Skip to main content

Full text of "Trente-six contes de toutes les couleurs"

See other formats


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2011  with  funding  from 

Universityof  Ottawa 


http://www.archive.org/details/trentesixcontesdOOberg 


TRENTE -SIX  CONTES 


DE 


TOUTES  LES  COULEURS 


ŒUVRES   D'EMILE  BERGERAT 

DE  l'académie  Goncodrt 


POESIE 
Poèmes  de   la  Guerre  de  1870-71  (Les  Cuirassiers  de  Reichshof- 

fen;  Le  Maître    d  école,  etc.K 
La  Lyre  comique. 
La  Lyre  brisée. 

Ballades  et  Sonnets  (Eug.  Fasquelle,  éditeur). 
Glanes  et  Javelles—  Rimes  nouvelles  (1910-1914i.  (E.  Fasquelle,  édiu. 

THÉÂTRE 
Théâtre  complet:  6  volumes  : 

I.  —  Une  Amie,  Père  et  Mari,  Ange  Bosani,  Sépares  de  corps,  Le  Nom. 
II.  —  Hcrminie,  Flore  de  Frileuse.  Enguerrande. 

III.  —  La  Nuit  Bergamasquc,  Myrane,  Le  Premier  Baiser,  Le  Capitaine 

Fracasse. 

IV.  —  Manon  Roland,  Plus  que  Reine. 

V.  —  La  Pompadour,  Le  Capitaine  Blonn  t. 
VL —  La  Fontaine  de  Jouvence,  Petite  Mère,  Le  Combat  de  Cerfs. 

Théâtre  en  vers  :  Enguerrande,  La  Nuit  Bergamasquc,  Le  Capitaine 
Fracasse  {Eug.  Fusquelle,  éditeur). 

Le  Capitaine  Fracasse,  comédie  héroïque  en  cinq  acte*    et   un  pro- 
logue, en  vers  (Eug.  Fasquelle,  éditeur i. 

ROMANS    ET    CONTES 
Le  Faublas  malgré  lui. 
Le  Petit  Moreau. 
Le  Viol. 

Le  Chèque,  ou  Eliane.  • 

La  Vierge. 

Le  Cruel  Vatenguerre  (Première  partie). 
Bébé  et  Cie,  contes. 
Contes  de  Caliban    Eug.  Fasquelle,  éditeur). 

DIVERS  —  CRITIQUE  —  VOYAGES 
Théophile    Gautier,  Entretiens.   Préface  d'EDMOND  i>e  Goncoukt 

(Eug.  Fasquelle,  éditeur). 
Paul  Baudry  à  l'Opéra. 
La  Chasse  au  mouflon. 
L'Amour  en  République. 
Vie  et  Aventures  de  Caliban. 
Mes  Moulins. 

Le  Livre  de  Caliban.  Préface  d'ALEXANDP.E  Don  AS. 
Figarismes  de  Caliban. 

e   Rire   de   Caliban.   Préface  .J'Alphonsk   Daudet    (Eug.   Fasquelle, 

éditeur). 
Chroniques  de  l'Homme  masqué.  Préface  de  Jules  Vallès. 
Les  Soirées  de  Calibangrève. 
Souvenirs  d'un  Enfant  de  Paris,  1er  volume.  Les  Années  de  Bohème 

'Eug.  Fasquelle,  éditeur). 
Souvenirs  d'un  Enfant  de  Paris,  2e  volume.  La  Phase  critique  de 

la  Critique  (Eug.  Easquelle,  éditeur). 

ouvenirs  d'un  Enfant   de  Paris,  3e  volume.  La  Vie  moderne,  Le 

Voltaire,  Le  Nom  (Eug.  Fasquelle.  éditeur). 
Souvenirs  d'un  Enfant  de   Paris,  4-  volume.   Herminie,  Caliban, 

La  Nuit  Bergamasque,  Enguerrande,  La  Corse,  [Le  Capitaine  Fracasse 

(Eng.  Fasquelle,  éditeur'. 


J 


EMILE     BERGERAT 

DE   L'ACADÉMIE   GONr.OURT 


TRENTE-SIX  CONTES 


DE 


TOUTES  LES  COULEURS 


PARIS 
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER 

EUGÈNE   FASQUELLE,    ÉDITEUR 
11,      RUE     DE     GRENELLE,      11 

1919 

Tous  droits  réserves. 

yruversfttf 

B1BLIOTHECA 

Ottaviensl» 


IL    A    ETE    TIRE    DE    CET    OUVRAGE  : 

5  exemplaires  numérotés  sur  papier  de  Hollande. 


lci!cl 


SONNET   AU   LECTEUK 


SONNET   AU  LECTEUR 


Ce  livre  est  gai.  Je  le  dédie 
Aux  pessimistes,  gens  pervers, 
Qui  prennent  la  vie  à  revers, 
Et  n'en  voient  que  la  tragédie. 

Cest  question  d1  orthopédie  : 
Spleen,  en  prose,  névrose,  en  vers; 
Plus  V homme  se  condamne  aux  vers 
Plus  vite  il  le  leur  expédie. 

Rions  et  rêvons  en  tout  temps; 
Je  tire  depuis  soixante  ans, 
Pantin  de  Dieu,  ces  deux  ficelles; 

J'offre  V exemple  avec  Feffort 

A  ceux  qui  s'embêtent  — •  ou  celles  — 

Pour  trois  francs  cinquante,  prix  fort. 

Emile  BERGERAT, 


L'HUMOUR 

AVANT- PROPOS 


L'HUMOUR 


L'auteur  de  t<  Candide  »,  qui  me  paraît  avoir 
été,  et  même  être  resté,  Vun  des  maîtres  de  V hu- 
mour littéraire,  en  définit  comme  suit  le  don  et 
ses  aptitudes.  «  Les  Anglais  ont  un  terme  pour 
signifier  cette  plaisanterie,  ce  vrai  comique,  cette 
gaieté,  cette  urbanité,  ces  saillies  qui  échappent  à 
un  homme  sans  qu'il  s'en  doute,  et  ils  rendent 
cette  idée  par  le  mot  humeur,  humour,  quils  pro- 
noncent :  yumof,  et  ils  croient  qu'ils  ont  seuls 
cette  humeur,  que  les  autres  nations  n'ont  point 
de  terme  pour  exprimer  ce  caractère  d'esprit;  ce- 
pendant c'est  un  ancien  mot  de  notre  langue,  em- 
ployé en  ce  sens  dans  plusieurs  comédies  de  Cor- 
neille. »  (Voltaire:  Mélanges  littéraires.) 

A  s'en  tenir  à  cette  définition,  les  compatriotes 


8  TRENTE-SIX   CONTES 

de  Tkackeray  et  de  Dickens  se  prévaudraient  donc 
à  tort  de  l'invention  de  /'yumor,  qui,  on  le  voit, 
n  est  pas  moderne,  puisque  le  vieux  Corneille  en 
jouait  déjà  couramment  dans  ses  œuvres  de  jeu- 
nesse. Reste  la  manière  d'en  jouer,  et,  là  encore, 
ce  me  semble,  ils  restent  nos  obligés. 

L'humour,  ou  humeur,  à  votre  choix,  est  ce  mé- 
lange de  deux  vertus  du  génie  français,  V imagi- 
nation et  V ironie,  et  j'ajoute  de  ses  vertus  mai- 
tresses,  les  plus  nettement  ethniques.  Si  Littré  la 
définissait  :  V  imagination  de  V ironie,  V Académie 
n'aurait  qiià  enregistrer  la  sentence  philologique, 
et  ce  serait  du  travail  de  moins  pour  la  Pénélope 
du  dictionnaire.  Sans  remonter  plus  haut  qu'à 
Louis  Quatorze,  nos  grands  classiques  du  rire  me 
paraissent  avoir  fixé  la  formule  de  l'humeur  sinon 
pour  l'éternité,  du  moins  pour  quelque  temps,  et 
personne,  dans  le  Royaume-Uni  ni  en  Amérique, 
n'a  mieux  fait  dans  le  genre  que  Molière,  Regnard, 
Lesage,  Voltaire  déjà  nomme,  Diderot,  Beaumar- 
chais et  autres  tvelches  de  la  race  gallo-romaine. 
Si  même  les  «  Lettres  Persanes  »  du  président  de 
Montesquieu  ne  sont  pas  de  l'humour,  qu'est-ce 
que  cest? 

Je  vais  plus  loin.  Il  ne  faudrait  pas  me  pousser 


DE   TOUTES   LES   COULEURS  9 

beaucoup,  ni  longtemps,  pour  m' amener  à  pro- 
fesser qiïelle  est  en  somme,  cette  humeur,  toute  la 
littérature  française,  en  ce  quelle  a  de  classique, 
de  traditionnel  et  de  durable,  jusques  et  par  delà, 
f  espère,  cette  éclipse,  le  sombre  naturalisme,  ou 
elle  fit  le  plongeon  dans  le  béotisme  international, 
mare  des  Expositions  universelles.  Il  y  eut  là  un 
laps  où  V esprit  n'en  mena  pas  large  dans  sa  capi- 
tale et  Von  ne  sait  pas,  de  V imagination  ou  de 
V ironie,  celle  qui  se  cacha,  avec  le  plus  de  soin, 
des  visiteurs. 

Pour  ma  part,  fêtais  bien  tranquille,  je  comp- 
tais sur  le  juste  retour  des  choses  d'ici-bas  et  je  ne 
demandais  qu'à  vivre  un  peu  pour  survivre  à  un 
temps  triste  où  un  «  mot  »  valait  cent  mille  francs 
à  V hôtel  Drouot,  comme  un  sou.  On  ne  peut  pas 
être  longtemps  bête  en  France,  même  en  Répu- 
blique, tout  s'y  oppose,  la  gaieté  du  ciel,  le  sourire 
des  femmes  et  la  santé  publique.  On  s'ennuyait 
trop.  Le  document  humain  empestait  la  ville.  Les 
tourterelles  se  fuyaient. 

Ce  fut  par  les  journaux  que  l'humeur  nous 
revint. 

Le  journal  est  le  livre  démocratique.  Il  corres- 
pond et  répond  aux  lois  économiques  qui  en  ont 


10  TRE.NTE-SIX    CONTES 

créé  le  besoin  et  les  mœurs.  C'est  le  débouché  nou- 
veau des  Lettres.  Je  ne  sais  point  d'écrivain  mo- 
derne qui  se  soit  tenu  impunément  hors  de  cette 
force,  la  Presse,  et,  pour  ceux  qui  s'y  trempent,  il 
n'est  plus  de  problèmes  dans  l'art  d'écrire.  Cest 
le  public  lui-même  qui  les  façonne. 

Or  le  public  en  avait  assez  de  ce  que  quelqu'un 
de  ma  connaissance  avait  appelé:  «  l'enschope- 
nauerdement  »,  et  comme,  devers  Montmartre,  il 
entendait  des  jeunes  gens  rire  et  s'ébattre  dans  des 
«  Pomme  de  Pin  »  et  des  «  Grand' Pinte  »  artis- 
tiques, il  alla  les  y  chercher  et  les  conduisit  aux 
rédactions.  Reçus  d'abord  avec  réserve,  ils  eurent 
Vidée,  toujours  drôle,  d'attribuer  leur  bonne  hu- 
meur à  l'étranger  et  notamment  à  V Angleterre. 
Corrects,  froids  et  gentlemen,  ils  se  donnèrent 
pour  des  :  «  Yumoristes  »  et  se  réclamèrent  de 
Sterne,  de  Lamb  et  d'autres  esquires  qu'ils 
n'avaient  jamais  lus,  au  moins  dans  leur  langue. 
Mais  ils  étaient  de  bons  ouvriers  de  la  nôtre,  ils 
avaient,  avec  l'imagination,  l'ironie,  charmante 
et  fière  de  la  race,  ils  sentaient  bon  le  terroir,  ils 
attestaient  de  la  lignée;  neveux  de  Rameau  et  fils 
de  Candide,  ils  emportèrent  la  place.  Alors  tout 
le  monde,  ci  Paris,  osa  avoir  de  l'esprit,  ouverte- 


DE  TOUTES   LES  COULEURS  11 

ment,  sans  rougir,  comme  père  et  mère,  et  la  Lit- 
térature, ainsi  que  la  séance,  reprit  et  continua, 
par  le  journal,  dans  les  journaux.  Pourvu  que  ça 
dure  ! 

Si  ça  ne  dure  pas  du  reste  il  faudra  que  ça  re- 
commence; n'ayez  crainte  ni  souci,  une  littérature 
est  toujours  l'expression  d'un  tempérament  na- 
tional. Le  nôtre  est  fondamentalement  humoris- 
tique. ATous  avons  V  imagination  incurable,  et 
cette  folle  du  logis  n'a  point  de  Charenton.  Quant  à 
l'ironie,  elle  est  notre  pain  blanc,  c'est  le  goût 
d'opposition  qui  nous  le  boulange.  De  ces  deux 
dons  fondus  ensemble  par  le  doux  soleil  de  la 
terre  ancestrcde  et  natale  sont  nés  tous  les  chefs- 
d'œuvre  de  notre  idiome.  Il  en  sera  de  même  jus- 
qu'à l'avènement  de  cette  République  universelle 
dont  la  Babel  mêlera  les  peuples  et  les  langues  dans 
un  charabia  total  et  définitif  auprès  duquel  l'es- 
péranto, volapuk  gras,  sonne  le  cristal  des  fon- 
taines. Mais  nous  avons  le  temps,  humoristes,  mes 
frères.  ^ 


THÉMIDE 


CONTE     ÉVANGÉLIQUE 


f 


THEMIDE 


CONTE     EVANGELIQUE 


C'est  un  fait  reconnu  par  les  médecins-accou- 
cheurs que  les  enfants  des  filles-mères  viennent 
plus  aisément  au  monde  que  ceux  des  femmes 
mariées  et  qu'ils  font  moins  souffrir  leurs  mères. 
Ils  n'en  donnent  d'ailleurs  aucune  raison  phy- 
siologique et  se  contentent  d'en  souligner  le 
constat,  d'un  sourire. 

Pour  les  bonnes  gens  du  peuple,  —  vous 
savez  qu'il  en  reste,  —  l'explication  est  toute 
simple  :  ils  font  honneur  à  l'amour  de  ce  pri- 
vilège maternel,  l'enfant  né  de  l'amour  étant  le 
benjamin  de  la  nature.  Elle  est  bien  curieuse 
cette  inclination  traditionnelle  de  notre  race 
pour  les  produits  extra-légaux  de  la  main 
gauche,  les  bâtards,  et  le  moins  qu'on  en  puisse 


16  TRENTE-SIX   CONTES 

penser,  lorsqu'on  en  raisonne,  est  qu'elle  équi- 
libre de  dures  lois. 

Chez  les  sages-femmes  il  court  à  ce  sujet  une 
légende  que  l'une  d'elles  m'a  contée,  et  que  je 
crois  faite  pour  plaire,  du  moins  aux  âmes 
naïves,  clientèle  des  poètes. 

Lorsque  dans  Nazareth,  en  Galilée,  la  bonne 
et  sainte  Vierge  Marie  fut  prise  des  premières 
douleurs  de  cet  enfantement  qui  allait  donner 
à  la  terre  le  dieu  nouveau  de  miséricorde,  elle 
tomba,  pesamment,  sur  la  paille  dont  les  bêtes, 
l'âne,  le  bœuf  et  la  brebis,  faisaient  litière.  Les 
cases  judéennes  en  effet  n'avaient,  comme  elles 
n'ont  encore  du  reste,  qu'une  seule"  pièce  com- 
mune où  se  concentrait  la  vie  patriarcale  de 
chaque  famille.  Marie  était  seule  avec  eux  à  ce 
moment,  son  vieil  époux,  le  charpentier  Joseph, 
exécutant  quelque  commande  en  ville.  Il  est 
formel  qu'il  ne  s'attendait  pas,  non  seulement 
à  une  telle  paternité,  mais  à  aucune  autre  moins 
miraculeuse  puisqu'il  était  plus  que  sexagé- 
naire. Or,  aux  premières  plaintes  de  leur  douce 
maîtresse,  l'âne  se  mit  à  braire,  le  bœuf  à  meu- 
gler, la  brebis  à  bêler,  de  telle  sorte  que,  au  con- 
cert, Joseph  accourut,  plein  d'inquiétude. 

La  caravane  des  Rois  Mages  n'était  pas  encore 
en  vue  sur  les  cimes  des  monts  Gelboë. 


DE   TOUTES   LES   COULEURS  17 

La  nuit  pourtant  tombait  dans  Nazareth.  Les 
gens  rentraient  chez  eux  pour  prier  et  dormir. 
Les  portes  se  fermaient  une  à  une.  Le  silence  noc- 
turne envahissait  le  vallon  et  ses  vergers  de 
figuiers  et  d'oliviers.  Dans  les  chenils  tous  les 
chiens  hurlaient,  on  ne  savait  à  quoi,  car  il 
n'y  avait  pas  de  lune.  Il  est  vrai  que,  devers 
l'Orient,  sur  l'ardoise  du  firmament,  se  dessi- 
nait, de  plus  en  plus  lumineuse,  une  étoile 
extraordinaire,  une  étoile  de  fin  du  monde,  qui 
marchait. 

Joseph,  dès  le  seuil,  avait  compris  de  quoi  il 
s'agissait,  et  que  l'Éternel  visitait  sa  maison. 
Mais  il  ne  savait  pas  aider  les  femmes  au  tra- 
vail terrible  de  la  parturition.  Le  lit  de  l'accou- 
chée est  un  champ  de  bataille.  L'homme  en 
ignore  .le  combat,  et,  dans  les  temps  anciens,  il 
ne  relevait  que  des  matrones.  Le  charpentier 
courut  donc  chez  sa  belle-sœur,  autre  Marie, 
femme  de  Cléophas,  et  mère  des  quatre  futurs 
apôtres  qu'on  a  appelés  les  frères  du  Christ, 
-quoiqu'ils  ne  fussent  que  ses  cousins  germains, 
parce  qu'ils  ont  été  ses  premiers  croyants  et 
prosélytes. 

—  Venez  assister  votre  sœur,  dit-il  à  dame 
Cléophas.  Elle  est  étendue  sur  la  litière  de  nos 
animaux  domestiques,  ^et  je^suis,  comme]eux, 


18  TRENTE-SIX   CONTES 

inhabile  aux  soins  que  commande  une  mise  au 
monde. 

Mais  cette  aînée,  qui  était  biune,  était  jalouse 
de  sa  cadette,  qui  était  blonde,  et  elle  se  refusa, 
sous  un  prétexte,  à  coopérer  à  la  délivrance  de 
la  Vierge-. 

Quant  à  Cléophas,  type  pharisaïque  du  bour- 
geois incrédule  et  railleur,  il  persiflait  sottement 
son  beau-frère  sur  la  survenue  inopinée  d'un  en- 
fant vraiment  surnaturel. 

■ —  Tu  t'y  prends  tard,  à  ton  âge,  compère, 
ricanait-il,  pour  doter  Israël  du  Messie  annoncé 
par  les  prophètes.  - 

Il  ne  croyait  pas  si  bien  dire,  assurément. 

Toujours  est-il  que,  rebuté  par  ses  proches, 
le  vieillard  s'en  alla  quêter  de  porte  en  porte, 
par  le  bourg  endormi,  l'assistance  d'une  femme 
experte  en  accouchements.  Mais  outre  qu'on  le 
savait  trop  pauvre  pour  pouvoir,  même  du 
moindre  présent,  rémunérer  le  service  rendu,  sa 
jeune  femme,  la  charpentière,  toujours  rêveuse, 
loin  des  gens  et  comme  perdue  dans  une  vision 
intérieure,  passait  un  peu  pour  hallucinée,  et  per- 
sonne en  Palestine,  comme  ailleurs,  ne  se  souciait 
d  e  participer  à  une  de  ces  incarnations  du  démon 
qui  jettent  un  poète  par  exemple  ou  quelque 
autre  fou  de  ce  genre  dans  une  société  tranquille. 


DE  TOUTES   LES  COULEURS  19 

Humilié,  découragé,  Joseph  s'en  vint  à  la  fon- 
taine publique,  dont  on  voit  encore  les  vestiges 
sur  la  place  de  Nazareth.  Elle  était,  à  cette 
époque,  abondante  en  eaux  fraîches,  limpides 
et  filtrées  par  la  montagne,  et  toutes  les  ména- 
gères venaient  y  remplir  leurs  urnes  ou  leurs 
outres  qu'elles  emportaient  ensuite,  comme  Re- 
becca,  en  équilibre  sur  la  tête,  avec  de  jolis  ba- 
lancements voluptueux  dont  le  rythme  est  le 
principe  des  danses  orientales.  A  la  chute  du 
jour  seulement,  et  quand  toutes  les  honnêtes 
femmes,  dûment  approvisionnées,  leur  cédaient 
la  place,  les  filles-mères  se  réunissaient  à  la  fon- 
taine et  se  pourvoyaient  à  leur  tour,  presque 
dans  les  ténèbres. 

Et  comme  il  s'abattait,  désolé,  sur  les  degrés 
de  la  fontaine,  ces  filles  juives,  honte  du  bourg, 
s'enquirent  de  son  chagrin.  Joseph  le  leur  ap- 
prit en  soupirant. 

— s.  Ma  jeune  femme  va  mourir  peut-être,  au 
milieu  de  nos  bêtes  fidèles,  faute  d'une  aide 
expérimentée  dans  le  martyre  de  l'accouche- 
ment. Et  son  petit  aussi  mourra,  parce  que  nous 
sommes  pauvres  et  méprisés.  „ 

Alors,  l'une  ^d'elles  se  leva,  chargea  son  outre 
pleine  sur  le  dôme  de  sa  chevelure  et  dit  à  Joseph  : 

—  Marche  devant,  je  te  suis. 


20  TRENTE-SIX  CONTES 

Et 'dans  le  silence  des  rues,^entre  les  portes 
closes,  ils  allèrent,  escortés  de  loin  parles  autres 
filles-mères,  tandis  que  l'étoile  extraordinaire 
venait  au-devant  d'elles  dans  le  ciel  d'ardoise. 

Déjà  les  premiers  chameaux  de  la  caravane 
des  rois  mages  apparaissaient  à  la  cime  des 
monts  Gelboë. 

Thémide  —  c'était  le  nom  de  la  fille-mère  — 
entra  dans  la  maison  du  charpentier.  Elle  vit  la 
Vierge  en  proie  à  la  première  des  sept  douleurs, 
et.  sans  écarter  les  bêtes  bénies  qui  soufflaient 
sur  elle  leur  douce  haleine,  elle  fut  la  sage- 
femme  de  la  reine  des  cieux  et  reçut  dans  ses 
bras  le  Rédempteur. 

Elle  savait. 

Toutes  savaient  aussi,  les  malheureuses,  qui, 
pressées  autour  de  Fétable,  écoutaient  les  cris 
déchirantsjlu  champ  de  bataille  de  la  femme  et 
les  reconnaissaient.  Elles  offraient  à  l'envi  leurs 
tuniques  pour  servir  de  langes  à  l'enfant,  et, 
formant  du  reste  une  couette  moelleuse  sur 
l'établi  de  l'ouvrier,  elles  y  portèrent  bien  dou- 
cement la  mère,  qui  leur  souriait,  pâle  encore 
d'avoir  enfanté  son  dieu. 

■ —  Tu  as  été  bonne  parmi  les  méchantes,  dit- 
elle  jt  Thémide,  prends  mon  Jésus  et  donne-lui 
le  sein  la  première. 


DE   TOUTES   LES   COULEURS  21 

Tel  fut  le  rachat  des  filles-mères  par  le  Ré- 
dempteur. Pendant  qu'il  la  tétait,  il  la  regardait 
de  ce  regard  clément  dont,  plus  tard,  il  devait 
couvrir  Madeleine,  et  c'est  du  lait  qu'elle  lui 
donna  que  vient  leur  privilège  de  souffrir  moins 
que  les  régulières  de  l'amour  dans  le  travail  ter- 
rible de  la  parturition. 

Et,  l'étoile,  s'étant  arrêtée,  les  rois  mages  en- 
trèrent, chargés  d'or  et  de  myrrhe,  dans  Naza- 
reth de  Galilée. 


LE   JUGEMENT   DE   SALOMON 


CONTE    BIBLIQUE 


LE   JUGEMENT   DE   SALOMON 


CONTE    BIBLIQUE 


Tous  les  fabliaux  du  moyen  âge  prêtent  au 
roi  Soliman  Ben  Daoud,  que  nous  appelons  Sa- 
lomon,  un  bouffon  nommé  Marculphe.  Ledit 
Marculphe,  sorte  de  philosophe  paysan,  incarne 
le  bon  sens  populaire  et  il  joue  à  la  cour  du  prince 
oriental  juif  le  rôle  légendaire  du  grand  saint 
Éloi  auprès  du  roi  Dagobert  de  la  chanson. 

Vous  vous  rappelez  assurément  le  jugement 
illustre  qui  fit  de  Salomon  te  type  des  princes 
équitables?  Deux  femmes  s'attribuaient  la  ma- 
ternité d'un  seul  et  même  enfant  et,  l'on  ne  sait 
ni  pourquoi  ni  comment,  elles  semblaient  dire 
vrai  chacune.  Assis  sur  la  dernière  marche  du 
trône,  Marculphe  les  écoutait  se  disputer  le 
môme  sans  mot  dire,  en  tournant  les  pouces. 

3 


2G  TRLNTE-S1X    CONTES 

Là-haut,  dans  sa  chaise  d'or,  et  rendu  presque 
invisible  par  la  nuée  de  pigeons  qui  pullulaient, 
innombrables,  en  son  palais,  le  monarque  des 
monarques  disparaissait  comme  Dieu  même. 
On  ne  voyait  de  lui  que  l'escarboucle  de  son  an- 
neau magique.  Imaginez  un  ver  luisant  dans 
l'herbe  noire.  A  sa  droite,  sur  un  banc  d'oeuvre 
de  douze  .mille  stalles,  les  patriarches  et  les  pro- 
phètes. Autant  de  sages  et  de  docteurs  à  sa 
gauche.  Des  lits  de  justice  comme  celui-là  on 
n'en  voit  plus  depuis  bien  des  années! 

Tout  à  coup,  au  milieu  des  criailleries  des  ceux 
mères,  une  voix  a  retenti  comme  le  bronze. 
«  Assez  »,  ordonne-t-elle.  C'est  Assaf,  le  grand- 
vizir,  porte-parole  de  l'Infaillible  obscur.  Et, 
dans  le  silence,  la  voix  formule  l'arrêt  immortel 
qui  a  fondé  la  jurisprudence  humaine  :  «  Que 
l'on  coupe  l'enfant  en  deux.  » 

Mais,  de  père  en  fils,  vous  vous  répétez  la 
suite,  et  dans  les  palais  et  dans  les  chaumières. 
L'une  des  deux  femmes  a  poussé  un  cri  terrible 
comme  un  rugissement  de  lionne.  L'autre,  im- 
mobile et  muette,  regarde,  dans  sa  cuirasse  ar- 
gentée, le  jeune  soldat,~athlétique  et  superbe, 
qui  tient  déjà  l'enfant  pendu  par  le  pied,  la  tète 
en  bas.  Assaf,  au  nom  du  roi,  le  décerne  à  la 
lionne.  Voilà  la  mère! 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  27 

Les  prophètes  et  docteurs  se  prosternent,  les 
pigeons  s'envolent  sur  Jérusalem,  et  l'anneau 
magique  s'éteint  au  doigt  replié  du  justicier. 

Or,  le  lendemain,  Soliman  ben  Daoud,  qui 
en  ce  temps-là  faisait  construire,  s'en  fut  visiter 
ses  ouvriers.  Vous  savez  que  c'était  des  djinns 
et  qu'ils  étaient  cent  mille  occupés  à  l'édification 
du  Temple?  Le  mur  qui  seul  aujourd'hui  en  de- 
meure debout  ne  peut  vous  suggérer  qu'une 
idée  confuse  de  ce  monument  merveilleux  où  de 
simples  hommes  comme  vous  et  moi  auraient 
perdu  leurs  peines.  Aussi  F  enchanteur  y  em- 
pioyait-il  les  petits  génies  intermédiaires  soumis 
à  sa  puissance  universelle.  Ils  le  voyaient  ar- 
river à  l' improviste  et  sans  autre  véhicule  que 
le  vent,  dont  il  avait  aussi  l'usage,  car  il  est 
avéré  qu'il  l'attelait  à  sa  guise  et  bien  avant  tous 
les  Wilbur  Wright  de  la  science  attardée. 

Mais  ce  jour-là,  pour  faire  plaisir  à  Mar- 
culphe,  il  se  rendit  aux  chantiers  sur  ses  jambes 
à  travers  les  rues  ombragées  de  cyprès  de  sa 
bonne  capitale. 

—  Ça  te  fera  du  bien  de  marcher  un  peu.  lui 
disait  le  bouffon.  Tu  ne  touches  plus  assez  sou- 
vent terre,  et,  à  force  de  divinité,  le  sens  de  la 
pauvre  humanité  t'échappe. 

—  Que  signifient  de  telles  paroles? 


-28  TRENTE-SIX   CONTES 

—  A  chaque  jour  son  pain,  à  chaque  heure  sa 
leçon.  C'est  par  miettes  que  le  Seigneur  nourrit 
les  hecs  de  sa  volaille. 

— ■  Allons  voir,  fit  Salomon.  décharger  les 
splendides  navires  sur  lesquels  la  reine  de  Saba 
m'envoie,  de  son  Afrique  parfumée,  les  bois  odo- 
rants et  colorés  dont  je  veux  charpenter  mon 
Temple. 

—  Non.  sire,  perdons-nous  incognito  dans 
Solyme  et  mêlons-nous  au  peuple  de  Dieu. 

Et  le  roi  obéit,  parce  que  les  fous,  en  Orient 
comme  ailleurs  peut-être,  ne  sont  que  des  sages 
retournés  et  qui  ont  tout  bonnement  l'esprit 
placé  à  l'envers. 

En  ce  temps-là.  sous  ce  règne  béni,  les  enfants 
surabondaient  en  Judée,  mais,  dans  la  cité 
sainte,  ils  dépassaient  en  nombre  celui  même  des 
pigeons  sacrés.  Il  y  en  avait  dans  toutes  les  rues, 
au  seuil  de  toutes  les  portes,  dans  les  cyprès  et 
sous  les  charrettes.  Il  en  jouait  jusque  dans  les 
cimetières.  Salomon  et  Marculphe  étaient  envi- 
ronnés de  marmaille  à  ne  plus  pouvoir  avancer, 
de  telle  sorte  que  le  bouffon  les  écartait,  de-ci 
de-là.  par  une  poussée  d'ailleurs  préméditée. 
Alors  une  femme  s'élançait  pour  venir  en  aide 
au  petit  et  invectivait  le  brutal  qui,  pour  toute 
excuse,  éclatait  de  rire. 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  29 

—  Dis-moi,  Ben  Daoud,  demandait-il  à  son 
royal  compagnon,  cette  femme  accourue  au  se- 
cours de  cet  enfant  meurtri  est-elle  sa  mère,  sa 
tante,  sa  sœur  ou  sa  cousine? 

—  Comment  veux-tu,  mauvais. drôle,  que  je 
le  sache?  Toute  femme  ferait  d'instinct  comme 
elle.  Son  geste  est  celui  du  sexe  même,  créé  pour 
la  protection  de  l'enfance. 

—  Sans  doute,  mais  il  y  a  le  cri!  Les  cris 
viennent  de  l'âme.  C'est  l'amour  qui  les  nuance. 
Penses-tu  qu;il  s'exprime  au  même  degré  de 
douleur  chez  une  voisine,  par  exempte,  que  chez 
une  parente  naturelle  ou  adoptive  de  l'enfant 
malmené  ? 

—  Je  le  pense,  en  effet. 

—  Il  n'y  aurait  donc  qu'une  femme  et  qu'un 
enfant  sur  la  terre  si  tout  enfant  l'est  pour  une 
femme  et  toute  femme  pour  un  enfant? 

—  Où  veux-tu  en  venir,  bateleur  diabo- 
lique, et  que  ressort-il  de  tes  subtilités  phari- 
saïques  ? 

—  Téméraire  qui  juge!  fit  sententieusement 
Marculphe  en  érigeant  l'auriculaire  à  la  façon 
des  divinateurs  subtils. 

Et  comme  il  donnait  ainsi  à  entendre  que 
l'Infaillible  s'était,  même  l'anneau  magique  au 
doigt,  trompé  dans  le  procès  des  deux  mères,  le 

3. 


30  TRENTE-SIX  CONTES 

roi  entra  en  furieuse  colère  et  il  menaça  son  fou 
de  lapidation  exemplaire  et  publique. 

—  J'ai  mille  femmes,  épouses  ou  concubines, 
clamait-il,  et  toutes  m'ont  donné  un  ou  plu- 
sieurs enfants.  J'ai  écrit  1'  «  Ecclésiaste  »  où 
toute  philosophie  se  condense  et  j'ai  chanté  le 
«  Cantique  des  cantiques  »  où  sont  dévoilés  tous 
les  mystères  de  l'éternel  féminin,  et  tu  veux 
que  moi,  Salomon,  j'aie  mal  discerné  la  vraie 
mère  de  la  fausse  et  rendu  l'enfant  à  celle  qui  ne 
l'a  vraiment  pas  mis  au  monde?  Tu  mourras  de 
ma  main  si  tu  ne  te  rétractes  pas! 

■ —  Marchons  toujours,  ricana  le  bouffon,  le 
principal  est  que  le  petit  n'ait  pas  été  fendu  en 
deux  par  le  sabre  du  soldat,  car  ton  erreur  serait 
irréparable. 

Et  Salomon  le  suivit  encore. 

Au  bout  ce  cent  pas,  ils  arrivèrent  à  une  ruelle 
terminée  en  cul-de-sac,  et  formant  une  petite 
place  ombragée  d'oliviers,  où  deux  maisons 
basses  s'ouvraient  en  vis-à-vis.  Dans  celle  qui 
était  au  nord  il  y  avait  une  femme  assise  sur  les 
genoux  du  beau,  jeune  et  athlétique  soldat  de 
l'audience.  Elle  se  défendait  faiblement  de  ses 
baisers  et,  de  ses  cheveux  dénoués,  elle  lui  fouet- 
tait en  riant  le  visage. 

—  Regarde,  fit  Marculphe! 


DE   TOUTES    LES    COULEURS  31 

—  Je  la  reconnais,  dit  le  roi,  c'est  la  fausse 
mère,  celle  qui  n'a  pas  bougé  quand  j'ai  ordonné 
qu'on  divisât  reniant  par  le  sabre. 

—  Retourne-toi.  Qui  est  cette  femme,  dans 
la  maison  du  sud,  qui  va,  vient  et  s'active,  sans 
perdre  de  vue  le  joli  petit  juif  blond  et  rose  que 
tu  lui  as  attribué? 

—  C'est  la  vraie  mère. 

—  Tu  en  es  sûr,  Œil-de-Dieu? 

—  De  plus  en  plus,  vile  limace,  et  je  n  en  sais 
même  pas  dans  mon  royaume  d'aussi  tendre  et 
maternelle. 

■ —  Elle  n'est  pourtant  que  la  nourrice,  jeta 
triomphalement  Marculphe,  et  il  en  exhiba  la 
preuve  écrite,  qu'il  avait  relevée  sur  les  livres 
du  cens. 

Salomon  repoussa  le  papier  sans  le  lire  : 

—  Je  le  savais,  dit-il,  par  mon  anneau.  Où 
vois-tu  que  j'aie  mal  jugé? 


LE   TRÉSOR   DE    TURENNE 


CONTE    HISTORIQUE 


LE  TRESOR  DE  TURENNE 


CONTE     HISTORIQUE 


Henri  de  La  Tou;*  d'Auvergne,  vicomte  de 
Turenne,  plus  connu  sous  le  nom  de  Turenne 
tout  court,  ne  voulut  jamais  se  marier.  Nombre 
d'historiens  font  honneur  de  cette  résolution  à 
son  amour  pour  la  duchesse  de  Longueville. 
cette  Diane  de  la  Fronde,  qui  lui  épargna  au 
moins  cette  sottise.  Il  en  résulta  qu'à  sa  mort, 
tant  pleurée  par  Mme  de  Sévigné  et  les  hon- 
nêtes gens  de  son  temps,  l'illustre  homme  de 
guerre  ne  laissa  d'autre  héritier  de  >  ses  biens 
que  son  neveu,  Théodore  de  Bouillon,  soit  le 
fils  du  prince  de  Bouillon,  son  frère. 

Ledit  Théodore,   quoique   cardinal   à  vingt- 
sept  ans,  était  — ce  n'est  pas  moi  qui  l'invente 


36  TRENTE-SIX   CONTES 

—  un  débauché  de  mœurs  abominables,  et,  tran- 
chons le  mot,  une  parfaite  canaille.  Aussi,  la 
succession  ouverte,  ne  voulut-il  jamais  croire 
que  son  oncle,  après  tant  de  campagnes  victo- 
rieuses, ne  laissât  pour  toute  fortune  que  sa 
gloire,  son  nom,  son  épée  et  pas  un  pauvre  ma- 
ravédis  d'Espagne. 

Il  en  était  ainsi  cependant,  à  dire  précis  de 
notaires.  Fort  belle  âme,  le  princier  prélat  ima- 
gina donc  que  Turenne  avait  caché  quelque 
part  le  trésor  immense  qu'il  lui  supposait,  et 
pour  connaître  le  lieu  de  la  cachette,  il  s'en  vint 
trouver  la  Voisin,  fameuse  sorcière  du  temps, 
qui,  à  quelques  années  de  là,  devait  être. brûlée 
en  place  de  Grève,  à  titre  avéré  d'empoison- 
neuse. Elle  battait  alors  le  plein  de  sa  vogue.  Il 
n'était  grande  dame  ni  haut  seigneur  de  la  cour 
à  Versailles,  qui  ne  hantât,  au  Marais,  l'antre  de 
la  sibylle,  et  Monsieur  lui-même,  frère  du  roi 
très  chrétien,  avait  eu  d'elle  des  révélations  à 
dresser  les  perruques  sur  la  tête. 

Théodore  de  Bouillon  y  alla  donc  à  son  tour, 
mais  dûment  déguisé,  pour  l'honneur  des  appa- 
rences. 

—  Madame,  dit  Rose,  la  camériste  de  la 
Voisin,  à  sa  maîtresse,  il  y  a  dans  l'antichambre 
un  jeune  Savoyard,  fort  déguenillé,  qui  prétend 


DE  TOUTES   LES   COULEURS  37 

être  reçu  avant  Madame  de  Soissons  et  le  maré- 
chal de  Luxembourg  lui-même. 

—  Il  a  raison,  introduisez-le  immédiatement. 
Et  courant  à  sa  rencontre  : 

—  Monseigneur,    Votre    Éminence   est   chez 

elle. 

Déjà  frappé  de  cette  divination,  le  faux  Sa- 
voyard formula  sa  requête.  Rien  que  par  la  dé- 
vastation du  Palatinat,  son  oncle  avait  dû  pré- 
lever des  sommes  énormes  sur  les  taxes  de 
guerre  et  les  rançons.  Et  il  y  avait  encore  les 
pierreries,  les  pièces  d'art,  les  vaisselles  d'or, 
toute  la  menuaille  dont  les  princes  vaincus  ont 
coutume  d'acheter  la  clémence  des  vainqueurs. 
Or  on  ne  retrouvait  rien,  et  nulle  part.  Le  fatal 
boulet  de  canon  qui  l'avait  emporté  à  Salzbach 
avait-il  donc  scellé  à  jamais  le  secret  du  trésor 
de  Turenne? 

—  Je  n'ai  même  pas  à  consulter  le  tarot,  fit 
la  devineresse,  je  sais!  Là  où  il  n'y  a  rien,  l'Eglise 
elle-même  perd  ses  droits.  Or  il  n'y  a  rien.  Le 
maréchal  est  mort  plus  pauvre  que  le  dernier 
de  ses  lansquenets. 

—  Permettez-moi  d'être  absolument  certain 
du  contraire.  Le  trésor  existe,  son  emplacement 
seul_échappe  à  mes  recherches.  Me  laisserez- 
vous  en  confier  la  découverte  à  M.  de  la  Reynie, 

4 


38  TRENTE-SIX   CONTES 

l'intendant  de  la  police,  et  perdrez-vous  de 
gaieté  de  cœur  les  cinquante  mille  livres  qui  en 
sont  le  prix  de  recompense? 

La  Voisin  était  fine  mouche  et  elle  aimait 
l'argent  à  en  mourir. 

—  Il  y  a  bien  un  moyen,  glissa-t-elle,  mais, 
prince  de  Rome  et  de  l'orthodoxie,  vous  allu- 
meriez vous-même  mon  bûcher,  rien  que  pour 
sauver  mon  âme! 

—  Il  y  a  temps  pour  tout.  Quel  est  le  moyen, 
diabolique  ou  non? 

—  Eh  bien,  monseigneur,  c'est  d'avoir  le  sé- 
same de  la  cachette  de  la  bouche  même  de  votre 
oncle. 

—  Mais  il  est  mort,  et  il  dort  le  dernier  som- 
meil dans  la  crypte  de  Saint-Denis,  entre  les 
rois  de  France,  sous  la  dalle  de  marbre. 

—  Je  n'ai  donc  rien  dit,  conclut  la  sorcière  en 
se  levant  pour  reconduire  le  visiteur. 

—  Quoi,  dans  la  basilique,  madame,  une  pro- 
fanation doublée  d'un  viol  de  sépulture,  moi, 
cardinal  et  de  la  lignée  de  Bouillon  1 

—  A  votre  service. 

■ —  Et  mon  oncle  reviendra?  Vous  le  garan- 
tissez? 

—  Je  n'accepte  Te  salaire  qu'après  le  travail, 
tel  est  v<Jtre  gage. 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  39 

Il  fut  donc  convenu  que  l'on  se  rendrait  à 
Saint-Denis,  sous  couleur  de  passer  la  nuit  à 
prier  sur  la  tombe  du  héros,  et  le  jour  de  cette 
veillée  pieuse  fut  fixé  au  vendredi  suivant  qui 
fatidiquement  tombait  un  treize.  Dans  l'inter- 
valle, la  Voisin  eut  diverses  entrevues  secrètes 
avec  le  sacristain  de  la  cathédrale,  dont  la  com- 
plicité était  nécessaire  comme  gardien  de  l'ab- 
baye. 

A  l'heure  dite,  le  cardinal  se  trouva  au  rendez - 
vous,  accompagné  de  l'abbé  de  Choisy,  autre 
personnage  équivoque,  et  d'un  capitaine  au  ré- 
giment de  Champagne,  armé  contre  les  em- 
bûches, à  toute  chance.  Conduits  par  le  bedeau 
à  la  crypte,  ils  s'arrêtèrent  devant  le  tombeau 
de  Turenne  déjà  disposé  en  table  de  messe  noire 
et  éclairé  de  torches  renversées.  La  sorcière  les  y 
attendait  en  robe  écarlate,  plus  qu'à  demi 
décolletée  et  tenant  à  la  main  un  crucifix  san- 
glant, dont  elle  maintenait  l'icpne  la  tête  en 
bas,  selon  le  rite  satanique.  Entre  six  cierges  de 
cire  noire,  deux  officiants,  la  chasuble  à  l'en- 
vers, se  préparaient  à  célébrer  l'office  du  diable 
qui  doit  commencer  par  Vite  missa  est  et  s'ache- 
ver sur  Y  Introït.  Cette  messe  sacrilège  était 
servie  par  le  nègre  de  la  Voisin  et  par  Rose,  sa 
camériste,  tous  deux  initiés  aux  choses  d«  la 


40  TRENTE-SIX   CONTES 

kabbale.  Debout  sur  la  dalle,  comme  sur  un 
autel,  la  magicienne  donna  le  signal  du  sacrifice, 
et  par  une  coïncidence  extraordinaire,  un  orage 
de  la  plus  extrême  violence  s'étant  abattu  dans 
Saint-Denis,  comme  sur  commande,  la  tour  de 
l'abbaye,  ébranlée,  se  prit  à  gémir  jusque  dans 
ses  œuvres  basses.  Si  l'abbé  de  Choisy  eût  bien 
voulu  être  à  Choisy  et.  le  capitaine  en  Cham- 
pagne, rien  sur  le  visage  du  neveu  de-Turenne  ne 
rappelait  le  sang-froid  de  l'oncle  dans  les  com- 
bats. La  sorcière  était  bien  servie  par  la  nature, 
et  le  client  tremblait  de  tous  ses  membres. 

Elle  l'avait  prévenu  que  le  prodige  aurait  lieu 
au  moment  de  l'élévation  contre- eucharistique, 
c'est-à-dire  lorsque  sur  le  ciboire  renversé,  l'offi- 
ciant principal  dresserait  l'hostie  noire  pour 
l'incarnation  du  dieu  des  ténèbres,  et  elle  lui 
avait  enseigné  la  formule  de  l'incantation  : 

—  Henri  de  La  Tour  d'Auvergne,  vicomte  de 
Turenne,  où  est  votre  trésor?  Répondez. 

Il  devait  le  dire  trois  fois.  A  la  première  en 
effet,  il  n'obtint  pas  de  réponse.  La  crypte  était 
fouettée  d'éclairs,  et  dans  la  nef,  au-dessus 
d'eux,  il  semblait  que  le  vent  fût  enfermé  comme 
dans  l'outre  d'Éole.  A  la  deuxième  évocation, 
une  voix  souterraine  se  fit  entendre  : 

—  Je  viens,  gronda-t-elle. 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  41 

Et  d'après  la  déposition  de  Rose,  la  carrié- 
riste, au  procès  de  la  Voisin,  à  la  Chambre  de 
l'Arsenal,  voici  ce  qui  se  passa  au  troisième 
appel  : 

—  Henri  de  La  Tour  d'Auvergne,  vicomte  de 
Turenne,  où  est  votre  trésor? 

—  Le  voici!  fit  la  voix. 

Et  la  dalle  se  souleva.  Puis,  comme  Jeté  dans 
les  rangs  ennemis,  le  bâton  de  maréchal  de 
l'oncle  roula  aux  pieds  du  neveu,  son  indigne 
héritier. 


4, 


LES   DEUX   COQS 


CONTE    SUISSE 


LES   DEUX  COQS 


CONTE    SUISSE 


L'âme  pastorale  suisse  ne  s'exerce  et  ne  se 
berce  que  sur  peu  de  légendes,  selon  ce  que  j'en 
sais,  du  moins,  car  je  n'en  connais  pas  de  flori- 
lège. Celle  de  Guillaume  Tell,  très  belle  d'ail- 
leurs, paraît  lui  suffire. 

En  voici  une  pourtant  que  l'on  conte  aux 
bords  du  lac  des  Quatre-Cantons  et  qui  eût  mé- 
rité les  pipeaux  de  Gesner. 
.  Dans  les  premières  années  du  siècle  qua- 
torzième, lorsque  les  huit  cantons  héroïques, 
délivrés  du  joug  de  l'Autriche  par  la  victoire  de 
Morgarten,  procédèrent  à  la  création  de  l'unité 
helvétique  par  ce  système  de  fédération  qui  dure 
encore,  deux  de  ces  cantons,  Uri  et  Glaris,  se 


46  TRENTE-SIX   CONTES 

trouvèrent  divisés  sur  une  question  de  limites. 
Le  bornage  entre  eux  était  indécis.  Question 
grave  et  pleine  de  litiges  chez  les  paysans  de 
tous  pays,  surtout  de  ceux  où  l'on  vit  d'élevage, 
par  conséquent  de  pâture ges. 

Comme  à  cette  époque  aucun  dissentiment 
religieux  n'envenimait  les  querelles  de  clochers, 
dont  toutes  les  cloches  sonnaient  encore  à  la 
foi  romaine,  les  Urinois  et  les  Glaronais,  qui 
venaient  d'ailleurs  de  fraterniser  sur  le  champ 
de  bataille,  eurent  tôt  fait  de  s'entendre  à 
l'amiable  et  ils  décidèrent  que  la  frontière  com- 
mune serait  commise  à  une  joute. 

