant  pour  causer  une  réelle 
émotion.  Malgré  l'incroyable  résignation  avec  laquelle 
les  Parisiens  voient  saccager  chaque  jour  leurs  plus 
précieux  souvenirs  historiques,  beaucoup  s'apprêtaient 
à  protester  énergiquement.  Nous  croyons  pouvoir  les 
rassurer...  au  moins  pour  aujourd'hui  :  ni  le  Conseil 
municipal  ni  le  Préfet  de  la  Seine  ni  la  Commission  du 
Vieux-Paris  ne  laisseront  pareil  méfait  s'accomplir,  car, 
si  le  Pont-Neuf  constitue  l'une  des  plus  précieuses  reli- 
ques parisiennes,  ces  deux  maisons  font  partie  intégrale 
du  vieux  décor. 

La  place  (baptisée  Dauphinc  à  cause  du  dau[)hin 
Louis  XUl),  les  quais  voisins  et  les  maisons  en  bordure 
furent  construits  sous  Henri  IV. 

Jusqu'alors  ce  terrain  n'évoquait  qu'affreux  souve- 
nirs d'autodafé  :  Jacques  de  Molay,  grand  maître  des 
Templiers,  et  Guy,  prieur  de  Normandie,  y  avaient  été 


186 


A    TRAVERS    PARIS 


brûlés  vifs  par  ordre  de  Philippe  le  Bel...  Depuis,  les 
vaches  y  paissaient  moyennant  redevance  à  l'abbaye 
de  Saint-Germain,  et  les  gamins  de  Paris  s'y  «  bai- 
gnaient tout  nus  »  à  la  grande  colère  des  blanchisseuses 
«  tordant  leurs  linges  »  sur  les  bateaux  voisins  ;  mais 
dès  la  construction  du  pont,  l'endroit  devient  «  le  cœur 
de  Paris  »,  et  tous  les  tableaux,  toutes  les  estampes 
magnifient  le  Pont-Neuf  et  les  constructions  qui  s'y 
trouvent.  Processions,  fêtes  religieuses,  réceptions  d'am- 
bassadeur, illuminations,  joutes  sur  l'eau,  duels,  tabari- 
nades,  attaques  nocturnes,  rendez-vous  galants  se  pas- 
sent sur  ou  sous  le  Pont-Neuf. 

Les  occasions  ne  manquaient  jamais  d'y  aller  «  faire 
tapage  et  charivari  »,  mais  la  grande  vogue  date  du 
dix-huitième  siècle;  la  place  Dauphine  fut  alors  le  théâtre 
des  événements  les  plus  divers.  On  y  joua  d'abord  une 
délicieuse  féerie  où  l'art  français  triompha  ;  la  comédie 
politique  succéda,  et  enfin  la  traigédie  révolutionnaire  fit 
entendre  sa  grande  voix  soulignée  par  les  trois  coups 
du  canon  d'alarme  installé  contre  le  piédestal  de  la 
statue  renversée  du  roi  Henri.  Si  bien  que  ces  deux 
maisons  basses  font  un  peu  partie  de  l'histoire  de 
France...  et  beaucoup  de  l'histoire  de  l'Art  !  Le  matin  de 
la  Fête-Dieu,  en  effet,  la  place  Dauphine  était  en  liesse  : 
ce  jour-là  les  «  Jeunes  Peintres  »,  les  «  Indépendants  », 
ceux  qui,  n'appartenant  ni  à  l'Académie  royale  ni  à 
l'Académie  de  Saint-Luc,  n'avaient  pas  le  droit 
d'exposer   au    Louvre   ou  dans  des   locaux   privilégiés. 


LA    l'LACE    UAUPHINE 


189 


étaient  autorisés  ày  «  présenter  au  public  leurs  œuvres, 
de  neuf  heures  du  matin  à  midi  »,  le  long  des  boutiques 


MAISO.\S    DE    I,A    PLACr.    DAL'PHINE 

Martial  l'olémniit,  ai| 


côlé  nord  (à    cause  du    soleil).    Lorsque    les  exj)0sants 
étaient  nombreux,  cet  éphémère  «  Salon  »  débordait  sur 


190 


A    TRAVERS    PARIS 


le  Pont-Neuf,  vis-à-vis  la  statue...  et  quels  noms  glo- 
rieux portaient  ces  «  Petits  Exposants  de  la  place  Dau- 
phine  »  !  Oudry,  Restout,  de  Troy,  Lancret,  Boucher, 
Naltier,  Fragonard,  Greuze,  etc.  C'est  ici  qu'ont  débuté 
ces  maîtres,  c'est  sur  ces  auvents  encore  revêtus  de  leur 
ancienne  armature  de  fer,  fermant  aujourd'hui  la  bou- 
tique de  quelque  mastroquet,  de  quelque  coifTeur  ou  de 
quelque  fruitier,  qu'en  1728  le  grand  Chardin  (il  avait 
vingt-neuf  ans)  accrocha,  le  matin  de  la  Fête-Dieu, 
la  Raie,  ce  chef-d'œuvre,  orgueil  de  notre  musée  du 
Louvre  (i)  ! 

Dès  l'aube,  les  artistes  fiévreux,  aidés  de  leurs  cama- 
rades et  de  leurs  modèles,  installaient  eux-mêmes  leurs 

(1)  La  rue  devait  porter  bonheur  à  Chardin  ;  à  une  autre  exposi- 
tion en  plein  vent,  l'exposition  de  la  place  Dauphine,  le  jour  de  la 
Fête-Dieu,  il  se  faisait  remarquer  par  un  tableau  représentant  un 
bas-relief  en  bronze  où  ses  qualités  apparaissaient  déjà  et  se  jouaient 
dans  le  trompe-l'œil.  Jean-Baptiste  Vauioo  lui  achetait  ce  tableau  et  le 
lui  payait  plus  cher  que  Chardin  n'osait  l'estimer.  Au  milieu  de  cela, 
il  restait  modeste  et  ne  songeait  guère  à  l'Académie.  Plié  aux  idées 
de  son  père,  bon  bourgeois  qui  s'honorait  fort  d'être  membre  et 
syndic  de  sa  communauté  et  qui  ne  désirait  à  son  fils  d'autre  avenir 
que  la  maîtrise  dans  son  art  de  peinture,  il  se  laissait  faire,  avec 
l'argent  du  menuisier,  maître  de  l'Académie  de  Saint-Luc.  Ce  fut  la 
dernière  réception  dont  la  petite  Académie  put  s'enorgueillir. 

En  1728,  à  une  autre  exposition  de  la  place  Daupliine,  il  exposait, 
avec  quelques  autres  toiles,  ce  tableau  de  la  Raie  qu'on  voit  aujour- 
d'hui au  Louvre.  Devant  ce  chef-d'œuvre  et  le  peintre  qu'il  annon- 
çait, les  académiciens,  amenés  là  par  la  curiosité,  cédaient  au  premier 
mouvement  d'admiration  :  ils  allaient  trouver  Chardin  et  l'engageaient 
à  se  présenter  à  l'Académie.  (Ed.  et  Jules  de  Goncoubt  :  l'Art  du 
dix-huitième  siècle,  Chardin,  p.  5.) 


<      00 


LA    PLACE   DAUPHINE  193 

tableaux  sur  les  tapisseries  que,  par  tradition,  les  bou- 
tiquiers mettaient  à  leur  disposition.  Rapidement, 
anxieusement,  on  cherchait  la  meilleure  place,  le  jour  le 
plus  favorable  pour  faire  valoir  l'allégorie,  le  paysage, 
le  portrait  à  l'huile,  au  pastel,  voire  même  «  le  portrait 
en  cheveux  »,  destinés  à  soulever  l'admiration  publique. 
A  neuf  heures  le  défilé  commençait  et  tout  Paris  se 
pressait  dans  le  triangle  de  la  place  Dauphine  que  fer- 
maient—  jusqu'aux  incendies  de  1871  —  les  bâtiments 
de  la  Préfecture  de  police  et  l'arc  de  Nazareth,  érigé 
aujourd'hui  dans  le  jardin  du  musée  Carnavalet.  Les 
jolis  modèles,  Manon  et  ses  petites  amies,  en  leurs  plus 
beaux  atours,  venaient  se  pavaner  devant  les  toiles 
indiscrètes  dévoilant  leurs  charmes,  et  les  belles  dames 
dont  les  souriantes  effigies  étaient  accrochées  à  côté 
n'hésitaient  pas  à  se  montrer  aux  balcons  sous  lesquels 
la  foule  des  curieux  se  massait,  plus  empressée  parfois 
à  regarder  les  originaux  que  les  reproductions  (*). 

Les   «   grands  patrons  »,   les  académiciens   arrivés, 

;1)  «  Nous  passâmes  sur  la  place  Daupliine  voir  ce  que  les  jeunes 
artistes  |)ouvaient  avoir  exposé  à  l'examen  du  puplic  ;  mais  il  y  avait 
peu  de  cliose  à  cause  du  mauvais  tem])s,  cette  petite  Feste-Dieu  étant 
pluvieuse.  »  Au  mois  de  juin  1773,  nouvelle  promenade  de  Wille  à  la 
même  exposition,  môme  mention  dans  son  journal,  mais  plys  curieuse 
et  plus  accidentée  :  «  Le  9,  petite  Feste-Dieu.  Ce  jour,  4es  jeunes 
peintres  exposent  leurs  ouvrages  dans  la  place  Dauphine.  Un  chtitjueur 
imprudent  exerça  sa  langue  sur  les  ouvrages  d'un  peintre  qu'il  ne 
soupçonna  pas  près  de  lui,  et  reçut  force  coups  au  visage  par  l'ofl'ensé. 
Le  tumulte  fut  grand  et  prompt.  La  plupart  des  spectateurs,  et  j'en  fus, 
ne  faisaient    qu'en  rire.  »  Enfin,  le  29  mai  1778,  Wille  écrit  encore  : 

13 


194  A    TRAVERS    PARIS 

trônaient  à  des  croisées,  surveillant  les  manifestations 
de  «  l'esprit  public  »,  et  leur  présence  suscitait  encore 
Témulation  des  jeunes  élèves. 

Reines  de  la  mode,  grands  seigneurs,  badauds,  ama- 
teurs d'art,  critiques  hargneux,  marchands  de  tableaux 
et  suiveurs  de  jolies  filles,  tous,  ce  matin-là,  défilaient 
sur  la  place  Dauphine  en  l'honneur  des  «  Jeunes  Pein- 
tres »,  qui,  le  reste  du  temps,  y  vendaient  péniblement 
des  «  copies  »  ou  des  «  compositions  décoratives  »,  si 
bien  que  le  Pont-Neuf  voyait  «  toute  l'année  leur  misère 
et  un  seul  matin  leur  gloire  »  ! 

Quand  il  pleuvait,  la  fête  était  remise  au  jeudi  ou  au 
dimanche  suivants.  Il  y  avait  parfois  quelques  ombres  au 
tableau  :  ainsi  le  bon  Wille  raconte  que,  le  9  juin  1773, 
un  critique  grincheux  fut  copieusement  rossé  par  l'artiste 
dont   il   discutait   trop   âprement    le    talent  ;    des    rixes 

«  La  place  Dauphine,  où  je  me  rendis,  était  bien  garnie  des  ouvrages 
de  nos  jeunes  artistes.  »  Journal  de  Willi-. 

«  ...Les  orlevres  surtout  s'y  distinguaient.  Ils  étaient  les  plus 
riches  et  comme  c'était  une  occasion  de  le  faire  voir,  ils  ne  la  man- 
quaient pas.  Quelques-uns  poussaient,  pour  rornement  des  reposoirs,  le 
zèle  de  dévotion  et  d'ostentation  jusqu'à  commander  express  des  tableaux 
aux  meilleurs  peintres.  Non  contents  de  prêter  les  richesses  de  leurs 
boutiques,  ils  faisaient,  argent  comptant,  les  frais  des  plus  belles  pein- 
tures... ».  (Ed.  FouRMER  :  Hisloire  du  Pont-Neuf.  p.  297.) 

«  ...A  l'exposition  de  la  petite  Fête-Dieu  do  1786,  selon  les 
«  Mémoires  secrets  »,  il  n'y  avait  pas  moins  d'une  demi-douzaine  de  bal- 
cons «  chargés  de  jeunes  personnes  parées,  les  unes  de  leurs  charmes 
naturels,  les  autres  de  tous  les  embellissements  de  la  toilette,  et 
c'étaient  toutes  les  demoiselles  dont  les  ouvrages  étaient  exposés  et 
surtout  les  portraits...  »  {Idem,  tome  I,  p.  304.) 


PON  T 


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Extrait  du  plan  de  Fans,  de  l'abbe  de  La  Grive,  en  i  j-^o. 


COMITE     M  I  L  I  TA  I  R  E. 

Nous  certifions  que  le  Citoyen    /.)ûM>i'.'      Yé'Û'^^iÙt'//^ 

cst-entr^  ù  la  Compagiii-e'  ''  ,,- 


',v<^/^.. 


Batamon— 


-JDk4»iâ«-4e 


et  en  ett  oorti  le//y>-/j/  tJ^nyj   'i/J/Z^i  'i%  a  i- 


Le»  Adtnii'.is'rate'jrs  de  Police  et  Gards-N'aiionale  Pai'isienue, 


--^-/tÂe/^ 


ENGAGEMENT    VOLOXTAIKE   SIGNÉ   LE   14   DÉCEMBRE   1792  SUR    I.A    PLACE   DAUPHINE. 

(Colleciion  Georges  Gain.) 


LA    PLACE    DAUPHINE  197 

étaient  fréquentes,  que  la  présence  de  tant  de  jolies 
personnes  expliquait  mieux  que  des  discussions  eslliéti- 
ques  ;  mais  cela  était  un  attrait  de  plus,  et  Paris,  chaque 
année,  se  pressait  à  «  l'exposition  de  la  Jeunesse  »,  qui 
ne  finit  qu'avec  l'ancien  régime. 

Jusqu'en  1871  la  Préfecture  de  Police  occupa,  place 
Dauphine,  l'espace  couvert  aujourd'hui  par  l'énorme 
escalier  du  Palais  de  Justice. 

Le  fond  de  la  jolie  place  fut  éventré  vers  1874  et 
l'arcade  de  Nazareth  —  une  des  entrées  de  la  Préfecture 
—  élevée  rue  de  Jérusalem,  fut  transportée  dans  le  jardin 
du  Musée  Carnavalet  où  elle  se  trouve  actuellement. 

Un  monument  archaïque  érigé  par  souscription 
nationale  à  la  mémoire  de  Desaix  occupa  de  1803  à  1874 
le  centre  de  la  place.  Cette  statue  effritée  par  le  temps 
disparut  à  son  tour.  Recueillie  dans  les  magasins  de  la 
Ville  de  Paris,  elle  orne  aujourd'hui  quelque  ville  de 
province...  Riom,  croyons-nous. 


La  Révolution,  sapant  les  privilèges,  ouvrit  à  tous 
les  exposants  les  portes  du  Louvre,  et  place  Dauphine  le 
somptueux  reposoir  que  la  munificence  des  orfèvres, 
logés  sur  le  quai  voisin,  élevait  le  jour  de  la  Fête-Dieu, 
fut  remplacé  par  «  l'Autel  de  la  Patrie  ». 

C'était  une  large  tente,  ornée  de  handerolles  trico- 
lores  et  de  couronnes  de  chêne  entrelacées;  là  sur  une 


1U8 


A    TRAVERS    PARIS 


planche  posée  sur  deux  tambours,  se  signaient  les  enrô- 
lements volontaires.  Les  enrôlés  y  affluaient  de  toutes 
parts.  «  le  magistrat  populaire,  avec  son  écharpe,  pouvait 
à  peine  suffire  à  l'enregistrement  des  noms  qui  se  pres- 
saient sous  sa  plume  ».  Ces  braves  jeunes  gens,  au  bruit 
des  fanfares,  des  chants  guerriers  et  des  salves  d'artil- 
lerie, juraient  de  mourir  aux  frontières  pour  la  pairie 
en  danger,  et  «  les  vieux  racoleurs  du  Pont-Neuf  ne 
savaient  que  penser  de  ce  spectacle  aussi  étrange  que 
nouveau  pour  eux  »  ! 

La  place  Dauphine  (qui  s'appelait  alors  place  de 
Thionville  en  souvenir  de  l'héroïque  défense  de  celle 
ville)  était  toute  désignée  pour  une  telle  manifestation. 
Les  basochiens  s'y  trouvaient  chez  eux;  c'est  là  qu'ils 
avaient  commencé  la  Révolution,  bien  avant  1789  :  en 
1774,  ils  y  brûlaient  «  en  brandon  d'allégresse  »  le  man- 
nequin du  chancelier  de  Maupeou  ;  plus  tard,  les  effigies 
de  Brienne  et  de  Galonné  y  avaient  subi  le  même  traite- 
ment ;  de  temps  en  temps  on  faisait  des  feux  de  joie 
avec  le  corps  de  garde  élevé  sur  le  terre  plein  du  Pont- 
Neuf.  On  y  conspuait  les  ministres  impopulaires  et,  dès 
1788,  on  y  arrêtait  les  carrosses  dont  les  propriétaires 
devaient  venir  s'agenouiller  devant  la  stalue  du  bon 
roi  Henri,  »  père  du  Peuple  »  ! 

Aussi  Manon  Plilipon  —  la  future  M""^  Roland,  — 
qui  passa  son  enfance  au  second  étage  de  la  maison  sise 
à  l'angle  du  quai  de  l'Horloge,  était-elle  admirablement 
logée  pour  sourire  au  joyeux  prologue  du  drame  révolu- 


•  ^y^^z. 


llader  iiWhe,  fecit. 


KJKTAINK    DKSAIX    EN    1822. 


Litllu.  ilr   Villilill. 


LA    PLACE    DAUPHINE  201 

tionnaire  où,  au  dernier  acte,  sa  jolie  tète  brune  devait 
rouler  sous  le  couperet  de  la  guillotine.  Elle  aussi  pou- 
vait écrire  dans  ses  Mémoires  ce  que  l'abbé  Le  Blanc 
disait  en  1734  :  «  J'ai  pour  tout  meuble  en  mon  loge- 
ment l'une  des  plus  belles  vues  de  Paris  :  celle  du  Pont- 
Neuf  et  de  la  rivière...  » 

Nous  avons  voulu  revoir  l'appartement  où  la  pauvre 
Manon  fit  de  si  beaux  rêves.  L'obligeance  de  l'aimable 
M.  Magdeleine,  l'actuel  locataire  du  logis  —  qui  succède 
ici  au  peintre  Pissarro,  —  nous  en  permit  l'accès.  La 
maison  porte  le  numéro  28;  nous  en  montons  l'escalier 
étroit;  l'immeuble,  fraîchement  repeint  et  vernissé,  sent 
la  peinture;  la  rampe  ancienne  a  disparu,  un  «  lapis 
modem  style  »  se  déroule  sur  les  marches  raides  que 
Manon  gravit  si  souvent.  A  droite,  à  gauche  s'ouvrent 
sur  l'escalier  les  «  services  »  et  les  «  débarras  ». 
Comme  tous  les  amusants  logis  du  dix-huitième  siècle, 
l'appartement  de  M.  Magdeleine  comporte  des  petites 
pièces,  coupées  de  coins,  de  recoins,  d'alcôves... 
tout  cela  modifié  et  remanié,  mais  toujours  pittoresque. 
Par-ci,  par-là,  quelques  lambris,  un  reste  de  trumeau, 
une  ancienne  cheminée  permettent  d'évoquer  la  jolie 
silhouette  de  Manon  Phlipon  rellélée  dans  une  vieille 
glace  aux  teintes  verdies  ou  s'accoudant  rêveuse  à 
l'angle  de  «  sa  fenêtre  exposée  au  nord  »  pour  contem- 
pler, «  les  larmes  aux  yeux,  les  vastes  déserts  du  ciel,  la 
voûte  superbe,  azurée,  magnifiquement  dessinée,  depuis 
le  levant  bleuâtre,  loin  derrière  le  pont  au  Change,  jus- 


202 


A    TRAVERS    PARIS 


qu'au  couchant  doré  d'une  brillante  couleur  aurore  der- 
rière les  arbres  du  Cours  et  les  maisons  de  Cliaillot  »  !  (*) 

Gomme  elle  l'aimait,  ce  cher  logis  dominant  le  plus 
vivant  des  «  coins  de  Paris  »,  où,  dans  un  tohu-bohu 
incessant,  les  badauds,  les  robins,  les  filous,  les  gardes- 
françaises,  les  bourgeois,  les  ménagères,  les  rapins  et 
les  grisettes  se  pressaient  devant  les  boutiques  des 
oiseliers,  des  fleuristes,  des  ferrailleurs...  autour  des 
boniments  des  saltimbanques,  des  marchands  de  chan- 
sons et  des  crieurs  de  gazettes  !...  Une  dernière  fois,  le 
8  novembre  1793,  par  une  pluvieuse  matinée  d'automne, 
Manon  Roland  revit  —  du  quai  de  la  Mégisserie  —  la 
silhouette  endeuillée  de  tout  ce  joyeux  décor  danlan  ! 
Elle  était  sur  la  charrette  du  bourreau  Sanson,  on  lui 
avait  coupé  les  cheveux,  on  lui  avait  lié  les  mains  ;  sous 
les  insultes  et  les  huées  on  la  traînait  à  l'échafaud... 

C'est  tout  ce  passé  que  nous  évoquons,  penché  à  ces 
fenêtres  encadrant  un  des  plus  beaux  paysages  de  Paris  : 
derrière  l'effigie  équestre  de  Henri  IV  —  fondue  sous  la 
Restauration  avec  le  bronze  de  la  statue  de  N;if)oléon  V'' 
—  un  splendide  bouquet  d'arbres  coupe  l'horizon  comme 
un  feu  d'artifice  de  feuillage  ;  à  travers  les  branches 
apparaissent  le    Louvre,  les    Tuileries,    les  lointains   de 

^1)  Enfant  de  la  Seine,  c'était  toujours  sur  ses  bords  que  je  venais 
habiter  ;  la  situation  du  logis  paternel  n'avait  point  le  calme  solitaire 
de  la  demeure  de  ma  bonne  maman  ;  les  tableaux  mouvants  du  Pont- 
Neuf  variaient  la  scène  à  chaque  minute,  et  je  rentrais  vcrital)leincnt 
dans  le  monde  au  propre  et  au  figuré,  on  revenant  chez  ma  more.  — 
Mémoires  de  M™»  Roland  (2*  partie),  p.  91. 


LA    PLACE    DAUPHINE 


203 


Chaillot,  la  Monnaie,  l'Institut,  les  ponts;  la  Seine  scin- 
lille,  sillonnée  de  barques,  de  chalands,  de  remorqueurs. 
Dans  le  murmure  qui  de  tous  côtés  monte  berceur  et 
confus  il  nous  semble  retrouver  les   échos  lointains  des 


LA  II.OTTII  I.K  DE  I.  \    COM\ll.\K  DE  l'AHIS  AMViiRf'E  I.E  LO\(i  DU  TKliliE-PI.ElN 
DU    l'0\r-\KUl'    (MAI   1871). 

(O'ap.  une  grav.  ilu  MijnJe  illustré.) 

voix  du  [*assé...  les  rires  des  femmes,  les  acclamations 
des  foules,  les  appels  des  marchands,  les  vivats  des 
enrôlements  volontaires,  les  salves  du  canon  d'alarme, 
les  appels  de  la  Patrie  en  danger.,. 

Ces  maisonnettes-là...  c'est  une  page  de  riiistoire  de 
France. 


LE  CANAL   SAINT-MARTIN 


«  ¥  E  Canal  Saint-Martin  »  !...  Ce  fut,  en  1845,  le  titre 
Li  d'un  noir  mélodrame  dû  à  l'imagination  féconde 
de  MM.  Dupeuty  et  Cormon  (i)  ;  c'est  aujourd'hui  un  but 
de  promenade  que  nous  nous  permettons  de  recommander 
aux  Parisiennes  curieuses  de  retrouver  un  coin  de 
Hollande  en  plein  Paris!... 

Nous  allons  fort  loin  chercher  l'imprévu;  or,  à 
quelques  centaines  de  mètres  de  la  gare  du  Nord  —  au 
bout  de  la  rue  Lafayette,  entre  le  rond-point  de  La 
Yillette  et  la  Seine,  —  le  canal  Saint-Martin  présente  à 
qui  veut  tenter  un  déplacement  d'une  heure,  le  plus  pit- 
toresque des  spectacles.  Toutefois,  pour  en  goûter 
pleinement  le  charme  étrange,  il  convient  de  choisir  une 
de  ces  matinées  printanières  que  trouent  des  échappées 

(1)  Le  Canal  Saint -Martin,  drame  en  cinq  actes  et  sept  tableaux, 
par  MM.  Dupeuty  et  Cormon,  représenté  au  théâtre  de  la  Galté,  le 
samedi  12  juillet  1845. 


206 


A    THAVRIiS    PAHIS 


de  soleil  éclaboussant  de  lumière  un  paysage  embrumé  : 
nous  croyons  pouvoir  alors  assurer  que  pas  un  de  ceux 


A.  Lepèie. 


PORT   DE  LA  VILLETTE. 

'Le    Canal    Saint- Martin.) 


qui  auront  tenté  l'expédition  ne  regrettera  son  minus- 
cule A'oyage  au  pays  des  marins  d'eau  douce. 

Et  tout  d'abord  le  rond-point  de  La  Villette  est  par 
lui-même  singulièrement  pittoresque. 


à 


LE   CANAL  SAINT-MARTIN  209 

La  vieille  rotonde  de  pierre  flanquée  de  colonnes  se 
dresse  au  bout  de  la  rue  Lafayette,  évoquant  le  souvenir 
du  fameux  mur  d'octroi  —  édifié  par  l'architecte  Ledoux 
en  1782,  par  ordre  des  fermiers  généraux  —  qui  déchaîna 
tant  de  colères;  d'où  ce  quatrain  : 

Pour  augmenter  son  numéraire 
Et  raccourcir  notre  horizon, 
La  Ferme  a  jugé  nécessaire 
De  mettre  Paris  en  prison!... 

Et  Paris  —  qui  n'oublie  pas  —  raccourcit  de  la  tête 
en  1794  (28  floréal  an  II)  vingt-huit  des  fermiers  géné- 
raux-, constructeurs  du  mur  d'enceinte. 

La  Rotonde,  que  barre  à  la  hauteur  du  premier  étage 
la  ligne  aérienne  du  Métro,  servit  de  «  toile  de  fond  »  à 
de  bien  tragiques  événements.  C'est  par  ici  que  le 
samedi,  25  juin  1791,  Louis  XVI  et  la  famille  royale 
rentrèrent  dans  Paris  après  leur  capture  à  Varennes... 
dans  quel  état,  au  milieu  de  quelles  menaces,  salis  par 
quelles  injures!...  Ce  jour-là,  vers  cinq  heures  du  soir, 
la  fameuse  berline  —  si  maladroitement  construite  sur 
les  indications  de  M.  de  Fersen  — franchissait  la  barrière 
de  La  Villetle.  L'immense  voiture  contenait  huit  per- 
sonnes :  le  Roi,  la  reine  Marie-Antoinette.  Madame  Eli- 
sabeth, sœur  du  Roi,  les  deux  enfants,  leur  gouvernante 
M"*  de  Tourzel,  enfin,  Barnave  et  Pétion,  commissaires 
délégués  par  l'Assemblée,  —  et  le  petit  Dauphin,  placé, 
durant  cet  interminable  voyage,  entre  les  jambes  de 
Pétion,  avait  pu    épeler  à   loisir    l'inscription   «  Vivre 

14 


210  A    TRAVERS    PARIS 

libre  ou  mourir  »  gravée  sur  chacun  des  boulons  de 
l'habit   du  député-patriote. 

Sous  un  ciel  de  feu,  par  une  chaleur  torride,  la  lourde 
voilure  avançait  lentement,  «  au  pas  d'enterrement  », 
dans  des  tourbillons  de  poussière,  entourée  dun  cercle 
de  piques,  de  baïonnettes,  de  sabres  nus...  Le  loit  était 
couvert  de  sectionnaires  juchés  sur  les  paquets,  les  trois 
gardes  du  corps  se  tassaient  sur  le  siège,  prisonniers 
entre  deux  grenadiers,  baïonnette  au  canon,  installés 
«  aux  côtés  de  l'avant-lrain,  un  peu  plus  bas  que  le 
siège,  au  moyen  d'une  planche  attachée  par  dessous  »  {^). 

Devant  la  Rotonde,  la  berline- —  ce  d  coi  billard  de  la 
Monarchie  »  —  s'arrêta  un  instant;  le  Roi  suiïoquant 
demanda  un  verre  de  vin,  qu'il  but  d'un  Irait  «  pour  se 
remettre  le  cœur  »,  sous  les  yeux  d'une  foule  haineuse, 
hurlant  :  «  Restez  couverts...  C'est  un  traître...  Il 
passe  devant  ses  juges...  La  Loi...  la  Loi...  »(2).  Derrière 
la  berline,  en  un  char  triomphal,  ombragé  de  palmes, 
se  pavanaient  Drouct,  le  maître  de  poste,  et  son  cama- 
rade Guillaume,  dont  «  l'énergie  avait  provoqué  l'arres- 
tation du  tyran  et  de  la  Louve  autrichienne  »...  La 
barrière  franchie,  le  lugubre  cortège,  «  battu  de  vagues 
vivantes,  furieuses,  aboyantes  »,  suivit,  par  le  mur 
d'enceinte,  les  Champs-Elysées,  les  Tuileries,  la  Via 
dolorosa  qui  devait  aboutir  à  l'échafaud...  (■^). 

(1)  L.  Bi.A^c,  t.  I,  p.  539. 

(2)  «  La  Bouche  de  Fer  (1791),  n»  7'i.  » 

;3)  F/entrée  était  effrayante  de   cris  et  de  hurlements  ;   la  foule 


LE   CANAL  SAINT-MARTIN  213 

Le  25  novembre  1807,  la  foule  s'entassait  de  nou- 
veau aux  abords  de  la  Barrière.  Le  bon  peuple  de  Paris 
venait  acclamer  le  retour  de  la  Garde  Impériale  rejoi- 
gnant la  capitale  après  la  glorieuse  campagne  d'Alle- 
magne. Paris  suspendait  des  couronnes  d'or  aux  aigles 
surmontant  les  drapeaux  qui  avaient  flotté  victorieu- 
sement à  léna,  à  Auerstœdt,  à  Eylau  et  à  Friedland  (*). 

Le  31  mars  1814.  autre  tableau  dans  le  même  décor... 
Après  une  héroïque  et  inutile  défense,  Paris  avait  dû,  la 

couvrait  tout  jusqu'aux  toits.  On  jugea  avec  raison  qu'il  y  aurait  le 
plus  grand  danger  à  s'engager  dans  le  faubourg  et  la  rue  Saint-Maitin, 
célèbres  depuis  l'horrible  histoire  de  Berthier.  On  tourna  Paris  par  le 
dehors...  (Michelet,  Hist.  de  la  Révolution,  t.  III,  p.  110.)  Lafayette 
s'était  avancé  jusqu'à  la  rotonde  de  la  Barrière  de  Pantin.  Là,  les 
voitures  s'arrêtèrent  un  instant.  Là  aussi,  soit  qu'il  se  sentit  défaillir, 
soit  qu'il  voulût  se  prémunir  contre  le  danger  d'une  émotion  trop 
vive,  Louis  XV'I  demanda  un  verre  de  vin  qu'il  avala  d'un  trait... 
(L.  Blanc,  Eist.de  la  Révolution,  t.  I,  p.  539.) 

(1)  Retour  delà  Garde  Impériale  (25  novembre  1807).  —  «  La  fête 
donnée  aujourd'hui  par  la  Ville  de  Paris  à  la  Garde  Impériale  a  pré- 
senté tous  les  cai'actères  d'une  véiùtable  fête  de  famille... 

Le  Corps  municipal  a  reçu  ces  braves  militaires  sous  un  arc  de 
triomphe  élevé  en  dehors  de  la  barrière  de  la  Villette  et  dédié  à  la 
Grande-Armée.  C'est  sous  ce  monument  qu'a  été  faite  la  distribution 
des  couronnes  d'or  votées  par  la  Ville  à  la  Grande-Armée. 

M.  le  Préfet  de  la  Seine  portant  la  parole  au  nom  de  la  Ville  de 
Paris  a  orné  d'une  do  ces  couronnes  les  aigles  des  diffcrcnis  corps  de 
la  Garde,  la  distribution  finie,  la  Garde  a  défilé  devant  le  corps  niinii- 
ripal  placé  sous  des  gradins  disposés  pour  le  recevoir. 

Lne  foule  inmierise  courait  les  rues,  les  boulevards  et  admirait 
la  tenue  de  ces  ti-oupes.  Les  dragons  de  l'Impératrice  et  les  grena- 
diers de  la  Garde,  montés  sur  de  très  beaux  chevaux,  attiraient  surtout 
les  regards.   Le  cortège  a  défilé  dans  l'ordre  suivant  :  les  fusiliers  de 


214  A    TRAVERS    PARIS 

veille  au  soir,  capituler  devant  l'invasion  des  armées 
russes,  autrichiennes,  prussiennes,  victorieuses  de  Na- 
poléon. Après  une  nuit  sans  canonnade  «  dont  le  repos 
ressemblait  au  silence  des  lombes  »,  on  apprit  que  les 
alliés  allaient  entrer  dans  Paris.  En  effet,  à  onze  heures 
du  matin,  «  les  cosaques  rouges  de  la  garde  franchirent 
la  barrière;  puis  défilèrent  les  cuirassiers,  les  hussards, 
les  escadrons  de  volontaires  de  la  garde  prussienne,  les 
dragons  et  les  hussards  de  la  garde  impériale  russe... 
Venait  ensuite  le  Tsar  ayant  à  sa  droite  le  prince  de 
Schwarzenberg,  représentant  l'empereur  d'Autriche,  à 
sa  gauche  le  roi  de  Prusse,  à  sa  suite  un  état-major  de 
plus  de  mille  officiers  de  toute  nation  et  de  toute 
arme...  »  (*). 

la  Garde,  les  grenadiers  à  pied,  les  guides  à  cheval,  les  dragons  de 
l'Impératrice,  les  grenadiers  à  cheval,  les  gendarmes  à  cheval  et 
quelques  voitures  de  bagages.  Tous  les  officiers  étaient  en  grande 
tenue  el  décorés  de  leurs  ordres.  »  {Journal  de  l'Empire,  26  no- 
vembre 1807). 

Et  le  théâtre  du  Vaudeville  en  un  sensationnel  «  à  propos  »  l'était, 
par  ce  couplet  pittoresque,  le  retour  des  héros  d'Iéna. 

«  Paris,  demain,  va  voir  sans  doute 
L'Elite  des  héros  français  : 
La  Victoire  a  tracé  leur  roule  ; 
Ils  n'ont  connu  que  des  succès  ! 
Quand  le  Vaudeville  s'empresse 
D'honorer  ces  guerriers  chéris 
N'allez  pas  traiter  notre  pièce 
Comme  ils  traitaient  les  ennemis,  » 

[Journal  des  Débats,  appelé  «  Journal  de  l'Empire  », 
n"  du  27  novembre  1807). 

(1)  H.  HoussAïE,  1814,  p.  558. 


LE   CANAL  SAINT-MARTIN 


2i5 


Le  3  mai  de  la  même  année,  par  le  même  chemin  et 
sous  l'égide  des  mêmes  vainqueurs,  Louis  XVIII  rentrait 
<à  Paris.  Le  Roi,  ventripotent,  en  perruque  poudrée, 
sanglé  dans  un  habit  bleu,  avec   de    grosses    épaulettes 


LE    RETOUR    DU    l'.OI. 

(Eslampe  salirii|ue  de  l'époque.) 


d'or,  occupait  une  calèche  découverte  traînée  par  huit 
chevaux  blancs.  La  lille  de  Marie-Antoinette,  Madame 
Royale,  «  l'orpheline  du  Temple  »,  était  assise  près  de 
lui,  coiffée  d'une  t0(iue  à  plumes  et  habillée  d'une  robe 
lamée  d'argent  «  confectionnées  à  Paris,  mais  au.xquelles 
la  princesse  avait  trouvé    moyen  de    donner  un   aspect 


216  A    TRAVERS    PARIS 

étranger  »  (i).  Sur  le  devant  de  la  calèche,  le  prince  de 
Condé,  presque  en  enfance,  et  son  fils,  le  duc  de  Bour- 
bon, «  comme  hébété  ». 

Le  Roi,  «  d'un  geste   théâtral  et    affecté  »,    montrait 
sa  nièce  au  peuple  indifférent  !  (2). 


* 
*  * 


Immédiatement  derrière  la  Rotonde  —  un  peu  après 
la  rue  d'Allemagne  —  s'ouvre  le  quai  de  la  Loire,  bor- 
dant l'important  et  pittoresque  bassin  de  La  Villette, 
relié  au  canal  Saint-Martin  par  des  écluses  et  le  tunnel 
passant  sous  le  rond-point.  Rien  de  plus  imprévu  pour 
des  Parisiens  que  cette  immense  nappe  d'eau  sillonnée 
de  lourds  chalands  remorqués  par  des  équipes  de 
haleurs  marchant  à  pas  rythmés.  Sous  le  premier 
Empire,  le  bassin  de  La  Villette,  qui  venait  d'être  ouvert 
par  les  soins  de  Napoléon,  comptait  parmi  les  rendez- 
vous  élus  de  la  fashion.  En  été  on  y  organisait  des 
joutes  sur  l'eau,  des  parties  de  natation,  des  «  courses 
de  nacelles  »;  en  hiver  on  y  patinait  et  on  y  «  traînait  », 
et  le  Courrier  des  modes  de  1811  nous  apprend  de  quelle 
élégante  façon  se  vêtaient  les  patineurs  à  la  mode,  tel 
le    peintre   Isabey,  —    «  petite    veste   écarlate    bordée 

(1)  Lknôtre,  La  Fille  de  Louis  XVI,  p.  297. 

(2)  «  ...Elle  ne  se  mêlait  en  rien  à  ces  manifestations  et  restait 
impassible  ;  toutefois  ses  yeux  rouges  donnaient  l'idée  qu'elle  pleu- 
rait. »  (Lenôthe,  La  Fille  de  Louis  XVI,  p.  297.) 


I 


LE   CANAL  SAINT-MARTIN 


219 


d'astrakan  an 
cou  ot  aux 
revers ,  avec 
trois  ganses 
croisées  sur 
la  poitrine  ; 
culotte  col- 
lante de  tricot 
avec  brode- 
ries sur  les 
cuisses  ;  bot- 
tes et  toque  à 
la  polonaise». 
Les  dames 
en  vite  hou  ra 
fourrée  d'her- 
mine, schap- 
ska  en  têie, 
étaient  pous- 
sées en  des 
trainaux  à  col 
de  cygne  (15 
sous  le  tour 
du  bassin). On 
«  walse  sur  la 
glace  »,  il  s'y 

produit  même  des  catastrophes  et  une  gravure  on  cou- 
leurs nous  offre  le  pénible  spectacle  de  «  l'événement 


'/<//. 


•     ,/  (  .y/, 


(Il  est  facile  de  retrouver  en  ce  IiouL|uel  syiiibulique  les  Iraits 
lie  l>ouis  XVI.  de  Marie-Anioinette,  du  peiit  Dauphin  et  de 
Madame  Royale.)  Caiiul,  (wil. 