Les  vieux  sages  bibliques,  les  anciens  des 
deux  cantons  résolurent  de  s'en  remettre  pour1 
le  bornage  à  l'éventualité  d'une  course  athlé- 
tique. Du  creux  central  des  mêmes  vallées,  les 
deux  meilleurs  coureurs,  élus  comme  tels  par 
leurs  compatriotes,  s'élanceraient  inversement 
vers  les  territoires  adverses  et,  au  lieu  où  ils  se 
croiseraient,  la  pierre  limitrophe  serait  posée  et 
scellée  pour  la  durée  de  la  République. 

Comme  ils  étaient  les  plus  beaux  archers  de 
leurs  «  patelins  »,  Mathias  et  Heinrick  en  étaient 
aussi  les  premiers  coureurs.  Ils  se  trouvaient 
donc  en  présence,  et  comme  il  retournait,  en 
sus  de  la  gloire,  de  s'arracher  Fridoline,  la  plus 


DE   TOl'TES   LES   COULEUllS  47 

jolie  fille  des  deux  cantons,  vous  pensez  s'ils 
s'entraînèrent  et  de  quels  souliers  ils  se  munirent  ! 
Ceux  de  Mercure,  en  comparaison,  ne  sont  que 
des  galoches.  En  outre,  et  pendant  les  dix  jours 
qui  les  séparaient  de  la  Saint-Georges,  jour  de 
l'épreuve,  ils  s'astreignirent  à  des  régimes  d'as- 
cètes. Fridoline  leur  broda  des  sangles  de  cuir, 
car  elle  ne  les  préférait  pas  l'un  à  l'autre.  Elle 
était  Suissesse  et  elle  n'attendait  son  bonheur- 
aléatoire  que  de  la  volonté  du  Tout -Puissant. 
Mathias  était  brun,  Heinrick  était  blond,  et 
c'était  à  cette  différence  qu'elle  les  distinguait 
dans  ses  rêves. 

En  ce  temps-là,  bien  avant  Calvin,  Zwingle 
et  Œcolampade,  réformateurs  peu  gais,  il  faut 
le  reconnaître,  les  braves  Helvètes  n'en  lais- 
saient point  leur  part  au  festin  de  la  malice.  Les 
patriarches  de  l'Uri  avaient  des  conseils  facé- 
tieux dans  leurs  maisons  municipales  et,  sans 
aller  jusqu'à  la  charge  d'atelier,  qui  est  de  dé- 
couverte récente,  les  patriarches  de  Glaris  en 
risquaient  de  même  d'assez  bonnes.  Il  avait  été 
entendu  de  part  et  d'autre  que  le  signal  du  dé- 
part des  coureurs  serait  donné,  ici  et  là,  par  le 
chant  auroral  du  coq,  animal  spécialement  créé 
pour  régler  les  horloges,  de  telle  sorte  qu'on 
était  sûr  qu' Heinrick  partirait  en  même  temps 


48  TRENTE-SIX   CONTES 

que  Mathias  et  Mathias  qu'Heinrick,  loyale- 
ment. 

Mais  la  veille,  pendant  la  nuit,  les  Ulysses  de 
Glaris,  ayant  chambré  leur  coq,  le  gavèrent 
comme  dix  coqs  de  grain,  de  vers  et  de  pâtée. 
«  Il  sera  si  fort  et  si  plein  de  bien-être,  pensaient- 
ils,  qu'il  n'attendra  pas  F  aube  pour  réveiller  ses 
poules  et  leur  mener  causette.  »  Etait-ce  de 
bonne  guerre?  Je  vous  laisse  à  en  juger. 

Il  est  vrai  que,  de  leur  côté,  les  diplomates  de 
i'Uri,  tablant  sur  un  raisonnement  contraire, 
avaient  imposé  à  leur  chanteclair  un  jeûne  de 
quarante-huit  heures.  «  Il  aura  si  faim,  présa- 
geaient-ils, qu'il  devancera  certainement  l'heure 
où  Tlris  déploie  son  écharpe  rose,  et  qui  sait  si 
notre  Heinrick  ne  gagnera  pas  de  la  sorte  une 
bonne  heure  sur  son  concurrent.  »  Mon  opinion 
sur  ce  calcul  ne  saurait  être  que  la  vôtre. 

Il  advint  que  l'histoire  naturelle  couronna  le 
dernier  de  ces  machiavélismes.  Le  coq  à  jeun 
chanta  presque  au  milieu  de  la  nuit,  et  l'autre 
digérait  encore  que  déjà  le  champion  urinois 
avait  franchi  le  col,  passé  le  gave  et  descendait 
sur  le  versant  glaronais,  tel  un  ruisseau  léger 
qui  coule  sans  obstacle. 

Un  quart  d'heure  de  plus,  Glaris  était  à  ja- 
mais sans  bornage  et  des  huit  cantons  héroïques 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  49 

qui  avaient,  du  sang  de  leurs  enfants,  acheté  la 
liberté  à  Morgarten,  il  n'en  restait  plus  que  sept 
à  l'histoire  peut-être  et  certainement  à  la  géo- 
graphie. 

Heinrick,  plus  qu'à  demi  vainqueur,  et  cer- 
tain désormais  de  l'être  tout  à  fait,  s'était  assis 
au  pied  de  la  montagne,  d'abord  pour  songer  à 
Fridoline  et  ensuite  pour  renoueri'un  des  lacets 
de  ses  souliers  délacé  par  les  ronces,  lorsque 
pareil  au  vent  du  sud  qui  souffle  au  Grutli  et 
qu'on  nomme  en  Suisse  «  le  fœn  »,  il  vit  Mathias 
dévaler  dans  un  nuage  pulvérulent  qu'irisaient 
les  premiers  feux  du  petit  jour,  et  comme  il  était 
déchaussé  d'un  pied,  il  courut  sur  F  autre  au- 
devant  de  son  rival.  La  stupeur  de  celui-ci  était 
indicible  et  elle  se  mua  en  désespoir. 

—  Jure  moi  que  tu  n'as  pas  usé  de  quelque 
sorcellerie.  Ou  bien  tu  es  parti  devant  que  le 
coq  n'ait  chanté. 

—  Non,  disait  l'autre,  mais  les  coqs  de  l'Uri 
sonnent  le  travail  à  l'homme  avant  ceux  de 
Glaris. 

Et  Mathias  se  désola.  La  borne  posée  là,  au 
pied  de  la  montagne,  point  de  la  rencontre, 
c'était  le  tiers  de  Glaris  englobé  par  Uri  avec  les 
pâturages. 

—  J'en  mourrai,   pleurait-il.  Écoute,    Hein- 

5 


50  TRENTE-SIX   CONTES 

rick.  tu  sais  si  j'aime  Fridoline?  Mais  je  suis 
Helvète  et  j'aime  encore  plus  mon  pays.  Consens 
à  reculer  jusqu'au  sommet  de  la  montagne  seule- 
ment, où  du  moins  la  limite  des  cantons  sera 
fixée  à  la  cime  argentée  d'où  on  les  découvre 
tous  les  deux  comme  des  Ghanaans.  Et  tu  pren- 
dras la  fille  comme  récompense. 

Tous  les  vrais  Suisses  sont  honnêtes,  c'est  à 
cela  qu'on  les  reconnaît.  Heinrick  n'avait  pas 
la  conscience  tranquille  du  subterfuge  employé 
par  les  sages  d'Uri  et  le  coup  du  coq  affamé  lui 
déflorait  un  peu  sa  victoire.  En  outre,  il  était 
déchaussé  d'un  pied,  et  c'était  un  désavantage 
dans  ce  sentier  muletier,  plein  de  cailloux 
pointus  et  croulants,  où  il  devait  s'engager 
encore. 

—  C'est  bien,  fit-il.  je  te  rends  le  terrain  gagné 
jusqu'à  la  cime  d'argent  de  la  montagne,  qui 
est,  en  effet,  la  borne  naturelle  des  deux  Gha- 
naans, puisque,  de  là,  nous  voyons  chacun  la 
maison  de  notre  père,  et  la  belle  plaine  de  Mor- 
garten.  Mais  c'est  à  une  condition  :  tu  me  por- 
teras sur  ton  dos  jusqu'à  ladite  cime,  sans  me 
laisser  choir  dans  les  précipices  et  en  chantant 
le  ranz  des  vaches. 

Et  ainsi  fut  fait,  dit  la  légende.  Deux  fortes 
voix    fraternelles,     décuplées    par    les    échos, 


DE   TOUTES   LES    COULEURS  5 

avaient  entonné  le  fameux  psean  des  Helvètes  : 
«  Le  z'armailli^lei  Golombetté  »,  et  l'on  vit,  l'un 
sur  les  épaules  de  l'autre,  les  amoureux  de  Fri- 
doline  escalader  le  flanc  perdu  et  reconquis  de 
la  montagne. 

Quant  à  la  jeune  fille,  on  prétend  à  Uri  qu'elle 
épousa  le  blond  Heinrick,  et  à  Glaris  qu'elle  se 
maria  avec  le  brun  Mathias,  mais  les  deux  can- 
tons sont  d'accord  pour  jurer  qu'elle  les  aima 
également  et  continua  jusqu'à  sa  mort  à  ne  les 
préférer  ni  l'un  ni  l'autre.  C'est  ainsi  que  fut 
réglé  le  bornage  d'Uri  et  de  Glaris  au  quator- 
zième. Chantons. 


RAMOUKI 
LE   CASSEUR   DE    PIERRES 


CONTE    JAPONAIS 


5. 


RAMOUKI   LE   CASSEUR   DE   PIERRES 


CONTE    JAPONAIS 


Un  bonze  japonais,  fcoudhiste,  m'a  conté  la 
jolie  légende  que  voici.  Elle  pourrait  servir  de 
thème  à  une  féerie,  si  les  féeries  n'étaient  pas, 
loi  du  genre,  à  base  d'ineptie  térébrante. 

C'était  sur  la  route  qui,  de  Yokohama  con- 
duit, sous  une  voûte  de  cèdres,  au  sanctuaire 
de  Kamakoura.  Elle  est  soigneusement  entre- 
tenue à  cause  des  pèlerins  qui  la  battent  sans 
cesse,  et  bordée  de  maisons  de  thé  toujours  fleu- 
ries. Les  Japonais  passent  la  moitié  de  leur  vie 
à  visiter  leurs  dieux  et  à  jeter  sur  leurs  icônes 
de  petites  pierres  qui  doivent  y  rester  çn  équi- 
libre, ces  ricochets  sont  leurs  prières,  si  elles 
sont  exaucées. 

L'un  des  tas  où  ils  s'approvisionnaient   de 


56  TRENTE-SIX   CONTES 

ces  munitions  pieuses  était  «  tenu  »,  si  j'ose  m' ex- 
primer ainsi,  par  un  habile  casseur  appelé  Ra- 
mouki,  qui  les  cassait  admirablement.  De  son 
petit  marteau  il  leur  donnait  des  formes  de  pa- 
lets arrondis  et  légers  qui  se  posaient  tout 
seuls,  comme  des  oiseaux  sur  la  tête  de  l'idole 
vénérée,  et  y  restaient.  De  là  des  «  tas  »  de  fa- 
veurs divines  pour  les  fidèles. 

Or,  Ramouki  n'était  pas  content  de  son  sort. 
C'était  un  grinchu,  le  brave  Ramouki,  et  quoi- 
qu'il eût  de  son  poste  et  de  son  négoce  sa  bonne 
mesure  de  riz  quotidien,  il  trouvait  le  monde 
mal  fait  et  les  parts  inégales.  Un  jour  qu'il 
prenait  son  thé  de  cantine  dans  une  des  maison- 
nettes hospitalières  de  la  route,  il  vit  passer 
dans  sa  chaise  de  voyage  un  riche  bourgeois 
corpulent  emporté  par  deux  jeunes  djinrikis, 
véloces  comme  le  vent  de  tempête,  et  il  rêva 
d'être  ce  bourgeois,  habillé  de  pierreries  son- 
nantes et  prismatiques, 

—  Il  n'en  tient  qu'à  toi,  lui  dit  en  riant  la 
jolie  fille  qui  le  servait.  Jette  des  pierres  à  notre 
Bouddha  du  bois  de  lataniers  voisin,  il  est  le 
dieu  des  vœux  accomplis,  il  exaucera  le  tien 
si  tu  lui  empiles  six  palets  dans  la  paume  de 
la  main,  qu'il  tend  éternellement  ouverte  aux 
plus  humbles  offrandes.* 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  57 

Ce  qu'elle  en  disait  n'était  que  pour  le  railler, 
mais  il  la  prit  au  mot,  et  étant  allé  au  bois 
sacré,  il  parvint  à  caser,  à  la  distance  requise, 
s'x  pierres  plates  et  rondes,  dans  la  dextre  du 
dieu  des  vœux  accomplis.  Et  Ramouki  fut 
transforme  en  bourgeois  opulent,  et  pansu,  dit 
la  légende. 

Il  jouissait  à  peine  de  cette  incarnation 
extraordinaire,  devant  laquelle  la  mousmé 
s'était  enfuie,  les  cheveux  dénoués  par  la  ter- 
reur, qu'un  peloton  de  la  garde  impériale  du 
mikado  apparut  dans  la  poussière.  On  ne  sait 
pas  où  il  allait,  le  puissant  mikado,  mais  il  y 
allait  au  quadruple  galop  des  chevaux  de  son 
palanquin  d'or,  invisible  et  sacré,  comme  il 
sied  à  un  roi  de  la  race  céleste  et  surhumaine. 
De  telle  sorte  que  F  avant-garde,  balayant  la 
route,  bouscula,  renversa  et  foula  Ramouki, 
qui  n'échappa  que  par  prodige  à  la  ruée  des 
cavaliers. 

—  Ah!  s'écria-t-il,  les  quatre  fers  en  l'air, 
être  le  mikado!... 

Et  il  le  fut  instantanément.  Ce  fut  lui  qui, 
dans  le  palanquin  d'or,  voilé  à  tous  les  regards, 
continua  le  voyage  furieux  à  travers  les  fronts 
prosternés. 

Mais  voici  que  par  les  fentes  de  la  caisse  de 


H  TRENTE-SIX   COUTES 

soie  et  de  pourpre,  le  Fusi-Yama,  la  montagne 
adorable  et  adorée  du  Japon,  dessina  sa  pyra- 
mide rose,  vers  laquelle  tout  poète  soupire. 

—  Qu'y  a-t-il  de  plus  beau  que  d'être  mikado, 
pensait  Ramouki,  sinon  d'être  le  Fusi-Yama? 

Et  il  devint  le  Fusi-Yama  lui-même,  en  un 
clin  d'oeil. 

Quand  il  fut  le  Fusi-Yama,  le  casseur  de 
pierres  se  sentit  le  centre  incandescent  d'une 
chaleur  épouvantable.  On  était  au  plein  d'un 
été  torride,  et  le  soleil  lui  dardait  sur  la  cime 
et  sur  les  versants  les  cent  mille  brasiers  dont 
se  compose  son  incendie.  Le  Japon  se  calcinait 
à  ses  pieds.  Les  rizières  grillaient.  Les  torrents 
s'écaillaient.  La  mer,  une  cuve  de  plomb  fonda. 
Les  Nippons  tombaient  comme  des  mouches. 
Une  malédiction  infinie  lui  montait  à  travers 
les  forêts  sans  verdure,  et  comme  un  nuage 
accourait  dans  le  firmament,  pareil  à  une 
étoupée  d'ouate,  le  bon  Ramouki  désolé  voulut 
être  cette  blanche  nuée  salutaire.  Cette  fois 
encore  le  dieu  des  vœux  accomplis  fit  honneur 
^  sa  prière,  et  le  sempiternel  mécontent  vola 
dans  l'espace  sous  cette  forme  aérienne  et  inter- 
cepta le  soleil  meurtrier. 

Or,  cette  nuée,  qui  paraissait  petite  à  l'ho- 
rizon, était  immense  et  faisait  ni  plus  ni  moins 


DE  TOUTES   LES   COULEURS  59 

te  tour  de  la  terre.  Elle  contenait  à  elle  seule 
tout  un -déluge,  mais  un  déluge  fabuleux,  propre 
à  noyer  l'espèce  humaine  et  tous  les  animaux 
libres  ou  domestiques^  sauf  les  poissons  qui 
roulent  avec  elle  sur  la  boule.  Ramouki,  grossi 
de  seconde  en  seconde,  creva  comme  une 
outre  fantastique  et  pendant  trente  et  un  jours 
il  plut  sur  le  Japon  et  inonda  ses  trois  mille 
îles  et  îlots.  On  a  en  voyait  plus  trace.  Les  villes 
s'enfonçaient  dans  le  sol,  comme  délayées 
dans  le  godet  à  encre  de  Chine.  Toutes  les  forêts 
déracinées  flottaient,  les  arbres  entraînés  à  la 
mer  pêle-mêle  avec  les  cadavres  de  l'ex-peuple 
nippon.  Le  cataclysme  était  définitif.  Ramouki, 
anéanti  d'horreur,  s'accusait  désespérément 
d'être  le  double  fléau  de  sa  patrie.  Il  ne  savait 
plus  quel  vœu  former  pour  en  sauver  les  der- 
niers débris,  c'est-à-dire  les  montagnes. 

Il  se  souvint  pourtant  que  le  vent  était 
l'ennemi  déclaré  de  la  pluie.  «  Je  veux  être  le 
vent!  cria-t-il.  »  Et  il  le  devint,  mais  quel  vent! 
C'était  celui  qu'on  a  proprement  nommé  :  de 
tous  les  diables.  Alors  les  montagnes  elles-mêmes 
s'effondrèrent  dans  les  vallées,  tandis  que  les 
vallées  se  comblaient,  nivelées  ainsi  que  par  le 
rouleau  à  daller  le  ciment.  Il  ne  resta  bientôt 
debout,  de  tout  l'empire  du  Levant,  que  le  su- 


60   TRENTE-SIX  CONTES  DE  TOUTES  LES  COULEURS 

blime  Fusi-Yama,  bien  entendu,  décapité,  il 
est  vrai,  mais  invulnérable,  et  puis,  sur  la 
route  même  du  Kamakoura,  un  roc. 

Un  simple  roc. 

Mais  sur  ce  roc  la  jeune  mousmé  était  assise 
et  elle  reconstruisait  avec  des  longues  aiguilles 
et  de  doux  rubans  papillonacés  l'édifice  de  sa 
chevelu  e. 

—  Ah!  que  je  sois  ce  roc  où  tu  reposes,  lui 
clama  1* amoureux  cantonnier,  déjà  guéri  de 
ses  vilains  rêves  de  gloire,  de  puissance  et  de 
fortune. 

Elle  se  leva,  lui  remit  son  petit  marteau 
qu'elle  lui  avait  conservé,  et,  sage  jusqu'à  la 
mort,  il  concasse  encore  le  roc  en  petits  palets 
artistiques  que  l'on  jette  à  la  tête  des  dieux 
pour  se  les  rendre  favorables. 


ON    NE    MANGE    PAS 
LE    ROSSIGNOL 

AUTRE     CONTE     JAPONAIS 


ON   NE   MANGE   PAS  LE   ROSSIGNOL 


AUTRE    COTE    JAPONAIS 


Tituma  Kano  était  peut-être  l'homme  le  plus 
riche  d'Yedo,  — ■  que  nous  nommons  à  présent 
Tokio  depuis  cette  belle  révolution  de  1868 
grâce  à  laquelle  notre  bien- aimé  mikado  Mout- 
soukito,  gloire  à  lui,  réunt  les  deux  pouvoirs, 
le  spirituel  et  le  temporel,  dans  ses  mains  triom- 
phantes. —  Sa  fortune  immense  lui  venait  de  sa 
famille  de  daïmios,  vingt-cinq  fois  séculaire, 
l'une  des  plus  marquantes  de  notre  histoire. 

Il  devait  en. être  le  dernier  rejeton,  car  il  avait 
toujours  refusé  de  se  marier  et  même  de  s'assu- 
rer par  adoption  un  héritier  de  son  nom  et  de 
ses  biens.  D'abord,  féodalien  incoercible,  il 
ne  croyait  pas  au  nouveau  Japon,  modernisé  à 


64  TRENTE-SIX  CONTES 

l'européenne  et  il  n'y  voyait  aucun  rôle  à  rem- 
plir pour  sa  lignée  ancestrale.  En  outre,  il 
aimait  peu  les  femmes  et  sa  philosophie  sol- 
datesque les  vouait  toutes  au  métier  que,  dans 
le  quartier  de  Yosivara,  exercent  les  marchandes 
de  sourires.  On  n'en  installe  une  à  demeure  que 
pour  avoir  d'elle  des  enfants;  or,  d'enfants, 
mâles  ou  femelles,  il  n'en  voulait  à  aucun  prix, 
le  cycle  des  Tituma  Kano  étant  clos  pour  lui 
avec  l'ère  des  Saïgouns. 

Aussi  mangeait-il  sa  fortune.  Mais  quand 
je  dis  qu'il  la  mangeait,  ce  n'est  pas  au  figuré, 
c'est  au  propre,  étant  de  ces  «  fous  de  leur 
ventre  »  que  les  Français  appellent  gastro- 
nomes. Nous  en  avons  dans  l'Empire  du  Levant 
qui  ne  le  cèdent  en  rien  aux  occidentaux,  malgré 
la  frugalité  générale  de  notre  race,  mais  de 
tels  que  Tituma  Kano,  il  faudrait,  je  crois,  pour 
en  trouver,  remonter  jusqu'à  ces  patriciens  de 
la  Rome  césarienne  qui  pouvaient  payer  à 
l'encan  un  surmulet  cinq  mille  sesterces,  soit 
trois  cents  grands  yens  de  notre  monnaie. 
(1.328  francs,  note  du  traducteur.) 

Il  est  avéré  que  si  le  surmulet  en  eût  valu  la 
peine,  Tituma  Kano  aurait  encore  renchéri  sur 
cette  somme  exorbitante  et  que  ses  moyens  lui 
permettaient  de  la  doubler.  Ses  cuisiniers,  qui 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  65 

avaient  carte  blanche,  ne  l'eussent  pas  cédé  à 
ceux  du  mikado  lui-même.  Il  enrichit  l'un  d'eux 
pour  une  sardine,  une  simple  sardine,  que  ce 
maître-queux  lui  servit,  un  jour,  sur  une  feuille 
de  mûrier,  et  dont  la  saveur  inexplicable  résu- 
mait comme  en  essence  toutes  celles  des  pois- 
sons de  la  mer.  Elle  avait  été  cuite  dans  un 
hareng  enveloppé  lui-même  d'un  maquereau, 
inséré  dans  un  i)ar,  que  recouvrait  un  saumon, 
recouvert  d'un  esturgeon,  et  le  goût  en  était  su- 
blime. Je  me~hâte  d'ajouter,  pour  rendre  hom- 
mage à  la  vérité,  que  l'auteur  du  chef-d'œuvre 
culinaire  était  compatriote  de  Vatel  et  de  Ca- 
rême. 

Outre  ce  grand  artiste,  Tituma  Kano  entre- 
tenait, dans  sa  palais  de  Soto  Sero,  qui  est  la 
«  cité  »  déTokio,  autant  d'autres  cuisiniers  qu'il 
y  a  de  cuisines  en  ce  monde,  et  ils  y  rivalisaient  de 
«  génie  de  gueule  »  pour  satisfaire,  à  l'italienne, 
à  l'espagnole,  voire  à  l'allemande,  les  papilles 
visiblement  blasées  de  notre  Apicius  nipponais. 

Tituma  Kano  ne  prenait  qu'un  repas  par 
jour,  ne  buvait  que  du  thé,  mangeait  seul  et 
n'avait  jamais  invité  personne  à  son  festin 
éternel  dont  il  jouissait  en  silence.  Aussi  serait-il 
oiseux  de  vous  apprendre  que  son  obésité  était 
hyperbolique.  Il  marchait  littéralement  sur  le 

6. 


66  TRENTE-SIX   CONTES 

ventre,  comme  les  vieux  crapauds  centenaires 
qui  sont  les  ornements  de  nos  jardins.  Du  reste, 
il  ne  s'en  portait  pas' plus  mal,  parce  que  d'abord 
le  thé,  quand  il  est  bon,  conserve,  et  ensuite 
parce  que,  descendant  d'une  race  de  géants,  il 
résistait  mieux  qu'un  autre  aux  excès  de  son 
régime  alimentaire.  Mais  le  temps  vint,  car  il 
devait  venir,  où  rien  ne  lui  fut  plus  savoureux. 
Tout  ce  qui  vit,  fleurit,  broute,  vole,  nage  ou 
barbotte  dans  la  nature  lui  avait  passé  sur  la 
langue,  et  les  épie  es  mêmes  ne  la  chatouillaient 
plus.  Et  les  quatre  cuisiniers,  vaincus,  se  re- 
gardaient, comme  des  prêtres  au  bout  du 
dogme  révélé,  vides  d'idées  et  mornes. 

Un  soir  que  Tituma  Kano  songeait,  la  croisée 
ouverte  sur  son  parc  magnifique,  à  la  mono- 
tome de  la  vie  et  de  Tordre  absurde  des  sai- 
sons, il  vit  à  ses  pêchers  en  fleurs  que  celle  du 
printemps  commençait,  et,  pour  lui,  la  soixan- 
tième fois,  hélas.  Et  il  ne  savait  plus  que  manger 
sur  la  terre.  La  veille,  on  lui  avait  présenté  un 
pied  de  jeune  éléphant  blanc  farci  de  langues 
de  bécharus,  qui  sont  des  flammants  rose^.  le 
tout  expédié  à  grands  frais  d'Afrique  sur  Tune 
de  ses  jonques,  et  il  avait  déclaré  que  le  mets 
ne  valait  pas  la  dépense.  Il  s'y  était  en  outre 
ébranj<:  une  dent,  à  la  vérité  un  peu  creuse. 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  67 

Tout  à  coup  un  oiseau  chanta  dans  un  buis- 
son. Cet  oiseau,  c'était  un  rossignol. 

Le  rossignol,  peut-être  ne  le  savez-vous  pas, 
émigré  de  l'Europe  chez  nous,  au  renouveau,  par 
petites  étapes,  de  forêts  en  forêts,  et  il  a  ainsi 
deux  temps  d'amour,  l'un  européen,  l'autre 
asiatique.  Mais  il  ne  chante  qu'en  une  seule 
langue,  l'universelle,  celle  de  la  musique,  qu'en- 
tendent toutes  les  oreilles,  humaines  et  divines, 
sans  interprètes.  Aussi  est-il  partout  l'oiseau 
des  poètes.  Au  Japon  il  est  sacré.  Quoiqu'on  ne 
punisse  plus  de  mort,  comme  autrefois,  ceux 
qui  attentent  à  sa  vie,  le  bon  mikado  ferait  en- 
core un  mauvais  parti  au  sacrilège  qui  le  met- 
trait à  mal.  Il  est  vrai  que  nous  révérons  aussi 
profondément  les  poètes  dont  le  rossignol  est 
le  symbole  et  le  maître. 

Quelle  ne  fut  donc  pas  l'épouvante  des  quatre 
cuisiniers,  quand,  réunis  pour  débattre  sur  le 
menu  du  lendemain,  ils  ouïrent  Tituma  Kano, 
rouge  de  désir  au  clair  de  lune,  et  battant, 
comme  un  phoque,  sa  bedaine  de  ses  petits 
bras,  s'écrier  : 

—  Je  veux  manger  du  rossignol! 

Aucune  objection  n'était  possible.  Allez  donc 
dire  qu'une  chose  est  sainte,  et  même  qu'elle 
n'est  pas  comestible,  à  un  homme  qui  a  dans 


68  TRENTE  SIX    CONTES 

ses  caves  le  revenu,  accumulé  pendant  vingt- 
cinq  siècles,  d'un  gouvernement  de  province  et 
qui  pourrait,  à  lui  tout  seul,  rebâtir  Yedo  in- 
cendiée. 

Le  rossignol,  arrivé  le  matin  même  de  France, 
chantait  éperdument  à  ses  amours  japonaises. 
Il  appelait  à  tue-tête  la  bien-aimée  et  ses  voca- 
lises emplissaient  le  dôme  nocturne.  Tous  les 
poètes,  le  pinceau  à  la  main,  l'écout aient,  de 
leurs  mensardes. 

On  ne  prend  pas  le  rossignol  dans  les  ténèbres 
car  il  y  est  invisible  et  sa  voix  s'épand  par 
gerbes  en  tous  sens,  répercutée  par  les  échos 
trompeurs.  Mais  un  oiseleur  réputé  se  chargea, 
en  tremblant,  pour  une  somme  considérable,  et 
sur  le  serment  du  secret,  de  l'abominable  cap- 
ture. Abusant  de  l'épuisement  du  chantre,  il 
s'était  posté  sous  un  rosier,  dès  l'aurore,  et 
d'un  poing  immobile,  il  tendait  une  sauterelle 
sur  une  branche  visqueuse  de  groseillier.  A  demi- 
mort  de  faim  et  d'amour,  l'oiseau  des  poètes 
vola  au  piège  et  il  s'y  englua.  L'oiseleur  s'em- 
para de  lui  aisément,  le  porta  aux  cuisiniers  et 
s'enfuit  avant  le  jour  avec  son  argent  infâme. 

Oh!  qu'il  était  maigre  le  pauvre  rossignol  au 
plumage  roux,  au  bec  brun,  aux  yeux_noisette, 
et   comme   il   ressemblait  bien   aux  déshérités 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  69 

qu'il  allégerise!  Il  n'était  mauviette  qui  ne 
fut  plus  abondante  en  graisse,  et,  sous  les  doigts 
des  cuisiniers,  il  ne  bossuait  qu'un  petit  sque- 
lette aux  os  décharnés  et  pointus.  Non,  vrai- 
ment, il  n'est  pas  comestible,  le  rossignol! 

Mais  qu'allaient-ils  en  faire?  Comment  accom- 
moder cette  pelote  d'aiguilles,  et  les  quatre 
valets  se  le  demandaient  entre  eux  sans  se  ré- 
pondre, dépourvus  de  leur  science  pour  la  pre- 
première  fois.  Aucun  livre  de  cuisine  bourgeoise 
n'enseigne  à  préparer  le  rossignol.  Ils  se  'déci- 
dèrent enfin  pour  la  brochette,  c'est-à-dire  pour 
le  plus  simple,  et  quand  il  fut  de  la  sorte  deux 
fois  retourné  sur  un  petit  bûcher  de  bois  aro- 
matiques, ils  le  revêtirent  pieusement  de  son 
plumage,  lui  fermèrent  son  bec  à  jamais  muet 
et  le  servirent  à  Tituma  Kano  dans  une  vieille 
boîte  de  laque  en  forme  de  cercueil.  Puis  ils 
se  retirèrent  pour  rédiger  leur  démission  col- 
lective, car  ils  étaient  déshonorés. 

Le  féroce  gastrolâtre  avait  empoigné  les 
baguettes  d'or  pour  les  piquer  dans  l'oiseau  et 
l'amener  à  lui,  mais  voici  que  leurs  pointes  re- 
belles se  recourbèrent  à  son  poing  comme  pour 
lui  refuser  ce  service.  Puis  il  en  fut  de  même  de 
son  couteau,  dont  la  lame  se  brisa  d'elle-même 
sur  les  plumes  du  volatile.  Il  le  saisit  alors  pour 


70  TRENTE-SIX  CONTES  DE  TOUTES  LES  COULEIRS 

■ -biquet  er  avec  les  dents  et  connaître,  de 
sa  langue  impie,  le  goût  d'il  rossignol,  mais  cette 
langue  se  retira  d'elle-même  dans  sa  gorge  et, 
de  sa  mâchoire  descellée,  les  dents  tombèrent 
une  à  une,  comme  des  grêlons,  sur  une  vitre. 

Ivre  de  rage,  le  fils  des  daïmios  s'était  élancé 
vers  la  panoplie  de  ses  ancêtres  pour  décrocher 
la  formidable  hache  avec  laquelle  le  premier 
des  Tituma  Kano,  dit  le  géant  des  îles,  fendait 
les  blocs  de  glace  du  Fusi-Yama,  et  il  se  prépa- 
rait à  l'employer  contre  le  rossignol  miracu- 
leux, lorsque,  tout  à  coup,  sur  l'appui  de  la 
fenêtre,  une  rossignolette  s'abattit  d'un  doux 
vol  et  percha.  C'était  la  bien-aimée  japonaise 
que  l'époux  victorieux  avait  appelée  toute  la 
nuit  par  ses  trilles.  Elle  l'avait  entendu  ou 
jardin  du  mikado,  et.  consentante  à  son  amour, 
elle  le  cherchait  pour  commencer  leur  nid. 

Et  le  rossignol  secouant  ses  ailes,  dégourdis- 
sant ses  pattes  et  les  yeux  ranimés  par  le  soleil, 
sortit  du  cercueil  de  laque  et  s'envola  avec  elle 
dans  les  pêchers  en  fleurs. 

Huit  ou  dix  jours  après  Tituma  Kano,  édenté, 
et  la  langue  rentrée,  mourut  de  faim  sur  ses  tré- 
sors immenses,  —  car  on  ne  mange  pas  le  ros- 
signol. 


LA   FOLIE 
l)E   MANFRED   MAMPHRE 

CONTE    AÉROSTATIQUE 


LA  FOLIE  DE  MANFRED  MAMPHRE 


CONTE    AEROSTATIQUE 


Nous  avions  bien  remarqué,  tous,  après 
chaque  envolée  nouvelle  ■ —  c'est-à-dire  lors- 
qu'au milieu  des  ovations  et  des  mains  tendues, 
il  atterrissait  mollement  et  comme  un  goéland 
se  pose  sur  la  vague  —  la  tristesse  de  ses  yeux 
et  son  geste  las.  Pourtant  de  tous  nos  homme- - 
oiseaux,  il  était  certainement  le  plus  favorisé, 
non  seulement  de  l'élément  même,  mais  de  la 
chance.  Il  semblait  être  le  maître  d'un  aéro- 
plane magique.  Il  le  menait  comme  il  voulait, 
où  il  voulait,  à  travers  le  vent,  à  contre  courant, 
dans  les  limbes  de  brume,  et  passait  les  mon- 
tagnes. Il  n'y  avait  pour  lui  ni  obstacles  ni  pé- 
rils dans  l'océan  aérien.  Manfred  Mamphre 
tenait  le  ciel,  littéralement,  à  sa  merci. 

7 


74  •      TREME-SIX   CONTES 

D'où  lui  venait  donc  l'abattement  profond 
où  il  tombait  à  la  suite  de  chaque  ascension? 
Rentré  sous  son  hangar,  et  tandis  que  ses  aides 
débridaient  Y  «  Icare  »  —  c'était  le  nom  audacieux 
du  monoplan  — \il  demeurait  assis  dans  l'ombre, 
bouche  cousue,  les  mains  serrées  entre  les  ge- 
noux, dans  l'attitude  aux  ailes  repliées  de  l'Ange 
déchu  après  sa  chute(  Et  ni  ses  amis,  ni  ses 
proches,  ni  sa  mère  même  qu'il  adorait,  ne 
s'expliquaient  sa  langueur. 

—  Que  vois-tu  donc  en  F  air  lui  disait-elle, 
pour  en  revenir  découragé? 

—  Ah!  maman!  soupirait-il,  mais  il  n'en  di- 
sait pas  davantage. 

Avant  de  s'adonner  à  l'aviation,  Manfred 
Mamphre,  qui  était  certainement  né  poète, 
avait  fait  des  vers,  de  telle  sorte  que  je  le  con- 
naissais un  peu,  car  il  m'avait  adressé  son  re- 
cueil, intitulé  :  «  Les  Anges  ».  Le  titre  ne  men- 
tait pas  à  l'ouvrage.  Mon  exemplaire  s'est  perdu, 
je  ne  sais  comment,  mais  je  me  rappelle  fort 
exactement  l'ordre  de  l'œuvre,  divisé  en  trois 
livres,  correspondant  aux  trois  hiérarchies  de 
la  messagerie  divine;  primo  :  Séraphins,  Ché- 
rubins, Trônes;  secondo  :  Dominations,  Vertus, 
Puissances;  tertio  :  Principautés,  Archanges, 
et  enfin  Anges  proprement  dits.  Cette  disposi- 


DE   TOUTES   LES   COULEURS  75 

tion  m'avait  en  effet  beaucoup  frappé.  Quant 
aux  vers,  pris  en  eux-mêmes,  ils  adjugeaient 
leur  prosodiste  à  Lamartine,  ou  plus<  modeste- 
ment, à  Jean  Reboul,  le  boulanger  de  Nîmes, 
auteur  de  cette  élégie  :  L'Ange  et  V Enfant  que 
Ton  apprend  encore  dans  toutes  les  primaires. 
Ils  avaient  le  vol  balancé,  aux  larges  embardées,- 
des  oiseaux  planeurs,  dans  l'espace,  et  des  avia- 
teurs. 

Vous  allez  voir  qu'il  n'était  pas  inutile  de 
vous  parler  de  ce  recueil  lyrique,  «  Les  Anges  » 
de  Manfred  Mamphre,  qui  doit  valoir  un  bon 
prix  aujourd'hui  en  bibliophilie. 


La  première  fois  qu'il  était  monté,  avec 
1'  «  Icare  »,  à  mille  mètres  d'altitude,  tout 
s'était  borné,  en  dehors  de  ses  remerciements 
aux  spectateurs  enthousiastes,  à  quelques  ob- 
servations météorologiques  d'abord  sans  grande 
importance.  La  carte  des  courants  est  connue, 
comme  aussi  le  jeu  de  la  pression  atmosphé- 
rique. Il  n'en  apprenait  rien  de  nouveau  aux 
camarades,  ni  même  aux  reporters  peut-être. 
Il  parla  seulement  de  son  moteur,  pièce  infail- 


76  TRENTE-SIX   CONTES 

lible,  réglée  comme  une  montre  de  Bréguet,  et 
qui  le  mènerait  jusqu'à  la  lune! 

Mais  le  soir,  au  dîner,  sa  mère  lui  dit  :  — 
J'ai  une  triste  nouvelle  à  t'apprendre.  Nos 
amis  de  Versailles,  pendant  que  tu  étais  là- 
haut,  ont  perdu  leur  petite  fille.  Elle  est  partie 
au  ciel!...  — A  quelle  heure?  demanda-tril  vive- 
ment. —  A  trois  heures  et  quart.  —  Ah!  fit 
Manfred.  c'était  donc  ça!...  Et  il  se  dressa,  tout 
pâle,  car  à  cette  heure-là,  précisément,  il  avait 
passé  au-dessus  de  la  maison  même  de  ces  amis 
de  Versailles  et  «  il  avait  vu  quelque  chose  ». 
Mais  il  se  reprit  aussitôt,  car  sa  mère,  très 
vieille  déjà,  était  superstitieuse,  et  il  eut  peur 
de  l'inquiéter.  Du  reste  il  n'y  avait  là  sans  doute 
qu'une  coïncidence,  et  cette  forme  aérienne, 
blanche  et  vitreuse  comme  un  flocon  de  neige 
s* évaporant  au  soleil,  qui  avait  frôlé  le  mono- 
plan, n'était  qu'une  de  ces  illusions  fébriles  nées 
du  vertige  de  l'étendue. 

La  rencontre  des  anges  en  aéroplane,  fût-ce 
celle  d'un  ange  gardifn  portant  à  Dieu,  comme 
dans  l'élégie  de  Jean  Reboul,  une  âme  en  fleur 
d'enfant  fauchée,  ne  relève  pas  de  la  science,  et 
l'Institut  n'en  couronnerait  pas  le  théoricien, 
du  moins  dans  la  section  de  la  Mécanique.  — 
C'est  pour  la  porte  à  côté,  lui  dirait-on.  Il  ne 


DE  TOUTES    LES  COULEURS  77 

faut  donc  pas  oublier  qu'en  l'aviateur  Man- 
fred  Mamphre  palpitait  un  poète  mort  jeune 
qui  lui  ressemblait  comme  un  frère. 


Au  retour  de  la  deuxième  ascension  où 
1'  «  Icare  »  atteignit  deux  mille  à  l' aéromètre, 
la  préoccupation  du  jeune  vainqueur  de  l'air 
fut  remarquée  de  tout  le  monde.  Elle  devait 
aller  jusqu'à  l'absorption  après  la  troisième  où 
il  monta  plus  haut  que  l'aigle  et  les  condors. 
Il  semblait  vouloir  réaliser  la  devise  par  laquelle 
Longfellow  a  entraîné  l'Amérique  au  pourchas 
des  découvertes,  l'excelsior  de  tous  les  mys- 
tères, le  par-delà  de  tous  les  rêves,  et  il  en  reve- 
nait plus  sombre  que  Lazare  ne  le  fut  d'avoir  vu 
Dieu  dans  son  Paradis. 

La  vérité,  si  vous  voulez  la  savoir,  c'était 
que,  les  yeux  conformés  pour  les  percevoir,  il 
les  voyait  comme  je  vous  vois,  ces  anges,  et 
qu'il  en  voyait  partout,  en  exercice  dans  leur 
élément,  du  ciel  à  la  terre  et  de  la  terre  au  ciel, 
et  qu'ils  y  pullulent  innombrables.  Séraph  ns> 
Chérubins,  Dominations,  Principautés,  tous 
ceux  des  choeurs  des  trois  hiérarchies,  flocon- 


78  TRENTE-SIX    CONTES 

naient  autour  de  son  moteur  et  jouaient  dans 
les  ailes  de  1'  «  Icare  ».  De  telle  sorte  qu'il  vivait, 
pour  ainsi  dire,  son  poème.  Or,  à  la  quatrième 
ascension,  on  le  perdait  de  vue  absolument, 
même  dans  ks  télescopes,  et  deux  jours  s'écou- 
lèrent avant  qu'il  ne  reparut.  Au  club  d'avia- 
tion on  le  jugea  anéanti,  dissipé,  comme  An- 
dhrée,  naufragé  dans  la  mer  sans  rocbers  et 
sans  rives.  Mais  le  matin  du  troisième  jour, 
on  le  revit  encore  dans  son  hangar  où  il  avait 
abordé  sans  bruit  au  milieu  de  la  nuit,  en  un  vol 
ouaté  de  phalène. 

La  tête  dans  les  mains,  il  pleurait. 

Alors  les  camarades  allèrent  chercher 
Mme  Mamphre,  et  la  vieille  femme  vint,  toute 
tremblante.  Seule  à  seul,  bien  enfermés,  elle  le 
confessa.  Elle  le  tenait  entre  les  bras,  et,  les 
lèvres  sur  son  front,  elle  lui  disait  :  Parle,  mon 
cher  petit,  parle?... 

Il  ne  résista  plus.  — Vois-tu,  maman,  je  ne 
sais  plus  jusqu'où  je  monte  maintenant.  Je 
n'emporte  plus  d'atmosphérographe.  Je  ne  veux 
plus  savoir...  ExcelsiorL.  Mais  il  faudra  bien 
que  je  l'atteigne. 

—  Qui,  mon  enfant? 

—  Ma  Séraphine. 

Et,  se  dégageant  de  la  tendre  étreinte  mater- 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  79 

nelle  :  — Oui,  jurait-il,  je  l'atteindrai,  dussè-je 
passer  la  limite  de  Pair  terrestre  et  me  jeter  dans 
les  ondes  de  la  marée  lunaire. 

—  Est-ce  que  tu  aimes  un  ange? 

—  Oui,  ma  Séraphine,  te  dis-je,  et  tu  ne  peux 
te  représenter  son  infinie  beauté,  sa  grâce  surhu 
maine,  la  fascination  de  ses  gestes  et  de  ses 
sourires.  Il  n'y  en  a  pas  d'approchants  dans 
les  assomptions  des  maîtres  les  plus  ins- 
pirés. Je  l'aime  et  je  la  suis  dans  toutes  les 
montées  et  descentes  de  son  service  interpla- 
nétaire, car  elle  est  de  la  cour  de  la  Sainte 
Vierge,  et  c'est  elle  qui  lui  monte  les  vœux 
des  hommes  malheureux  et  les  leur  rapporte 
exaucés. 

—  Eh  bien,  haletait  la  mère,  eh  bien? 

—  Eh  bien,  elle  me  quitte  à  la  limite  du  fluide 
respirable  et  aviable,  parce  qu'à  huit  mille 
mètres  la  science  humaine  s'arrête  et  qu:eïie 
ne  nous  fait  plus  d'ailes.  Elle,  elle  continue,  ma 
Séraphine,  et  elle  s'en  va  au  paradis!... 

«  Manfred  Mamphre,  le  célèbre  aviateur,  celui 
qui  détenait  le  record  suprême  de  l'altitude 
en  aéroplane,  vient  d'être  enfermé  à  l'hospice 
d'aliénés  de  Charenton-sur-Seine.  Sa  folie  est 
celle  que  les  physiologistes-aliénistes  appellent  ; 


80  TRENTE-SIX  CONTES  DE  TOUTES  LES  COULEURS 

la  démence  atmosphérique,  ou  de  l'espace.  Son 
merveilleux  monoplan  est  d'ores  etMéjà  acquis, 
à  Londres,  par  la  Société  des  Suicidés  britan- 
niques, et  payé  un  million  de  francs  de  notre 
monnaie,  juste  le  prix  deChanteeler.  »  (Jour- 
naux bien  informés.) 


L'AEROPLANE 
DE    SAINT   NICOLAS 


CONTE    DE    NOËL 


L'AÉROPLANE   DE   SAINT  NICOLAS 


CONTE    DE    >TOEL 


Il  y  a  eu,  ces  temps  derniers,  dans  les  sphères 
étoilées,  un  vieux  bonhomme  à  longue  barbe 
blanche,  qui  était  rudement  embêté,  s'il  m'est 
permis  d'user  d'une  locution  si  triviale  que  Lit- 
tré  lui-même  se  signe  d'une  croix  devant  elle 
(4-  embêter,  populaire).  Ce  vieillard  s'appplle 
Nicolas,  et  il  exerce,  au  pays  bleu,  la  profession 
difficile  de  saint  de  calendrier  à  jour  fixe. 

Oui,  je  sais,  et  vous  n'allez  pas  me  l'apprendre 
peut-être,  qu'il  y  a  plusieurs  saints  Nicolas. 
11  y  a  d'abord  Nicolas  Factor,  qui  par  son  nom 
pourrait  être  le  patron  des  postiers,  si  les  pos- 
tiers «  croyaient  »  encore.  Nicolas  Factor  fut, 
de  son  vivant,  espagnol  sous  Philippe  II.  Sa 


84  TtiEN'TE-SIX   COUTES 

particularité  réside  en  ceci  que,  cent  fois  plus 
orthodoxe  que  Torquemada  lui-même,  il  dut 
cependant  passer  comme  un  simple  juif  devant 
l'Inquisition  et  n'échappa  au  bûcher  que  par 
miracle.  C'est  ce  miracle  sans  doute  qui  le  cano- 
nisa, à  Rome.  Il  n'est  pas  notre  Nicolas. 

Un  troisième  Nicolas,  dit  de  Flue,  avait 
l'honneur  d'être  Suisse.  Il  est  encore  illustre  en 
Helvétie,  d'abord  parce  qu'il  prit  part  active 
aux  batailles  de  libération  du  pays,  mais  ensuite 
parce  qu'il  plaqua  femme  et  enfants  pour  se  faire 
ermite,  et  surtout  pour  ce  miracle  des  miracles 
d'être  resté  vingt  ans  et  plus,  sans  prendre  ça 
de  nourriture! 

Vous  voyez  qu'on  ne  me  colle  pas  en  hagio- 
graphie. Ce  Nicolas  non  plus  n'est  point  le  Ni- 
colas embêté  dans  le  paradis  dont  je  vous  parle. 
D'ailleurs  un  jeûneur  de  cette  force  n'est  guère 
propre  à  présider  aux  réveillons.  Celui  qui  y 
préside  est  Nicolas  de  Myre,  qui  est  du  bon 
quatrième  siècle,  souffrit  pour  sa  foi  sous  Dio- 
clétien.  sans  y  laisser  sa  peau  toutefois,  et  n'eut 
pas  moins  de  quatre  églises  à  son  invocation 
dans  Constant inople.  On  n'y  priait  que  lui 
avant  les  Turcs.  On  le  nomme  Nicolas  de  Myre 
parce  qu'il  ;ét ait  né  à  Myra,  une  jolie  ville  de 
la  Lycie,   aujourd'hui  TAnatolie,  un  drôle  de 


DE   TOUTES   LES  COULEURS  85 

pays  où  les  arbres  sont  couverts  de  grenouilles 
vertes;  on  dirait  des  feuilles.  Et  à  présent  vous 
voilà  fixés.  C'est  le  bon  Nicolas,  celui  de  la  Noël 
et  des  réveillons. 

Notre   saint  Nicolas,   quand   il   était   sur   la 
terre,  adorait  les  enfants.  Il  n'avait  plaisir  qu'à 
les  caresser,  les  amuser  et  les  faire  rire.  Gomme 
il  ramassait  tous  ceux  qui  était  perdus  il  en 
avait  plein  ses  poches,  et  môme  il  les  ressuci- 
tait  quand   ils  étaient  morts,   ne  comprenant 
pas  que  l'on  finît  de  vivre  avant  d'avoir  com- 
mencé. Ce  fut  son  premier  mot  à  Dieu  le  Père 
quand  il  débarqua  en  Paradis  l'an  352  de  notre 
ère  chrétienne.   —  Vous  êtes  en  contradiction 
flagrante  avec  vous-même,  lui  dit-il.  On  n'a  pas 
le  droit  de  reprendre  ce  qu'on  donne,  quand  ce 
ne  serait  que  là  vie.  Laissez  les  enfants  à  leurs 
mères.   ■ —  Oui,  et  les  roses  aux  rosiers,    avait 
achevé  l'Éternel,  mais  je  ne  peux  pas  toujours. 
Il  y  a  des  parents  qui,  une  fois  faits,  n'en  veu- 
lent plus.  En  France  par  exemple,  depuis  l'avè- 
nement du  féminisme  surtout,  tu  n'as  pas  idée, 
Nicolas,  de  la  quantité  de  ceux  qu'on  me  ren- 
voie! Mais  puisque  tu  les  aimes  tant  que  ça, 
je  te  nomme  leur  Grand  Amuseur  et  leur  saint. 
C'est  toi  qui,  le  jour  de  la  naissance   de  mon 
fils,  iras  leur  distribuer  les  joujoux   qui  sont 


86  TRENTE-SIX   CONTES 

le  pain  de  joie  de  l'âme  enfantine.  Ça  va? 
Ca  va.  Adonaï. 


Or,  cette  année,  qui  vient  de  finir,  et  depuis 
le  6  décembre,  son  propre  jour  de  calendrier,  le 
saint  des  gosses  était  perplexe.  On  le  voyait  se 
passer  la  main  dans  sa  barbe  pleine  de  givre  et 
de  grenouilles  vertes,  devant  ses  magasins  bon- 
dés de  plus  de  jouets  qu'il  n'y  a  d'étoiles,  et 
soupirer,  soupirer,  soupirer...  —  Je  suis  très 
embêté,  faisait-il  aux  deux  autres  Nicolas,  ses 
homonymes.  —  Qu'est-ce  que  vous  avez,  lui 
demandait  Factor,  l'Espagnol.  —  Racontez- 
nous  ça,  de  Myre?  disait  de  Flue,  le  Suisse. 

■ —  Eh  bien,  voici  :  je  n'ai  pas  d'aéroplane. 

Et  les  deux  bienheureux  le  regardèrent,  puis 
se  regardèrent,  et  n'y  comprirent  rien  du  tout, 
car  ils  sont  bêtes;  l'oisiveté  céleste  engourdit.  — 
Mais  si.  mais  si,  reprit  le  bon  Nicolas,  en  frap- 
pant les  nuages  du  pied,  et  voici  ce  qu'il  leur 
expliqua  : 

—  Pensez-vous  donc  que  ma  mission,  déjà 
très  dure  au  quatrième  siècle,  soit  aisée  au 
vingtième?  Ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  plus  d'enfants 
sous  Fallières  que  sous  Dioctétien,  non  et  bien 


DE   TOUTES    LES   COI  LEURS  87 

contraire!  Pour  Paris  notamment  j'ai  dû  ré- 
duire d'un  tieis  la  provende  des  jouets  annuels, 
quantité  et  qualité  du  reste,  que  je  lui  fournis- 
sais au  temps  de  Louis-Philippe.  Je  vois  d'ici, 
en  raccourci,  un  certain  Lépine  s'agiter,  comme 
diable,^  pour  essayer  de  sauver  la  mise  à  la 
marque  française  dans  cette  industrie  ingén:euse 
et  y  perdre  son  bonnet  de  police.  L'article  à 
treize  passe  le  Rhin  par  myriades.  Mais  lais- 
sons, ce  n'est  pas  ce  que  j'ai  à  vous  dire.  Ce 
que  j'ai  à  vous  dire  c'est  que,  si  le  nombre  des 
enfants  diminue,  celui  des  cheminées  aug- 
mente, et  en  de  telles  proportions  que  mon 
sacerdoce  seize  fois  séculaire  n'est  plus  possible 
et  qu'il  me  faut  un  aéroplane. 

—  Biplan  ou  monoplan?  interrogea  le  Nicolas 
Suisse  pour  avoir  l'air  d'être  dans  le  train? 

Mais  le  Nicolas  Espagnol  se  plut  à  faire 
observer,  assez  aigrement,  que  de  Myre  était 
vraiment  insatiable  pour  «  ses  mômes  »,  qu'il 
n'y  en  avait  que  pour  lui  au  paradis,  et  que  le 
pation  lui  avait  déjà  payé  une  automobile 
l'année  passée  pour  ses  distributions  de  poli- 
chinelles. 

Il  n'y  avait  pas  à  le  nier,  et  c'est  ainsi,  en 
effet,  que,  la  Noël  dernière,  nos  petits  ont  pu 
avoir  tous  ensemble,  en  une  seule  nuit,  leurs 


88  TRENTE-SIX    CONTES 

souliers  garnis,  et  d'un  bout  à  l'autre  de  la  chré- 
tienté, T automobile  de  saint  Nicolas  étant  plus 
que  prodigieuse.  Mais  ce  qu'il  ne  voulait  pas 
avouer  c'est  qu'elle  était,  hélas!  hors  d'état  et 
bonne  pour  la  ferraille,  parce  qu'il  l'avait  prêtée 
à  tous  les  syndiqués  de  la  Bourse  du  Travail 
pour  aller  réclamer,  quoique  socialistes,  leurs 
étrennes  chez  les  bourgeois.. 


* 


Aussi  rien  de  plus  naturel  que  l'embêtement 
du  fonctionnaire  divin  en  voyant  chaque  jour, 
d'un  jour,  se  rapprocher  la  date  immuable  du 
25  décembre..  Les  cheminées,  cette  année,  il 
faut  bien  le  dire,  ont  poussé  d'une  manière  for- 
midable, tels  les  rameaux  des  forêts  vierges  au 
printemps,  et,  fait  scientifique,'  en  raison  directe 
de  la  raréfaction  des  berceaux.  Une  infinité  de 
maisons  nouvelles,  dans  des  quartiers  nou- 
veaux, surgissent  du  soir  au  matin  et  arborent 
sur  les  toitures  leurs  étuis  à  joujoux  de  plus  en 
plus  innombrables,  dont  saint  Nicolas,  n'en 
doutez  pas,  tient  la  carte  à  jour,  mais  auxquels 
il  craint  de  ne  pas  suffire.  Ces  étuis  à  joujoux 
signent  de  leurs  parafes  de  fumée  un  certain 
nombre  de  foyers  qui,  pour  certains  habitacles, 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  89 

se  chiffrent,  à  deux  l'étage,  jusqu'à  douze  âtres, . 
soit  à  douze  souliers  par  tas  de  cendres.  Je  ne 
vous  parle  pas  de  New-York,  où  il  y  a  des  cages 
d'oiseaux  humains  de  vingt,  trente  et  même 
cinquante  compartiments,  qui  donnent  cent 
nids  l'un  dans  l'autre  au  saint  Nicolas  américain, 
que  mon  hagiographie  ignore.  Mais  chez  nous, 
à  Paris,  le  labeur  du  bon  de  Myre  dépasse  déjà 
les  limites  du  rêve.Xomme  à  l'époque  où  il  fonc- 
tionne, les  bêtes  ailées  qui  pourraient  l'aider 
à  la  besogne  aérienne  sont,  les  unes,  mortes  dans 
la  neige,  et,  les  autres,  émigrées  aux  antipodes 
chauds,  et  comme,  d'autre  part,  le  collège  des 
■anges  est  restreint,  ainsi  qu'on  sait,  aux  néces- 
sités du  service,  il  est  constant  que  le  grand 
oncle-gâteau  ne  demandait  rien  de  trop  quand 
il  demandait  un  aéroplane  pour  la  Noël  de  1909. 
Vous  pouvez  annoncer  à  vos  mioches  qu'il 
l'a,  et  ajouter  ce  chapitre  tout  moderne  à  sa 
vieille  légende  bénie.  Peut-être  ira-t-il  si  vite 
qu'on  ne  le  verra  pas,  c'est  possible,  mais  le 
Père  Éternel  a  jugé  qu'à  l'heure  où  l'espèce  hu- 
maine s'enrichissait  de  dirigeables  foudroyants, 
il  pouvait  bien  faire  cadeau  à  son  marchand  de_ 
bonheur  officiel  de  la  voiture  papillon  nécessaire 
à  son  doux  commerce.  Tousjios_enfants*seront 
encore' servis.  - 


UN    MOUCHARD 


CONTE    PARISIEN 


UN   MOUCHARD 


CO.NTE     PARISIEN 


Il  avait  nom  Moscharès. 

Son  père  était,  ou  plutôt  avait  été,  car  il  était 
mort,  huissier  au  pays  de  Gascogne.  De  telle 
sorte  que  l'âme  de  l'enfant  s'était  ouverte  au 
milieu  des  péripéties,  viles  à  la  fois  et  terribles, 
de  cette  chasse  aux  pauvres  dont  l'État  accré- 
dite les  Nemrod.  Il  n'avait  vu  que  saisies, 
n'avait  entendu  que  protêts,  et  sa  mémoire  de 
gosse  n'était  hantée  que  de  visions  de  ventes  à 
l'encan  devant  les  chaumières  ou  sur  les  mails, 
tableaux  d'imprécations  et  de  larmes. 

L'excuse  d'un  pareil  métier  serait  d'enrichir 
au  moins  ceux  qui  l'exercent,  n'est-ce  pas?  Or, 
il  paraît  qu'il  n'en  est  rien.  L'huissier  était  parti 


94  TRENTE-SIX   CONTES 

à  peu  près  aussi  pauvre  que  les  Job  qu'il  jetait 
au  fumier,  laissant  à  son  fils  le  soin  d'une  vieille 
mère  d'abord,  plus  deux  sœurs  à  nourrir,  élever, 
vêtir  et  puis  marier,  s'il  était  possible.  Ces  trois 
créatures  très  douces  traînaient  leur  vie,  là-bas, 
aux  alentours  de  Périgu eux,  dans  un  carré  de 
choux,  ou  plutôt  de  pois,  à  Torée  d'une  châtai- 
gneraie, entre  six  poules,  deux  chats  et  un  com- 
pagnon de  Mgr  saint  Antoine. 

Moscharès,  qui  les  adorait,  était  venu  à  Paris 
pour  leur  gagner  de  l'argent,  car  à  Périgueux 
il  n'y  a  rien  à  faire  pour  les  poètes.  Il  l'était,  le 
malheureux!  La  loi  des  contrastes  semble  com- 
mander aux  œuvres  de-  la  nature.  Elle  se  plaît 
à  tirer  pour  ses  croisements  un  poète  d'un 
huissier  comme  un  huissier  d'un  poète  si  ça 
l'amuse,  et  la  physiologie,  science  exacte,  y 
perd,  comme  on  dit.  ses  lunettes.  Comme  toutes 
les  économies  paternelles  avaient  iondu  à  son 
éducation.  Moscharès  avait  de  la  culture,  de 
la  lecture,  et  il  était,  en  outre,  vraiment  doué 
pour  le  initier  si  beau,  mais  si  inutile,  des  lettres. 

C'était  à  la  fin  du  second  Empire,  l'opposi- 
tion se  déchaînait.  Elle  jetait  ses  cris  d'orfraie 
dans  une  foule  de  journaux  agressifs,  intrépides, 
où  il  se  dépensait  un  talent  considérable,  et 
Moscharès  y  trouva  l'emploi  de  sa  verve,  très 


DE  TOUTES   LES  COULEURS  95 

pessimiste  d'ailleurs  et  noire  comme  FÉrèbe. 
Ses  articles  tintaient  le  glas  non  seulement  du 
régime,  mais  de  la  société  tout  entière.  Il  sem- 
blait vouloir  y  venger  tous  les  «  pauvres  bou- 
gres »■ — c'était  son  style — saisis  et  vendus  par 
son  père.  Quant  à  lui,  il  se  privait  de  tout,  s'ali- 
mentait de  bouillie  de  châtaignes  et  envoyait, 
là-bas,  à  la  nnman  et  aux  chères  sœurettes,  le 
peu  qu'il  arrachait  aux  caisses  précaires  des 
organes,  hélas!  plus  précaires  encore. 

Je  le  connus  à  cette  époque,  dans  l'un  de 
ces  cafés  littéraires  du  boulevard  où  la  presse 
libérale  forgeait  ses  bombes  contre  le  gouver- 
nement de  Rouher,  le  vice-empereur,  et,  pour 
préciser,  au  café  de  Madrid.  Ce  fut  là  que  l'ex- 
cellent Carjat  nous  le  présenta  avec  enthou- 
siasme :  «  Le  pur  des  pu  s,  nous  dit-il,  comme 
l'eau  qu'il  boit,  du  reste.  »  Moscharès,  en  effet, 
n'avait  devant  lui  qu'une  carafe. 

Il  ne  nous  plut  qu'à  moitié,  malgré  son  beau 
front  chevelu  où  dardaient,  comme  des  soupi- 
raux de  cuisine  sous  un  dôme,  des  yeux  enflam- 
més, couleur  de  cuivre.  Il  fallut  qu'après  son 
départ  Carjat,  qui  les  savait,  nous  expliquât 
l'homme  et  sa  vie  pour  que,  le  talent  aidant, 
nous  revînmes  sur  notre  impression  défavorable. 
Puis,  Moscharès  se  fit  plus  rare  sur  les  boule- 


96  TRENTE-SIX   CONTES 

vards.  Les  journaux  où  il  plaçait  sa  copie  révo- 
lutionnaire disparaissaient  Fun  après  l'autre, 
abattus  ou  muselés  par  le  rude  vice-empereur, 
et  les  gens  de  plume  commençaient  à  être  rem- 
placés par  les  gens  d'action,  qui  descendent  dans 
la  rue  et  la  dépavent.  Que  devenait  Moscharès? 
Gomment*  faisait-il  vivre,  et  de  quoi,  les  trois 
femmes  aimées  du  carré  de  pois  périgourdins 
qui  formaient  son  saint  roman  de  poète? 

Je  l'avais  bien  rencontré  un  jour  dans  les  ga- 
leries du  Palais-Royal,  et  j'avais  même  échangé 
quelques  mots  avec  lui  au  sujet  de  son  «  éclipse  »; 
mais  ce  qu'il  m'en  avait  dit  sonnait  tellement 
la  blague  que  je  n'y  avais  vu  que  l'un  de  ces 
faux- fuyant  s  ironiques  par  lesquels  on  écarte 
une  curiosité  importune. 

—  Que  devenez-vous,  Moscharès? 
■ —  Vous  le  voyez  ! 

—  Et  qu'est-ce  que  vous  faites? 
" —  Je  suis  mouchard!... 

Et  nous  nous  étions  séparés,  en  riant,  sur 
cette  fumisterie,  que  j'étais  allé  raconter  au 
café  de  Madrid,  où  elle  avait  paru  très  boule- 
vardière. 

—  Mouchard,  Moscharès  !  Elle  est  bien  bonne  ! 
Il  l'était. 

Nous  ne  le  sûmes  d'ailleurs  que  longtemps 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  97 

après,  et  nous  en  fûmes  alors  comme  foudroyés. 
Oh!  cet  effrayant  Paris,  où  l'on  voit  de  pa-. 
reilles  choses;  et  cette  société  détestable,  qui 
les  rend  possibles!  Mais  les  faits  parlent  d'eux- 
mêmes.  Lorsqu'il  ne  trouva  plus  à  placer  sa 
copie  nulle  part,  Moscharès  se  mit  résolument  à 
la  recherche  d'une  besogne  quelconque,  fût- 
eDe  manuelle.  Mais  on  ne  s'improvise  pas  bon 
ouvrier  d'un  métier  qu'on  ignore,  et  les  spécia- 
lités se  défendent  de  l'homme  à  tout  faire.  Si 
sobre  qu'il  lut  et  si  brave,  le  fils  de  l'huissier 
connut  bientôt  l'horreur  des  jours  sans  vivres 
et  sans  abri.  Il  les  acceptait  comme  rachat  de 
la  tare  originelle,  et  dans  les  asiles  de  nuit,  à 
la  corde,  ses  insomnies  fiévreuses  s'éclairaient 
de  la  chandelle  des  ventes  à  l'encan,  lugubres, 
de  son  enfance.       ~_ .. 

Il  n'envoyait  plus  rien  là-bas,  et  sa  mère 
mourut.  Pour  qu'il  pût  aller  l'ensevelir,  Carjat 
organisa  une  collecte  au  Madrid,  et,  grâce  à  un 
confrère  de  la  presse  gouvernementale,  on  put 
y  joindre  un  permis  de  circulation  sur  la  ligne. 
Quand  il  revint,  un  mois  après,  il  nous  rem- 
boursa tous  et  chacun  de  nos  petites  contribu- 
tions à  la  collecte.  Il  avait  tout  vendu,  meubles, 
immeuble  et  carré  de  pois,  et  il  ramenait  à 
Paris  la  plus  jeune  de  ses  sœurs.  L'aînée  restait 

9 


98  TRENTE-SIX   CONTES 

en  Périgord,  servante  de  ferme,  pour  le  pain.  Il 
s'installa  avec  la  cadette  dans  un  logis  de  la  rue 
Saint-Lazare  et  nous  n'entendîmes  plus  parler 
de  lui  jusqu'au  jour  -de  notre  rencontre  au 
Palais-Royal. 

Mouchard.  Moscharès?  Elle  est  bien  bonne! 

Un  soir.  —  c'était  au  moment  où  les  pre- 
mières émeutes  ébranlaient  déjà  le  trône  napo- 
léonien. —  Moscharès  passa  devant  la  terrasse 
du  café  où  nous  étions  réunis  dans  l'attente  des 
nouvelles.  Il  s'arrêta,  rions  regarda,  sourit,  parut 
hésiter  et  délibérément  entra.  Il  n'y  avait  pas 
de  lieu  à  Paris  où  les  choses  et  les  gens  de  l'Em- 
pire fussent  plus  honnis,  conspués  et  voués  à 
l'exécration,  et  cela  à  toute  voix,  sans  taire  les 
noms  ou  voiler  les  termes.  Un  «  roussin  » 
de  force  moyenne  n'avait  qu'à  venir  là, 
prendre  un  verre  et  écouter  pour  faire  la  plus 
riche  pro vende  de  délations  professionnelles". 
Les  Tuileries  la  dansaient  dans  toutes  les 
absinthes! 

—  Ah!  c'est  Moscharès! 

Et  vingt  mains  se  tendaient  vers  le  trans- 
fuge. Il  n'en  prit  aucune,  même  celle  du  bon 
Carjat.  stupéfait  de  cette  réserve. 

■ — Tiens!  Qu'est-ce  que  tu  as? 

Il  secoua  la  tête  sans  répondre,  tira  une  chaise 


DE  TOUTES   LES   COULEURS  99 

et  s'assit  au  milieu  du  groupe,  comme  d'habi- 
tude. 

—  Ta  sœur  va  bien? 

- —  Oui,  je  te  remercie.  Je  viens  de  la  faire 
entrer  chez  une  grande  modiste.  Elle  est  très 
heureuse.  L'aînée  se  marie,  au  pays.  J'ai  pu 
la  doter  un  peu,  ce  qui  ne  nuit  pas,  en  ménage. 
La  maman  a  son  petit  monument  et  des  fleurs. 
Tout  va,  maintenant. 

—  Et  toi?  Tu  es  nippé  comme  Brummelî 

—  Il  le  faut  bien,  dans  le  métier!  A  propos, 
tu  vas  recevoir  mon  recueil  de  vers.  Je  l'ai  dédi- 
cacé ce  matin  pour  toi.  Très  républicain,  tu 
sais,  le  volume,  naturellement.  Mais  il  y  en  a 
aussi  pour  ma  Polonaise. 

■ —  Quelle  Polonaise? 

—  Comment!  tu  ne  sais  pas? 

Et  Moscharès  se  mit  à  rire.  Puis,  se  penchant 
sur  Carjat,  il  lui  jeta  un  nom  aristocratique  dans 
l'oreille. 

—  Toi,  une  comtesse?  Toi,  un  pur? 

—  Oui,  et  je  lui  dois  tout,  en  somme  :  c'est 
elle  qui  m'a  présenté  à  la  préfecture. 

• —  De  police? 

—  Oui. 

—  C'est  donc  vrai,  alors?  Tu  l'es? 
Mouchard?...  Parbleu! 

BIBUCTHECA 


100  TRENTE-SIX    CONTES 

Nous  nous  étions  tous  dressés,  comme  bien 
on  pense,  et  Carjat,  blême  : 

—  Qu'est-ce  que  tu  viens  faire  ici? 

—  Mon  métier,  fit  Moscharès  en  haussant 
les  épaules.  Êtes-vous  bêtes!... 

Si  l'on  a  vu  un  bourdon  tombé  dans  une  ruche 
d'abeilles,  on  peut  imaginer  l'effet  produit  par 
cet  aveu  cynique  sur  les  habitués  du  Madrid 
à  cette  époque,  en  pleine  effervescence  révolu- 
tionnaire. Les  uns  brandissaient  leurs  verres, 
soucoupes  et  bouteilles;  les  autres  avaient  em- 
poigné leurs  chaises,  levaient  leurs  cannes,  et  la 
huée  était  énorme. 

—  Va  dire  de  ma  part  à  Rouher  qu'il  n'est 
qu'une  canaille...!  Mort  à  Badinguet  et  son 
épouse!...  Régime  de  sang  et  de  boue,  les  hon- 
nêtes gens  lui  crachent  leur  dégoût!... 

Et  ainsi  de  suite,  toute  la  litanie  des  malé- 
dictions dont  les  Châtiments  du  Juvénal  de 
Guernesey  nous  dictaient  le  glossaire. 

—  Pas  si  vite,  disait  Moscharès  très  calme 
et  presque  souriant,  les  uns  après  les  autres. 
Je  n'ai  pas  le  temps  de  vous  reconnaître.  Parlez 
chacun  à  votre  tour. 

Et  il  tira  son  calepin  de  sa  poche. 
Nous  acceptâmes  son   défi.   Chacun   proféra 
son  injure  propre  contre  le  tyran  et  la  tyrannie, 


DE   TOUTES   LES   COULEURS  101 

ceux-là  la  dictant,  ceux-là  l'autographiant  eux- 
mêmes,  et  tous  la  signèrent. 

—  Tu  en  auras  pour  ton  argent!  hurlait 
Carjat  hors  de  lui,  et  tu  peux  revenir.  Chaque 
soir  tu  nous  retrouveras  ici,  et  nous  t'ai- 
derons à  gagner  le  pain  -de  honte  que  tu 
manges. 

Alors,  Moscharès  voulut  parler.  Il  se  leva, 
blanc  comme  linge,  et  il  demanda  le  silence  d'un 
geste.  Mais,  sous  un  toile  formidable,  on  le 
poussa  à  la  rue  sans  l'entendre. 

Moscharès  se  fit  tuer  sous  la  Commune,  dans 
les  rangs  des  fédérés,  à  l'entrée  dans  Paris  des 
troupes  de  M.  Thiers.  11  était  parmi  les  plus  en- 
ragés contre  les  Versaillais. 

Quelqu'un  que  je  pourrais  nommer,  si  ce 
n'était  trahir  la  confiance  d'un  vieil  ami,  m'a 
fait  lire  secrètement  à  la  préfecture  les  rap- 
ports du  mouchard  Moscharès  (dossier  J.  P., 
numéros  614  à  644).  Ce  ne  sont  que  dithyrambes 
de  camarades  :  «  Carjat  (Etienne),  poète  et  pho- 
tographe, le  meilleur  homme  de  Pans.  Ser- 
viable  à  l'excès.  Admire  passionnément  l'im- 
pératrice. Partage  toutes  les  idées  de  l'empe- 
reur sur  le  paupérisme.  Ne  reproche  à  M.  Rouher 
que  d'être  Auvergnat,  encore  dit-il  que  ce  n'est 
pas  sa  faute.  » 

9. 


102  TRENTE-SIX  CONTES  DE  TOUTES  LES  COULEURS 

Et  tous  les  autres  à  l'avenant.  Plusieurs  des 
«  délations  »   sont   en   vers. 

La  police  secrète  était  bien  faible  sous  le 
second  Empire. 


LA   PIÈCE   DE   DIX   SOUS 


SCENE    DE    LA    VIE    DE    TROTTOIR 


LA    PIÈCE    DE    DIX    SOUS 


SCENE    DE    LA    VIE    DE    TROTTOIR 


—  L'a  première  fois  que  j'y  descendis... 

—  Où? 

—  Sur  le  trottoir,  dit-elle. 

Je  la  regardai,  ne  comprenant  pas.  Elle,  sur 
le  trottoir,  cette  belle  créature  de  Dieu,  morceau 
de  prince  ou  de  multi-millionnaire,  qui  n'avait 
qu'à  dégrafer,  comme  Phryné,  sa  chemise  pour 
que  les  plus  grands  artistes  tombassent  à  ses 
pieds  et  dont  l'hôtel,  avenue  du  Bois,  semblait 
un  palais  d'ambassade,  elle  avait  fait  sur  l'as- 
phalte', d'un  réverbère  à  l'autre,  les  cent  pas  de 
la  basse  prostitution... 

—  Alimentaire,  oui,  mon  petit.  Et  tu  sais, 
ce  n'est  pas  drôle. 


1C6  TRENTE-SIX   CONTES 

Et,  ce  disant,  elle  se  laissa  tomber  sur  la  peau 
d'ours  du  divan  et.  la  tête  basse,  les  mains  en- 
foncées dans  le  buisson  d'or  de  ses  cheveux  de 
walkure,  elle  s'hallucina  d'abord,  les  yeux  fixes, 
sur  des  choses  du  passé...  qui  passaient. 

—  Il  roule,  le  trottoir  roulant,  ah!  comme 
il  roule...  Mais,  que  veux-tu.  il  faut  bien  débuter! 

Et  elle  se  redressa,  et  s'assit,  souriante.  Son 
mot  de  fataliste  à  la  blague  l'égayait  elle- 
même  :  «  Débuter!  »  Dans  quel  art!... 
-  ■ —  Ce  qu'il  y  a  d'épatant,  reprit-elle,  c'est 
que  je  me  les  rappelle  tous,  tous,  tous,  et  les 
vieux  et  les  jeunes.  Je  les  reconnaîtrais. 

—  Qui.  Géraldine? 

—  Les  anonymes...  du  trottoir  roulant. 
Écoute,  tu  sais  si  je  suis  féministe?  Non  pas  ça, 
c'est  trop  bête!  Faites  pour  aimer,  les  filles 
d'Eve,  tout  le  temps!  Oh!  les  femmes  cochères, 
comme  les  portes  du  même  nom!  Crevant  à  voir  1 
Mais  entre  nous,  de  poète  à  courtisane,  vous 
nous  la  faites  trop  dure  tout  de  même.  Les  cent 
pas,  le  soir,  l'estomac  vrillé  par  la  faim,  les 
pieds  confits  à  glace,  c'est  de  la  retraite  de 
Russie,  ce  n'est  pas  de  la  République.  Si  le 
Père  Éternel  est  juste,  comme  je  le  crois  sur 
«  celle  »  de  ma  mère,  il  n'en  refusera  pas  une  au 
Paradis,  et  sais-tu  pourquoi,  iroquois? 


DE  TOUTES    LES   COULEURS  107 

—  Je  ne  m'en  doute  pas,  chère  amie. 

—  Parce  que  vous  les  insultez  lâchement, 
avant  et  après,  quelquefois  pendant,  quand 
vous  ne  les  volez  pas  de  leurs  pauvres  cinq 
balles;  et  ça  c'est  trop,  tas  de  mufles  que  vous 
êtes,  le  Créateur  ne  veut  pas! 

—  Sois  assurée  que  pour  mon  compte... 

—  C'est  toi  qui  le  dis,  mais  tu  es  de  ton  temps, 
la  retapeuse  te  dégoûte.  Et  non  seulement  elle 
te  dégoûte,  mais  tu  en  rigoles,  comme  une  oie, 
sans  savoir,  sans  comprendre,  sans  deviner 
qu'elle  est...  une,  deux,  trois...  la  plus  brave 
de  toutes  les  femmes. 

Et  les  mains  campées  aux  hanches,  le  regard 
haut  et  droit,  elle  me  lança  ce  :  «  qu'il  mourût  > 
en  plein  visage. 

—  Saperlipopette  fis-je. 

—  Il  y  a  un  proverbe  turc  qui  dit  :  Aime  les 
hommes  à  leur  misère  ».  C'est  un  bon  roi  qui 
me  l'a  appris,  Tacoman  V,  du  temps  que  j'étais 
sa...  gouvernante.  A  présent  causons.  Si  l'His- 
toire, avec  sa  grande  H,  comme  les  tours  de 
Notre-Dame,  n'est  pas  l'art  d'erabêter  les  vi- 
vants avec  les  morts,  il  y  a  eu  de  ces  règnes  où 
les  princes  et  les  évêques  ne  parlaient. que  cha- 
peau tiré  aux  plus  viles  hétaïres.  On  n'en  faisait 
pas  moins,  tu  parles,  du  cent  dix  à  l'heure  au 


108  TRENTE-SIX  CONTES 

train  de  la  noce,  haute  ou  basse,  selon  la  classe, 
et  les  bourgeois  d'alors,  comme  ceux  d'aujour- 
d'hui, jusqu'à  cette  crapulosophie  qui  est  le 
comble  à  la  fois  et  la  base  de  l'édifice  social. 
_  Mais  je  me  suis  laissé  dire  que,  levant  ou  levé, 
au  coin  de  la  borne  ou  sous  l'arcade  des  portes, 
aucun  Français  de  France,  fût-il  saoul  comme 
la  Pologne,  n'oubliait  que  nous  étions  du  sexe 
auquel  on  doit  :  1°  sa  mère;  2°  ses  enfants,  et 
3°  Mme  Jeanne  d'Arc,  d'assez  respectable  mé- 
moire. Or,  ceci  se  passait  cent  ans  avant  la 
naissance  de  Cambronne.., 

—  Ah!  Géraldine,  que  veux-tu  dire? 

—  Tu  le  devines.  Donc  la  première  fois  que 
j'y  descendis,  sur  le  trottoir...  Mais  il  faut  en- 
core que  tu  saches  comment  j'y  étais  descendue. 
C'était  à  quatre  pattes,  pour  ta  gouverne,  de 
degrés  en  degrés  par  l'escalier  de  service.  Je  ne 
te  la  ferai  pas  à  la  «  fille  d'un  colonel  retraité  de 
l'Empire  élevée  par  un  pasteur  protestant  »  du 
catéchisme  de  mon  culte.  11  y  avait  belle  lurette 
que  j'avais  perdu  le  coquillage  et  que  j'étais 
dans  le  commerce.  Mais  jusqu'alors,  si  je  m'étais 
laissée  aller  de  bras  en  bras,  c'était  pour  y  en- 
tendre tictaquer  des  cœurs  dans  de  beaux 
torses.  Je  n'en  étais  pas  à  la  voiture  ambulante 
de  fleurs,  ni  au  bateau,  je  te  le  jure.  Et  puis  je 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         109 

n'étais  pas  laide  du  tout,  ah!  fichtre  non  que 
je  n'étais  pas  laide,  va!... 

«  Et  voilà  qu'un  jour  je  le  devins,  ou  plutôt 
je  crus  l'être  devenue.  Un  sale  rhume,  soigné 
par  le  mépris.  Pleurésie,  hôpital,  lâchage  du 
monsieur  en  titre  et  des  intérimaires,  toute  la 
dégoulinade,  et  pas  un  sou  à  la  caisse  d'épargne. 
A  ma  sortie  de  la  maison  Dieu,  j'étais  rentrée  dans 
la  mienne.  Vite  un  coup  d'œil  au  miroir.  Plus  rien, 
ni  ici;  ni  là,  une  figure  de  déterrée,  un  corps  à 
tenir  dans  un  fourreau  de  parapluie.  Fichue,  la 
Géraldine  !  Tu  vaux  cent  sous,  me  dis-je.  Allons-y. 

—  Pauvre  fille  ! 

—  Oui,  tu  dis  ça  parce  que  tu  me  vois  aujour- 
d'hui dans  le  million  et  les  honneurs  et  que  je 
suis  arrivée!...  Mais  si  tu  m'avais  rencontrée 
ce  soir-là,  rue  Saint-Marc,  sous  les  colonnes,  tu 
ne  me  les  aurais  même  pas  offerts,  toi,  les  cin- 
quante centimes!... 

—  Quels  cinquante  centimes? 

—  Est-ce  que  je  ne  te  les  ai  jamais  montrés? 
Attends-moi  un  instant. 

Elle  disparut  dans  sa  chambre  et  en  revint 
avec  un  médaillon  d'or  bruni,  en  forme  de  reli- 
quaire, qu'elle  me  tendit  : 

—  Regarde. 

Et  j'y  vis,  en  effet,  une  vieille  pièce  de  dix 

10 


110  TRENTE-SIX  CONTES 

sous,  qui,  sous  le  verre,  me  parut  usée  à  n'en 
plus  avoir  d'effigie. 

—  J"ai  toujours  eu  l' appétit  que  tu  me  con- 
nais, et  quand  je  soupe,  je  soupe...  d'abord. 
J'avais  si  faim,  ce  soir-là,  que  j'en  étais  verte  et 
que  j'en  tremblais  sous  les  portiques.  Il  y  a  bien 
un  remède,  mais  il  ne  se  vend  pas  chez  les  phar- 
maciens, il  est  chinois,  c'est  le  :  «  fout'-à-l'eau,  » 
et  on  vous  repèche.  C'est  pour  te  dire  si  j'étais 
amorçante.  Aussi  tous  ceux  que  j'abordais, 
comme  une  chatte,  s'escampativaient-ils  à  la 
file,  les  uns  brusques,  les  autres  railleurs,  tous 
en  palefreniers  de  la  décadence.  Ah!  nous  y  étions 
bien  à  cent  ans  après  Cambronne.  Et  je  miaulais 
dans  la  rue  Saint-Marc. 

«  Tout  à  coup,  de  celle  du  Cardinal,  un  prêtre 
déboucha.  C'était  un  homme  de  soixante  an- 
nées environ,  à  longues  boucles  grises,  qui 
tàtait  le  trottoir  avec  son  parapluie,  comme  font 
les  aveugles,  et  à  qui  il  manquait  certainement 
un  chien  pour  le  conduire.  Il  regardait  à  droite 
et  à  gauche  et  paraissait  comme  perdu  dans  le 
quartier.  C'était  visiblement  un  curé  de  cam- 
pagne. On  peut  ne  plus  aller  à  la  messe  et  res- 
pecter ceux  qui  la  disent.  J'ai  fait  ma  première 
communion,  je  la  ferais  encore!...  Qu'est-ce 
que  tu  as  à  rire? 


DE   TOUTES   LES   COULEURS  111 

—  Ne  te  fâche  pas,  ce  n'est  que  de  la  situa- 
tion. 

—  Idiot!  Ah!  oui;  tu  en  es  bien,  de  ton  temps! 
Je  m'étais  dissimulée  derrière  une  colonne...  je 
te  la  montrerai,  elle  y  est  encore...  pour  laisser 
passer  le  saint  bonhomme,  mais  ce  fut  lui  qui 
vint  à  moi  :  «  Madame,  salua-t-il  d'abord,  en  se 
découvrant...  »  Puis  il  s'arrêta,  et,  reconnais- 
sant sa  méprise  :  «  Mon  enfant,  suis- je  loin  de 
la  rue  Saint- Honoré  et  du  moins  dans  la  direc- 
tion?... —  Vous  lui  tournez  le  dos,  mon  père.  — 
Ah!  mon  Dieu,  que  Paris  est  changé  depuis  ma 
jeunesse!  Excusez-moi,  mademoiselle,  et  merci.  » 
Il  me  salua  de  nouveau  et  s'éloigna,  en  godillant, 
avec  son  parapluie. 

«  Je  ne  pus  me  retenir.  Il  m'avait  appelée 
madame,  mon  enfant,  mademoiselle;  j'en  avais 
jusque  dans  l'âme.  Je  lui  courus  après  irrésis- 
tiblement. «  Monsieur  le  curé!  la  rue  Saint  - 
Honoré,  c'est  la  mienne...  Vous  avez  de  mau- 
vais yeux.  Permettez-moi  de  vous  y  conduire  ». 

«  Il  se  mit  à  rire  :  «  Et  pourquoi  pas?  Je  suis 
ministre  de  Jésus-Christ.  Allons,  Madeleine, 
mais  c'est  moi  qui  vous  mettrai  chez  vous!...  » 

«  Et  nous  marchâmes  côte  à  côte,  comme  un 
père  et  sa  frile.  Je  ne  pouvais  dire  un  mot, 
émettre  un  son;  je  n'avais  plus  de  salive,  et  ma 


Wî    TRENTE-SIX  CONTES  DE  TOUTES  LES  COULEURS 

faim  même  était  passée.  Arrivés  devant  la  mai- 
son où  je  logeais,  en  effet,  je  l'arrêtai.  «  Est-ce 
ici?  demanda-t-il  avec  douceur?  Je  suis  heureux 
d'avoir  pu  vous  escorter  sans  encombre...  Mais 
vous  devez  avoir  des  pauvres?  Qui  n'en  a? 
Je  suis  à  Paris  pour  les  miens.  Obligez-moi 
d'accepter  ceci  pour  les  vôtres,  où  je  croirai  que 
je  ne  suis  pas  un  bon  cavalier  et  que  je  ne  sais 
plus  protéger  les  dames.  »  Et  il  me  ferma  la 
main  sur  les  dix  sous,  les  mêmes  que  tu  tiens  là, 
dans  ce  reliquaire.  » 


GUNE   ET   MONE 


CONTE    MARITIME 


10. 


GUNE    ET    MONE 


CONTE     MARITIME 


La  pauvre  Gune  eût  été  certainement  la 
femme  la  plus  malheureuse  de  son  temps  si 
elle  n'avait  eu  la  triste  Mone,  la  maîtresse  de 
son  mari,  Boniface  Balbuzard,  pour  rivale  d'in- 
fortune. 

Croyez-vous  au  fatidisme  des  noms?  Balzac 
y  croyait,  Flaubert  aussi,  Zola  de  même,  et 
ils  font  autorité  en  la  matière.  Toujours  est-il 
que  personne  ne  faisait  plus  honneur  au  sien 
que  notre  Boniface  Balbuzard,  qui  était  bègue, 
d'abord,  et  épanouissait  ensuite  au  soleil  la 
figure  pleine  et  réjouie  dont  on  dote  Roger  Bon- 
temps.  Rien  qu'à  le  nommer,  on  le  voit,  n'est-ce 
pas,  cet  homme! 


116  TRENTE-SIX   CONTES 

De  son  métier,  il  avait  été  marin,  puis  il  avait 
cessé  de  Fêtre,  et  enfin  il  l'était  redevenu,  ne 
pouvant  pas  faire  autrement.  Quand  la  mer 
vous  prend,  elle  ne  vous  lâche  plus,  c'est  un 
fait;  il  n'est  personne,  du  petit  au  grand,  qui 
n'en  convienne.  Aussi  ne  comprend-on  pas  que 
d'honnêtes  filles  consentent  à  épouser  des  gars, 
d'avance  perdus  pour  elles,  qui,  les  trois  quarts 
du  temps,  les  plaquent  le  lendemain  des  noces 
à  seule  fin  de  se  balancer  encore  et  toujours 
entre  les  bras  de  la  méchante  des  méchantes. 
Gune  pensait  ainsi,  et  quoiqu'elle  fut  dûment 
férue  de  son  Boniface,  disons  même  à  cause  de 
cela,  elle  avait  mis  comme  condition  au  ma- 
riage qu'il  renoncerait  à  la  mer  et  qu'on  vivrait 
ensemble  dans  la  ferme,  très  riche  d'ailleurs,  que 
son  père  lui  donnait  en  dot,  par  avancement 
d'hoirie. 

—  Sur  le  plan,  plan,  plancher  des  va,  va, 
va,  vaches,  avait  bégayé  Balbuzard  en  rigo- 
lant, et  il  en  avait  donné  sa  pa,  parole. 

Tout  alla  bien  d'abord,  il  faut  le  reconnaître,  et 
pendant  six  mois  Gune  en  eut  son  compte  et  da- 
vantage. Tranquille,  elle  lui  permit  d'aller  voir, 
pour  son  dimanche,  un  départ  de  bateaux  sur 
le  port.  Il  en  revint,  le  soir,  ou  plutôt  la  nuit, 
saoul  comme  la  bourrique  à  Robespierre.  Puis, 


DE  TOUTES  LES  COLLEURS  117 

pendant  les  huit  jours  suivants,  il  ne  fut  pas  à 
prendre  avec  des  pincettes.  Gune  comprit  alors 
que  le  drame  allait  commencer,  car  le  drame 
commence  toujours  par  le  cabaret;  c'est  là  que 
la  Grande  Gueuse  aux  yeux  pers  vous  recrute, 
—  ou  vous  repinee,  — et  Boniîace  y  retournait, 
au  cabaret,  sous  prétexte  de  tailler  bavette  avec 
les  camarades  plus  ou  moins  en  partance.  Enfin, 
il  fallait,  comme  on  dit,  lâcher  la  corde  sous 
peine  de  perdre  le  navire. 

Gune,  donc,  la  lâcha.  Elle  lui  fit  crédit  d'un 
petit  embarquement  d'un  mois,  six  semaines 
au  plus,  mais,  bien  entendu,  le  dernier,  enfin  le 
temps  moral  de  se  saler  un  peu,  par  hygiène, 
dans  la  saumure, 

—  Eh  bien,  c'est  ça,  fit-il  en  riant  de  joie, 
dans  la  sau,  sau,  mure. 

Et  il  l'embrassa  à  pleines  joues. 

Le  mois  échu,  strictement  et  recta,  il  était  de 
retour  à  la  ferme,  car  dans  la  marine  c'est  comme 
cela,  quand  on  a  pris  un  engagement,  on  le 
tient,  ne  fût-il  écrit  nulle  part.  Du  reste,  il  ne 
retourna  pas  au  cabaret,  et  même,  sur  la  route, 
quand  il  voyait  un  mathurin  venir  de  gauche, 
il  prenait  la  droite  pour  résister  à  la  tentation 
de  la  «  tournée  ».  Seulement,  il  s'attrista  visible- 
ment. Il  ne  riait  plus,  lui  si  boute  en  train,  de 


118  TRENTE-SIX    CONTES 

rien  ni  de  personne.  Il  ressemblait  à  un  amou- 
reux dont  la  bonne  amie  fait  la  noce  avec 
d'autres  et  qui  l'entend  chanter  au  loin,  à  tra- 
vers les  arbres,  au  bout  du  village.  Cette  traî- 
tresse, c'était  la  mer,  ai- je  besoin  de  vous  le 
dire  ? 

Ce  fut  alors  que  Mone,  une  jolie  fille,  aussi 
blonde  que  Gune  était  brune,  commença  avec 
lui  le  manège  qui  devait  aboutir  à  ce  que  vous 
savez,  car  il  n'y  a  pas  deux  façons  de  se  prou- 
ver qu'on  s'aime.  Mone  n'avait  jamais  pardonné 
à  Gune  de  lui  avoir  enlevé  le  beau  bègue,  et  je 
vous  réponds  qu'elle  ne  laissa  pas  échapper 
L'occasion  de  le  lui  reprendre.  Elle  en  fut  dure- 
ment punie,  du  reste,  comme  vous  f  allez  voir. 
Car  c'est  assez  lâche,  tout  de  même,  de  profiter 
de  ce  qu'un  homme  s'embête  de  la  mer  pour 
l'attirer  dans  une  grotte  et  se  donner  à  lai,  à 
marée  basse,  sur  du  varech  qui  sent  bon. 

Comment  Gune  l'apprit,  voilà  ce  que  pourrait 
vous  dire  peut-être  l'une  de  ces  familles  pauvres 
qui  envoient  leurs  petites  filles  recueillir  des 
bigorneaux  sur  les  rochers.  Moi,  je  m'étonne  et 
m'étonnerai  toujours  que  le  même  homme  puisse 
à  la  fois  tenir  une  parole  et  manquer  à  un  ser- 
ment, car  enfin  Boniface  avait  devant  le  maire, 
qui  est  l'État,  juré  fidélité  à  Mme  Balbu,.  bu, 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         119 

buzard.  Il  faut  croire  que  l'odeur  du  varech  est 
bien  puissante. 

Il  n'y  a  pas  à  douter  que  l'explication,  d'ail- 
leurs publique,  entre  Gune  et  Mone,  n'ait  été 
épouvantable.  Il  suffit  pour  la  dépeindre  de 
constater  ce  fait  que,  sur  le  mail  où  elle  eut  lieu, 
après  vêpres,  le  perruquier  ramassa  autant  de 
cheveux  bruns  que  de  blonds,  inextricablement 
entremêlés. 

—  Garde-le,  criait  l'épouse  à  la  maîtresse, 
je  n'en  veux  plus,  je  t'en  fais  cadeau! 

En  présence  de  ce  combat  de  biches  dont  il 
était  le  cerf  magnifique,  Boniface  avait  retrouvé 
toute  l'allégresse  de  son  caractère. 

—  Épa,  pa,  patantes,  faisait-il,  les  yeux 
trempés  de  rire. 

Il  n'en  trouva  pas  moins,  au  soir  tombant, 
la  porte  du  logis  conjugal  close  et  verrouillée, 
car  Gune  était  orgueilleuse  comme  on  ne  l'est 
pas,  si  bien  que  force  lui  fut  d'aller  souper  chez 
Mone  et  d'y  rester. 

Au  bout  d'un  mois,  il  y  était  encore;  mais, 
chose  étrange,  il  s'y  embêtait  déjà  beaucoup 
plus  de  la  mer  qu'à  la  fin  des  six  mois  de  F  état- 
marital  et  légitime.  Il  retourna  donc  au  cabaret, 
y  revit  des  copains  de  bord,  et,  comme  c'était 
le  temps  des  armements  et  des  appareillages 


120  TRENTE-SIX    CONTES 

pour  la  grande  pêche,  de  «  tournée  »  en  a  tour- 
née »  il  réengagea,  selon  le  terme  professionnel. 

Mone  en  fut  bouleversée  de  rage,  mais  elle 
n'avait  rien  à  dire  ni  même  à  faire;  elle  n'était 
pas  sa  femme,  et  il  ne  lui  avait,  à  elle,  rien  juré 
ni  rien  promis.  L'absence  était  de  la  demi-année 
comme  d'usage,  et  Balbuzard  s'en  fut,  à  la  tête 
de  deux  veuves,  balbuzarder  avec  les  vents  &t 
la  tempête,  heureux  comme  le  poisson  que  Ton 
rejette  à  l'eau. 