220 


A    TRAVERS    PARIS 


malheureux  arrivé  le  24  novembre  1815  au  canal  de 
rOurcq  »  :  on  y  sort  de  l'eau  trois  soldats  anglais  que 
d'aimables  Parisiennes  s'évertuent  à  dégeler. 


ÉVE^EJIENT    MALHEUREUX  ARRIVE   AU    CANAL   UE    L  OUliQ, 

Le  24  novembre  1813. 


Pendant  des  années,  les  mêmes  divertissements 
alternent  avec  les  saisons.  Les  costumes  se  modifient  à 
peine.  «  En  février  1827,  au  dire  du  Journal  des  Dames, 
la  toilette  d'une  patineuse  comportait  une  robe  noire 
gros  de  Napies,  très  courte,  garnie  de  trois  rangées  de 
hauts  volants,  et  un  chapeau  rose...  Si  cette  dame 
portait  un  pantalon,  il  devait  être    fort  court,  car,  bien 


LE   CANAL  SAINT-MARTIN 


221 


que  le  vent  agitât  le  bord  de  sa  robe,  nous  n'avons 
vu,  au-dessus  du  brodequin,  qu'une  jambe  fort  bien 
tournée...  » 

Le  bassin  de  La  Villette  resta  longtemps  à  la  mode  et 


Deroy,  det. 


BASSIN    DE    LA    VILLETTE    VEHS    1840. 


les  estampes  du  règne  de  Louis-Philippe  nous  montrent 
des  messieurs  à  favoris  en  côtelettes,  la  tête  ombragée 
d'un  chapeau  gris  de  très  haute  forme,  culottés  de 
nankin  et  revêtus  d'habits  à  la  française,  ramant  vigou- 
reusement devant  la  Rotonde  pour  l'agrément  de  belles 
dames  en  manches  pagode,  ombrageant  d'ombrelles 
pliantes  leurs  chapeaux  cabriolet  à  bavolet  vert.  Pourquoi 


222 


A    TRAVERS    PARIS 


faut-il  qu'une  noie  intempestive  vienne,  vers  1835,  gâter 
ces  élégantes  mondanités  ;  le  Courrier  des  Dames  est 
contraint  d'avouer  que  «  la  place  n'est  pas  toujours 
tenable  et  que  trop  souvent  le  vent  d'est  apporte  les 
parfums  de  la  voirie  de  Montfaucon  qui  en  chassent  la 
bonne  compagnie  »... 

En  effet,  la  voirie  de  Monlfaucon,  distante  de  quelques 
centaines  de  mèlres  (sur  l'emplacement  de  l'ancien 
gibet),  consliluait  un  véritable  dépôt  d'immondices,  qui 
ne  disparut  qu'en  1845. 


Tiaversant  le  rond- point  de  la  Villette  et  accotés  à  la 
balustiaile  du  quai  surplombant  le  tunnel,  nous  voyons 
devant  nous,  luisante  sous  le  ciel  gris,  une  ligne  d'ar- 
gent filer  droit  à  l'horizon...  c'et-t  le  canal  Saint-.Martin. 
A  nos  pieds,  quatorze  gros  bateaux  plais,  chargés  de 
ciment,  de  mortier,  de  [ilâtre,  de  bois,  de  sable,  s'en- 
foncent dans  une  eau  sans  ride.  Tassés  dans  le  goulet, 
ils  attendent  leur  tour  d'accès  dans  l'étroit  corridor 
d'eau  qui  les  amènera  i\  la  Seine  par  des  tunnels  et  des 
écluses. 

Sur  ces  chalands  aux  mais  couchés  s'agite  un  monde 
tout  spécial  :  vieux  mariniers  laimés  parles  pluies,  lesvenls, 
le  soleil,  qui  silencieusement  fument  leurs  courtes  pipes 
assis  sur  des  paquets  de  cordages  ou  appuyés  au  gou- 
vernail ;  solides   ménagères    en  camisole  rose,  faisant  la 


à 


LE   CANAL  SAINT-MARTIN 


225 


lessive,  étendant  le  linge,  peignant  des    bébés  joufflus, 
vaquant  aux  soins  du  ménage,  près  des  cabines  basses 


A.   Lepère. 


L  ECLUSE    DU    CANAL    SAINT-MARTIN. 


trouées  de  tuyaux  fumants  et  égayées  de  volets  peints 
en  vert-épinard  ou  en  bleu-perruquier.  Hargneux,  des 
roquets  jappent  furieusement  ;  des  chats  dorment  près 
d'une  caisse  de  fusain,  sous  une  cage  à  serins. 

15 


226 


A    TRAVERS    PARIS 


Le  miroir  d'eau  verle  reflète  les  coques  sombres 
striées  de  lignes  de  flottaison  colorées;  les  hautes  grues 
noires   d'où    pendent  des    chaînes  se   découpent  dure- 


Teii  Gâte,  pinxit.  Musée  Carnavalet. 

l.E    CANAL   SAINT-MARTIN,    QUAI   VAUIV. 


ment  sur  l'horizon  bleu  ouaté  de  brouillards,  coupé 
de  fumées  jaunes  crachées  par  les  usines  voisines.  Au 
premier  plan,  en  des  baleaux-lavoirs  amarrés  au  quai, 
des  blanchisseuses  frappent  leur  linge  à  tour  de  bras. 
Qu'il  est  facile  de  se  croire  très  loin  de  Paris  !...  et 
machinalement   notre  pensée   évoque  les    délicieux    et 


LE   CANAL  SAINT-MARTIN 


lents  voyages  sur  les  canaux  hollandais  avec  les  vieux 
péageurs  de  Dordrecht,  d'Alkmar  et  de  Zaardam  tendant 
aux  mariniers,   du  haut   de    leurs    perchoirs,    la    ligne 


I  i  ^m^^.m^ 


V'^m 


~-?,«7 


A.  I.epère,  ih-t. 


....^-^''^MkJ'^ih. 


LE    CANAL    SAINT-MARTIN 


i-pr^c.  ^ 


terminée  par  un  sabot  cassé  où  se  déposent  les  quelques 
centimes  constituant  les  droits  de  passage. 

Un  à  un  les  chalands  s'engagent  dans  le  canal  : 
suivons  la  même  route  par  les  quais  parallèles.  Sur  l'eau 
morte,  les  lourds  bateaux  avancent  lentement,  majes- 
tueusement, halés  |)ar  de  robustes  gaillards  penchés  en 
avant,  tirant  dur  sur  la   sangle  qui  barre  leur  poitrine 


228 


A    TRAVERS    PARIS 


velue.  Ils  peinent,  Iriment,  tirent  sur  les  cordes,  évo- 
quant la  douloureuse  silhouette  de  Samson  poussant  la 
meule,  pendant  que  le  pilote,  immobile,  appuyé  du  rein 
au  gouvernail,  semble  perdu  en  un  rêve  infini. 


LA  MAISON   DE   LÉCLUSIER  AU  CONFLUENT   DU  CANAL   ET  DE  LA  SEINE  E\  1900. 

Saffi'oy,  <1el. 

De  loin  en  loin,  un  pont  aérien,  une  passerelle  mobile, 
une  écluse  coupent  le  canal  Saint-Marlin,  et  pendant 
que  les  bateaux  passent,  la  foule  des  badauds  massés 
sur  les  deux  berges  forme  les  plus  amusants  tableaux 
parisiens. 


i 


LE   CANAL  SAINT-MARTIN 


229 


A  la  hauteur  du  faubourg  du  Temple  nous  rencon- 
Irons  un  petit  square  poussiéreux  que  décore  le  buste 
du  populaire  acteur  Frédérick-Lemaître...  Là  le  canal 
disparaît  dans  un  tunnel  pour  ne  réapparaître  qu'après 
la  place  de  la  Bastille.  Les  digues  sont  construites  ici 
avec  les  débris  de  la  vieille  prison  parisienne...  et  c'est 
peut-être  sur  les  pierres  du  cachot  de  Latude  qu'est  assis 
le  brave  pêcheur  qui,  si  anxieusement,  surveille  le 
flotteur  rouge  de  sa  ligne...  Nous  arrivons  au  pont 
Morlaiid  ;  devant  nous  s'étale  à  l'horizon  un  admirable 
panorama  :  au  premier  plan  la  Seine  et  la  petite  maison 
de  l'éclusier  —  qui,  il  y  a  peu  de  mois  encore,  se  glorifiait 
de  posséder  un  petit  vignoble  que  supprima  le  passage 
du  chemin  de  fer  métropolitain  —  le  bouquet  vert  des 
arbres  du  Jardin  des  Plantes,  à  gauche  Bercy,  à  droite 
Notre-Dame,  au  fond  la  noble  silhouette  du  vieux  Paris, 
couronnée  par  la  masse  auguste  du  Panthéon...  Croyez- 
moi,   Parisiennes    curieuses   de  beauté,  tentez  ce   petit 


voyage 


UN    VIEUX    QUARTIER 

La  rue  de  Bondy;   la  maison  de  Gouthière. 


Jusqu'au  8  juin  1781,  jour  où  brûla  l'Opéra  —  alors 
situé  au  Palais-Royal,  —  la  rue  de  Bondy  fut  char- 
mante. Tirant  sa  dénomination  de  quelque  remisage  de 
coches  desservant  le  village  de  Bondy,  ou  du  nom  de 
M.  de  Bondy,  propriétaire  d'une  partie  de  ces  terrains, 
elle  commençait  au  boulevard  du  Temple,  aboutissait  à 
la  haute  porte  de  pierres  veriniculées  dressée  par  les 
échevins  parisiens  en  l'honneur  de  Louis  XIV  et  bordait 
le  boulevard,  promenade  bucolique  et  verdoyante,  plantée 
de  beaux  arbres,  mais  un  peu  trop  déserte  et  vaguement 
dangereuse.  De  grands  jardins  fleurissaient  rue  de  Bondy, 
encadrant  une  caserne  de  gardes  françaises,  la  fabrique 
de  porcelaine  du  duc  d'Angoulême,  l'hôtel  d'Aligre, 
l'hôtel  Rosambo  et  deux  théâtres,  les  Variétés-Amu- 
santes et  le  Vauxball  d'élé,  sorte  d'immense  salle  de 
bal  où,  sous  des  treillages  enguirlandés,  on  venait  boire, 
danser,  entendre  delà  musique  et  a[)plaudir  des  dan>eurs 
de   corde,   des    équilibristes   et   des    animaux    savants. 


232 


A    TRAVERS    PARIS 


Mgr  de  Polignac,  évêque  de  Meaux,  logeait  au  numéro 
35  et  S.  Exe.  M.  de  Capello,  ambassadeur  de  Venise, 
habitait  au  numéro  75,  —  ce  numéro  75  est  aujourd'hui 
le  théâtre  de  la  Renaissance.  Près  de  la  porte  Saint- 
Martin,  la  rue  de  Bondy  abritait  un  cimetière  discret,  le 
«  cimetière  des  protestants  étrangers  »,  ouvert  en  1724 
et  géré  de  père  en  fils  par  la  famille  Coroy,  aux  appoin- 
tements annuels  de  mille  livres  (^). 

L'Opéra  brûle,  on  décide  sa  reconstruction  immédiate 
boulevard  Saint-Martin,  sur  l'emplacement  du  cimetière 
désaffecté  depuis  1762,  et  en  soixante-quinze  jours 
l'architecte  Lenoir  peut  livrer  le  théâtre  au  public,  qui 
l'inaugure   le  25   octobre   1781    par  une  représentation 

(1)  Le  cimetière  protestant  de  la  Porte  Saint-Martin.  —  Grâce  à 
l'influence  de  l'ambassade  hollandaise,  un  arrêt  du  20  juillet  1720 
accorde  pour  les  inhumations  des  protestants  étrangers  un  terrain 
d'une  superficie  de  250  toises,  joignant  la  porte  Saint-Martin. 

Par  suite  des  travaux  d'embellissement  du  boulevard,  le  cimetière 
protestant  de  la  Porte  Saint-Martin  fut  transféré,  en  1762,  près  de 
l'hôpital  Saint-Louis  et  son  emplacement,  qui  appartenait  à  la  Ville, 
servit  de  magasin  pour  remiser  les  décors  de  l'Opéra.  A  la  suite  de 
l'incendie  de  son  théâtre  au  Palais-Royal,  l'Opéra  s'établit  du 
5  octobre  1771  au  9  avril  1782,  dans  une  salle  provisoire,  bâtie  sur  le 
terrain  de  la  Ville  et  par  conséquent  à  l'endroit  où  avait  été  le  cime- 
tière. A  l'Académie  royale  de  musique  et  sur  le  même  sol  fut  édifié 
le  théâtre  de  la  Porte -Saint-Martin,  de  telle  sorte  que,  de  nos  jours 
encore,  l'ancienne  nécropole  protestante  est  remplacée  par  une  salle  de 
spectacle  !  Curieuse  coïncidence  ;  ce  n'est  pas  un  fait  isolé,  et  si  l'on 
jette  un  coup  d'œil  sur  un  des  plans  gravés  au  xvni«  siècle,  celui  de 
Jaillot  entre  autres,  on  verra  que  le  théâtre  du  Gymnase  s'élève,  lui 
aussi,  où  était  autrefois  le  cimetière  de  la  paroisse  Bonne-Nouvelle. 
(Ch.  Sellier.  —  ISole  sur  les  Anciens  Cimetières  de  Paris.) 


[■  • 


TN    VIKIX    nilAmiER  285 

graluile  d'Adèle  de  Ponlhieu.  suivie  d'un  grand  bal  popu- 
laire dont  les  quadrilles  étaient  dansés  par  les  dames 
de  la  Halle,  les  forts,  les  charbonniers,  etc.,  tous  gens 
de  poids.  Cette  belle  fête  célébrait  la  naissance  du  Dau- 
phin de  France  et  éprouvait  la  solidité  de  la  nouvelle 
salle...  L'Opéra  est  à  la  mode,  des  restaurants,  des 
cafés  l'entourent  bien  vite,  et  une  moitié  de  la  rue  de 
bondy  est  complètement  isolée  du  boulevard  lorsqu'en 
1827  on  construit  l'Ambigu  sur  l'espèce  de  promontoire 
qui  s'élève  vis-à-vis  de  la  rue  de  Lancry,  —  rue  nou- 
velle ouverte  en  1776  sur  l'emplacement  du  Vauxhall  (^). 
Une  cité  ouvrière  remplace  la  caserne  des  gardes  fran- 
çaises, la  Révolution  supprime  la  manufacture  du  duc 
d'Angoulême,  l'orfèvrerie  Christone  installe  ses  usines  et 
ses  magasins  dans  une  partie  de  l'hôlel  d'Aligre,  et  la 
rue  Taylor  —  du  nom  du  fondateur  de  tant  de  charita- 
bles associations  artistiques,  —  passe  sur  l'hôlel  Rosambo 
éventré.  Béranger  reçoit  Lisette  au  sixième  étage  de 
l'immeuble  portant  le  numéro  50,  voisin  du  52,  qui  fut 
Théâtre  des  Variétés-Amusantes  en  1779,  puis  théâtre 
des  Jeunes  Artistes  en  1795(2)  (un  fronton,  épave  mélan- 
colique de  son  joyeux  passé,  subsiste  encore  du  côté  de 
le  rue  de  Lancry  I) 

(1)  L'Ambigu  comique  fut  édifié  de  1727  à  1828  par  les  architectes 
Hittorff  et  Lecomte  sur  l'emplacement  de  l'hôtel  Marinais,  ci-devant 
de  Jambonne.  Il  remplaçait  le  premier  Ambigu  d'Audinot  (1769), 
incendié  dans  la  nuit  du  13  au  14  juillet  1827. 

(2)  Dcsaugiers  fit  représenter  ses  premières  pièces  à  ce  théâtre 
qui  fut  supprimé  par  le  décret  impérial  du  9  août  1806. 


236 


A    TRAVERS    PARIS 


Le  numéro  54  étale  sur  sa  façade  quatre  bas-reliefs 
en  terre  cuite...  Ce  ne  sont,  hélas  !  que  de  vulgaires  repro- 
ductions, les  originaux,  chefs-d'œuvre  de  Clodion,  ayant 
été  vendus,  assure  notre  aimable  et  érudit  confrère 
M.  de  Rochegude,  vingt  francs  en  vente  publique  !!  {^) 

C'est  enfin  de  la  triste  maison  portant  le  numéro  5, 
que  partit  pour  sa  dernière  demeure  le  convoi  de  Fre- 
derick Lemaître.  Victor  llugo  salua  magnifiquement  son 
plus  merveilleux  interprète  ;  puis  Jean  Richepin,  après 
avoir  lu,  comme  il  sait  lire,  un  poétique  adieu  à  l'acleur 
disparu,  déchira  d'un  grand  geste  les  feuilles  de  son 
manuscrit  et  les  laissa  tomber  comme  des  pétales  de 
fleurs  sur  le  cercueil  du  sublime  artiste  (2). 

(1)  Guide  pratique  à  travers  le  vieux  Paris,  page  182  (Marquis 
i)E  Rochegude). 

(2)  ÉTAT   DES    LOCATAIRES    DE    LA    RUE    DE    BONDY.    (VVATIN,    1789.) 

Rue  de  liondy,  32(J  toisos,  75  portes. 
1.  —  Du  fauxbourg  Saint-Martin, 
52.  —  Du  fauxbourg  du  Temple. 

17.  —  Caserne  des  Gardes-Françoises.' 

18.  —  Encan  de  chevaux,  par  le  sieur  Fabert. 

22.  —  Manufacture  de  porcelaine  de  Monseigneur  le  duc  d'An- 
goulème. 

23.  —  M.  de  Rœttiers  de  Montalau,  Maître  des  Comptes. 

24.  —  Bureau  de  M.  Duchestret,  receveur  des  tailles  de  la  Géné- 
ralité de  Paris. 

25.  —  Bureaux  de  la  Régie  des  Etapes  et  Convois  militaires, 
M.  Petit  des  Roziers,  l'un  des  régisseurs. 

20.  —  M.  Ghaillon  de  Joinville,  maître  des  requêtes. 

Ibid.   —  M.  de  Giambonne. 

27.  —  Petit  hôtel  du  Nord,  meublé. 


UN    VIEUX    QUARTIER  237 

Sombre,  étroite,  encombrée  du  malin  au  soir  par  les 
chariots  de  décors  desservant  trois  théâtres,  la  Porle- 
Saint-Martin,  l'Ambigu  et  la  Renaissance  —  car  la  char- 
mante scène  ou  triomphe  Lucien  Guitry  fut  construite 
en  1872  sur  les  ruines  du  restaurant  Deffieux,  brûlé  par 
la  Commune  aux  derniers  jours  de  mai  1871,  —  la  rue 
de  Bondy,  à  certaines  heures  du  jour  et  surtout  de  la 
nuit,  devient  l'un  des  coins  les  plus  amusants  de    Paris. 

C'est  une  sorte  de  prolongement  pittoresque  des 
coulisses  de  tous  ces  théâtres.  Sur  les  trottoirs  passent, 
encapuchonnées,  de  belles  et  élégantes  actrices  —  dont 
plusieurs  ont  beaucoup  de  talent,  —  elles  sautent  en 
auto,  en  coupé,  ou  attendent  impatientes  les  taximètres 
que   d'épileptiques   aboyeurs   courent   quérir  au    galop 

28.  —  M.  Lepelletièr  de  Rosambo,  président  de  Tournelle,  et 
demoiselle  Lamoignon  de  Maleslierbes. 

29.  —  Robe  antispliilitique  (sic)  du  sieur  LafTectcur,  approuvé 
par  la  Société  royale  de  médecine  ;  composition  sans  mercure. 

30.  —  M.  Patu,  payeur  de  Rentes. 

32.  —  Eau  anticimique  pour  la  destruction  des  punaises,  du  sieur 
Marchand. 

35.  —  M.  de  Polignac,  évoque  de  Mcaux. 

36.  —  Cabinet  de  tableaux  de  M.  le  comte  dg  lîaudouin. 

45.  —  Cabinet  d'histoire  naturelle;,  de  physique  et  de  tableaux  de 
M.  le  duc  de  Chaulnes. 

46.  —  M.  le  marquis  d'Embrun  et  domoiscile. ..  son  épouse. 

65.  —  M.  Jolivetde  Vannes,  procureur  du  roi,  honoraire  delà  Ville. 

Ibid.  —  M.  le  marquis  de  Kemadeuc,  et  demoiselle  Jolivet  de 
Vannes,  son  épouse. 

71.  —  Entrée  de  l'Opéra  pour  les  acteurs,  mansardes  et  loges 
louées  à  l'année. 

75.  —  S.  Ex.  M.  de  Capcllo,  ambassadeur  de  Venise. 


238 


A    TRAVERS    PARIS 


pour  ces  jolies  femmes  dont  le  nom  leur  est  familier  ; 
les  acteurs,  retroussant  le  col  de  leur  paletot,  sortent  en 
allumant  un  cigare. 

Des  groupes  émerveillés  de  trottins,  d'apprenlies  en 
mal  de  Conservatoire,  de  flâneurs,  de  badauds  et  de 
naïfs  amoureux  guettent  la  sortie  sensationnelle  de 
Mmes  Le  Bargy,  Jane  Hading,  Gilda  Darthy,  Lender  ou 
Cassive  ;  on  acclame  le  grand  Coquelin,  son  fils  Jean, 
Huguenet,  Léon  Noël  et  notre  brave  ami  Péricaud... 
cependant  que  le  flot  des  figurants,  des  utilités,  des 
machinistes,  des  comparses  et  des  «  petites  femmes  »  se 
répand  dans  les  crémeries,  restaurants,  bibines,  mas- 
troquets,  frituriers,  etc.,  etc.,  qui  ont  installé  leurs  alam- 
bics, leurs  tonneaux,  leurs  moules  marinières,  leurs 
plâtrées  de  gigots  ou  leurs  assiettes  de  «  viandes  assor- 
ties »  dans  la  plupart  des  boutiques  de  la  rue  Albouy, 

Là,  du  matin  au  soir,  ces  braves  artistes,  joyeux, 
hâbleurs,  vivant  d'espoir  et  insouciants  de  l'avenir,  man- 
gent, boivent,  rient,  fument  et  chantent  en  attendant 
M  l'heure  pour  le  quart  »  où  ils  incarneront,  indifférem- 
ment, d'élégants  seigneurs  Louis  XV,  d'abominables 
apaches  réalisant  les  sinistres  machinations  de  M.  Pierre 
Decourcelle,  de  braves  femmes  du  peuple  acclamant 
Labussière,  des  princesses...  ou  des  pierreuses.  Dans  le 
fracas  des  verres  et  la  fumée  des  cigarettes  les  conver- 
sations les  plus  imprévues  éclatent  comme  des  fusées  : 
sans  exception,  les  hommes  parlent  théâtre  ;  les  femmes 
causent  toilettes,  beaux  rôles  et  «  amis  »  chics...  «  Moi, 


UN    VIEUX    QUARTIER 


239 


mon  vieux,  quand  je  jouais  Ruy  Blas  à  Cahors...  —  On 
l'appelle  le  Michelin,  ce  lype-là  parce  qu'il  ne  veut  pas 


Martial,   187C,  aqu. 


LA    HUE    DE    BONDY. 


crever...  —  A  ta  place,  je  prendrais  Henri  Robert...  - 
Quand  mon  amant  est  trop  triste,  j'pense  à  Pougaud. 


240  A    TRAVERS    PARIS 

* —  Tu  parles  si  qu'elle  a  un  chapeau,  Roxane.  dans 
Cyrano...  c'est  ce  Gainsborough  bleu  à  plumes  que  j'ai 
tant  envie...  —  M.  Zamacoïs  était  dans  la  salle...  aussi 
j'avais  un  trac...  —  Comment,  animal,  tu  coupes  mon 
sixième  trèfle  qui  est  maître!...  »  Puis  on  joue  la  con- 
sommation au  Zanzibar  et  ceux  qui  ne  sont  pas  du 
«  deux  »  entament  une  manille. 

A  la  porte,  un  groupe  de  miséreux  attendent  qu'un 
entrepreneur  vienne  les  embaucher  —  figurants  occa- 
sionnels —  pour  représenter,  au  taux  de  50  centimes,  la 
Cour  de  Louis  XIV  ou  les  agioteurs  de  Law... 

* 

*    * 

Sans  même  nous  arrêter  aux  troublantes  séductions 
de  la  «  brasserie  des  Camélias  »,  où  le  service  est  fait 
par  des  dames  et  dont  la  façade  est  ornée  —  si  j'ose  dire 
—  d'aimées  sérieusement  décolletées,  descendons  la 
triste  rue  Bouchardon,  bordée  de  marchands  de  vin,  de 
roulages,  d'hôtels  borgnes,  de  vagues  crémeries,  car 
cette  vilaine  voie  conduit  à  un  délicieux  bijou  du  di.x- 
huitième  siècle,  caché,  perdu  derrière  l'immense  et  pré- 
tentieuse mairie  du  dixième  arrondissement.  C'est  la 
maison  de  Pierre  Gouthière,  doreur  et  ciseleur  du  Roi, 
«  inventeur  de  la  dorure  au  mat  «  ;  elle  s'élève  —  pas 
bien  haut  —  n"  6,  rue  Pierre-Bullet. 

Ce  charmant  hôtel,  type  achevé  des  k  petites  mai- 
sons »  de  l'avant-dernier  siècle,  prend,  au  milieu  des 
hideuses   constructions    qui   l'écrasent,  des   allures   de 


Dahadie,  pinxit. 


L  HOTEL     DE    GOUTHIERE. 


Musée  Carnavalet. 


UN    VIEUX    gl  ARTIEH 


2'i;î 


temple  grec.  Il  apparaît,  élégant,  au  fond  d'une  sorte  de 
cul-de-sac,  encombré  de  voitures  à  bras,  de  caisses, 
de  paniers  d'emballage.  Au-dessus  d'un  large  escalier 
llanqué  de  deux  sphinx,  s'ouvre  la  porte  cintrée,  sur- 
montée de  deux  jolies  figures  entourant  un  buste 
d'Apollon  et  couronnée  d'un  grand  bas-relief  décoratif  : 
le  Triomphe  de  Bacchus,  dans  le  genre  de  Clodion.  Celte 


FRONTON    DE    I.A    iORTE    DENTliKE    DE    LHOTEI,    (lOtJJ  HIKRE . 


maisonnette  aux  proportions  délicates,  ce  bijou  arclii- 
teclural  faisait  partie  d'un  ensemble  de  constructions 
édifiées  par  Goulhière.  La  manie  de  la  bâtisse  ruina  le 
pauvre  artiste  qui,  le  24  novembre  1781,  vit  ses  immeu- 
bles et  sa  jolie  demeure,  si  amoureusement  aménagée, 
saisis  par  d'impitoyables  créanciers.  Il  lutta  vainement 
contre  la  mauvaise  fortune  :  le  12  avril  1788,  son 
domaine  du  faubourg  Saint-Martin   était  définilivenienl 


244 


A    TRAVERS    PARIS 


adjugé  à  «  un  ancien  notaire  »,  et  une  fois  de  plus  la 
Fourmi  dut  stigmatiser  le  désordre  de  la  Cigale...  dont 
elle  bénéficiait  d'ailleurs. 


UN    DESSLS    DE    PORTE    DE    L  HOTEI.    GOUTHIElîK. 

La  Révolution,  en  guillotinant,  emprisonnant  ou  exi- 
lant les  meilleurs  clients  de  l'infortuné  «  doreur  au 
mat  »,  le  Roi,  Marie-Antoinette,  M.  de  Richelieu,  Mme  de 


UN     PANNEAU    DÉCOnATIK    l)'t\'     DES    SALONS 
DE    I.'HÔTEL    (;OUTHIÈIiE. 


UN    VIEUX    QUARTIER 


247 


Mazarin,  le  duc  d'Aumont,  Mme  du  Barry,  etc.,  etc., 
ruina  définitivement  le  malheureux  Gouthière.  Il  avait 
le  crédit  trop  facile...  La  Du  Barry,  seule,  lui  était  rede- 
vable de  756.000  livres  !  Gouthière  dut  réclamer  à  la 
«  Commission  chargée  de  la  liquidation  »  le  montant  de 
ses  mémoires;  on  devine  l'accueil  fait  à  ses  plaintes,  et 
en  1813,  ce  très  grand  artiste,  réduit,  dit-on,  à  solliciter 
une  place  dans  quelque  hospice,  mourut  dans  la  plus 
profonde  misère  ! 

La  longue  avenue  encadrant  l'entrée  de  l'hôtel  a 
depuis  longtemps  disparu  ;  l'immense  mairie  précitée 
sépare  aujourd'hui  du  faubourg  Saint-Martin  la  maison 
de  Gouthière  occupée  actuellement  par  une  fabrique  de 
«  passementerie  de  style  pour  ameublement  ».  En  cette 
exquise  épave  du  dix-huitième  siècle  on  reconstitue  les 
effilés,  les  ganses,  les  galons  chers  aux  jolies  femmes 
de  la  Cour  de  Louis  XV  et  de  Louis  XVI.  Dès  l'entrée  on 
croit  vivre  en  d'anciennes  estampes;  les  frises,  les  bas- 
reliefs,  les  encadrements  des  portes,  les  espagnolettes 
des  fenêtres,  les  tympans,  les  panneaux  évoquent  les 
délicieux  intérieurs  dessinés  par  (Jravelot,  Marillier, 
Eisen,  Moreau  le  Jeune...  Dieu  merci,  ce  précieux  décor 
est  en  pâle  et  non  en  boiserie,  l'atTreuse  spéculation  ne 
saurait  l'arracher  du  mur  où  (iouthière  le  fit  placer; 
sans  ce  bienheureux  hasard,  ces  décorations  si  pari- 
siennes orneraient  peut-être  la  fastueuse  demeure  de 
quel(|ue  opulent  marchand  de  porcs  à  Chicago. 

Dans  ces  salons,  ornés  encore  de  quelques  fines  che- 


248  A   TRAVERS    PARIS 

minées  ciselées,  l'actuel  locataire  a  installé  ses  cane- 
tilles  dorées,  ses  piles  de  carton,  ses  dévidoirs,  ses 
métiers  et  les  bobines  de  soies  rouges,  bleues,  vertes  et 
jaunes  s'enlèvent  comme  des  bouquets  de  fleurs  sur  les 
panneaux  sculptés. 

Trois  vastes  ateliers  auxquels  on  descend  par  un 
escalier  d'une  dizaine  de  marches  couvrent  l'emplacement 
de  ce  qui  fut  autrefois  le  jardin.  On  voit  encore  sur  le 
mur  les  agrafes  où  s'accrochait  la  rampe  de  fer  forgé  ! 
Dans  le  ronflement  des  métiers,  tissant  les  bordures,  les 
rubans,  les  franges,  des  femmes  empilent  les  écheveaux 
de  soies  multicolores,  les  galons  encartés,  les  «  agré- 
ments pour  passementerie  »  qui  dans  la  pénombre  for- 
ment comme  une  immense  tapisserie  aux  dessins  eff'acés, 
mais  dont  la  vibrante  coloration  rappelle  l'inoubliable 
«  fond  »  que  peignit  Vélasquez  en  ce  chef-d'œuvre  : 
les  Fileuses,  du  musée  de  Madrid.  Une  fois  de  plus,  les 
amoureux  de  Paris  doivent  bénir  le  hasard  qui  sauva  ce 
précieux  témoin  du  passé  dont  la  grâce  élégante  proteste 
contre  le  «  panmuflisme  »  triomphant! 


LA    BUTTE    MONTMARTRE 

La   place   Saint-Pierre.  —   La   rue   de   La   Barre. 


PLACE  Saint-Pierre,  au  pied  de  la  basilique  du  Sacré- 
Cœur,  s'étend  un  square  bourgeois  et  propret  ;  les 
arbres  bien  tondus  s'y  alignent  méthodiquement,  les 
massifs  de  lilas  et  d'hortensias  s'y  arrondissent,  l'Har- 
monie de  M.  Dufayel  y  joue  le  dimanche  de  brillantes 
fantaisies  sur  Si  j'étais  roi  et  les  Cloches  de  Corneville; 
un  kiosque  fournit  de  gâteaux  de  Nanterre  et  de  joujoux 
les  bébés  qui  viennent  faire  des  pâtés  de  sable  sous 
l'œil  attendri  de  leurs  mamans  ;  à  gauche,  un  funiculaire 
et  un  long  escalier  de  pierre  amènent  au  Sacré-Cœur 
visiteurs  et  pèlerins.  L'endroit  semble  patriarcal,  aimable, 
souriant...  et  surtout  bien  différent  de  ce  qu'il  fut  il  y  a 
trente-neuf  ans  pendant  le  siège  de  Paris. 

C'était  alors  un  grand  terrain  dénudé  continuant  les 
talus  pelés  de  la  Butte,  où  des  palissades  disjointes  déli- 
mitaient l'atelier  de  ballons  installé  sous  la  direction  du 


250 


A    TRAVERS    PARIS 


bon  Nadar,  capitaine  des  aérostiers.  Place  Saint-Pierre, 
le  7  octobre  1870,  à  onze  heures  du  matin,  par  un  temps 
pluvieux  et  lugubre,  Gambetta  et  Spuller  montèrent  dans 
le  ballon  Armand-Barbes.  Ils  emportaient  des  sacs  de 
dépêches,  la  correspondance  —  sur  papier  pelure  —  des 
assiégés  et  un  panier  de  pigeons  voyageurs,    les  seuls 


OB.SEiaATOir.E    DE    MONTMAriTHE. 

(Décembre  1870.)  Martial,  aqna. 

courriers  capables  de  franchir  le  cercle  de  mort  qui  nous 
enserrait.  Enfant  curieux  et  fureteur,  nous  ne  manquions 
pas  d'aller  souvent  flâner  dans  un  endroit  où  se  rencon- 
traient des  choses  si  passionnantes  :  en  bas,  le  parc 
aérostatique  ;  en  haut,  blottie  dans  un  bouquet  d'arbres, 
la  tour  Malakolï,  bariolée  de  rose,  un  ancien  vide-bou- 


UN    DEPAfiT    DE    BAI.I.ON    PENDANT   LE   Slk(.E    1)K    l'AHI.S. 

Ainiarelle  anonyme.  (2  novembre  1870.)  Musée  Cainavalcl. 


LA   BUTTE    MONTMARTRE 


253 


teille  dont  les  nécessités  du  siège  avaient  fait  un  obser- 
vatoire et  un  sémaphore  dirigés  par  des  officiers  de 
marine...  et  puis,  les  cerfs-volants  s'enlevaient  admira- 
blement sur  les  plateaux  des  buttes  ! 

On  y  accédait  par  des  sentiers  en  lacet  zigzaguant 
jusqu'au  sommet  ;  ces  sentiers  existent  encore  et  ceux 
qui  veulent  avoir  l'exacte  impression  de  ce  que  furent 
les  buttes  Montmartre  pendant  le  siège  et  la  Commune, 
n'ont  qu'à  observer  le  terrain  compris  entre  le  square 
actuel  et  la  rue  Azaïs  qui  contourne  la  base  du  Sacré- 
Cœur.  C'est  la  même  petite  herbe  courte  et  drue,  enca- 
drant des  espaces  dénudés  où  apparaît  la  terre  argileuse; 
on  retrouve  encore  très  facilement  les  sentes  verles  par 
lesquelles  le  peuple  et  la  garde  nationale,  en  février  1871, 
hissèrent  les  canons  enlevés  des  parcs  d'artillerie  de  la 
place  Wagram  et  de  Neuilly,  croyant  ainsi  les  soustraire 
aux  dures  lois  de  la  défaite  !  On  sait  le  drame...  Après 
la  capitulation  de  Paris,  vaincus  par  la  famine  et  la  mala- 
die, les  défenseurs  de  la  pauvre  cité  meurtrie  s'étaient 
juré  de  ravir  aux  vainqueurs  les  canons  dont  beaucoup 
avaient  été  fondus  à  l'aide  de  souscriptions  patriotiques. 
Tous,  hommes,  femmes,  enfants  s'étaient  attelés  aux 
roues  pour  les  traîner  au  sommet  de  la  Butte,  et  des 
postes  de  gardes  nationaux  les  veillaient  jalousement. 

Potaches  en  rupture  de  collège,  nous  n'avions  pas 
manqué,  mes  camarades  et  moi,  d'aller  bien  vite 
contempler  les  beaux  canons  tout  neufs;  on  en  comptait 
plus  de  cent  et  aussi  des  mitrailleuses,  étages  sur  trois 


254 


A    TRAVERS    PARIS 


rangs;  les  uns  à  la  hauteur  de  l'actuelle  station  du  funi- 
culaire, les  autres  sur  le  plateau  central  (aujourd'hui 
terre-plein  du  Sacré-Cœur)  dominant  Paris  comme  une 
terrasse  de  château  féodal.  Nous  nous  glissions  entre 
les   sentinelles  qui   d'ailleurs  se   plaisaient   à   faire  les 


LES    «    CANO\S    »    DE    MOMTMAIiTnE. 

Tiré  du  Harpcr's  Mai/a:ine. 

honneurs  de  «  leurs  pièces  »  ;  tout  Paris  montait  voir 
les  batteries  de  Montmartre,  et  la  petite  fête  dura  jus- 
qu'au jour  où  M.  Thiers,  chef  du  Pouvoir  Exécutif,  élu 
par  l'Assemblée  de  Versailles,  résolut  de  reconquérir 
ces  canons  révolutionnaires  dont  les  gueules  devenaient 
menaçantes. 


o    s 

—H         < 


LA   BUTTE   MONTMARTRE  257 

Le  samedi  18  mars,  vers  dix  heures  du  matin,  le 
bruit  courut  que  le  gouvernement  avait  échoué  dans  sa 
tentative...  Bientôt  des  nouvelles  les  plus  sinistres  circu- 
lèrent :  «  Des  régiments  entiers  fraternisent  avec  l'in- 
surreclion...  Le  général  Leconte  et  son  état-major  ont 
été  faits  prisonniers...  La  situation  devient  grave  !  » 

Externes  au  lycée  Louis-le-Grand,  nous  n'avions  mon 
frère  et  moi  qu'une  pensée,  profiter  de  ces  premiers  jours 
de  soleil  et  de  liberté  pour  faire  l'école  buissonnière  et 
courir  Paris  dans  tous  les  sens. 

Aussi  le  18  au  matin,  voyant  les  troupes  se  diriger 
sur  Montmartre,  les  groupes  s'agiter,  les  officiers  d'or- 
donnance passer  affolés,  avions-nous  suivi  la  foule  du 
côté  des  buttes...  Mais  là,  on  ne  pouvait  plus  passer  : 
toutes  les  petites  rues  montantes  étaient  remplies  d'une 
foule  hurlante  et  affolée  ;  partout  reluisaient  des  baïon- 
nettes, on  dansait,  on  criait,  on  buvait  ferme,  et  quel- 
ques compagnies  de  la  garde  nationale  essayaient  vaine- 
ment de  mettre  un  peu  d'ordre  dans  cette  cohue  !  On 
racontait  les  épisodes  de  la  matinée...  Vers  cinq  heures, 
des  soldats  d'infanterie  en  capote  grisâtre,  des  gen- 
darmes, des  gardes  de  Paris  avaient  occupé  le  plateau  et 
les  ruelles  adjacentes  :  les  canons  avaient  été  reconquis; 
puis,  vers  huit  heures,  comme  les  attelages  qui  devaient 
les  remporter  n'arrivaient  pas,  on  avait  harangué,  enjôlé 
les  malheureux  soldats  démoralisés,  énervés  par  cinq 
mois  d'insuccès  et  de  relâchement  de  discipline;  les 
femmes  d'abord,  les  femmes  surtout,  puis  les  enfants 

17 


258 


A    TRAVERS    PARIS 


s'étaient  glissés  dans  les  rangs  de  la  troupe...  on  av;iil 
fraternisé,  ou  avait  bu  surtout...  A  quatre  heures,  le 
général  Cléuient  Thomas,  en  civil,  reconnu  et  dénoncé 
par  un  ancien  insurgé  de  Juin  et  une  cantinière,  était 


BATTKEilE   UK   MOMMAIiTItE. 

Eau-Torle  de  Mariai. 


allé  rejoindre  le  général  Leconte,  prisonnier  depuis  le 
matin,  et  tous  les  deux  avaient  été  fusillés  par  quelques 
misérables... 

—  C'est  un  sergent  en  uniforme  qui  a  tiré   le  pre- 


lit  irt^-û 

ExlraA  du  pLiu  Je  I\iris,  d' And  ri  i- eau  Goujon,  en  i^'ii 


LA   BUTTE   MONTMARTRE  26f 

mier,  disait-on,  et  les  deux  cadavres,  troués  comme  des 
écumoires,  sont  maintenant  couchés  dans  un  jardin  de 
la  rue  des  Rosiers,  tout  en  haut  de  la  Butle  î... 

...  Place  Pigalle,  deux   coups  de    fusil  avaient  des- 
cendu un  officier  de  chasseurs,  et  son  cheval,  instan- 


CADAVIIES  UF.S  (;É\ÉRA1  X    CI.ÉMEM'    THOMAS   ET   I.ECONTR. 

[Le  Monde  illustré.) 

tanément  dépecé  sur  place,  avait  été  emporté  par  les 
commères  du  quartier  qui  manquaientde  viandefraîche!... 
Paris  est  au  pouvoir  du  Comité  central,  une  réunion 
d'inconnus    commandant  à  215   bataillons    de   la  garde 

nationale 

Tous  ces  racontars  étaient  vrais.  Les  deux  généraux, 


262 


A    TRAVERS    PARIS 


emportés  par  une  trombe  humaine,  escortés  par  toutes  les 
furies  eltous  les  enragés  des  clubs,  tous  les  déserteurs, 
tous  les  francs-tireurs  extravagants,  tous  les  souteneurs 
des  forliftcations,  avaient  été  traînés  dans  une  maison- 
nette bourgeoise  de  la  rue  des  Rosiers,  collés  au  mur  et 
fusillés...  Crânement  ils  avaient  fait  face  à  la  mort,  la 
"tête  haute,  l'œil  fier...  en  solJats. 


* 
*    * 


A  trente-huit  aijs  de  distance,  nous  avons  voulu  revoir 
celte  rue  des  Rosiers  \isilée  par  nous  quelques  heures 
après  le  crime,  alors  que  traînaient  encore  sur  le  sol 
piétiné  des  débris  de  cartouches  de  chassepols  et  de 
fusils  à  tabatière,  parmi  les  brindilles  de  vignes  hachées 
par  les  balles  ! 

Au  sortir  du  funiculaire  qui  de  la  place  SainL-Pierre 
monte  au  Sacré-Cœur,  suivons  la  rue  Azaïs  et,  par  la 
rue  du  Mout-Cenis,  gagnons  la  rue  du  Chevalier-de-La- 
Barre,  —  ainsi  s'appelle  aujourd'hui  la  rue  des  Rosiers. 
C'est  une  ruelle  tapie  dans  l'ombre  immense  de  la  Basi- 
lique ;  elle  est  d'aspect  provincial,  édifiant  et  monacal! 
Les  boutiques  qui  la  bordent  sont  vouées  à  de  dévots 
commerces  :  on  y  trouve  des  images  de  sainteté  et 
des  cartes  postales  pieuses,  d'étroiles  couronnes  d'épines 
qui  semblent  des  nids  de  roitelet,  des  chapelets,  des 
«  Cœurs  de  Marie  »  ;  on  y  vend  des  «  Objets  de  Jéru- 
salem »,  des  chocolats  des  Pères  trappistes,  des  «  Roses 


LÀ   BUTTE   MONTMARTRE  2G3 

de  Jéricho  »,  des  signais  d'aube,  des  scapiilaires,  des 
sucres  d'orge  préparés  par  les  religieuses  de  Morot.  Les 
cimes  noirps  des  cyprès  du  vieux  cimelière  montmartrois 
y  dépassent  un  mur  sombre.  A  côté  du  «  Restaurant  de 
l'Abri-Saint-Joseph  »,  exactement  derrière  la  Basilique, 
au  numéro  36,  une  porte  en  planches,  que  décèle  une 
sonnette  en  fil  de  fer,  s'ouvre  au  milieu  de  palissades 
vermoulues,  noires  d'inscriptions  usées  par  les  vents  et 
les  pluies...  C'est  là! 

La  petite  maison  n'existe  plus,  le  jardin  a  disparu,  les 
ceps  de  vigne  dévalant  vers  Saint-Ouen  ont  été  arrachés, 
les  arbres  abattus  ;  pas  une  fleur,  pas-  une  pierre,  rien 
que  des  baraquements  abandonnés,  des  tas  d'ordures 
oii  picorent  les  poules...  et  dissimulé  derrière  un  ignoble 
réduit,  le  mur,  le  mur  sinistre,  le  mur  galeux,  elTrité, 
croulant,  encore  troué  des  balles  du  18  mars  1871  !  La 
lèpre  qui  l'envahit  depuis  tant  d'années  n'a  pas  rongé 
les  hideux  stigmates. 

Et  ce  tragique  souvenir  s'encadre  dans  un  des  plus 
beaux  sites  qu'il  soit  possible  de  rencontrer.  D'un  côté, 
s'étale  l'immense  et  majestueux  Paris  ;  le  soleil  dore  les 
dômes  et  les  flèches  de  ses  églises,  les  campaniles  de 
ses  palais  ;  la  lumière  éclate  et  se  brise  sur  les  monu- 
ments, les  tours,  les  toits  sculptés,  les  cimes  d'arbres... 
—  de  l'autre,  les  horizons  bleus  et  mauves  d'Aubervilliers, 
de  Saint-Denis,  toute  l'exquise  banlieue  parisienne  s'es- 
tompe dans  sa  grâce,  son  charme  délicat.  IMus  que  par- 
tout triomphe  l'éternelle  splendeur  de  la  Nature,  apaisant 


264 


A    TRAVERS    PARIS 


les  haines  et  recouvrant   les   misères  humaines  de  ses 
grands  voiles  mystérieux (i). 

(1)  La  spirituelle  lettre  ci-jointe  de  notre  ami  Roinda —  l'excellent 
artiste  que  chacun  sait,  —  novs  a  paru  tellement  typique,  que  nous  nous 
donnons  le  plaisir  de  la  mettre  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs.  C'est  un 
croquis  littéraire  exécuté  par  un  maître  qui  a  un  joli  «  brin  de  plume 
à  son  crayon  »  ; 

«  Le  18  mars,  réveillé  vers  5  heures  par  le  coup  de  canon  annonçant 
la  prise  des  canons  des  Buttes-Chaumont,  —  car,  outre  les  canons 
de  Montmartre,  il  y  avait  ceux  des  Bultes-Cliaumont,  rangés  sur  les 
vieilles  buttes  pelées  à  gauche  du  Parc,  tout  neuf  alors. 

<i  Parti  bien  vite  pour  Montmartre,  à  7  heures,  sur  le  boulevard 
extérieur,  sur  la  Cliaussée  Clignancourt,  se  tenait  le  88*^  de  marche,  les 
pauvres  petits  lignards  avec  des  officiers  aussi  jeunes  qu'eux,  déjà 
entourés  par  les  femmes,  pendant  qu'à  côté  les  compagnies  do  garde 
nationale  se  réunissaient.  Rappel  et  générale  de  tous  les  côtés. 

«  Sur  la  place  Saint-Pierre,  je  vois  en  haut  de  la  Butte  gen- 
darmes et  lignards  se  détachant  en  silhouette  près  des  canons  conquis. 
(C'est  le  moment  où  l'on  attend  les  attelages  pour  enlever  l'immense 
quantité  de  pièces.) 

«  Après  quelques  minutes,  je  retourne  au  boulevard.  Tout  est 
changé,  les  compagnies  de  ligne  disloquées,  les  crosses  en  l'air,  les 
officiers  la  tête  basse. 

«  Des  gardes  nationaux  arrivent,  crosse  en  l'air,  on  fraternise,  les 
rangs  se  confondent.  Tout  à  coup,  il  y  a  une  bousculade  :  lignards  et 
gardes  se  lancent  et,  en  moins  d'une  minute,  il  y  a  sur  les  pentes  de 
la  butte  une  cohue  mélangée,  lignards,  gardes,  francs-tireurs,  grim- 
pant, escaladant,  toutes  les  crosses  en  l'air. 

«  Je  m'attendais  à  une  fusillade,  mais  rien.  Au  bout  d'un  instant, 
on  voit  les  gendarmes  ou  gardes  de  Paris  et  les  soldats  d'en  haut  lever 
les  crosses  à  leur  tour. 

«  Sur  la  Oliaussée  Clignancourt,  des  artilleurs  descendent  au  grand 
galop,  essayant  de  s'échapper  avec  quelques  pièces.  Rattrapés  en  bas, 
les  canons  remontent,  avec  des  gardes  nationaux,  des  femmes  et  des 
enfants  dessus. 


I,A   BUTTE   MONTMARTRE 


265 


«  Sur  le  boulevard,  lignards  et  gardes  mélangés  marcliont  dans 
la  direction  de  la  place  Pigallc  ;  les  gardes  chantent  et  crient,  les  sol- 
dats ont  l'air  ahuri.  Quelques  coups  do  fusil  et  galopade  place  Pigalle. 
Alerte  et  éparpillcment,  puis  la  colonne  se  reforme.  Un  officier  de 
l'armée  (état-major,  je  crois),  vient  d'être  tué.  Des  gens  sont  occupés 
à  dépecei'  son  cheval. 

«  il  heures  du  matin.  —  Bruit  et  foule  devant  la  mairie.  Au 
milieu  des  cris  une  colonne  de  gendarmes  et  municipaux  prisonniers 
descend  la  Chaussée  des  Martyrs,  encadrée  de  gardes  nationaux  cou- 
verture en  bandoulière.  Ce  sont  ceux-là  qui  s'en  iront  rue  Haxo  le 
20  mai. 


UNE    BATTERIE    A    MONTMAr.TRIÎ    (l)ÉCEMBBE    1870). 


«  Bien  pittoresques  les  grandes  barricades  des  boulevards  extérieurs. 
Canons  aux  embrasures  en  pavés,  les  tambours  entassés  au  milieu,  les 
fusils  en  faisceaux  avec  pains  embrochés  aux  baïonnettes.  » 

«  Voilà  pour  le  18  mars.  Le  lendemain  ou  surlendemain,  je  suis 
retourné  à  Montmartre.  Je  n'ai  pu  entrer  dans  la  maison  de  la  rue 
des  Rosiers.  J'ai  pénétré  dans  la  cour  pleine  de  gardes  nationaux,  mais 
on  m'a  fait  circuler  plus  que  vivement,  et  de  la  rue  aussi,  quand  j'ai 
bâclé  mon  croquis. 

«  Il  y  avait  des  canons  dans  cette  rue,  d'ailleurs  comme  partout  où 
se  rencontrait  un  peu  de  place  sur  ce  plateau  de  Montmartre,  ayant 
gardé  l'aspect  ancien  d'un  village.  (Sur  un  croquis  de  la  batterie,  au 


266  A    TRAVEnS    PARIS 

bout  de  la  rue  des  Rosiers,  il  y  a  un  réverbère  pendant  entre  deux 
potences.) 

«  Sur  toute  la  butte,  on  travaillait  ferme  à  élever  des  barricades 
ou  de  véritables  redoutes  en  terre,  avec  embrasures  rcgnlicres.  J'ai  un 
croquis  des  pentes  de  la  Butte  avec  trois  étages  de  travaux  Le  der- 
nier sous  la  tour  Solférino,  très  important,  et  comportant  un  abri 
casemate  pour  les  munitions,  était  antérieur  au  18  mars. 

«  Je  regrette  bien  de  n'.ivoir  rien  sur  l'intérieur  de  la  maison  de 
l'assassinat  occupée  par  le  Comité  central.  Outre  mes  dessins  pour  Le 
Monde  Illustré  et  La  Chroniqne  Illustrée,  j'en  pi-éparais  d'autres  pour 
\\n  journal  que  devait  lancer  un  camarade.  Quand  j'ai  apporté  mes 
croquis  sur  papier  autograpliique,  mon  brave  ami,  séduit  parles  revers 
rouges,  les  bottes  et  le  grand  sabre  que  la  Commune  lui  avait  octroyés 
pour  occuper  très  paisiblement  un  biireau  à  Saint-Thomas-d'Aquin, 
avait  changé  d'opinion, —  j'ai  repris  mes  dessins.  Le  journal  a  fini  par 
paraître  [La  Fronde  Illustrée),  avec  une  image  représentant  Thiers  et 
Jules  Favre,  les  mains  dans  le  sang  jusqu'au  coude,  ce  qui  força  plus 
tard  mon  ami  à  s'en  aller  faire  fortune  —  en  Angleterre  ». 


UN     VIEUX    QUARTIER 

L'hôtel  Pontchartrain.  —   La   place  Ventadour. 
Le  théâtre  de  la  Renaissance. 


EN  1744,  J.-J.  Housseau  vint,  en  compagnie  de  Thérèse 
Le  Vasseur,  loger  rue  Neuve-des-Pelils-Champs,  à 
l'étage  supérieur  dune  maison  formant  l'angle  gauche 
de  la  rue  Ventadour,  vis-à-vis  de  l'hôtel  Pontchartrain. 
Des  fenêtres  de  sa  mansarde  il  distinguait  le  cadran 
d'horloge  sur  lequel  pendant  plus  d'un  mois  —  avoue- 
t-il  dans  ses  Confessions  —  il  s'elTorça  vainement  d'ini- 
tier son  ignorante  compagne  à  la  compréhension  des 
heures!  (^1. 

(1)  Je  voulais  d'abord  former  son  esprit,  j'y  perdis  ma  peine.  Son 
esprit  est  ce  que  l'a  fait  la  nature,  la  culture  et  les  soins  n'y  prennent 
pas.  Je  nerougis  pas  d'avouer  qu'elle  n'ajamaissu  bien  lire,  quoiqu'elle 
fcrive  passablement.  Quand  j'allai  loger  dans  la  rue  Neuv>-des-Pctits- 
Cliamps,  j'avais  à  l'hôtel  de  Pontchartrain,  vis-à-vis  de  mes  fcnùtres, 
un  cadran  sur  lequel  je  m'efforçai  durant  plus  d'un  mois  à  lui  faire 
connaître  les  heures.  A  peine  les  connaît-elle  à  présent...  ;^J.-J.  Rous- 
SEAi.  les  ConfifSfiions,  partie  II,  livro  vu,  p.  278.) 


268 


A    TRAVERS    PARIS 


L'hôtel  Pontchartrain  occupait,  place  Ventadour,  l'em- 
placement où  se  trouve  aujourd'hui  l'annexe  de  la 
Banque  de  France,  et  la  rue  Méhul  s'ouvre  exactement  à 
l'endroit  où  s'élevait  le  porche  monumental,  qu'une  vaste 
cour  en  hf^micycle  séparait  du  perron  de  l'hôtel  ;  de 
l'autre  côté,  un  immense  jardin  s'étendait  presque  jus- 
qu'aux boulevards. 

Cet  hôtel  Pontchartrain  était  une  des  merveilles  de 
Paris.  Bâti  vers  1660  sur  les  dessins  de  Levau  pour 
Hugues  de  Lyonne,  secrétaire  d'État  aux  afTaires 
étrangères,  il  fut  acquis  en  1703  par  L.  Phélippeaux  de 
Pontchartrain,  chancelier  de  France.  Louis  XV  en  avait 
fait  plus  tard  l'hôtel  des  ambassadeurs  extraordinaires, 
puis  la  demeure  du  ministre  présidant  aux  finances  (i). 

Quand  éclata  la  Révolution,  l'hôtel  était  habité  par  le 
fastueux  Calonnej  ministre  d'État,  qui  y  avait  magnifi- 
quement  installé  le  a  Contrôle  général  des  finances  ». 

(1)  L'hôtel  de  Lyonne  occupait  presque  tout  l'espace  compris 
entre  la  rue  Gaillon  et  la  rue  Sainte-  \nne:  cette  dernière,  sur  laquelle 
donnait  une  des  entrées  de  Ihôtel,  en  avait  même  pris,  pour  la  partie 
qui  va  de  la  rue  des  Petits-Champs  jusqu'à  la  rue  Nenve-Saint- 
Augustin,  le  nom  de  rue  de  Lyonne  qui  lui  resta  longtemps.  Il  était 
devenu  l'hôtel  de  Pontchartrain,  lorsque,  par  sa  magnificence,  il  fut 
trouvé  digne  d'être  la  demeure  des  ambassadeurs  extraordinaires  en 
passage  à  Paris. 

Sa  principale  entrée  s'ouvrait  à  peu  près  à  la  hauteur  de  notre  rue 
Méhul,  et  ses  bâtiments  ainsi  que  ses  jardins  s'étendaient  sur  les  ter- 
rains envahis  depuis  par  le  théâtre  Ventadoui-,  le  passage  Choisoul, 
les  rues  Monsigny,  Marsolier,  etc.  (E.  Fourmer,  Paris  démoli, 
p.  198-200.) 


UN   VIEUX   QUARTIER  269 

On  y  comptait  deux  chapelles,  des  appartements  de 
réceptions  d'hiver  et  d'été,  dix  remises,  des  salons  dorés 
et  vernissés,  des  écuries  pour  plus  de  cinquante  che- 
vaux. 

Devant  le  solennel  perron  de  cette  cour  majestueuse, 
le  24  mars  1702,  s'arrêta,  cahin-caha,  un  fiacre  de 
médiocre  élégance...  Une  jolie  femme  aux  yeux  vifs 
ouvrit  la  portière,  descendit  gracieusement  :  c'était 
M™"  Roland,  l'Égérie  des  Girondins  alors  triomphants; 
un  vieil  homme  l'accompagnait,  de  mine  sévère,  l'air 
d'un  quaker  endimanché,  le  «  vertueux  »  Roland,  son 
époux,  que  Dumouriez  venait  de  faire  nommer  minisire 
de  l'Intérieur  (i).  Prévenus  de  «  leur  »  nomination  la 
veille  à  onze  heures  du  soir  —  à  l'hôtel  Britannique, 
rue  Guénégaud,  où  ils  logeaient  —  Roland  et  sa  femme 
venaient  visiter  le  ministère  où  ils  ne  devaient  s'installer 
que  quinze  jours  plus  lard  (-).  Pendant  quelques  semaines 
tout  alla  bien;  les  souliers  à  cordons  et  le  chapeau  rond 
du  ministre  avaient  tout  d'abord  scandalisé  MM.  les 
huissiers  du  Conseil  royal,  mais  on  s'y  lit  rapidement. 
M"'  Roland,  en  fine  Parisienne  que  rien  ne  saurait 
étonner  longtemps,  jouait  à  merveille  son  rôle  officiel. 
Tout  en  surveillant  la  lessive,  elle  recevait  au  ministère; 

J)  ("est  le  vendredi  23  mars,  à  11  heures  du  soir,  que  Brissot  et 
Dumouriez  vinrent  annoncer  à  Roland  l'acceptation  définitive  du  roi. 
[Mémoires  de  Madame  Rcdand.  Édition  (II.  Pcrroud,  p.  476.) 

(2)  Le  dernier  Ministre  de  l'Intérieur  n'ayant  pas  habité  l'hôtel, 
il  fallut  prendre  des  dispositions  qui  ne  permirent  à  Roland  de  s'y 
installer  que   quinze  jours  après  sa    nomination.  [Id.,  p.  478.) 


270 


A    TRAVERS    PARIS 


les  députés  patriotes  y  venaient  fêler  «  l'aube  de  la 
Liberté  »  en  des  banquets  «  sans  profusion  »  que  dénon- 
çait l'ignoble  Hébert.  Artistes,  politiciens,  philosofihcs 
«  se  mettaient  à  table  à  cinq  heures,  et  à  neuf  heures 
les  convives  étaient  partis  »  (i).  Mais  bientôt  les  choses 

se  gâtèrent;  le  ver- 
tueux Roland  cessait 
de  plaire,  et  dans 
les  derniers  jours  de 
son  second  minis- 
tère, les  colères  po- 
pulaires grondèrent 
jusqu'en  la  cour 
d'honneur.  Eu  jan- 
vier 1793,  leurs  amis 
pressaient  Roland  et 
sa  femme  de  quitter 
l'hôtel...  M°"=  Roland 
s'y  refusa,  mais  elle 
prit  soin  de  ne  s'endormir  qu'  «  avec  un  pistolet  sous  son 
chevet,  non  pour  tuer  ceux  qui  viendraient  les  assas- 
siner, mais  pour  se  soustraire  à  leurs  indignités,  s'ils 
voulaient  mettre  la  main  sur  elle  ^  »...  On  sait  la  triste 
fin  de  ces  rêves  de  gloire,  Manon  Roland  est  guillotinée, 
Roland  se  suicide. 

Les  locataires  se  succèdent  à  l'hôtel  Pontcharlrain. 


^--^-^ 


M"'^   ROr.ANl) 

D'après  le  physionotrace  Quenedey. 


(Il  Mémoires  de  Madame  Rohtnd,  t.   II.  p.    11  ot  12. 
(2^  Idtm. 


UN    VIEUX    QUARTIER  271 

L'Empire  y  installe  le  minislère  des  Finances;  ta  côlé, 
dans  l'immeuble  voisin,  fonctionne  la  Loterie  de  France, 
supprimée  comme  immorale  par  la  Convention  en  1794, 
rétablie  en  1797  comme  lucrative  par  le  Directoire,  et 
les  gravures  de  l'époque  nous  montrent  la  rue  des 
Petits-Champs  envaliie  les  jours  de  tirage  par  une 
foule  alïairée,  modistes,  cuisinières,  bourgeoises,  por- 
teurs d'eau,  commis  et  grisettes,  anxieuse  de  déchiffrer 
les  tableaux  portant  les  numéros  gagnants  que  déjeunes 
enfants,  les  yeux  bandés,  extrayaient  publiquement 
dune  sorte  de  roue  spéciale  à  ces  oracles  de  la  Fortune. 


Les  bâtiments  de  la  Loterie,  comme  l'hôtel  Pont- 
charlrain,  furent  démolis  —  par  ordonnance  royale  — 
en  1826,  et  sur  l'emplacement  des  constructions,  des 
cours  des  jardins  on  ouvre  la  rue  Méhul,  la  rue  Monsigny, 
la  rue  Dalayrac,  la  rue  Marsollier  (1).  Sur  les  ruines  de 
l'hôtel  Pontcharlrain  on  construit  TOpéra-Comique  et  le 
passage  Choiseul,  où  le  physicien  Comte  installe  un  petit 

(1)  Une  ordonnance  royale  du  8  octobre  1826  porte  : 
Article  l'='".  —  La  nouvelle  salle  du  tliéàtre  royal  do  l'Opora- 
Comiqiie  sera  placée  dans  l'axe  de  la  rue  Ventadour,  à  40  mètres  envi- 
ron do  la  rue  Neuve-des-Pctits-Champs,  et  sera  isolée  au-devant  par 
une  place  d'environ  18  mètres  de  largeur;  à  droite,  derrière  et  à 
gauche,  par  des  rues  larges  environ,  les  deux  premières  de  12  mètres 
et  la  dernière  de  M  mètres. 

Article  2.  —  La  délibération   prise  par   le  Conseil   municipal   de 


272  A    TRAVERS    PARIS 

théâtre,  qui  plus  tard  deviendra  les  Bouffes-Parisiens, 
dont  nous  conterons  quelque  jour  la  plaisante  histoire. 

L'Opéra-Comique  inaugure  le  6  Septembre  1828  sa 
nouvelle  salle  de  spectacle  et  s'y  maintient  péniblement 
pendant  quatre  ans.  Il  émigré  en  1832  et  vient  s'installer 
place  de  la  Bourse;  la  salle  Ventadour  abrite  alors  un 
«  Théâtre  nautique  »  qui  sombre  rapidement,  et  l'im- 
meuble reste  inoccupé  jusqu'au  jour  où  le  bon 
Alexandre  Dumas  s'avisa  d'aller  rendre  visite  à  Victor 
Hugo. 

Les  deux  amis  tombèrent  d'accord  sur  ce  point  que 
la  littérature  romantique  était  sans  asile,  par  le  fait  des 
entrepreneurs  de  spectacles,  tenanciers  éhontés  de 
maisons  suspectes,  dépourvus  de  toute  culture  intellec- 
tuelle... Deux  scènes  auraient  pu  et  surtout  auraient 
dû  accueillir  la  nouvelle  école;  mais  l'une,  «  le  Théâtre- 
Français,  était  vouée  aux  morts;  l'autre,  la  Porte-Sainl- 
Martin,  était  vouée  aux  bêtes...  »  (on  y  jouait  alors 
quelque  féerie  exhibant  des  animaux).  Il  convenait  de  se 
défendre  et  d'édifier  un  temple  nouveau.  Or,  Hugo  avait 
déniché  le  directeur  idéal,  un  nommé  Anlénor  Joly, 
présentement  rédacteur  en  chef  du  Vert-  Vert,  organe 
des  théâtres.  «  Mais,  il  n'a  pas  le  sou  !  »,  objecta  timi- 


notre  bonne  ville  de  Paris,  à  l'effet  de  contribuer  pour  une  somme 
de  500.000 francs  aux  abords  de  la  nouvelle  salle,  est  approuvée,  etc.,  etc. 
La  nouvelle  salle  fut  construite  sur  les  dessins  de  MM.  Huvé  et 
Guerchy,  architectes.  (F.  et  L.  Lazard,  Dictionnaire  des  rues  et  monu- 
ments de  Paris.) 


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UN    VIEUX    QUARTIER  275 

dément  Dumas,  dont  l'observation  est  faite  pour  sur- 
prendre (^).  «  Avec  un  privilège,  il  saura  trouver  Targent, 
riposta  Hugo,  et  je  crois  en  lui,  sans  pourtant  le 
connaître!  ».  Dumas,  convaincu  par  de  si  péremptoires 
arguments,  ne  pouvait  qu'approuver. 

Tout  aussitôt  Hugo,  mandant  le  rédacteur  en  chef  du 
Vert-Vert,  lui  apprit  du  même  coup  qu'un  nouveau 
théâtre  allait  s'ouvrir  et  qu'il  en  était  le  directeur;  la 
bienveillance  du  duc  d'Orléans  assurait  l'obtention  du 
privilège;   il  ne  restait  plus  qu'à  marcher  de  l'avant. 

L'ébahissement  d'Anténor  Joly  n'eut  d'égal  que  sa 
reconnaissance.  Quand  il  sortit  de  chez  Victor  Hugo  qui 
avait  promis  la  pièce  d'ouverture,  il  ne  manquait  plus 
au  nouveau  directeur  que  trois  choses  :  de  l'argent,  un 
terrain  où  édifier  son  théâtre,  des  acteurs  pour  y  jouer. 
L'argent  se  trouva  rapidement;  un  capitaliste,  féru 
d'opéra-comique  et  vaguement  vaudevilliste,  apporta 
une  commandite  gagnée  dans  «  les  pompes  funèbres  ». 
Tout  aussitôt  on  loua  la  salle  Venladour.  délaissée  de 
tous,  «  mal  située  en  une  cour  où  il  ne  passe  personne  », 

(I)  ...  M.  Alexandre  Dumas  n'avait  personne  dont  il  pût  répondre. 

—  Connaissez-vous  quelqu'un,  vous?  denianda-t-il  à  M.  Victor  Hugo. 

—  Oui  et  non.  Je  reçois  un  journal  de  théâtre  qui  est  entièrement 
dans  nos  idées,  et  qui  nous  défend  tous  les  deux,  évidemment  avec 
conviction  et  sans  arrière-pensée,  car  le  brave  garçon  qui  fait  ce  journal 
ne  vient  pas  même  chercher  de  remerciement,  et  je  ne  l'ai  pas  vu 
quatre  fois.  Je  crois  donc  en  lui  précisément  parce  que  je  ne  le  con- 
nais pas.  On  m'a  dit  que  son  rôve  serait  d'être  directeur  de  théâtre. 
C'est  le  directeur  du  Verl-Vn'l.  »  {Victor  Hugo  raconté  par  vn  témoin 
de  sa  vie,  tome  II,  p.  453-454.) 


276 


A    Xn.VVERS    l'AIUS 


au  milieu  de  démolitions,  de  terrains  effondrés,  de  plâ- 
tras, d'échafaudages,  de  constructions.  «  Tout  ce  qu'on 
put  faire,  gémit  Hugo,  fut  de  changer  son  nom  et  d'ap- 
peler ce  tombeau  «  théâtre  de  la  Renaissance  ». 

C'est  pourtant  dans  ce  «  tombeau  »  que  fut  donnée, 
le  8  novembre  1838,  la  première  représentation  de 
Ruy  Blas[^),  en  une  salle  inachevée,  mal  éclairée,  empoi- 
sonnant la  peinture  et  surtout  insuffisamment  chauffée. 
Les  femmes  durent  s'envelopper  dans  leurs  fourrures, 
les  hommes  gardèrent  leurs  paletots.  Victor  Hugo 
constate  avec  reconnaissance  que  «  le  duc  d'Orléans  eut 
la  politesse  de  rester  en  habit  ».  Malgré  ces  contretemps, 
la  pièce  triompha,  Frederick  Lemaître  y  fut  acclamé... 
les  lendemains  de  Ru]i  Blas  étaient  voués  à  l'Opéra- 
Comique.  La  Renaissance  étant  un  théâtre  mi-partie, 
les  tirades  de  don  Salluste,  les  plaintes  de  la  reine 
d'Espagne,  les  déclamations  de  Mathilde  d'Eugène  Sue, 
les  coups  d'épée  de  Paul  Jones  et  les  avatars  de  VAlchi- 

(1)  «  M.  Victor  Hugo,  auquel  M.  Aiiténor  Joly  présenta  son  associé 
le  lendemain,  promit  une  pièce,  et  se  mit  à  écrire  Ruy  Blas,  dont  le 
sujet  le  préoccupait  depuis  longtemps.  Sa  première  idée  avait  été  que 
la  pièce  commençât  par  le  troisième  acte  :  Ruy  Blas,  premier  ministre, 
duc  d'Olmédo,  tout-puissant,  aimé  de  la  reine;  un  laquais  entre, 
donne  des  ordres  à  ce  tout-puissant,  lui  fait  fermer  une  fenêtre  et 
ramasser  son  mouchoir.  Tout  se  serait  expliqué  après.  L'auteur,  en  y 
réfléchissant,  aima  mieux  commencer  par  le  commencement,  faire  un 
effet  de  gradation  plutôt  qu'un  effet  d'étonnement  et  montrer  d'abord 
le  ministre  en  ministre  et  le  laquais  en  laquais.  Il  éciùvit  la  première 
scène  le  4  juillet  et  la  dernière  le  11  août...  »  {Victor  Hugo  raconté 
par  un  témoin  de  sa  vie,  tome  II,  p.  458-459.) 


l'evtria,  del. 


JULIETTE    ET    JUDITH    GRISI 

Du   Théâtre  Royal -Italien  (1833). 


UN    VIEUX    QUARTIER  279 

niiste  d'Alexandre  Dumas  alternaient,  avec  l'Eau  mer- 
veilleitsc  de  Grisar,  le  Naufrage  de  la  Méduse^  de  Flotow, 
la  Chasle  Suzanne,  de  Monp6u(i). 

Le  23  mai  184i,  Anlénor  Joly  fermait  les  portes  de  la 
Renaissance  qui  ne  devait  «  renaître  »  que  trente-deux 
ans  plus  lard  sur  la  coquette  scène  du  boulevard  Saint- 
Martin. 

Au  mois  d'octobre  18H,  la  troupe  italienne  vint  à 
son  tour  tenter  fortune  en  la  vaste  salle  Ventadour  el  le 
succès  couronna  bien  vile  celle  noble  tentative  artistique. 
Nos  mères  et  surlout  nos  grand'mères  nous  ont  dit  de 
quel  éclat  brillèrent  «  les  Italiens  ".  —  Ce  fut,  à  les  en 
croire,  le  dernier  salon  oîi  l'on  chanta. 

Dans  celte  jolie  salle  Ventadour,  «  la  bonne  com- 
pagnie »  se  donnait  rendez- vous  à  1'  «  Opera-BufTa  ». 
Dopais  tapis  amortissaient  le  bruit,  on  parlait  à  voix 
basse;  comme  à  la  Scala  de  Milan  —  chère  à  Stendhal  — 
Ion  se  rendait  discrètement  visite  de  loge  à  loge.  Le 
public  était  d'une  suprême  élégance,  et  d'admirables 
arlisles,  Tamberlick,  Kubini,  Lablache,  Mario  (qui  fut 
duc  de  Candia),  interprétaient  Rossini,  Bellini,  Donizetli, 
Verdi.   Les  femmes  s'appelaient  la  Malibran,  Henriette 

(1)  Une  galanterie  touto  nouvelle  a  été  laite  ce  soir  par  le  Théâtre 
(le  la  Renaissance,  qui  après  vingt  jours  de  vie,  sent  dt\jà  le  besoin 
d'ajouter  à  ses  gràres.  Pendant  un  entracte  de  Hvy  lilus,  on  a  dis- 
tribué des  albums  dans  toutes  les  log'S.  C'est  aimable  .sans  doute; 
m:iis  de  part  et  d'autre  il  y  aurait  des  inconvénients,  si  l'on  en  contrac- 
luit  riiabitudc  (29  novembre  1838,.  (Ch.  Mauiuce,  Histoire  du  Tludlie, 
II,  p.  180.) 


280 


A    TRAVERS    PARIS 


Sontag,  la  Pasla,  la  Grisi,  la  Cruvelli,  la  Frezzolini, 
FAlboni  et  enfin  la  Patti...  un  firmament  d'étoiles! 

Trois  fois  par  semaine  —  les  mardi,  jeudi  et  samedi 
—  les  Italiens  «  faisaient  florès  »;  mais  la  Révolution  de 
1848  éloignant  de  Paris  une  partie  de  leur  aristocratique 
clientèle,  on  dut  baisser  les  tarifs...  Le  second  Empire  y 
vécut  encore  quelques  belles  soirées  d'art;  mais  la  guerre 
de  1870  et  le  Siège  fermèrent  le  théâtre,  transformé  en 
ambulance.  Après  l'incendie  de  la  rue  Le  Peletier 
(8  octobre  1873),  l'Opéra,  trouvant  asile  place  Venta- 
dour,  y  donna,  en  attendant  l'achèvement  de  la  salle 
actuelle,  une  longue  série  de  représentations...  Plus 
tard,  des  troupes  de  passage  s'y  exhibèrent,  mais  la 
vogue  n'y  était  plus.  En  1879,  l'immeuble  désaffecté  et 
transformé  devint  «  Banque  d'Escompte  »;  en  1893,  la 
Banque  de  France  en  faisait  une  de  ses  annexes. 

Depuis,  dans  le  grand  hall  vitré  construit  sur  l'em- 
placement de  la  scène  et  du  parterre,  on  touche  des 
coupons,  on  échange  des  titres,  on  établit  des  borde- 
reaux...; des  garçons  de  caisse,  en  habit  gris-bleu,  cir- 
culent affairés  et  solennels,  et  le  tintement  continu  des 
pièces  d'or  comptées  et  recomptées  succède  aux  tirades 
de  Ruy  Blas,  aux  cavatines  du  Barbier  de  Séville,  aux 
roucoulades  de  la  Patti... 

Sic  transit  gloria... 


UN    VIEUX     QUARTIER 

La  Rue  Montorgueil.  —  Le  Rocher  de  Cancale. 
L'Auberge  du  Compas  d'Or. 


SANS  les  chercher  bien  loin,  il  est  encore  facile  de 
retrouver  en  plein  cœur  de  Paris  d'anciennes  rues, 
d'antiques  maisons  nous  permettant  de  reconstituer  la 
physionomie  d'un  quartier  aussi  complètement  que  le 
ferait  une  estampe  du  temps.  La  rue  iMontorgueil,  par 
exemple,  et  les  ruelles  avoisinantes,  la  rue  Mauconseil, — 
construite  sur  l'emplacement  de  l'ancienne  halle  aux 
cuirs,  vis-à-vis  le  «  passage  de  la  Reine-de-llongrie  »  — 
la  rue  Marie-Stuart,  la  rue  Saint-Sauveur,  la  rue  Mandar 
et  la  rue  Tiquetonne,  n'ont  guère  changé  depuis  deux 
cents  ans.  On  a  supprimé  leurs  vieux  noms,  on  a  rem- 
placé quelques  maisonnettes  à  pignon  pointu  par  de 
coruscanls  immeubles  tout  battants  neufs,  dont  les 
dorures  et  l'architecture  «  modern-style  »  étonnent  et 
détonnent  au  milieu  des  vieilles  pierres  cuites,  recuites, 
saumurées  depuis  des  années  par  tous  les  soleils,  tous 


282 


A    TRAVERS    PARIS 


les  vents,  toutes  les  averses,  toutes  les  poussières... 
mais  les  pittoresques  silhouettes  de  jadis  sont  intactes. 
Raguenel,  Saint-Aubin,  Debucourt,  Duplessis-Bertaux, 
Norblin,  Bâcler  d'Albe,  Canella,  tous  les  illustrateurs  des 


LK    CUI,-I)E-SAC    BOLTEILLE    \  ERS    1850. 

(Aiijoiinrhui  disparu.) 


coins  de  Paris,  pourraient  —  sans  avoir  à  les  modifier 
beaucoup  —  continuer  des  études  commencées  aux  siècles 
derniers.  Ils  retrouveraient  même  les  cabarets  de  leur 
jeunesse,  et  si  le  Parc  aux  Huîtres  n'existe  plus^  si  l'im- 
passe de  la  Cuillère  (où  s'élevait  en    1533   le  mur  de 


LA    111  E    MO.NTORGLEII.. 

(État  actuel.) 


liuui  Juij,  photog. 


UN    VIEUX    QUARTIER  285 

Philippe-Auguste),  si  le  cul-de-sac  Bouteille  —  oii 
Béranger  venait  à  l'école,  —  si  le  «  Roclier  d'Ktretat  » 
ont  disparu,  si  le  passage  du  Saumon  a  élé  démoli,  la 
rue  Montorgueil  n'en  continue  pas  moins  à  émousiiller 
la  gourmandise  de  Paris  et  ses  enseignes  se  dérouk-nt 
comme  un  gigantesque  menu.  Les  mastroquels  —  ils 
sont  légion  —  y  encadrent  comme  autrefois  de  cloyères 
d'huîtres  coiffées  d'un  pavé,  les  portes  de  leurs  bouti- 
ques; poulets,  dindons,  chevreuils,  faisans,  lièvres  pen- 
dent aux  devantures  multiples  des  marchands  de  volaille 
et  de  gibier,  flanqués  de  bataillons  de  bouteilles  de 
toutes  provenances  et  de  toutes  dimensions  ;  Jouanne 
y  débite  ses  «  tripes  à  la  mode  de  Caen  »,  Stohrer 
y  vend  ses  onctueux  babas  «  bien  rhumes  »,  Lesage 
y  confectionne  ses  célèbres  pâtés  «  veau  et  jambon  »... 
Gargantua  logerait  par  ici  ! 