Toute  la  question  était  de  savoir  chez  qui,  de 
la  brune  ou  de  la  "blonde,  il  débarquerait  au  re- 
tour, sainte  Vierge,  s'il  en  revenait  au  moins, 
car  il  y  a  ca  aussi,  et  c'est,  dit-on,  ce  qui  les 
rend  fous.  Comment  voulez-vous  que  la  mieux 
faite,  voire  la  plus  amoureuse,  lutte  contre  une 
pareille  fascination  :  la  mer? 

Mone  se  croyait  bien  sûre  de  son  affaire,  et 
elle  en  étalait  l'assurance.  Boniface  était  à  elle 
comme  elle  était  à  lui.  c'était  à  jamais  fini  avec 
l'autre  et  patati,  et  patata,  tout  ce  qu'on  peut 
dire.  Gune  n'en  parlait  pas.  Elle  jouait  à  l'oubli 
absolu,  mais  secrètement  elle  se  dévorait.  Hélas! 
comme  elle  l'avait  aimé,  son  bègue,  et,  qui  pis 
est,  comme  elle  l'aimai*  encore!  Toutes  les 
nuits,  elle  rêvait  qu'elle  étranglait  Mone.  Si  elle 
la  rencontrait,   elle   devenait   pâle   comme  un 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         121 

linge.  Enfin,  il  n'y  a  pas  eu  de  haine  pareille 
depuis  qu'on  s'abomine  les  uns  les  autres  sur 
la  terre,  c'est-à-dire  depuis  Adam  et  Eve,  si  je 
ne  me  trompe. 

La  saison  de  pêche  finie,  tous  ou  presque  tous 
les  bateaux  rapatrièrent  leurs  équipages,  et, 
le  jour  de  la  rentrée,  Boniface  arriva.  On  le  vit 
s'arrêter  d'abord  sur  la  place,  dans  Llattitude  de 
la  perplexité,  puis  il  poussa  la  porte  du  presby- 
tère. Le  curé  était  son  cousin. 

—  Chez  qui,  qui,  qui  dois-je  descendre,  mon 
père? 

Vous  pensez  si  les  deux  femmes  étaient  cha- 
cune à  leur  fenêtre,  les  malheureuses! 

—  Si  c'est  comme  prêtre  que  tu  m'interroges, 
tu  n'as  pas  le  choix  :  chez  ta  femme.  Veux-tu 
que  je  m'entremette? 

Mais  le  marin  impénitent  avait  «  réengagé  » 
pour  deux  ans  et  il  n'avait  qu'un  jour  à  rester 
au  pays.  Il  fallait  bien  qu'il  en  fît  l'aveu. 

—  Alors,  dit  le  recteur,  ce  n'est  pas  la  peine; 
couche  ici  .et  ne  vois  ni  Tune  ni  l'autre.  Tu  par- 
tiras demain  matin,  à  l'aube. 

—  J'aime  mieux  ça.  Il  n'y  a  que  la  mer. 

—  Et  le  ciel,  ajouta  le  recteur,  qui  ne  croyait 
pas  si  bien  prophétiser,  car,  si  Boniface  ^partait 
encore,  c'était,  cette  fois,  pour  ne  plus  revenir. 

il 


122  TRENTE  SIX   CONTES 

L'année  suivante,  la  mer  le  mangeait,  comme 
tant  d'autres,  plus  coriaces  que  lui  et  non  moins 
possédés  de  la  passion  éternelle  qu'elle  inspire. 

On  n'a  pas  tout  dit  de  la  douleur,  quoique 
l'on  ait  écrit  des  tomes  sur  elle.  Son  expression 
n'est  pas  uniforme.  Relative  aux  circonstances 
qui  la  causent,  elle  se  conforme  encore  aux 
tempéraments  propres  de  ceux  ou  celles  qu'elle 
affecte.  Pour  les  uns,  le  proverbe  est  vrai,  qui 
dit  que  le  temps  l'use;  il  l'accroît  chez  les  autres, 
et  de  jour  en  jour,  et  ce  dernier  cas  fut  celui  de 
Gune.  A  la  perte  de  l'être  aimé  s'ajoutait  pour 
elle  le  remords  véritable  de  lui  avoir  été  si  dure. 
Mone,  de  son  côté,  pleurait  à  fendre  l'âme, 
comme  une  pauvre  bête  qu'on  égorge,  et,  je 
vous  l'ai  dit  en  commençant,  on  ne  savait  qui 
des  deux  veuves  était  la  plus  malheureuse. 

Ce  fut  alors  que  se  produisit  ce  phénomène 
extraordinaire  dont  on  ne  trouve  aucun  exemple 
dans  les  traités  de  pathologie  comparée.  Ces 
deux  femmes  qui  se  détestaient  à  se  souhaiter 
l'enfer  et  ses  supplices,  lurent  prises  d'une  pitié 
réciproque  pour  leur  commune  souffrance.  Elles 
commencèrent  par  se  regarder  sans  irritation, 
puis  un  jour,  se  saluèrent;  un  autre  jour, 
s'adressèrent  quelques  paroles,  et  enfin  éprou- 
vèrent le  besoin  de  se  lamenter  ensemble.  Un 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  123 

dimanche,  au  sortir  de  la  messe,  Mone  recon- 
duisit Gune  jusqu'à  sa  porte. 

—  Entrez  donc,  risqua  la  fermière. 

—  Pas  aujourd'hui. 

Mais  la  semaine  suivante,  Gune  rendit  à 
Mone  sa  poli-tesse  et  elle  entra,  elle,  l'épouse, 
chez  la  maîtresse.  Y  avait-il  épouse  et  maî- 
tresse, puisqu'il  était- mort?  Les  désolées  échan- 
gèrent leurs  propos  de  misère.  Oh!  comme  elles 
étaient  seules  et  que  les  journées  se  traînaient 
longues  pour  elles!  Ne  feraient-elles  pas  mieux 
de  se  réunir  dans  leur  même  détresse  et  de  vivre 
ensemble  pour  parler  de  lui?  Finalement,  elles 
s'y  décidèrent...  Mone  transporta  tout,  meubles 
et  frusques,  à  la  ferme.  Au  bout  d'un  mois,  elles 
s'adoraient  et  ne  pouvaient  plus  se  passer  l'une 
de  l'autre. 

Or,  iin  soir,  à  l'heure  de  la  soupe,  un  homme 
frappa  à  la  porte. 

— Peut-on,  ton,  ton  en  avoir  une  écu,  eu,  cuelle  ? 

Miséricorde!  C'était  Boniface!  Boniface,  res- 
suscité ou  plutôt  sauvé  de  la  mort  par  la  Madone 
miséricordieuse.  Elles  lui  sautèrent  au  cou,  pâ- 
mées de  joie,  et,  comme  à  ce  coup  il  en  avait 
assez  de  la  mer,  il  s'assit  et  mangea  sa  soupe  au 
milieu  d'elles. 

Il  y  est  enco,  co,  core. 


SYLVIE  DE  FEE 


CONTE  DU  SECOND  EMPIRE 


11, 


SYLVIE  DE  FEE 


CONTE  DU  SECOND  EMPIRE 


Pendant  les  dix-huit  années  dites  «  de  cor- 
ruption 9  pour  les  distinguer  des  dix-neuf  cents 
autres  de  notre  vertueuse  ère  chrétienne,  soit 
exactement  de  1852  à  1870,  il  y  avait  d'honnêtes 
femmes  parmi  nos  mères. 

Il  y  en  avait,  à  dire  de  statistique,  juste  au- 
tant qu'aujourd'hui,  plus  une,  qui  s'appelait 
la  marquise  de  Fée  et  "dont  le  petit  nom  était 
Sylvie.  Elle  était  de  Paris,  comme  ses  père  et 
mère  et  toute  sa  lignée,  les  Tristan  Houle- 
viche,  opulents  drapiers  du  quartier  du  Mail, 
qui,  pendant  quatre  siècles  et  davantage,  de 
père  en  fils,  ont  honoré  le  haut  commerce  de 
la  ville.  Sylvie,  unique  rejeton  des  derniers  de 


118  TRENTE-SIX   CONTES 

la  souche,  princièrement  dotée,  et  charmante, 
avait  épousé  par  amour  le  brillant  officier 
d'Afrique  Albert,  marquis  de  Fée,  et  elle  lui  était 
passionnément  fidèle. 

Ce  fut  à  titre  de  colonel  que  son  mari,  déter- 
miné sabreur  du  reste,  prit  part  au  coup  d'État 
du  2  décembre,  et  «  du  côté  du  manche  »,  comme 
disait  le  comte  de  Morny,  son  camarade  de  ré- 
giment à  Constantine.  Le  comte  l'avait  acquis 
aisément,  malgré  ses  attaches  royalistes,  à 
l'aventure  de  la  restauration  napoléonienne,  le 
père  du  marquis  ayant  été  lui-même  l'une  des 
belles  épées  de  l'Iliade  moderne.  Ce  n'était  pas 
qu'ils  crussent  l'un  plus  que  l'autre  à  la  réussite, 
mais  les  temps  étaient  plats,  les  salons  mornes, 
la  France  bâillait  à  son  parlement  d'avocats,  il 
fallait  s'amuser  ou  mourir.  —  Ça  manque  de 
femmes,  s'était  écrié  l'un  des  lions  du  Grand 
Seize  en  montrant  le  boulevard  d'une  fenêtre 
du  Café  anglais.  —  Vous  en  aurez,  avait  ré- 
pondu Morny,  augure  flegmatique. 

Ils  en  eurent.  En  outre,  le  comte  passa  duc 
et  le  colonel,  général.  Ils  étaient  contemporains, 
quarante-deux  ans.  Or,  de  même  qu'à  l'imita- 
tion de  l'Oncle,  le  Neveu  s'improvisait  un 
État-major  et  une  noblesse,  il  se  formait  aussi 
une  Cour  impériale,  et  peuplait  les  Tuileries 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  1«9 

conquises  «  d'honnestes  dames  »  de  tout  rang 
et  de  toutes  vertus.  La  marquise  de  Fée  y  fut 
des  premières  appelées.  Pour  l'élégance,  le 
charme  et  la  beauté,  la  fille  des  drapiers  n'en 
laissait  rien  aux  mieux  nées,  même  aux  ralliées 
du  Faubourg,  et,  par  l'esprit,  elle  en  rendait  aux 
plus  fines.  Sa  causerie  était  délicieuse,  pleine 
de  traits  barbelés,  lancés  sur  Tare  du  sourire. 
Elle  enchantait  Morny,  expert  et  profès  en 
la  matière,  qui  saluait  en  elle  une  autre  Du  Def- 
fand  et  ne  cachait  pas  le  goût  que  lui  inspirait 
la  femme  de  son  vieux  camarade  d'Algérie. 

Le  maître,  d'autre  part,  en  tenait  sensible- 
ment pour  elle.  Il  s'inscrivait  plus  souvent  qu'à 
son  tour  sur  son  carnet  de  valse,  car  on  valsait 
beaucoup,  aux  Tuileries,  au  début  du  second 
Empire  et  Louis-Napoléon  se  piquait,  non  sans 
raison,  d'en  remontrer  à  tous  les  Vestris  de 
cette  danse  voluptueuse. 

Sylvie  aimait  et  n'aimait  que  son  mari.  En 
dépit  de  la  différence  d'âge,  elle  avait  cinq 
lustres  seulement,  —  leur  lune  de  miel  avait  dé- 
passé les  plus  longues,  et,  pour  elle,  elle  brillait 
encore  au  firmament  nocturne  des  nuits  conju- 
gales. Mais  les  chevaliers  Renaud  ne  restent 
pas  toujours  enfermés  dans  les  jardins  d'Ar- 
mide,  et  le  bel  «  africain  »  reprit,  sans  la  deman- 


130  TRENTE-SIX   CONTES 

der,  cette  clef  des  champs  où  Vénus  sème  mille 
bocages.  La  légende  confie  à  l'histoire  que 
l'exemple  sonnait  le  carillon  d'en  haut  et  qu'il 
n"y  avait  pas  à  sortir  de  l'ombre  du  chef" pour 
ramasser  bague  à  son  doigt.  Vous  en  aurez! 
avait  promis  le  double  Richelieu  du  règne,  et 
personne  n'en  manquait.  Le  général  courut  donc 
à  la  noce. 

Ce  que  la  marquise  en  souffrit,  ce  n'est  pas 
à  dire.  Elle  était  de  celles  pour  qui  partager 
l'être  aimé  c'est  le  perdre.  Elle  endura  d'abord 
cette  «  trahison  à  l'ennemi  »  avec  la  crânerie 
joviale  qui  est  le  style  des  grandes  dames. 
Le  péril  pour  elle  était  de  verser  dans  une 
jalousie  bourgeoise  où  s'avouerait  la  mésal- 
liance. Une  Du  Deffand  n'en  perd  ni  le  som- 
meil, ni  le  bon  mot,  ni  le  sourire.  Le  moment 
psychologique  serait  celui  où  le  général  de 
cour  afficherait  une  maîtresse  en  titre.  Là  était 
l'injure  publique.  Il  la  lui  jeta  sans  pitiér  d'au- 
tant plus  outrageusement  que  celle  qui  gagnait 
la  partie  était  la  meilleure  amie  de  Sylvie. 
Cette  fois  il  fallait  se  défendre  et  vaincre. 

Morny,  qui  guettait  l'heure  depuis  longtemps, 
s'offrit  à  la  consoler.  —  Je  m'y  attendais,  lui 
dit-elle,  mais  vous  manquez  le  coche.  Je  vous 
fais  mes  adieux.  Le  seeond  Empire  aura  été 


DE  TOUTES    LES   COULEURS  131 

bien  amusant!  — Mais  ce  n'est  pas  fini,  releva 
le  sceptique.  —  Pour  moi,  si,  je  m'en  vais.  — 
Où?  —  De  l'éventail  dressé  elle  montra  le  ciel, 
élément  des  oiseaux  et  des  âmes.  —  Ah!  pas 
encore.  D'abord  vous  savez  que  je  vous  aime; 
ensuite  il  y  a,  samedi,  aux  Tuileries,  grand  bal 
paré  et  costumé,  et,  si  vous  ne  devez  pas  le 
fleurir,  je  le  décommande.  Nous  ne  le  donnons 
que  pour  vous.  —  Vous  tenez  à  m'y  voir?  — 
Lui  aussi.  Ordre  de  l'Empereur!  ■ — Soit,  j'irai. 

Elle  y  alla  en  effet.  A  minuit,  heure  des  fan- 
tômes, une  forme  féminine,  drapée  d'un  suaire, 
couronnée  de  fleurs  tombales  et  portant  de  ses 
mains  croisées  un  petit  crucifix  d'ivoire  sur  la 
poitrine,  apparut  au  seuil  de  la  galerie",  et  l'huis- 
sier, confident  gagné,  annonça  d'une  voix 
stentorique  : 

- —  Feue  la  générale  marquise  de  Fée. 

Napoléon  III  était  très  superstitieux.  Il  pâlit 
et  s'avança,  tout  vacillant,  vers  sa  valseuse 
macabre.  — Ah!  madame,  quel  est  ce  déguise- 
ment pour  une  fête?...  — Ce  n'est  ^pas  un  dé- 
guisement, Sire,  c'est  l'uniforme.  Je  suis  morte. 
—  Morte,  et  depuis  quand?...  — Depuis  que  je 
ne  suis  plus  aimée. 

L'aventure,  étouffée  par  ordre,  ne  transpira 
pas  hors  du  palais,  mais  «  la  meilleure  amie  », 


132  TRENTE-SIX    CONTES 

craignant  le  ridicule  plus  que  le  scandale  peut- 
être,  congédia  d'elle-même  le  général  et  prit 
quelque  autre  amant,  je  pense. 

Peu  accoutumé  à  la  résistance  des  «  hon- 
nestes  dames  »  de  sa  jeune  cour  et  d'ailleurs, 
celle  de  la  marquise  de  Fée  commençait  à 
irriter  le  fataliste  couronné,  qui,  il  faut  le  dire 
à  sa  décharge,  y  voyait  moins  un  défi  au  sou- 
verain qu'à  l'homme  à  femmes  dont  il  s'arro- 
geait le  renom,  il  brusqua  les  choses,  se  déclara 
et  demanda  un  rendez-vous.  Elle  le  lui  accorda, 
à  date  fixe  et  chez  elle.  Il  y  vint  incognito  et  sans 
suite.  Elle  l'attendait,  comme  on  dit  sous  les 
armes,  étendue  sur  un  lit  de  repos  à  l'antique 
que  flanquaient  deux  sièges  bas  disposés  par 
elle  dans  un  ordre  voulu  et  symétrique,  à  droite 
et  à  gauche,  sous  le  portrait  de  son  mari. 

—  Sire,  eommenea-t-eile,  asseyez-vous  et  cau- 
sons. Malgré  la  peine  que  l'on  a  à  se  défendre 
de  l'homme  séduisant  entre  tous  que  vous  êtes, 
j'aurais  depuis  longtemps  accueilli  vos  hom- 
mages si  mon  cœur  n'était  trop  petit  pour 
faire  honneur  à  trois  amours. 

—  Gomment  trois? 

■ —  Sans  doute,  comptez  :  mon  mari,  vous  et 
l'autre. 

—  Quel  autre,  madame? 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         133 

—  Vous  avez  un  compétiteur  aussi  pressant 
que  vous,  non  moins  irrésistible,  et  favoriser 
l'un   c'est   être   injuste   pour   son   digne   rival, 
puisque  la  gloire  de  l'amant  est  d'être  seul  à 
l'être.   Quant  à  moi,  je  n'incline  à  aucun,  de 
préférence,  le  beau  soldat,  dont  voici  le  porr 
trait,    ayant   le   privilège   de   les   fixer   toutes, 
quoiqu'il  fasse.  Puisqu'il  s'agit  de  le  tromper 
en   me   trompant   moi-même,    excusez-moi   de 
lui  économiser  une  trahison  sur  deux  et  de  m'en 
tenir  au  moins,  dansle  péché,  à  celui  qui  m'aurale 
mieux  convaincue  de  le  commettre.  Je  vous  écou- 
terai l'un  et  l'autre  avec  le  plus  grand  soin,  sans 
la  moindre  partialité,  et  je  serai,  puisqu'il  le  faut. 
à  celui  qui  m'aura  persuadée  et  vaincue,  Sire 

—  Je  ne  crains  personne  à  vos  pieds,  mais 
quel  étrange  tournoi  est-ce  là?  Mon  rival  et 
moi,  devons-nous  parler  ensemble? 

—  Ensemble,  non,  mais  tour  à  tour. 

Et  elle  lui  montra  les  deux  sièges  disposés 
à  chaque  flanc  de  la  chaise  longue. 

—  Est-il  donc  ici  déjà  et  comptez-vous  nous 
mettre  ce  soir  même  en  présence? 

—  Sire,  il  attend  depuis,  plus  longtemps  que 
Votre  Majesté. 

—  Allons,  mais  qui  est-ce?  En  vérité,  je 
suis  curieux  de  le  connaître. 

12 


134  TRENTE-SIX   CONTIS 

La  marquise  se  leva,  souleva  une  tenture  et 
amena  le  compétiteur  par  la  main.  C'était 
Momy. 

Les  deux  fils  de  la  reine  Hortense  se  regar- 
dèrent, interloqués  d'abord,  puis  ils  .partirent 
ensemble  d'un  grand  éclat  de  rire.  Ils  étaient 
joués,  et  combien  bellement!  L'Empereur  tira 
son  étui  à  cigarettes  et  l'ouvrit  à  son  frère. 

■ —  C'est  de  la  grande  comédie,  fit-il,  et  la 
scène  est  pour  M.  de  Saint-Rémy.  (Saint-Rémy 
était  le  pseudonyme  dont  le  duc  signait  les  vau- 
devilles qu'il  donnait  aux  petits  théâtres.) 

—  Eh  bien.  Sire,  répétons-la. 

Sylvie  reprit  sa  pose  à  la  Récamier  sur  le 
lit  de  repos:  l'Empereur  s'assit  à  droite,  le  duc 
à  gauche,  et  ils  alternèrent  leurs  déclarations. 

Certes,  tous  les  deux  savaient  parler  aux 
femmes,  mais  fort  différemment.  Louis-Xapo- 
léon,  conformément  à  sa  nature  rêveuse,  pro- 
cédait par  la  méthode  sentimentale.  Il  était 
«  romance  »  en  amour.  Charles- Auguste,  homme 
d'action,  accoutumé  à  des  victoires  plus  libres, 
y  employait  à  l'habitude  une  diplomatie  assez 
expéditive.  Mais  la  scène  à  trois  n'est  pas  le 
tête-à-tête;  ils  se  gênaient,  ne  se  retrouvaient 
plus,  exagéraient  l'attaque,  et  le  volant  tom- 
bait  entre   les   deux   raquettes.    La   fine   mar- 


DE  TOUTES   LES   COULEURS  135 

quise  leur  tendait  attentivement  tantôt  une 
oreille,  tantôt  l'autre,  et  paraissait  pénétrée  (le 
la  gravité  de  la  situation.  Par  'moments,  elle 
soupirait  et  jetait  un  coup  d'œil  suppliant  au 
portrait  du  général,  qui,  le  poing  sur  la  garde 
de  son  épée,  présidait  au  combat  dont  son  hon- 
neur était  le  prix  et  la  timbale.  C'était  d'une 
drôlerie  extraordinaire.  Au  bout  de  cinq  mi- 
nutes, ils  bafouillaient,  se  coupaient,  troquaient 
leurs  manières,  et  le  maître  parlait  en  maître 
et  le  diplomate  en  poète  élégiaque.  Selon  toutes 
les  lois  de  la  nature  comme  du  théâtre,  le  débat 
ne  pouvait  se  terminer  que  par  une  querelle,  et 
c'était  bien  là-dessus  que  comptait  la  marquise. 

—  Assez,  Morny!...  cria  l'Empereur. 

—  Sortons,   Sire!... 

Elle  se  jeta  entre  eux  comme  la  Sabine  du  ta- 
bleau :  —  Ah!  messieurs,  de  grâce,  deux  frères! 
D'ailleurs,  mon  choixest  fait,  l'avant  âge  reste  à.., 

—  A  qui,  madame? 
■ —  A  mon  mari. 

Et  le  duc  disait  en  sortant  à  son  compagnon 
de  défaite  : 

—  Elle  est  de  première  force,  cette  petite 
Tristan  Houlevichej. 

—  Oui,  c'est  une  parisienne,  résuma  le  fata- 
liste, mais  de  Paris,  celle-là,  une  vraie! 


L'ENFANT   CORSE 


CONTE    CORSE 

V 


M- 


L'ENFANT  CORSE 


CONTE    CORSE 


Aimez-vous  les  histoires  corses,  ou,  pour  mieux 
dire,  de  vendetta  corse?  En  voici  une  qui  m' ar- 
rive de  l'île  de  Colomba,  et  précisément  de  Sar- 
tène,  dernier  refuge  de  ce  pauvre  banditisme 
contre  lequel  on  mène  si  rude  guerre.  J'ai  laissé 
là  quelques  amis  qui  m'entretiennent  encore  des 
choses  et  des  gens  du  pays.  Ça  n'a  pas  changé, 
m'écrivent-ils,  depuis  votre  voyage,  en  1887,  et 
nous  restons  fidèles  à  nos  mœurs  comme  à  nos 
coutuuie3  ethniques  qui  sont  les  bonnes.  La 
Corse  est  l'île  de  l'honneur.  Jugez-en,  d'ailleurs, 
une  fois  encore. 

Dans  le  triangle  de  maquis  montagneux  ins- 
crit entre  Sartène,  Porto- Vecchio  et  Bonifacio, 


UO  TRENTE-SIX    CONTES 

et  qui  forme  la  pointe  méridionale  de  l'Ile,  il  y 
a,  sous  un  contrefort  du  mont  Scopeto,  un  ha- 
meau de  deux  cents  âmes  divisées  par  une  ven- 
detta séculaire,  celle  des  Arboli  et  des  Marata. 

Le  village  est  considéré  par  eux  comme  ter- 
rain neutre.  Ils  y  vivent  en  face  les  uns  des 
autres,  et  leurs  maisons  se  regardent,  Si  les 
femmes  de  chaque  famille  se  rencontrent  à  la 
fontaine  ou  à  l'église,  sur  la  place,  et  même  y 
causent  ensemble,  les  enfants  restent  séparés 
dans  leurs  jeux,  et  singent  naïvement  la  haine 
de  leurs  pères.  Ils  en  hériteront.  Du  reste,  l'école 
est  lointaine,  quatorze  kilomètres,  et  ils  n'y  vont 
pas.  Quant  au  catéchisme,  ta  recteur  est  un 
Corse  lui-même  et,  sur  la  question  de  la  ven- 
detta, il  ferme  Y  Évangile  et  corne  son  bréviaire. 
Amen. 

C'est  donc  hors  du  village  que  la  chasse  com- 
mence et  que  les  Arboli  et  les  Marata  se  guet- 
tent, aux  coins  des  monts,  le  fusil  au  dos  et  la 
poire  à  poudre  à  la  ceinture,  depuis  un  temps 
immémorial.  Ils  ne  savent  même  plus  exacte- 
ment eux-mêmes  la  cause  originelle  de  leur  ani- 
mosité  héréditaire.  Ils  ne  cherchent  pas  à  l'éta- 
blir, encore  moins  à  l'élucider;  le  virus  est  dans 
le  sang,  il  s'y  perpétue  de  père  en  fils  et  jusqu'aux 
confins  du  cousinage.  Le  meurtre  d'un  Arboli 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         141 

nécessite  celui  d'un  Marata,  et  vice  versa,  par 
loi  de  conséquence.  Ça  n'empêche  pas  de  se 
reproduire  dans  chaque  clan  par  des  mariages, 
consanguins,  d'ailleurs,  que  le  curé  bénit  à  vol 
de  cloches. 

Le  pays  où  le  Code  Napoléon  est  le  moins  obéi 
est  celui  où  son  auteur  est  né.  Quant  aux  gen- 
darmes, ses  organes  bottés,  vous  devez  vous 
rappeler  encore  en  quel  mépris  on  les  tient  dans 
nie.  En  abattre  un  dans  les  lentisques  par- 
fumés, c'est  acquérir  une  gloire  à  la  Guillaume 
Tell,  où  le  bon  tireur  s'exalte  de  l'homme  libre. 

Antonio  Arboli,  fils  aîné  du  dernier  Arboli, 
meurtrier  du  dernier  Marata,  —  car  nous  en 
étions  là,  à  Sartène,  de  leur  duel  centenaire,  — 
s'étant  payé,  l'automne  dernière,  la  peau  buf- 
fletée.  de  l'une  de  ces  autorités  ambulantes, 
avait  pris  le  maquis  et  il  s'y  terrait  comme  un 
lapin  dans  les  romarins.  Une  battue  stratégique, 
menée  par  un  Pandore  habile,  le  plus  habile 
même  que  nous  ayons,  avait  débusqué  le  jeune 
bandit  de  sa  retraite.  Cerné  de  toutes  parts,  il 
s'était  réfugié  chez  le  curé  même  de  la  paroisse, 
qui  est  un  Arboli,  et  son  parent.  L'asile  était 
bon  et  d'un  choix  ingénieux,  car  le  prêtre  n'était 
pas  homme  à  laisser  violer  son  presbytère  ni 
par  des  civils,  ni  par  des  militaires,  et  il  avait 


142  TRENTE-SIX  CONTES 

décroché  à  tout  événement. un  lourd  crucifix 
de  bois,  de  fer  et  de  bronze,  qui  pendait  comme 
une  hache  de  panoplie  sur  sa  couchette. 

Mais,  la  nuit  venue,  Antonio  avait  eu  honte 
déjà  situation  funeste  où  il  plaçait  le  pauvre 
révérend  en  temps  de  République,  et,  bondis- 
sant par  la  lucarne  du  grenier,  il  avait  pris  sa 
course  dans  le  village.  Comme  il  passait  devant 
la  maison  des  Marata,  il  en  vit  la  porte  ouverte. 
Sur  le  seuil,  .Cara  Marata,  dame  du  logis,  tor- 
dait le  linge  du  mois,  dont  son  petit  garçon  lui 
passait  les  pièces.  L'enfant  s'appelait  Jean.  Il 
avait  six  ans. 

Antonio  regarda  la  mère,  et,  d'un  geste,  sans 
un  mot.  il  lui  indiqua  le  presbytère,  d'où  venait 
un  bruit  de  bottes  et  de  sabres. 

—  Entre!  fit  la  femme  corse. 

Et  elle  tira  la  porte  sur  l'hôte. 

Or,  ne  l'oubliez  pas,  le  bandit  traqué  n'était 
autre  que  le  fils  aîné  de  TArboli  qui  avait  tué 
le^beau-père  et  oncle  de  Cara,  soit  le  vieux  Paolo 
Marata,  propre  père  du  chef  actuel  de  la  fa- 
mille, père  à  son  tour  du  petit  Jean.  Ce  chef 
s'appelait  lui  aussi  Paolo,  comme  le  trépassé,  et 
c'était  entre  lui  et  Antonio  qu'était  «  la  chemise 
sanglante  ». 

Donc  Paolo  rentra  chez  lui  pour  la  soupe.  — 


DE  TOUTES   LES   COULEURS  143 

Journée  perdue,  fit-il,  en  déposant  fusil  et  car- 
touchière. Je  l'ai  cherché  là-haut,  dans  le  ma- 
quis, jusqu'à  la  chute  de  la  lumière.  Pas  d'An- 
tonio Marata.  — ■  Il  est  ici,  dit  simplement  la 
femme.  —  Ah!  chez  nous?  —  Le  village  est  oc- 
cupé par  la  gendarmerie.  Écoute.  —  Tu  as  bien 
fait,  déclara  Marata,  un  peu  pâle.  Mais  je  ne 
veux  pas  le  voir.  Cache-le  bien  et  prends  soin 
de  lui.  Je  vais  à  Sartène  et  j'y  resterai  jusqu'à 
son  départ.  —  Va,  et  sois  tranquille,  ils  ne  l'au- 
ront pas. 

Puis,  comme  la  gendarmerie  y  perdait  son 
temps  et  ses  peines,  elle  évacua  le  village. 

Le  lendemain,  pourtant,  le  brigadier  y  re- 
parut. Il  était  seul.  Tout  en  feignant  d'avouer 
sa  déconvenue  et  ses  excuses  faites  au  curé,  il 
se  renseignait  auprès  des  commères  qui,  chez 
nous  comme  ailleurs,  sont  bavardes  autour  des 
fontaines.  Tout  ce  qu'il  en  apprit,  cependant, 
c'était  que  la  Cara  Marata  était  allée  étendre 
son  linge  au  soleil  sur  les  arbustes  odorants  de 
la  montagne.  Comme  les  Marata  étaient  notoi- 
rement les  ennemis  nés  des  Arboli,  la  nouvelle 
était  pour  lui  sans  indices.  Quoiqu'il  fût  assuré 
que  le  bandit  n'était  pas  sorti  de  la  commune,  il 
ne  pouvait  s'arrêter  raisonnablement  à  l'idée 
qu'un  Arboli  fût  caché  chez  un  Marata,  et  sur- 


lit  TRENTE-SIX   CONTES 

tout,  s'il  L'était,  que  son  hôtesse  eût  laissé  la 
maison  déserte  à  la  garde  d'un  enfant  de  six 
ans.  Mais  outre  que  le  gendarme  abattu  par 
Antonio  dans  la  brousse  était  son  propre  frère 
et  que  l'atmosphère  même  du  pays  activait  son 
besoin  de  vengeance,  il  se  méfiait  terriblement 
des  Corses,  «  capables  de  tout,  disait-il,  et  bons 
à  rien  ».  Il  fit  donc  à  tout  l\asard  un  nouveau  tour 
dans  les  rues  du  hameau  et,  parvenu  devant 
l'habitation  des  Marata,  il  y  vit  le  petit  Jean  à 
califourchon  sur  la  balustrade  de  l'avancée  en 
terrasse  où  se  signe  l'architecture  locale  de  nos 
bastidons. 

—  Te  voilà  sur  un  beau  cheval  de  pierre!  lui 
<  ria-t-il.  Mais  l'enfant,  saisi  de  peur  à  la  vue  du 
bicorne  symbolique,  s'était  enfui  en  lui  faisant 
les  cornes.  —  Attends,  polisson!  Et  le  brigadier 
grimpa  les  degrés  du  perron.  —  Es-tu  donc  seul, 
fit-il,  en  lui  pinçant  l'oreille?  —  Maman  va 
venir.  —  Et  c'est  toi  qui  gardes  la  maison.  A  ton 
âge?  Tu  dois  t'ennuyer  sans  frère,  sœur,  ni  ca- 
marades? As-tu  des  joujoux?  Veux-tu  que  je 
t'en  apporte  d'Ajaccio?  —  Oh  oui!  si  maman 
veut.  — ■  Eh  bien!  mais  il  faut  que  j'y  aille 
d'abord,  à  Ajaccio.  Quelle  heure  est-il? 

Et  le  brigadier  tira  sa  montre.  Les  yeux  de  Jean 
s'allumèrent  comme  tisons  de  braise.  —  C'est 


DE  TOUTES  LSS  COULEURS  U5 

joli,  hein?  Et  ça  chante.  Écoute  :  tic  tac.  — 
Et  il  la  lui  mit  à  l'oreille.  —  La  veux-tu?  — 
Oh!  oui,  monsieur  le  gendarme.  —  Alors  en- 
trons. 

Un  quart  d'heure  après,  Antonio  Arboli,  for- 
tement garrotté,  les  cheveux  pleins  de  paille  et 
tout  suant  d'une  lutte  désespérée,  descendait 
dans  la  rue  sous  le  poing  victorieux  du  gen- 
darme et  s'y  rencontrait  avec  Cara  Marata, 
muette  d'épouvante.  —  Tu  n'es  pas  une  Corse, 
lui  jeta-t-il.  Mort  aux  Marata.  Honte  aux 
lâches. 

L'enfant,  sur  le  perron,  écoutait,  épanoui,  le 
tic  tac  de  la  montre,  et  la  malheureuse  comprit. 
Elle  hurla  toute  la  nuit,  comme  une  bête  égorgée. 

Au  petit  jour,  Paolo  parut  :  —  Je  sais,  fît-il, 
j'ai  vu  passer  Antonio  enchaîné  sur  la  place,  à 
Sartène.  Que  tous  les  Marata  soient  ici,  à  midi, 
dans  la  maison  de  famille.  Toi,  femme,  prépare 
l'enfant. — A  quoi?  — Tu  es  sa  mère. — Ah!  mon 
Dieu,  Paolo,  je  n'ose  deviner!  Mais  nous  n'avons 
que  lui!  —  Prépare  l'enfant,  te  dis-je. 

L'arrêt  des  Marata  fut  unanime. 

Alors  la  mère,  car  il  y  en  a  de  telles  dans  l'île 
de  l'honneur,  prit  son  petit  sur  les  genoux,  et 
doucement  lui  expliqua  son  crime.  Elle  lui  dit 
en  quoi  il  consistait,  ce  qui  le  rendait  impar- 

13 


146     TRENTE-SIX   CONTES   DE  TOUTES    LES   COULEURS 

donnable,  et  de  quel  châtiment  il  fallait  l'ex- 
pier. —  Tous  les  parents  seront  là  pour  te  voir 
mourir,  bien  mourir,  mon  cher  enfant.  — Et  toi, 
maman,  y  seras-tu? — J'y  serai,  je  te  le  promets. 
—  Et  mon  papa?  — Ton  papa  aussi,  fut  la  ré- 
ponse. Et  elle  l'assura  qu'il  ne  lui  ferait  pas  de 
mal,  il  était  le  premier  tireur  de  Corse,  infaillible. 

L'heure  venue,  ils  conduisirent  l'enfant  au 
fond  du  jardin,  les  yeux  bandés.  Il  avait  de- 
mandé qu'on  lui  accrochât  sur  le  coeur  la  montre 
«  du  méchant  gendarme  ».  — Ne  la  manque  pas, 
mon  papa... 

Et  mon  correspondant  de  Sartène  termine 
par  ce  trait  à  la  Mérimée  :  —  Il  n'a  manqué  ni 
la  montre  ni  le  cœur. 

Je  ne  me  dissimule  pas  l'effet  de  révolte  sen- 
timentale que  ce  récit,  dont  j'ai  adouci  de  mon 
mieux  la  «  corserie  »,  produira  sur  les  âmes  un 
peu  moites  de  la  plupart  des  lecteurs.  Nous 
sommes  ici  dans  l'île  escarpée  de  l'honneur, 
vertu  bête  qui,  comme  l'amour,  échappe  aux 
lois  de  la  moralité  et  du  reste  n'a  plus  guère 
de  poètes.  Peut-être  vaut-il  mieux  laisser  au 
compte  de  l'imagination  vieux  jeu  de  mon 
propre  romantisme  une  histoire  qui  trouvera 
peu  de  crédules.  N'en  parlons  plus,  oubliez-la,  et 
rentrons  dans  la  République  d'affaires. 


UN   PÈKE    LÉGAL 


CONTE    JURIDIQUE 


UN   PÈRE  LÉGAL 


CONTE    JURIDIQUE 


—  Firmin,  lui  dit-elle,  je  suis  obligée  de  me 
priver  de  vos  services,  vous  pouvez  vous  cher- 
cher une  autre  place. 

Le  valet  sourit. 

—  Je  m'y  attendais.  Le  nouveau  mari  de 
madame  la  marquise  m'a,  comme  on  dit,  dans 
le  nez.  Nos  atomes  ne  s'accrochent  point.  Je  le 
regrette. 

—  Vous  rédigerez  vous-même  votre  certi- 
ficat, et  je  le  signerai  les  yeux  fermés.  Allez. 

■ —  Inutile.  Ma  pelote  est  faite.  Je  désire  me 
retirer  à  la  campagne. 

Il  s'inclina,  sortit,  fit  ses  malles  et  quitta  Paris 
le  soir  même. 

13. 


150  TRENTE-SIX    CONTES 

La  marquise  Diane  d'Eseorailles,  née  de  Bel- 
mont,  avait  trente  ans  et  elle  était  enfin  veuve. 
Elle  allait  pouvoir  épouser  Armand,  comte  de 
Quimerk-Baracé,  son  amant,  homme  charmant 
du  reste,  qui  l'avait  consolée  d'une  union  déplo- 
rable avec  ce  vieux  maniaque,  invivable,  mé- 
chant même,  de  marquis  d'Eseorailles,  archi- 
millionnaire,  oui,  mais  ruiné  de  corps  et  d'âme, 
à  cinquante  ans,  par  l'exercice  des  sept  péchés 
capitaux,  voire  à  la  recherche  d'un  huitième! 

Pourquoi  elle  l'avait  épousé,  elle  se  le  deman- 
dait encore.  Les  raisons  des  mariages,  s'il  en 
existe,  sont  celles  qui  échappent  le  plus  au  bon 
sens.  On  pourrait  aussi  bien  les  jouer  à  La  ma- 
nille, et,  dans  la  noblesse,  au  reversi.  Un  soir, 
le  du.c  de  Belmont  avait  dit  à  sa  fille  : 

—  Diane,  tout  à  l'heure,  au  cercle,  d'Eseo- 
railles m1  a  demandé  ta  main  et  je  la  lui  ai  pro- 
mise. C'est  un  beau  nom  de  France,  il  vaut  le 
nôtre.  Quant  à  sa  fortune,  voici  :  à  sa  mort,  et 
il  a  déjà  cinquante  ans,  tu  jouiras  d'environ  six 
cent  mille  livres  de  revenu.  Bonsoir,  mon  en- 
fant. 

—  Bonne  nuit,  papa. 

Pour  toute  résistance,  Diane  s'était  bornée  à 
demander  à  son  confesseur  si  le  bon  Dieu  lui 
permettait  de  dire  :  Non. 


DE   TOUTES   LES   COULEURS  151 

—  Impossible!  avait  été  la  réponse. 

De  telle  sorte  que,  mariée  au  printemps,  dès  ( 
l'été  elle  avait  un  amant,  selon  des  lois  vieilles 
comme  le  monde,  où  la  nature  se  maintient  en 
conflit  permanent  contre  les  codes  les  mieux 
faits  que  l'on  sache. 

Certes,  Armand  de  Quimerck-Baracé  était 
bon  chevalier  de  cette  lice  éternelle.  Par  tous 
les  dons  qui  font  F  élite,  il  méritait  d'être  aimé 
de  la  plus  délicieuse  des  femmes,  mais  encore  il 
F  aimait  sans  fin  et  sans  arrêt  et  comme  réelle- 
ment ces  rêveurs  d'infini  qu'on  nomme  les 
poètes,  disent  qu'il  est  prescrit  d'aimer,  par 
delà  le  temps  et  la  vie.  S'il  l'eût  rencontrée  plus 
tôt,  nul  autre  ne  l'eût,  je  ne  dis  pas  obtenue, 
mais  briguée  sans  y  laisser  sa  peau  sur  le  ter- 
rain. Il  l'eût  enlevée  dans  les  tours  et  les  cita- 
delles. Le  siège  de  Troie  lui  paraissait  trop  court 
pour  une  telle  Hélène. 

Aussi,  s'étaient-ils  juré  l'un  à  l'autre  que,  l'obs- 
tacle disparu,  c'est-à-dire  d'Escorailles  retourné 
ad  patres,  ils  n'attendraient  que  le  temps  strict 
du  deuil  requis  pour  rectifier  l'erreur  de  leur 
destinée  et  légaliser  leur  bonheur  par  le  convoi 
réparateur.  Or,  ils  s'étaient  juré  cela  à  la  suite 
d'un  événement,  bien  normal,  ce  semble,  mais 
où  encore  s'affirme  le  désaccord  des  Tables  et 


152  TRENTE-SIX   CONTES 

de  la  nature.  Diane,  la  marquise  cTEseorailles, 
était  devenue  grosse  des  œuvres  de  son  bien- 
aimé  Armand  de  Ouimerck-Baracé,  et,  sic  vos 
non  vobis,  l'enfant  revenait  au  marquis  abo- 
miné et  à  sa  race.  Is  pater. 

—  Ça.  je  ne  veux  pas,  dit  Armand.  Il  est  à 
moi. 

—  A  nous,  confirmait-elle. 

—  Il  ou  elle  sera  mon  fils  ou  ma  fille,  un  ou 
une  Quimerk-Baracé,  et,  cela,  devant  -les 
hommes  comme  devant  Dieu.  ' 

Si  le  code  sacrifie  toujours  l'individu  à  la  fa- 
mille, base  sociale  de  l'État,  il  abonde  néan- 
moins on  chinoiseries  juridiques  qui  permettent 
de  passer  la  jambe  à  la  loi,  et  telles  sont,  par 
exemple,  ses  règles  sur  la  ^reconnaissance  », 
articles  334  et  suivants.  Pour  que  l'enfant  porté 
par  Diane  fût  Quimerck  et  non  pas  Escorailles, 
il  fallait  qu'il  naquit  hors  du  mariage  dans  le 
mariage  même,  sans  preuves,  sans  témoins, 
n'eût  point  d'état  civil,  ou  plutôt  en  eût  un  faux, 
et  vînt  au  monde  comme  une  bête.  A  cette  con- 
dition, Armand  et  Diane  étaient  investis,  par 
la  mort  libératrice  du  marquis,  du  droit  et  du 
moyen  de  recueillir  leur  Petit  Poucet  perdu  dans 
la  forêt  législative.  Le  jour  venu  du  convoi  tant 
désiré,  ils  allaient  le  chercher  chez  Togre  nour- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  153 

ricier,  et  la  nature,  une  fois  de  plus,  y  «  collait  » 
Lycurgue,  Sol  on,  Justinien,  Cujas  et  1-e  Corse 
aux  cheveux  en  chandelles. 

Les  choses  furent  donc  disposées  pour  qu'il 
en  fût  ainsi  et  la  marquise  d'Escorailles,  comme 
une  simple  infante  de  contes  romantiques  ayant 
fauté  avec  son  page,  s'en  alla  mystérieusement 
donner  le  jour  dans  la  montagne  à  la  plus  mer- 
veilleuse fillette  que  l'amour  ait  signée  du  sceau 
de  Vénus  sa  mère.  Portée  dans  sa  corneille  au 
bourg  voisin  par  un  touriste  en  automobile  qui 
déclara  l'avoir  trouvée  sur  le  chemin  au  pied 
d'un  chêne-liège,  elle  fut  attribuée  hypothéti- 
quement  à  des  romanichels,  inscrite  sous  le  nom 
d'Armande  que  proposa  le  touriste  et  déclarée 
sans  père  ni  mère.  Le  curé  de  la  commune 
alpestre  avait  reçu  cinq  mois  auparavant  une 
dotation  anonyme  pour  les  enfants  pauvres  ou 
orphelins  de  sa  paroisse,  «prix  d'un  vœu»,  disait 
la  lettre,  et  la  petite  Armande  bénéficia  du  bien- 
fait la  première,  ayant  été  préalablement  bap- 
tisée, comme  il  importe. 

Ne  pas  voir  sa  fille  et  résister  au  besoin  ma- 
ternel de  la  connaître,  ce  fut  très  dur  pour 
Diane  revenue  à  Paris  et  rendue  à  sa  vie  mon- 
daine. Mais  il  y  allait  de  trois  bonheurs  futurs, 
prochains  peut-être,  car  le  marquis  déclinait  de 


15i  TRENTE-SIX   CONTES 

jour  en  jour,  et,  selon  le  mot  de  Firmin,  son 
valet  de  chambre,  «  on  l'eût  jeté  au  trou  d'une 
chiquenaude  ».  Il  avait  même  laissé  entendre  à 
M.  le  comte  que,  cette  chiquenaude,  au  besoin, 
quelqu'un  de  bien  placé  pour  ce  faire,  se  char- 
gerait assez  aisément  de  la  donner.  Au  regard 
que  lui  avait  jeté  Armand,  le  larbin  avait  com- 
pris qu'il  venait  de  se  perdre  et  que  sa  gafîe  était 
irréparable.  Elle  lui  coupait  tout  avenir  dans  la 
maison  du  nouveau  maître.  Il  en  conçut  une  haine 
formidable,  et  dont  les  effets  devaient  rendre  le 
drame  d'âme  le  plus  douloureux  que  je  connaisse. 

Ce  bourg  des  Alpes-Maritimes  où  le  vieux 
curé  élevait  la  petite  gypsie  est  très  pittoresque. 
Il  y  passait  à  chaque  instant  des  photographes 
qui  en  prenaient  des  vues  et,  sous  prétexte  de 
mise  au  point,  ou  autres,  demandaient  à  l'enfant 
de  poser  au  premier  plan  devant  l'appareil.  C'est 
ainsi  que  Diane  et  Armand  suivaient  la  crois- 
sance de  leur  ange  et  la  voyaient  à  travers  le 
rideau  de  leurs  larmes. 

Firmin.  aux  écoutes,  ne  tarda  pas  à  deviner 
le  secret,  et  le  monceau  de  photographies  lui  en 
révéla  l'énigme.  Il  tenait  sa  vengeance. 

Avant  d'entrer  «  franchement  »  en  domesti- 
cité, Firmin  Gibou,  qui  n'était  pas  un  sot  et  loin 
de  là,  s'était  un  peu  essayé  à  tous  les  métiers,  et 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  155 

il  avait  été  quelque  temps  saute-ruisseau  dans 
une  étude  de  notaire  suburbaine.  Il  avait  ainsi, 
par  les  blagues  des  clercs,  une  vague  teinture  des 
choses  processives  et  notamment,  hélas,  tout  ce 
qu'il  en  fallait  pour  sa  vengeance. 

Malgré  les  soins  redoublés  dont  il  l'entourait, 
le  marquis  d'Escorailles  s'en  allait,  d'heure  en 
heure,  comme  dilué,  au  charnier.  Un  matin,  le 
diable  piqua  de  sa  fourche  ce  qu'il  en  restait  et 
l'emporta  à  la  grande  rôtisserie  dantesque,  où  il 
est  encore.  Ses  funérailles  furent  belles,  et  son 
tombeau  l'est  davantage.  Diane,  comme  le  duc 
de  Belmont,  son  père,  l'en  avait  assuré,  héritait, 
non  seulement  de  six  cent  mille  livres  de  revenu, 
mais  encore  de  la  liberté  d'aimer,  son  cher  Ar- 
mand d'abord,  si  dévoué,  si  brave,  si  loyalement 
fidèle,  et  puis  aussi,  là-bas,  l'adorée  fillette, 
nimbée  de  cheveux  d'or,  comme  les  séraphins, 
qui  ne  connaissait  pas  sa  mère. 

Oh!  ce  voyage,  dans  l'automobile  furieuse, 
qui  passait  à  travers  l'espace  dévoré  comme  le 
char  d'Elie!  Ils  ne  voyaient  rien,  ils  ne  regar- 
daient rien,  ils  se  tenaient  les  mains,  en  silence, 
l'âme  tendue  vers  ce  presbytère,  où  elle  était 
elle,  leur  Armande,  demain  Mlle  de  Quimerck- 
Baracé,  restituée  par  les  lois  à  la  victorieuse  na- 
ture, rendue  à  l'Amour. 


156  TRENTE-SIX  CONTES  DE  TOUTES  LES  COULEURS 

Ils  arrivent.  Le  curé  vient  leur  ouvrir  la  porte. 
Il  reconnaît  le  touriste,  qu'il  n'a  pourtant  vu 
qu'une  fois,  il  y  a  trois  ans. 

—  M  i  fille,  ma  fille,  où  est-elle?  bégaie  Diane, 
dont  le  sein  bat  à  se  rompre. 

Mais  le  bon  vieux  prêtre  la  regarde  bouche 
bée.  S'agit-il  de  la  petite  romanichelle?  Est-ce 
Armande? 

—  Oui,  notre  enfant. 

En  dix  mots,  le  comte  lui  a  tout  expliqué. 

—  Mais...  Je  ne  l'ai  plus...  Il  y  a  quinze  jours 
son  père  légal  est  venu  la  chercher... 

—  Quel  père  légal,  mon  Dieu? 

—  Celui  qui  l'a  reconnue. 

—  Reconnue! 

—  Selon  le  droit  que  le  code  même  lui  con- 
fère... Articles  334  et  suivants,  m'a-t-il  dit  lui- 
même,  car  je  les  ignore... 

—  Qui? 

■ —  M.  Firmin  Gibou. 

—  Firmin!...  notre  valet...  Ah!  le  misérable! 
Et  où  l'a-t-il  emmenée? 

Le  curé  d'un  geste  dessina  la  forme  de  la 
terre. 

Et  depuis  ce  temps-là,  ce  père  et  cette  mère  y 
cherchent  partout  leur  enfant!  S'ils  le  re- 
trouvent, qu'ont-ils  à  faire?  Répondez. 


LA   GALERIE    DE    BOUZILLÂC 

CONTE    DE    L'HÔTEL    DROUOT 


14 


LA  GALERIE  DE  BOlTZILLAC 


CONTE    DE    L  HOTEL    DROUOT 


D'abord  il  faut  vous  dire  qu'il  est  colossale- 
ment  riche,  ce  gascon  de  Bouzillac.  Il  a  du  reste 
bâti  et  cimenté  sa  foi  tune  de  ses  propres  mains 
et  tout  seul,  ce  qui  n'est  pas  facile,  même 
lorsque,  comme  lui,  on  est  aidé  par  une  chance 
extraordinaire.  Bouzillac  est  de  ces  gens  qui 
pour  ne  pas  gagner  le  gros  lot  à  une  loterie  sont 
obligés  de  ne  pas  en  prendre  de  billets,  fût-ce 
un  seul,  car  il  serait  le  bon,  inévitablement.  Et 
puis  qu'en  ferait-il,  d'un  million  de  plus,  ajouté 
aux  r-ent  autres  qu'il  a  déjà,  on  se  le  demande? 

Tel  qu'il  était  un  peu  avant  la  guerre,  en 
1869-70,  je  me  le  rappelle  comme  d'hier.  Il  cou- 
rait le  quartier  des  Écoles  avec  un  faisceau  de 


160  TRENTE-SIX   CONTES 

parapluies  «  presque  neufs  »  qu'il  achetait  en 
bloc  aux  ventes  annuelles  du  bureau  des  objets 
perdus,  à  la  Préfecture,  et  il  nous  les  vendait 
pour  le  prix  du  bois.  J'en  ai  eu  de  lui,  à  vingt 
sous,  que  je  regrette  encore. 

Après  la  guerre,  je  le  revis  dans  une  petite 
boutique  du  quartier  des  Halles.  Le  commerce 
qu'il  y  tenait,  hybride  et  multiple,  de  tous  ob- 
jets imaginables,  contenait  en  germe  l'idée  des 
Grands  Magasins  universels  dont  l'extension 
babylonienne  est  le  prodige  des  temps  nou- 
veaux. Mais  dans  cette  boutiquette.  qui  fleurait 
l'ail  à  trente  pas,  Bouzillac  n'était  pas  seul.  Une 
belle  fille  aux  yeux  de  braise,  à  la  chevelure 
abondante,  aux  formes  romaines,  régnait.  Il 
sautait  aux  yeux  tout  de  suite  qu'elle  était 
l'âme  du  bric-à-brac.  Il  l'avait  du  reste  bel  et 
bien  épousée,  et  c'était  Madame  Bouzillac.  la 
même  que  vous  voyez  encore  aujourd'hui  di- 
riger, du  haut  de  sa  chaise,  les  huit  cents  em- 
ployés, si  ce  n'est  davantage,  du  bazar  immense 
où  la  moitié  de  la  ville  s'approvisionne. 

Je  me  trompe  donc  quand  je  dis  que  Bou- 
zillac ne  doit  sa  fortune  qu'à  lui  seul,  et  il  avoue 
lui-même,  en  ses  gasconnades,  que  pour  les 
bons  trois  quarts,  elle  est  l'œuvre  de  sa  «  bour- 
geoise ».  Les  femmes  sont  rarement  ordonnées 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  161 

et,  économes,  plus  rarement  encore,  mais  quand 
on  en  rencontre  c'est  qu'elles  viennent  de  Pro- 
vence. Or,  la  «  bourgeoise  »  est  de  Toulon, 
presque  de  Marseille.  Je  l'aurais  deviné  aux 
relents  de  la  boutiquette  originaire,  aux  Halles. 
Mais  il  faut  croire  qu'elle  a  poussé  jusqu'au 
génie  les  vertus  ménagères  de  sa  race,  car,  la 
veine  de  son  mari  aidant,  ils  ont  à  eux  deux,  et 
en  commun,  l'un  des  plus  gros  magots  de  la 
République  d'affaires. 

Il  va  sans  dire  qu'ils  n'ont  pas  eu  d'enfants. 
C'est  l'une  des  mauvaises  charges  de  la  nature, 
qui  donne  la  prolificité  aux  pauvres  et  la  sté- 
rilité aux  opulents.  Il  paraît  que  ce  jeu  l'amuse. 

Déçu  de  ce  côté,  non  sans  chagrin,  —  car  à 
leur  mort  à  qui  ira  tant  de  galette?  —  Bou- 
zillac,  qui  n'est  pas  bête  quoique  heureux,  a 
répliqué  du  tac  au  tac  à  la  nature.  Je  veux  dire 
par  là  que,  en  dépit  de  ses  soixante  ans  bien 
sonnés,  il  s'adonne  délibérément  à  la  vie  dite  : 
de  polichinelle,  ou  à  deux  bosses.  Elle  est  assez 
chère  à  son  âge.  L'homme  à  cheveux  gris  a  beau 
se  teindre,  et,  s'il  est  chauve,  arborer  perruque, 
point  de  blondes,  voire  de  brunes,  et  encore 
moins  de  rousses  qui  s'y  méprennent.  Elles 
exigent  une  compensation  la  plupart  du  temps 
pécuniaire,  et  s'il  y  a  lieu,  à  bail.  Nul  doute  que 

14. 


16?  TRENTE-SIX   CONTES 

Bouzillac  ne  fût  à  môme  de  satisfaire,  en  cela, 
aux  plus  exigeantes,  n'ayant  qu'à  puiser  dans 
son  coffre-fort.  Mais  entre  les  économies  éta- 
blies au  grand  livre  parla  «  bourgeoise  »,  celle  de 
l'argent  de  poche  était  la  mieux  stipulée  peut- 
être,  et  comme  elle  connaissait  en  outre  son 
Gascon  à  fonds  et  à  tréfonds,  elle  dépensait  à  la 
surveillance  toutes  ses  facultés  de  grande  cais- 
sière. 

—  Tè,  mon  bon,  ce  n'est  pas  Catherine  qui 
se  fourre  le  Doit  dans  l'Avoir! 

Il  fallait  donc  tourner  la  difficulté,  car  vrai- 
ment, il  y  a  trop  de  jolies  filles  à  Paris,  oui,  il 
y  en  a  trop  ! 

Un  soir  qu'il  venait  d'en  caser  une  dans  un 
petit  hôtel  pas  cher,  et  orné  d'automobile,  entre 
Batignolles  et  Les  Ternes,  Bouzillac,  à  souper, 
avoua  à  sa  femme  qu'il  avait  pris  une  forte  cu- 
lotte, dans  la  journée  même,  à  la  Bourse.  Et  il 
lui  nomma  la  valeur.  Les  mines  de  phosphates 
en  Thessalie.  —  C'est  la  première  fois  que  la 
veine  me  lâche!  jeta-t-il  avec  une  chiquenaude. 
■ —  Combien?  demanda-t-elle?  —  Oh!...  trois 
cent  mille.  — J'aime  mieux  cela  que  te  voir  les 
donner  à  des  gourgandines.  —  Évidemment, 
fut  la  réponse.  Et  comme  elle  ajoutait  bien- 
veillamment   qu'il   était  encore  heureux  qu'il 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  163 

n'en  eût  pas  laissé  davantage  «  dans  cette  sale 
Bourse  »,  il  lui  confessa  qu'il  y  était  de  cinq 
cent  mille,  et,  d'accord  avec  le  spéculateur  qui 
se  prêtait  à  l'espièglerie,  il  courut  en  loger  une 
autre,  avec  la  différence,  à  Neuilly,  sur  les  bords 
de  la  Seine,  pour  les  dimanches. 

Catherine  sans  méfiance  passa  le  demi- 
million  aux  profits  et  pertes. 

Mais  il  n'était  pas  possible  de  la  faire  deux 
fois  à  la  patronne,  et  pourtant  les  jolies  filles  sur- 
gissaient des  pavés  et  fleurissaient  toutes  les 
fenêtres!  Bouzillac,  dont  l'imagination  était 
comme  une  garenne  abondante,  y  cherchait  le 
lapin  qu'il  pourrait  bien  poser  à  sa  redoutable 
ménagère.  Il  pensa  d'abord  à  la  donation  à  l'Aca- 
démie, bon  genre,  très  bon  même,  en  cela  qu'elle 
est  posthume  et  laisse  le  temps  de  rire  au  dona- 
teur. —  Que  penses-tu  de  ce  Carnegie?  ris- 
qua-t-il  à  déjeuner,  au  temps  propice  du  caîé. 
Mais  à  la  réponse  péremptoire  qu'il  reçut  de  sa 
femme,  il  comprit  qu'il  fallait  trouver  autre 
chose.  — J'ai  mes  pauvres,  fit-elle,  et  il  déserta 
l'idée  du  :  prix  Bouzillac. 

Mais  le  soleil  n'avait  pas  versé  huit  jours 
dans  l'urne  du  temps  que,  à  la  suite  d'une  visite 
aux  coulisses  d'un  théâtre  de  genre,  le  vieil 
enfant   de  la  Gascogne   ressentit  le   coup   de 


164  TRENTE-SIX    CONTES 

foudre  de  la  peinture,  et  par  conséquent  de  la 
collection.  ■ —  Ça,  oui,  dit  la  matrone.  La  galerie 
des  tableaux  est  un  placement,  elle  peut  devenir 
une  affaire.  — C'est  bien  ainsi  que  je  l'entends, 
releva-t-il,  et  puis  ça  fera  bien  chez  nous.  Re- 
garde ce  Chauchard,  avec  son  «  Angélus  ». 

Et,  sans  tarder,  il  se  mit  à  la  chasse  aux  toiles 
de  maîtres.  Il  ne  tarda  pas  à  en  découvrir  d'ad- 
mirables, car,  ainsi  qu'on  sait,  il  ne  s'agit  que 
d'y  mettre  le  prix  qu'on  en  demande.  Ce  prix 
même  les  consacre,  que  dis-je?  les  signe.  Comme 
il  n'y  entendait  absolument  rien  il  se  mit  en 
rapports  avec  un  expert  infaillible,' pour  qui  les 
manières,  les  touches  et  les  pâtes  des  anciens 
n'ont  ni  secrets  ni  problèmes.  Il  avait  précisé- 
ment sous  la  main  un  Velasquez,  un  Rubens, 
un  Titien,  un  Rembrandt,  et  un  Watteau, 
d'autres  encore.  Mais  le  Rembrandt  surtout 
était  d'une  qualité  hors  ligne.  Seulement  il  va- 
lait cher,  très  cher,  extrêmement  cher,  et  Bou- 
zillac  n'osa  pas,  pour  commencer.  Il  retournait 
de  quatre  cent  et  trois  mille  francs.  Les  trois 
mille  francs  étaient  pour  l'expert.  Ce  qui  ren- 
dait ce  Rembrandt  imposant,  c'est  qu'il  était 
sous  verre.  Quant  à  être  signé  et  daté,  nul  ne  le 
fut  jamais  davantage.  On  débuta  par  le  Titien 
qui,  quoique  n'étant  pas  de  la  meilleure  époque, 


DE  TOUTES   LES  COULEURS  165 

n'en  représentait  pas  moins  ses  cent  deux  bil- 
lets de  mille,  dont  deux  pour  l'expert,  qui  con- 
seilla à  Bouzillac  de  prendre  aussi,  pendant 
qu'il  y  était,  et  comme  pendant,  le  Velasquez 
de  cent  cinquante  quatre  mille  seulement.  Quant 
au  Watteau  il  était  malheureusement  retenu 
d'ores  et  déjà  par  l'Amérique,  «  où  tous  les 
vrais  chefs-d'œuvre  fichent  le  camp!  »  Avec  le 
Rubens,  d'autant  plus  authentique  qu'il  était 
sans  signature,  et  sans  le  Rembrandt  bien  en- 
tendu, c'était  l'affaire  de  658.000  francs,  une 
bagatelle  pour  un  multimillionnaire,  mais  quel 
fonds  de  collection! 

Catherine,  il  faut  dire  les  choses  telles  qu'elles 
sont,  fit  bien  un  peu  la  grimace,  mais  ayant, 
par  un  marchandage  habile,  obtenu  une  ré- 
duction de  cinquante  mille  qui  laissait  8.000  aux 
mains  de  l'expert,  elle  aligna  bravement  les  six 
cent  mille,  et  la  galerie  Bouzillac  fut  fondée. 
Ils  allèrent,  comme  les  phosphates  de  Thessalie, 
à  l'architecture  erotique  et  dotèrent  la  ville  de 
quelques  petits  temples  de  Paphos  du  plus  pur 
style  corinthien. 

La  passion  de  collectionneur  est  la  plus  insa- 
tiable que  l'on  connaisse  et,  plus  que  toute 
autre,  elle  multiplie  les  nuits  blanches  de  la  fié- 
vreuse insomnie.  Or  c'était  du  Rembrandt  sous 


166  TRENTE-SIX   CONTES 

verre  que  Bouzillac  ne  dormait  plus.  Il  mena- 
çait d"en  tomber  malade,  de,  telle  sorte  que,  le 
voyant  en  maigrir,  Catherine  qui  l'aimait  en 
somme,  lui  dit  :  —  Fais-le  venir,  nos  moyens 
nous  le  permettent.  — •  Jamais  depuis  le  jour  de 
ses  noces  il  ne  l'avait  embrassée  comme  ce 
jour-là. 

L'achat  du  Rembrandt  avait  fait  son  bruit 
dans  le  monde,  car  s'il  y  en  a  peu  à  vendre,  plus 
rares  encore  sont  ceux  qui  peuvent  en  acheter 
aux  prix  où  leur  introuvabilité  les  cote.  Il  vint 
des  gens  pour  voir  «  le  Rembrandt  de  Bouzillac  », 
et  des  peintres,  et  des  critiques,  et  des  amateurs 
rivaux,  tous  furent  unanimes,  c'était  une  pièce 
de  musée.  Un  rapin,  de  T atelier  de  Léon  Bonnat, 
fut  le  seul,  non  pas  à  clouter,  mais  à  demander 
si  on  ne  pourrait  pas,  un  instant,  dévitrer  la 
toile.  —  Le  verre  me  gêne,  fit-il,  il  projette  des 
reflets  miroitants  clans  le  clair  obscur...  —  On 
réconduisit,  et  la  presse  d'art  chanta.  A  son 
chant,  un  vieux  docteur  fit  expressément  c'est- 
à-dire  en  express,  le  voyage  de  Dresde  à  Paris 
pour  étudier  le  morceau.  Cet  Allemand  prépare 
en  effet  un  fort  travail,  inductif  et  déductif, 
par  où  il  établit  que,  pas  plus  qu' Homère,  ni 
Shakespeare,  Rembrandt  n'a  jamais  existé. 
Puis,  il  prendra  Balzac,  et  ainsi  de  suite.  Après 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  167 

une  longue  contemplation  du  morceau,  il  salua 
fort  poliment  Catherine  :  —  Je  vous  remercie, 
madame,  mais  j'en  étais  sûr,  il  n'y  a  pas  eu  de 
Rembrandt,  ou  s'il  y  en  a  eu,  c'est  seulement 
après  sa  mort.  Cette  mort,  dont  la  date  seule  est 
certaine,  est  de  1669,  et  voyez?...  conclut-il, 
votre  chef  d'œuvre  est  daté  de  1670.  J'ai  l'hon- 
neur.... 

Catherine  vient  d'introduire  une  instance  en 
divorce,  car  elle  est  femme  de  tête,  et,  de  Rem- 
brandt en  Vélasquez,  et  de  Vélasquez  en  Wat- 
teau,  elle  a  refait,  en  passant  par  la  Thessalie, 
tous  les  embarquements  pour  Cythère  de  son 
gascon  infidèle.  Comme  elle  est  profondément 
humiliée  de  s'être  fourré  le  Doit  dans  l'Avoir,  et 
qu'en  outre  elle  a  droit  à  la  moitié  de  la  fortune, 
on  espère  peu  qu'elle  se  désiste.  Pauvre  Bou- 
zillac,  vous  le  rappelez-vous  avec  ses  parapluies 
à  quinze  sous,  sur  le  Boui'Mich? 


LE   PÉRIPLE    DE   NECH40 


CONTE    SAVANT 


15 


LE   PERIPLE   DE  NECHAO 


CONTE    SAVANT 


—  Sais-tu  comment  Camulogène  Verbouzier 
épousa  la  fille  de  Mathieu  Bordigot,  qui  était 
une  riche  héritière? 

—  Non,  et  si  tu  veux  toute  ma  pensée,  je 
ne  tiens  pas  à  le  savoir,  d'abord  parce  que  je  me 
f...  de  Camulogène  presque  autant  que  de  Bor- 
digot, s'il  est  possible,  et,  ensuite,  parce  que 
l'inspecteur  des  Beaux-Arts  va  venir  pour  voir 
où  j'en  suis.de  ma  commande  et  que  je  n'ai  que 
le  temps  de... 

■ —  La  finir? 

—  Non.  de  la  commencer.  Du  reste,  si  ça 
t'amuse,  raconte.  Le  bruit  ne  me  gêne  pas 
pour  modeler. 


172  TRENTE-SIX   CONTES 

—  Eh  Lien,  voici  : 

«  Gamulogène  Verbouzier,  qui  descend  de 
Vercingétorix,  et  qui  n'a  que  ça  pour  lui,  aimait 
la  belle  Stéphanie  Bordigot,  fille  de  l'illustre 
Mathieu  Bordigot  dont  tu  as  entendu  parler, 
aux  alentours  au  moins  de  iTnstitut?...  Mais 
ton  sourire  sarcastique  donne  toute  son  expres- 
sion à  ton  silence!...  Or  sus,  mon  vieux,  le  père 
Bordigot  est  ce  que  nous  avons  de  mieux,  de- 
puis Champollion,  en  fait  d'égyptologue.  Il 
parle  le  copte,  langue  du  bœuf  Apis,  comme  un 
chien  aboie,  et  il  épelle  un  obélisque  du  haut  en 
bas,  d'un  coup  d'oeil,  par  la  vitre  rapide  d'un 
taxi.  Enfin  du  père  Bordigot,  l'Europe  en  bave! 
En  outre  il  est  fort  riche.  Comme  il  est  une 
gloire  dans  sa  spécialité,  il  a  reçu  et  il  reçoit 
encore,  de  ceux  qui  s'y  adonnent,  des  tas  de 
legs,  de  donations  et  de  prix  Nobel,  par  où  sa 
fille  unique  est  à  peu  près  devenue  un  parti 
considérable...  Oui,  tu  soupires?  Il  n'y  en  a 
que  pour  la  science.  Plus  un  siècle  est  niveleur 
et  «  avenireux  »  plus  il  paie  au  poids  de  l'or  les 
choses  du  passé  et  les  ruines.  Cette  pensée  n'est 
pas  de  Montesquieu,  mais  elle  pourrait  en  être. 

«  Toujours  est-il  que  ce  pauvre  fou  de  Ca- 
mulogène  en  tenait  pour  Stéphanie,  qui  était 
blonde   et    qui   avait,    étrange   coïncidence,   le 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         173 

nez  de  Cléopâtre  au  bout  d'un  col  exquis  de 
flammant  rose.  A  quoi  lui  servait-il,  dans  ses 
tristes  veines,  le  sang  de  Vercingétorix?  A  rien, 
te  dis- je,  à  rien  du  tout,  puisque  le  papa  Bor- 
digot  lui  avait  signifié  en  bon  français,  traduit 
du  copte,  que  sa  fille  était  irrémissiblement  dé- 
volue à  des  destinées  plus  hautes  que  celle 
qu'il  pouvait  lui  offrir.  Hélas,  tu  le  sais,  celle 
qu'il  pouvait  lui  offrir  était  le  sort  précaire  du 
graveur  sur  pierre  dure,  ou  caméiste.  Encore 
n'y  excellait-il  que  médiocrement,  si  j'ose  le 
dire,  et  n'y  gagnait-il  que  du  pain  plus  dur 
que  ses  pierres. 

«  Or,  un  jour,  qu'en  proie  au  marasme  il 
rôdait  dans  une  rue  bordée  de  bric-à-bracs,  un 
faux  pas  le  fit  heurter,  à  un  étalage  en  plein  air, 
une  pile  d'antiquailles  en  équilibre  sur  une 
vieille  malle  jadis  pileuse,  aujourd'hui  dévorée 
de  calvitie  et  bonne  au  plus  à  servir -de  boîte' 
à  charbon.  Honteux  de  sa  maladresse,  il  l'ac- 
quit pour  apaiser  la  colère  de  la  revendeuse,  et 
au  prix  de  trois  francs  cinquante,  il  l'emporta 
de  son  omoplate  vigoureuse...  Qui,  tu  bâilles, 
•et  tu  as  tort  de  bâiller,  car  la  malle  ne  contenait 
rien  moins  qu'un  trésor...  Mais  tu  dresses 
l'oreille? 

«  Ce   trésor   se   composait   cle   quelques   pa- 
in. 


174  TRENTE-SIX   CONTES 

piers  transparents,  dits  à  décalque,  couverts  de 
signes  et  de  figures  égyptiaques,  qu'on  nomme 
en  grec  hiérogrammes,  pour  ta  gouverne,  et  en 
outre  d'un  scarabée  en  basalte,  tel  qu'on  en 
vend  aux  Anglais,  au  Caire,  mais  d'une  dimen- 
sion inusité  et  qui  paraissait  préadamite  et 
même  chaotique  peut-être.  Et,  ces  choses  éta- 
lées sur  son  établi  de  graveur  de  pierres  dures, 
l'espoir  revint  à  Camulogène  d'épouser  Sté- 
phanie, car  il  n'est  point  un  imbécile. 

«  Deux  mois  après,  un  dimanche,  il  rencon- 
trait par  hasard,  aux  Tuileries,  l'illustre  orien- 
taliste Mathieu  Bordigot,  sa  fille  au  bras,  devant 
le  stade  familier  des  joueurs  de  ballon. 

«  —  Ah  ça!  mais  qu'est-ce  que  vous  devenez, 
vous?  s'était  écrié  le  bonhomme. 

«  —  J'ai  voyagé,  fut  la  réponse;  oui,  pour 
me  distraire. 

«  Et  d'un  regard  jeté  à  la  charmante  blonde, 
il  lui  fit  hommage  de  cette  prétendue  course  à 
l'oubli.  Au  serpentement  de  son  admirable 
cou  de  phénicoptère  il  connut  qu'elle  était. dé- 
mesurément flattée  de  cette  blague  amoureuse, 
et,  tirant  de  sa  poche  son  mouchoir,  il  en  fit 
choir,  vlan!  le  scarabée. 

«  Sur  le  dos  du  bousier  sacré,  Verbouzier 
avait  gravé,  sans  ordre  d'ailleurs  et  pêle-mêle 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  175 

les  hiérogrammes  des  décalques,  pour  offrir  le 
tout  à  Stéphanie.  On  fait  sa  cour  comme  on 
peut,  n'est-ce  pas? 

«  Mais,  tel  l'aigle  sur  la  perdrix;  le  savant 
s'était  déjà  précipité  sur  l'énorme  hanneton  de 
basalte,  il  l'avait  ramassé,  et,  d'un  coup  d'oeil 
infaillible,  il  en  avait  déchiffré  les  caractères 
idéologiques. 

«  — ■  Où  avez-vous  trouvé  ça? 

«  — ■  Dans  un  sarcophage? 

«  —  Et  le  sarcophage? 

«  —  Dans  une  crypte. 

«  —  Et  la  crypte? 

«  —  Dans  le  sable,  au  désert,  près  de'Mem- 
phis,  un  soir  de  simoun,  en  m' abritant  der- 
rière mon  dromadaire. 

«  L'égyptologue  n'écoutait  même  pas  les  ré- 
ponses. Il  en  tremblait. 

«  —  Vous  doutez-vous  de  ce  que  vous  avez 
là?  reprit-il  d'une  voix  altérée. 

«  —  Mais  un  scarabée,  mon  cher  maître,  ni 
plus  ni  moins. 

«  —  Huit  ou  dix  fois  millénaire;  et  un  docu- 
ment unique,  sans  prix,  d'une  importance  scien- 
tifique immense.  Tenez,  sans  vous  en  dire  da- 
vantage, il  élucide  un  passage  d'Hérodote  qui 
pendait  dans  l'incertitude.  Il  prouve,  il  suffit 


176  TRENTE-SIX   CONTES 

à  prouver  que  j'avais  raison  contre  mes  rivaux 
et  contradicteurs,  l'honorable  H  ans  Meyer 
Bruck,  de  Berlin,  et  le  non  moins  honorable  Jo- 
nathan Temple,  de  Londres,  qui,  tous  deux, 
sont  des  ânes  bravants  en  épigraphie  simple  ou 
comparée. 

«  Àh!  cette  fois,  ils  ne  nieront  plus  que  le 
périple  du  troisième  pharaon  de  la  vingt-sixième 
dynastie  saïte,  l'inoubliable  Nechos,  ou  Nechao, 
617  ans  avant  l'ère  chrétienne,  n'ait  été  un  vrai 
périple,  un  périple  ayant  eu  lieu  et  plus  sûre- 
ment que  celui  du  subtil  Odysseus  en  Méditer- 
ranée, dont,  d'ailleurs,  il  n'y  a  point  de  trace 
hors  de  ce  farceur  d'Homère,  qui  n'a  d'excuse 
que  de  n'avoir  jamais  existé! 

«  —  Oh!  papa!  avait  fait  la  jeune  fille  avec 
un  geste  des  bras  qui  ressemblait  à  un  batte- 
ment d'ailes... 

«  Mais  le  vieillard  continuait,  hérissé  de  joie 
et  brandissant  le  scarabée  : 

«  —  Nechao,  Xechao,  voilà,  grand  prince 
psammétique,  qui  te  venge  de  l'infâme  Nebucad 
Nezar,  vulgo  Nabuchodonosor,  et  de  la  tripotée 
qu'il  te  flanqua  l'an  d'Isis  quinze  mille  trente- 
deux,  qui  est  le  même  que  celui  d'Osiris,  rien  du 
bienfaiteur  des  statuaires. 

«  Et  Stéphanie  entraîna  doucement  son  père, 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  177 

autour  duquel  les  joueurs  de  ballon  commen- 
çaient à  rigoler. 

«  Camulogène  rentra  chez  lui  sans  avoir 
offert  le  bijou  porte-veine  à  sa  bien-aimée,  car 
il  avait  mieux  à  faire  sans  chercher  à  savoir 
comment  les  hiéroglyphes  des  décalques,  dis- 
posés par  lui  au  hasard,  pouvaient  démontrer 
le  périple,  et  s'en  fiant  là-dessus  à  la  Provi- 
dence, il  prit  deux  empreintes  à  la  cire  de 
l'insecte  psammétique  et  les  ayant  soigneuse- 
ment empaquetées  dans  l'ouate,  il  les  expédia 
en  deux  boîtes  scellées  et  cachetées,  l'une  à  sir 
Jonathan  Temple,  à  Londres,  et  l'autre  à 
Berlin,  au  docteur  Hans  Meyer  Bruck.  Il  y 
avait  joint  sa  carte  et  un  timbre  pour  la  ré- 
ponse, dans  chaque  boîte  bien  entendu.  Cinq 
jours  après,  il  recevait  par  le  même  télégraphiste, 
et  à  la  même  heure  la  double  offre  concur- 
rente suivante  : 

«  —  Empereur  achète  pour  Allemagne.  Faites 
prix  vous-même.  Décoration  en  sus.  H.  M.  B.  > 

«  —  Prends  pour  Angleterre,  40.000  livres 
sterling  comptant,  plus  le  change.  J.  T.  » 

«  Muni  de  ces  deux  documents,  Camulogène, 
fils  de  Vercingétorix,  coiffa  son  chapeau  des 
dimanches  et,  après  une  longue  station  aroma- 
tique chez  son  artiste  capillaire,  s'en  fut,  d'un 


178  TRENTE-SIX    COTES 

pied  léger,  là  où  tu  le  suis  déjà  par  la  pensée. 
Il  trouva  le  père  Bordigot  dans  son  cabinet,  en 
train  de  causer  avec  une  momie  en  copte  an- 
tique et  souriant  des  drôleries  risquées  qu'elle 
lui  contait  à  1" oreille  à  travers  les  siècles. 

«  —  Excusez-moi  de  vous  déranger,  mon 
cher  maître,  mais  je  viens  vous  faire  mes  adieux. 

«  —  Vous  partez?  où  allez-vous?  Mais  je  le 
devine,  à  Memphis,  parbleu!  Où  irait-on,  si  ce 
n'est  à  Memphis? 

«  —  Non,  c'est  à  Londres.  Du  reste,  voyez. 

s  Et  il  lui  tendit  la  dépêche  anglaise. 

«; — ■  Ahl  fit  d'une  voix  creuse  l'égyptologue, 
elle  est  de  Jonathan  Temple.  Il  veut  le  scarabée? 

«  ■ —  Pour  l'Angleterre. 

(  - —  Il  le  dit,  mais  c'est  pour  le  détruire  et 
abolir  du  même  coup  la  preuve  du  périple  de 
Nechao.  C'est  son  déshonneur  scientifique  qu'il 
vous  rachète.  Ne  cédez  pas  le  scarabée  à  la  per- 
fide Albion. 

«  — -A  l'Allemagne,  alors,  demanda  le  ca- 
te,  et  il  développa  l'autre  dépêche. 
Et  le  vieux  patriote  se  dressa  tout  pâle  et 
recula  de  trois  pas.  A  l'Allemagne,  un  tel  mo- 
nument, à  l'Allemagne  de  Bismarck  et  de  Hans 
Meyer  Bruck!  Le  scarabée,  après  l' Alsace- 
Lorraine?  Tout  alors,  tout,  tout? 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  179 

«  —  Mais,  on  me  laisse  faire  mon  prix,  insi- 
nua Camulogène,  et  il  y  a  la  décoration,  l'Aigle 
noir,  peut-être? 

«  —  Je  l'ai  refusé,  releva  fièrement  le  Cham- 
pollion  moderne.  Allez,  allez  à  Berlin,  jeune 
homme,  je  ne  vous  connais  plus. 

«  Et  il  lui  indiqua  la  porte  où,  comme  au 
théâtre,  venait  de  s'encadrer  la  belle  Stéphanie 
au  col  d'ibis  rose.  On  n'a  jamais  su  si  elle  T ai- 
mait; toujours  est-il  que,  lorsque  Verbouzier 
s' avançant  vers  elle,  la  salua  de  ces  paroles  mel- 
liflues  :  «  Mademoiselle,  permettez-moi  de  vous 
offrir  en  souvenir  d'une  passion  muette  et 
malheuîeuse  ce  modeste  caillou  idéologique  et 
pas  cher!  »  elle  n'eut  que  le  temps  de  courir  à 
son  père,  qui  toupillait,  et  de  le  recevoir  évanoui 
entre  ses  bras  d'albâtre. 

«  Et  c'est  ainsi  que  se  fit  le  mariage.  Je  n'ai 
pas  besoin  de  te  cire  que  le  scarabée,  posé  sur 
un  socle  de  velours  pourpre,  orne  la  vitrine  du 
savant  égyptologue.  Il  en  est  la  pièce  capi- 
tale. Que  penses-tu  de  Camulogène?  » 

—  Que  c'est  une  canaille. 

—  En  quoi?  » 


LE    NOIVEAU    GIL    BLAS 


COME    JOYEUX 


16 


LE  NOUVEAU  GIL  BLAS 


CONTE  JOYEUX 


Sapristi!  en  voici  un  du  moins  qui  est  drôle 
et  Ton  n'a  pas  dû  s'ennuyer  l'autre  jour  à  la 
correctionnelle!  Accusé  Pierre  Delanoy,  vous 
relevez  autant  de  la  gaieté  française  que  de  sa 
justice,  et,  comme  vous  avez  vos  quatre  ans  de 
prison,  vous  aurez  votre  chronique,  car  vous 
la  méritez,  étant  un  farceur  ingénieux  et  pica- 
resque. Si  un  nouveau  Lesage  nous  donnait  un 
nouveau  Gil  Bios,  il  ne  laisserait  point  passer 
votre  histoire  vraie  sans  l'appliquer  à  son  héros 
et  en  faire  de  la  littérature,  et  voici  comme  ii 
en  traiterait  sans  doute,  au  génie  près,  bien  en- 
tendu : 

«  Du  temps  que  j'étais  infirmier  à  l'hôpital 


184  TRENTE-SIX   COTES 

d'Oviedo,  je  m'avisai  d'y  contrefaire  le  malade 
à  mon  tour,  afin  d'y  jouir  des  privilèges  de  cet 
état  vraiment  enviable.  Il  suffit  d'être  un  cas 
aux  yeux  scientifiques  de  Messieurs  les  docteurs 
pour  vivre  là  comme  coq  en  plâtre.  Nuls  soins 
ne  vous  manquent,  ni  petites  attentions,  et,  si 
peu  que  le  cas  soit  rare,  les  choses  vont  à  la  gâ- 
terie. J'étais  trop  avide  de  bien-être  pour  ne 
pas  l'avoir  observé  au  cours  de  mes  fonctions 
pénibles. 

g.  A  la  suite  de  longues  méditations  dont  je 
crois  devoir  faire  grâce  à  mes-  indulgents  lec- 
teurs, je  choisis  un  mal  peu  connu  et,  à  cause 
de  cela,  fort  à  la  mode,  sur  lequel  chaque  doc- 
teur pensait  différemment.  Le  désaccord  des 
maîtres  de  l'art  me  garantissait  bien  dix  ou 
douze  mois  de  bon  farniente  dans  ce  joli  hôpi- 
tal; je  m'en  promettais  même  d'agréables  ca- 
prices interdits  aux  maladies  vulgaires.  Je  me 
déterminai  donc  pour  Tataxie  locomotrice.  Je 
l'avais  d'ailleurs  sérieusement  étudiée  sur  des 
sujets  précieux  dont  j'avais  la  garde. 

«  Le  jour  où  je  m'en  déclarai  atteint  compte 
parmi  les  plus  heureux  de  ma  vie.  J'ai  dit  que 
le  mal  était  peu  connu  et  qu'il  divisait  les  pro- 
fesseurs de  la  Faculté.  Je  vins  à  point  pour  dé- 
montrer qu'il  était  contagieux,  ce  dont  aucun 


E   TOUTES   LES  COULEURS  185 

d'eux  ne  se  doutait  encore,  il  fut  tout  de  suite 
établi  que  mes  malades  l'avaient  communiqué 
à  leur  infirmier,  et  je  devins  le  cas  rare  que 
j'avais  résolu  d'être.  J'entrai  dans  la  période  de 
délices  et  j'eus  soin  de  m'y  entretenir  par  des 
crises  habilement  graduées,  dont  j'empruntais 
l'art  à  la  nature. 

«  Pour  mon  malheur,  l'un  des  médecins  de 
l'hospice,  le  plus  jeune  et  trop  honnête  encore, 
s'ingéra  à  me  guérir.  Il  commença  de  s'y  appli- 
quer avec  un  zèle  extrême,  et  je  dus  lutter  contre 
ses  remèdes.  Tous  les  matins  il  en  apportait  un 
nouveau  et  de  plus  en  plus  énergique.  D'abord 
il  n'eut  de  cesse  qu'il  ne  me  purgeât  jusqu'au 
sang.  Je  résistait  au  traitement,  alors  il  me 
saigna.  Je  maintenais  le  mal  de  mon  mieux  en 
maudissant  la  philanthropie  sans  exemple  de 
ce  thérapeute  sans  précédents.  Après  avoir  en- 
travé mes  meilleures  digestions  par  des  poisons 
affreux  auxquels  je  ne  dus  de  résister  qu'à 
une  santé  vraiment  invulnérable,  il  me  mit  à  la 
douche,  et  je  crus  y  rester.  Au  sortir  de  ces 
expériences,  j'avais  toutes  les  peines  du  monde 
à  me  remémorer,  non  point  le  nom  de  mon  mal 
d'adoption,  mais  les  manières  de  l'exprimer 
sans  erreur.  Mon  bienfaiteur  en  vint]à  la  flagel- 
lation. J'en  augure,  me^dit-il,  une^amélioration 

16. 


186  TRENTE-SIX   CONTES 

immédiate.  Du  reste  vous  devez  être  insensible. 
Et  je  me  vis  forcé  de  l'être  sous  les  plus  rudes 
étrivières! 

«  Un  jour  enfin  il  m' arriva  tout  souriant,  avec 
une  poulie  et  des  cordes.  —  Mon  cher  malade, 
fit -il,  après  le  remède  définitif  que  vous  voyez, 
il  n'y  a  plus,  au  propre  et  au  figuré,  qu'à  tirer 
l'échelle!  Ce  disant,  il  se  disposa  à  fixer  la 
poulie  à  la  poutre  transversale  de  la  salle,  et 
je  compris  qu'il  allait  me  pendre!...  Ai-je  besoin 
d'ajouter  que,  en  deux  bons  de  tigre,  moi  et 
mon  ataxie  nous  fûmes  dans  la  rue?  » 

Ainsi  Lesage  romaniserait-il,  je  suppose, 
l'histoire  véridique  de  ce  Pierre  Delanoy,  qui 
m'enchante,  mais  je  me  demande  s'il  eût  osé 
en  imaginer  la  fin.  Elle  est  déjà  balzacienne! 
Le  prodigieux  inculpé  n'a-t-il  pas  eu  devant 
le  tribunal  un  mot  qui  le  fait  l'égal  du  célèbre 
Avinain?  —  «  Ah!  mon  président,  s'est-il  écrié, 
comment  admettre  qu'un  pauvre  ignorant  tel  que 
moi  ait  pu  tromper  les  princes  de  la  science!...» 

Il  allait  en  tromper  bien  d'autres,  et  voici  la 
fin  de  cette  belle  vie  complète. 

Une  fois  hors  de  l'hôpital  délicieux  et  dans 
la  rue,  l'infirmier  se  vit  sans  ressources.  Il  ne 
savait  rien  faire   de   ses  dix  doigts,   soit   des 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  187 

mains,  soit  des  pieds,  et  il  constata  qu'en  fait 
de  connaissances  il  ne  possédait  bien  que  celle 
de  l'ataxie  locomotrice.  Il  résolut  de  lui  devoir 
son  pain  en  continuant  ses  exercices  publique- 
ment, pour  le  plaisir  des  personnes  charitables. 
Et  les  choses  allèrent  cahin  caha  aux  coins  des 
ponts,  voire  sous  les  portes  cochères,  jusqu'au 
jour  où  le  hasard  de  quelque  lecture  lui  posa 
le  problème  de  Lourdes!...  Et  il  s'y  intéressa 
tout  de  suite  à  l'exclusion  de  tous  autres.  Pierre 
Delanoy  venait  de  trouver  sa  voie. 

Il  se  procura  deux  béquilles  et  par  le  premier 
train  à  prix  réduit  de  pèlerinage  il  partit  pour 
la  ville  miraculeuse.  Ceux  qui  n'ont  pas  vu  ce 
pèlerin  à  Lourdes,  en  1889,  ne  savent  pas  ce  que 
c'est  qu'un  ataxique!  Il  étonnait  les  plus 
croyants  par  l'évidence  de  son  incurabilité.  On 
ne  lui  donnait  pas  deux  jours  à  vivre,  que 
dis-je?  deux  heures.  Il  était  clair  pour  tous  que, 
sur  celui-là,  la  bonne  Vierge  ne  pouvait  rien, 
-y  fût-elle  aidée  par  le  diable. 

Quand  tout  fut  à  point,  un  dimanche,  mon 
Pierre  Delanoy,  broyé  de  douleurs,  en  mor- 
ceaux, lamentable,  demanda  à  se  confesser, 
puis  communia  et  se  fit  porter  à  la  grotte.  Là  il 
voulut  qu'on  le  trempât  dans  l'eau  de  miracle, 
avec  ses  béquilles.  Il  n'y  barbotait  pas  depuis 


188  TRENTE-SIX  CONTES 

une  minute  qu'il  poussa  un  grand  cri,'  jeta  ses 
béquilles  à  deux  cents  mètres,  et  se  mit  à  danser 
une  bamboula  frénétique,  dite  la  bamboula  de 
l'exorcisé.  Il  était  guéri,  radicalement. 

Le  coup  était  de  premier  ordre.  Il  emballa  le 
tout  Lourdes  ces  premières,  et  le  clergé  vint, 
avec  les  bannières. 

Depuis  ce  temps.  Pierre  Delanoy  se  la  coula 
douce,  aux  frais  des  personnes  pieuses,  car  on 
se  F  arracha  dans  les  bonnes  familles.  Quelques 
vols  sans  utilité  et  qu'on  ne  s'explique  par  que 
des  distractions  inhérentes  à  l'espèce  humaine, 
viennent  de  rompre  le  cours  charmant  de  cette 
existence  bénie.  À  peine  sorti  du  tombeau. 
Lazare  en  attrape  pour  quatre  ans,  et  ça  c'est 
bête. 

Oui,  c'est  entendu,  c'est  bête,  mais  quel  fier 
moderne  tout  de  même,  et  comme  il  est  bien  de 
son  siècle,  ce  citoyen-là  ï 

Oh!  que  de  talent,  que  de  génie  même  l'on 
dépense  aujourd'hui  pour  arracher  son  pain  à 
la  société  avare,  et  que  les  codes  sont  durs  et 
que  la  morale  est  bourgeoise!  Et  puis,  du  reste, 
tout  est  obscur,  et  de  notre  Sinaï  couvert  de 
nuages  les  tables  de  la  loi  nous  tombent  si  mal 
gravées!  Le  président  de  la  chambre  correction- 
nelle, qui  vient  de  séquestrer  pour  quatre  prin- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         189 

temps  cet  aventurier  émérite,  avait  peut-être 
le  Gil  Blas  de  Lesage  dans  sa  poche  quand  il 
condamna  Pierre  Delanoy.  Il  n'a  pas  vu  que 
cet  enfant  perdu  en  renouvelait  le  chef-d'œuvre, 
si  français  et  si  philosophique,  et  vous  ne  me 
ferez  pas  dire  que  les  charges  faites  aux  méde- 
cins de  l'hospice  et  aux  prêtres  de  la  grotte  de 
Lourdes  soient  moins  drôles  que  celles  du  sar- 
castique  seigneur  de  Santillane  à  l'archevêque 
de  Tolède  et  au  docteur  Sangrado.  A  quoi 
servent  alors  les  leçons  profondes  des  livres 
immortels? 


LE   SUICIDE   DE    BIGOLET 


CONTE    MORAL 


LE   SUICIDE   DE   BIGOLET 


CONTE     MORAL 


Oh!  quelle  ne  fut  la  stupeur  de  cet  officier 
public  lorsque  le  dépouillement  de  son  courrier 
du  matin  lui  mit  sous  les  yeux  l'étonnante  lettre 
suivante!  Aux  premiers  mots  il  avait  couru  à 
la  signature  :  Denis  Bigolet.  Gomment,  Denis 
Bigolet,  lui,  le  plus  gai  de  ses  administrés,  un 
homme  riche,  sain  de  corps  et  d'esprit,  et  qui, 
ventre  compris,  réalisait  l'idéal  du  mortel  heu- 
reux! Et  le  fonctionnaire,  «  œil  de  la  magistra- 
ture »,  — ■  c'est  leur  épithète  homérique,  —  alla 
voir.  La  lettre  disait  vrai,  Denis  Bigolet  s'était 
fait  sauter  la  cervelle  à  l'heure  dite.  Il  gisait  sur 
son  lit,  dûment  écérébré,  la  cigarette  au  bec, 
éteinte. 

17 


194  TRENTE-SIX  CONTES 

Voici  la  lettre    : 

«  Mon  cher  commissaire  de  police, 

ta  J'ai  l'honneur  et  le  plaisir  de  vous  faire  part 
moi-même  de  mon  propre  trépas. 

•  N'en  accusez  personne,  il  est  volontaire; 
c'est  un  auto-meurtre,  vulgo  :  suicide.  A  l'heure, 
celle  du  café  au  lait,  où  vous  lirez  cette  missive, 
elle  sera  déjà  posthume  de  neuf  tours  de  cadran. 
J'ai  fixé,  en  effet,  au  coup  de  minuit  tapant  la 
dispersion  de  mes  molécules.  Mme  Bigolet  est 
chez  ses  parents.  Prévenez-la  sans  la  moindre 
précaution  oratoire.  Elle  m'abomine.  Le  jour  de 
notre  séparation  éternelle  sera,  n'en  doutez  pas, 
après  celui  de  notre  mariage,  le  plus  beau  de  sa 
vie  terrestre. 

«  La  raison  de  mon  suicide  est  profonde.  Elle 
est  sage,  mûrement  méditée,  belle  même,  et 
digne,  crois-je,  d'un  Socrate  ou  d'un  Sénèque. 
Voici  :  j'ai  perdu  l'amant  de  ma  femme. 