Aujourd'hui  comme  autrefois,  la  rue  Montorgueil  est 
une  sorte  de  prolongement  des  Halles  centrales.  Cha- 
cune de  ses  portes  cochères  abrite  deux  ou  trois  indus- 
tries de  plein  vent  :  un  marchand  de  marrons  roule  en 
sa  poêle  des  «  gros  de  Lyon  »  à  côté  d'une  mareyeuse 
en  sabots,  vidant,  d'un  coup  de  pouce,  un  merlan 
qu'elle  place  sous  le  nez  d'une  grosse  femme  en  cami- 
sole rose  :  «  Sentez-moi  ça,  la  petite  mère,  frais  comme 
vous,  il  embaume  !  »  Plus  loin,  deux  ménagères,  leurs 
filets  aux  bras,  discutent  âpremenl  le  poids  d'un  »  paquet 
de  pieds  de  mouton  »  et  débattent  le  prix  d'un  cent 
d'escargots  beurrés  et  persillés.  Les  voitures  à  bras  rem- 


286 


A    TRAVERS    PARIS 


plies  de  fleurs,  de  fruits,  de  légumes,  de  tortues,  emplis- 
sent la  moitié  de  la  chaussée  ;  les  trottoirs  sont  envahis 
par  les  camelots  vendeui-s  de  lacets,  de  plans  de  Paris, 
de  cartes  postales  ;  des  fillettes  ébourifl'ées  s'insinuent  à 
travers  la  foule,  offrant  des  asters  violets  ou  de  jaunes 
soucis.  Les  cochers,  en  panne  dans  cette  rue  encombrée, 
hurlent,  font  claquer  leurs  fouets,  et  les  friturières 
mêlent  aux  relents  des  rôtisseries  voisines  l'odeur  des 
saucisses  et  des  pommes  de  terre  dorées  qu'elles  retour- 
nent dans  la  graisse  bouillante. 

C'est  un  bien  amusant  tableau  parisien,  et  nous  ne 
saurions  trop  engager  nos  lecteurs  curieux  de  pitto- 
resque à  se  donner  la  joie  de  flâner,  l'appareil  photo- 
graphique à  la  main,  par  une  claire  matinée,  vers  dix 
heures  du  matin,  rue  Montorgueil  (i). 

(1)  «  A  l'entrée  de  la  rue  Montmartre  et  vis-à-vis  la  rue  Traînée 
(à  la  jonction  de  la  rue  Montorgueil  et  de  la  rue  Montmartre)  on  a  vu 
pendant  fort  longtemps  une  pierre  élevée  d'environ  deux  pieds  et  qui 
traversait  le  ruisseau,  servir  de  pont  aux  gens  de  pied.  On  nommait 
cette  pierre  le  Pont-Alais  ;  et  la  tradition  populaire  débite  à  ce  sujet 
que  Jean  ou  Jeanin  du  Pont-Alais  fut  si  repentant  d'avoir  donne  lieu  à 
riniposition  d'un  denier  sur  chaque  panier  de  poisson  qui  entrait  dans 
Paris,  qu'il  en  voulut  faire  une  espèce  de  pénitence  publique,  en  ordon- 
nant qu  a  sa  mort  on  enterrât  son  corps  sous  cette  pierre  et  en  cet 
endroit  qui  est  l'égout  des  halles...  » 

Tous  les  historiens  de  Paris,  tîorrozet,  Bonfons,  Dubreul,  Sauvai, 
Jaillot,  Saint-Foix,  etc.,  ont  rapporté  la  légende  du  Pont-Alais;  mais 
aucun  n'en  a  précisé  la  date  et  tous  ces  auteurs  en  ont  parlé  comme 
d'un  conte. 

Le  Pont-Alais  figure  sur  le  plan  de  Du  Quesnel  ^1609)  à  la  pointe 
formée    par  les   rues   Montmarti-e  et   Montorgueil ,   vis-à-vis    la    rue 


I.A     nUE     MlUCOXSKM.    VKIIS     1869. 

(Vue  Je  la  rue  MoHiorgueil.) 


Clidié  Manille 


i 


UN    VIEUX    QUARTIER  289 

La  double  ligne  de  maisons  ventrues,  noires,  zigza- 
gantes,  commence  à  la  hauteur  de  la  pointe  Saint- 
Eustache  —  où  un  marchand  d'oranges  et  de  citrons 
déshonore  par  sa  boutique  neuve,  dorée  et  clinquante, 
la  majesté  de  l'église.  Dès  l'entrée  de  la  rue  Montorgueil 
(je  n'ai  pu  découvrir  l'étymologie  du  nom  de  cette  rue, 
mais  je  vois  qu'elle  le  portait  dès  le  xir  siècle,  Vicus 
Monlis  Superbi,  rue  du  Mont-Orgueilleux)  (i),  nous  ren- 
controns deux  curieuses  maisons  du  xviii^  siècle,  les 
numéros  15  et  17,  fleuries  d'adorables  sculptures.  Ces 
demeures  sont,  bien  entendu,  envahies  par  le  négoce; 
les  guirlandes  de  pierre  sculptée  s'y  croisent  avec  les 
guirlandes  de  gigot  de  mouton  et  les  chapelets  de  sau- 
cisses ;  un  boucher  et  un  marchand  de  salaisons  occupent 
les  boutiques  flanquant  la  porte  cochôre,  au  fronton 
masqué  par  une  afi'reuse  enseigne. 

En  face,  sur  l'emplacement  de  l'ancien  «  Parc  aux 
Huîtres  »,  à  l'entrée  de  la  rue  Mauconseil,  un  marchand 
d'escargots  fait  ramper  sur  sa  façade  les  effigies  dorées 
de  ces  gluants  mollusques;  plus  loin,  voisinant  avec  la 
réclame  peinte  d'un  cuisinier  en  costume  de  travail, 
une  poupée  costumée  en  caennaise  sert  d'enseigne  aux 
«  Tripes  de  la  Maison  Jouanne  ». 

Traînée.  On  ne  le  retrouve  plus  sur  les  plans  postérieurs  à  1763. 
C'était  un  cloaque  où  se  perdaient  les  eaux  et  les  immondices  des 
halles.  (Pr<;*Nioi,  de  la  Force.  Description  de  la  ville  de  Paris  (1765), 
t.  III,  pp.  210-212.) 

(1)  Jaii.lot,  Recherches  sur  la  ville  de  Paris  (quartier  Saint-Denis), 
t.  II,  p.  79. 

19 


290  A    TRAVERS    PARIS 

A  droite,  à  gauche,  dans  cette  rue  vouée  à  la  gour- 
mandise, éclatent  l'or  des  potirons  et  des  citrouilles,  les 
rouges  vernissés  des  tomates,  les  blancs  mats  des 
paniers  d'œufs,  les  verts  tendres  des  céleris,  des  choux, 
des  salades  ;  partout  des  enseignes  raccrocheuses  prô- 
nent l'excellence  des  terrines  truffées,  des  pâtés  de 
Remiremont,  des  truites  des  Vosges,  des  madeleines  de 
Commercy,  des  fromages  de  Camembert,  des  saumons 
du  Rhin  ! 

Un  peu  plus  bas  —  à  la  hauteur  du  numéro  60  — 
s'ouvrait  la  rue  «  Tire-Boudin  »  qui,  en  1809,  a  troqué  ce 
nom  peu  reluisant  contre  celui  plus  glorieux  de  Marie- 
Stuart  ».  En  face,  au  numéro  47,  se  tenait  jadis  le 
«  bureau  central  des  chaises  à  porteurs  >»  ;  le  prix  de  la 
course  ou  de  la  première  heure  était  de  trente  sols  ;  les 
heures  suivantes  se  payaient  vingt-quatre  sols  «  tant  de 
jour  que  de  nuit  ».  Paris  comptait  vingt  places  de  chaises 
à  porteurs  (i). 

* 
*    * 

Le  passage  du  Saumon  —  démoli  en  1899  —  s'élevait 
au  numéro  65,  sur  l'emplacement  actuel  de  la  rue 
Bachaumont.  Ce  passage  eut  longtemps  une  haute  répu- 

(1)  Déranger,  le  chansonnier  populaire,  naquit  rue  Montorgueil, 
en  1780,  dans  une  maison  jetée  bas  par  l'établissement  du  Parc  aux 
Huîtres.  Il  allait  à  l'école  31,  cul-de-sac  Bouteille,  ruelle  de  la 
Cuillère...  C'est  là  qu'en  1533  passait  le  mur  d'enceinte  de  Paris,  dit 
mur  de  Philippe-Auguste. 


UN    VIEUX    QUARTIER 


291 


talion   de  galanterie.   Alfred  Delvau  écrivait,  vers  1860, 
«  que  c'était  Tendroit  de  Paris  ayant  entendu  le  plus  de 

propos  fripons  ». 
Vers  1875,  quand 
nous  le  traver- 
sions, le  passage 
du  Saumon  n'a- 
vait rien  de  par- 
ticulièrement fo- 
lâtre ;  sa  longue 
galerie,  peu  fré- 
quentée, abritait 
de  vagues  cou- 
turières et  quel- 
ques modistes 
sans  ouvrage... 
pour  le  moment! 
Au  numéro  78, 
une  enseigne  : 
«  Au  Rocher  de 
Cancale  ».  Que 
d'évocations  en 
ces  trois  mots! 
les  romans  de  Frédéric  Soulié,  d'Eugène  Sue,  de  Charles 
de  Bernard;  les  admirables  lithographies  de  Gavarni... 
les  «  lions  »,  les  «  dandys  »,  les  «  partageuses  »,  les 
«  débardeurs  »...  C'est  ici  qu'à  la  petite  pointe  de  1828, 
les  héros  du  grand  Balzac  faisaient  la  fêle...  Lucien  de 


DÉMOLITIONS 

KtE    MO.NTOIUIUEIL. 


Dessin  de  A.  Lepère.  '2^^,^^ 


■^l 


292  A    TRAVERS    PARIS 

Rubempré  perdait  le  pari  d'un  «  souper  au  Rocher  de 
Cancale  »  contre  Eugène  de  Rastignac,  Bixiou,  le  colonel 
Bridau  et  le  beau  de  Marsay  qui  venaient  «  vider  la  cave 
à  Philippe  »  en  compagnie  de  Florine,  de  Tullie,  de 
■^me  (jy  Val-Noble  et  d'Esther  la  Torpille,  vêtue  pour  la 
circonstance  «  d'une  redingote  de  reps  noir  garnie  en 
passementerie  de  soie  rose,  ouverte  sur  une  robe  de  satin 
gris...  un  fichu  de  point  d'Angleterre  retombait  sur  ses 
épaules  en  badinant...  les  manches  de  sa  jupe  étaient  pin- 
cées par  des  lisérés,  pour  diviser  les  bouffants  que,  depuis 
quelque  temps,  les  femmes  comme  il  faut  substituaient 
aux  manches  à  gigot,  devenues  monstrueuses...  »  (*) 
Telle  était  la  toilette  d'une  jolie  fille  à  la  mode  sous  la 
Restauration. 

Vers  1830,  d'autres  seigneurs,  bien  vivants  ceux-là, 
se  substituant  à  leurs  héros,  se  réunissaient  «  en  joyeuses 
agapes  »  au  «  Rocher  de  Cancale  »  :  Balzac,  Théophile 
Gautier,  Eugène  Sue,  Alexandre  Dumas.  Le  «  Caveau  » 
y  tint  ses  assises  avec  Béranger  et  le  "bon  G.  Nadaud  ; 
on  y  chanta  Lisette  et  Frétillon,  le  Dieu  des  bonnes 
gens,  l'Epopée  impériale,  les  reines  de  Mabille  et  les 
Vins  de  France...  et  l'actuel  propriétaire  affirme  que  les 
peintures  décorant  encore  aujourd'hui  les  murs  bas  de 
ses  salons  du  premier  étage  sont  dues   au  pinceau  de 

(1)  ...Sur  ses  magnifiques  cheveux, un  bonnet  de  Malines,  dit  «  à  la 
Folle  »,  près  de  tomber  et  qui  ne  tombait  pas,  mais  qui  lui  donnait 
Tair  d'être  en  désordre  et  mal  peignée.  »  (H.  de  Balzac,  Splendeurs  et 
Misè7'es  des  Courtisanes,  Esther  heureuse,  tome  II,  p.  286.) 


UN    VIEUX    QUARTIER  295 

Gavarni  !  Sans  partager  cette  conviction,  nous  admirons 
surtout  les  spirituels  trophées  entourant  ces  lorettes  sif- 
flant le  Champagne,  ces  dandys  en  habit  bleu,  en  pan- 
talon gris-perle,  ces  garçons  de  café  dont  la  face  glabre 
s'adorne  d'un  collier  de  barbe  et  d'un  toupet  à  la  Gali- 
paux...  Un  artiste  de  1830  a  su  encadrer  ces  bonshommes 
de  chapelets  de  grives,  de  bourriches  d'huîtres  éven- 
trées,  de  faisans,  de  pieds  de  céleri,  de  langoustes,  de 
bottes  d'asperges,  d'une  touche  infiniment  spirituelle... 
et  l'on  ignore  le  nom  de  ce  parfait  décorateur!  Nous 
comprenons  mal  aujourd'hui  le  succès  de  ce  restaurant 
démodé.  Il  n'en  allait  pas  de  même  autrefois...  Un  des 
premiers  soins  de  Mgr  le  duc  d'Aumale  à  son  retour 
d'exil  —  en  1871  —  ne  fut-il  pas  de  venir,  en  compa- 
gnie du  prince  de  Joinville,  dîner  au  «  Rocher  de  Can- 
cale  »  si  fort  à  la  mode  en  1848  ? 

Nous  déjeunions,  l'autre  matin  —  fort  bien,  ma  foi, 
—  dans  celle  petite  salle  vieillolle  dont  l'aspect  n'a  cer- 
tainement pas  changé  depuis  près  de  quatre-vingts  ans. 
Par  la  fenêlre  ouverte,  les  pittoresques  «  cris  de  Paris  », 
oubliés  ou  inemployés  ailleurs,  montaient  jusqu'à  nous  ; 
les  marchandes  de  mouron,  de  salade,  de  violettes  cla- 
maient, en  chantant,  leurs  marchandises,  comme  aux 
siècles  derniers...  Notre  grand-père,  notre  père  avaient 
déjeuné  bien  des  fois  en  ce  même  restaurant,  dans  le 
même  décor,  peut-être  à  cette  même  place  où  nous 
déjeunions  ce  matin,  ils  entendaient  les  mêmes  bruits... 
0  souvenirs  ! 


296 


A    TRAVERS    PARIS 


Mais  ce  n'est  pas  aux  seuls  gourmets  que  la  rue  Mon- 
torgueil  réserve  des  surprises;  les  poétiques  amoureux 
du  vieux  Paris  peuvent,  eux  aussi,  y  trouver  largement 
leur  compte.  Tout  près  du  «  Rocher  de  Cancale  »,  au 
numéro  64,  s'ouvre  une  vaste  porte  cochère,  donnant 
sur  une  cour  antique,  encadrée  sur  trois  faces  par  des 
bicoques  à  pans  coupés  ;  au  fond,  un  impressionnant 
hangar  dont  le  toit  énorme  découpe  son  triangle  sur  le 
ciel,  (^est  la  vieille  «  Auberge  du  Compas  d'or  »  ;  elle 
date  du  dix-septième  siècle  ;  d'ici  partait  le  «  coche  de 
Dreux  »  !  —  C'est  aujourd'hui  le  relai  où,  depuis  des 
générations,  les  maraîchers  qui  chaque  soir  déballent  aux 
Halles  les  légumes,  les  fleurs  et  les  fruits  viennent 
remiser  leurs  voitures.  Dans  la  cour,  encombrée  de  char- 
rettes aux  bâches  déteintes,  d'entassements  de  paniers, 
de  sacs,  de  colliers  de  chevaux,  de  harnachements  sur- 
veillés par  des  chiens  de  berger,  des  chèvres  bêlent,  des 
poules  picorent,  sous  l'œil  étonné  d'une  soixantaine  de 
chevaux  passant  leurs  têtes  par  les  portes  des  écuries. 
Sous  l'immense  et  sombre  hangar  ou  s'entre-croisent  les 
poutres  brunes,  des  pigeons  roucoulent,  des  chats  s'éti- 
rent ;  on  accède  aux  greniers  à  fourrage  par  un  escalier 
disloqué  dont  la  rampe,  vernie  par  l'usage,  doit  dater 
de  Henri  IV.  Cela  sent  le  foin,  l'étable,  la  campagne  ;  en 
cette  cour  provinciale,  ou  peut  se  croire  bien  loin,  bien 
loin...  et  nous  sommes  cependant  en  plein  Paris. 

Une  foule  bruyante,  nerveuse,  affairée  nous  presse, 
nous  bouscule  ;   il   faut    nous   garer  des    autos    sur   la 


4 


UN    VIELX    nUARTIER 


299 


chaussée  et   sur  les  trottoirs  des   camelots   hurlant  en 
galopant  :  «  Le  Sport  !  demandez  le  Sport  !...  » 

C'est  une  bien  amusante  surprise  offerte  aux  dévols 
du  merveilleux  Paris  que  celte  cour  de  «  l'Auberge  du 
Compas  d'or  »  —  épave  charmante  du  dix-septième 
siècle,  oubliée  rue  Montorgueil. 


LA    RUE    D'HAUTEVILLE 


PEU  de  rues  sont  d'aspect  plus  rébarbatif  que  la  rue 
d'Hauteville.  Triste,  sombre,  bordée  de  maisons  aux 
allures  de  casernes,  elle  commence  boulevard  Bonne- 
Nouvelle  —  près  du  théâtre  du  Gymnase  —  et  aboutit 
place  Lafayette.  D'affaires  commissionnaires  en  mar- 
chandises, de  bruyants  emballeurs,  des  «  transports 
pour  exportation  »  y  sont  installés.  Vers  midi,  quelques 
brasseries  suisses,  hongroises  ou  flamandes  versent 
des  flots  de  bière  et  offrent  d'affriolantes  salades  de 
museau  de  bœuf  à  la  foule  joyeuse  des  employés.  Pen- 
dant quelques  heures  la  rue  d'Hauteville  s'anime,  semble 
vivre,  puis  retombe  dans  le  silence...  Le  soir,  c'est 
absolument  lugubre! 

Vers  la  fin  du  xviu*  siècle,  le  tableau  était  différent 
et,  dans  ces  terrains  appartenant  aux   religieuses  rele- 


302 


A    TRAVERS    PARIS 


vaut  du  couvent  des  Filles-Dieu,  les  «  Jeux  et  les  Ris  » 
semblaient  s'être  donné  rendez-vous.  Sur  les  hauteurs 
de  Bonne-Nouvelle,  à  l'abri  des  voilures,  près  le  cimetière 
avoisinant  réglise,  on  avait  ouvert  des  guinguettes,  où 
l'on  dansait  en  sablant  le  clos-Suresnes  ;  les  amateurs 
de  cochonnet  s'y  livraient  en  paix  à  leur  innocente 
passion;  de  galants  financiers  et  des  bourgeois  bam- 
bocheurs,  trouvant  l'endroit  plaisant  et  bucolique,  y 
avaient  caché,  dans  la  verdure,  quelques  vide-bouteilles 
et  aussi  quelques  «  folies  »  où  ils  fêtaient  leurs 
M  déités  ». 

De  fait  ce  quartier  Bonne-Nouvelle  devait  être  char- 
mant ;  à  gauche  les  champs  et  les  marais  de  la  Grange- 
Batelière,  tout  près  de  la  porte  Saint-Denis,  ses 
cabarets,  ses  bateleurs,  ses  coucous,  à  côté  la  prome- 
nade des  remparts...  c'était  la  ville  et  c'était  la  cam- 
pagne. Mais  Paris  s'agrandit,  les  boulevards,  désertés 
jusqu'alors,  commencent  à  se  peupler;  dès  la  Restaura- 
tion, la  rue  dllauleville  se  hérisse  de  maçonneries. 
Coupés  les  beaux  lilas  roses  dont  on  faisait  de  si 
gros  bouquets  parfumés,  rasés  les  bosquets  ombreux 
sous  lesquels  il  était  si  plaisant  de  dîner,  saccagés 
les  jardins,  émieltés  les  folies  et  les  vide-bouteilles. 
Aujourd'hui  d'imposants  immeubles  se  tassent  les  uns 
contre  les  autres,  et  seul  un  aéronaute  saurait  aper- 
cevoir, par-ci  par-là,  un  maigre  jardinet  tapi  entre 
quatre  maisons  noires  en  ce  quartier  exclusivement 
commerçant  où  les   claquements  de  fouet  de   charre- 


I-A    RHK    n'uAUTEVItXF,  303 

tiers  dirigeant  des  camions  encombrés  de  caisses  et 
de  colis  remplacent  les  trilles  perlés  des  rossignols 
d'anlan! 

Cette  rue  inesthétique  réveille  en  nous  deux  souve- 
nirs. Vers  1875,  notre  grand-père  nous  y  conduisait, 
mon  frère  et  moi,  chez  un  grand  vieillard  accueillant  et 
aimable,  passionné  d'art,  M.  E.  Marcille,  le  célèbre 
collectionneur.  Aux  murs,  sur  les  portes,  dans  les  cor- 
ridors, aux  plafonds,  des  tableaux  et  des  dessins...  et 
quels  tableaux  et  quels  dessins!  Des  merveilles  signées 
Fragonard,  Watleau,  Boucher,  Prud'hon.  Puis,  quand 
on  avait  admiré  les  chefs-d'œuvre  accrochés,  M.  Mar- 
cille, penchant  sa  haute  taille,  feuilletait,  le  long  du 
mur,  des  piles  de  toiles  appuyées  les  unes  sur  les  autres, 
et  c'étaient  des  Chardin,  des  Greuze... 

L'autre  souvenir,  par  contraste,  est  odieux.  Nous 
sommes  venus  voir,  en  1878,  la  maison  sise  au 
numéro  61  de  celte  rue  d'Hauteville,  et  visiter  le  petit 
appartement  du  troisième  étage  dont  les  deux  fenêtres 
donnaient  sur  la  rue  de  Paradis.  C'est  là  que  deux  étu- 
diants en  médecine.  Barré  et  Lebiez,  égorgèrent  pour  la 
voler  une  humble  laitière.  Après  l'avoir  assassinée,  ces 
deux  bandits  disséquèrent  leur  victime  pour  en  faire  dis- 
paraître plus  aisément  les  morceaux,  qu'ils  semèrent  un 
peu  partout. 

Le  crime  atroce,  et  aussi  le  cynisme  des  criminels 
en  Cour  d'assises,  stupéfièrent  Paris.  Barré  et  Lebiez 
furent  condamnés    à  mort  et  exécutés.    Une  complainte 


304 


A    TRAVERS    PARIS 


survit,  racontant  leurs  forfaits,  sur  l'air  de  Fualdès  [^)  : 
Cette  aimable  cantilène  sortait  d'une  imprimerie  de  la 
rue  de  la  Fidélité.  Cette  rue  doit  son  nom  vertueux  à 
l'âme  sensible  d'un  propriétaire,  homme  marié,  lequel 
fit  don,  vers  1790,  à  la  municipalité  parisienne  du  ter- 
rain nécessaire,  sous  l'expresse  réserve  que  la  voie  nou- 
velle s'appellerait  «  rue  de  la  Fidélité  »,  seul  nom  qui  lui 
puisse  convenir,  puisqu'elle  devait  aboutir  «  au  temple 

(1)    Complainte  de  la  Laitière  assassinée  (Air  de  Funldès)  : 

Rue  Paradis-Poissonnière, 
La  brave  femme  Gilet 
Aux  passants  vendait  du  lait 
Sous  une  porte  cochère, 
Même  elle  vendait  beaucoup, 
Car  elle  avait  des  gros  sous. 


Brave  dame  très  civile, 
Vinrent-ils  lui  dire  un  jour, 
Apportez-nous  du  lait  pour 
Quatre  sous  rue  d'Hauteville, 
Ne  mettez  aucun  retard. 
Il  est  neuf  heures  et  quart. 


MORALITÉ 

Ceci,  bonnes  gens,  vous  prouve 
Qu'il  n'est  pas  intelligent 
D'assassiner  pour  de  l'argent. 
Quand  on  n'en  a  pas,  on  en  trouve 
Et  quand  on  n'a  pas  l'  moyen. 
Il  faut  savoir  vivr'  de  rien  ! 

(Imprimé  par  Bei'nard,  9,  rue  de  la  Fidélité.) 


La  rue  d'hauteville  â05 

de  l'Hymen!  »  —  célail  l'appellation  révolutionnaire  de 
l'actuelle  église  Saint-Laurent  ! 


* 


Qui  le  croirait?  en  l'inesthétique  rue  d'iïauteville,  les 
amoureux  du  passé  peuvent  retrouver  un  délicieux  sou- 
venir parisien.  Au  numéro  58,  derrière  un  immeuble 
moderne, une  cour;  au  fond  de  cette  cour  une  maison- 
nelle  haute  seulement  d'un  étage,  sur  un  rez-de-chaussée 
auquel  on  accède  par  un  perron  de  quelques  marches. 
Nous  sommes  devant  l'hôtel  qu'habita  Louis-Antoine 
Fauvelet  de  Bourrienne,  conseiller  d'État,  secrétaire  du 
premier  consul  Napoléon  Bonaparte  (^). 

(1)  Louis-Antoine  Faivelet  de  Bouriuenne,  né  à  Sens  en  1769, 
mort  à  Caen  en  1834.  Condisciple  de  Bonaparte  à  l'École  de  Brienne, 
il  le  suivit  plus  tard  en  Italie,  devint  son  secrétaire  intime,  rédigea  de 
concert  avec  Clarke  le  traité  de  Campo  Formio,  accompagna  également 
Bonaparte  en  Égjpte  et  resta  attaché  à  sa  personne  jusqu'en  1802. 
(compromis  dans  une  faillite,  il  encourut  une  disgrâce  qui  peut-être 
le  sauva  des  conséquences  judiciaires  de  sa  participation  à  des 
spéculations  fort  suspectes.  11  fut  alors  envoyé  à  Hambourg  et  y 
demeura  jusqu'en  1813,  chargé  de  dilTérentes  missions  dans  l'accom- 
plissement di.'squelles  il  commit  encore  de  nombreuses  exactions. 
Lors  de  la  chute  de  Napoléon,  il  était  sans  emploi,  il  occupa  un 
moment  la  direction  des  postes  et  la  prélecture  de  police,  à  la  pre- 
mière Restauration,  suivit  Louis  XVlli  à  Gand  et  fut  au  retour  du 
Hoi  nommé  ministre  d'État,  puis  député  de  l'Yonne  L'impression  que 
lui  causa  la  Hévolution  de  Juillet  le  frappa  d'aliénation  mentale.  Il 
mourut  dans  ce»  état  dans  une  maison  de  santé.  (Ancien  Larousse, 
Paris  1830.; 

20 


306 


A    TRAVERS    PARIS 


Dès  le  vestibule,  décoré  de  frises  en  stuc,  représen- 
tant un  sacrifice  antique,  courant  sur  des  murs  rehaus- 
sés d'ornements  et  d'allégories,  on  peut  se  croire  trans- 
porté en  plein  Directoire.  Ici  tout  est  «  à  la  grecque  »,  — 
une  Grèce  spéciale,  interprétée  par  les  décorateurs 
exquis,  dont  les  Caffieri,  les  Gouthière,  les  Clodion  avaient 
été  les  inspirateurs  et  les  maîtres. 

L'hôtel  s'élève  entre  cour  et  jardin.  Sur  la  cour  on 
construisit  la  maison  qui  s'ouvre  rue  d'Hauteville  ;  sur 
le  jardin,  l'actuel  propriétaire,  M.  Deberny,  un  aimable 
et  intelligent  travailleur,  fit  élever  les  ateliers  nécessaires 
à  son  industrie  :  M.  Deberny  est  fondeur  en  caractères 
typographiques.  Les  trois  larges  baies  du  salon  donnent 
sur  le  jardin.  Au-dessus  des  portes  peintes,  des  trophées, 
des  bas-reliefs;  aux  murs,  de  gracieuses  décorations; 
partout  le  charme  rare  des  choses  anciennes,  les  glaces 
semblent  avoir  retenu  le  reflet  des  figures  qui  s'y  mirè- 
rent autrefois... 

Cette  demeure  historique,  respectée  par  un  homme 
de  goût,  est  singulièrement  évocatrice...  Quelles  furent 
les  robes  à  traîne  fleuries,  les  chlamydes  brodées  qui 
balayèrent  ce  parquet  en  losange,  aux  bois  de  couleurs 
différentes?  quelles  bottes  éperonnées  les  égratignèrent, 
et  quelles  durent  être  les  conversations  échangées  sur 
ces  «  canapés-tombeaux  »  entre  les  merveilleuses  de 
l'an  IX  et  les  compagnons  d'Achille,  ces  héros  auxquels 
l'Empereur  allait  attribuer  des  noms  de  victoires? 

Le  vaste  salon  est  délicieux  avec  ses  fenêtres,  ses 


Oabadie.  pinrit. 


LE  CABINET    DE    liOUliHIEi»JNE . 


Musée  Carnavalet. 


LA  RUE  d'hauteville  309 

portes,  ses  glaces  encadrées  de  boiseries,  ses  murs 
peints,  son  plafond,  ses  lustres.  Tout  y  est  charme  et 
harmonie,  comme  aussi  la  salle  à  manger  voisine  et  les 
boudoirs  —  pratiqués  dans  les  ailes  de  l'hôtel  —  décorés 
de  frises  légères,  de  portiques,  de  colonnes. 

M.  de  Bourrienne  eut  vraiment  une  excellente  idée 
lorsque,  le  2  germinal  an  IX,  il  acheta  par-devant 
«  M*  Doulcet,  moyennant  la  somme  de  100,000  francs 
(numéraire  argent)...  »,  cette  maison  comprenant  entre 
autres  agréments  «  un  appartement  complet  orné  de 
bas-reliefs,  peintures  et  arabesques  sur  les  murs  (^)  ». 

(1)  Acte  de  vente  de  l'hôtel  Bourrienne,  46,  rue  cfUnuteville,  le 
î  germinal  an  IX  {S3  mars  1801),  par  le  ministère  de  M"  Doulcet, 
notaire.  —  «  Par-devant  les  notaires  publies  du  département  de  la 
Seine  à  la  résidence  de  Paris, soussignés:  Fut  présent,  Louis  Prévost, 
demeurant  à  Paris,  rue  Neuve-Eustaclie,  n"»25,  division  de  Brutus, 
lequel  a,  par  les  présentes,  vendu,  cédé  et  délaissé,  promis  et  s'est 
obligé  de  garantir  toutes  dettes  et  hypothèques  généralement  quel- 
conques à  Louis-Antoine   Fauvclet  de  Bourrienne,  demeurant  à  Paris, 

rue    Martel,   n»   12,   division   Poissonnière Une  maison   située  à 

Paris,  rue  d'Hauteville,  n"  46,  consistant  en  un  corps  de  logis  sur  la 
rue  contenant  logement  ordinaire  et  du  portier.  Entre  le  jardin  et  les 
bâtiments  est  un  pavillon  carré  ayant  un  rez-de-chaussée  et  premier 
étage,  caves  et  cuisine.  Au-dessus  du  rez-de-chaussée  est  un  appar- 
tement complet  orné  de  bas-reliefs,  peintures  et  arabesques  sur  les 
murs,  cabinet  de  toilette,  baignoire Au  premier  étage,  apparte- 
ment complet,  le  tout  couvert Un  jardin  de  deux  demi-hectares 

ou  environ,  à  l'anglaise.  Il  y  a  deux  portes  d'entrée,  l'une  sur  la  rue 
cl  l'autre  sur  le  jardin.  Cour  en  avant,  écuries,  remises  et  grenier  à 

fourrages Cette  vente  est   faite  moyennant  la    somme    de   cent 

mille  francs,  numéraire  argent. . .  » 

Acte  de  vente  de  l'hôtel  Bourrienne,  44,  rue  d'Hauteville,  le 
l'i  avril  1824.  —  L'hôtel  fut  revendu    par    Bourrienne    à    M.  Pierre- 


310 


A    TRAVERS    l'ARIS 


L'hôtel  datait  de  1700;  il  avait  élé  édifié  sur  les  terrains 
des  Filles-Dieu,  par  Anne  Segond  de  Rozier  de  Dam- 
pierre,  et,  après  maintes  péripéties,  était  tombé  aux 
mains  du  «  secrétaire  du  premier  consul  conseiller 
d'Etat  en  service  extraordinaire  ». 

Etrange  histoire  que  celle  de  ce  Bourrienne.  Si  la 
maxime  :  «  L'ingratitude  est  l'indépendance  du  cœur  » 
reste  exacte,  Bourrienne  fut  un  beau  type  d'indépen- 
dant! (')  —  Jusqu'en  1802,  il  demeure  intimement  atta- 
ché à  la  personne  de  Bonaparte,  qui  le  tutoyait.  En  1804, 
nommé  ministre  plénipotentiaire,  il  passe  à  Hambourg; 
en  1813,  nous  le  retrouvons  ministre  des  Postes,  et  pré- 
fet de  police  des  Bourbons  en  1814,  puis  ministre  d'État, 

Frédéric-Ferdinand  Tattet,  ancien  agent  de  change,  suivant  contrat  de 
M«  Maine  Glatigny,  notaire,  pour  la  somme  de  cinq  cent  mille  francs 
et  payée  en  dix  versements,  le  17  avril  1824  Ja  maison  portait  alors 
le  n°  44  rue  d'Hauteville). 

L'hôtel  comprenait  :  «  Trente-six  vases  en  marbre  blanc  sur  leurs 
piédestaux,  un  vase  de  prix,  une  statuette  en  marbre,  table  de  même 
nature  placée  dans  le  jardin;  escalier  en  bois  dacajou;  toutes  les 
glaces,  placards,  boiseries  et  autres  objets  ayant  nature  dimmeubles 
par  destination,  à  l'exception  d'un  corps  de  bibliothèi|ue  faisant  pour- 
tour de  la  pièce  formant  cabinet  de  M.  de  Bourrienne.   » 

(1)  Lettre  de  Bonaparte  à  Boiavieune  :  «  Cherche  un  petit  bien 
dans  ta  belle  vallée  de  l'Yonne,  je  l'achèterai  dès  que  j'aurai  de  l'ar- 
gent, je  veux  m'y  reiirer,  mais  n'oublie  pas  que  je  ne  veux  pas  de 
bien  national  »  [Mémoires  de  Boumenne,  livre  I,  chap.  ix.  pages  102 
et  103.) 

Joséphine  avait  eu  l'attentive  obligeance  de  faire  arranger  à  la 
Malmaison  un  très  joli  appartement  pour  moi  et  pour  ma  famille  : 
elle  me  pressa  vivement,  et  avec  toute  la  grâce  qu'on  lui  a  connue,  de 
1  accepter;  mais  presque  aussi  captif  à  Paris  qu'un  prisonnier  d'f.tat. 


I.A    RUE    d'hALTEVILLE  311 

député  ultra,  etc.,  etc.  La  Révolution  de  1830  et  la  perte 
de  sa  forlune  déterminèrent  chez  Bourrienne  un  accès 
(le  folie,  et,  le  7  février  1834.  il  mourait  à  Caen,  dans 
une  maison  de  santé,  «  d'une  attaque  d'apoplexie  >;, 
assurent  les  gazettes  d'alors  (^).  Le  7  avril  1824,  Bour- 
rienne avait  cédé  —  pour  la  somme  rondelette  de 
500,000  francs  —  son  hôtel  «  avec  boiseries,  glaces, 
vases  de  marbre,  statues  ornant  le  jardin  ». 

Qui  songerait  à. Bourrienne  aujourd'hui,  à  ses  multi- 
ples avatars,  à  ses  mémoires  truqués,  si  la  demeure 
charmante  qu'il  habita  jadis  ne  le  rappelait  aux  amou- 
reux du  passé?  L'honneur  d'avoir  été  un  moment  le 
collaborateur  de  l'Empereur  sauvera,  d'autre  part,  son 
nom  de  l'oubli.  Bonaparte  fut  devin,  le  jour  où  il  lui 
dit  : 

—  Bourrienne,  vous  serez  aussi  immortel. 

—  Comment  cela,  général  ? 

je  voulais  me  conserver  à  la  campagne  les  seuls  instants  de  liberté  dont 
il  m'était  permis  de  jouir,  encore  quelle  était  cette  liberté  !  J'avais 
acheté  à  Ruel  une  petite  maison  que  j'ai  gardée  deux  ans  et  demi. 
Quand  j'j  donnais  des  rendez-vous,  c'était  à  minuit  ou  à  cinq  heures 
du  matin;  ce  qui  était,  comme  on  peut  en  juger,  un  agrément  de  plus 
de  ma  place,  et  souvent  encore  le  premier  Consul  m'envoyait  réveiller 
pendant  la  nuit  quand  il  arrivait  des  courriers.  Voilà  la  liberté  pour 
laquelle  je  n'acceptai  point  l'offre  aimable  de  Joséphine  Bonaparte 
vint  une  seule  fois  me  voir  dans  ma  retraite  de  Iluel,  mais  Joséphine 
et  Hortense  y  venaient  souvent;  c'était  pour  ces  dames  un  but  de 
promcnaiie.   {Mémoires  de  Bourrienne,  li\re  IV,  chap.  ii,  p.  35.) 

(1)  M  Fauvelet  de  Bourrienne,  ex-secrétaire  du  général  Bona- 
parte, etc ,  est  mort   à  Caen,   le  7  de  ce   mois,   d'une    attaque 

d'apoplexie.  [Gazette  de  France,  n»  du  11  février  1834.) 


312 


A    TRAVERS    PARIS 


—  N'êtes-vous  pas  mon  secrétaire!...  Ce  à  quoi 
Bourrienne  aurait  répondu  :  «  Dites-moi  celui  d'Alexan- 
dre? —  Pas  mal,  répliqua  Napoléon  (i)  ». 

Nous  songions  à  tout  cela  en  parcourant  cet  hôtel 
historique  dans  la  pénombre  d'un  jour  finissant.  Les 
lustres  enveloppés  de  gaze,  les  flambeaux,  la  pendule 
recouverts  d'étoffes;  ces  pièces  vides  et  sonores,  aux 
décors  anciens,  paraissaient  attendre  le  retour  du  maî- 
tre... Il  nous  semblait  alors  que  la  large  porte,  peinte 
de  griffons  et  d'attributs  mythologiques,  allait  s'ouvrir 
devant  Bourrienne  revenant  de  la  Malmaison,  roulé  dans 
son  manteau  bleu  d'ordonnance,  les  bottes  crottées,  le 
bicorne  en  tête,  engoncé  dans  un  grand  col  noir...  Sur 
la  table  de  travail,  décorée  de  tètes  de  sphinx,  souvenir 
delà  campagne  d'Egypte,  il  jetait  brusquement  le  lourd 
portefeuille  consulaire,  bourré  de  papiers  d'Etat  tout 
zébrés  des  annotations  rageuses,  illisibles  presque  toutes, 
coups  de  griffes  léonins  du  grand  Bonaparte...  Et,  dans 
ce  décor  évocateur,  la  chose  nous  semblait  toute  simple. 