«  L'amant  de  ma  femme  est  mort,  monsieur 
le  commissaire.  Dieu  me  l'a  repris  il  y  a  un  mois, 
et  depuis  lors  tout  n'a  plus  été  pour  moi  que 
peine,  ennui  et  douleur.  Inutile  de  vous  dire  son 
nom, 'il  est  sans  gloire,  mais  quel  ami!  Le  seul 
qui  mérite  ce  titre  et  le  justifie  par  un  dévoue- 
ment infaillible  et  à  toute  épreuve.  Lui  parti, 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         195 

mon  foyer  s'éteint.  C'est  fini.  Je  F  ai  renvoyée  à 
sa  famille,  —  je  vous  parle  d'elle,  • —  et,  n'ayant 
plus  personne  à  aimer,  je  m'en  vais  le  rejoindre 
—  je  vous  parle  de  lui  —  chez  les  anges. 

«  Vous  êtes  garçon,  monsieur  le  commissaire, 
et,  sans  expérience  du  mariage,  vous  avez  de 
cette  institution  la  notion  administrative  et 
confuse  qu'en  donne  aux  pâles  contribuables 
une  législation  factice  dont  la  nature  dément 
article  à  article  toute  la  doctrine.  Mais  ayez  foi 
en  l'honnête  homme  qui  signe  de  sa  mort  son 
cri  de  vérité.  Le  mariage  à  deux,  c'est  l'enfer; 
à  trois,  il  est  le  paradis.  Je  vous  le  jure. 

«  Dites-le  de  ma  part  aux  Solon  et  Lycurgue 
de  la  société  future  :  le  mariage  sera  polyan- 
drique  ou  il  ne  sera  pas. 

«  D'ailleurs  il  l'est,  à  peu  près  sans  exception, 
dans  toute  la  chrétienté.  Voir  romans,  pièces  et 
tribunaux. 

«  Je  l'avais  épousée  par  amour.  Mes  moyens 
me  le  permettaient.  Vous  n'imaginez  pas  à  quel 
.point  elle  était  charmante.  La  vierge  rêvée! 
Douce,  candide,  fraîche  comme  la  rose  à  l'au- 
rore. Un  corps  modelé  par  les  Grâces.  Il  y  eut 
lune  de  miel,  hélas! 

«  La  période  dite  :  de  la  lune  de  miel,  est  l'ar- 
mistice, monsieur  le  commissaire.  Dans  le  com- 


196  TRENTE-SIX  CONTES 

bat  de  l'union  des  sexes,  qui  n'est  rien  moins 
que  la  conflagration  de  deux  races  contraires, 
et  que  la  nature  veut  fondre,  le  baiser  sonne  la 
bataille.  J'y  fus  vaincu  tout  de  suite,  je  dois  le 
reconnaître,  et  en  six  mois.  Ma  race  succomba 
sous  la  sienne,  et  cela  sans  que  l'essai  de  fusion 
aboutit  à  un  résultat.  Nous  campions  encore 
chacun  dans  la  tente  ancestrale.  n'ayant  eu  l'un 
de  l'autre  ni  lille  ni  garçon.  La  nature  en  était 
pour  son  piège  monogamique.  L'enfant  seul, 
vous  le  savez,  est.  et  peut  être,  le  gage  de  paix 
entre  les  dévorants  de  la  cage  conjugale.  Et  la 
lune  de  fiel  fut,  enfin! 

Atroce.  Tout  l'enfer  du  Dante  en  chambre, 
avec,  en  sus,  l'éternité  pour  perspective,  puisque 
Dieu  lui-même,  parait-il,  ne  délie  point  ce  que 
les  maires  et  les  notaires  ont  noué. 

«  Ce  fut  alors  qu'il  tomba  dans  mon  ménage 
comme  l'étoile  des  féeries  dans  le  pot-au-feu.  Il 
s'était  produit  subitement  une  accalmie  inex- 
plicable en  mon  orage  quotidien.  Elle  était  rede- 
venue telle  qu'on  les  épouse  :  prévenante,  conci- 
liante, plus  chatte  encore  qu'au  temps  de  la  patte 
de  velours.  Elle  riait,  elle  chantait,  elle  était  heu- 
reuse, embellissait,  et  sa  santé  devenait  magni- 
fique. La  femme  en  elle,  enfin,  mûrissait  la  jeune 
fdle  et  tenait  toutes  les  promesses  de  ramour. 


DE  TOUTES   LES   COULEURS  197 

«  Je  cherchais  vainement  dans  Ovide  le  secret 
de  cette  métamorphose,  lorsque  je  le  découvris, 
sans  lunettes,  en  rentrant  chez  moi,  un  jour 
béni,  à  l'improviste.  Le  doute  n'était  pas  pos- 
sible. Jamais  savant  n'obtint  de  l'évidence  pa- 
reille preuve  d'une  certitude. 

«  Agir,  penser?  Penser,  agir,  mais  l'un  ou 
l'autre,  c'est  le  dilemme  de  la  situation.  Je  pen- 
sai, et  bien  m'en  prit.  Cet  homme  qui  me  plan- 
tait des  cornes,  je  lui  devais  de  retrouver  la 
femme  perdue  pour  moi  presque  aussitôt  qu'ac- 
quise; il  me  la  rendait,  que  dis-je,  il  me  la  fleu- 
rissait. Mon  bonheur  était  assuré  par  son  entrée 
dans  mon  triste  ménage.  Il  s'offrait  de  lui- 
même  à  en  partager  les  soucis  et  les  plaisirs.  Ah! 
le  brave  garçon!  Je  lui  tendis  la  main.  «  Merci,  » 
fis-je.  11  me  la  pressa  et  nous  devînmes  insépa- 
rables. 

«  La  nature  récompense  ceux  qui  lui  obéissent 
fût-ce  sans  la  comprendre.  Un  soir,  après  la 
partie  de  jacquet  coutumière,  où,  par  paren- 
thèse, la  chance  m'avait  été  infidèle,  l'amant  de 
ma  femme  me  dit  :  «  J'ai  une  bonne  nouvelle  à 
t'apprendre.  Je  crois  que  nous  allons  être  père!  » 
Et  nous  nous  jetâmes  dans  les  bras  l'un  de 
l'autre.  Mes  vœux  les  plus  ardents  étaient  com- 
blés. «  Ah!  c'est  grâce  à  toi,  m'écriai-je;  je  dési- 

17. 


198  T-iENTE-SIX   CONTES 

rais  tant  une  petite  fille!  »  — ■  «  Elle,  c'est  un 
garçon,  me  confia-t-il,  en  souriant.  3' ai  fait  de 
mon  mieux.  Nous  allons  voir.  » 

a  II  disait  vrai,  le  brave  être,  nous  vîmes.  Ce 
fut  un  garçon.  Il  l'emportait.  La  société,  la 
France  peut-être,  lui  doit  le  petit  B'golet  que  je 
lui  laisse. 

«  Enfin,  monsieur  le  commissaire,  je  la  tenais, 
cette  clef  du  mariage  que  le  législateurs  jetée 
si  sottement  dans  le  buisson  où  les  philosophes 
la  cherchent.  Je  l'avais  résolu,  et  résolu  par  la 
règle  de  trois,  si  simple,  si  rationnelle,  tranchons 
le  mot,  si  physiologique,  et  que  résume  le  sage 
proverbe  latin  :  Numéro  Deus  impare  gaudet. 
Le  bonheur  est  triangulaire. 

«  Le  temps  me  manque  —  onze  heures  et 
quart  —  pour  vous  dépeindre  la  félicité  de  notre 
intérieur  pendant  ces  dix  années  enchantées.  Il  y 
faudrait  d'ailleurs  la  plume  d'un  Balzac  et  vingt 
tomes.  Pas  une  querelle  n'en  troubla  la  sérénité 
de  lac  lamartinien  où  nous  ramions  à  deux,  soit 
ensemble,  soit  tour  à  tour,  à  la  barque  et  sous  le 
pavillon  d'Elvire.  Résultat  plus  surprenant  en- 
core, notre  amitié,  nourrie  d'un  commerce  quo- 
tidien oùjtout  était  commun  et  fraternellement 
partagé,  jusqu'aux  intérêts  eux-mêmes,  nous 
avait  créé  un  besoin  de  cohabitation  auquel  il 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         199 

fallut  Lien  nous  rendre.  Le  jour  de  la  Sainte- 
Iima,  qui  est  la  fête  de  ma  femme,  nous  mêlâmes 
définitivement  nos  dieux  lares. 

c  —  Quand  on  pense,  lui  disais-ie,  en  lui 
offrant  le  rond  de  serviette  marqué  de  nos  trois 
initiales  entrelacées,  que  la  lai  m'autorisait  à  te 
tuer,  toi,  Alexandre,  le  vendredi  délicieux  où  tu 
me  vins  du  ciel  en  chemise!  Ceux  qui  firent  le 
Code  étaient  des  imbéciles. 

«  ■ —  Oui,  me  répondait-il,  oui,  Denis.  Mais 
je  me  demande  quelquefois  ce  que  tu  aurais  fait 
si  c'eût  été  un  autre  que  moi  dans  la  chemise? 

«  Mais  l'hypothèse  était  impossible.  Il  était 
le  prédestiné,  celui  que  la  nature  donne  à  la  fois 
à  la  femme  et  au  mari  pour  constituer  le  foyer, 
garantir  la  paternité  et  l'héritage,  et  domestiquer 
la  bête  indomesticable.  «  Du  reste,  ajoutais-je, 
je  veille.  Veille  de  ton  côté.  Pas  de  ménage  à 
quatre.  Le  mieux  est  l'ennemi  du  bien.  —  Sois 
tranquille,  j'y  ai  l'œil.  » 

<■:  Pourquoi  faut-il,  mon  commissaire,  que  la 
Providence  nous  reprenne  de  tels  compagnons 
de  la  vie  après  nous  les  avoir  si  miséricordieu- 
sement  octroyés!  L'amant  de  ma  femme  est 
mort,  mort  dans  mes  bras,  d'une  maladie  brève 
dont  le  nom  n'ajoute  ni  ne  retranche  rien  au 
poids  de  mon  chagrin.  Au~retour  de  l'enterre- 


200    TRENTE-SIX  CONTES  D      TOUTES   LES   COULEURS 

ment,  après  une  scène  effroyable  où  Mme  Bi- 
golet  regagna  en  vingt  minutes  les  dix  années 
du  mariage  à  deux  perdues,  je  compris  que  tout 
était  terminé  pour  moi  sur  la  terre,  —  et  qu'il 
m'appelait.  «  Oui,  cher  ami,  je  viens,  me  voici, 
laisse  ta  tombe  entr'ouverte.  »  Minuit... 

«  Denis  Bigolet.  » 


Le  commissaire  de  police  qui  a  reçu  cette 
lettre  singulière  est  de  mes  amis.  Il  m'a  permis 
de  la  copier.  Mais  il  était  sur  le  point  de  se  ma- 
rier avec  une  gracieuse  personne,  jolie,  bien 
élevée  et  très  blonde  qiril  aime.  Depuis  qu'il  a 
vu  sur  son  lit  ensanglanté  le  suicidé  du  mariage 
à  trois,  il  hésite,  et  la  polyandrie  ne  lui  dit  rien 
qui  vaille.  Alors  quoi? 


GASPARD    ET   SEPHORA 


CONTE    PSYCHOLOGIQUE 


GASPARD   ET  SÉPHORA 


CONTE     PSYCHOLOGIQUE 


Gaspard  de  Bérillac,  à  Séphora  Panker. 

Mademoiselle,  c'est  fait. 

Dès  mon  arrivée  à  Paris  je  me  suis  présenté 
chez  votre  père  et  je  lui  ai  demandé  votre  main. 
Il  me  l'a  accordée  tout  de  suite;  Voici  ses  propres 
paroles  :  «  Vous  tombez  à  pic.  Ma  fille  voulait 
être  comtesse!  —  Alors,  lui  ai-je  dit,  l'affaire 
est  dans  le  sac?  —  Oui,  a-t-il  répondu,  et  le  sac 
est  dans  l'affaire.  - —  Mais  n'ayez  crainte,  nos 
intérêts  communs  seront  réglés  par  les  tabel- 
lions. »  Quant  aux  enfants  qui  pourraient  fleurir 
notre  union,  il  reste  bien  entendu,  n'est-ce  pas, 


204  TRENTE-SIX-  CONTES 

que  les  garçons  seront  catholiques,  et,  cela, 
d'où  qu'ils  viennent,  fût-ce  de  moi?  Ma  mère 
ne  donne  son  consentement  qu'à  ce  prix.  Les 
Bérillac  étaient  parmi  ces  héroïques  aliénés  qui 
suivirent  le  Belge  Godefroy  de  Bouillon  au 
Saint-Sépulcre.  Le  vieux  Simon  Panker,  votre 
auteur,  est  charmant,  charmant,  charmant,  et 
il  a  le  million  jovial.  Il  a  voulu  savoir  à  qu?l 
chiffre  se  montait  le  taux  de  mes  dettes.  Je  le 
lui  ai  dit,  et  il  a  paru  très  fier  de  son  énormité. 
-Déjà? 

Quelle  place  ayez-vous  décrochée  dans  le 
match  de  tennis  à  Dinard?  La  première,  j'en 
suis  sûr.  A  bientôt,  comtesse.  —  G.  B.  b 


II 

Séphora  Panker,  à  Gaspard  de  Bérillac. 

Gomment,  où  je  suis?  Mais  à  Nice.  C'est  la 
saison.  Ne  le  savez-vous  pas?  Tout  Paris  est  à 
Nice.  Allez-vous  bien,  au  moins?  Vous  ne  doutez 
pas  que  votre  santé  ne  m'intéresse.  D'ailleurs, 
vous  êtes  mon  mari,  ce  titre  serre  entre  nous 
une  espèce  de  lien,  tout  de  même.  Le  mot  n'est 
pas  de  moi,  qui  n'ai  pas  d'esprit,  il  est  d'Anna 


D      TOUTES   LES   COULEURS  205 

Nougazoî,  mon  inséparable,  une  Minerve  pour 
la  raison  comme  pour  la  beauté.  Croiriez-vous 
qu'elle  est  jalouse,  de  qui,  je  vous  le  donne  en 
mille,  eh  bien...  de  vous,  monsieur  le  comte!  Il 
n'y  a  pas  de  quoi,  dites?...  A  ce  sujet  je  tiens  à 
vous  remercier  de  l' élégance  avec  laquelle,  le 
soir  de  nos  noces  blanches,  vous  m'aVez  con- 
duite et  mise  à  ma  porte,  en  me  baisant  le  bout 
des  doigts,  comme  un  page.  On  ne  tient  pas  plus 
scrupuleusement  des  conventions  conjugales. 
C'est  du  grand  style.  Je  ne  veux  pas  être  en 
reste  avec  vous,  et  je  crois  devoir  vous  confier 
que  je  suis,  ici,  serrée  de  près  par  l'un  de  vos 
am's  et  que  j'ai  du  mal  à  m'en  défendre.  Son 
charme  est  vif  et  ses  désirs  visibles.  Il  est  com- 
patriote de  Lovelace  et  son  émule.  Tenez-vous 
à  savoir,  si  la  place  se  rend,  si  elle  s'est  rendue, 
ou  conservez-vous,  là-dessus,  des  scrupules 
vieux  jeu  qui  ne  cadrent  plus  avec  le  mariage 
moderne,  en  général,  et  le  nôtre,  en  particulier? 
Mon  père  vient  d'arriver.  Il  a  fait  un  coup  de 
Bourse  qui  a  doublé  sa  fortune.  Ne  vous  gênez 
pas  avec  lui. 

Séphora. 


L> 


205  TRENTE-SIX   CONTES 


III 


Gaspard,  à  Spphora. 

Vous  ne  pouviez  prendre  pour  amant  un 
homme  qui  méritât  mieux  de  l'être.  Je  tous 
r aurais  choisi  si  vous  m'aviez  consulté  plus  tôt. 
Lord  Spirondale  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  vous 
rendre  heureuse,  beauté,  force,  intelligence' et 
le  reste.  Il  est.  en  outre ,  le  joueur  le  plus  aimé 
des  dieux,  que  je  sache.  C'est  entre  ses  mains 
que  j?ai  laissé,  au  cercle,  la  moitié  de  mon  patri- 
moine. Rappelez-moi  à  son  bon  souvenir.  Ne 
vous  effrayez  pas  outre  mesure  en  lisant,  dans 
les  papiers,  le  procès-verbal  de  mon  duel  avec- 
ce  spadassin  calabrais  qui  se  fait  appeler  baron 
Morzoli.  ma  blessure  n'est  pas  grave.  C'est  à 
recommencer,  car  je  ne  lui  céderai  certainement 
pas  l'exquise  petite  concierge  dont  je  suis  1 9 
Leverrier  chorégraphique.  Vous  la  verrez  à 
votre  tour  et  vous  m'en  direz  votre  opinion, 
dont  je  suis  sûr  à  l'avance.  Je  l'ai  découverte 
dans  un  boui-boui  de  la  Butte.  Elle  incarnait, 
dans  un  ballet  intitulé  Le  Parc  aux  cerfs,  un 
i  fruit  vert  »  que  Lebel  offrait  à  Louis  XV,  en 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         207 

une  corbeille.  Ah!  non,  Morzoli  n'aura  pas  ma 
jolie  Morfil!  Je  me  remets  d' arrache-pied  aux 
armes.  J'allais  oublier,  un  service.  Mon  cousin 
Louis  de  Calimont,  qui  par  conséquent  est  le 
vôtre,  a  pris,  hier,  une  culotte  épouvantable, 
quatre  cent  mille  livres,  et  sur  parole.  C'est  à 
peu  près  ce  que  vaut  et  représente,  en  terre  nor- 
mande, l'antique  domaine  ancestral  où  s'éteint 
le  comte,  son  père,  vieux  chouan  papiste,  intrai- 
table sur  les  choses  de  l'honneur.  Il  s'agit  de 
laisser  mourir  ce  «  vieille  France  »  au  coin  de 
son  âtre,  entre  ses  deux  lévriers.  Or,  une  bande 
de  loups-cerviers  cerne  déjà  le  castel  (il  est  du 
quatorzième),  ses  tours,  sa  forêt,  et  ses  glèbes. 
Voulez-vous  que  nous  fassions  à  Louis  les  quatre 
cent  mille  livres?  Oui,  n'est-ce  pas?  Du  reste, 
comtesse,  je  n'ai  pas  douté  de  votre  réponse,  il 
les  a  depuis  hier.  Je  vous  baise  les  mains,  comme 
le  soir  de  nos  noces. 

Gaspard. 


IV 


Séphora,  à  Gaspard. 

Un  mot,  à  la  hâte.  Vous  plairait-il  que  nous 
divorcions,  ou  divorçassions,  ça  m'est  égal.  Il 


208  TRENTE-SIX  CONTES 

m'offre  de  nVépouser.  Prenez-votre  temps  pour 
la  réponse.  Anna  Nougazof  me  quitte. 

SÉPHORA. 


Gaspard,  à  Séphora. 

Impossible.  Chez  nous,  on  ne  divorce  pas. 
L'usage  remonte  aux  Croisades.  Ils  partaient 
mariés  et  restaient  quinze  ans  à  cheval  sans 
revoir  leurs  femmes,  mais  ils  ne  divorçaient  pas 
autrement.  S'il  vous  aime  trop,  faites  un  voyage, 
on  n'a  trouvé  que  ça.  Ma  vie  est  d'ailleurs  entiè- 
rement à  votre  disposition.  Je  rouvre  ma  lettre 
pour  vous  engager  à  consulter  votre  père,  en 
Israël.  Je  l'entends  d'ici  vous  dire  :  «  Le  divorce? 
Tu  ne  veux  donc  plus  être  reçue  au  Faubourg 
Saint- Germain?  » 

Votre  mari,  ad  œternum. 

Gaspard,  comte  de  Bérillac. 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  209 

VI 

Isaac   Panker,    à   Gaspard   de   Bérillac. 
(Dépêche  télégraphique.) 

Gendre.  Séphora  alitée.  Maternité  imminente. 
Spirondale  rappelé  à  Londres. 

VII 

Gaspard  de  Bérillac,  à  Isaac  Panker. 
(Dépêche  télégraphique.) 

Beau-père.  Compliments.  Télégraphiez  si  fille 
ou  garçon. 

VIII 

Isaac  Panker,  à  Gaspard  de  Bérillac. 
(Dépêche  télégraphique.) 
Fille. 


210  TRENTE-SIX   CONTES 

IX 

Gaspard  de  Bérillac,  à  Isaac  Panker. 
(Dépêche  télégraphique.) 

Pour  vous,  alors.  Embrassez  brave  jeune 
mère. 

X 

Isaac  Pankerj  à  Gaspard  de  Bérillac. 
Merci. 

XI 

Gaspard  de  Bérillac,  à  la  comtesse  Séphora 
de  Bérillac,  née  Panker. 

Vous  allez  être  bien  surprise,  en  ouvrant  ce 
pli,  d'y  lire  la  signature  clu  mari  honoraire  dont 
le  moindre  mérite  peut-être  est  de  vous  avoir 
laissée  idéalement  veuve  depuis  trois  ans,  le 
deuil  en  moins.  Nous  avons  réalisé  ainsi  tous  les 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  211 

deux  le  rêve  du  mariage  moderne,  sans  chaîne, 
libre  des  deux  parts,  simple  association  d'inté- 
rêts, où  l'amour  ne  joue,  quand  il  le  joue,  que 
le  i  ôle  de  la  cinquième  roue  au  carrosse  de  la  vie. 
Vous  désiriez  être  comtesse,  vous  Têtes.  Je  vou- 
lais être  millionnaire,  je  le  suis,  et  il  semble  que, 
jusqu'au  paradis,  nous  n'ayons  plus  rien  à 
attendre  l'un  de  l'autre.  Je  n'ai  pas  à  vous  ca- 
cher que,  moi  aussi,  j'ai  largement  usé  de  l'indé- 
pendance dont  l'échange  de  nos  apports  nous 
assurait  la  réciprocité  devant  notaire.  Sans  par- 
ler de  ma  petite  concierge,  aujourd'hui  lancée 
dans  le  temple  de  Terpsichore,  le  nombre  de 
mes  coups  de  canif  dans  le  contrat  dépasse  celui 
des  vôtres,  y  compris  le  canif  anglais,  et  nous 
devons  être  à  égalité,  ou  peu  s'en  faut,  dans  la 
course  au  bonheur  hors  du  devoir.  Eh  bien, 
chère  infidèle,  voici  de  l'imprévu,  pour  ne  pas 
dire  du  fatal  :  je  vous  aime. 

Oui,  moi,  votre  mari,  le  pauvre  Gaspard  dont 
vous  avez  oublié  jusqu'au  visage,  puisque  à 
l'Opéra,  l'autre  soir,  vous  ne  m'avez  même  pas 
reconnu  dans  le  couloir  des  loges.  Au  salut  que 
je  vous  ai  adressé,  vous  vous  êtes  penchée  à 
l'oreille  de  votre  inséparable,  et  vous  lui  avez 
demandé  :  «  Qui  est-ce?  »  C'était  moi.  Est-ce 
que  vous  avez  toujours  été  aussi  belle  que  vous 


212    TRENTE-SIX   CONTES    DE  TOUTES   LES  COULEURS 

l'êtes?  Ce  n'est  pas  possible,  car  je  ne  suis  pas 
aveugle.  Je  ne  vous  aurais  laissée  à  personne,  et 
aucun  engagement  n'y  aurait  tenu.  En  vérité, 
l'aventure  est  étrange.  Au  trouble  que  j'éprouve 
à  vous  écrire,  j'en  arrive  à  me  demander  si  nous 
n'étions  pas  faits  l'un  pour  l'autre  et  si  notre 
déplorable  mariage  n'a  pas  ruiné  le  plus  doux 
roman  d'amour  que  la  nature  elle-même  avait 
composé  selon  ses  lois  éternelles.  11  faut  abso- 
lument que  je  vous  voie,  que  je  vous  parle  et 
que  je  vous  adore.  Il  y  va  d'un  désespoir  dont 
les  conséquences  sont  certainement  à  craindre. 
J'ai  une  garçonnière  rue  Bassano,  j'y  passe  mes 
journées  dans  l'ombre.  Je  vous  aime.  Venez. 


XII 

Séphora,  à  Gaspard. 
J'irai. 


PANJU 

CONTE    PHYSIOLOGIQUE 


PANJU 


CONTE    PHYSIOLOGIQUE 


Avez- vous  connu  Panju? 

Pour  ne  pas  avoir  connu  Panju,  il  faudrait 
donc  que  vous  ne  fussiez  jamais  allé,  non  seule- 
ment au  théâtre,  mais  à  un  enterrement.  Du 
reste,  voici  : 

Dans  son  livre  fameux,  Paris  Inconnu,  Privât 
d'Anglemont,  le  bon  bohème,  n1  a  révélé  que  la 
moitié  à  peine  des  métiers  extraordinaires  que 
peuvent  exercer  les  déclassés  de  la  société  mo- 
derne. Il  y  en  a  de  fabuleux  et  qui  passent  l'ima- 
gination. Je  sais  un  artiste  illustre,  membre  de 
l'Institut,  et  l'une  des  gloires  les  plus  pures  de 
la  statuaire  française,  qui,  à  ses  débuts,  et  déjà 
élève  de  Rude,  gagnait  ses  quarante  sous  ali- 


216  TRENTE-SIX  CONTES 

mentaires  à  peindre  et  vivifier  en  couleur  les 
yeux  des  noyés  à  la  Morgue  !  Comme  il  le  raconte 
lui-même  à  qui  veut  F  entendre,  je  ne  vois  au- 
cune indiscrétion  à  le  nommer,  il  s'appelle  Em- 
manuel Frémiet. 

Panju  n'était,  lui,  ni  sculpteur  ni  peintre,  il 
n'était  même  rien  du  tout  en  un  temps  où,  si 
l'on  n'est  pas  quelqu'un,  il  faut  au  moins  être 
quelque  chose.  Jeté  au  combat  de  la  vie  sans 
autres  armes  que  le  brevet  de  bachelier,  qui  est 
Y  imbelle  telum  sine  ictu  de  Y  Enéide,  il  avait 
d'abord  «  paît  »  la  vache  enragée  et  s'était  ali- 
menté de  son  lait  amer.  Comme  il  n'avait  pas 
de  profession,  il  était  propre  à  toutes  et  ne  se 
refusait  à  aucune.  C'était  un  grand  escogriffe, 
tout  en  jambes,  long  comme  le  jour  sans  pain 
de  l'adage,  le  héron  emmanché  d'un  long  cou 
du  fabuliste  et  qui  s'en  va  je  ne  sais  où,  distrait 
et  famélique. 

Comment  il  était  parvenu  à  se  marier,  c'est 
ce  que  je  me  demande.  Toujours  est-il  qu'il 
s'était  trouvé  une  femme  pour  s'accoupler  à 
cette  coquecigrue  et  consentir  à  s'appeler 
Mme  Panju.  Elle  lui  avait  apporté  en  dot  deux 
établissements  prospères,  d'ailleurs  contigus  sur 
la  voie  publique  :  le  chalet  de  nécessité,  d'abord, 
dont  elle  était  gérante  et  tenancière,- puis  le 


DE    TOUTES   LES  COULEURS  «17 

kiosque  municipal  y  attenant,  où  elle  vendait 
les  fleurs  "de  la  saison,  tant  il  est  vrai  que  les 
extrêmes  se  touchent. 

Quant  à  lui,  il  avait  enfin  découvert  sa  voie 
dans  Femploi  de  deux  {acuités  également  con- 
traires et  parallèles,  que  le  hasard  lui  avait  révé- 
lées voici  comment.  Un  soir,  au  théâtre  ou  il 
avait  conduit  sa  femme,  son  hilarité  s'était  dé- 
chaînée avec  une  force  de  contagion  telle  qu'elle 
s'était  communiquée  magnétiquement  à  toute 
la  salle.  Elle  y  avait  même  décidé  du  succès, 
jusque-là  incertain,  de  la  pièce.  Un  pareil  rire, 
irrésistible  aux  plus  hypocondriaques,  est  sans 
prix  dans  le  négoce  dramatique.  A  la  sortie, 
Panju  avait  été  abordé  par  un  gros  petit 
homme  qui  lui  avait  offert  un  verre,  à  lui  et  à 
sa  dame,  selon  le  rite  de  l'urbanité  démocra- 
tique. Or  le  gros  petit  homme  n'était  rien  moins 
que  l'entrepreneur  des  succès  au  théâtre,  vulgo  : 
chef  de  claque,  personnage  prépotent  et  consi- 
dérable. 

—  Il  y  a  trois  francs  pour  vous  tous  les  soirs 
si  vous  voulez  venir  me  rire  comme  ça  dans  la 
salle,  tantôt  à  une  place,  tantôt  à  une  autre, 
selon  le  public  du  jour,  quelquefois  parmi  les 
critiques. 

— _Ce  n'est  pas  de  refus,  fit  Panju,  qui  se  mit 

19 


-218  TRENTE-SIX  CONTES 

à  gagner  quatre-vingt-dix  francs  par  mois  au 
métier  joyeux  de  chatouilleur  »  ou  «  allumeur  .■>, 
car  l'un  ou  l'autre  se  dit  ou  se  disent.  Il  y  obtint 
des  centièmes.  Le  moindre  calembour  sur  un 
pareil  terrain  y  e^t  l'allumette  de  l'incendie. 

A  quelque  temps  de  là,  le  propriétaire  de  l'im- 
meuble où  logeait  le  ménage  rendit  à  Dieu 
l'âme  la  plus  vulturnienne  qui  fut  jamais,  et  il 
fallut  la  conduire  au  dernier  perchoir.  Panju, 
derrière  le  corbillard,  conduisait  le  chœur  des 
locataires,  et.  sans  que  personne,  et  lui-même, 
comprît  pourquoi,  il  sanglota  de  la  maison  au 
cimetière,  tout  le  long  de  la  route,  et  de  ses  deux 
yeux  ruisselèrent  des  fontaines  intarissables.  Il 
connut  de  la  sorte  qu'il  avait  aussi  le  don  des 
larmes.  Le  Démocrite,  en  lui,  se  doublait  d'un 
Heraclite  inné  et  naturel,  d'où  il  ne  tarda  pas 
à  tirer  encore  trois  autres  livres  par  obsèques, 
et,  comme  il  en  «  faisait  >  deux  par  jour,  en 
moyenne,  sans  épuiser  ses  wallaees  de  douleur, 
il  rapporta  encore  de  ce  côté  du  bel  et  bon  argent 
à  la  maison. 

Je  me  suis  laissé  dire  que,  comme  pleureur  . 
il  était  plus  étonnant  peut-être  que  comme 
«  rieur  ».  Ça  durait  tout  le  temps  et  les  héritiers, 
confondus  de  cette  résistance  lacrymatoire,  y 
allaient  souvent  d'un  petit  pourboire  qu'il  uti- 


DE   TOUTES   LES  COULEURS  219 

lisait  chez  le  troquet,  conformément  à  l'étymo- 
logie  stricte  du  vocable. 

Il  n'y  aurait  pas  de  déclassés  si  chacun  sui- 
vait sa  pente  et  obéissait  à  la  nature.  Il  est  vrai 
qu'on  ne  se  connaît  pas.  On  n'a  que  par  hasard 
la  révélation  de  soi-même.  Panju  était  organisé 
pour  rire  et  pour  pleurer  tour-  à  tour,  en  pensant 
à  autre  chose.  Assis,  sa  rate  se  désopilait  d'elle- 
même;  en  marche,  ses  glandes  se  vidaient  toutes 
seules.  11  n'était  calme,,  sérieux  même,  qu'aux 
côtés  de  sa  digne  femme,  parce  qu'il  l'aimait, 
probablement.  L'amour  est  grave. 

L'après-midi,  c'est-à-dire  dans  le  repos,  entre 
son  service  matinal  des  «  Pompes  »  et  celui 
«  vespertinal  »,  au  théâtre,  il  se  tenait  debout 
sur  ses  longues  échasses,  entre  le  chalet  et  le 
kiosque,  et  il  aidait  sa  bourgeoise  à  sa  double 
besogne,  elle  aussi  alternée,  —  et  Panju  était, 
heureux. 

J'ai  toutefois,  en  bon  historiographe,  à  vous 
signaler  une  éclipse  physiologique,  fort  singu- 
lière, de  cet  organisme  à  deux  ressorts.  Elle  se 
produisit  au  théâtre,  à  son  service  du  soir.  On 
y  donnait  ce  jour-là,  en  première,  je  ne  sais 
quelle  comédie  d'une  bêtise  exceptionnelle,  in- 
sondable, apocalyptique,  à  laquelle  enfin,  et 
pour  tout  dire,  le  directeur  avait  collaboré  en 


810  TRENTE-SIX   CONTES 

personne.  Et  l'auditoire  était  morne,  si  morne 
que  la  claque  elle-même  en  était  réduite  au  si- 
lence, comme  l'arme  au  pied.  Panju  dormait,  à 
l'orchestre,  entre  les  critiques,  déguisé  en  ami 
de  Fauteur,  et  le  chef  des  Romains  le  foudroyait 
de  regards  comminatoires.  Tout  à  coup,  au 
moment  où  l'ineptie  du  dialogue,  montée  au 
paroxysme,  atteignait  à  l'attentat  aux  mœurs, 
un  ululement  de  bête  qu'on  égorge  glaça  les 
spectateurs  d'épouvante,  et  la  salle  se  vida. 
C'était  Panju  qui  pleurait  :  il  rêvait  qu'il  en- 
terrait un  propriétaire. 

Les  aliénâtes  datent  de  cette  méprise  le  début 
de  l'aliénation  mentale  qui  devait  un  jour  ou 
l'autre  conduire  Panju  à  Sainte-Anne.  «  Il  était 
humainement  impossible,  dit  le  rapport  du  cé- 
lèbre spécialiste  sur  les  conclusions  de  qui  le 
rieur-pleureur  fut  interné,  qu'un  individu  d'in- 
telligence moyenne  pût  supporter  cette  vie  en 
partie  double,  à  peine  tenable  pour  le  plus  râblé 
des  philosophes.  »  Et  le  savant  ajoute  :  «  En  ce 
monde,  d'ailleurs  mal  fait,  les  contingences  se 
reflètent  divisément  sur  l'âme,  ou,  pour  mieux 
dire,  sur  le  cervelet,  en  sensation  bouffonne  ou 
en  sensation  lugubre,  mais  il  faut  choisir.  Le 
suj«t  par  nous  exanrné  ne  choisissait  pas;  sa 
morale  devait  sombrer,  et,  avec  elle,  la  santé  qui 


DE    TOUTES   LES   COULEURS  «1 

l'étayait,  comme  dans  une  maison  la  charpente 
étaie  la  toiture.  » 

Évidemment. 

Un  matin,  Mme  Panju,  en  se  rendant  comme 
chaque  jour  à  ses  occupations,  fut  renversée  et 
foulée  par  une  automobile.  On  la  porta  évanouie 
à  son  domicile,  où  son  mari,  la  trouva  plus  qu'à 
demi  tuée  par  cette  contingence,  au  retour  d'une 
conduite  de  corps  au  Père-Lachaise.  Il  ia  re- 
garda mourir  sans  dire  un  mot,  impassible, 
comme  statufié  vivant,  et  elle  lui  passa  ainsi 
entre  les  bras.  Et  tout  fut  fini  pour  lui,  sur  la 
terre  et  dans  les  cieux,  car  il  l'aimait,  vous  dis-je. 
Le  jour  et  la  nuit  qui  suivirent,  il  resta  debout 
devant  elle  et  pas  un  mouvement  ne  décela  ce 
qu'il  éprouvait  à  veiller  sa  morte.  Il  ne  compre- 
nait pas.  Il  attendait  de  comprendre.  Il  n'avait 
pas  d'organes  pour  exprimer  extérieurement  ce 
qu'il  ressentait.  C'était  comme  si  le  corps  lui 
était  sorti  de  la  peau,  avec  les  os,  les  nerfs  et  la 
pensée. 

Et  puis  la  pauvre  femme  fut  mise  en  bière; 
le  cercueil  vissé  abolit  son  image;  on  se  mit  en 
route  pour  le  jardin  où  la  terre  nous  reprend  et 
nous  mange,  et  ce  fut  en  franchissant  le  seuil  de 
sa  porte  que  Panju  roula  dans  l'escalier  en  se 
tordant  de  rire.  On  le  releva  comme  pâmé  de 

19. 


22-2  TRENTE-SIX  CONTES  DE  TOUTES  LES  COULEURS 

joie,  on  le  dressa  derrière  la  voiture  funéraire; 
il  se  laissa  faire  sans  cesser  de  rire  à  gorge  dé- 
ployée, et  de  ses  grandes  guiboles  d'échassier  il 
suivit  machinalement  le  corbillard  de  la  bien- 
aimée,  en  proie  à  une  hilarité  épouvantable.  Sa 
raison  était  décrochée  comme  la  chaîne  d'un 
réveille -mat  in  qui  se  déroule  au  m'iieu  des  té- 
nèbres. 

Il  fallut  le  jeter  dans  une  voiture  de  deuil  pour 
éviter  le  scandale,  inexplicable  aux  badauds,  de 
cette  allégresse  d'un  mari  qui  enterre  sa  femme, 
car,  comme  au  théâtre,  elle  commençait  à  faire 
train  e  de  poudre. 

Le  lendemain,  Panju  était  reçai  d'urgence  à 
Sainte-Anne.  Il  y  rit  encore  et  toujours,  inextin- 
guiblement.  me  disait  l'infirmier,  et  pour  le 
faire  un  peu  pleurer  on  est  obligé  de  lui  cha^ 
touiller  la  plante  des  pieds. 


L'HERITAGE   DE    MOREL   BEY 


CONTE    BOULEVARDIER 


L'HÉRITAGE   DE   MOREL    REY 


CO>TE    BOULEVARDIER 


C'était  le  temps  où,  fou  de  symbolisme,  je 
cherchais  le  tableau  définitif  de  «  l'Age  d'or  ». 
Ah  !  que  d'esquisses  dans  mon  atelier  !  Aucune  ne 
me  satisfaisait  complètement.  Il  fallait  pourtant 
me  décider,  on  en  parlait  déjà  dans  les  feuilles. 
«  Ce  sera  le  clou  du  Salon!  »  clamaient  les  nou- 
vellistes. 

Je  m'arrêtai  à  une  scène  allégorique  où  s'ex- 
primait assez  bien  l'économie  sociale  que  je 
professe,  car  je  suis  un  peintre  à  idées,  le  der- 
nier peut-être.  Cette  scène  représentait  deux 
hommes  primitifs,  tout  nus,  bien  entendu,  dans 
la  forêt  vierge,  dont  l'un,  le  brun  et  le  plus  fort, 
faisait  griller  sur  des  fagots  le  blond  et  le  plus 


226  TRENTE-SIX   CONTES 

faible,  pour  le  boulotter,  sous  l'œil  de  Dieu. 
On  voyait  l'œil  de  Dieu  dans  les  nuées.  Mon  idée 
de  l'âge  d'or  était  ainsi  fort  -honorablement 
rendue.  L'âge  d'or,  ou  bon  temps  de  notre 
espèce,  a  été  l'ère  innocente  de  l'anthropophagie 
franche  et  sans  codes,  naturelle,  quoi! 

J'allais  donc  le  prouver,  la  brosse  au  poing, 
lorsque,  patatras,  m'échut  l'héritage  épouvan- 
table... 

Qu'est-ce  que  je  lui  avais  fait,  à  cette  canaille 
de  Morel  bey,  pour  qu'il  me  léguât,  à  moi,  sa 
fortune,  et  quelle  fortune!  Nous  nous  détestions 
cordialement,  oui,  et  depuis  le  collège  où  je  lui 
faisais  ses  vers  lapins  en  échange  de  mes  quatre 
règles;  plus  tard,  je  ne  manquais  pas  une  occa- 
sion de  le  larder  de  mes  sarcasmes,  de  le  flageller 
à  plein  visage  de  tous  les  synonymes  du  mot 
voleur,  et  dans  un  dur  moment,  j'avais  poussé 
le  mépris  jusqu'à  lui  refuser  l'aide  de  sa  bourse. 

—  Vends-moi  un  tableau,  m'avait-il  offert, 
au  prix  que  tu  voudras. 

— ■  J'aimerais  mieux  le  crever  et  crever  moi- 
même. 

—  Voyons,  mon  portrait,  veux-tu?  Je  t'en 
donne  cent  mile  francs I 

—  Soit,  mais  assis  sur  le  monceau  sanglant 
des  malheureux  Fellahs  que  tu  as  affamés,  rui- 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  237 

nés  et  tués  pour  remplir  ton  c  offre  de  malversa- 
teur  éhonté. 

Il  riait  avec  des  regards  de  tigre. 

—  Va,  va  toujours,  grinçait-il!  j'aurai  ta 
peau  tôt  ou  tard. 

Il  Fa  eue.  Mais  quelle  vengeance,  oh!  quelle 
vengeance!...  Un  legs  de  vingt-quatre  millions 
par  testament  olographe,  le  misérable! 

Recevoir  sur  la  nuque  un  pareil  boulet  de 
vingt-quatre  au  moment  même  où  l'on  s'entre- 
prend à  la  glorification  de  l'âge  d'or  — ■  âge  où 
l'or  n'existait  pas  —  et  lorsqu'on  va  rendre  à 
la  naïve  anthropophagie  l'hommage  public, 
allégorique,  décoratif  même  que  l'économie  so- 
ciale lui  décerne,  c'était  pour  abattre  Hercule. 
Ajoutez  à  cela  que  le  notaire,  un  pince-sans- 
rire  à  côtelettes,  me  félicitait  comme  pour  un 
mariage,  et  que  devant  les  clercs  béants  j'avais 
l'air  d'un  monsieur  qui  a  gagné  la  bataille  d'Aus- 
terlitz.  Je  me  sentais  ridicule  à  vomir. 

—  Peut-on  refuser  l'héritage?  dis-je  au  ta- 
bellion. 

—  On  le  peut,  fut  sa  réponse.  Mais  outre  que 
ce  serait  la  première  fois  depuis  la  découverte 
du  vieux  monde  par  Adam  et  Eve,  votre  refus 
nuirait  à  la  mémoire  du  testateur,  dont  les 
obsèques,  vous  le  savez,  menacent  d'être  magni- 


-228  TRENTE-SIX   CONTES 

fiques.  Vous  passez  pour  fort  honnête  homme 
et  le  monde  entier  vous  guette  au  tournant.  Ré- 
fléchissez. 

■ —  Là  est  précisément  l'obstacle.  Ce  Morel 
bey  a  été  par  excellence  le  type  de  l'homme 
sans  foi  ni  loi  du  hideux  âge  de  fer.  Sa  vie 
n'aura  été  qu'une  filouterie  immense,  féroce, 
inhumaine,  et  près  de  lui  les  négriers  sont  doux 
et  les  pirates  angéliques.  Morel  bey  fut  un  fléau 
d'Egypte. 

■ —  Le  direz-vous,  fit  le  notaire,  et,  si  vous  le 
dites,  à  qui  le  ferez-vous  croire?  Regardez  par 
la  vitre  tous  ces  gens  affairés  qui  courent  dans 
la  rue;  ils  chassent  au  million,  eux  aussi;  ils 
seront  demain  derrière  son  corbillard.  Croyez- 
moi,- votre  place  est  à  leur  tête! 

—  Qui?  Moi!  Vous  payez-vous  la  mienne? 

■ —  Un  mot  alors  :  pourquoi  le  receviez-vous 
dans  votre  atelier  et,  qui  pis  est,  pourquoi  le 
tutoyiez-vous? 

Je  rentrai  chez  moi  avec  cette  tempête  dans 
le  crâne.  Que  signifiaient-ils,  les  vingt-quatre 
millions  absurdes  de  Morel  bey,  et  que  disait 
cette  voix  maudite  d'outre-tombe?  Dans  la  pé- 
nombre du  soir  tombant,  l'allégorie  de  ma  toile 
me  semblait  moins  claire  à  la  fois  et  plus  para- 
doxale. Si  l'Institut  comprend,  à  cause  des  nus, 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  Ï29 

le  public  peut  s'y  méprendre.  Pourquoi  :  Age 
d'or?  On  se  boulotte  encore  les  uns  les  autres. 
Évidemment.  A  preuve,  dira  la  critique,  tou- 
jours à  la  blague,  la  vie  môme  de  ce  Morel  bey 
dont  le  peintre  hérite.  Le  tableau  devenait  im- 
possible. J'y  renonçai. 

La  concierge  m'avait  remis,  au  passage,  un 
paquet  de  lettres  déjà  énorme.  Félicitations  uni- 
verselles. Pas  une  note  discordante,  même  des 
plus  honnêtes,  que  dis-je,  des  plus  scrupuleux, 
ceux  pour  qui  l'argent  a  une  odeur,  malgré  le 
proverbe.  Et  les  intimes  accoururent.  Ils  étaient 
extasiés  de  ma  veine,  «  si  méritée  d'ailleurs, 
qui  tombait  sur  le  meilleur  garçon  et  le  plus 
talentueux.  A  la  bonne  heure,  cette  fois  elle 
avait  ôté  son  bandeau,  1/ aveugle  Fortune!  » 
Personne  ne  s'inquiétait  de  savoir  à  quel  titre 
j'héritais  ainsi  d'un  Crésus  à  qui  ne  me  ratta- 
chait aucun  lien  de  parenté  quelconque.  J'au- 
rais donné  un  million  des  vingt-quatre  pour 
qu'on  me  demandât  le  secret  de  l'énigme. 
Était-ce  donc  si  simple?  De  telles  aventures 
n'étonnent-elles  même  plus  la  conscience  mo- 
derne? Quoi,  aucune  réserve  sur  la  moralité  du 
testament?  Pas  un  artiste  camarade  qui  m'ai- 
mât ou  m'estimât  assez  pour  me  supposer  sen- 
sible au  scandale  de  ce  legs  aberrant?  Tous,  tous, 

20 


230  TRENTE-SIX    CONTES 

tous  aplatis  devant  le  veau  d'or!  Le  notaire 
avait  donc  raison  :  «  On  ne  me  croirait  pas.  » 
Je  conduisis  les  funérailles,  tête  nue. 

C'était  accepter  publiquement  l'héritage. 
Mais  je  voudrais  bien  vous  y  voir!  Qu'il  lève  la 
main  et  se  nomme,  celui-là  qui.  en  un  temps  où 
tout  se  règle  par  le  seul  fatalisme  du  jeu  et  où 
Ton  ne  vaut  que  selon  sa  veine  et  sa  déveiae, 
maintiendrait  son  âme  en  équilibre  et  blanche 
entre  un  scrupule  d'honneur  et  vingts-quatre 
millions,  fussent-ils  souillés  de  vol  et  ensan- 
glantés de  meurtre  comme  ceux  de  l'abominable 
Mopel  bey! 