(1)  Mémoires  de  Bourrienne,  livre  IV,  ch.  xxi,  p.  328. 


LE  BOULEVARD 

DE  STRASBOURG 


LE  boulevard  de  Strasbourg  est  d'aspect  joyeux,  chacun 
peut  en  témoigner  ;  aussi  bien  les  mondains  venus 
pour  y  souper  chez  Maire  ou  applaudir  le  bon  Dranem 
à  l'Eldorado  que  les  infortunés  passants  condamnés 
à  longuement  stationner  aux  intersections  des  boule- 
vards Saint-Denis  et  Saint-Martin,  grâce  à  l'inévitable 
embarras  de  voitures  qui  ne  manque  jamais  de  s'y 
produire. 

Avec  ses  affiches  multicolores,  les  badigeons  auda- 
cieux de  ses  immeubles,  le  bariolage  de  ses  boutiques  et 
de  ses  enseignes,  les  grouillantes  terrasses  de  ses  cafés 
qu'encadrent  des  cordons  de  lumière  électrique,  le  bou- 
levard de  Strasbourg  semble  une  avenue  de  fête  dont 
Chéret,  Sem,  Albert  Guillaume  et  Cappiello  seraient  les 
spirituels  et  fastueux  décorateurs.  Ombragés  par  de 
beaux  arbres,  les  trottoirs  regorgent  d'une  foule  aiïairée 


314  A    TRAVERS    PARIS 

guettant  l'instant  propice  pour  tenter  la  traversée  péril- 
leuse des  chaussées  sillonnées  de  tramways,  d'omnibus, 
de  fiacres,  d'autos  et  de  cyclistes.  Tout  cela  produit  un 
vacarme  effroyable  fait  d'appels  de  trompes,  de  sonneries 
de  timbres,  de  coups  de  sifflets,  de  gémissements  de 
cornes  ;  en  même  temps,  les  camelots  clament  «  les  résul- 
tats complets  des  courses»...  «  l'Intransigeant...  la 
Presse...  demandez  la  Presse!...  »  les  contrôleurs  récla- 
ment les  correspondances  des  «  voyageurs  de  l'impé- 
riale »  et  les  cochers  s'invectivent.  Bien  entendu  dos 
barricades  de  planches  enclosant  d'interminables  travaux 
d'édilité  restreignent  et  gênent  la  circulation  déjà  presque 
impossible,  et  le  bâton  blanc  du  gardien  de  la  paix  s'ef- 
forçant  de  mettre  un  peu  d'ordre  dans  cet  effarant 
désordre  évoque  l'archet  d'un  chef  d'orchestre  infernal 
déchaînant  les  tempêtes. 

De  tout  temps  —  sa  percée  date  de  1852  (i)  —  le  bou- 
levard de  Strasbourg  fut  ainsi  mouvementé,  pittoresque, 
joyeux  ;  et  cela  pour  deux  raisons  :  l'agglomération  de 
nombreux  cafés-concerts,  tavernes,    brasseries  massées 

(1)  «  Je  passai  par  Paris  et  je  descendis  à  l'hôtel  des  Bains, 
boulevard  de  Strasbourg  ;  c'est  là  que  le  lendemain  même  de  mon 
arrivée,  à  table  d'hôte,  je  fis  connaissance  d'Ernest  Reyer.  Cette  pen- 
sion était  tenue  par  le  père  Ceuriot,  ancien  ténor  de  l'Odéon,  qui 
avait  chante  le  rôle  du  clievalier  danois  dans  Artnide,  de  Gluck.  La 
cuisine  était  faite  par  M'"»  ].estage,  coryphée-soprano  à  l'Opéra- 
Comique,  et  quand  cet  aimable  cordon-bleu  d'âge  mûr  chantait  la 
bame  blanche,  où  elle  tenait  un  petit  rôle,  le  dîner  était  avancé  d'une 
dcmi-lieurc.  Heurou.ic  temps!  »  (André  Sardou,  «  Notes  sur  Gevaert,  » 
Le  Fiyaro,  2  janvier  1909.) 


'  ^   POliTK  SAIM-DE.MS, 

■ssiiiée  el  t-'i:i\é<-  par 

i.F-..Ot,,EVUi„,.,;È.S,,A,.o„,Hsu.Vr-.,HV,s 

de  notre  adu.ira.ion  et  de  notre  reconnlsan;    ^c'c     "  ''  ^'^  '*'  "^'""'«-ee 


LE  BOULEVARD  DE  STRASBOURG  317 

au  même  point,  et  le  manque  de  dégagements  latéraux. 
Tracé  au  milieu  des  terrains  du  marché  Saint-Laurent 
et  des  faubourgs  Saint-Denis  et  Saint-Martin,  le  boule- 
vard de  Strasbourg  désencombrait  ces  faubourgs  popu- 
leux et  desservait  la  gare  de  l'Est,  ouverte  en  1849.  Cette 
gare,  d'ailleurs,  occupe  en  partie  l'emplacement  de  l'an- 
tique foire  Saint-Laurent  —  si  célèbre  du  xvi*  au 
xvin*  siècle  —  et  le  théâtre  du  fameux  Nicolet  s'élevait 
sur  le  côté  gauche  de  la  cour,  contre  la  grille  d'accès  (^). 

ri)  La  Foire  Saint-Laurenl.  — Elle  commençait  le  10  août,  jour  de  la 
lote  patronale,  et  se  prolongeait  jusqu'à  la  Saint-Michel,  le  29 septembre. 

Dès  la  fin  du  xvi«  siècle,  t'étaient  organisées,  à  la  foire  Saint- 
Germain,  des  troupes  de  comédiens  que  le  lieutenant  civil  avait  auto- 
risées par  sentence  du  5  avril  1595,  à  la  charge  de  payer  une  redevance 
de  2  écuspar  an  aux  confrères  de  la  Passion.  Les  règlements  de  police 
les  obligeaient  à  ne  pas  recevoir  plus  de  12  sous  aux  premières  places, 
et  5  sous  au  parterre:  à  ne  rien  jouer  ni  chanter  sans  le  visa  du  pro- 
cureur du  roi,  à  terminer  le  spectacle  à  4  heures  et  demie  du  soir.  Les 
entrepreneurs  exploitèrent  tour  à  tour  la  rive  gauche  et  la  rive 
droite,  et  bientôt  Saint-Laurent  n'eut  rien  à  envier  à  Saint-Germain. 

En  1852,  le  percement  du  boulevard  de  Strasbourg  a  amené  la 
suppression  du  mai'ché  Saint-Laurent,  établi  sur  le  teirain  de  l'an- 
cienne foire  Saint-Laurent. 

Église  Sitini-  Laurent.  —  Existait  à  l'epoqne  mérovingienne, 
comme  église  abbatiale,  mentionnée  par  Grégoire  de  Tours. 

Probablement  détruite  pendant  les  invasions  des  Normands. 

Rebâtie  au  xii^  siècle,  sous  le  règne  de  Philippe-Auguste. 

Restaurée  au  xv«  siècle. 

Augmentée  en  1548. 

Reconstruite  en  grande  partie  en  1595. 

Temple  do  l'Hymen  et  de  la  Fidélité  en  1793. 

La  façade  et  sa  travée  ont  été  construites,  avec  leur  llôche  en 
plomb,  de  18G5  à  1867,  dans  le  style  du  xv"=  siècle,  sur  les  dessins  de 
Constant  Dufeux. 


318 


A  travehs  pAnts 


Une  seule  rue  —  la  rue  du  Château-d'Eau  —  coupe 
le  boulevard  de  Strasbourg,  mais  dix  passages,  impasses 
ou  traverses  —  passages  du  Désir,  de  rinduslrie,  du 
Commerce,  cité  Jarry,  passage  Brady  —  le  relient  aux 
faubourgs.  Tons    sont   pittoresques,   quelques-uns  sont 


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\.  E(;L1SE   SAlNT-I.Alir.ENT. 


Musée  Carnavalet. 


étranges  et  imprévus,  telle  la  cilé  Jarry  qui  offrait  l'autre 
matin  cet  édifiant  spectacle  :  de  grosses  dames  maquil- 
lées et  sans  façon,  en  camisole  rose,  contemplant,  cha- 
virées d'émotion,  du  haut  de  leurs  fenêtres,  deux 
petites  communiantes  frisées  comme  des  bichons... 
Touchant  spectacle  qui  leur  rappelait  probablement  leur 
lointaine    enfance.     Le    passage     Brady,     poussiéreux. 


LE  Bori.KV.vnr)  nr.  sTrt\sRni'nr. 


3i9 


minable,  prétentieux,  est  tout  à  fait  curieux  à  parcourir. 
Que  d'industries  iiél(^roclites  abrite  son  dôme  vitré  !  Bou- 


•  y.  Bc  p^j^vitt. 


EMPLACEMENT    ANCIEN    DE    LA    FOIRE   8AINT-LAi;RE\T. 

(Croquis  de  M.  Ch.  Sellier.) 


quinistes,  marchands  de  soldes  en  tous  genres,  toilettes 
défraîchies  de  théâtre  et  huiles  d'olive  «  extra-vierge  », 


320  A    TRAVERS    PARIS 

marchands  de  parapluies,  négociants  en  guitares  et  man- 
dolines, acheteurs  de  reconnaissances  du  Mont-de-Piété, 
tenancières  de  brasseries  aimables  et  de  «  five  o'clock 
tea  »  frivoles,  éditeurs  de  chansonnettes  et  couturières 
pour  «  gommeuses  de  café-concert  »,  cent  négoces  y 
fleurissent.  Les  passants  extasiés  se  massent  à  la  devan- 
ture de  l'Étoile  parisienne  (robes  courtes  de  scène)  », 
pour  y  contempler  de  fulgurants  costumes  pailletés,  bro- 
dés et  surbrodés,  à  la  cambrure  hardie,  à  l'audacieux 
décolleté...  Des  basa  jour,  un  stick  enrubanné,  un  monu- 
mental chapeau  complètent  l'accoutrement,  et  celte 
a  grande  gommeuse  »  ira  faire  les  beaux  soirs  de  Tré- 
pagny-sur-Orge  et  de  Barcelonnette...  L'effigie  peintur- 
lurée du  maréchal  Canrobert,  la  poitrine  barrée  du  ruban 
rouge  de  la  Légion  d'honneur,  met  à  l'entrée  du  passage 
une  note  d'héroïsme  imprévue.  A  l'angle  du  boulevard, 
dans  une  apothéose  d'électricité,  s'ouvre  le  restaurant 
Maire,  —  un  ancien  marchand  de  vin  dont  le  «  zinc  »fut 
célèbre  et  que  ses  entrecôtes  et  ses  matelotes  Bercy  ren- 
dirent bientôt  notoire  et  élégant.  Plus  loin,  la  Scala,  où 
Yvette  Guilberl  fit  courir  tout  Paris.  Ensuite,  un  beuglant 
en  sous-sol  abrite  aujourd'hui  le  «  Pilori  »  (apéritif- 
concert),  dirigé  par  le  chansonnier  Montéhus,  a  candidat 
des  mécontents  »...  En  face,  dévisageant  les  passants 
d'un  œil  inquisitorial,  le  faciès  du  policier  Sherlock 
Holmes  évoque  le  dernier  succès  de  M.  Pierre  Decour- 
celle  et  le  nom  du  théâtre  Antoine.  Ce  petit  théâtre, dont 
chacun  se  rappelle  la  brillante  épopée,  connut  autrefois 


LE  BOULEVARD  DE  STRASBOURG 


323 


les  heures  mauvaises.  De  loin  en  loin  on  voyait  bien 
apparaître  sur  l'affiche  des  «  Menus-Plaisirs  »  (c'était  le 
litre  ancien  du  théâtre  Antoine)  les  noms  glorieux  des 
Frederick  Lemaître,  des  R.  Rousseil,  des  Saint-Germain, 
des  Thérésa,  et  aussi  du  fier  poète  Richepin...  mais  ils 
ne  faisaient  que  passer...  Les  directions  les  plus  bizarres 
se  succédaient  rapidement  et  des  exhibitions  d'ombres 
scientifiques  alternaient  avec  des  féeries,  interprétées 
naturellement  par  «  les  plus  jolies  filles  de  Paris  ». 
Céleste  Mogador  elle-même,  qui  fut  la  comtesse  Lionel  de 
Chabrillan,  y  tenta  fortune,  et  l'on  put  admirer,  trônant 
au  contrôle,  la  célèbre  danseuse  de  la  Closerie  des  Lilas  (^). 

(1)  L'excellent  écrivain  Pcricand  qui,  comme  chacun  sait,  est  non 
seulement  un  dramaturge  de  grand  talent  et  un  remarquable  acteur, 
mais  encore  un  guide  sûr  et  précieux  pour  tout  ce  qui  touche  l'his- 
toire du  théâtre  à  Paris,  a  bien  voulu  nous  adresser  la  lettre  suivante 
qui  résume  les  avatars  du  Théâtre  Antoine  : 

«  ...  Le  Théâtre  Antoine  s'est  appelé  tout  d'abord  Théâtre  des 
Menus-Plaisirs.  Il  a  été  ouvert  sur  l'emplacement  d'un  petit  concert 
où  débuta  notre  grand  baryton  Lassalle.  Celui  qui  le  premier  donna 
du  renom  à.  ce  théâtre  fut  Dormeuil  fils,  qui  venait  de  se  séparer  de 
Plunkett,  à  la  direction  du  Palais-Royal.  Il  s'est  également  appelé 
Théâtre  des  Arts.  J'y  ai  vu  jouer  en  1872  /a  Cocotte  aux  Œv/s  d'Or, 
féerie  en  16  tableaux  de  Clairville  et  Grange  ;  en  1873,  la  Maiiée  de 
la  rue  Saint-Denis,  de  Clairville  et  Koiiing,  avec  Thérésa  et  Eudoxie 
Laurent. 

«  En  1874,  j'y  ai  vu  M"6  Rousseil,  admirable  dans  l'Idole,  4  actes 
de  Crisafulii  et  Stapleaux;  en  1876,  il  passa  à  l'opérette  et  joua  la 
Perle  de  l'Arclie-Maiion,  4  actes  de  Georges  Rose;  puis  Estelle  et 
Néinorin,  une  des  plus  jolies  partitions  d'Hervé;  en  1877, /es  Menus 
Plaisirs  de  l'Année,  une  grande  revue  de  Clairville  et  Blum. 

«  En  1878.  devenu  Tiiéâtre  des  Arts,   on  y  joua  le  Petit  Ludovic, 


324  A    TRAVERS    PARIS 

Vers  1862,  le  boulevard  de  Strasbourg  vit  éclore 
l'Eldorado.  Ce  grand  café-concert  parisien  devint  vile  à 
la  mode,  et  après  la  guerre  l'Eldorado  triompha  grâce 
à  de  remarquables  artistes  :  M'"''  Chrétit  nno,  Suzanne 
Lagier,  Amiati,  «  chanteuse  patriotique  »,  dont  les 
refrains  devenaient  rapidement  populaires,  Bonnaire,  l'ir- 
résistible comique;  Anna  Judic,  dont  le  rare  talent  et  les 
grands  yeux  ensorcelèrent  Paris;  la  jolie  M""*  Théo, 
F.  Duparc...,  et  aussi  les  chanteurs  Plessis  (l'homme  aux 
500  têtes)  qui  successivement  incarnait  un  porteur  d'eau 
auvergnat  et  Napoléon  F"";  Pacra;  Libert,  qui  fut 
«  l'Amant  d'Amanda  »  ;  Paulus,  l'épique  «  Père  la  Vic- 
toire I)  ;  Bourges,  qui  éleva  le  «  genre  pochard  »  à  la  hau- 
teurd'une  institution...  combien  d'autres  encore!  Aujour- 
d'hui on  y  applaudit  l'admirable  Polin  ! 

Tout  en  parcourant  ces    amusants    passages    et  en 

un  gros  succès  de  CrisafulU  et  Victor  Bernard.  En  1882,  redevenu 
Menus-Plaisirs,  on  y  joua /e  Crime  du  Pecq,  drame  en  5  actes  de  Vala- 
brègue  et  Graiville.  En  1883,  il  s'appela  Comédie-Parisienne  et  joua  les 
Pommes  d'Or,  opérette  d'Audran.  En  1884,  il  redevint  Menus-Plaisirs 
avec  Au  Clair  de  la  Lvne,  revue  de  Blondeau  et  Monréal  ;  en  1886 
Volapiik,  revue  de  Busnach  et  Vanloo  ;  en  1887,  la  Fiancée  des 
Veits-Poleaux,  opérette  d'Audran.  En  1888,  la  première  grande  opé- 
rette de  Bernicat  :  les  Premières  Armes  de  Lovis  XV ;  en  1889,  l'Éiv- 
diant  pauvre,  musique  de  Millœcker,  le  Cliien  de  Garde,  de  Ricliepin. 
J'y  ai  vu  Fréilérick  Lemaître  dans  le  Crime  de  Faverne  ;  Thércsa  dans 
Madame  Gringoire  ;  Saint-Germain  et  Céline  Cliaumont,  Aline  Duval  et 
M"»<"  Tliiéret,  Daiily  et  Paulus. 

«  Antoine  en  fit  le  Théâtre  Antoine,  dont  le  succès  dure  encore... 

«    L.   PÉlllCAlD.    » 


LE    BOlLEVARn    DE    STHASBOURG 


325 


évoquant  les  «  beiiglanls  »  de  jadis,  nous  ne  pouvions 
nous  empêcher  de  nous  remémorer  les  pittoresques 
débuts  que  lirenl  vers  1865  —  en  ce  même  boulevard 
de  Strasbourg  —  deux  excellents  artistes  ;  l'histoire  est 
si  amusante  qu'elle  vaut,  croyons-nous,  d'être  contée. 
Ils  étaient   quatre   Toulousains  qu'un  «  train  de  plai- 


EMBAP.C^Ukr.E    DL    C.IIKMIN    DE  FKIl    1)K    STHASBOL'nG   (1865). 

J.  Arnout,  Jcl. 


sir  »  avait  amenés  de  Toulouse  en  qiiaranle-deux 
heures!...  Ces  quatre  mousquetaires  décidés  à  conquérir 
Paris  s'appelaient  Idrac,  le  maître  statuaire  mort  trop 
jeune,  Debat-Ponsan,  le  peintre,  Salvayre,  le  musicien, 
et  enfin  le  bon  Pedro  Gailhard.  hier  encore  directeur  de 


326 


A    TRAVERS    PARIS 


l'Opéra.  Tout  d'abord  ce  grand  Paris  sombre  et  triste 
consterna  ces  Méridionaux  ivres  de  soleil.  Mais,  la  jeu- 
nesse aidant,  ils  envahirent  gaiement  et  bruyamment 
un  horrible  hôtel  de  la  rue  des  Petites-Écuries  —  près 
du  boulevard  de  Strasbourg —  que  leur  avait  recom- 
mandé un  facétieux  compatriote. 

Le  lendemain,  dès  l'aube, ils  mettentlenezàlafenéire... 
Quel  spectacle  !  Deux  corbillards,  dix  corbillards,  vingt 
corbillards...  Ils  s'informent,  épouvantés...  Paris  tra- 
versait une  crise  de  choléra,  on  mourait  beaucoup,  et 
la  rue  des  Petites-Écuries  se  trouvait  sur  le  chemin  du 
cimetière  Montmartre.  Ce  lugubre  défilé  rendit  momen- 
tanément rêveurs  nos  braves  Toulousains,  mais  on  se 
fait  à  tout  :  trois  jours  plus  tard,  Gailhard  chantait  au 
piano  la  complainte  du  «  choléra  »,  composée  par 
Saivayre,  et  Idrac  accaparait  toute  la  mie  de  pain  de  la 
table  d'hôte  pour  modeler  d'étonnants  cholériques...  En 
fort  peu  de  temps,  ils  ont  mangé  les  quelques  écus 
apportés  du  pays  et  le  tenancier  de  l'hôlel,  estimant 
qu'ils  faisaient  trop  de  bruit  et  pas  assez  de  dépense, 
met  à  la  porte  nos  quatre  artistes.  Les  voilà  traversant 
Paris  avec  leurs  malles  —  des  malles  en  peau  de  porc 
hérissées  de  soies  —  pour  aller  gîter  au  quartier  Lalin, 
où  ils  mangent —  pas  à  leur  faim  encore  !  —  de  la  vache 
enragée.  Debat-Ponsan  se  réfugie  chez  un  camarade,  les 
trois  autres  s'en  vont  contempler,  en  pleurant,  les 
trains  en  partance  pour  Toulouse... 

Comment   faire    pour  vivre?...   Idrac  entre  comme 


LE    UOULEVARD    DE    STRASBOURG 


327 


praticien    chez  un  ornemaniste  ;   Salvayre  et    Gailliard 
regagnent  le   boulevard  de  Strasbourg  et  se  présentent 


l'EDiio  (;AU,ii.\itu  VHiis  18()5. 


au  concert  de   l'Eldorado   où    Hervé,    le   «compositeur 
toqué  )),  était  chef  d'orcliestre. 


328  A    TRAVERS    PARIS 

Hervé  toise  Gailhard,  l'écoute...  et  se  tort  de  rire... 
Le  «  creux  »  célèbre  de  noire  excellente  basse  chan- 
tante sonnait  en  la  poilrine  d'un  tout  jeune  homme  im- 
berbe, mince  comme  un  fil,  ayant  l'apparence  d'un 
enfant  de  chœur;  et,  toujours  riant,  Hervé  refuse 
Gailhard  à  l'Eldorado...  C'était  le  pain  quotidien  qui 
s'envolait...  Hervé,  bon  enfant,  lit  une  vraie  douleur 
dans  les  yeux  désolés  de  ces  deux  gamins  :  il  s'émeut  et 
voudrait  leur  venir  en  aide,  mais  comment?  <  Mon  ami 
est  excellent  pianiste,  insinue  doucement  Gailhard.  — 
Je  n'ai  pas  besoin  d'un  pianiste...'  ah  !  s'il  était  violon- 
celliste !  —  Mais  il  est  violoncelliste  »,  affirme  Gailhard, 
pendant  que  Salvayre  esquisse  une  légère  dénégation... 
Alors  Gailhard  se  porte  avec  une  telle  assurance  garant 
du  rare  talent  de  son  compatriote  qu'Hervé  convaincu, 
enjôlé,  engage  Salvayre.  Il  remplacera  le  soir  même 
le  violoncelliste  malade. 

L'heure  du  spectacle  arrive.  Salvayre,  pâle,  inquiet, 
nerveux,  est  à  son  poste,  derrière  son  instrument.  Idrac 
et  Gailhard,  les  yeux  fixés  sur  leur  ami,  sont  blottis 
contre  l'orchestre  des  musiciens.  0  terreur  I  c'est  «  l'Ou- 
verture de  Guillaume  Tell  »  que  l'on  dépose  sur  le  pu- 
pitre du  débutant...  et  1'  «  Ouverture  de  Guillaume  Tell  » 
s'ouvre  par  un  solo  de  violoncelle  !...  un  solo  !!  — 
Salvayre,  éperdu,  jette  sur  Hervé  des  regards  affolés. 
On  commence  :  Salvayre  attaque,  bravement...  Mais 
bientôt  un  «  trait  »  l'arrête,  un  trait  hérissé  de  diffi- 
cultés !    Son  voisin,   un  clarinettiste  compatissant,  voit 


LE  nOULEVARD  DE  STRASHOURG 


329 


l'embarras  du  «  nouveau  »,  vient  à  son  secours  et  c'est 
la  clarinette  qui  remplace  le  violoncelle,  chaque  fois  que 
reparait  le  «  trait  »  redoutable. 

Du  haut  de  son  pupitre,  Hervé  surpris  manifeste  le 
plus  profond  étonnement...  Tout  finit  bien  ;  Hervé  se 
montre  indulgent  et  bientôt  Salvayrc  est  engagé  à  l'El- 
dorado en  qualité  de  pianiste  accompagnateur. 

Quelques  jours  plus  tard,  Gailhard  débutait  à  son 
tour,  sur  ce  même  boulevard  de  Strasbourg,  au  «  concert 
du  Cheval-Blanc».  Ce  concert  du  Cheval-Blanc  s'ouvrait 
près  du  théâtre  des  Funambules  (un  essai  éphémère  de 
reconstitution  de  l'ancien  théâtre  de  Debureau),  à  la 
place  même  où  la  Scala  resf>lenilil  aujourd'hui  de  mille 
feux.  C'était  une  vaste  salle,  modestement  tapissée  de 
papier  blanc-crème  parsemé  d'étoiles  d'or.  Les  habitués 
du  Cheval-Blanc  furent  tout  d'abord  ahuris  d'entendre 
sortir  de  ce  corps  mince  d'enfant  timide  cette  superbe 
voix  de  basse  chantante...  Déplus,  le  régisseur  avait  eu 
l'heureuse  idée  de  louer  â  l'usage  de  notre  ami,  chez  un 
fripier  du  passage  voisin,  un  habit  noir  beaucoup  trop 
large,  où  flottait  sa  minceur,  et  tout  cela  ne  laissait  pas 
d'étonner.  Mais,  après  avoir  ri,  on  écouta  :  alors  le 
charme  opéra. 

L'admirable  voix  de  Gailhard  conquit  bien  vite  les 
dilettantes  du  Cheval-Blanc,  et  le  bon  Pedro  connut 
pour  la  première  fois  les  ivresses  du  succès  !  C'est  ainsi 
que  débutèrent  à  Paris  deux  excellents  artistes,  auxquels 
porta  bonheur  le  joyeux  boulevard  de  Strasbourg. 


LE   PASSAGE   DE   L'OPÉRA 


LE  14  janvier  1858  la  rue  Le  Peletier,  où  s'élevait 
alors  le  théâtre  de  l'Opéra,  était  en  fête;  les  trottoirs 
regorgeaient  de  monde  ;  les  sergents  de  ville  en  caban 
noir  et  bicorne  en  tête  avaient  dégagé  la  chaussée  ;  on 
attendait  l'empereur  Napoléon  III  et  l'impératrice 
Eugénie  qui  devaient  assister  à  la  représentation  extraor- 
dinaire donnée  au  bénéfice  du  ténor  Massol  :  un  acte  de 
Guillaume  Tell,  le  ballet  de  Gustave  III  et  Maria  Siuarda 
avec  la  Ristori.  Entre  les  deux  pavillons  débordant  la 
rue  Le  Peletier,  au  haut  des  marches  d'accès,  les  direc- 
teurs de  l'Opéra  et  quelques  dignitaires  de  la  Cour 
attendaient  l'arrivée  du  cortège.  Il  était  huit  heures  et 
demie  ;  l'escorte  composée  de  lanciers  de  la  garde  rem- 
plissait la  rue  Le  Peletier,  déjà  deux  voilures  de  la  Cour 
avaient  dépassé  le  péristyle,  l'équipage  impérial  ralen- 
tissait pour  s'arrêter  devant  l'escalier  accédant  à  la  loge 
officielle,  lorsque  coup  sur  coup,  à  quelques  secondes 
d'intervalle,  retentirent  trois  effroyables  détonations  (i). 

,1)  «  ...Un  projectile  éclata  en  gerbe  de  feu  sur  le  pavé,  en  avant 
de  la  voiture  impériale  et  au  dernier  rang  de  lavant-garde  de  l'escorte. 


332  A    TRAVERS    PARIS 

De  tons  côtés  les  carreaux  volent  en  éclats,  la  rue 
s'emplit  d'une  acre  fumée,  la  marquise  vitrée  du  théâtre 
crépite  comme  sous  une  grêle  ;  en  même  temps,  les  deux 
chevaux  de  la  voiture  s'abattent  le  ventre  ouvert,  bri- 
sant la  (lèche  dans  leur  rapide  agonie.  Des  morts,  des 
blessés,  jonchent  le  sol  rouge  de  sang;  les  badauds 
épouvantés  s'enfuient  en  hurlant;  treize  cavaliers  sur 
vingt-huit  composant  l'escorte  sont  morts  ou  blessés, 
vingt-quatre  chevaux  éventrés  ou  mutilés  ;  les  jupes,  les 
corsets  des  femmes,  leurs  volumineuses  crinolines  sont 
criblés  de  petits  trous  causés  par  la  multiplicité  des  pro- 
jectiles... L'Empereur,  très  calme,  descendit  de  sa  voi- 
ture mitraillée,  une  aile  du  nez  écorchée  (i),  son  cha- 
peau troué  en  deux  endroits,  l'Impératrice  indemne 
voulait  immédiatement  «  aller  voir  les  deux  blessés  ». 
Le  général  Roguet,  qui  accompagnait  les  souverains, 
avait  la  figure  ensanglantée,  son  paletot  était  déchiqueté. 
Quelques  malheureux  agonisaient  sur  les  pavés  dans  des 
tlaques  de  sang,  les  agents  de  police  fouillaient  les  mai- 
La  détonation  éteignit  simultanément  tous  les  becs  de  gaz,  et  les 
yeux,  éblouis  par  la  brillante  illumination  et  par  la  vive  lueur  du  pro- 
jectile, furent  subitement  plongés  dans  une  obscurité  complète.  Les 
chevaux  de  l'escorte,  effrayés  par  ce  bruit,  par  cette  obscurité,  bon- 
dirent au  hasard  autour  de  la  voiture...  »  (A.  Fouquier.  Les  Cavses 
Célèbres  :  Attentat  du  14  janvier  1858  (tome  II,  p.  5). 

(1)  «  Alors  seulement  on  s'aperçut  que  le  chapeau  de  l'Empereur 
avait  été  troué  par  un  projectile  ;  une  trace  de  sang  rougissait  l'un  de 
ses  yeux;  une  imperceptible  blessure  avait  écorché  le  nez  à  l'une  des 
ailes,  et  l'Empereur,  en  portant  la  main  à  sa  figure,  y  avait  promené 
la  trace  sanglante...  »  {Id.) 


'■■■■— ''■O-V-K^ 


LE    PASSAGE    DE    l'oPÉRA  335 

sons,  se  précipitant  à  la  recherche  des  assassins.  Ceux-ci 
avaient  pris  soin  de  se  mettre  à  l'abri  derrière  la  foule  ; 
c'était  du  dernier  rang  des  curieux  massés  devant  le 
n"  21  —  exactement  en  face  la  principale  entrée  de 
l'Opéra  —  qu'avaient  été  lancées  les  bombes.  Ces  bombes 
explosibles,  grosses  comme  des  balles  de  tennis,  étaient 
en  fonte,  bourrées  au  fulminate  de  mercure  et  hérissées 
de  détonateurs.  Par  terre,  on  ramassait  des  pistolets- 
revolvers  chargés,  des  couteaux-poignards,  des  «  poires 
de  métal  armées  de  capsules  »..,  (*)  Dans  un  restaurant 
voisin  on  arrêtait  un  blessé  suspect  dont  les  dénoncia- 
tions permettaient  à  la  police  d'arrêter  immédiatement 
quelques-uns  des  principaux  criminels.  Deux  mois  plus 
lard  Orsini  et  Piéri,  les  chefs  du  complot,  étaient  guillo- 
tinés; Rudio  et  Gomez,  leurs  complices,  envoyés  au  bagne. 
La  salle  de  la  rue  Le  Peletier  devant  laquelle  s'ac- 
complit cet  attentat  féroce  —  qui  fit  cent  cinquante-six 
victimes,  morts  ou  blessés  —  était  la  dixième  salle 
occupée  par  l'Opéra.  Six  mois  après  l'assassinat  du  duc 
de  Berri  (place  Louvois,  13  février  1820),  la  construction 
avait  été  commencée  sur  l'emplacement  de  l'hôtel  de 
Choiseul.  Cet  hôtel  primitivement  édifié  par  le  richissime 
financier  Bouret  avait  son  entrée  sur  la  rue  Grange-Bate- 
lière (aujourd'hui  rue  Drouol)  en  face  l'actuelle  mairie  ; 
ses  jardins  s'étendaient  jusqu'à  la  rue  Le  Peletier  (2). 

(1)  Id.  Passim. 

(2)  La  rue  Drouot  n'existait  pas  alors;  l'actuelle  rue  de  la  Grange- 
Batelière  tournait  à  angle  droit  (à  la  hauteur  de  l'actuelle  rue  Drouot) 
et  continuait  jusf|u'an  boulevard  (voir  le  plan). 


336 


A    TRAVERS    PARIS 


L'administration  occupa  Ihôlel  et  le  théâtre  fut  construit 
sur  les  jardins.  La  façade  s'ouvrait  rue  Le  Pelelier;  les 
statues  des  Muses  la  couronnaient,  mais  les  exigences 
architecturales  avaient  modifié  la  mylhulogie,  les  «  neuf» 
Muses  n'étaient  que  «  huit  »  sur  le   fronton  de  l'Opéra. 

Le  théâtre  s'élevait  entre  trois  rues,  la  rue  Le  Peletier, 
la  rue  Rossini,  la  rue  Drouot  ;  le  quatrième  côté  n'était 
séparé  des  immeubles  voisins  que  par  un  étroit  passage 
sombre  dénommé  le  «  passage  Noir  »  et  qui  aboutissait 
rue  Drouot.  Du  milieu  de  ce  passage  partaient,  perpen- 
diculairement au  boulevard  des  Italiens,  deux  galeries 
fastueuses,  la  galerie  de  l'Horloge  et  la  galerie  du  Baro- 
mètre. Or,  de  1821  à  1873,  ce  «  passage  Noir  »  boueux, 
éclairé  par  des  quinquets  fumeux,  ce  passage,  sale,  malo- 
dorant, fleurant  les  relents  des  cuisines  avoisinanles  et 
d'autres  odeurs  plus  pénibles  encore,  ce  passage  où  cir- 
culaient les  machinistes,  les  figurants,  les  claqueurs... 
fut  une  des  attractions  de  Paris. 

L'explication  est  toute  simple  :  c'est  là  que  les  dandys, 
les  lions  du  règne  de  Louis-Philippe,  les  cocodès  du 
second  Empire,  les  Élégants  de  la  seconde  République 
qui  n'avaient  pas  leurs  «  entrées  »  dans  l'Opéra,  devaient 
guetter  la  sortie  des  danseuses  du  corps  de  ballet  qui  de 
tout  temps  furent,  —  comme  chacun  sait  —  une  de  nos 
gloires  nationales.  Sous  tous  les  régimes,  cette  phalange 
de  jolies  filles  eut  le  don  d'enflammer  les  cœurs  ;  c'est 
une  vérité  qui  remonte  à  la  plus  haute  antiquité  :  Sal- 
tavit  et  placuit.  «  Elle   fît  des    ronds  de  jambe    et  on 


22 


UpelUti 


1 

!                 * 

- 

•* 

- 

Jo 

Extrait  du  plan  Je  Paris,  de  Vasserot,  en   iS36. 


LE    PASSAGE    DE    l'oPÉRA  339 

l'adora.  »  Les  siècles  successifs  ont  pieusement  recueilli 
cette  aimable  tradition  ;  d'où  le  succès  du  «  passage 
Noir.  )) 

Dans  ce  passage,  à  quelques  mètres  de  la  rue  Drouot, 
s'ouvrait  une  porte  étroite,  recouverte  de  lustrine  usée 
et  déteinte...   la  porte  de  communication  de  l'Opéra!... 


n^  vWlffli' 


lM'>'/^r    WM^fl 


Gavarni,  drl. 


UN  C01\  l)L  FOYEC.  UE  LA  DANSE. 


Par  cette  porte  battante,  —  si  lourde  qu'il  fallait  la 
pousser  de  l'épaule  —  entraient  et  sortaient  non  seule- 
ment toutes  les  chanteuses,  toutes  les  danseuses,  tous 
les  artistes,  mais  aussi  les  compositeurs  célèbres,  les 
habitués  de  l'Opéra,  les  abonnés...  et  les  machinistes!  Là 
passèrent  Meyerbeer,  Auber,  Ilalévy,  Ambroise  Thomas, 
Wagner,  Gounod,  M"*  Falcon,Dorus-Gras,  Rosine  Sloltz, 
^me  viardot  ;  MM.  Nourrit,  Levasseur,  Dabadie,  le  grand 


340 


A    TBAVERS    PARIS 


ténor  Duprez  (célèbre  par  ses  ut  de  poitrine),  Mario 
(qui  fut  duc  de  Gandia)  ;  l'incomparable  baryton  Faure 
(qui  fut  Nelusko,  Nevers,  Guillaume  Tell,  Hamlet  et  a 
laissé  un  impérissable  souvenir)  ;  les  danseuses  renom- 
mées s'appelaient  la  Taglioni,  la   Grisi,  la  Ceriito,   les 


VIGNETTE    TIREE  DE    «    LUnER    A    PARIS    ». 


sœurs     Essler,     Emma    Livry,     Piunkett,     Monlaubry, 
Fiocre..    un  firmament  d'étoiles  ! 

Ils  sont  encore  nombreux  et  vaillants  les  élégants, 
les  enthousiastes  de  1873  dont  les  cœurs  battirent  au 
bruit  du  pesant  contrepoids  indiquant  par  son  grince- 
ment que  la  petite  porte  allait  s'entr'ouvrir  pour  laisser 


LE  PASSAGE  DE  l'oPÉRA  343 

pasi^er  quelque  jolie  ballnine  cninutouflée  diins  ses 
fourrures  ou  ses  dentelles  (^). 

Dans  un  jet  rapide  de  lumière,  les  «  patitos  »  recon- 
naissaient la  i'riniousse  rose  de  l'amie  iin[iatiemment 
atîeudue  et  l'on  senfonçail  bien  vite  dans  ie  passage 
sombre  pour  sauter  dans  la  voilure  remisée  rue  Drouot... 
Les  philosophes,  les  badauds  montaient  quelques  mar- 
ches et  suivaient  les  luxueuses  galeries  débouchant  bou- 
levard des  Italiens  où  s'étaienl  groupés  restaurants  à[»rix 
fixe,  coiffeurs,  aimables  gantières,  décrotleurs  de  bottes 
et  tailleur-^  pour  fashionables. 

Ces  passages  s'illuminaient  les  soirs  de  bals  ou  de 
«  premières  »  ;  la  foule  s'y  pressa  surlout  de  1830  à 
1848,  époque  des  débardeurs  et  des  chicards  magnifiés 
par  Gavarni,  l'épique  Dangeau  des  carnavals  parisiens. 

Alors,  les  plus  élégants  cercleux,  les  financiers,  les 
artistes  ne  dédaignaient  pas  de  venir  s'encanailler  avec 

(1)  Nous  étions  arrivés  dans  ce  passage  humide  et  obscur  comme 
une  cave,  qui  aboutit  à  la  rue  Grange-Batelière  et  dans  lequel,  de 
temps  immémorial,  les  jeunes  apprentis  lions  qui  n'ont  pas  le  droit  de 
pénétrer  dans  le  sanctuaire,  viennent  attendre,  le  soir,  leurs  Dulcinées 
en  tartan...  »  (Albéric  Second  :  Les  petits  mystères  de  l'Opéra, 
p.  115\ 

«  ...  Mam'zelle  Mathilde  Marquet,  j'ai  là  un  i)Ouquot  pour  vous.  Le 
Monsieur  qui  l'a  apporté  m'a  chargé  de  vous  dire  qu'il  sera,  vers  les 
onze  heures  et  demie  dans  le  passage  noir  de  la  rue  Pinon.  Si  vous 
m'en  croyez,  vous  lui  laisserez  monter  sa  faction,  à  cet  homme.. .  Il 
avait  des  gants  de  fil;  ça  ne  ma  pas  l'air  d'être  grand'chose...  Prenez 
toujours  le  bouquet...  Si  ça  ne  vous  fait  pas  de  bien,  ça  ne  peut  tou- 
jours pas  vous  faire  de  mal...  »  [Id  ,  p,  125.) 