Je  me  doutais  bien  que  je  serais  «tapé  »  et.  je 
vous  prie  de  le  croire,  je  m'y  étais  résigné  à 
l'avance.  Je  le  fus  comme  un  empereur  romain, 
par  tous  les  moyens  insidieux  ou  comminatoires, 
connus,  inconnus,  de  l'art  de  l'être.  Les  forma- 
lités fiscales  ou  autres  retardèrent  seules  F  immi- 
nence de  ma  ruine.  Je  calculai  qu'en  huit  jours 
huit  des  vingt -quatre  millions  auraient  fondu 
dans  les  poignées  de  mains,  à  cent  francs  la 
poignée,  où  se  taxent  les  dévouements  dits  dés- 
intéressés. Pour  les  seize  autres  millions,  je 
fis  établir  par  un  clerc  de  l'étude  qui  jonglait 
avec  l'arithmétique  le  calcul  suivant,  à  savoir 
que,  au  prorata  de  partage  égal,  les  demandes 


DE   TOUTES  LES   COULEURS  -231 

écrites  de  secours,  souscriptions  aux  bonnes 
œuvivs.  .'!i<ouragements  aux  arts,  brevets  d'in- 
v "iit  ions,  commandites  d'affaires,  de  journaux, 
statues,  prix  d'académie,  de  vertu,  de  gymnas- 
tique, ne  laisseraient  à  chacun  des  solliciteurs  et 
et  à  moi-même  que  la  somme  de  sept  francs 
soixante-dix-sept  centimes,  sans  les  frais  d'en- 
voi et  non  portés  à  domicile.  Et  je  commençai 
à  comprendre  la  vengeance  de  Morel  bey,  avec 
le  sens  machiavélique  de  son  infâme  :  «  J'aurai 
ta  peau  tôt  ou  tard!  » 

Je  ne  pouvais  plus  peindre,  j'étais  sans  idées, 
sans  main,  sans  vue,  sans  courage,  anéanti, 
vidé,  démembré,  comme  le  pauvre  cerf  cerné 
par  les  chiens  de  meute,  qui  n'ose  plus  sortir  de 
l'étang  et  s'y  noie.  Je  mâchais  et  remâchais 
l'opprobre  d'avoir  été  vu  par  tout  Paris,  chef 
découvert,  derrière  le  corbillard  de  ce  coquin 
avéré,  honni  pendant  sa  vie,  et  couvert  de  fleurs 
après  sa  mort.  Les  reporters  pendaient  en 
grappes  de  chenilles  à  ma  sonnette.  Mon  nom 
flambait  en  vedette  sur  les  papiers  du  matin  et 
du  soir  et  rivalisait  de  majuscules  avec  celui  de 
l'assassin  du  jour.  Ma  cote  montait  sur  le  marché 
des  toiles  peintes.  Nul  camarade  de  Rome  ne 
venait  plus,  la  journée  finie,  tailler  bavette 
dans  mon  atelier  de  multimillionnaire.  On  me 


232  TRENTE-SIX    CONTES 

lâchait  comme  un  galeux.  Je  n'étais  plus  du 
monde  où  l'on  travaille,  où  Ton  rit,  où  Ton 
chante,  où  l'on  aime,  où  Ton  vit  enfin. 

—  Tu  es  trop  riche,  m'avait  dit  Gabrielle, 
ma  Minai  Pinson,  en  me  fermant  sa  porte  au 
nez;  tu  me  fais  peur!       ~ 

Et,  en  la  rouvrant  à  demi,  elle  avait  posé  ce 
dilemme  : 

—  ...Ou  alors  épouse-nni! 

Épouser  Gabrielle,  un  modèle  certes  admi- 
rable, excepté  de  vertu,  le  pouvais-je?  J'en 
avais  bien  envie  pourtant,  tant  je  me  sentais 
triste,  embêté  et  seul  dans  ma  caverne  d'Ali- 
Baba.  Mais  les  vieux,  là-bas,  au  pays,  que 
diraient-ils  de  ce  mariage  couronnant  cet  héri- 
tage? Le  papa,  il  ne  badinait  pas  avec  l'honneur 
ni  avec  son  Ordre,  dont  il  avait  payé  la  croix 
d'une  jambe,  en  1870,  à  Sedan.  La  maman, 
comment  expliquerait-elle  au  bon  Dieu,  dans 
ses  prières,  la  double  faute  de  son  enfant  bien- 
aimé.  si  droit,  si  fier  jusque-là  et  net  comme 
un  sou  neuf  de  toute  vilenie?  Ils  en  mourraient 
tous  les  deux  de  ce  mariage...  et  de  cet  héritage 
donc  !  y 

Je  courus  chez  le  notaire. 

—  Où  en  sommes-nous?  lui  demandai-je. 

—  Oh!  pas  si  vite,  sourit-il  dans  le  bronze- 


DE  TOUTES   LES   COULEURS  Î13 

de  ses  côtelettes.  Les  formalités  de  succession 
sont  lentes.  Vous  en  avez  encore  pour  deux 
bons  mois  avant  d'entrer  en  jouissance.  Mais  si 
vous  avez  besoin  d'argent,  le  plus  juif  vous  en 
prêtera  sans  crainte. 

—  Je  n'ai  pas  besoin  d'argent,  au  contraire. 
Je  n'en  ai  môme  jamais  eu  besoin,  étant  artiste 
et  gagnant  largement  ma  vie  par  mes  travaux. 
C'est  de  cela  que  le  lâche  Morel  bey  a  voulu  se 
venger;  il  m'enviait,  le  malheureux;  j'étais  plus 
riche  que  lui  et  ses  vingt-quatre  millions  ne  lui 
procuraient  pas  autant  de  joie  que  la  bonne  pipe 
que  voici  et  que,  la  séance  finie,  je  bourre,  allume 
et  fume  à  la  gloire  de  Rembrandt,  du  Léonard 
et  de  Watteau. 

—  Je  vous  avertis,  dit  le  notaire,  qu'à  votre 
défaut  la  fortune  de  feu  Morel  bey  retourne  à 
l'État. 

—  Une  restitution  alors?  Qu'elle  y  retourne! 
Je  revins,  léger,  à  l'atelier  et  l'y  repris  mon 

«  Age  d'or  ».  Mais  je  l'ai  appelé  1'  «  Age  de  fer  », 
parce  que  les  quatre  âges  sont  le  même  et  que 
l'anthropophagie  est  éternelle  en  société. 


/ 


20 


UN   MARIAGE   D'ARGENT 


CONTE    DE    BONNE    FEMME 


UN   MARIAGE   D'ARGENT 


CONTE    DE    BONNE    FEMME 


—  Si  tu  ne  l'aimes  pas,  pourquoi  l' épouses-tu  ? 
— :  Parce  qu'il  a  cent  mille  livres  de  rentes. 

—  Alors,  tu  te  vends,  Sibyle? 

—  Que  veux-tu,  Lena,  c'est  la  vie. 

—  Et  ton  flirt,  le  pauvre  Gontran? 

—  Je  ne  lui  ai  rien  promis.  Ce  n'est  qu'un 
flirt.  Et  puis...  on  se  retrouve,  n'est-ce  pas?  Le 
mariage,  c'est  la  liberté!... 

Les  palmiers  de  la  jardinière  avaient  un  peu 
remué,  comme  au  souffle  d'une  baie  subitement 
ouverte,  et  Alexandre  Bernard  parut.  C'était 
le  futur  de  Sibyle.  Avait-il  entendu  le  dialogue 
des  jeunes  filles?  Lena  l'a  toujours  pensé,  mais 


238  TRENTE-SIX.   CONTES 

rien  ne  le  décelait  dans  ses  gestes  ni  sur  son 
visage. 

—  Mademoiselle,  sourit-il  en  offrant  le  bras 
à  celle  qui  allait  être  sa  femme,  c'est  le  tour  de 
Caruso.  Il  va  chanter.  Venez. 

Et  ils  rentrèrent  au  concert,  dans  le  grand 
salon  où  le  Tout-Paris  financier,  politique,  in- 
dustriel et  artistique  faisait  cohue. 

Sibyle  d'Endersac  était  une  admirable  blonde. 
Orpheline  à  quatorze  ans  de  père  et  de  mère 
sans  fortune  et  recueillie  par  sa  grand' mère 
maternelle,  vieille  dame  très  douce  et  très  pieuse, 
mais  dont  Page  affaiblissait  de  jour  en  jour  les 
facultés,  elle  s'était  élevée  toute  seule,  et  fort 
mal,  ou  fort  bien,  selon  les  idées  que  l'on  a, 
anciennes  ou  modernes,  du  rôle  de  la  femme 
dans  le  combat  social  des  sexes.  Pratique,  dé- 
libérée, «  d'attaque  »,  selon  la  définition  qu'elle' 
donnait  d'elle-même,  elle  réalisait  ce  type  de  la 
vierge  idéale  du  féminisme,  pour  qui  l'amour 
est  le  danger  et  à  qui  Dumas  fils  a  trop  appris 
qu'elle  est,  elle  aussi,  capitaliste.  «  Il  a  cent  mille 
livres  de  rentes  »,  avait-elle  dit  à  Lena,  et,  avec- 
un  coup  d'œil  à  la  glace,  elle  avait  conclu  menta- 
lement :  «  -Ça  vaut  ça  »,  sans  y  surfaire  d'ailleurs. 

Quant  à  Alexandre  Bernard,  inutile  de  le  dé- 
peindre, ce  récit  le  fera  connaître,  Il  l'aimait. 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  39 

sans  nul  doute,  de  toute  son  âme,  une  âme  assez 
iière,  comme  vous  allez  voir. 

Les  deux  rites  du  mariage  accomplis,  mairie 
et  église,  sans  parler  de  la  séance  de  contrat  chez 
le  notaire,  Sibyle  avait  été  ramenée  par  sa  grand1 
mère  à  l'hôtel  Bernard,  parc  Monceau,  trans- 
formé en  résidence  princière,  encombré  de  pré- 
sents de  noce  et  monté  d'une  domesticité  com- 
plète. Elle  y  entra  comme  dans  un  iêve.  Sa 
chambre  à  coucher  était  celle  d'une  fée  et  jamais 
lit,  autel  d'amour,  ne  fut  plus  voluptueusement 
paré  pour  le  sacrifice  à  la  Vénus  conjugale. 
Il  l'y  avait  conduite  par  la  main  jusqu'au  seuil, 
et,  la  laissant  là,  s'était  retiré  discrètement, 
sans  mot  dire.  L'aïeule  présida  seule  à  la  toilette 
de  nuit,  dont  l'entreprise  était  le  début  expert 
et  resta  le  chef-d'œuvre  de  deux  soubrettes  qui 
semblaient  avoir  appris  leur  art  dans  les  gra- 
vures galantes  du  dix-huitième  siècle.  Puis  elles 
s'éclipsèrent,  laissant  Iphigénie  sur  le  bûcher, 
tandis  que  la  bonne  grand'mère,  selon  l'usage 
matronal,  se  penchait  à  F  oreille  de  la  victime 
pour  lui  expliquer  l'holocauste.  Il  va  sans  dire 
que  la  vierge  féministe  idéale  lui  éclata  de  rire 
au  nez  dès  les  premiers  mots  : 

—  Embrassez-moi,  grand'maman,  et  allez- 
vous-en,  je  n'ai  pas  peur,  je  sais. 


-240  TRENTE-SIX   C  >NTZS 

Cinq  minutes  après,  à  une  petite  toux  sous 
la  portière,  elle  répondit  par  un  «  Entrez  n  très 
brave. 

Alexandre  était  en  costume  de  voyage. 

Elle  se  dressa,  béante,  dans  les  dentelles. 

—  Oui,  fit-il,  c'est  très  simple,  vous  désiriez 
ma  for-tune,  vous  l'-avez.  Mon  seul  regret  est 
qu'elle  ne  soit  pas  encore,  et  telle  quelle,  au 
taux  de  votre  beauté.  J'espère  un  jour  y 
atteindre,  et  c'est  dans  ce  but  que  je  pars. 
Adieu,  madame,  et  dormez  bien. 

La  stupeur  avait  immobilisé  Sibyle.  Elle  de- 
meurait écrasée  sous  les  courtines  comme  par 
la  chute  du  ciel  de  lit.  Elle  se  reprit  pourtant 
sous  l'injure  d'homme  à  femme  dont  elle  était . 
souffletée  en  sa  demi-nudité  dédaignée.  «  Je 
croyais  que  vous  m'aimiez  »,  jeta-t-elle,  trou- 
vant ainsi  d'instinct  la  seule  réplique  opportune 
et  qui  pût  arrêter  le  fugitif,  déjà  à  la  porte.  Elle 
l'y  arrêta,  en  effet.  Il  revint  à  elle,  et.  d'une  voix 
que  l'émotion  rendait  comme  solennelle  dans 
la  tendresse,  il  s'exprima  en  ces  termes  : 

—  Je  ne  rétracte  rien  de  mon  premier  aveu. 
Je  reste  fidèle  à  mon  serment.  Je  vous  aime 
aujourd'hui  autant  qu'hier  et  que  demain. 
Ma  vie  est  à  jamais  nouée  à  la  vôtre.  Tout  est 
dit.   tout   est   fait,   tout    est   irrévocable,   mais 


DE   TOUTES    LES  COULEURS  241 

vous  ne  m'aimez  pas.  Non  seulement  je  le  sais, 
mais  je  le  sens,  car  la  nature  ne  trompe  pas. 
Dans  ces  conditions,  il  serait  du  dernier  des 
lâches  d'user  des  droits  que  la  loi  seule  me  con- 
fère et  que  je  ne  puis  tenir,  étant  honnête 
homme,  que  de  l'amour,  ou  plutôt  de  la  réci- 
procité de  désirs  qu'il  décrète.  Vous  possédez 
du  pauvre  Alexandre  Bernard  tout  ce  qui,  de 
lui,  vous  tentait  :  le  millionnaire.  L'époux 
était  de  trop  dans  le  marché;  je  le  retire.  Le 
seul  lésé,  je  pense,  dans  l'affaire,  c'est  moi, 
puisque  je  vous  aime. 

—  Ah!  monsieur...  l'affaire...  le  marché... 
quels  mots!...  Et  comment  me  traitez- vous 
donc?  Suis-^e  une  fille? 

Et  hors  du  lit,  cette  fois  enveloppée  et  voilée 
d'un  peignoir  où  s'épandait  sa  splendide  toison 
d'or  de  jeune  lionne,  elle  allait,  irritée  et  défaite, 
dans  la  honte  de  la  chambre  nuptiale. 

—  Est-ce  moi  qui  ai  inventé  le  mariage?  Si 
je  ne  vous  aime  pas,  est-ce  ma  faute?...  J'étais 
pauvre,  et  vous  le  saviez. 

—  Sibyle,  lui  dit-il  doucement,  je  vous  au- 
rais épousée  riche,  mais  j'eusse  tout  de  même 
attendu. 

—  Quoi? 

—  D'être  aimé. 

21 


2iî  TRENTE-SIX   CONTES' 

Et  sur  ce  mot,  qui  posait  si  nettement  le  pro- 
blème, il  lui  baisa  la  main  et  regagna  la  porte. 

— ■  Où  allez-vous?  lui  cria-t-elle. 
*  — ■  Je  ne  sais  pas. 

—  Où  vous  écrire? 

—  Chez  mon  notaire. 

Alors,  au  bruit  de  1" automobile  qui  l'empor- 
tait loin  d'elle,  Mlle  d'Endersae  se  trouva  seule. 
libre,  opulente,  selon  le  rêve  nouveau  du  beau 
sexe  affranchi,  et  maîtresse  de  son  corps  et  de 
son  âme,  sans  avoir  même  eu  à  les  racheter 
par  Tholocauste  de  sa  précieuse  virginité. 

Le  phénomène  social  auquel  les  femmes  s'ha- 
bituent le  plus  vite,  c'est  la  fortune,  et  quand 
il  se  double  de  celui  du  veuvage,  à  dire  d'ex- 
pertes, c'est  du  nanan!  Pendant  les  premiers 
temps  de  cette  double  béatitude,  Sibyle  n'en 
perdit  pas  une  friandise.  Dans  ce  délicieux  hôtel 
du  parc  Monceau,  où  tous  les  luxes  avaient  été 
accumulés  pour  elle,  elle  ressemblait  à  un  écu- 
reuil lâché  dans  une  serre  exotique  et  qui  se 
pend,  une  à  une,  à  toutes  les  branches  aroma- 
tiques et  dansantes.  Il  n'avait  pas  été  bien  diffi- 
cile de  duper  la  vieille  grand'mère,  de  plus  en 
plus  déclinante,  sur  l'absence  prolongée  du 
mari  et  ses  causes.  Lena  s'en  inquiétait  davan- 
tage et  elle  finit  par  obtenir  confidence,  avec 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         243 

promesse  de  secret,  des  péripéties  de  la  déce- 
vante nuit  de  noces.  Un  soir,  à  l'heure  violette 
où  le  parc  s'efface  dans  la  bruine  d'améthyste 
qui  est  le  voile  de  la  mélancolie,  Sibyle  lui 
avoua  qu'elle  s'ennuyait  à  périr. 

Elle  ne  savait  elle-même  ce  qu'elle  avait, 
mais  les  jours  et  les  nuits  lui  étaient  intermi- 
nables. Oui,  Taclage  avait  raison,  qui  dit  que 
la  richesse  donne  tout,  excepté  le  bonheur. 
D'ailleurs,  elle  n'avait  aucune  nouvelle  de  son 
mari  et  ne  savait  pas  où  il  pouvait  être. 

—  Si  tu  t'en  préoccupes,  fit  Lena,  demande-le 
à  son  notaire. 

—  C'est  déjà  fait,  mais  il  y  a  un  mot  d'ordre, 
évidemment,  car  il  a  feint  de  l'ignorer. 

—  Écris-lui. 

—  La  première,  jamais!  Pardonne-t-on  de 
telles  injures? 

Il  sautait  aux  yeux  qu'elle  ne  pensait  plus 
qu'à  lui.  La  confidente  ne  s'y  méprit  point,  étant 
du  sexe,  et,  pour  s'en  assurer,  elle  eut  l'idée  de 
lui  parler  de  son  flirt. 

—  Sais-tu  qui  j'ai  rencontré,  hier,  à  ta  porte? 
Gontran!... 

—  Quel  Gontran?  releva  Sibyle. . 

Et  Lena  fut  fixée  ;  elle  aimait  son  mari,  la 
malheureuse,  malgré  l'injure,  à  cause  de  Tin- 


îii  TRENTE-SIX   CONTES 

jure  peut-être.  Et  si  la  jeune  fille  s'était  cachée, 
la  nuit,  dans  la  chambre  nuptiale  honteuse, 
elle  aurait  entendu  la  vierge  veuve  sangloter 
sur  la  couche  déserte  et  appeler  son  Alexandre, 
car  elle  lui  avait  écrit,  bel  et  bien,  et  il  n'avait 
pas  répondu. 

Ce  fut  le  lendemain  que  Sibyle  retourna  déli- 
bérément chez  sa  grand'mère.  Elle  y  reprit  sa 
chambre,  ses  robes  modestes  et  son  train  de 
demoiselle  pauvre.  Elle  s'était  couverte  du  pré- 
texte de  soigner  la  vieille  dame,  parvenue  aux 
confins  de  sa  vie,  et  qui  bientôt  s'éteignit  entre 
ses  bras.  Mais,  la  morte  ensevelie,  elle  resta  dans 
l'appartement  familial,  au  milieu  des  choses 
aimées  depuis  l'enfance.  Hélas!  elle  y  cherchait 
la  Sibyle  d'autrefois,  la  conquérante  «  d'at- 
taque »,  prosélyte  des  idées  modernistes  sur 
l'égalité  rivale  des  sexes,  la  capitaliste  peureuse 
de  l'amour  que  son  miroir  encadré  de  mousse- 
line blanche  ne  lui  reflétait  plus. 

Un  jour,  elle  reçut  du  notaire  un  billet  où  il 
la  priait  de  vouloir  bien  se  trouver  «  chez  elle  » 
pour  affaire  d'importance.  Elle  lui  manda  aussi- 
tôt que,  décidée  à  ne  plus  remettre  le  pied  à 
l'hôtel  Bernard,  elle  l'attendrait  «  chez  elle  », 
en  effet,  soit  au  logis  grand-maternel,  jusqu'à 
la  tombée  du  jour.  Mais  il  ne  vint  pas.  Alors, 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         245 

anxieuse,  elle  alla  au  rendez-vous.  Ah!   mon 
Dieu!  lui  était-il  arrivé  quelque  chose! 

Rien  de  changé.  Tout  est  dans  l'ordre  ordi- 
naire, objets  et  gens.  Elle  entre,  elle  monte, 
elle  traverse  les  salles,  personne.  Que  se  passe- 
t-il  donc?  Voici  la  porte  de  la  chambre  à  cou- 
cher, sous  les  lourdes  tentures  qui  la  drapent. 
Elle  les  écarte.  Un  homme  est  là,  devant  le  lit 
conjugal,  à  genoux,  comme  en  prière. 

—  Alexandre,  je  t'aime! 

Ils  sont  aux  bras  l'un  de  l'autre,  enlacés, 
éperdus,  heureux  comme  au  paradis. 

—  Pardon,  pardon...  Je  serai  ton  éternelle 
servante. 

—  Mon  éternelle  maîtresse,  Sibyle. 


-21 


JULIE 

CONTE    MÉLANCOLIQUE 


JULIE 


CONTE     MELANCOLIQUE 


Je  n'ai  rien  vu  de  plus  inconsolable  que  le 
malheureux  Eusèbe  Glandier  lorsque  le  bon 
Dieu  lui  reprit,  oh!  si  cruellement,  sa  chère 
femme  Marguerite.  Je  me  demande  encore 
comment  il  ne  succomba  pas  lui-même  au  dé- 
sastre. S'il  ne  lui  était  pas  resté  de  leurs  amours 
une  charmante  petite  fille  en  qui  sa  mère  pro- 
mettait déjà  de  revivre,  je  ne  doute  pas  que  le 
bureaucrate  se  fût  brûlé  la  cervelle  pour  en 
finir  d'une  vie  désormais  intolérable. 

Lorsque  nous  lui  disions,  et  c'était  bien  pour 
lui  dire  quelque  chose,  que  son  malheur  n'était 
pas  unique  sur  la  terre  et  qu'il  était  plus  d'une 
fois  arrivé  que  d'excellentes  épouses,  voire  de 


250  TRENTE-SIX   CONTES 

mauvaises,  précédassent  leurs  époux  au  pa- 
radis, il  nous  regardait,  hébété,  et  il  répondait 
en  secouant  la  tête  : 

• —  Si  vous  croyez  que  ça  me  console! 

Ce  qui  était  l'évidence  même. 

La  fillette  avait  deux  ans  à  peine.  On  l'avait 
appelée  Julie,  du  nom  même  de  sa  tante,  sœur 
cadette  de  Marguerite  et  qui  avait  voulu  la 
tenir  sur  les  fonts,  à  titre  de  marraine.  De  telle 
sorte  que.  tout  naturellement,  le  veuf  lui  avait 
commis  le  soin  de  T enfant. 

On  ne  pouvait  pas  dire  de  Julie  qu'elle  fût 
laide,  mais,  vraiment,  elle  n'était  pas  jolie. 
Il  semblait  que  l'aînée  eût  accaparé  tous  les 
attraits  de  la  famille.  En  revanche,  la  déshéritée 
était  bonne  personne,  fort  brave  au  labeur  et 
douée  de  ces  vertus  d'intérieur  qu'on  recher- 
chait jadis  pour  le  mariage  du  vieux  jeu.  Aussi 
personne  n'avait  jamais  songé  à  demander  sa 
main.  Elle  s'était  donc  résignée,  non  sans 
larmes  secrètes,  à  n'être  point  aimée,  et  elle 
avait  concentré  toutes  les  tendresses  de  son. 
àme  déserte  sur  le  petit  être  au  sourire  angé- 
lique  dont  une  fatalité  l'improvisait  mère. 

Quant  à  son  cher  beau-frère,  elle  ne  pouvait 
pas  le  sentir. 

Outre  que  leurs  atomes  crochus  ne  s'accro- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         251 

chaient  pas  du  tout,  Eusèbe,  il  faut  ^recon- 
naître, réalisait  exactement  la  physiologie 
darwinesquc  de  la  bête  lourde  et  maussade 
qu'on  appelle  le  rond-de-cuir,  le  plus  embêtant 
des  mammifères.  Maniaque,  ronchonneur,  vé- 
tilleux, il  avait  le  calembour  permanent  et  le 
domino  fanatique;  mais  pour  le  reste  du  temps, 
c'était  le  bâton  à  glu  du  proverbe.  Seule,  et 
pendant  la  lune  de  miel,  Marguerite  l'avait  un 
peu  décrotté  de  son  insuppoi table  caractère. 
Qui  dira  la  servitude  bureaucratique  et  à  quel 
prix  un  homme  libre  se  vend,  pour  le  pain,  à 
l'État?  Le  diable  même,  dans  ses  achats  d'âmes, 
est  moins  exigeant,  et  il  se  paie  des  damnés  à 
meilleur  compte. 

Ce  qui,  de  son  beau-frère,  irritait  le  plus 
Julie,  c'était  sa  manie  des  boulettes.  Eusèbe,  à 
table,  ne  mangeait  que  la  croûte  des  pains  et, 
de  la  mie,  il  pétrissait  sans  relâche  des  billes  de 
pâte  dont  il  bombardait  les  objets  et  les  gens. 
Tout  lui  était  cible  pour  cette  artillerie,  mais 
surtout  les  bouts  -du  nez  au  milieu  des  visages, 
but  idéal,  toujours  visé  par  le  ressort  du  pouce 
et  de  l'index.  Il  en  mettait  dix  sur  quinze  par 
repas  dans  le  mille,  soit  de  face,  soit  de  profil; 
on  n'avait  pas  le  temps  de  se  retourner,  et  les 
ratés  allaient  dans  l'œil.  «  C'est  de  cela  que  ma 


252  TRIiNTE-SIX   CONTES 

sœur  est  morte,  disait    Julie,   il  Ta  fusillée.  » 

Aussi  que  devint-elle  lorsque  l'artilleur,  un 
soir,  quand  la  petite  fut  couchée,  lui  demanda 
de  remplacer  tout  à  fait  Marguerite  auprès  de 
l'enfant  et  de  lui-même,  soit,  en  un  mot,  de  de- 
venir la  seconde  Mme  Glandier. 

— ■  Julie,  fit-il,  j'ai  attendu  pour  vous  parler 
que  le  temps  du  deuil  fût  expiré,  mais  je  vous 
transmets  le  vœu  suprême  de  notre  chère  morte. 
Elle  m'a  fait  jurer  de  ne  me  remarier  qu'avec 
vous,  à  cause  de  la  fillette,  je  pense,  et  pour 
qu'elle  soit  élevée  par  la  seule  personne  qui 
puisse  lui  rendre  sa  mère. 

Et,  ce  disant,  il  lui  darda  une  boulette  qui, 
mal  dirigée,  car  il  était  ému,  ne  l'atteignit  que 
dans  la  bouche,  grande  ouverte  par  la  stupeur. 
Julie  la  cracha,  se  leva  sans  répondre  et  s'en 
alla  pleurer  dans  sa  chambre.  Deux  mois  après 
néanmoins,  elle  était  la  seconde  Mme  Glandier 
et  la  fillette  l'appelait  maman.  Elle  ne  s'était 
sacrifiée  que  pour  avoir  cette  joie,  ne  l'espérant 
point  d'une  autre  aventure,  puisque,  pauvre  et 
peu  attrayante,  elle  était  dévolue  au  culte  de 
sainte  Catherine. 

Le  mariage  n'avait  offert  d'autre  singularité 
que  d'être  bâclé  en  dix  minutes  ^par  l'adjoint 
du  maire  de  l'arrondissement,  à  l'heure  où  les 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         253 

adjoints  ont  faim,  c'est-à-dire  quand  l'horloge 
qu'ils  portent  dans  l'estomac,  sous  l'écharpe 
tricolore,  leur  sonne  le  déjeuner.  Sur  les  verres 
ovales  des  lunettes  du  magistrat  Eusèbe  avait 
-irrésistiblement  pointé  quelques  munitions  de 
reserve  —  il  en  avait  toujours  de  sèches  dans 
les  poches  -  et  l'on  était  rentré  chacun  chez 
soi,  conjoints  et  témoins,  vaquer  au  trantran  de 
la  vie. 

Puis,  à  la  nuit  venue,  Julie,  sans  ardeur,  mais 
sans  résistance,  s'était  soumise  au  sacrifice  qui 
consacrait  son  dévouement  et  commençait  son 
martyre. 

N'aimant  pas  et  n'étant  pas  aimée,  tout  lui 
était  à  peine  et  à  corvée-dans  le  ménage,  saut 
la  mignonne  poupée  que  lui  avait  léguée  Mar- 
guerite avec  la  douce  mission  maternelle  qui 
lui  incombait  de  ce  legs.  Elle  se  prit  à  l'adorer 
comme  furieusement,  jalouse  même  de  son  père, 
au  point  de  la  lui  arracher  quand  il  la  prenait 
sur  ses  genoux  pour  l'amuser  :  «,  Vous  l'embêtez 
lui  criait-elle,  comme  tout  le  monde,  du  reste' 
avec  vos  ,  à  peu  près  »  qu'elle  n'esl  pas  en  âge' 
de  comprendre.  Laissez-la  donc,  ou  chargez- 
vous-en  tout  à  fait.  Moi  ou  vous,  choisissez.  » 

Mais   le   choix   n'était   pas   possible.   Outre 
qu'il  partait  à  son  bureau  à  huit  heures  du  matin, 


•:-j 


254  TRENTE-SIX   CONTES 

il  n'en  revenait  qu'à  six  heures  du  soir  et,  de 
huit  à  neuf,  il  y  avait  la  saero-sainte  partie  de 
dominos  sur  laquelle  rien  ne  pouvait  prévaloir, 
fût-ce  la  fin  du  monde  !  Enfin,  Julie  avait  raison  : 
il  ne  savait  pas  amuser  la  petite.  Elle  ne  mor- 
dait pas  au  jeu  des  boulettes  et  n'arrivait  pas 
à  former,  du  pouce  et  de  l'index  de  sa  menotte, 
la baliste  atavique  des  Glandier.  Il  s'en  désinté- 
ressa, la  lui  laissa  et,  de  ce  jour,  s'invétéra  à 
l'estaminet.  A  plusieurs  reprises,  il  en  revint  à 
demi-gris,  ayant  perdu  des  tournées.  Il  manqua 
son  bureau,  lui,  un  réveille-matin  fait  homme! 
Et  les  scènes  succédaient  aux  scènes,  grandis- 
santes, amères,  injurieuses.  Eusèbe  se  révélait 
méchant.  Enfin  il  la  battit,  comme  un  maçon, 
ignoblement,  avec  un  jonc  à  taper  les  habits  et 
les  meubles,  —  et  la  haine  fut  entre  eux. 

Le  lendemain  de  ce  jour  néfaste,  Julie,  en  ha- 
billant la  petite,  songeait  au  moyen  de  s'enfuir 
avec  elle.  Elle  se  jurait  de  le  trouver,  car  il  doit 
y  en  avoir  dans  une  société  bien  faite,  lorsqu'un 
officier  de  cette  société  —  un  huissier  en  est  un 
—  lui  remit,  au  nom  d'icelle,  un  papier  timbré 
du  sceau  de  la  Loi  d'où  il  résultait  que,  loin 
d'être  mariée  avec  le  veuf  de  sa  sœur,  elle  n'était 
que  sa  concubine. 

Ils  avaient  oublié,  en  effet,  l'un  et  l'autre  de 


DE   TOUTES   LES   COULEURS 

se  prémunir,  avant  leur  union,  de  la  dispense 
dûment  légalisée  qui  permet,  moyennant  re- 
devance, à  un  beau-frère,  de  convoler  avec  sa 
belle- sœur.  L'adjoint  affamé  avait  lui-même 
•  négligé  de  s'enquérir  de  leurs  liens  de  parenté, 
et  sous  ses  lunettes  mitraillées  de  boulettes,  il 
avait  commis  telle  de  conj oindre  «  à  l'œil  » 
un  couple  qui  ne  pouvait  se  reproduire  qu'en 
casquant.  Or,  il  y  avait  quatre  mois  qu'entre 
Eusèbe  et  Julie  cette  reproduction  était  à  essai 
et  exercice,  et  la  seconde  Mme  Glandier  y  avait 
même  perdu  cette  fleur  de  son  corps  virginal 
qui  est  le  capital  des  jeunes  filles  pauvres. 

—  Je  ne  vous  cache  pas,  madame,  ou  plutôt 
mademoiselle,  que  le  papier  que  j'ai  l'honneur 
de  vous  remettre,  et  dont  le  coût  est  de  huit 
livres  et  quelques  liards,  n'est  rien  moins  que 
la  copie  exacte  du  jugement  du  tribunal  civil 
par  lequel  votre  mariage,  entaché  de  faux  et 
frappé  de  nullité,  est  tenu  pour  non  avenu  par 
l'Empereur  Napoléon  Ier  lui-même. 

Et  l'huissier  lui  cita  l'article  et  son  numéro. 

—  Vous  êtes  donc  libre,  ajouta-t-il,  avec  le 
sourire  des  porteurs  de  bonnes  nouvelles;  tous 
mes  compliments. 

—  Qu'ai-je  à  faire?  clemanda-t-elle. 

—  Point  de  conseil  à  vous  donner.  Mais  vous 


256  TRENTE-SIX   CONTES 

pouvez  vous  remarier,  en  payant,  ou  ne  point 
vous  remarier  en  ne  payant  pas.  De  quelque 
côté  qu'on  la  regarde,  votre  situation  est  char- 
mante. Je  n'en  sais  pas  de  plus  féministe. 

—  Me  remarier,  avec  qui? 

—  Avec  votre  concubin  ou  avec  un  autre, 
à  moins  que  vous  n  en  ayez  assez  de  Y  expé- 
rience. J'ai  l'honneur  de  vous  saluer. 

Si  elle  en  avait  assez,  de  l'expérience!  11 
l'avait  battue,  comme  un  maçon,  vous  dis-je,  et 
ça,  c'était  le  comble  et  la  fin.  Le  vase  d'amer- 
tume débordait.  Elle  n'attendrait  même  pas 
sa  rentrée  pour  en  jouir,  de  cette  libération  pro- 
videntielle que  Marguerite  lui  avait,  là-haut, 
obtenue  du  Dieu  juste  et  miséricordieux.  Ah! 
plus  d'injures,  de  sévices,  d'à  peu  près  ni  de 
boulettes. 
Et  l'enfant? 

ïl  était  à  lui,  non  à  elle.  Le  lui  prendre,  c'était 
voler.  Eh  bien,  il  n'y  avait  qu'un  seul  parti  hon- 
nête à  adopter,  laisser  la  petite  à  son  père  et 
s'en  aller  rejoindre  sa  sœur  aînée  là  où  elle  était 
par  le  chemin  qui  marche  et  y  conduit,  la  Seine. 
Tout  valait  mieux  que  d'épouser  deux  fois  un 
pareil  homme!...  — 

C'est  pourtant  ce  qu'elle  a  fait,  la  pauvre  fille, 
car,  au  moment  où  elle  embrassait  pour  la  der- 


DE  TOUTES   LES    COULEURS  257 

nière  fois  la  chère  blondinette,"un  autre  enfant, 
le  sien,  celui-là,  s'"annonça  par  quelques  heurts 
à  la  cloison  abdominale,  et  il  voulait  vivre,  ce 
jeune  Glandier,  et  jeter  des  boulettes.  Car  il 
faut  bien  que  la  nature  en  fasse,  des  bureau- 
crates, dites? 


n. 


LE    CAS   B'HILAIRE   LE   GAY 


CONTE    DROLATIQUE 


LE   CAS  DH1LAIRE   LE   GAY 


CONTE    DROLATIQUE 


Je  n'ai  jamais  connu  personne  d'aussi  jovial 
que  cet  Hilaire  Le  Gay,  deux  fois  le  bien  nommé. 

A  ceux  qui  nient  la  prédestination  je  le  cite 
souvent  en  preuve.  Ce  n'est  pas  sans  arrêt  de 
la  Providence,  croyez-le  bien,  qu'à  la  patro- 
nymie  héréditaire  de  Le  Gay  s'adjoint  le  pré- 
nom baptismal  d*  Hilaire.  Il  y  a  là  un  «  Dieu  le 
veult  »  devant  lequel  il  ne  reste  qu'à  se  signer 
humblement.  L'homme  ainsi  binommé  est 
condamné  au  rire  éternel.  C'est  pour  lui  que 
Bossuet  a  fulminé  son  terrible  :  «  Malheur  à 
ceux  qui  rient!  » 

Les  zélateurs  de  l'atavisme,  science  exacte 
jusqu'à  nouvel  ordre,  ne  laisseront  pas  de  vous 


Î62  TRENTE-SIX   CONTES 

dire  que.  plus  qu'assurément,  la  race  des  Le  Gay 
s'appelait  Durand,  Martin  ou  Benoit  au  temps 
des  druides,  et  que  le  sobriquet  s'attacha  à  elle, 
de  père  en  fils,  à  cause  du  tempérament  facé- 
tieux et  jubilât oire  qu'on  s'y  transmettait  à  tra- 
vers les  âges. 

Hilaire  en  donnait  la  même  explication,  du 
reste. 

—  Il  est  constant,  certifiait-il.  que  l'an  mille, 
qui  faillit  être  celui  de  la  fin  du  monde,  le  Le  Gay 
du  temps  se  tordait  de  rire  sur  le  mont  des  Mar- 
tyrs,  aujourd'hui  Montmartre. 

—  Mais  de  quoi  se  tordait-il,  votre  aïeul? 

—  On  n'a  jamais  su,  et  on  ne  saura  jamais. 
On  se  tord  pour  se  tordre  dans  ma  famille. 
C'est  comme  dans  la  gendarmerie  de  la  chanson. 

Ainsi  raisonnait-il  de  son  mal  originel,  dont 
il  était  conscient  et  parfois  même  désolé.  «  Que 
voulez-vous,  déplorait-il.  j'ai  tout  le  temps  dans 
les  souliers  quelque  chose  qui  me  chatouille  la 
plante  des  pieds.  » 

C'est  pourquoi  Hilaire  n'assistait  à  aucunes 
obsèques,  non  pas  certes  qu'il  fût  insensible  aux 
douleurs  humaines,  mais  parce  qu'il  avait  peur 
d'en  rire,  tout  simplement,  comme  son  aïeul, 
de  la  fin  du  monde.  «  Ah!  la  comédie  de  la  mort, 
ha,  ha,  ha.  sa  mise  en  scène  et  ses  intermèdes! 


DE   TOUTES   LES    COULEURS  263 

Le  croque-mort,  corbeau  bouffon,  qui  croasse 
et  sautille,  en  queue  de  pie  à  tout  faire,  et  en 
cravate  blanche  à  tout  célébrer,  hé,  hé,  hé!... 
Les  têtes  d'héritiers  quand  ils  sont  plusieurs, 
hi,  hi,  hi!  Et  la  blague  des  fleurs,  des  énormes 
charretées  symboliques  de  fleurs,  enrubannées, 
ho,  ho,  ho!  Et  la  file  des  voitures  d'amis,  toutes 
vides,  derrière  le  corbillard,  hu,  hu,  hu.  Et  la 
haie  des  badauds  pieux  qui  s'en  f...ichent,  du 
machabée,  comme  de  feu  Colin  Tampon!  Irré- 
sistible, n'est-ce  pas!  Alors,  vous  comprenez, 
je. m'en  prive,  des  enterrements,  homo  sum  !  » 

Mais  Hilaire  Le  Gay  me  fuyait  en  somme  que 
la  grande  farce  finale,  et,  pour  toutes  les  autres 
fêtes  de  la  vie,  il  laissait  sa  rate,  sa  bonne  rate 
gauloise,  se  désopiler  à  flots  et  à  cascades.  Tout 
lui  était  à  rigolade.  Comme  un  réveille-matin 
qui  se  déclanche,  il  commençait  à  rire  dès  l'au- 
rore en  passant  sa  culotte.  Il  avait  été  forcé 
pour  se  raser  de  recourir  au  rasoir  mécanique, 
tant  sa  tête  l'amusait  dans  sa  glace.  Son  rire, 
je  me  hâte  de  le  dire,  n'était  pas  maladif,  chiqué 
et  «  comprachiqué  »  comme  celui  du  Gwin- 
plaine  de  Victor  Hugo;  c'était  le  rire  sain,  de 
franc  aloi,  communie atif,  ethnique,  des  maî- 
tres, le  rire  en  0,  qui  est  le  bon,  dont  la  grimace 
sonore  élargit  la  gueule,  distend  la  bouche  jus- 


264  TRtNTE-SIX   CONTES 

qu'aux  oreilles  et  fait  reparaître  le  singe  sous 
l'homme.  La  bouche  d'Hilaire  Le  Gay  était 
vraiment  l1  organe  de  sa  fonction;  elle  justifiait 
la  théorie  de  Lamarck  et  de  Darwin,  on  sentait 
que  vingt  siècles  de  joie  l'avaient  formée,  et  on 
se  demandait  ce  qu'y  faisaient  les  dents,  inci- 
sives ou  canine?. 

Mais  c'est  surtout  aux  mariages,  église  ou 
mairie,  que  cette  bouche  était,  comme  disent 
les  savants,  déterminante. 

Car,  s'il  n'allait  pas  aux  enterrements,  il 
allait  à  tous  les  mariages,  quels  qu'ils  fussent, 
riches  ou  pauvres,  d'inclination  ou  de  raison,  y 
fût-il  pré  ou  non  prié,  avec  un  zèle  de  fonc- 
tionnaire, et  il  y  apportait  sa  magnifique  gaieté 
de  vieux  répertoire.  Il  ne  manquait  à  Tune  de 
ces  cérémonies  que  si  elle  coïncidait  avec  une 
élection  municipale,  parlementaire  ou  sénato- 
riale, parce  qu'alors  il  donnait  la  préférence  au 
jeu  de  l'urne,  incomparablement  plus  drôle  en- 
core. 

Or  il  advint  ce  qui,  de  toute  éternité,  devait 
advenir,  qu'Hilaire  Le  Gay,  à  son  tour,  se 
maria.  Je  ne  vous  dirai  pas,  n'en  sachant  rien 
moi-même,  par  quelle  combinaison  d'étoiles 
folles,  se  produisit  ce  phénomène;  toujours  est-il 
qu'un  matin  de  mai,  mois  du  renouveau,  il  se 


DE  TOUTES   LES   COULEURS  265 

vit,  au  réveil,  légalement  et  cultuel] ement  uni 
à  une  jeune  personne  fort  jolie,  aussi  brune 
qu'il  était  roux,  et  dont  tous  les  attraits  sem- 
blaient comme  voilés  par  une  mélancolie  d'ange 
exilé  du  paradis. 

Nous  avions  bien  tous  observé,  à  la  mairie 
comme  à  l'église,  que,  pour  la  première  fois, 
H  il  aire  ne  riait  pas  à  un  mariage.  Mais  nous 
avions  attribué  ce  miracle  à  la  toute-puissance 
de  l'amour  qui  présidait  en  effet  à  une  union 
où  tout  nous  restait  incompréhensible.  C'est, 
nous  disions-nous  les  uns  aux  autres,  le  temps 
de  lune,  celle  dite  de  miel,  à  passer,  et  l'ata- 
visme rendra  la  fonction  à  l'organe.  Il  re-rira. 
Le  bon  Gaulois  qui  nous  confessait  un  jour  «  ne 
voir  que  coups  de  pied  au...  derrière  dans  la 
société  et  dans  la  nature  »  ne  doit  pas,  ne  peut 
pas,  se  laisser  couper  le  sifflet  par  une  femme 
triste.  Lamark  et  Darwin  s'y  opposent,  et,  sans 
descendre  à  ces  profondeurs  scientifiques,  Mo- 
lière est  là,  assisté  de  Regnard,  génies  idiosyn- 
crasiques  de'  notre  race,  pour  nous  dire  que 
jamais  le  sacrement  n'a  abattu  un  honnête 
homme  sous  le  ciel  de  France. 

Cependant  la  lune  de  miel  passa,  emportant 
son  miel,  puis  d'autres  lunes  encore,  et  personne 
ne  vit   Hilaire  Le  Gay  re-rire.   Où  était  cette 

23 


266  TRENTE-SIX    CONTES 

grande  allégresse  philosophique  qui,  sur  le 
mont  des  Martyrs,  avait  fait  front,  Tan  mille, 
au  cataclysme  universel?  Est-ce  que  la  nature 
allait  recoudre  cette  bouche  de  joie  aux  bords 
de  laquelle  les  oreilles  se  penchaient  d'elles- 
mêmes  pour  entendre  le  bruit  de  gorge  dé- 
ployée? 

A  l'un  de  nous  qui  l'avait  rencontré,  dans 
un  couloir  de  théâtre,  à  l'un  de  ces  drames  qu'il 
égayait  jadis  de  sa  rigolade  contagieuse  et  pen- 
dant lequel  il  n'avait  pas  «  ôté  son  bonnet  de 
nuit  )),  il  avait  assuré  qu'il  était  très  heureux, 
malgré  l'apparence,  que  son  mariage  comblait 
tous  ses  voeux,  que  jamais  il  ne  s'était  si  bien 
porté  et  que  le  drame  était  admirable.  Il  y 
avait  dans  les  choses  de  ce  monde,  avait-il  dit, 
une  gravité  dont  il  ne  se  doutait  pas  quand  il 
était  libre  et  garçon.  Quant  à  la  société,  •  elle 
était  certainement  beaucoup  mieux  faite  qu'on 
ne  voulait  bien  le  dire.-  Il  pensait  plus  de  bien 
encore  de  la  nature,  dont  le  chef-d'œuvre  était 
la  femme.  Et  il  avait  montré  la  sienne. 

A  deux  mois  de  là,  Hilaire  Le  Gay  était 
mort. 

La  nouvelle  nous  en  vint  par  les  journaux, 
foudroyante. J.\  relevait  en  effet  du  tout-Paris 
par  cette  gaieté  fameuse  qui  faisait  de  lui  le 


DE   TOUTES  LES   C<>UL;.IRS  267 

type  de  l'optimiste  pratiquant.  Mort,  qui,  lui, 
Hilaire  Le  Gay,  était-ce  imaginable!  Et  de 
quoi? 

Voici.  Un  soir,  en  rentrant  chez  lui,  après  une 
très  bonne  journée  où  il  avait  gagné  à  la  Bourse 
tout  ce  qu'il  avait  voulu,  il  avait,  en  poussant 
du  pied  le  paillasson  de  sa  porte,  trouvé  et  ra- 
massé un  papier  déchiré  en  quatre,  d'où  il  ré- 
sultait, pour  peu  que  l'on  sût  lire,  que  Mme  Hi- 
laire Le  Gay  lui  en  plantait  de  hautes  et  de 
larges  comme  le  cèdre  du  Jardin  des  Plantes. 
Et  non  seulement  elles  étaient  telles,  mais  leur 
greffe  frontale  datait  du  premier  jour  et  anti- 
cipait encore  sur  la  floraison  de  l'oranger  sym- 
bolique dont  elle  avait  tressé  les  fleurs  virgi- 
nales en  nuptial  diadème. 

Alors  Hilaire  re-iit,  et  de  quel  re-rire!  Telle 
une  écluse  rompue,  sa  rate  s'était,  d'un  coup, 
désobstruée  à  longs  flots,  et  elle  se  vidait  en 
une  sorte  de  glouglou  spasmcdique  dont  la  so- 
norité ne  peut  être  rendue  que  par  le  dissyllable 
où  se  résume  toute  la  gaieté  française  : 

—  C0...C11...CO...CU...CO... 

Et  ce  fut  en  râlant  cette  onomatopée  fonda- 
mentale, premier  et  dernier  mot  du  grand  co- 
mique classique  et  par  conséquent  de  la  vie, 
qu'il  rendit  à  Dieu  son  âme  docile. 


268    TRENTE-SIX   CONTE     DE   TOUTES   LES   COULEURS 

Mais  le  médecin,  appelé  en  toute  hâte,  et 
sans  ressources  devant  ce  cas  prodigieux,  ne 
put  jamais  lui  refermer  la  mâchoire.  De  telle 
sorte  que  pour  1" éternité  Hilaire  Le  Gay  rit 
encore  dans  le  sein  de  la  nature,  au  pied  du 
mont  des  Martyrs. 


LE   REVE   DE   L'AUTO 


POEME    EN    PROSE 


23. 


LE   RÊVE   DE  L'AUTO 


POE.ME    EN    PROSE 


Si  ta  veux,  faisons  un  rêve... 
(Victor  Hugo.) 

Écoute,  mon  auto,  fuyons. 

Les  champs  sont  en  fleurs  et  les  bois  en 
feuilles.  Jamais  printemps  ne  fut  plus  doux. 
Char  de  joie  et  de  liberté,  emporte  moi  hors  de 
la  ville. 

Sur  les  pelouses  du  jardin  de  France,  ourlées 
de  primevères,  les  rivières  lumineuses,  en  robes 
d'argent,  vont  visiter  les  collines,  et  ces  châte- 
laines, dames  posées,  font  la  révérence  aux  va- 
gabondes. 