34^ 


A    TRAVERS    PARIS 


les  folies,  les  débardeuses,  les  bergères  des  Alpes,  et 
il   était  à  la  mode  de   «  se   faire  intriguer   »    dans    le 


Gavarni. 

—  Tenez,  Clara,  je  suis  contrarié  comme  tout,  c'est  ma  bête 
de  femme  qui  est  partie  avec  le  numéro  de  mon  paletot  et  ma 
clef!  A  présent,  faut  que  j'attende  le  jour  et  que  j'aille  aux  Bali- 
gnoUes  pour  avoir  ma  clef. . .  Je  suis  contrarié  comme  tout. 


foyer   par  ^des   «  dominos    »>    provocants   et  spirituels. 

Dès  onze  heures  du  soir,  les  fiacres  à  deux  chevaux, 

chargés  de  masques  jusque  sur  la  galerie,  débouchaient 


LE    PASSAGE    DE    L  OPKRA 


345 


en  fanfare  sous  la  marquise  vitrée.  Des  flambards,  des 
pierrots,  des  Ilurons  de  Belleville  et  des  titis  parisiens 


Oavariii. 

—   Faudra  pas  dire  à  mon   Hippolyle  que  j'ai  soupe  avec 
Charles,  mon  petit  Edouard!...  Je  souperai  avec  vous. 


s'invectivaient  et  s'attrapaient  de  la  plus  drolatique 
manière.  Les  gens  tristes,  le  «  Monsieur  blagueur  comme 
tout  »  déguisé  «  en  un  qui  s'embête  à  mort  »  étaient 
largement  conspués.  Des  dominos,  l'œil  étincelant  sous 


346  A    TRAVERS    PARIS 

le  masque,  échangeaient  des  :  «  //  est  pas  là,  Madame; 
—  Il  y  viendra,  Madame  «  ;  —  plus  loin  c'étaient  de 
justes  reproches  :  «  Monter  à  cheval  sur  le  cou  d'un 
homme  que  tu  ne  connais  pas...  t'appelles  ça  plai- 
santer! »  Enfin  un  chicard  résumait  d'une  phrase  lapi- 
daire la  philosophie  de  ces  fêtes  joyeuses  :  «  Y  en  a-t-i 
des  femmes,  y  en  a-t-i...  et  quand  on  pense  que  tout  ça 
mange  tous  les  jours  que  Dieu  fait...  c'est  ça  qui  donne 
une  crâne  idée  de  l'homme  !  »(•). 

Mais  on  ne  s'amusait  pas  seulement,  on  travaillait 
beaucoup  et  de  grandes  œuvres  furent  présentées  au 
public  rue  Le  Pelelier  :  Moise  (1827),  la  Muette  (1828), 
Guillaume  Tell  (1829);  Robert  le  Diable  (1831);  /es  Hugue- 
nots (1836),  Don  Juan  (1834);  la  Favorite  {\MQ)  \  le 
Prophète  (1849),  5ajo/«o  (1851),  Tanhaeusor  (1861)  ;  V Afri- 
caine (1865),  Hamlet  (1868).  Le  mardi  28  octobre  1873, 
à  onze  heures  et  demie  du  soir,  une  épaisse  fumée 
trouée  d'étincelles  envahit  tout  le  quartier  :  l'Opéra 
brûlait.  L'incendie  éclatant  dans  le  foyer  de  la  danse 
gagna  la  scène,  puis  le  magasin  de  décors  sur  la  rue 
Rossini  :  impossible  de  maîtriser  le  fléau  ;  à  une  heure, 
les  flammes  atteignaient  le  passage  de  l'Opéra,  dont  les 
habitants  s'enfuyaient.  Un  pompier,  le  caporal  Bellet, 
mourait  héroïquement  au  feu.  L'édifice  s'écroula,  la 
façade  s'abattit...  une  seule  des  huit  Muses  resta  long- 
temps debout,  toute  noire  dans  les  flammes  rouges  : 
«  Erato  »    ne  disparut  qu'à  sept  heures  du  malin.  Des 

(1)  Gavahm.  —  Les  Débardeurs,  le  Carnaval  à  Paris  {passi/n). 


LE    PASSAGE     DE    l'oPÉRA  3'i7 

prodiges  de  courage  et  d'habileté  sauvèrent  les  passages 
et  limitèrent  l'incendie.  Des  trésors  d'art  disparurent: 
des  bustes  de  Houdon  exposés  dans  le  foyer,  des  collec- 
tions, des  maquettes...  L'excellent  Gailhard,  alors  basse 
chantante  à  lOpéra,  pénétra  le  dernier  sur  la  scène  en 
feu,  enfonça  une  porte  à  coups  de  hache  et  aida  à  sauver 
la  bibliothèque...  Trois  mois  plus  tard,  l'Opéra  donnait 
ses  représentations  provisoires  dans  la  salle  du  Théâtre- 
Italien,  place  Ventadour(i). 

11  fallut  des  mois  pour  déblayer  les  ruines  fumantes, 
et,  bien  longtemps,  les  pans  de  mur  déchiquetés  décou- 
pèrent sur  le  ciel  leurs  silhouettes  tragiques...  Depuis, 
de  hautes  maisons  de  rapport  se  sont  élevées  sur  l'empla- 
cement de  ce  qui  fut  l'Opéra.  Au  milieu,  la  rue  Chau- 
chat  —  qui  doit  un  jour  déboucher  sur  le  boulevard  des 
Italiens  —  finit  en  cul-de-sac.  Sept  marches  de  pierre  le 

1)  Troisième  incendie  de  l'Opéra  (29  octobre  1873).  «  ...  Le 
29  octobre  1873,  la  s-alle  de  l'Opéra  l'ut  incendiée  de  fond  en  comble 
sans  qu'on  ait  pu  savoir,  à  la  suite  d'une  très  minutieuse  enquête,  les 
causes  véritables  d'un  aussi  terrible  sinistre.  Los  bâtiments  de  l'admi- 
nistration, contenant  les  archives  et  donnant  sur  la  rue  Drouot  furent 
seuls  préservés. 

Au  moment  où  se  produisait  ce  désastre  l'Académie  de  Musique 
répétait  le  nouvel  opéra  de  M  Mermet,  Jeanne  d'Arc,  dont  les  décora- 
tions furent  en  partie  détruites. 

L'Académie  de  Musique  perdit  dans  cet  incendie,  d'après  l'état 
qui  a  été  dressé  par  M.  Nuitter,  architecte  du  théâtre  : 

Knviron  5,200  costumes  ;  les  décorations  complètes  des  quinze 
principaux  opéras  du  répertoire  ;  74  décorations  diverses  ;  31  instru- 
ments de  musique  appartenant  à  l'Etat  ;  les  parties  d'orchestre  des  quinze 
ouvrages  dont  les  décorations  avaient  été  brûlées  ;  tous  les   services 


348 


A    TRAVERS    PARIS 


rattachent  à  la  galerie  de  l'Horloge,  qu'une  boutique  de 
cireurs  de  bottes  sépare  de  la  galerie  du  Baromètre.  Jadis 
le  voisinage  du  théâtre  y  amenait  la  foule  ;  sous  la 
second  Empire,  la  «  Petite  Bourse  du  soir  »  y  tenait,  de 
neuf  à  dix  heures,  ses  bruyantes  réunions  :  c'étaient  des 
cris,  des  gens  affairés,  des  commissionnaires  chargés  de 
bouquets...  Aujourd'hui  ces  deux  galeries  désertées  abri- 
tent de  modestes  négoces,  des  restaurants  à  prix  fixe, 
des  vendeurs  de  cartes  postales  ou  de  «  timbres  pour 
collections. 

Rien  n'y  évoque  plus  le  bon  temps  où  les  ballerines 
de  l'Opéra  illuminaient  les  sombres  galeries  de  leurs 
œillades  séductrices.  A  l'entrée  des  passages,  deux  impor- 
tantes librairies  retiennent  encore  les   flâneurs  devant 

d'accessoires,  de  tapisserie,  d'éclairage,  des  armures,  etc.  ;  le  mobilier 
de  la  salle  et  des  foyers  ;  18  bustes  et  les  statues  de  M.  Duret,  du 
grand  foyer  ;  la  statue  de  Rossini,  d'Êtex. 

L'évaluation  des  pertes  peut  se  résumer  de  la  manière  suivante  : 

Bâtiment 1.000.000 

Mobilier 300.000 

Décors  et  costumes.   .   .    .       1.000  000 


2.300.000 

M,  Arthur  Heulhard  relève  ce  fait,  dans  la  Revue  Musicale  dont  il 
est  riiabile  directeur,  que  de  tous  les  locaux  définitifs  ou  provisoires 
aflTectés  à   l'Opéra,   il  n'en  reste  aucun  qui  ait  échappe   à  l'incendie. 

La  première  salle  de  l'Opéra  au  Palais-Royal  brûle  en  1763; 

La  seconde  brîile  en  1781  ; 

La  salle  provisoire  des  Menus-Plaisirs  brûle  en  1788  ; 

Celle  des  Tuileries  et  celle  de  la  Porte-Saint-Martin  brûlent  en 
1871.  Celle  de  la  rue  Le  Peletier  brûle  en  1873. . .  »  (Georges  d'HEVLLi, 
Histoire  anecdotiqve  de  l'Opéra,  p.  369.) 


LE    PASSAGE     DE     L  OPERA 


349 


leurs  pittoresques  et  multicolores  étalages  ;  mais,  moins 
bien  partagés  qu'autrefois,  les  curieux  doivent  se  con- 
tenter aujourd'hui  d'admirer  sur  les  premières  pages  des 
magazines  illustrés  les  effigies  de  nos  modernes  étoiles, 
souriantes  au  siècle  qui  les  fête  et  salue  leur  beauté 
comme  l'une  des  grâces  de  Paris. 


Gavanii. 


DANS    LES    COULISSES. 

(Vignelie  Urée  de  l'Hiver  à  Paris.) 


LE     PRE-CATELAN 

et  le  Théâtre  de  Verdure. 


OUEL  dommage  que  la  légende  à  laquelle  le  «  Pré- 
Catelan  »  doit  son  nom  soit  apocryphe...  elle  est 
charmante.  Vers  l'an  1310  (l'aventure  n'est  pas  d'hier), 
une  princesse  de  Savoie  aurait  dépêché  comme  ambas- 
sadeur auprès  de  notre  regretté  Philippe  le  Bel,  «  grand 
amateur  de  virelais  et  de  romances  »,  un  jeune  trouba- 
dour provençal  nommé  Arnault  de  Calelan.  Le  Roi, 
évidemment  flatté,  manda  ledit  troubadour  en  son 
(t  manoir  de  Passy  »,  Pour  lui  faire  honneur  autant  que 
pour  le  préserver  des  «  bandes  de  mauvais  garçons  » 
infestant  la  forêt  de  Houvray  (ainsi  s'appelait  alors  notre 
joli  bois  de  Boulogne),  Philippe  le  Bel  eut  l'heureuse  idée 
d'expédier  à  Catelan  une  escorte  de  «  gens  sûrs  »  tirés  de 
sa  propre  garde,  dont  le  premier  soin  fut  d'égorger  celui 
qu'ils  avaient  mission  de  protéger.  Ces  aimables  compa- 
gnons comptaient  voler  à  l'envoyé  de  la  princesse  loin- 
taine l'or  et  les  bijoux  dont  il  ne  pouvait  manquer  d'être 


352  A    TBAVERS    PARIS 

amplement  muni.  0  déception  !  Méridional  poétique, 
mais  roublard,  Catelan  n'apportait  à  Philippe  le  Bel  que 
des  liqueurs  et  des  parfums  de  choix...  dont  la  bande 
dut  se  contenter. 

Lorsque  l'escorte  revint,  sans  l'escorté,  au  manoir  de 
Passy,  on  ne  s'aperçut  pas  que  ces  hommes  d'armes 
fussentplus  ivres  que  d'habitude  ;  mais  leur  odeur  par  trop 
suave  les  trahit...  leur  parfum  violent  et  vengeur  décela  le 
crime;  on  ne  sent  pas  si  bon  impunément!  Justement 
vexé,  Philippe  le  Bel  traita  ses  gardes  comme  de  simples 
chevaliers  du  Temple,  les  fit  brûler  vifs  et  ordonna 
l'érection  d'une  croix  expiatoire  commémorant  les  regrets 
du  roi  capétien  et  les  malheurs  de  «  notre  bon  cama- 
rade »  Catelan,  poète  provençal  et  ambassadeur  occa- 
sionnel. 

Telle  est  la  légende  ;  l'histoire,  plus  terre  à  terre, 
assure  simplement  que  le  Pré-Catelan  tire  son  nom  d'un 
certainThéophileCatelan,  capitaine  des  chasses  du  bois  de 
Boulogne  et  propriétaire  du  château  de  la  Meute,  qui  plus 
tard  devint  château  de  la  Muette,  après  que  le  roi  Louis  XV 
l'eût  «  pris  et  augmenté  »,  assure  Saint-Simon.  La  croix 
légendaire  avait  été  remplacée  au  xvii*  siècle  par  une 
pyramide  tronquée.  Sur  l'une  des  quatre  faces  de  son 
piédestal,  on  distinguait  encore,  en  1861,  un  écu  effrité 
aux  armes  de  Provence  ;  sur  une  autre,  une  inscription 
à  peu  près  effacée;  depuis,  ce  petit  monument  fut  réparé 
et  mis  au  goût  du  jour,  car,  après  bien  des  années 
d'abandon,  le  Pré-Catelan  est  redevenu  à  la  mode. 


LE    PRÉ-CATELAN 


353 


Un  luxueux  restaurant,  de    merveilleux  jardins,    un 
théâtre  en  plein  air  en  font  un  des  coins  exquis  du  bois 


j  j^^ 

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! 

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Wf£^î^mÊÊML^ .'. 

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LA    Cr.OIX   CATEI.AN    VERS    18'jO. 


de  Boulogne  où  les  Parisiennes  aiment  à  promener  leur 
élégance  charmeuse.  Dans  la  Journée,  les  mamans  y 
conduisent  les  bébés  qui  peuvent  jouer  et  courir  à  leur 


•23 


354 


A    TRAVERS    PARIS 


aiso  autour  des  massifs  de  rhododendrons  fleuris,  à 
l'abri  des  voitures  et  des  autos  redoutables;  elles  y  de- 
meurent jusqu'au  crépuscule  qu'il  est  délicieux  de  voir 
tomber  sur  cette  oasis  embaumée  : 

La  nuit  vient,  parfumée  aux  roses  de  Syrie, 

Et  Diane,  au  croissant  clair,  ce  soir  en  rêverie 

Au  fond  des  grands  bois  noirs  qu'argenté  un  long  rayon. 

Baise  ineffablement  les  yeux  d'Endymion...  (*) 

Alors  le  décor  s'illumine,  l'électricité  brille,  les  tzi- 
ganes sévissent  et  distillent  des  valses  lentes  en  la  grande 
salle  claire  du  restaurant  élégant  où  les  plus  jolies 
femmes  de  Paris,  décolletées,  endiamantées,  exquises 
en  leurs  robes  de  tulle  ou  de  mousseline  brodés,  leurs 
ruches,  leurs  énormes  chapeaux  empanachés,  sablent 
r  «  extra-dry  »  en  dégustant  des  «  pêches  Melba  »... 

Que  nous  voici  loin  du  Pré-Catelan  de  notre  prime 
jeunesse,  alors  qu'en  1867  nos  chères  mamans, —  quand 
nous  avions  été  bien  sages,  —  nous  régalaient  de  bols 
de  lait  à  la  vacherie  suisse  et  nous  offraient  le  théâtre 
des  Fleurs!...  Ce  théâtre  des  Fleurs,  machiné  comme 
un  grand  théâtre,  nous  apparaissait  comme  un  rêve  de 
féerie...,  les  avant-scènes  étaient  en  jasmin,  les  loges  en 
chèvrefeuille,  les  parterres  en  violettes  ;  un  buisson  de 
roses  s'enfonçant  sous  terre  servait  de  toile  et  des  lan- 
ternes vénitiennes  remplaçaient  le  lustre...  Sur  la  scène, 
des  prestidigitateurs,  des  équilibrisles,  ou  encore  les 
senoras  Mendez  ou  Dolorez,  Espagnoles  à  Fœil  de  feu, 

(1)  Albert  Samain,  Le  Chariot  d'Or,  Soir  païen,  p.  78. 


LE    PRÉ-C.ATELAN  355 

«  dansant  la  cachucha  »,  et  les  louanges  de  (leurir  sur 
les  lèvres  de  leurs  barnums  :  «  Les  sourcils  de  ces  da- 
mes, assure  un  compte  rendu  de  l'époque,  larges  comme 
le  doigt  et  plus  noirs  que  la  nuit,  ont  l'air  d'hirondelles 


LA  CROIX  CATEI.AN  \EVS   1850. 

Tirée  du  «  Bois  de  Boulogne  ». 

glissant  sous  les  branches  !  »  On  admirait  encore  des 
rochers,  des  arbres,  un  pont,  une  grolle  encombrant  la 
petite  scène  du  lliéâlre  des  Fleurs,  et,  les  grands  jours, 
la  musique  de  la  garde  impériale  y  donnait  des  concerts 
militaires.    D'autres   attractions    embellissaient  le  Pré- 


356 


A    TRAVERS    PARIS 


Cafelan  :  un  théâtre  de  marionnettes,  un  antre  de  sor- 
cier, un  atelier  de  photographe,  des  brasseries  et  une 
tente-orchestre...  Tout  cela  était  dû  à  un  M.  Ernest 
Béer,  qui  avait  assumé  la  charge  de  mettre  en  valeur 
une  enclave  de  quatre  hectares,  prise  dans  le  bois  de 
Boulogne,  concédée  en  1856  par  Napoléon  III  à  Nestor 
Roqueplan,  Parisien  irréductible,  spirituel  et  paradoxal, 
se  vantant  de  n'avoir  jamais  dépassé  les  fortifications  et 
définissant  la  campagne  «  un  endroit  humide  où  piaillent 
des  oiseaux  crus  ». 

Telle  fut  l'origine  de  ce  sensationnel  Pré-Catelan, 
qui,  après  avoir  péniblement  végété,  disparut  dans  la 
tourmente  de  1870,  époque  de  malheur  où  notre  pauvre 
Bois,  ravagé,  coupé,  massacré,  servit  à  chauiïer  Paris 
affamé  et  glacé...  Cette  création  du  «  Pré-Catelan  »,  à 
laquelle  s'étaient  intéressés  l'Empereur  et  l'Impératrice 
Eugénie,  ne  faisait  que  renouer  une  tradition  du  xviii^  siè- 
cle. Le  bois  de  Boulogne  comportait  alors  de  multiples 
attractions,  sans  compter  le  Ranelagh,  bal  champêtre, 
situé  aux  environs  de  la  Muette, célèbre  par  ses  crincrins, 
ses  tonnelles  fleuries,  ses  feux  d'artifice,  ses  quadrilles, 
où  la  reine  Marie-Antoinette,  logeant  au  château  de  la 
Muette,  avec  M'""  de  Polignac,  n'avait  pas  dédaigné  de 
venir  «  s'encanailler  »,  le  21  avril  1780,  —  et,  ce  jour-là, 
la  recette  fut  de  627  livres!  {^) 

Un  certificat  du  prince  de  Soubise,  daté  de  janvier 

(1)  Lord  Ranelagh,  pair  d'Irlande^  grand  amateur  de  musique, 
avait  l'ait  construire  dans  son  parc  do  Clielsea,  près  de  Londres,  une 


LE    PRÉ-CATELAN  357 

1789,  nous  apprend  que  la  dame  Dauvilliers,  «  direc- 
trice des  Petits  Comédiens  de  bois  »,  possédait,  «  sur  la 
pelouse  de  Boulogne  »,  une  salle  de  spectacle,  dont  ledit 
prince  de  Soubise  lui  avait  concédé  le  privilège,  «  salle 
parfaitement  construite  et  très  bien  décorée  où  la  Cour 
allait  habituellement  pendant  la  belle  saison  »,  assure 
en  1803  un  second  certificat  signé  Dussault,  maire  de 
Passy,  déclarant  qu'en  1790,  «  par  suite  des  malheurs 
de  la  Révolution,  cette  salle  de  spectacles  et  ses  dépen- 
dances avaient  été  démolies  par  ordre  du  gouverne- 
rotonde  où,  chaque  jour,  un  orchestre  venait  jouer.  La  haute  société 
anglaise  fréquentait  ses  concerts. 

A  la  mort  de  lord  Ranelagh,  vers  le  milieu  du  xviii"  siècle,  une 
Compagnie  acheta  son  parc  et  y  continua  la  musique,  faisant  payer  aux 
spectateurs  3  sclielhngs  d'entrée.  On  installa^  dans  la  suite,  des  fêtes 
publiques  et  des  bals  dans  ce  jardin  qui  conserva  longtemps  le  nom 
de  son  ancien  propriétaire,  et  qui  a  été  remplacé  par  Cremorn- 
Gardens. 

En  1772,  Morisan,  garde  de  la  porte  de  Passy,  et  Tardé,  l'un  et 
l'autre  artificiers  du  roi,  qui  avaient  été  donner  des  fêtes  en  Angle- 
terre et  y  avaient  vu  le  Ranelagh  anglais,  conçurent  l'idée  de  fonder 
un  établissement  semblable  aux  portes  de  Paris. 

Ils  obtinrent  du  maréchal  prince  de  Soubise,  gouverneur  du  châ- 
teau de  la  Muette  et  grand  ccuyer  du  Bois  de  Boulogne,  la  concession 
de  la  grande  pelouse  située  dans  le  Bois  de  Boulogne,  sur  l'emplace- 
ment qu'occupe  aujourd'hui  le  café  du  Ranelagh. 

La  première  salle  fut  ouverte  le  lundi  25  juillet  1774,  sous  le  nom 
de  Petit  Ranelagh. 

L'entrée  coûtait  24  sous. 

A  droite  de  la  grande  allée,  éclairée  par  des  lanterne?,  accrochées 
au  tronc  même  des  arbres,  se  trouvaient  do  petits  salons  couverts  et 
fermés  de  trois  côtés.  On  y  servait  à  souper. 

A    gauche,  au  milieu  des   statues,  une  rotonde  reposait  sur  des 


358  A    TRAVERS    PARIS 

ment  (i)  ».  Béer  et  Roqueplan  n'avaient  donc  rien  in- 
venté en  1856,  et  ce  que  nous  admirons  aujourd'hui  n'est 
que  la  suite  naturelle  d'une  série  d'événements  largement 
espacés... 

*  * 

Hier,  la  Société  de  l'histoire  du  théâtre  nous  conviait 
au  théâtre  des  Fleurs  (aujourd'hui  «  Théâtre  de  ver- 
colonnes  de  pierre.  Les  musiciens  étaient  au  premier  étage  de  la  ro- 
tonde. On  circulait  au-dessous  des  guirlandes  de  fleurs  qui  reliaient 
entre  elles  les  colonnes. 

Les  premiers  soirs,  les  recettes  ne  furent  pas  brillantes.  Certains 
soirs,  elles  descendirent  à  30  livres,  à  7  livres  10  sous  et  môme  à 
3  livres  12  sous... 

Avec  le  Directoire  revinrent  les  beaux  jours  du  Ranelagh,  qui  fut 
entièrement  reconstruit.  En  1793,  le  célèbre  Trenitz  y  amena  ses  mus- 
cadins et  ses  merveilleuses,  qui  refirent,  en  un  tour  de  danse,  la  for- 
tune de  Morisan.  Les  muscadins  y  avaient  véritablement  établi  leur 
quartier  général,  à  ce  point  même  qu'ils  furent  accusés  d'y  conspirer. 
Un  soir,  la  garde  directoriale  envahit  la  salle  de  bal.  «  Ce  fut,  dit  un 
auteur  anonyme,  un  sauve-qui-peut  général  ;  les  uns  sautèrent  par- 
dessus les  barrières,  les  autres  montèrent  dans  les  arbres;  ceux-ci  se 
réfugièrent  dans  les  caves;  ceux-là  furent  faits  prisonniers;  puis  on 
ramassa  les  blessés  et  on  emmena  les  valides,  et  les  vaincus  curent  à 
subir,  pour  leur  peine,  quelques  mois  de  prison.  » 

L'établissement  fut  ravagé  par  les  vainqueurs  et  fermé  jusqu'au 
Consulat.  Sous  l'Empire,  Morisan  y  donna  avec  succès  des  fêtes  mili- 
taires. Il  mourut  au  bon  moment,  car,  peu  de  jours  après  sa  mort, 
les  Cosaques  vinrent  bivouaquer  sur  ses  pelouses,  et  ses  salons  furent 
convertis  en  écurie,  en  hôpital  et  en  «  salles  de  correction  ». 

(1)  De  longue  date  des  théâtres  existaient  au  bois  de  Boulogne, 
témoin  ce  certificat  du  maréchal  prince  de  Soubise  : 

«Je  certifie  que  je  n'ai  point  retiré  à  M™"  Donvilliers  le  privilège 
du  spectacle  du  bois  de  Boulogne  et  qu'elle  peut  louer  et  faire  occu- 


LE    PRE-CATELAN 


350 


dure  »)  à  une  inoubliable  représentation  qui  évoqua  un 
moment  tout  ce  passé  disparu. 

Un  poétique  prologue  de  Dorchain,  des  vers  d'André 
Chénier,  des  menuets,  des  gavottes,  des  ariettes  de  Ra- 


PRt-CATELAi\. 


Tirée  du  «  Bois  de  Boulogne  », 


per  son  théâtre  par  qui  bon  lui  semblera,  à  condition  qu'elle  tiendra 
exactement  les  arrangements  qu'elle  a  pris  avec  ses  entrepreneurs  et 
autres  créanciers  jusqu'à  la  fin  des  paiements. 

«  A  Paris,  ce  11  janvier  1789. 

«  M™«  DonviUicrs,  «  Directrice  des  Petits  Comédiens  de  Bois  », 
1779.  » 

Un  certificat  du  maire  de  Passy,  —  attestant   «  qu'il  est  à  notre 


360  A    TRAVERS    PARIS 

meau  ;  le  ballet  d'Alceste  et  le  second  acte  du  chef- 
d'œuvre  de  Gluck,  interprété  par  une  artiste  admirable, 
M""'  Litvinne  !  Dans  le  noble  décor  de  feuillage,  sur  les 
fonds  sombres  et  mouvants  des  sapins  et  des  chênes  ba- 
lancés par  le  vent,  ce  fut  d'abord  un  enchantement  de 
voir  la  blanche  théorie  des  charmantes  ballerines  de 
rOpéra-Comique  danser  le  ballet  d'Alceste.  Les  tissus 
légers  et  transparents  que  la  brise  faisait  plaquer  sur  de 
beaux  corps  jeunes  et  souples,  cette  musique  de  rêve,  ces 
rayons  de  soleil  couchant  filtrant  comme  des  jets  de 
lumière  électrique  au  travers  des  branches  vertes  et 
nimbant  de  poudre  d'or  la  grâce  exquise  de  Régina  Badet 
couronnée  de  feuillage  et  moulée,  —  statue  vivante,  — 
en  ses  gazes  claires  que  soulignait  la  tache  sombre  d'une 
peau  de  panthère,  ces  sandales  frôlant  le  gazon  semé  de 
pâquerettes...,  tout  nous  donnait  l'illusion  de  contempler 
une  frise  animée,  détachée  des  blocs  de  marbre  du 
Parthénon  ! 

connaissance  qu'il  existait  avant  la  Révolution  une  salle  de  spectacle 
sur  la  pelouse  du  bois  de  Boulogne  appartenant  à  M"""^  veuve  Donvil- 
liers,  parfaitement  construite  et  très  bien  décorée,  où  la  Cour  allait 
habituellement  dans  la  belle  saison  et  que,  par  suite  des  niallieurs  de 
la  Révolution,  cette  salle  de  spectacle  et  ses  dépendances  ont  été  dé- 
molies par  ordre  du  gouvernement  en  l'an  1790.  —  on  ignore  encore 
ce  que  sont  devenus  les  matériaux. 

«   DUSSAULT, 

«  Mave  de  Passy. 
«  Le  19  frimaire  an  II  (M™«  Donvilliers). 

«  Mme  veuve  Donvilliers,  436,  rue    de  Gretry,  Paris,  sollicite  une 
indemnité.   » 

(Collection  d'autographes  du  musée  Carnavalet.) 


L_ 


LE    PRÉ-CATELAN  363 

Il  y  eut  même  en  cette  fête  un  moment  unique  :  alors 
que  M™"  Félia  Litvinne  nous  dit.  —  avec  le  style  et  la 
voix  que  l'on  sait,  —  l'appel  tragique  aux  «  Divinités 
du  Styx  ».  Drapée  en  ses  voiles  gris,  la  grande  artiste 
lança  cette  invocation  sublime  avec  une  telle  puissance 
d'émotion,  une  telle  intensité  de  douleur  qu'il  nous 
parut  entendre  la  plainte  désespérée  de  Tangoisse 
humaine...  et  une  sensation  profonde  secoua  l'élégant 
auditoire  subitement  ému...  Dans  les  fonds  de  verdure, 
—  mal  dissimulés  par  les  bouleaux,  les  sapins  et  les 
broussailles,  —  les  danseuses,  les  grands  prèlres  et  les 
«  femmes  grecques  »  apparaissaient,  attirés  par  cette 
voix  magique.  Quand  M"*'  Litvinne,  les  yeux  remplis  de 
larmes,  eut  fini  de  jeter  ce  cri  de  passion  où  elle  avait 
mis  son  âme,  toutes  les  mains  battirent,  toutes  les  bou- 
ches acclamèrent,  et  de  loin  les  mille  fleurs  qui  cou- 
vraient les  immenses  chapeaux  des  belles  spectatrices, 
bluets,  roses,  hortensias,  pavots,  semblaient  des  bou- 
quets de  triomphe  jetés  aux  pieds  de  la  grande  artiste 
dont  l'art  merveilleux  avait  ému  tant  de  cœurs  (^). 

(1)  Cette  belle  représentation,  organisée  par  les  soins  de  la  Société 
de  l'Hisloire  du  Tliràtre,  fut  donnée  au  Théâtre  do  Verdure  du  Pré- 
Catelan,  le  lundi  29  juin  1908,  à  4  heures  de  l'après-midi. 


LE   BOIS   DE   BOULOGNE 


POUR  un  vrai  Parisien  —  surtout  s'il  est  né  à  Paris 
—  rien  ne  vaut  le  bois  de  Boulogne,  ce  «  Bois  »  sacré 
où  ont  défilé,  défilent  et  défileront  encore  toutes  les 
élégances,  toutes  les  grâces,  toutes  les  beautés;  ce  bois 
charmeur  où  il  est  si  doux  de  venir,  dans  la  fraîcheur  du 
soir,  vider  une  coupe  de  Champagne  en  spirituelle  et 
gracieuse  compagnie.  Mais  l'image  la  plus  douce  à  y 
évoquer,  c'est  celle  de  nos  «  mamans  »  —  fantômes 
aimés  toujours  vivants  —  qui  nous  promenèrent,  bébés 
aux  boucles  blondes,  le  long  de  ces  avenues  familières. 
Cher  Bois,  nous  t'aimons  pour  tous  ces  souvenirs  et  nous 
t'aimons  aussi  pour  ta  beauté,  que  le  soleil  matinal 
pose  des  gouttes  de  diamant  sur  tes  feuilles  humides  de 
rosée  ou  que  le  jour,  déclinant  derrière  les  coteaux  de 
Saint-Cloud  et  les  hauteurs  du  mont  Valérien,  t'enveloppe 
de  ses  voiles  bleus  et  mauves,  sous  l'or  rose  du  ciel 
pâlissant  ! 

Quelle  joie,  après  une  absence,  de  revenir  à  ces  sen- 


366 


A    TRAVERS    PARIS 


tiers  tant  de  fois  parcourus!...  Notre  maître  V.  Sardou 
l'a  dit  :  «  Rien  de  bon  comme  les  voyages  pour  nous 
faire  apprécier  notre  Paris  !  » 

Et  d'ailleurs  où  trouver  spectacles  plus  divers,  plus 
amusants,  plus  raffinés?  des  cavaliers,  des  amazones, 
des  cyclistes,  des  chevaux,  des  chiens,  des  mail-coaches, 
des  autos...  et  partout  de  jolies  femmes,  divinement 
habillées,  joyeuses  de  vivre...  de  la  grâce,  de  l'élégance, 
de  la  jeunesse  et  de  l'esprit!  C'est  tout  cela  qu'on  est 
à  peu  près  sûr  de  rencontrer  au  Bois  dès  que  le  soleil 
veut  bien  se  mettre  de  la  partie. 

Quoi  de  plus  amusant,  par  exemple,  qu'un  déjeuner 
au  pavillon  d'Armenonville,  au  Pré-Catelan  ou  au  Chalet 
du  Cycle,  cadres  de  verdure  créés  pour  la  fête  des  yeux? 
Une  auto  s'arrête,  une  femme  en  descend,  relevant  har- 
diment le  bas  froufroutant  de  sa  jupe  d'oîi  émerge  une 
jambe  fine,  moulée  en  un  bas  de  soie  mauve;  et  comme 
il  pleut  un  peu,  elle  se  baisse  gracieusement  avant  de 
s'engouffrer  sous  la  véranda  fleurie,  à  l'abri  du  parapluie 
rouge  que,  le  bras  haut  levé,  tend  un  chasseur  stylé! 

Les  autos  succèdent  aux  coupés  et  toujours  des 
femmes  en  descendent,  roulées  en  des  étoffes  légères. 
Sous  le  grain  qui  tombe;  le  monocle  à  l'œil,  trois  cava- 
liers, immobiles,  contemplent,  en  buvant  du  porto,  cet 
incessant  défilé  d'élégantes  où  les  Parisiennes  exquises 
alternent  avec  les  exquises  étrangères. 

Toutes  les  tables  sont  occupées;  l'argenterie,  les 
roses,  les  piles  de  fruits,  les  seaux  de  glace  étincelanls 


LE    BOIS    DE    BOULOGNE  369 

sur  les  nappes  blanches,  ot  les  immenses  chapeaux  gar- 
nis de  fleurs,  qui  semblent  copiés  sur  le  Journal  de 
M"*  ElolTe  en  1787,  ondulent  comme  des  jardins  sus- 
pendus, baignant  les  yeux  rieurs  d'une  ombre  délicate 
et   mobile. 

AlTairés.  des  garçons  à  tète  de  diplomate  circulent 
prestes  entre  les  tables;  les  uns  débouchent  des  bou- 
teilles de  Champagne,  d'autres,  gravement,  découpent 
sur  un  réchaud  flambant  le  canard  rouennais  qui  em- 
baume; l'odeur  forte  des  parfums  se  mêle  à  l'odeur 
des  cigares,  du  melon  et  des  roses  Niel.  C'est  un 
brouhaha  infernal  oi^i  des  rires  montent  comme  des 
fusées,  cependant  qu'imperturbable  l'excellent  premier 
violon  —  un  tzigane  roux  aux  yeux  vagues  qui  joue, 
comme  en  un  rêve  «  la  mort  d'Yseult  »  —  s'efîace  pour 
laisser  passer  la  préposée  au  vestiaire,  les  deux  bras 
surchargés  de  paletots  et  de  mantes  claires,  les  mains 
hérissées    de  cannes    surmontées    de    chapeaux  noirs  ! 

11  est  près  d'une  heure  et  demie;  avant  de  partir  aux 
courses,  d'élégants  clubmans,  la  casquette  en  sautoir  et 
le  sourcil  crispé  discutent  les  pronostics  du  Jockey... 
De  jolies  femmes  continuent  à  arriver  en  coup  de  vent... 
«  L'n  peu  eu  retard  n'est-ce  pas...  C'est  la  faute  à  l'on- 
dulateurl  »  Et  la  même  fête  recommencera  ce  soir  aux 
mêmes  endroits;  les  hommes  seront  en  habit,  et  les 
femmes  seront  décolletées,  toujours  gracieuses,  toujours 
souriantes,  toujours  en  retard  et  ce  sera  de  nouveau 
«  la  faute  à  l'ondulateur  !,..  » 

24 


370 


A    TRAVERS    PARIS 


*     * 


Que  nous  voici  loin  du  Bois  de  Boulogne  d'antan  !... 
Qui  se  souvient  que  ce  fut,  au  temps  jadis,  l'immense 
forêt  de  Rouvray  (ainsi  nommée  à  cause  de  ses  chênes 


VUE  DE    I.  ABBAYE   ROYALE   DES   liEl.IGIEUSES   DE   l.ONGCHAMP. 
Israël  Silvestre,  delin. 


rouvres)?  Les  riverains,  des  bûcherons,  des  pâtres  et  des 
pêcheurs,  la  dévastaient  jusqu'au  jour  oîi  Philippe- 
Auguste,  traçant  les  limites  de  Paris,  la  racheta  pour 
l'annexer  aux  biens  de  la  couronne.  La  forêt  commence 
alors  à  se  peupler  :  l'abbaye  de  Longchamp,  qui  couvre 
40  arpents,  y  dresse  ses  tourelles  et  ses  clochetons;  un 
calvaire,  —  qui  jusqu'en  1830  y  sera  lieu  sacré  —  s'élève 


Bois  de  Boulogne.  —  Extrait  du  plan  de  Paris  et  de  ses  environs, 
de  Roussel,  en  ij3o. 


LE    BOIS    DE    BOULOGNE 


371 


sur  les  hauteurs  du  mont  Valérien...  Mais  au  retour  d'un 
pèlerinage,  les  fidèles  construisent,  vis-à-vis  de  Saint- 
Gloud,  une  église 
copiée  sur  celle  de 
Boulogne -sur- Mer, 
dont  ils  arrivent,  et 
la  chapelle  miracu- 
leuse de  Boulogne- 
sur-Seine  donne  son 
nom  au  village,  puis 
par  extension  au 
bois,  ce  bois  sau- 
vage où  les  fuyards 
cherchent  un  refuge 
durant  linvasion 
anglaise. 

Plus  tard  les 
malandrins  de  tout 
poil,  voleurs,  vaga- 
bonds, faux  mon- 
nayeurs,  bracon- 
niers, y  élisent  do- 
micile; Louis  XI  se 
fâche  et  son  com- 
père Olivier  le  Daim 

-.    ..  ,         ,         ,        .  l'abbaye  I)E  i.ongciiamp. 

lait  pendre  haut  et     ,.  -..,.,      ,  n-  ■   ,       .,o,v 

'  \igneue  liree  des  Deltces  de  Lercs  (vers  178l)i. 

court  «  les  malfai- 
teurs de  la  garenne  de  Kouvray  et  du  bois  de  Boulogne  ». 


372  A    TRAVERS    PARIS 

François  I"  y  construit  la  château  de  Madrid  —  un  déli- 
cieux palais,  —  Louis  XIII  y  chasse,  Louis  XV  y  bâtit 
le  château  de  la  MuelLe,  où  Marie-Anloinelte  Dauphine 
passera  la  nuit  qui  précédera  le  jour  de  son  mariage; 
le  comte  d'Artois,  à  la  suite  d'un  pari,  fait  en  six 
semaines  surgir  de  terre  ce  bijou  :  Bagatelle  et  son 
jardin  anglais. 

La  Révolution  passe  comme  un  cyclone  sur  le  bois  de 
Boulogne:  rasé  le  couvent  de  Longchamp  (•),  vendu  le 
château  de  Madrid,  à  la  bande  noire  qui  se  lamente  «  sur 
la  solidité  de  l'édilice,  trop  dur  à  démolir!  »  et  broie 
et  convertit  en  ciment  les  terres  émaillées,  chefs-d'œuvre 
de  la  Renaissance,  égayant  les  façades  !  Le  château  de  la 
Muette  a  le  sort  de  l'abbaye  de  Longchamp  et  l'élégant 
rendez-vous  du  Ranelagh  devient  une  sorte  de  bal-mu- 
sette !... 

Ravagé,  pillé,  abandonné,  le  Bois  se  venge  de  ses 
bourreaux,  ses  fourrés  épais  servent  d'asile  aux  malheu- 
reux fuyant  le  couperet  de  la  guillotine. 

Au  fort  de  la  Terreur,  le  représentant  du  Pape,  l'abbé 
de  Salamon,  l'internonce  promis  à  l'échafaud,  échappé 
par  miracle  aux  massacres  de  l'Abbaye,  se  réfugie  «  dans 
la  partie  la  plus  écartée  du  bois  »  et  s'y  cache,  «  la  mort 

(1)  C'est  sur  les  dépciuiaiices  de  l'abbaye  de  Longchamp,  dans 
cette  même  prairie  où  jadis  paissaient  les  troupeaux  des  religieuses, 
que  l'édilité  parisienne  a  eu  l'houreuse  idée  d'établir  à  tout  jamais  le 
Champ  de  Courses,  qui,  il  y  a  peu  d'années  encore,  empruntait  sa 
piste  au  Champ  de  Mars.  (A.  Achard,  I.e  Bois  de  Boulogne  en  ISGT, 
Paris-Gvide,  p.  1235.) 


LE    BOIS    DE    BOULOGNE 


375 


dans  l'âme  et  pas  un  sou  dans  sa  poche  ».  En  carma- 
gnole, les  habits  en  lambeaux,  la  barbe  longue,  muni 
d'un  petit  fourneau  et  d'une  casserole,  il  vit  de  «  légumes, 
cuits  sur  un  peu  de  brindilles    et  de   feuilles  sèches  », 


l'empereur  napoléon  m  au  bois  de  Boulogne. 

EJm.   Morin,  del. 


couchant  «  tantôt  dans  un  kiosque  abandonné  où  les 
habitants  de  Boulogne  venaient  danser  le  dimanche  », 
tantôt  «  sous  bois,  du  côté  de  Bagatelle,  près  de  la  pyra- 
mide, non  loin  du  château  de  Madrid  «  où  j'étais  venu 
bien  souvent,  écrit  l'abbé,  du  temps  que  M.  de  Rosembo 
l'habitait  »;  «  il  me  semblait,  ajoute-t-il,  que  chacun  de 
ceux  que  je  rencontrais  lisait  sur  mon  visage  que  j'étais 


376 


A    TRAVERS    PARIS 


hors  la  loi  et  allait  courir  me  livrer  au  bourreau  »  !  [^) 
L'orage  apaisé  les  «  Éphémérides  de  la  Mode  recom- 
mencent »  (2).    le  Bois  de   Boulogne    «  revoit  passer  la 
fête  du  luxe  »  :  sous  le  Directoire,  le  Consulat  et  l'Em- 


LE    BOIS     rnAMSlORMÉ    EN    PARC    A     BESTIAUX. 

Siège  de  Paris  1870  {Le  Monde  illustré). 


pire,  on  y  monte  à  cheval  et  l'on  s'y  bat  en  duel.  L'inva- 
sion en  dévaste  les  hautes  futaies;  les  troupes  anglaises 

(1)  Abbé  de  Salamon,   Mémoires  de   l'In/ernonce,    jmssim.   (Ploii, 
éditeur.) 

(2)  E.  J.  i>E  Concourt,  Histoire  de  la  société  franraise  pendant  le 
Directoire  J^^.  199). 


UNE  TOMBE  AU  VIEUX  CIMETIÈRE   DE  I.0U1.0.,N.;. 

P.  Vouillcmonl,  phot. 


LE    BOIS    DE    BOULOGNE 


379 


abattent  les  chênes  séculaires  pour  se  chauffer  ou 
construire  des  baraquements  et  les  Hanovriens  campent 
dans  le  bois  saccagé.  Louis  XVIII  s'efforce  à  réparer  tant 
de  méfaits,  et  le  règne  de  Louis-Philippe  y  installe  le 
champ  de  courses;  mais  c'est  du  second  Empire  que 
date  vraiment  la  splendeur   du    Bois.   Napoléon  III  — 


LA    RIVIERE  ET   LE  CHAtET   UES   ILES. 


Edm.  Morin,  del. 


sous  l'escorte  de  ses  superbes  cent-gardes  —  y  promène 
ses  hôtes  royaux  et  les  Parisiens  de  1867  y  saluent 
la  splendide  impératrice  et  le  «  petit  prince  »  souriant 
de  la  daumont  impériale  conduite  par  des  jockeys  pou- 
drés, en  culotte  de  peau,  vestes  de  velours  vert  à  bran- 
debourgs dorés,  calotte  verte  frangée  d'or... 

L'éminent   ingénieur   Alphand    embellit    après    nos 


380 


A    TRAVERS    PARIS 


désastres  de  1870  le  Bois  de  Boulogne  de  nouveau  ravagé, 
et  plus  que  jamais  à  la  mode  ! 


Contraste  charmant  et  paradoxal  :  en  ce  bois  joyeux, 
bruyant,  à  quelques  mètres  des  pelouses  tapageuses  du 
champ  de  courses,  près  de  la  porte  de  Boulogne,  sur  la 
route  de  l'Espérance  —  ô  ironie  !  —  encadré  de  vieux 
murs  bas,  à  peu  près  inconnu  et  absolument  délaissé, 
s'enclôt  un  petit  cimetière,  abandonné  depuis  cinquante 
ans,  et  nous  ne  saurions  trop  engager  les  gracieuses 
Parisiennes  à  trouver  quelques  minutes,  entre  une  par- 
tie de  polo  et  un  five-o'clock,  pour  aller  rêver  en  ce 
délicieux  «  paradou  »,  qui  fut  au  xviii°  siècle  le  cime- 
tière de  Boulogne.  Mais,  depuis  des  années  et  des  années, 
les  lierres,  les  herbes  folles,  les  mousses,  les  lauriers 
sauvages,  les  clématites,  les  buis  ont  tout  envahi  :  c'est 
une  sorte  de  forêt  vierge  en  miniature,  avec  de  grandes 
lianes  reliant  de  leurs  guirlandes  fleuries  les  quenouilles 
pointues  des  cyprès  noirs  aux  troncs  rosés. 

Par-ci  par-là  les  églantiers  s'espacent  et,  enfoui 
dans  l'herbe,  un  fragment  de  stèle  brisée,  un  reste  de 
dalle  éclatée,  une  croix  de  fer  rongée  de  rouille  nous 
rappellent  qu'ici  fut  une  tombe.  11  faut  écarter  des  bran- 
ches touffues  avant  de  retrouver  sous  la  verdure  envahis- 
sante une  petite  tombe...  celle  de  la  Guimard,  la  jolie 
Guimard,   la    danseuse   exquise  qui   affola   Paris.    Elle 


l.E   VIKIX    CIMETIÈRE    I>E    BOULOdNK. 


l'aul  Vouilli'iuoiil.  iihoi. 


LK    BOIS    DE    BOULOGNE  383 

était  née  en  1743,  elle  mourut  en  1816...  Saltavit  et 
placuit!... 

Les  inscriptions  ont  disparu  sous  la  mousse  et  le 
lierre,  des  touffes  de  coquelicots  s'épanouissent  sous 
des  monticules  de  terre  qui  jadis  recouvraient  des  cer- 
cueils. Rien  de  plus  poétique  que  ce  petit  sanctuaire 
évoquant  la  sereine  beauté  des  saintes  nécropoles 
d'Eyiâb  ou  de  Scutari. 

Les  visiteurs  sont  rares  en  ce  cimetière  clos  depuis 
1858...  Cependant,  tous  les  mois  une  vieille  dame  en  deuil 
dépose  des  fleurs  sur  la  seule  tombe  encore  entretenue, 
celle  d'un  enfant  mort  en  1855...  Quand  cette  dame  ne 
viendra  plus,  ceux  qui  reposent  ici  ne  seront  pas  cepen- 
dant complètement  délaissés.  Tous  les  oiseaux  du  Bois, 
mieux  que  les  Parisiennes,  connaissent  cette  oasis  mys- 
térieuse, et  merles,  pinsons,  fauvettes  et  rossignols  y 
lancent  au  ciel  leurs  trilles  les  plus  perlés,  —  c'est 
l'hymne  divin  chanté  par  la  nature  en  l'honneur  des 
pauvres  morts  dormant  en  celte  terre  sacrée  qu'em- 
baument, comme  des  encensoirs,  l'aubépine  et  l'acacia, 
où  les  pétales  de  fleurs  couvrent  le  sol  comme  des  roses 
de  Fête-Dieu! 


UN     VIEUX     QUARTIER 


LE  18  août  1847.  vers  quatre  heures  de  l'après-midi,  le 
bruit  se  répandit  dans  Paris  qu'un  meurtre  effroyable 
venait  d'être  commis  à  l'hôtel  Sébastiani,  faubourg  Sainl- 
Honoré.  La  duchesse  de  Praslin,  fille  du  maréchal 
Sébastiani,  avait  été  assommée  à  coups  de  crosse  de 
pistolet,  déchiquetée,  percée  de  coups  de  couteau,  et 
l'assassin,  chuchotait-on,  était  le  duc  de  Praslin  lui- 
même  I  —  On  ajoutait  que  le  crime  avait  été  exécuté 
avec  une  telle  sauvagerie  que  M.  Allard,  successeur  de 
Vidocq  à  la  police  de  la  sûreté,  se  serait  écrié  en  entrant 
dans  la  chambre  de  la  duchesse,  transformée  en  un 
charnier  sanglant  :  >*  Vilain  ouvrage  !  les  assassins  de 
profession  travaillent  mieux...  c'est  un  homme  du  monde 
qui  a  fait  le  coup  1  »...  Et  la  foule  d'accourir  au  faubourg 
Saint-Honoré(^j. 

(1)  .  .Cette  chambre  fait  horreur  On  y  voit  toute  palpitante  et 
comme  vivante  la  hitto  et  la  résisiance  de  la  duchesse.  Partout  des 
mains  sanglantes  allant  d'un  mui-  à  l'autre,  d'une  porte  à  l'autre,  d'une 
sonnette  à  l'autre.  La  malheureuse  femme,  comme  les  botes  fauves 
prises  au  piège,  a  fait  le  tour  de  la  chambre  en  hurlant  et  en  cher- 
chant une  issue  sous  le  couteau  de  l'assassin.  (Vu/roii  Hico,  Choses 
vues.  1847,  p.  230.; 

Î5 


liSQ  A    TRAVERS    PARIS 

Là,  au  numéro  55  —  entre  i'Élysée-Bourbon  où 
réside  M.  le  Président  de  la  République  et  l'hôtel  Cas- 
tellane,  sur  l'emplacement  même  de  l'acluelle  rue  de 
l'Elysée  (percée  en  1860),  —  s'ouvrait  une  haute  porte 
cochère  cintrée,  flanquée  de  deux  colonnes  et  surmontée 
d'un  entablement  de  style  dorique.  Deux  maisons  enca- 
draient celte  porte  cochère  ;  celle  de  droite  n'était 
séparée  de  l'Elysée  que  par  un  chemin  herbeux,  large  de 
deux  mètres,  serpentant  entre  les  murailles,  reliant  le 
faubourg  à  l'avenue  Gabriel  (i).  Ce  chemin  herbeux  pas- 
sait donc  là  où  s'allonge  aujourd'hui  le  trottoir  longeant 
le  palais  de  l'Elysée.  Détail  qui  donne  la  note  exacte  de  ce 
qu'était  le  quartier  en  1847,  ce  singulier  herbage  était 
loué  à  la  femme  Poiriot,  marchande  de  lait  de  chèvre, 
une  paysanne  en  marmotte  de  cotonnade,  qui  y  faisait 

(1)  Nous  nous  sommes  transportés  :  1°  Dans  le  jardin  du  Palais 
de  l'Elysée  en  présence  de  M.  Meunier,  concierge  du  jardin;  nous 
avons  examiné  les  murs  et  leurs  environs  depuis  le  cliâteau  jusqu'à 
l'avenue  des  Champs-Elysées,  dans  le  voisinage  d'un  couloir  apparte- 
nant à  la  maison  de  Castellane.  Ces  murs  de  2  m.  50  de  hauteur  sont 
en  assez  mauvais  état.  2°  Dans  le  couloir  ou  chemin  de  ronde  sus- 
désigné  qui  sépare  par  un  espace  de  2  mètres  le  palais  de  1  Elysée  de 
la  maison  de  M.  le  duc  de  Praslin;  ce  couloir  sert  à  élever  des  chèvres 
et  animaux  domestiques  appartenant  à  la  femme  Poiriot,  marchande 
de  lait  de  chèvres  :  il  est  formé  par  les  murs  susdésignés  et  par  celyi 
de  la  maison  Praslin  élevé  de  3  mètres.  3"  Dans  le  bâtiment  en  cons- 
truction sous  la  direction  de  M.  Visconti,  architecte,  attenant  au 
nord-est  à  la  propriété  de  M.  le  duc  de  P...  et  séparé  d'elle  par 
un  chemin  de  ronde  de  3  mètres  de  lai'geur.  (Cours  des  Pairs  : 
Assassinat  de  M^«  de  Praslin.  Perquisitions  et  recherches,  2'  pièce, 
ce.  888.) 


IN    VIEUX    gUARTIE» 


;^87 


paître  en  liberté  ses  chèvres  «  et  autres  animaux  domes- 
tiques ».  Derrière  la  porte  cochère,  une  avenue  d'environ 


PORTE   COCHÈRE    DE    I.HÔTEI.    DE    PRASLIN, 

Rue  et  faubourg  Saint-Honoré, 


soixante    mètres  de  longueur,  ménagée  entre   les   deux 
maisons  précitées,  conduisait  à  une  vaste  cour  au  fond 


388  A    TRAVERS    PARIS 

de  laquelle  s'élevait  l'hôlel  Sébastian!.  Derrière  Thôtel 
un  jardin,  clos  d'une  double  grille,  rejoignait  l'avenue 
Gabriel. 

Une  foule  considérable,  grossissant  de  minute  en 
minute,  avait  envahi  le  fauboui'g  ;  les  sergents  de  ville 
flanqués  de  piquets  de  soldats  avaient  grand'peine  à 
maintenir  le  circulation,  à  écarter  les  rangs  pressés  des 
curieux  pour  faire  place  aux  magistrats,  aux  hommes  de 
police,  aux  médecins,  aux  grands  personnages,  que  leurs 
fonctions  appelaient  sur  le  théâtre  du  crime.  On  les  nom- 
mail  :  Voici  le  duc  Pasquier,  chancelier  de  France;  il 
avait  déjà  présidé,  le  mois  précédent,  le  terrible  procès 
des  ministres  Teste  et  Cubiôres  ;  lui  faudra-t-il  de  nou- 
veau frapper  un  membre  de  la  Chambre  des  pairs  ?... 
Voici  le  ministre  de  l'Intérieur,  iM.  Delessert;  le  procu- 
reur général  Delangle  ;  M.  Hébert,  garde  des  sceaux  ;  le 
juge  d'instruction  Broussais  ;  des  pairs  de  France,  les 
ducs  de  Massa,  de  Brancas,  M.  Bertin  de  Vaux,  M.  Victor 
Hugo,  le  général  baron  Marbot,  nommé  pair  le 
6  avril  1845,  en  même  temps  que  le  duc  de  Choiseul... 
Les  commentaires  d'aller  leur  train;  on  rappelait  les 
scandales  récents,  le  coup  de  couteau  du  prince  d'Eck- 
mûhl(i),  le  suicide  du  comte  Bresson,  la  folie  du  comte 
Morlier   voulant  tuer  ses    enfants    à  coups  de   rasoir... 

il)  ...  Le  prince  d'Rckmulil  a  été  anvté  dans  la  nuit,  la  nuit 
passée,  :omme  vagabond  et  mis  dans  une  prison  de  tons,  après  avoir 
donné  des  coups  de  couteau  à  sa  maîtresse.  (VicTon  HtGO.  Choses  eues, 
1847,  p.  2:33.) 


LN    VIEUX    QUARTIER  391 

Décidément   Tannée   1847   était    fatale  aux  grands  de  la 
terre  ! 

Ces  tristes  rapprochements,  le  rang  de  la  victime,  la 
renommée  du  maréchal  Sébasliani,  le  mystère  planant 
sur  les  mobiles  du  meurtre,  un  nom  de  femme  mêlé  à 
celte  tragédie  expliquaient  la  curiosité  et  la  surexci- 
tation de  la  foule  massée  faubourg  Saint-Honoré,  et  qui 
voyait  ressortir  pâles  d'émotion  les  rares  visiteurs  auto- 
risés à  pénétrer  dans  l'hôtel,  devenu  abattoir.  Le  drame 
dépassait  en  horreur  les  ordinaires  boucheries  crimi- 
nelles (i).  Le  rapport  du  juge  d'instruction  Broussais 
nous  montre  la  chambre  de  la  duchesse  rougie  de 
«  mares  de  sang  ».  Du  sang  sur  le  canapé,  sur  le  lit,  sur 

(1)  L'an  mil  liuit  cent  quarante-sept,  le  18  août,  8  heures  du 
matin  :  Nous,  Aristide  Broussais,  juge  d'instruction  près  le  tribunal  de 
première  instance  de  la  Seine,  inlormé  par  M.  le  Procureur  du  'Roj 
qu'un  crime  venait  d'être  commis  sur  la  personne  de  Mme  la  duchesse 
de  Praslin,  rue  du  Faubourg-Saint-Honor<\  n"  55  ;  nous  nous  y 
sommes  immédiatement  transportés  avec  M.  Delalain,  substitut  et 
assisté  d'Auguste-Célestin-Appert  Collery,  notre  greftier  où  étant  M.  le 
Procureur  du  Roi,  lui-même  nous  a  rejoint. 

Nous  y  avons  trouvé  M.  le  Procureur  général  et  M.  le  Préfet  de 
Police  qui,  informés  de  leur  côté  de  ce  grave  événement,  s'y  étaient 
transportes  eux-mêmes  et  deux  commissaires  de  police,  MM.  Truy  et 
Brujeliii. 

La  chambre  est  dans  le  plus  grand  desordre  ;  de  larges  mares  de 
sang  à  terre  et  sur  le  canapé  indiquent  évidemment  que  c'est  là  où  le 
crime  a  été  commis  et  que  la  victime  a  dû  opposer  une  vive  résis- 
tance. Nous  remarquons  notamment  des  traces  de  sang  au  marbre 
d'un  secrétaire  et  à  la  base  de  l'enveloppe  des  vases  garnissant  la  che- 
minée et  la  base  du  cordon  de  sonnette,  comme  si  la  duchesse  de 
Praslin,  dans  l'ombre  de  la  nuit,  avait  cherché  ce  cordon  de  sonnette 


392 


A    THAVERS    PARIS 


le  marbre  au  secrétaire,  à  la  base  de  l'enveloppe  garnis- 
sant la  cheminée,  le  long  d'un  cordon  de  sonnette  du 
sang  encore,  «  des  cheveux  el  un  fragment  de  cuir  che- 


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,\'.ti.^^'ji. 


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M 


l'I.AN    DE   LA  CIIAMBIIR   A    COUCHEIl    DE  LA    DtClIKSSE    DE  PltASIlX. 

velu  »  sur  le  canon  et  la  crosse  d'un  [listolet  d'arçon 
chargé    et  amorcé  ;  du   sang    sur    le    chamixanle    des 

puur  appolei-  ses  gens.  Sur  une  table,  devant  la  croisée,  se  trouve  un 
pistolet  d'arçon,  amorcé  et  chargé  auquel  nous  remarquons  plusieurs 
traces  de  sang  sur  le  canon  et  la  baguette  et  la  crosse  duquel  quelques 
cheveux  sont  fixés  par  du  sang,  ainsi  qu'un  léger  morceau  de  chair  ou 
de  peau... 

Nous  avons  prié  M.  le  duc  de  changer  de  vêtement  et,  sur  notre 


l!N    VIEUX    QI  AtlTIER  395 

portes,  sur  «  un  reste  de  pain  »  grignoté  la  veille  au 
soir:  du  sang  sur  les  deux  livres  que  Mme  de  Praslin 
avait  dû  feuilleter  avant  de  s'endormir:  Mrs  Arnujtagc. 
roman  anglais,  et  Ips  Gens  comme  il  fnul,  une  sorte  de 
Code  du  savoir-vivre  ! 

On  sait  la  lin  de  la  tragédie  :  la  perquisition  en  la 
chambre  du  duc  —  «  un  homme  de  taille  médiocre  et 
de  mine  médiocre  »,  —  au  cours  de  laquelle  les  magis- 
trats saisirent  une  lame  de  poignard  corse  brisée  et 
ensanglantée,  un  couteau  de  chasse  au  manche  taché  de 

demande,  il  nous  a  immédiatement  remis  une  redingote  on  drap  gris, 
présentant  quelques  traces  de  sang  dans  diverses  parties  et  dont  le 
revers  gauclie  à  l'intérieur  a  été  fraîchement  lavé.  Ce  revers  est 
encore  humide  entre  la  première  et  la  quatrième  boutonnière  sur  une 
largeur  d'environ  10  centimètres.  M.  le  duc  nous  déclare  que,  pour 
faire  disparaître  cette  tache,  il  s'est  servi  du  sav(3n  avec  loque!  il  so 
lavait  les  mains  ordinairement... 

Comme  nous  remarquons  sur  un  pantalon  brun  à  côtes  noires  et 
bleues  des  taches  et  gouttes  de  sang,  nous  prions  également  M.  le  duc 
de  changer  de  pantalon.  ^Informations  générales.  Cour  des  Pairs, 
Arciiives  Nationales.) 

Dans  la  cheminée  do  la  chambre,  nous  trouvons  divers  débris 
encore  cliauds  indiquant  que  des  papii^rs  et  des  étoffes  y  ont  été 
récemment  brûlés... 

Xous  l'avons  interpellé  de  s'expliquer  sur  ces  circonstances  qui 
nous  paraissent  élever  contre  lui  les  charges  les  plus  graves...  M.  le 
iluc  de  Praslin  baisse  la  tête  et  se  la  tient  dans  les  mains  pendant  que 
M.  le  Procurcar  du  "Roi  lui  adresse  de  vives  paroles  pour  l'engager  à 
s'en  expliquer  avec  la  sincérité  qui  convient  à  sa  position  et  à  son  nom 

...Et  ledit  jour,  par  continuation  de  notre  procès-verbal,  nous  avons 
cru  encore  devoir  saisir  un  sabre  yatagan  garni  en  argent  que  nous 
avons  trouvé  dans  la  commode  placée  dans  la  chambre  à  coucher  de 
M.  le  duc;  nous  en  avons  formé  le  scellé  n"  17...  In  couteau  de  chasse 


396 


A    TRAVERS    PARIS 


sang,  un  yatagan,  des  vêtements  maculés  et  tout  fraî- 
chement lavés  ;  puis  la  mise  en  arrestation  de  M.  de 
Praslin,  qui  s'empoisonne  avec  de  «  l'acide  arsénieux  », 
et  son  transfert  —  au  petit  jour  —  à  la  geôle  de  la 
Chambre  des  pairs.  11  avait  déjà  l'aspect  d'un  cadavre  (*). 
Son  domestique  l'habilla;  deux  hommes  le  portèrent 
dans  la  voiture  du  duc  Decazes  que  les  agents  de  police 
entourèrent  et  qui  «  au  pas.  vu  l'état  de  santé  du  pré- 
venu »,  le  déposa  rue  de  Vaugirard,  près  du  Luxem- 
bourg. Alors  ce   moribond  comparut  devant  la  commis- 

en  cuivre  derrière  le  coussin  d'un  canapé  se  trouvant  entre  la  che- 
minée et  un  chilTonnier  dont  nous  avons  formé  le  scellé  n"  18  ..  Nous 
avons  également  saisi  un  livre  placé  sur  cette  table  (tal)le  ronde  gué- 
ridon), couvert  en  papier  vert  intitulé  i¥''*  Arinylage  dont  le  dos  et  la 
couverture  sont  tachés  de  sang.  Il  nous  a  paru  que  ce  devait  être  le 
livre  que  Mme  la .  duchesse  de  Praslin  lisait  dans  la  soirée  du 
17  août  lorsque  sa  femme  de  cliambrc  Ta  quittée  à  11  heures  du  soir 
(scellé  no  25). 

(1)  «  ...L'oncle  de  la  victime,  le  général  Sébastiani,  alors  comman- 
dant de  la  première  division  militaire,  était  arrivé  à  l'iiôtel.  A  la  vue 
de  cette  effroyable  boucherie,  il  perdit  connaissance,  et  Auguste  Char- 
nentier  courut  clierciier  un  verre  d'eau  dans  la  chambre  du  duc. 
Cette  chambre,  dans  laquelle  on  n'avait  pas  encore  pénétré,  était  dans 
un  singulier  désordre.  La  cheminée  était  encombrée  de  cendres  et  de 
fragments  récemment  brûlés  ;  un  broc  était  placé  au  milieu  de  la 
pièce  ;  le  valet  de  chambre,  croyant  y  trouver  de  l'eau,  voulut  en 
prendre  et  le  duc  lui  dit  de  ne  pas  y  toucher,  que  cette  eau  était  sale 
et  il  s'empressa  de  la  vider  par  la  fenêtre  du  jardin...  »  (A.  Fouquier  : 
Les  Causes  CéU'bres.  Affaire  de  Praslin,  p.  3  ) 

«  L'attitude  du  duc  pondant  ces  pénibles  constatations  présentait, 
à  ce  que  l'on  rapporte,  un  singulier  contraste  avec  ce  qu'elle  était 
d'ordinaire.  Petit  de  taille,  nerveux,  énergique,  fier  et  d"une  extrême 
irascibilité,   il  n'avait  pu  jusqu'alors   supporter    une    contradiction   et 


UN    VIEIX    IJL  ARTIEn  31)7 

sion  de  jugement  de  la  Chambre  des  ()airs  :  après  avoir 
avoué  au  chancelier  Pasquier  qu'il  avait  absorbé  de 
l'arsenic,  le  duc  se  réfugia  dans  un  mutisme  farouche. 
«  Il  serrait  les  dents  comme  pour  empêcher  un  aveu  de 
sortir  ».  —  Comment  M.  de  Praslin  s'élait-il  empoi- 
sonné? —  On  interrogea  le  docteur  Louis  qui  fit  cette 
noble  réponse  :  «  On  m'accuse  de  n'avoir  pas  dit  tout 
de  suite  :  «  Il  s'est  empoisonné  ».  C'était  le  dénoncer, 
c'était  le  perdre.  Un  empoisonnement  est  un  aveu  tacite. 

aurait  regardé  une  question  comme  une  offense  ;  maintenant  il  se 
montrait  abattu,  atterré  et  ne  trouvant  pas  une  parole  pour  protester 
contre  l'horrible  soupçon  qui  semblait  planer  sur  lui... 

«  Quant  au  duc  do  Praslin  il  est,  depuis  le  moment  où  le  crime  a 
été  découvert,  gardé  à  vue  dans  sa  chambre  à  coucher  même  et  d'après 
les  recommandations  du  Préfet  de  Police,  le  Chef  du  Service  de 
Sûreté  ne  l'a  pas  (juitté  d'un  instant... 

«  Hier,  dans  la  soirée,  M.  le  Chancelier  Pa'«quier  s'est  rendu  sur  le 
théâtre  du  crime  où  il  avait  séjourné  une  heure  environ  ;  l'honorable 
cliancelier  est  revenu  aujourd'hui  à  midi  à  l'hôtel  Sébastiani.. . 

«  La  Chambre  des  Pairs  n'est  pas,  de  plein  droit,  érigée  en  Cour  de 
justice,  sa  transformation  en  corps  judiciaire  doit,  nicme  pendant  la 
durée  et  à  plus  forte  raison  dans  l'intervalle  d"s  sessions  législatives, 
être  prononcée  par  une  ordonnance  du  Roi.  »  (iazellt^  des  Tribunaux, 
n"  du  18  août  1847.) 

«  Comme,  malgré  toutes  les  recherches,  il  avait  été  impossible  de 
trouver  l'arme  avec  laquelle  avait  été  perpétré  l'assassinat,  un  réqui- 
sitoire signé  du  Procureur  du  Roi  fut  signifié  dans  l'après-midi  à 
.M.  Richer,  entrepreneur  de  vidanges,  et  hier  au  soir,  entre  9  et 
10  heures,  six  voitures  de  cette  maison,  portant  les  numéros  118,  119, 
120.  121,  122,  123,  sont  arrivées  à  l'hôtel  Sébastiani  pour  vider  les 
fusses  d'aisances,  travail  qui  a  eu  lieu  la  nuit  et  seau  par  seau  alin 
que  l'arme  ne  pût  échapper  aux  recherches. 

«  1,'armea  été  retrouvée,  c'est  un  couteau  de  chasse,  dit-on,  appar- 
tenant au  duc.  »  (Gazette  de  France,  n"  du  18  août  1847.) 


398 


A    TRAVERS    PARIS 


«  Vous  deviez  le  déclarer  >•,  m'a  dit  le  chancelier;  j'ai 
répondu  :  «  Monsieur  le  chancelier,  quand  déclarer  est 
«  dénoncer,  un  médecin  ne  déclare  pas  ->  (i). 

Cependant  la  mort  faisait  son  œuvre  :  le  duc  s'éva- 
dait par  le  poison  des  poursuites  criminelles;  sans  une 
plainte,  torturé  de  soif,  au  milieu  d'indicibles  souffran- 
ces, «  se  roidissant  pour  empêcher  un  «  Oui  »  de  sortir 
de  ses  lèvres  »...  cachant  sa  tôle  dans  ses  bras  appuyés 
sur  la  table  autour  de  laquelle  se  tenaient  les  membres 
de  la  commission...  restant  par  moments  quelques 
minutes  à  pousser  une  sorte  de  râlement  ».  Il  était 
vêtu  d'une  longue  robe  de  chambre  brune,  sans  collet, 
«  laissant  voir  sur  son  cou  toutes  les  contractons  de 
sa  gorge  ».  —  Les  journaux  tenaient  au  jour  le  jour  le 
public  haletant  au  courant  des  phases  de  cette  elfroyablo 
fin...  on  racontait  que,  dans  l'excès  de  ses  souffrances, 
M.  de  Praslin  «  s'était  mangé  le  pouce  »... 

Enfin,  le  24  août,  une  lettre  de  M.  Duchàtel,  minisire 
de  l'Intérieur,  annonçait  au  Roi  le  décès  de  l'inculpé  : 
«  Sire,  M.  de  Praslin  est  mort,  ce  soir,  à  quatre  heures 
trente-deux  minutes  {^)...  »  Il  avait  expiré  serrant  les 
dents  sur  les  hoquets  de  son  agonie  ! 

(1)  VicTon  Hugo.  Choses  vues,  p.  231. 

(2)  Ce  24  août  1847  ^7  heures  du  soir). —  Sire,  M.  de  Praslin  est  mort 
ce  soir  à  4  h.  32  m.;  quelques  instants  avant  sa  mort,  le  chancelier 
est  venu  dans  sa  chambre  avec  le  curé  de  Saint-Jacques-du-Haut-Pas. 
Nous  prenons  toutes  les  précautions  pour  qu'il  n'j'  ait  pas  d'agitation 
dans  ia  population.  Je  supplie  le  roi  de  daigner  agréer  rhonimagc  de 
mon  profond  respect.  —  E.  Duch.\tei-. 


UN    VIEUX    QUARTIER  309 

Après  avoir  compulsé  aux  Archives  le  dossier  contant 
ce  drame,  nous  avons  voulu  revoir  les  «  épaves  du 
procès  ».  Quel  spectacle  :  au  premier  étage  de  l'admirable 
palais  Soubise,  une  petite  salle  close,  aux  allures  de 
laboratoire  de  chimiste,  garnie  de  vitrines  de  chêne,  ren- 
ferme les  objets  les  plus  hétéroclites;  c'est  la  chambre 
des  «  pièces  à  conviction  ».  Au  fond,  flottant  entre  les 
deux  fenêtres,  ce  grand  drapeau  tricolore  est  celui  que 
Napoléon  III  déploya  lors  de  la  tentative  de  Boulogne  ; 
il  porte  au  centre  cinq  noms  brodés  en  or  :  Arcole, 
Marengo,  léna,  Austerlitz,  Moskovva,  qu'entourent,  aux 
angles,  quatre  N  couronnés.  Çà  et  là,  des  éprouvettes, 
des  mesures  en  étain,  des  bocaux,  des  cornues  en  verre, 
des  alambics  ayant  servi  à  quelque  mystérieuse  cuisine, 
des  cassettes  vides,  des  coffrets  à  secrets  ;  contre  une 
fenêtre  remontée  sur  son  châssis  de  bois,  la  batterie  de 
canons  de  fusils  qui  servit  à  Fieschi  pour  perpétrer  le 
crime  atroce  du  boulevard  du  Temple,  qui  fit  tant  de 
victimes,  et  où  le  maréchal  Mortier  trouva  la  mort.  Plus 
loin,  un  globe  céleste  ;  le  buste  de  Napoléon  V%  par 
Chaudey  ;  les  deux  couteaux  et  la  lame  de  ciseaux  avec 
lesquels  se  poignardèrent  successivement  les  héroïques 
conventionnels  montagnards  Romme,  Goujon,  Bourbotte, 
Soubrany,  Duquesnoy,  Duroy...  Voici  encore  le  tiers- 
point  que  Louvet  enfonça  dans  la  poitrine  du  duc  de 
Berry,  et  la  veste  rouge  que  portait  Damiens  lors  de 
son  fol  attentat  sur  Louis  XV...  Dans  l'angle  de  gauche, 
s'ouvre  une  vitrine  renfermant  les   restes   de  «  l'airaire 


400 


A    TRAVERS    PARIS 


Praslin  »  :  un  bonnet  de  femme,  des  mouchoirs,  des 
taies  d'oreiller,  une  chemise  encore  noirs  et  roides  de 
sang...  une  pantoufle  turque  maculée,  le  cordon  de  son- 
nette, les  serviettes  salies  de  taches  évocatrices...  voici 
le  yatagan,  le  couteau  de  chasse,  les  fioles  de  poison, 
les  boîtes  de  poudre  arsénieuse,  les  «  substances  blanches 
saisies  dans  la  chambre  à  coucher  »...  Tout  cela  repose 
en  une  vingtaine  de  cartons  verts  d'aspect  bureaucra- 
tique ;  seules  les  étiquettes  «  Affaire  Praslin  »  évoquent 
ce  crime  retentissant,  dont  les  mobiles  restent  encore 
par  certains  points  inexpliqués... 

Et  c'est  tout  ce  qui  survit  de  ce  mystérieux  procès. 

Aujourd'hui,  les  autos  passent  rue  de  l'Elysée,  où  s'éle- 
vait l'hôtel  tragique  ;  les  jours  de  bal  à  la  Présidence, 
les  voitures  des  ambassadeurs  stationnent  sur  l'emplace- 
ment de  la  chambre  sanglante  ;  les  passants  circulent  le 
long  du  trottoir,  remplaçant  l'herbage  où  paissaient  les 
chèvres  de  la  mère  Poiriot.  Le  faubourg  Saint-  Honoré, déjà 
fastueux  au  xviir'  siècle,  est  resté  aristocratique.  En  1847, 
il  était  des  mieux  fréquentés;  l'ambassadeurd'Angleterre, 
marquis  de  Normanby,  habitait  au  n"  39;  l'ambassade  de 
Mecklembourg-Schwerin  occupait  le  n"  35.  Au  n°  54,  le 
comte  d'Astorg,  au  n"  47  le  comte  de  Chateaubriand,  au 
n"  57  la  comtesse  de  Gastellane,  au  n°  70  le  comte 
d'Andlau  avaient  leurs  demeures.  L'hôtel  Pontalba, 
l'hôtel  Bagration,  l'hôtel  Guébriant,  l'hôtel  La  Trémoïlle 
s'y  rencontraient  encore;  ce  coin  de  Paris,  alors,  comme 
autrefois,  était  demeuré  fastueusement  élégant. 


UN    VIEUX    QUAIIIIHH  '»(J1 

En  nous  y  promenant,  l'autre  jour,  nous  nous  clïor- 
cions  de  reconstituer  l'effervescence  qu'avait  dû  pro- 
duire, faubourg  Saint-lloiioré,  celte  «  Alîaire  Praslin  »... 
la  rue  pleine  de  monde,  la  foule  haletante,  les  discus- 


RtE    DL    F.VL'BOUIl(;-SAl\T-l|n\OI'.K,    \'^    112.    HÙTHL    CVSTEI.LANK. 

Eau-forle  de  Maniai. 

sions,  les  huées,  les  loustics  conjuguant  le  verbe  «  pras- 
liner  sa  femme  »,  la  police  s'efforçant  de  mettre  un  peu 
d'ordre  dans  ce  grand  désordre.  Nous  songions  encore 
<|ue  vers  sept  heures  du  soir  les  badauds,  après  avoir 
bien  crié,  bien  potiné,  bien  contemplé  cette   porte  der- 


402 


A    TRAVERS    PARIS 


rière  laquelle  il  se  passait  tant  de  choses,  durent  s'en 
aller  dîner...  les  uns  joyeux,  en  songeant  que  la  Bourse 
du  jour  avait  été  «  plutôt  ferme  » ,  que  le  5  0/0  cotait 
118  et  le  3  0/0  76,55  ;  les  autres  pressés  de  passer  leur 
redingote  pour  applaudir,  à  la  Porte-Saint-Martin,  la 
première  représentation  de  la  Belle  aux  cheveux  d'or 
ou,  au  Théâtre -Historique,  le  Chevalier  de  Maison- 
Rouge  (1),  alors  dans  sa  triomphante  nouveauté,  ...  et 
puis,  au  fond,  tout  cela  k  embêtait  le  gouvernement  »,  et 
c'est  une  joie  que  les  Parisiens  n'ont  jamais  dédaignée. 

(1)  Spectacles  du  18  août  1847.  —  Opéra-Comique  :  Les  Mousque- 
taires de  la  Reine,  Le  Trompette.  —  Tiiéàtre-Historique  :  Le  Chevalier 
(le  Maison  Rouge.  —  Vaudeville  :  Derniir  Amour,  Le  Chapeau  gris. 
Un  Vœu,  L'Amour  s'en  va.  —  Gymnase  :  Une  Femme,  Les  MaUuws, 
première  représentation  de  Un  Ménage.  —  Variétés  :  Tvrlurette,  Les 
Foyers  d'Acteurs.  —  Palais-Royal  :  l£S  Chiffonniers  de  Paris,  Le  Roman 
de  la  Pension.  —  Cirque  Olympique  (Champs-Elysées),  Soirée  équestre. 
{Journal  des  Débats,  18  août  1847.) 


AUTOUR 
DE    LA    PORTE  MAILLOT 


DANS  l'une  des  salles  consacrées  au  souvenir  du  siège 
de  Paris,  les  visiteurs  du  musée  Carnavalet  s'arrêtent 
longuement  devant  un  tableau  d'Edouard  Détaille,  par- 
ticulièrement tragique  :  sous  un  ciel  bas  et  plombé, 
l'avenue  de  la  Grande-Armée  silencieuse  et  vide  ;  à  droite 
et  à  gauche,  des  arbres  brisés  par  des  éclats  d'obus,  des 
maisonnettes  éventrées  ;  dans  le  fond,  FArc  de  Triomphe; 
au  premier  plan,  l'étroit  ponl-levis  de  la  porte  Maillot; 
des  palissades,  des  madriers,  des  épauleinenis  de  terre, 
une  batterie  de  canons  ;  par  terre,  des  plaques  de  neige 
sur  de  la  boue  noire...  C'est  l'étude  «  d'après  nature  » 
faite,  en  novembre  1870,  par  notre  grand  peintre  mili- 
taire, et  tous  ceux  qui  ont  vécu  les  jours  inoubliables  du 
siège  y  retrouvent  la  sinistre  vision  de  ce  qu'étaient 
alors  les  remparts  de  Paris! 

Nous  évoquions  cette  page,   l'autre  jour,  au  même 
endroit,  —   mais    combien   modifié!  —  Nous   y   étions 


404 


A    TRAVERS    PARIS 


noyé  en  une  foule  bruyante,  alîairée,  joyeuse,  au  milieu 
des  autos,  des  cyclistes,  des  tramways,  des  flots  de  voya- 
geurs sortant  du  Métro  voisin.  Les  terrasses  des  cafés 
étaient  noires  de  monde;  dans  l'air  flottait  une  odeur 
combinée  d'amer  Picon  et  de  moto-naphla,  et  des  con- 
versations d'ordre  spécial  s'échangeaient  entre  buveurs 


Martial,  aqii. 


LA    PORTE    MAII.I.OT   PENDANT    I.E    SIE(;E    1)E  PAISIS 


d'apéritifs,  parmi  les  coups  de  trompe,  les  sonneries 
électriques,  les  sifflets  des  tramways,  les  abois  des  came- 
lots hurlant  :  «  Complet  des  courses!...  UAuto... 
Demandez  la  Presse...  —  Es-tu  content  de  ton  roule- 
ment? —  Une  vraie  guigne  !  en  deux  heures,  je  crève 
trois  fois...  —  iMon  graisseur  perd  beaucoup...  —  Alors, 
vrai,  il  boit  l'obstacle,  le  pneu  Michelin  ?  —  Comme  je 
bois  ce  vermout  à  voire  santé,  ma  belle  enfant  1 .. .  » 


AUTOUR    DE    I,A    PORTE    MAIUUOT 


ion 


C'est  le  langage  courant  de  toute  cette  population  qui 
semble  ne  vivre  que  du  sport  et  pour  le  sport.  La  rapide  et 
stupéfiante  transformation  de  ce  quartier,  désert  il  y  a 
encore  une  quinzaine  d'années,  tient  à  deux  causes  :  le  cy- 


Pils,  fi  juin   1871. 


I.F.    BASTION    DE    I.A    l'OP.TE    MAILLOT 


Musée  Caniavalpl. 


clisme  et  surtout  l'automobilisme,  qui  ontpris  en  maîtres 
possession  de  l'avenue  delà  Grande-Armée;  les  terrains  y 
ont  quintuplé  de  valeur,  chaiiue  boutique  est  consacrée 
à  la  vente  des  objets  du  culte...  Ici,  des  voitures,  des 
bicyclettes;  là,  des  accessoires,  des  sifllets,  des  sirènes, 
partout    des  pneus,  des   cornes   d'appel,    des    lunettes 


406 


A    TRAVERS     PARI' 


hideuses  et  prolectrices, des  costumes  sportifs;  un  maga- 
sin. "  Au  Petit  Matelot»,  s'adjoint  ce  sous-titre  illogique  : 
Spécialités  pour  automobilistes.  Les  enseignes  chantent 
la  gloire  du  règne:  «  Hôtel  du  Cycle  ».  x  Restaurant  des 
Garages  »,  «  Au  Guidon  d'Or  ». 

Autour  de  la  petite  gare  du  chemin  de  fer  de  cein- 
ture, une  sorte  de  foire  en  plein  air,  «  Printania  », 
—  rappel  et  prolongement  de  la  fête  de  Neuilly,  —  fait 
claquer  ses  drapeaux,  ses  enseignes  raccrocheuses. 
déroule  ses  montagnes  russes,  dresse  les  tours  de  ses 
tobogans,  à  côté  d'un  «  village  sénégalais  ».  La  barrière 
franchie,  la  kermesse  continue  sous  l'œil  bienveillant 
d'Alfred  de  Musset,  dont  la  statue  de  marbre  contrôle 
les  contrôleurs  du  tramway  de  Courbevoie. 

Quelques  pas  plus  loin,  route  de  la  Révolle.  on  est 
toutsurpris  de  rencontrer  une  chapelle  basse,  encadrée  de 
cyprès  noirs,  perdue  dans  ce  milieu  de  bateleurs,  entre  les 
toiles  peintes  du  «village  nègre  »  et  la  piste  d'un  «  rato- 
drome  »...  Cette  chapelle  est  un  ex-voto  douloureux  : 
c'est  ici  que  se  tua  le  duc  d'Orléans,  fils  aîné  de  Louis- 
Philippe,  héritier  de  la  couronne  de  France, 


La  route  de  la  Révolte  fut  créée  à  la  hâte,  en  juin 
1750.  pour  permettre  au  roi  Louis  XV  de  se  rendre  de 
Saint-Cloud  à  Saint-Denis,  sans  passer  par  Paris,  où 
grondait  l'émeute  menaçante.  On  y  parlait  d'enfants 
enlevés  dans  des  conditions  mystérieuses...  On  chucho- 


AUTOUR    DE    LA    l'ORTE    MAILLOT 


m) 


lait  que  le  jeune  sang  de  ces  malheureuses  victimes  était 
destiné  à  confectionner  des  bains  régénérateurs  pour 
Louis  XV  et  ses  courtisans  usés  de  débauches...  On  se 
ruait  sur  les  exempts  de  police  et  une  «  mouche  »,  — 
lisez  espion, —  appelée  Parisien,  avait  été  saisie,  assom- 
mée et  traînée  par  les  pieds,  la  tête  dans  le  ruisseau, 
jusqu'à  la  demeure  de  Berrier,  lieutenant  général  de 
police,  dont  toutes  les  vitres  avaient  été  brisées  (^).  «Aussi 
le    Roi,   qui    d'ordinaire    venait   par    les  remparts    de 

(1)  «  ...  Samedi  23,  la  sédition  a  été  plus  forte;  l'aiTaire  a  commencé 
à  la  butte  Saint-Rocli,  où  l'on  dit  qu'on  a  voulu  prendre  un  enfant; 
la  populace  y  est  accourue  et  s'est  assemblée  en  très  grand  nombre. 
Un  espion  de  la  police  et  la  mouche  d'un  exempt,  que  l'on  a  reconnu, 
s'est  sauvé  chez  le  commissaire  de  la  Vergée,  vis-à-vis  Saint-Roch, 
rue  Saint-Honoré,  laquelle  a  été  bientôt  inondée  de  peuple.  Les  bou- 
tiques et  les  maisons  ont  été  fermées  jusciu'à  la  rue  de  la  Ferronne- 
rie ;  ce  peuple  a  trouvé  des  bâtiments  et  des  moellons  qu'il  a  cassés 
pour  avoir  des  i)ierres;  il  a  demandé  qu'on  lui  livrât  cet  espion,  qui  se 
nomme  Parisien  et  qui  était  un  très  grand  cofinin  de  l'aveu  de  tout  le 
monde.  Le  commissaire  a  dit  qu'il  ne  l'avait  pas  ;  un  archer  du  guet, 
qui  était  à  la  porte,  soit  de  lui-même,  soit  de  l'ordre  du  commissaire, 
a  tiré  un  coup  de  fusil  dans  le  ventre  d'un  homme  ;  cela  a  mis  le 
peuple  en  fureur  ;  à  coups  de  pierre,  ils  ont  brise  et  enfoncé  une 
grande  et  forte  porte  cochère  du  commissaire  ;  ils  ont  casse  toutes  les 
vitres  de  la  maison  ;  ils  ont  menacé  de  mettre  le  feu  à  la  maison  ;  ils 
ont  m6m(#dit-on,  été  chercher  des  armes.  La  fureur  du  peuple  était 
si  grande,  que  le  commissaire  et  les  aguazils  du  guet  à  pied  ont  été 
obligés  de  leur  promettre  cette  mouche  pour  les  apaiser,  et,  en  efl'et, 
on  a  livre  le  pauvre  Parisien  au  peuple  qui,  en  une  minute,  l'a  assommé 
et  ils  l'ont  traîné  par  les  pieds,  la  tète  dans  le  ruisseau,  à  la  maison 
de  .M.  Berrier,  lieutenant  général  de  police,  qui  demeure  un  peu  plus 
haut  que  Saint-Roch,  après  les  Jacobins.  Ils  ont  voulu  l'attacher  à  sa 
porte.  On  a  cassé  toutes  les  vitres  du  devant  de  la  maison  de  M.  Ber- 
rier, avec  des  imprécations  épouvantables  contre  lui,  menaçant  de  lui 


-uo 


A    TRAVERS    PARIS 


Paris  pour  gagner  la  porte  Saint-Denis,  où  Messieurs  de- 
là Ville  l'attendaient  sur  son  passage,  est-il  sorti  du  bois 
de  Boulogne  par  la  porte  Maillot  pour  traverser  la 
plaine  et  gagner  Saint-Denis  à  travers  les  terres...  (i)  » 


i/aVEME   de    I.V   r.RA\DE-Ar,MÉR.    JANVIER    1871. 


Martial,  aqii. 


en  faire  autant,  si  on  pouvait  le  trouver  ;  la  porte  de  M.  Borrior  était 
fermée  et  on  a  été  obligé  d'y  envoyer  plusieurs  brigades  de  guet  à 
cheval  et  à  pied  pour  seulement  garder  la  maison  de  M.  lî^rier,  qui, 
dès  le  commencement  de  ce  tapage,  était  sorti  de  sa  maison  par  une 
porte  qui  donne  dans  les  Jacobins. ..  »  [Journal  de  Barbier  ou  Chronique 
(le  la  Régence  et  du  Règne  de  Louis  XV,  vol.  IV,  p.  42l)-430.) 

(1)  «  ...  Les  uns  ont  dit  qu'il  n'avait  pas  passé  par  Paris,  à  cause  des 
dernières  émotions  populaires;  les  autres  qu'il  avait  voulu  marquer 
du  mépris  au  peuple  à  cause  de  leur  sédition.  Le  premier  motif  est 
plus  vraisemblable.  «  [Join-nal  de  Barbier  ou  Chroniqve  de  la  Régence  et 
du  Règne  de  Louis  XV.  vol.  IV,  p.  440.) 


AUTOUR    DE    LA    PORTE  MAILLOT  413 

Après  la  Révolution,  la  route  de  la  Révolte  n'était  plus 
qu'un  chemin  de  traverse,  à  peine  habité  et  peu  fré- 
quenté; parfois  un  élégant  tilbury  ou  quebjues  courriers 
y  passaient  ;  c'étaient  les  gens  de  la  Maison  royale  cou- 
pant au  court  pour  se  rendre  de  la  porte  Maillot  au  châ- 
teau de  NeuJlly,  où  séjournaient  le  roi  Louis-Philippe  et 
sa  famille. 

Dans  la  matinée  du  13  juillet  1842,  le  duc  d'Orléans, 
qui  devait  se  rendre  le  jour  même  à  Sainl-Omer  pour  y 
inspecter  le  camp,  pria  M.  de  Cambis,  son  écuyer,  de  lui 
faire  préparer  une  voiture  légère  ;  il  voulait,  avant  son 
départ,  aller  embrasser  sa  famille  àNcuilly. —  Le  prince 
partit  en  uniforme  du  château  des  Tuileries,  après  déjeu- 
ner. A  la  hauteur  du  rond-point  des  Champs-Elysées,  il 
s'aperçut  que  les  chevaux,  «  attelés  trop  courts  »,  mon- 
traient de  l'impatience...  et  fit  signe  au  postillon  de  les 
calmer...  «  Tu  n'es  donc  plus  maître  de  les  chevaux  ? 
—  Non,  monseigneur,  mais  je  les  dirige  encore!...  »  et 
le  postillon  les  lança  sur  la  route  de  la  Révolte..  Les 
chevaux  se  sentant  sur  le  chemin  de  l'écurie  redoublent 
de  vitesse.  Le  groom  effrayé  saule  à  terre,  roule  dans  la 
poussière;  quand  il  se  relève,  il  voit  en  travers  de  la 
route  le  duc  étendu  sans  connaissance...  Une  minute 
plus  lard,  les  chevaux  s'arrêtaient  d'eux-mêmes! 

On  se  précipite,  on  relève  le  prince,  on  l'étend  sur 
deux  matelas,  étayés  par  une  vieille  chaise,  en  Tarrière- 
boulique  d'un  épicier,  M.  Cordier...  "  Sa  tête,  penchée 
sur  sa  poitrine,  se  balançait  alteruativemeul  àdr(.>iteel  à 


414 


A    TRAVERS    PARIS 


gauche;  la  respiration  était  profonde  et  suspirieuse;  le 
regard  était  comme  celui  des  agonisants.  »  —  Appelés 
en  toute  hâte,  le  Roi,  la  Reine,  Madame  Adélaïde,  la 
princesse  Clémentine  se  jettent  à  genoux  autour  du  gra- 
bat où  expire  le  duc  d'Orléans.  »   Des  casseroles,  des 


It^-^^éSéi 


0 


INTEP.IEIR    DE    I.A   CHAMBRE  OU    S.    A.    R.  LE   DUC    U  ORLÉANS   EST   MORT, 
LE    13   JUILLET    A    4  H.    20.- 

marmites  et  des  poteries  grossières  garnissaient  les  plan- 
ches le  long  du  mur;  quelques  images  coloriées,  à  deux 
sous,  représentaient  le  combat  de  Mazagran,  le  Juif 
errant,  l'attentat  de  Fieschi,  le  portrait  de  Napoléon...  » 
Sous  l'escorte  d'une  compagnie  d'élite  du  17*  régi- 
ment d'infanterie  légère,  qui  naguère  avait  accompagné 
le  prince  dans  l'expédition  des  Portes  de  Fer,  la  famille 


AUTOUR    DE    LA    PORTE   MAILIOT 


'115 


royale,  les  maréchaux,  les  soldats,  des  amis,  des  servi- 
teurs, des  passants,  tous  ceux  qui  avaient  pu  apprécier 
le  grand  cœur,  la  simplicité,  la  bonté  du  duc  d'Orléans, 
suivaient  à  pied  le  corps  en  pleurant. 

Nous  voulions  revoir  la  chapelle  élevée  en  1843  sur 


LE  MONUMENT   lUNÈBRE   DU    DUC  d'oRLÉANS. 

De  Triquelli,  xciilp. 


P.  Sudre,  (iel. 


l'emplacement  du   pauvre  logis  oij  mourut  le  prince... 

La  chapelle  est  fermée  depuis  quelques  mois,  le  gardien 

villégiature  et  l'aumônier  dit  sa  messe  à  une  heure  par 

trop  matinale. ..(^). 

(1)  La  mort  du  duc   d'orléans.    —    Hier,    IS   juillet,    M.   le   duc 
d'Orléans  est  mort  par  accident.. . 

Pour  le  duc  d  Orléans  mourant,  on  jeta  en  liàle  quelques  matelas 


416 


A     l'H.VVEKS    l'A  m  S 


*    * 


Cent  pas  plus  loin,  quel  contraste!  A  l'angle  delà 
place,  près  du  singulier  monument  consacré  aux  aéro- 
nautes  du  siège,  aun°22  de  la  route  de  la  Révolte, à  côté 
de  la  porte  des  Ternes,  une  bande  de  calicot  se  balance 
au-dessus  d'une  porte  rustique,  avec  cette  inscription  : 
«  Ratodrome  ».  Non  sans  appréhension,  nous  entrons. 
Public  étrangement  mélangé,  des  sportsmen,  des  chas- 

à  terre  et  on  fit  le  chevet  d'une  vieille  chaise-fauteuil  de  paille 
qu'on  renversa. 

Un  poêle  délabré  était  derrière  la  tête  du  prince.  Des  casseroles 
et  des  marmites,  et  des  poteries  grossières  garnissaient  quelques 
planches  le  long  du  mur.  De  grandes  cisailles,  un  fusil  de  chasse, 
quelques  images  coloriées  à  deux  sous,  clouées  à  quatre  clous,  repré- 
sentaient Mazagran,  le  Juif  errant  et  l'attentat  de  Fieschi.  Un  portrait 
de  Napoléon  et  un  portrait  du  duc  d'Orléans  (Louis-Phihppe\  en 
colonel-général  de  hussards,  complétaient  la  décoration  de  la  muraille. 
Le  ])avé  était  un  carreau  de  briques  rouges  non  peintes.  Deux  vieux 
bahuts-armoir-es  étayaient  à  gauche  le  lit  de  mort  du  prince. 

Le  chapelain  de  la  reine,  (|ui  assistait  le  curé  de  Neuilly,  au  mo- 
ment de  rextrème-onction,est  un  flls  naturel  de  Xapoléon,  l'abbé  X..., 
qui  ressemble  beaucoup  àl'empereur,  moins  l'air  de  génie.  (Victor  Higo, 
Choses  vues,  1842,  p.  61  et  62.) 

«  ...  (Chaque  fois  que  M.  le  duc  d'Orléans,  prince  royal,  allait 
à  Villiers,  son  palais  d'été,  il  passait  devant  une  maison  d'aspect 
cliétif,  n'ayant  que  deux  étages  et  une  seule  fenêtre  à  chacun  de  ses 
deux  étages,  avec  une  pauvre  boutique  peinte  en  vert  à  son  rcz-de- 
cliaussée.  Cette  boutique,  sans  fenêtre  sur  la  route,  n'avait  qu'une 
porte  qui  laissait  entrevoir  dans  l'ombre  un  comptoir,  des  balances, 
quelques  marchandises  vulgaires  étalées  sur  le  carreau,  au-dessus  de 
laquelle  était  peinte  en  lettres  jaune  sale  cette  inscription  :  «  Com- 
merce d'Epicerie  ».  Il  n'est  pas  bien  sûr  que  iVl.  le  duc  d'Orléans, 
jeune,  insouciant,  joyeux,  heureux,  ait  jamais  remarqué  cette  porte  ; 


AUTOUR    DE    LA    PORTE  MAILLOT  'l  17 

seurs  venant  «  faire  travailler  »  leurs  bulls  et  leurs 
fox-terriers,  car  le  patron  de  ce  singulier  établissement, 
M.  Gustave,  un  brave  homme,  passionné  pour  son  rude 
métier,  fournisseur  attitré  des  «  principaux  équijjages 
de  chasse  sous  terre  »,  est  dresseur  de  chiens  ralicrs 
avec  «  essais  sur  renards,  blaireaux  et  rats  dans  les  ter- 
riers du  ralodrome  ».  Autour  de  la  petite  arène,  où  se 
livrent  de  sanglants  combats,  une  barrière  soigneuse- 
ment grillagée;  sur  la  piste,  des  terriers  factices  où  tout 
à  l'heure  se  glissera  le  blaireau  chargé  de  donner  a  la 
leçon  »  aux  chiens. 

Quand  nous  entrons,  deux  fox-terriers  sont  en  train 

ou,  s'il  y  a  parfois  jeté  les  yeux  en  courant  rapidement  sur  ce  rliemin 
de  plaisance,  il  laura  regardée  comme  la  porte  d'une  boutique  misé- 
rable, d'un  bouge  quelconque,  d'une  masure.  C'était  la  porte  de  son 
tombeau. 

Aujourd'hui  mercredi,  j'ai  visité  le  lieu  où  le  prince  est  tombé;  il 
y  a  précisément  à  cette  heure  une  semaine.  C'est  à  l'endroit  de  la 
chausséequi  est  compris  entre  le  vingt-si.xième  et  le  vingt-septième  arbre 
à  gauche,  en  comptant  les  arbres  à  partir  de  l'angle  que  l'ait  le  ciiomin 
avec  le  rond-point  de  la  porte  Maillot.  Le  dos-d'àne  de  la  chaussée  a 
vingt  et  un  pavés  de  largeur.  Le  prince  s'est  brisé  le  front  sur  le  troi- 
sième et  le  quatrième  pavé  à  gauche,  près  du  bord.  S'il  eût  été  lancé 
dix-huit  pouces  plus  loin,  il  serait  tombé  sur  la  terre. 

Le  roi  a  fait  enlever  les  deux  pavés  tachés  de  sang  et  l'on  distin- 
guait encore  aujourd'hui,  malgré  la  boue  d'une  journée  pluvieuse,  les 
deux  pavés  nouveaux  f.'-aîchement  posés... 

...  Du  lieu  où  le  prince  est  tombé,  on  aperçoit  à  droite,  dans  une 
éclaircie,  entre  les  maisons  et  les  arbres,  l'Arc  de  l'Étoile.  Du  même 
côté  et  à  une  portée  de  pistolet,  apparaît  un  grand  mur  blanc  entouré 
de  hangars  et  de  gravois,  bordé  d'un  fossé  et  surmonté  d'un  onciievc- 
trement  de  grues,  de  cabestans  et  d'échafaudages.  Ce  sont  les  fortift- 
catioiis  de  î*aris.  (Vicrnit  IIiioo,  Choses  vurs.  p.   G'j  et  G.'j.) 

27 


418 


A    TRAVERS    PARIS 


de  casser  les  reins  à  une  dizaine  de  rats...  Oh  !  ce  n'est 
pas  Inn^.  Les  rats  crient,  veulent  fuir,  les  chiens  les 
saisissent  par  les  reins,  les  lancent  en  l'air,  les  secouent, 
les  rejetlenl  à  terre...Et  c'esl  fini...  Un  chien  bien  exercé 
doil  tuer  si^s  cinq  rats  en  douze  ou  treize  seconiies. 

Le  ina>sacre  terminé,  un  gamin,  —  celui-là  même 
qui,  (l'une  grande  boîte,  pousse  dans  la  pisie,  avec  une- 
tringle  de  fer,  les  victimes  désignées,  —  empoigne  les 
chiens  eL  lave  à  grande  eau  antiseptisée  leurs  museaux 
pleins  de  san^..-  Autour  de  la  piste,  les.  propriétaires  de 
chiens,  hommes  et  femmes,  surveillent  anxieux  leurs 
toutous,  et  quelques  pâles  voyous,  habitués  des  «  for- 
tifs  »  voisines,  jugent  les  coups,  avec,  au  coin  de  la 
lèvre,  un  Irngmenl  jaune  de  cigarette  éteinte. 

Bienveillant,  M.  Gustave  nous  renseigne  :  il  se  détruit 
au  ratodrome  environ  une  centaine  de  rats  par  jour  ; 
c'est  la  corporation  des  chifîunniers  qui  fournit  le  gros 
du  gibier;  des  amateurs  aussi  font  lâchasse  à  ces  affreux 
rongeurs,  payés  25  centimes  pièce... 

Mais  le  combat  du  rat  n'est  que  jeu  d'enfants  à  côté  de- 
la  lutte  des  chiens  contre  le  blaireau,  et  M.  Gustave  sort 
en  notre  honneur  «  Pierrot  »,  son  blaireau  favori,  un 
«  malin  qui  la  connaît  dans  les  coins,  ne  brutalisant 
pas  les  jeunes  chiens  débutants,  n'attaquant  que  les 
«  crâneurs  »,  et,  encore,  pour  leur  apprendre  à  vivre  ». 

On  ouvre  une  boîte  et  Pierrot,  vieux  routier,  s'enfouit 
dans  un  des  terriers  factices.  Avec  des  abois  féroces, 
sept  fox-terriers  envahissent   alors   la    piste,  entourant 


AITOUR    nn    I,A    l'OHTK   M  A  II. LOT 


419 


Ventrée  du  terrier.  Les  roublards  qui  u  ont  déjà  écopé  » 
aboient  prudemment...  d'iin  peu  loin.  les  jenn^^s  se  pré- 
■cipilent  et   retirent  vile   leurs  gueules   ensanglantées  • 


Al'IlKS    l.E    COMKAT. 

La  toilelle  des  fox-leniers. 


f'hot.  .J'a|irè.s   naliire. 


Pierrot  les  a  «  pini'és  »>.  Au  bout  d'un  quiirt  d'heure, 
avec  un  coup  de  [ded,  M.  Gustave  éventre  le  couloir  de 
planches...  Pierrot  tout  hérissé  surgit,  escorté  à  distance 
respectueuse  des  sept  fox-terriers  hurlant  :  deu.xou  trois 
leurs  de  piste,  cinq  ou  si.x  coups  de   dent,  pas   mal  de 


420 


A    TRAVERS    PARIS 


sang,  beaucoup  de  bruit...  M.  Gustave  intervient  :  de  nou- 
veau, le  blaireau,  son  numéro  fini,  rentre  en  sa  boite... 
j'allais  écrire  en  sa  loge,  comme  un  bon  vieux  cabot  qui 
vient  de  jouer  son  rôle...  On  panse  les  blessés,  on  recons- 
truit le  terrier  et  le  public  charmé  rallume  ses  cigarettes. 

M.  Gustave  nous  fait  ensuite  les  honneurs  de  ses 
coulisses;  elles  sentent  un  peu  fort;  elles  contiennent, 
—  affreux  spectacle,  —  une  réserve  en  caisse  de  deux  ou 
trois  cents  rats,  deux  blaireaux,  deux  l'enards,  vingt  fox- 
terriers...  et  un  bouc  1  Chose  fantastique,  ce  bouc  est  ici 
pour  «  changer  l'air  )>,  pour  le  purifier,  si  j'ose  dire! 

Et  ridée  de  ce  bouc  parfumeur  ne  fut  pas  l'une  des 
moindres  surprises  de  cette  bizarre  promenade,  aussi 
pittoresque  que  difficile  à  recommander  aux  jolies  Pari- 
siennes qui  nous  font  le  grand  honneur  de  nous  lire. 


FIN 


TABLE   DES   GRAVURES 


Pages 

Paiis  vers  1855 3^ 

Rue  du  Maiché-aux-Flours 5 

4\)mpe  Notro-Uaine  :  «iiiai  de  Gèvres  et  Pelletier.  1850.    ...  7 

Bue  de  la  Cite,  1850 9 

Rue  Jacinthe,   vers  1869 13 

Saint-Denjs  de  la  Cliartrc 15 

Couvent  des  Barnabites 16 

Le  bal  du  Prado,  vers  1835 17 

Percement  du  boulevard  du  Palais  (1860 ■! 20 

Rue  de  la  Parciicminerie,  vers   1869 25 

Théâtre   du  Panthéon 27 

Croisement  des  rues   Fromentel,  Jean-deBeauvais,  (^iiarreticre, 

vors  1869 29 

Vue  extérieure  de  l'église  Sainte-Geneviève 33 

La  rue  des  Sept- Voies,   vers  1860 37 

La  rue  des  Carmes,  vers  1869 ...  41' 

Le  «  Tapin  »  de  Lnuis-le-Grand  en  1871 46 

Lycée  Louis-le-Grand 'i7 

La  guerre. 51 

«  La  Miii-seiilaise  »  chantée  aux  calés-concerts  des  Champs-Elysée?.  53 

examine   municipale  pendint  le  Siège 55 

Boucherie  canine  et  leline,  souvenii'  du  Siège  de  Pai-is 57 

La  «  Joséphini;  » 59 

Statue  de  neige  exécutée  sui'  les  rempai'ts  par  le  statuaire  r'alguieie.  61 

La  i|ueue  pour  la  viande  de  rats  ....        ()3 

L"  pauwe  Henri  IV  voyant  emmener  son  cheval  chez  le  boucher.  64 

«  Maintenant  j'a'Iore  les  gens  grêlés,  ils  me  rappellent  legruycre  ».  65 

Léon  Honnat,  vers  1860      73 

Musée  des  monuim-nts  français 75 


422  TABLK    IjKS    GliAVLHES 

Pages 

Jardin  Elysée 82 

Coin  de  jai'lin  du  musée  des  nioiiiimonts  français.    ...        .  83 

Vue  du  jardin  Elysée  prise  du  côié  du  tombeau  de  lîcné  Descartes.  87 

Masque  miirtu  lire  d'Henri  lîegnault 91 

Maison  d'Honoré  de  Baiza'- !I5 

Mort  du  maréchal  \ey,  7  décembre  ISITi  ..........  'J? 

Stèle  Louis  XVI,  rue  CHsswii,    n<>  6 101 

Logis  de  D.-J. -François  Araj;o       W'i 

L'Observatoiie,  vers  183.J  . 107 

Rue  Saint-Jacfiiics  vers  1869 113 

Démolition  rue  Saint-Jacques  vers  1880 117 

La  tête  de  Fieschi  après  l'e.xécution 119 

Un  ossuaire  aux  Catacombes .        .    .  121 

Barrière  de  Grenelle 127 

Petite  tuilerie  près  de  l'Écoic  militaire 129 

Explosion  de  la  poudrière  de  Grenelle  le  24  tVuciidor  an  II.    .    .  133 

Exécution  de  Malet  et  de  ses  coniplices l:{5^ 

Beau-Gren(>lle.    . 137* 

Frontispice  des  «  sujets  des  comédies  de  Molière  »  1726  ....  143 

Le  fronton  de  l'Ancienne  Comédie 145 

Ciiupe  do  la  salle  de  spectacle  de  la  Comédie-Française.   ...  147 

Coupe  sur  la  largeur  du  bâtiment  de  la  Comédie-Krançaise.   .    .  149 

Coupe  et  profils  de  la  salle  de  spectacle  de  la  Comedie-I'rançaisc.  153 

Portrait  de  J.-l».  Marat 155 

Au  Jardin  des  Plantes 163,  164 

Louis  XIV,  Colbert  et  la  Cour  visitant  une  des  grandes  salles  du 

jardin  du  roi  (1671) .  165 

Vue  du  jardin  royal  des  plantes  médicinales   au  faubourg  Saint- 
Victor  109 

Le  Labvriiitlie 171 

Carte  d'accès  aux  g;deries  du  Muséum 173 

Un  coin  du  Jardin  des  Plantes 175 

Entrée  des  grandes  serres 177 

Le  Palmarium    vers  iSiO ISQ 

Les  grandes  serres l.sl 

Vue  du  Po' t-\euf  et  de  la  place  Daupliine |S7 

Maisons  de  la  place  Daupliine 189 

Ancieime  place  Daupliine  et  monument  de  Desa'x 191 

Engaj,emeiit  volontaire  bigné    le  14   décembre  1792  sur  la  place 

Daupliine 195 

Fontaine  Desaix  on  1822 199 


TABLE    DES    GRAVIRES  423 

Pages. 
La  flot'ille  de  la  Comimino  de  Paris  amaiieo  le  long  dn  t'  irP-pU'iu 

du  Pont-Neuf  (mai  1871) 203 

Port  de  la  Villette ...           iOO 

Retour  de  Varennes,  arrivée  di'  Louis  XVI  à  Paris,  le  27  juin  1791.  207 

Le   mai  d'amour 211 

Le  retour  du  n.i 215 

Entrée  de  Sa  Majesté  Louis  WIII  à  Paris,  le  ;j  mai  181'i.  Kntrée 

de   S.  A.   l\.    Monsieur,    Cliarles-Pliilippe  comte  d'Aitois,    le 

12  avril   1814 217 

Bouquet  d'F.spérance.   . 219' 

Événement  malheureux  arrixé  au  canal   de  l'Ourc<i 220 

Bassin  de  la  Villette  vers  IS'iO 221 

Joutes  sur  l'eau  à  la  Villette  vers  1840 223 

L'écluse  du  can:tl  Saint-Maitiu 225 

Le  canal  Saint- Martin,  (|uai  Valniy        226 

Le  canal  Saint-Martin 227 

La    maison   de  l'éclusier    au  connuent    du   canal  et    de    la  Seine 

eu  1900 228 

Vue  du  boulevard  Saint-Martin  vers  1S30 233 

La  rue  de  Bondj^ 239 

L'Iiôtel  de  Goutliière 2 'il 

Fronton  de  la  porte  d'entrée  de  l'hôtel  Goutliicre 2')3 

Un  dessus  de  porte  de  l'hôtel  Goutliière 2'i4 

Un  panneau  décoraiil'  d'ini  des  salons  de  l'hôtel  Goutliière  .    .    .  2'i5 

Obsci-\atoire  de  Montuiartre 2ô0 

Un  dé  )art  de  ballon  pendant  le  Siège  de  Paris 2ri| 

Les  «  canons  »  de  Moiumartre 254 

Départ  de  la  place  Saint-Pierre  à  Montmartre,  le  11  octobre  1870, 

du  ballon  1'  «  Armand-Barbes  »,  monté  par  Gambetta.    .    .    .  255 

Batterie  de  Mf)ntmartre 258 

Place  Pi-alle   (mars  1871! 259 

Cadavres  des  généraux  Glément  Thomas  et  Lcconle 2G1 

lue  batterie  à  Montmartre  (décembre  1870) •    •  2(>5 

Mme  Hoian  1 270 

Intérieur  du  théâtre  Vuntadour "3 

Juliette  et  Judith  Grisi 277 

Le  cul-dn-sac  Bouteille  vers  1850 2s2 

La  riH!  Montorgueil 283 

La  rue  Mauconseil  vers  1809 287 

Déni  ilitioiis  rue  Montcgm  il 2M 

Deux  toilettes  tirées  du  Petit  Courrier  des  Dames  (1829;  ....  29.'i 


424  TABLE    DES    GRAVURES 

Pages 

L'auberge  du  Compas  d'Or  (état  actuel) 297 

Le  cabinet  do  Boiirricnne 307 

La  porte  Saint-Denis 315 

L'église  Saini-Laurent 318 

Clos   Saint-Lazare  (1846) 321 

Embarcadère  du  ciieinin  de  l'er  do  Strasbourg  (1865) 325 

Pedro  Gailliai-d  vers  1865 327 

Sortie  de  l'Opéra 333 

Foyer  des  acteurs  <à  l'Opéra 337 

Un  coin  du  foyer  de  la  danse 339 

Vignette  tirée  de  Clliver  à  Parts 340 

Bal  masque  à  l'Opéra 341 

Croquis  de  Gavarni 344,  345 

Dans  les  coidisses 349 

La  (^roix  (^atelan  vers  1840 353 

La  Croix  Catelan  vers  1850 355 

Pré-Catelaii 359 

Le  théâtre  des  Fleurs  eu  1865 361 

L'hippodrome  des  courses 367 

Vue  de  l'abbaye  royale  des   religieuses  de  Longchamp 370 

L'abbaye  de   Longchamp 371 

Vue  du  château  de  Madrid 373 

L'Empereur  iNapoléon  III  au  Bois  de  Boulogne ^75 

Le  bois  transformé  en  parc  à  bestiaux       376 

Une  tombe  au  vieux  cimetière  de  Boulogne 377 

La  rivière  et  le  chalet  des  îles 379 

Le  vieux  cimetière  de  Boulogne 381 

Porte  corhére  de  l'Hôtel  de  Praslin 387 

Entrée  d^  Paris,  faubourg  Saiiit-Honoré  on  1765 389 

Hôtel  Sebastiani,  façade  du  jardm  (Champs  Élysées) 393 

Bue  du  Fiiubourg-Saint-Honoré,  n»  112,  hôtel  Castellane 401 

La  Porte  Maillot  j)end.uit   le  Siège  de  Paris 404 

Le  bastion  de  la  Porte  Maillot 405 

La  Porte  Maillot  i)eiidant  le  Siège  de  Paris  (décembre  1870)   .    .  407 

L'avenue  de  la  Grande-Armée  (janvier  1871) 410 

La  famille  royale  ramonant  a  Neuilly  le  corps  de  S.  A.  B.  le  duc 

d'Orléans,  le  13  juillet  1842 411 

Intérieur  de  la  chambre  où  S.  A.  R.  le  duc  d'Orléans  est  mort, 

le  13  juillet  à  4  h.  20.                  414 

Le  monument  funèbre  du  duc  d'Orléans 415 

Après  le  combat 419 


TABLE   DES   PLANS 


Papes 

Extrait  du  plan  de  Paris,  de  l'abbé  de  La  Grive,  on  1750.  La  Cite.  12 

Extrait  du  plan  de  Paris,  par  Jaillot,  en  1775 34 

Extrait  du  plan  de  Paris,  par  Jaillot,  en  1775  .    .    .    . 9S 

Plan  au  rez-de-chaussée  de  la  salle  de  spectacle  de  la  Comédie- 
Française 151 

Extrait  du  plan  de  Paris,  de  labbc  de  La  Grive,  en  1750.    .    .    .  l'Ji 

Extrait  du  p'an  de  Paris,  d'Andriveau  Goujon,  on  1861 258 

Extrait  du  plan  de  Paris,  de  Verniquet,  en  1789 274 

Emplacement  ancien  de  la  foire  Saint-Laurent 319 

Extrait  du  plan  de  Paris,  de  Vasserot,  en  1836 338 

Bois  de  Boulogne.  —  Extrait  du  plan  de  Paris  et  do  ses  environs, 

de  Roussel,  en  1730 370 

Plan  de  la  chambre  à  coucher  de  la  duchesse  de  Praslin  ....  392 

FIN    DK   I.A    TABLE   DES   PLANS. 


•J8 


TABLE   DES  iAIATIERES 


Pages. 

Le  marche  aux  Fleurs.  —  Le  marché  aux  Oiseaux 1 

Au  quartier  Latin 23 

Le  lycée  Louis-le-Grand 40 

L'École  des  Beaux-Arts 71 

L'avenue  de  l'Observatoire   :  la  rue  Cassini,  l'infirmerie  Marie- 
Thérèse  ■ 93 

La   place  Saint-Jacques 111 

Le  «  mur  »  de  Grenelle 125 

lîue  de    lAncienne-Comédie    :    le   café    Procope,   l'hôtel   de   la 

Fautrière 141 

Au  Jardin  des  Plantes.    ..." 163 

La  place   Dauphine 185 

Le  canal  Saint-Martin 205 

Un  vieux  quartier  :  la  rue  de  Bondy;  la  maison  de  Gouthicrc  .    .  231 

La  Butte  Montmartre  :  la  place  Saint-Pierre,  la  rue  de  La  Barre.  249 
Un  vieux  quartier  :  l'hôtel  Pontchartrain,  la  place  Ventadour,  le 

théâtre  de  la  Renaissance 267 

Un  vieux  quartier  :  la   rue   Montorgueil,  le  rocher  de  Caiica!(\ 

l'auberge  du  Compas  d'Or 281 

La  rue  d'IIauteville 301 

Le  boulevard  de  Strasbourg 313 

Le  passage  de  l'Opéra 331 

Le  Pré-Catelan  et  le  théâtre  de  Verdure 351 

Le  Bois  do  Boulogne 335 

Un  vieux  quartier  {le  faubourg  Saint-Honoré) 385 

Autour  de  la  porte  Maillot 403 

Table    dos  gravures 421 

Table  des  plans 425 

KI\    DE    LA    TABLE    DES    MATIÈRES. 


5591.  —  Paris.  —  Imp.  Hemmerlé  et  C*.  —  3-69. 


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A  travers  Paris 


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