Il  n'est  village  qui  ne  se  poudre  à  la  mare- 


27*  TRENTE-SIX    CONTES 

chale  de  la  neige  odorante  des  acacias.  Les  murs 
des  vergers  débordent  de  lilas.  De  drôles  de  pe- 
tits amandiers  surgissent  au  milieu  des  trou- 
peaux de  moutons.  Ils  sont  roses.  On  dît  trop 
de  mal  de  Florian  et  de  Watteau.  Il  y  a  des 
houlettes  enrubannées.  Nous  passerons,  mon 
auto,  entre  des  tapisseries  de  pastorale.  C'est 
en  mai  que  la  nature  évente  et  tend  ses  hautes 
lices  aux  bords  des  routes.  Voilà  pourquoi  elles 
sentent  le  camphre. 

Fuyons,  ma  belle  auto,  courons  vivre.  Oh! 
sortir  de  l'ombre  que  projette,  toile  d'araignée 
infâme,  la  Tour  babylonnienne  d'Eiffel... 

Nous  passerons  vite,  si  tu  veux,  à  travers  la 
lèpre  des  paysages  suburbains  qui  sont  autant 
de  maladreries.  Enjambons  les  coteaux  de  tes- 
sons de  bouteilles! 

Les  aimes-tu,  les  grands  tuyaux  briquetés, 
fûts  sans  chapiteaux  de  l'architecture  usinière, 
qui  fument  et  floconnent  comme  des  pipes  de 
cyclopes?  Moi,  pas  beaucoup.  Ils  encerclent  la 
cité  d'une  éternelle  forêt  qui  brûle.  C'est  là  que 
tu  es  née,  mon  auto,  je  le  sais.  Ne  te  retourne, 
ni  détourne,  en  avant! 

L'air  s'allège  et  s'épure.  Quel  chamaillis  d'oi- 
seaux dans  la  cage  bleue  sans  grilles!  L'hiver  ne 
les  a  donc  pas  tous  tués?  Il  y  en  a  donc  tou- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         273 

jours?  Ah!  cette  vermine  de  l'azur,  comme  di- 
sait Courbet!  Et  ça  fait  son  nid  partout! 


* 


De  clocher  en  clocher,  où  les  coqs  en  girouettes 
virevoltent  à  la  brise,  nous  filons,  en  courriers 
diplomatiques,  sans  messages,  comme  si  nous 
portions  les  férets  de  la  reine.  C'est  le  train  de 
bride  abattue.  «  Nous  crevons  des  chevaux  » 
vieux  style.  C'est  bien  pour  le  plaisir.  Les  coqs 
des  clochers  en  restent  aphones.  Il  est  vrai  qu'ils 
sont  en  cuivre,  en  cuivre,  en  cuivre,  et  ce  n'est 
pas  amusant  d'être...  Bête  de  chanson,  que  me 
veux-tu?  Mais  j'en  ris  pourtant.  Question  de 
plein  air,  l'élément  d'allégresse. 

Ce  qu'il  y  a  de  sublime  en  toi,  mon  auto, 
c'est  que  tu  me  révèles  ma  patrie. 

Elle  n'est  pas  grande  sur  la  boule  du  monde, 
mais  de  toutes  les  générations  qui  s'y  sont  suc- 
cédées, depuis  les  druides  jusqu'au  bon  Fallières, 
celle  qui  est  animée  aujourd'hui  de  la  vie  est  la 
première  qui  ne  s'en  ira  pas  sans  avoir  connu  sa 
terre  natale. 

Je  date  ma  jeunesse  d'un  temps  où  le  voyage 
à  Saint-Cloud  était  un  événement  de  famille  et 
le  voyage  à  Dieppe  une  grosse  aventure.  Ne 


m  TRENTE-SIX    COFTES 

« 

croyez  pas  que  ce  soit  si  loin  que  vous  l'ima- 
ginez. Il  y  a  quarante  ans,  l'homme  de  Paris 
qui  avait  vu  la  Bretagne  était  taxé  de  voyageur, 
et  il  en  racontait  ce  qu'il  voulait.  Où  sont  au- 
jourd'hui les  menhirs?  A  la  distance  de  deux 
ou  trois  cigarettes. 

Vole,  mon  auto,  et  guéris  un  vieux  sédentaire 
du  mal  atavique,  le  mal  assis. 

(  Français  :  homme  décoré  qui  ne  sait  pas  la 
géographie.  ->  Telle  était  hier  encore  la  définition, 
aussi  exacte  que  facétieuse,  du  «  cul-de-plomb  » 
des  Gaules,  et  les  sociologues  vous  diront  que 
les  chemins  de  fer  eux-mêmes  n'avaient  que 
fort  peu  modifié  le  tempérament  casanier  de  la 
race.  Ils  aidaient  aux  relations  de  toutes  sortes, 
assurément,  mais  ils  influaient  à  peine  sur  ces 
mœurs  de  coin  du  feu,  où  d'ailleurs  nos  lois  cen- 
tralisatrices nous  refoulent  comme  le  chien  que 
tu  vois  dans  ce  pré,  mon  auto,  rabat  ces  brebis 
autour  de  la  maison  du  berger. 


* 
* 


En  ethnologie,  on  ne  peut  mettre  au  compte 
du  rail-way  que  la  création  de  la  villégiature,  si 
c'en  est  une  que  le  retour  à  la  vie  féodale  de  la 
grande  et  petite  châtellenie,  pendant  les  beaux 


DE   TOUTES   LES  COULEURS  275 

mois  de  Tannée.  La  voie  ferrée  mène  aux  villas, 
sans  plus.  L'automobile  nous  a  donné  :  la  route. 

La  route,  c'est  toute  la  patrie. 

Je  te  le  dis,  mon  auto,  sous  la  voûte  profonde 
de  cette  forêt  superbe  où  tu  modères  ton  allure 
pour  me  laisser  admirer  les  jeux  de  la  lumière 
dans  la  nef  verte,  comme  une  rosace  en  cathé- 
drale, la  route  c'est  notre  Eden  nouveau  et 
nous  te  le  devons. 

Voiture  de  liberté,  de  solidarité,  de  vrai  ci- 
visme même,  si  le  civisme  n'est  que  de  la  frater- 
nité en  exercice,  tu  en  feras  peut -être,  un  jour 
ou  l'autre,  plus  que  monarchies  et  républiques, 
pour  la  fusion  des  races  et  la  paix  du  monde, 
et,  en  attendant,  tu  nous  unis.  Découvrons  nos 
provinces,  leurs  beautés  insoupçonnées,  leurs 
richesses  délaissées,  et  le  trésor  vigintiséculaire 
que  la  nature  et  le  génie  y  ont  entassé  pour  les 
ingrats  que  nous  sommes,  ou  les  aveugles. 

0  mon  auto,  enlève-moi,  comme  un  amant  en- 
lève sa  maîtresse  au  cloître,  libère-moi,  aère  mon 
âme  étouffée  sous  les  rêves  et  les  tâches.  Des  ailes. 

Où  allons-nous? 

Je  ne  sais  et  n'importe.  Prenons  à  droite,  pre- 
nons à  gauche,  comme  les  zingaris,  à  l'aventure. 


276    TRENTE-SIX   CONTES   DE    TOUTES    LES   COULEURS 

Tout  embranchement  est  le  bon  qui  mène  à  des 
blés,  des  pommiers  et  des  vignes.  Tout  village 
est  charmant  dont  les  seuils  encadrent  des  en- 
fants sains  et  gais.  Toute  auberge  m'est  de 
choix  dont  renseigne  sonne  un  nom  de  France 
et  la  devise  en  jeux  de  mots  des  renommées  hos- 
pitalières. 

Poussons  droit  à  la  prairie  de  «  chez  nous  n 
où  dorment  et  ruminent  les  vaches  blondes, 
brunes  ou  rousses  que  les  Troyons  ont  portrai- 
turées comme  Rubens  ses  belles  Flamandes. 

Il  est  certain  que  nos  grands  peintres,  si 
loyaux  et  si  candides  aussi,  n'ont  pas  menti  dans 
leurs  toiles  et  que  notre  terre  est  la  plus  variée 
sous  les  gazes  bleues  du  ciel  qui  la  drapent.  Les 
étangs  du  père  Corot  sont  vrais  et  frémissent, 
comme  il  le  dit,  à  l'aurore.  Les  sous-bois  de 
Théodore  Rousseau  n'ont  rien  d'inventé  ni  de 
paré  et  nous  en  traversons  de  tels  à  chaque 
tour  de  roue. 

Les  rivières  copient  Daubigny  et  c'est  sur  des 
modèles  de  Diaz  que  les  vieux  parcs  entrevus  se 
dessinent  sur  notre  rétine  au  passage.  Tu  roules, 
mon  auto,  dans  des  François  Millet  réalisés. 
D'honnêtes  gens,  ces  maîtres. 


TYBALD 


CONTE     POSTAL 


t\ 


TÏBALD 


CONTE  POSTAL 


Charles  Gros  a  écrit  l'Obsession,  monologue 
terrible  entre  tous,  où  Coquelin  le  Cadet,  au 
coin  des  pianos,  dans  les  salons  de  la  Haute, 
était  si  «  edgarpoétique  »  à  voir.  Nous  devons  à 
Stéphane  Mallarmé  la  légende  de  Y  «  Antépé- 
nultième »,  —  elle  est  fameuse,  —  de  cette 
«  Antépénultième  »  qui  était  morte,  et  dont  le 
sort  déplorable  tourmentait  nuit  et  jour  le 
poète,  le  harcelait  à  pied,  à  cheval,  à  âne,  en 
bicyclette,  lui  vidait  le  crâne  dans  les  rues. 
«  Hélas,  hélas!  F  Antépénultième  est  morte!... 
Elle  est  morte,  la  pauvre  Antépénultième!  »  Et 
Stéphane  Mallarmé  fuyait,  hagard,  à  travers  les 
foules,  que  gênent  les  monuments,  sans  savoir 


280  TRENTE- SIX  CONTES 

ce  que  c'était  que  cette  «  Antépénultième  », 
pourquoi  elle  était  morte,  et  d'où  venait  la 
plainte  qui  lui  cornait  aux  oreilles,  épouvanta- 
blement!... 

Eh  bien!  je  m'en  rends  compte  aujourd'hui; 
cette  macabrerie,  dont  je  riais,  est  parfaitement 
observée.  C'est  de  la  vie  réelle.  Mallarmé  est  un 
naturaliste.  Antoine  pourrait  jouer  la  scène, 
même  de  dos,  sur  le  plus  phonographe  que  des 
théâtres.  Apprenez  que  je  subis  depuis  huit 
jours  la  hantise  d'une  phrase  persécutrice  et  fé- 
roce comme  le  gémissement  de  «  l'antépénul- 
tième »,  et  que  pour  moi  rien  n'est  plus  :  qu'elle! 
—  et  tout  tourne,  et  que  l'actualité  même  s'ar- 
rête pour  le  chroniqueur,  en  art,  en  science,  en 
politique,  en  température,  en  tout,  devant  elle, 
pour  elle,  sous  elle!... 

Cette  phrase...  Oh!  la  phrase!... 

Elle  est  dans  un  drame  célèbre,  immortel 
peut-être,  dont  le  nombre  de  représentations 
dépasse  celui  des  grains  de  sable  du  désert  et 
confine  à  l'éternité. 

Elle  est  d'un  auteur  dramatique  auprès  du- 
quel Shakespeare  est  un  enfant  mamellophage 
et  ne  mérite  pas  ce  nom  de  «  grand  Will  »  dont 
la  familiarité  des  siècles  abuse,  de  ce  maître  que 
l'on  jouera  et  reprendra  toujours,  jusqu'au  Der- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS  281 

nier  Jugement,  qu'il  réglera  encore,  soyez-en 
sûr,  dans  la  vallée  de  Josaphat,  les  justes  du 
côté  cour  et  les  damnés  du  côté  jardin. 

Elle  est  imprimée,  la  phrase,  ô  Guttemberg! 
chez  Barba,  et  on  Ta  pour  vingt  sous  avec  le 
reste  du  chef-d'œuvre. 

Mais  la  voici.  C'est  un  nommé  Tybald  qui  la 
dit.  11  revient  on  ne  sait  d'où,  ce  Tybald,  mais 
de  loin.  Il  a  voyagé  pour  user  un  chagrin 
d'amour,  et  il  soupire  : 

—  J'ai  tellement  couru  le  monde  que  mes 
lettres  ne  parvenaient  -point  à  m' atteindre!  !  ! 

0  Adolphe  d'Ennery,  père  de  Marie- Jeanne, 
je  me  prosterne  à  vos  pieds  pour  toutesles  autres, 
mais  pour  celle-là,  j'en  baise  dévotement  la 
poussière!  J'en  ai  eu  ma  semaine  pleine,  et,  de 
ce  verbe,  j'ai  fait  mon  pain  blanc  pendant  huit 
jours. 

Et  j'allais  aux  plus  illustres  voyageurs,  et  je 
les  questionnais  avec  angoisse  : 

—  Voyageurs,  soulagez-moi  de  l'intolérable 
vision  que  j'ai  d'un  nommé  Tybald,  votre  con- 
frère, qui  est  dans  Marie- Jeanne,  et  dites-moi 
vous  qui  avez  couru  le  monde,  à  quel  point  l'ont 
couru  ceux  d'entre  vous  qui  le  coururent  da- 
vantage. 

Les  voyageurs  me  regardaient,  béants,  et  ils 

24. 


282  TRENTE-SIX   CONTES 

avaient  pitié  de  mon  front  plissé  par  l'obsession. 
—  On  ne  court  pas  plus  ou  moins  le  monde,  fai- 
saient-ils; on  le  court,  tout  simplement. 

— ■  Même,  insistais-je,  quand  on  use.  à  le 
courir,  un  violent  chagrin  d'amour? 

— ■  On  use  toujours  quelque  chose  en  voya- 
geant, répliquaient  les  voyageurs,  et  des  souliers 
d'abord;  si  Ton  en  porte.  Il  se  peut  que  votre 
Tybald  ait  usé  son  amour  sur  les  routes  ter- 
restres, mais  c'était  à  force  d'absence  et  non 
pas  à  force  de  course.  Nous  ne  comprenons  rien 
à  ce  que  vous  voulez  nous  dire. 

Je  m'en  allais  en  secouant  la  tête,  et  l'on  me 
trouvait  sous  les  ponts,  devant  l'eau  courante, 
en  train  de  jouir  de  ma  phrase. 

—  Eau  courante,  criais-je  à  la  Seine,  tous  ces 
coureurs  de  mon  le  ne  l'ont  pas  couru  autant 
que  mon  cher  Tybald,  lequel  l'a  tant  couru  que 
ses  lettres  n'arrivaient  pas  à/ l'atteindre!  Pas 
mêmes  ses  lettres  de  change,  l'heureux  homme! 
Encore  moins  las  lettres  chargées  où  il  se  faisait 
envoyer  de  l'argent  pour  continuer  à  courir! 
Rien  ne  le  rejoignait,  et  nulle  part.  A  peine 
apercevait-il  un  facteur  en  plaine  qu'il  était 
déjà  sur  la  montagne!  Le  monde  ne  lui  parais- 
sait pas  couru,  s'il  n'avait  tout  de  suite  dis- 
tancé de  cent  lieues  le  petit  télégraphiste,  lancé 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         283 

à  fond  de  train  sur  son  rudge,  qui  fonçait  vers 
lui  une  dépêche  à  la  main!... 

Et  je  pensais  que  mon  Tybald  détenait  im- 
mensément le  record  de  la  course  du  monde  par 
amour.  J'en  étais  fier  comme  si  il  eût  été  de  moi 
au  lieu  d'être  de  Y  auteur  de  Marie- Jeanne. 

Ce  que  c'est  pourtant  que  le  style,  et  quelle 
force  il  a!  Gomment  peut-on  en  nier  la  puis- 
sance? Rien  que  pour  ce  trope,  une  synecdoche^ 
je  crois,  à  moins  que  ce  ne  soit  une  catachrèse, 
j'avais  l'âme  ainsi  possédée  d'un  coureur 
idéal,  fabuleux,  hyperbolique,  dépassant  le  vent 
et  l'éclair;  je  percevais,  avec  mes  sens  bornés  de 
misérable  mortel,  le  Tybald  ubiquiste,  vain- 
queur de  l'union  des  postes,  le  Tybald  ni  vu  ni 
connu  je  t'embrouille,  rêvé  par  le  génie  méta- 
phorique de  notre  maître  à  tous,  je  le  voyais,  je 
le  concevais,  je  l'aurais  joué,  même  de  face. 

Ne  vous  y  trompez  pas,  dans  tout  Victor  Hugo 
il  n'y  a  point  une  métonymie,  j'allais  presque 
dire  une  antonomase,  aussi  vastement  et  pro- 
fondément réalisante  que  le  fulgurant  hypal- 
lage  (décidément  c'est  un  hypallage),  de  ces 
lettres  n'atteignant  jamais,  tant  il  court  le 
monde,  leur  destinataire.  On  en  deviendrait  fou 
à  force  d'y  songer.  Aussi,  avais-je  honte  de  la 
Seine,  sous  les  ponts  où  je  jubilais  :  «  Peuh!  lui 


284  TRENTE-SIX   CONTES 

disais-je,  tes  bateaux  vont  aussi  vite  que  toi! 
Et  tu  appelles  ça  courir?  Eh!  va  donc!  » 

Il  est  vrai  que  Tybald  aime.  Adolphe  d'En- 
nery  est  formel.  C'est  de  la  science  aussi.  Cet 
amour,  en  fait-il,  des  miracles  même  quand  on 
le  fuit!  J'entrai  dans  un  bureau  de  poste,  pour 
m'informer;  c'était  par  chance  le  Central.  Mais 
c'est  toujours  ainsi  qu'on  nage  dans  l'extraor- 
dinaire. 

—  Monsieur,  dis-je  à  l'employé  spécial,  vous 
devez  avoir,  dans  les  retours,  un  paquet  assez 
volumineux  de  lettres  adressées  à  un  certain 
Tybald,  et  vous  seriez  bien  aimable  de  vous  en 
enquérir. 

—  De  quelle  époque? 

— ■  Oh!  depuis  le  11  novembre  1845,  date  de 
la  première  de  Marie- Jeanne,  par  Adolphe  d'En- 
nery,  à  la  Porte-Saint-Martin.  11  ne  les  a  ja- 
mais reçues,  depuis  cinquante  ans,  et  je  suis 
chargé... 

—  Où  lui  étaient-elles  expédiées? 

—  Çà  et  là,  dans  l'univers,  poste  restante. 

—  Cela  suffit.  Il  a  dû  les  avoir.  Il  ne  peut 
pas  ne  point  les  avoir  eues.  Le  service  inter- 
national est  encore  mieux  fait  que  le  parisien. 
Qu'est-ce  qu'il  fabriquait  ou  vendait,  votre  Ty- 
bald? 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         285 

—  Tl  courait,  il  court  encore  le  monde  en  ai- 
mant, ou  plutôt  il  aime  en  courant  le  monde. 

—  Eh  bien!  il  les  a  eues,  vous  dis-je.  Le  ren- 
seignement  suffit,   nous   n'en   demandons   pas 

.  davantage. 

—  Pardon,  je  vais  vous  dire  :  C'est  qu'il  aime 
et  court  tellement,  que  ses  lettres  ne  sont  ja- 
mais parvenues  à  l'atteindre! 

— ■  Allons  donc,  c'est  un  blagueur,  votre  Ty- 
bald,  et  vous,  vous  êtes  un... 

Le  guichet  brusquement  refermé  avala  sa 
pénultième  parole;  son  antépénultième  peut- 
être.  Je  sortis.  J'allais  déjà  mieux.  Ce  fonction- 
naire impeccable  m'avait  un  peu  rasséréné.  Je 
rentrai,  pour  me  prendre  la  tête  entre  les  mains 
et  réfléchir.  L'hypallage  n'est  peut-être  qu'une 
ellipse,  pensai-je.  Le  maître  aura  voulu  dire  sans 
doute  que  Tybald...  Mais  pourquoi  chercher?  Ce 
qui  est  écrit  est  écrit,  voilà  tout.  Quelle  forte 
chose  que  le  style;  et  qu'on  est  heureux  d'avoir 
fait  ses  classes! 

Le  maître,  outre  la  gloire,  a  gagné  quelques 

millions  à  se  f ainsi  de  son  peuple.  Il  aurait 

bien  dû  m'en  laisser  un,  et  la  recette. 


EDME   COMY 


CONTE     THERAPEUTIQUE 


EDJIE   CORNY 


CONTE    THERAPEUTIQUE 


r  Son  tour  de  conter  étant  venu,  le  peintre  prit 
la  parole  en  ces  termes  : 

• —  Sans  doute  vous  avez  lu,  dans  les  journaux 
de  la  dernière  quinzaine,  le  «  fait  divers  »  de  ce 
malheureux  mari  qui,  adorant  sa  femme,  tor- 
turée d'un  mal  sans  remède,  se  résout  à  la  tuer 
de  ses  propres  mains  pour  la  libérer  du  supplice 
intolérable  que,  nuit  et  jour,  elle  endure.  Le 
problème  de  haute  morale  que  ce  meurtre  pose 
à  la  conscience  humaine  est  résolu,  chez  les 
bonnes  gens  qui  sont  les  simples,  par  l'appro- 
bation à  peu  près  universelle.  Les  légistes  y 
perdent  leur  Cujas  et,  pour  le  retrouver,  taxent 
le  cas  d'extra-social.  Seuls,  les  médecins  sem- 
is " 


Î90  TRENTE-SIX   CONTES 

blent  conclure  au  crime.  L'un  d'eux  ne  déelare- 
t-il  môme  point  qu'il  ne  prendrait  pas  sur  son 
art  d'  «achever  »  le  moribond  mis  en  bouillie 
par  un  train,  s'il  respirait  encore  et  n'eût-il  plus 
que  cinq  minutes  à  vivre.  Il  en  a  de  bonnes,  le 
fils  d'Esculape!  Je  pense  qu'il  dit  «  vivre  »  par 
analogie  et  à  défaut  d'autre  mot  dans  la  langue 
pour  définir  l'état  biologique  un  peu  incertain 
de  son  mort  vif,  damné  sans  jugement  sur  la 
terre? 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  s'il  y  a  crime,  je  l'ai 
commis,  je  m'en  accuse,  et  malgré  qu'il  y  ait  de 
cela  plus  de  trente  ans,  je  ne  me  réclame  nulle- 
ment du  bénéfice  de  la  prescription,  étant  prêt 
à  recommencer,  s'il  y  avait  lieu,  sans  rien 
craindre  de  Dieu,  dans  les  mômes  circonstances. 
.  «  Ils  deviennent  rares,  et  de  plus  en  plus, 
ceux  qui  ont  l'âge  de  se  souvenir  du  retentissant 
suicide  d'Edme  Comy.le  peintre-graveur,  trouvé 
pendu  à  la  flèche  de  son  lit,  dans  l'atelier  qu'il 
occupait  rue  de  Fleurus.  Il  était  élève  de  Gé- 
rôme,  qui  l'avait  en  haute  estime  artistique  et 
se-  portait  garant  de  son  avenir.  J'entends  encore 
le  «  vieux  palikare  »  (nous  avions  ainsi  sur- 
nommé le  maître)  nous  dire  de  sa  voix  sabrante 
et  comme  lointaine  :  «  Le  petit  Gorny  sait  des- 
■  siner.  Quand  on  dessine,  le  reste  va  tout  seul. 


DE  TOUTES    LES   COULEURS  291 

«  Je  ne  suis  pas  en  peine  de  mon  petit  Gorny!  » 
«  Sur  la  foi  d'un  pareil  augure,  Edme  s'était 
marié  à  vingt-cinq  ans,  ce  qui  était  prématuré 
tout  de  même.  «  Je  n'aime  pas  beaucoup  ça, 
«  avait  tranché  Géiôme,  à  l'annonce  de  cette 
«  folie,  mais  tu  dessines,  tout  est  là.  —  Et 
«  j'aime  ma  femme,  patron?  —  Ah!  diable! 
«  A-t-elle  de  la  ligne,  ta  femme?  —  Vous  en 
«  jugerez  le  jour  des  noces,  puisque  vous  y  pré- 
«  -sidérez  comme  témoin.  —  Ça  va,  mais  j'es- 
«  père  bien  que  tu  continueras,  après  comme 
«  avant,  à  serrer  la  forme,  ce  jour-là  surtout? 
«  Serre  toujours  la  forme,  mon  petit  Corny.  » 

*  Le  «  vieux  palikare  »  se  plaisait  à  rire,  mais 
il  était  très  bon,  et  il  aida  tout  de  suite  le  jeune 
ménage  à  se  tirer  d'affaire,  soit  par  des  décora- 
tions d'appartements  dans  les  riches  hôtels, 
qu'on  édifiait  alors  à  foison,  soit  par  des  com- 
mandes d'illustrations  dans  les  journaux  à 
images  et  les  librairies.  Sous  l'aile  protectrice 
du  maître,  le  bien-être  et  la  joie  emplissaient 
l'atelier  de  la  rue  de  Fleurus,  si  bien  qu'au  bout 
de  la  première  année  Edme  réalisa  son  rêve, 
qui  était  de  prendre  chez  lui  sa  mère,  la  bonne 
maman  Corny,  et  de  lui  assurer  ainsi  la  paix  des 
vieux  jours.  Il  s'en  alla  donc  la  chercher  en  Bre- 
tagne, dans  le  hameau  où  elle  dévidait  le  chanvre 


592  TRENTE-SIX   CONTES 

au  rouet  sur  le  pas  de  sa  porte,  et  il  la  ramena  à 
Paris.  D'après  les  lettres  qu'elle  recevait  là-bas 
de  ce  fils  adoré,  ce  Paris  n'avait  que  deux  at- 
traits pour  elle  :  M.  Gérôme  et  le  Luxembourg. 
Or,  ayant  vu  l'un  et  l'autre  à  son  saoul,  elle  se 
sentit  parfaitement  heureuse  entre  son  garçon 
et  sa  bru,  qu'elle  soulageait  de  la  moitié  des 
soins  de  son  gouvernement  domestique. 

«  De  ladite  bru,  Coraline,  de  son  nom,  réduit 
à  Cora,  par  diminutif,  je  n'ai  rien  à  vous  ap- 
prendre, sinon  qu'elle  avait  «  la  ligne  »  de- 
mandée et  qu'elle  posait  à  son  mari  toutes  les 
figures,  vêtues  ou  non,  dont  il  avait  besoin  pour 
ses  dessins  et  compositions.  La  tète  était  char- 
mante, du  type  prud'honesque  :  petit  front,  bas 
et  étroit;  chevelure  annelée,  nez  retroussé, 
bouche  enfantine,  mais  il  n'y  rayonnait  des  yeux 
que  peu  d'intelligence.  Tout  lui  était  borné  en 
ce  monde  par  l'ombre  qu'y  projetait  son  mari 
au  soleil,  et  notre  brave  camarade  vivait  ainsi, 
prospère  et  gai,  entre  ces  deux  tendresses  asso- 
ciées à  sa  très  digne  vie  d'artiste. 

Un  soir  qu'il  revenait  de  Bougival,  où  nous 
étions  allés  fêter  l'anniversaire  du  patron,  dans 
la  belle  propriété  qu'il  avait  au  bord  de  la  Seine, 
Edme  Corny  fut  atteint  d'une  céphalalgie  si 
violente  que  nous  dûmes,  un  autre  et  moi,  le 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         593 

remettre  à  domicile.  11  n'y  voyait  plus.  «  Il  me 
semble,  bégayait-il,  que  je  viens  d'avoir  la  tête 
broyée  par  une  pierre  de  taille.  »  Le  lendemain, 
du  reste,  il  ne  ressentait  plus  rien,  et  je  le  trouvai 
à  sa  table  à  dessin,  la  cigarette  au  bec  et?  le 
crayon  à  la  main.  «  A  la  bonne  heure,  lui  dis-je, 
tu  nous  as  fait  une  rude  peur.  »  Il  se  prit  à  rire 
sans  répondre,  mais  je  fus  frappé  du  trouble, 
comme  strabique,  de  son  regard. 

«  Huit  jours  après,  une  nouvelle  crise  l'abat- 
tait dans  son  atelier  même,  aussi  forte  mais  plus 
longue  déjà  que  la  première.  Il  ne  s'en  releva 
qu'au  bout  de  quelques  jours.  La  troisième  le 
tint  au  lit  toute  une  semaine,  terrassé,  hurlant 
sous  les  morceaux  de  glace  que  sa  mère  lui  tenait 
au  front,  tandis  que  Gora  lui  torréfiait  les  pieds 
de  sinapismes.  «  J'endure  l'enfer,  mon  vieux,  me 
criait-il,  mais  le  pis,  c'est  que  je  ne  peux  plus 
travailler.  Je  manque,  une  à  une,  toutes  mes 
commandes.  » 

«  Corny  n'alimentait  les  siens  et  lui-même 
que  du  rendement  de  ses  besognes  d'art  indus- 
triel, et  comme  il  n'avait  aucun  diplôme  d'Etat 
il  n'en  était  secouru  d'aucune  pension.  Cora  ne 
lui  avait  apporté  en  dot  que  les  trente-deux 
perles  de  ses  dents,  et  quant  à  la  vieille  Bre- 
tonne, elle  n'était  même  pas  propriétaire  de  la 

25. 


m  TRENTE-SIX   CONTES 

chaumine,  et  du  carré  de  choux  où  elle  avait 
vécu  cinquante  ans  de  crêpes  de  blé  noir  et  de 
petit-lait.  Si  donc,  comme  il  le  disait,  Edme  ne 
pouvait  plus  travailler,  c'était  la  misère  sans 
phrases,  avec  ses  plus  sinistres  conséquences, 
car  il  n'était  pas  homme  à  mendier  son  pain,  et 
pas  mieux  sur  les  ponts  que  dans  les  anti- 
chambres. 

«  Hélas!  le  mal  qui  le  foudroyait  était  sans 
cure  et  sans  soulagement,  du  moins  à  cette 
époque  ignorante  de  sérums  et  des  phénomènes 
de  l'hypnose.  La  terrible  névralgie  faciale  qui  lui 
laminait  la  cervelle,  sans  pitié,  presque  sans 
répit,  lui  rongeait  déjà  tous  les  centres  nerveux, 
lui  contractait  les  muscles  des  mains  et  des 
pieds,  et  ne  faisait  plus  de  son  pauvre  corps 
qu'une  incarnation  de  la  sciatique  même.  Tordu 
comme  Scarron  et  Henri  Heine,  il  se  traînait 
dans  cet  atelier,  jadis  plein  de  fleurs  et  de  chan- 
sons, plus  qu'à  demi- aveugle,  dévolu  à  la  surdité 
prochaine,  demandant  au  désespoir  d'éteindre 
au  moins  en  lui  cette  pensée  qui  lui  multipliait 
l'horreur  de  la  vie.  On  n'obtenait  plus  du  martyr 
qu'un  mot,  un  seul,  toujours  le  même  :  Tuez- 
moi. 

«  Le  docteur  que  Gérôme  envoya  à  son  élève 
était  l'une  des  sommités  médicales  du  temps. 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         295 

Du  premier  coup  d'œil,  il  vit  qu'il  se  trouvait 
en  face,  non  seulement  de  la  névrose  chronique, 
qui  est  incurable,  mais  d'un  cas  exceptionnel  de 
cette  impitoyable  maladie.  11  n'y  avait  plus  lieu 
que  de  lui  en  adoucir  les  tortures.  Il  y  employa 
tous  les  moyens  thérapeutiques  dont  son  art  dis- 
pose :  frictions  à  écorcher  répiderme,  vésica- 
toires,  moxas,  cautères  potentiels,  rougis  à 
blanc,  que  l'on  promène  sur  le  réseau  de  la  ner- 
vure, et  enfin  la  morphine,  dernier  mot  des  cal- 
mants. Edme,  comme  retourné  sur  la  fourche 
du  diable,  versait  à  l'imbécillité  et  ne  donnait 
plus  signe  de  résistance.  En  vérité,  la  mort 
n'avait  qu'à  le  prendre.  «  C'est  tout  ce  que  nous 
pouvons  faire,  m'avait  glissé  le  médecin  à 
l'oreille,  nous  n'avons  pas  le  droit  d'aller  plus 
loin,  le  reste  dépend  de  la  nature.  Amen.  » 

«  Un  soir,  Corny  parut  se  calmer,  et  même  se 
ranimer  inespérémént.  A  sa  prière  instante,  sa 
femme,  harassée,  était  allée  se  reposer  dans 
l'atelier,  toute  habillée,  sur  un  divan.  La  mère 
demeura  seule  à  veiller,  assise  au  pied  du  lit,  et 
elle  s'y  assoupit.  Rêvait-elle?  Il  lui  sembla  que 
son  fils  se  levait,  marchait  jusqu'à  une  table,  y 
empoignait  un  compas  à  pleine  main,,  s'en  frap- 
pait à  coups  redoublés  la  poitrine,  et  tombait. 
Elle  ne  rêvait  pas. 


Î96  TRENTE-SIX   CONTES 

«  Alors  elle  se  dressa,  battit  l'air  des  bras  et, 
sans  un  cri,  s'écroula  et  mourut  sur  place,  car 
elle  était  sa  mère,  et  il  en  allait  bien  ainsi. 

'«  Au  bruit  de  la  double  chute  des  corps  sur 
le  plancher,  Cora,  réveillée  à  son  tour,  était 
accourue.  C'était,  je  vous  l'ai  dit,  une  tête  assez 
faible,  et  elle  avait  épuisé  dans  sa  lutte  contre 
la  maladie  de  son  mari  toutes  les  ressources  de 
son  énergie,  sans  parler  des  autres.  Le  ressort  de 
cette  àme  d'enfant  se  déclancha  d'un  seul  coup. 
Elle  s'enfuit,  tête  nue,  en  socques,  dans  la  rue, 
avec  le  rire  frénétique  des  Furies  :  elle  était 
folle. 

a  Le  portier  de  l'immeuble,  savait  que  nous 
nous  réunissions,  le  soir,  dans  un  petit  café  de 
la  rue  Yavin  pour  y  mener  d'interminables  par- 
ties de  billard  prolongées  souvent  jusqu'au  mi- 
lieu de  la  nuit.  Il  vint  nous  y  chercher,  et  nous 
partîmes  en  courant,  le  sculpteur  N...  et  moi, 
sans  avoir  compris  le  récit  embrouillé  du  por- 
teur de  mauvaise  nouvelle.  Il  nous  devint  trop 
clair  devant  les  deux  cadavres  de  la  mère  et  de 
l'enfant,  jetés  l'un  sur  l'autre.  Le  sculpteur,  qui 
était  fort  robuste,  porta  la  vieille  Bretonne  dans 
l'atelier,  pendant  que  je  soulevais  Corny,  inondé 
de  sang,  pour  le  remettre  sur  la  couchette. 
Était-ce  une  illusion  causée  par  l'émotion  d'un 


DE  TOUTES    LES   COULEURS  297 

tel  drame,  il  me  sembla  qu'il  m'aidait  lui-même 
à  l'effort;  puis  une  voix  gémit,  douce,  sup- 
pliante :  «  Achève-moi.  » 

«  Il  respirait  encore.  Le  problème  m'était  posé. 

«  Je  l'ai  résolu  selon  ma  conscience,  et,  s'il  y 
a  crime,  je  suis  toujours  prêt  à  en  répondre  à 
tous  les  tribunaux,  terrestres  ou  divins,  qui  vou- 
dront m'en  demander  compte. 

«  On  a  dit,  dans  les  journaux  de  l'époque, 
que  le  commissaire  de  police  avait  trouvé  Edme 
Gorny  pendu  à  la  flèche  de  son  lit,  et  que  le  mé- 
decin préposé  aux  constatations  légales  attri- 
buait à  la  strangulation  l'achèvement  d'un  sui- 
cide que  le  compas  avait  laissé  incomplet.  C'est 
exact,  comme  l'est  cette  histoire.  Mais  celui  qui 
attacha  le  cordon  de  rideau  à  la  flèche  et  qui  le 
noua  au  cou  du  malheureux  ami,  vidé  de  tout 
son  sang,  tordu  par  la  névrose  comme  un  cep  de 
vigne  incendiée,  sans  mère,  sans  femme,  sans 
espoir  de  travail  et  de  guérison,  celui-là  est  de- 
vant vous,  messieurs,  et  il  attend  votre  arrêt 
d'hommes  et  de  chrétiens. 

«  J'allais  oublier  de  vous  dire... 

«  Quand  je  refermai  la  porte  sur  mon  «  assas- 
siné »,  il  me  jeta,  comme  d'outre-tombe  : 

«  Merci...  Embrasse  M.  Gérôme.  » 


LETTRE  POSTHUME 

DE  COMMUN  CLICKET,  DE  NEW -YORK 


CONTE    AMERICAIN 


LETTRE   POSTHUME 


DE   COMMON    CLICKET,    DE    NEW -YORK 


COSTE    AMERICAIN 


Mon  vieil  ami  de  collège  Common  Clicket 
Star  est  mort.  J'en  reçois  la  nouvelle  de  New- 
York,  ce  matin,  avec  une  lettre  réellement  pos- 
thume, que  me  transmet  son  notaire,  homme 
d'une  honorabilité  infinie.  Mon  chagrin  est  des 
plus  vifs.  Nous  avions  débuté  ensemble,  Com- 
mon et  moi,  l'un  dans,  les  lettres,  l'autre  dans 
les  trusts,  et  notre  âge  était  le  même,  à  deux 
jours  près.  C'est  lui  qui  était  devenu  riche,  — 
plus  que  riche.  Il  avait  empilé  le  mlliard;  c'est 
de  ce  tas  qu'il  s'envole.  Adieu,  cher  labadens, 
et  sois  plus  heureux  dans  le  haut  que  dans  le 

26 


30-2  TRENTE-SIX   CONTES 

bas  mon  le.  Voici  sa  lettre,  traduite  du  yankee 
en  welche,  pour  votre  commodité. 

New-York,  juillet  1911. 

«  De  mon  lit  de  vie  et  de  mort,  bonjour; 
c'est  moi,  —  pas  pour  longtemps;  mon  médecin 
sort  d'ici,  tout  à  fait  souriant  :  c'est  clair. 
Du  reste  je  meurs  de  désespoir  rentré.  Rien  à. 
faire,  c'est  incurable.  Toi,  tu  es  toujours  gai. 
Je  te  lis  dans  les  feuilles  transatlantiques.  Fais 
un  article  sur  moi,  j'en  vaux  la  peine,  et  merci. 

«  D'abord  il  y  a  erreur.  Je  ne  laisse  pas  le 
milliard  rond,  il  s'en  faut  de  vingt  sous.  Je  pars 
sur  999.999.999  francs,  —  que  je  t'aurais  légués, 
étant  sans  fanvlle  ascendante  ou  descendante, 
si  j'avais  pensé  une  minute  que  tu  en  eusses  le 
moindre  besoin.  Je  n'arrive  pas  à  me  représen- 
ter en  quoi  ils  te  seraient  utiles  ni  même 
agréables.  Tu  es  de  ceux  qui  paient  avec  fierté 
les  impôts  les  plus  écrasants.  Un  jour  —  le 
mardi  15  avril  1885  —  tu  m'as  emprunté  un 
louis  et  tu  es  venu  me  le  rendre  le  mercredi 
16  du  même  mois  de  la  même  année.  Tu  n'es  pas 
fait  pour  la  fortune.  Je  t'épargne. 

«  A  présent,  écoute. — ■  J'ai  voulu  me  marier. 
Je  le  veux  encore,  quoiqu'il  soit  un  peu  tard 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         o03 

au  cadran  expirant  de  mes  jours.  J'ai  tout 
fait  pour  atteindre  ce  but,  mais  en  vain,  et  je 
meurs  veuf  de  mon  rêve,  c'est-à-dire  céliba- 
taire. Dieu  sait  pourtant  si  j'étais  difficile 
dans  le  choix  de  «  ma  »  femme!  De  toutes 
les  vertus  de  garantie,  requérables  en  pareil  cas, 
je  n'en  demandais  qu'une  à  celle  qui,  en  deve- 
nant Mme  Gommon  Clicket  Star,  devait  par- 
tager mon  magot  et  assurer  mon  bonheur. 
Hélas,  cette  vertu,  fondamentalement  conju- 
gale, selon  moi  et  mes  idées,  n'existe  pas,  sur  la 
terre  du  moins,  car,  au  ciel,  je  n'en  sais  rien. 

«  Tu  as  vu,  n'est-ce  pas,  soit  à  Paris,  soit  dans 
tes  voyages,  les  femmes  de  ce  temps,  dans  les 
villes  et  dans  les  campagnes,  et  tu  as  regardé 
leurs  toilettes.  Tu  sais,  par  conséquent,  que 
toutes,  à  chacune  des  quatre  saisons  de  l'année, 
s'habillent  selon  un  modèle  uniforme  promul- 
gué par  un  comité  de  couturiers,  de  modistes, 
de  chaussetiers,  dont  les  inventions  font  foi 
et  sont  passivement  obéies  d'un  bout  à  l'autre 
du  monde.  Il  en  résulte  que  brunes  ou  blondes, 
jeunes  ou  vieilles,  laides  ou  jolies,  petites  ou 
grandes,  elles  se  ressemblent  à  hurler.  Il  n'y  a 
pas  la  moindre  exagération  à  dire  qu'il  n'existe 
qu'une  seule  femme  dans  les  sociétés  modernes, 
et  toujours  la  même.  Celle  qui  passe  est  celle 


304  TRENTE-SIX   CONTES 

qui  a  passé  et  qui  passera  sous  ta  fenêtre.  Uni- 
formité effroyable!  Elle  suffirait  à  justifier  Don 
Juan  et  sa  liste.  Les  mille  et  trois  ne  sont  qu'une 
méprise,  il  les  confond  sur  la  foi  du  costume. 

«  En  qualité  d'Américain,  je  souffrais  plus 
que  personne  de  cette  imitation  servile,  que 
dis-je.  furieuse,  où  mes  belles  compatriotes 
perdent  toute  personnalité  plastique  et  se 
réduisent  au  rôle  d'épreuves  de  la  Parisienne 
à  la  mode.  Je  fis  donc  insérer  dans  les  pério- 
diques les  plus  lus  de  mon  pays  l'annonce  sui- 
vante dont  je  t'envoie  une  découpure  : 

Milliardaire  ou  presque,  épouserait,  —  les 
«  yeux  fermés.  — la  femme,  quelle  qu'elle  soit, 
«  qui  s'habillerait  elle-même,  à  son  goût  et 
«  avantage,  librement,  sans  souci  de  la  mode 
«  régnante  et  braverait  ainsi  le  moins  vénérable 
«  des  ridicules.  » 

«  Comme  j'avais  indiqué  mon  adresse,  il 
m'en  vint  de  tout  acabit,  ai-je  besoin  de  le 
dire?  Elles  se  fagotaient  pour  la  circonstance. 
Quelques-unes  arboraient  les  toilettes  de  Tannée 
précédente  et  croyaient  ainsi  être  simples. 
D'autres  avaient  essayé  de  «  créer  »  et  leurs  créa- 
tions désolantes  se  bornaient  à  un  assemblage 
de  pièces  disparates  où  se  signait  à  la  fois  le 
défaut  d'imagination  du  sexe  et  l'inconscience 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         305 

de  leurs  attraits  propres.  Celles  qui  ne  défail- 
laient pas  à  la  couleur  défaillaient  à  la  forme. 
Les  moins  sottes  se  présentaient  en  des  sacs  de 
tons  neutres  sans  ornements,  avec  l'austérité 
des  quakeresses,  et  aucune  en  somme  ne  réa- 
lisait le  programme  de  l'annonce  :  s'habiller  à 
son  goût  et  à  son  avantage. 

«  Est-il  donc  impossible  qu'une  femme  soit 
l'artiste  de  sa  beauté?  Qu'est-ce  donc  qu'elles 
voient  dans  leurs  miroirs  quand  elles  s'y  re- 
gardent? Toujours  d'autres  qu'elles.  Elles  sont 
pareilles  aux  singes  de  la  forêt  de  cocotiers  qui 
reproduisent  à  l'infini  le  même  geste  sur  toutes 
les  branches  et  jettent  le  coco,  multiplié  par 
mille,  comme  un  seul  singe.  Explique-moi  pour- 
quoi, sur  un  mot  d'ordre  venu  on  ne  sait  d'où 
toutes  les  filles  d'Eve  se  sont  «  entravées  »  subi- 
tement comme  forçats  à  la  chaîne  et  mises  à  ce 
supplice  aussi  disgracieux  que  torturant,  de 
l'aveu  même  des  plus  folles?  Elles  avaient  l'air 
de  pintades  en  mal  de  pintadeaux,  mais  on  les 
aurait  hachées  sans  les  faire  renoncer  à  cette 
dernière  mode  avant  qu'elle  fût  remplacée  par 
une  nouvelle. 

«  Geste  du  cocotier  encore  le  port  universel 
de  ces  chapeaux  parasols,  chefs-d'œuvre  de* 
l'absurdité   en   délire,   sous  lesquels   sombrent 

26. 


306  tiu;nte-six  contes 

dans  les  ténèbres  les  têtes  et  même  les  statures 
des  plus  déesses,  et  qui  pourraient  servir  de 
cloches  à  des  baobabs  ou.  d' abat-jour  aux 
phares  de  première  classe.  J'ai  vu  des  salles, 
au  théâtre,  qui  n'étaient  plus  que  des  bancs  de 
tortues  de  mer  et  des  rues  qui  réalisaient  l'idéal 
balistique  disparu  de  la  galerie  de  boucliers 
sous  laquelle  les  guerriers  antiques  s'avançaient 
vers  les  citadelles.  Pas  une  ne  s'est  soustraite 
à  l'arrêté  anonyme  du  pince-sans-rire  fabuleux 
qui  lança  cette  c  oc  assit  é  dans  la  mare  aux  élé- 
gances. Les  bergères,  au  passage  des  trains,  se 
composaient  avec  des  feuilles  de  choux  le  cha- 
peau riflard  du  dernier  cri.  En  plein  âge  du 
Féminisme,  aucune  femme  libre  ne  s'est  libérée 
de  cette  tyrannie-là,  ce  qui,  entre  parenthèses, 
me  fait  tordre  de  rire  sur  mon  lit  moribondal. 
Oh!  la  revendication!...  » 

Je  passe  ici  quelques  réflexions  où  vous 
écopez,  mesdames,  et  qui  ne  sont  que  des  para- 
phrases de  l'apologue  du  cocotier,  et  voici  la  fin 
de  la  lettre  suprême  de  mon  pauvre  désespéré 
Common  Glicket  Star,  le  milliardaire  moins  vingt 
sous  : 

«  L'expérience,  cher  ami,  fut  longue,  elle  du- 
rait encore  il  y  a  huit  jours.  On  m'avait  amené 
de  charmantes  paysannes,  coiffées  de  bonnets 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         307 

originaux  et  vêtues  d'ajustements  pittoresques 
qui  leur  seyaient  à  miracle.  Mon  anneau  nup- 
tial était  prêt,  je  n'avais  qu'à  le  leur  passer  au 
doigt.  Mais  je  ne  tardais  pas  à  apprendre  que, 
coiffes,  costumes,  tout  leur  venait  de  leurs 
grand'mères  avec  la  manière  de  les  porter. 
Elles  n'en  avaient  rien  modifié  depuis  trois 
cents  ans,  elles  n'y  avaient  pas  ajouté  un 
nœud  de  ruban  et  tout  leur  village  s'en  endi- 
manohait  encore.  Et  l'anneau  restait  dans 
l'écrin. 

«  Enfin,  la  semaine  dernière,  mon  excellent 
ami  Jeffries  Taxikon,  le  dernier  des  chasseurs 
de  bisons  tomba  chez  moi,  le  matin,  sans  crier 
gare  selon  son  habitude.  —  J'ai  lu  ton  annonce, 
me  dit-il,  chez  les  Indiens,  en  fumant  le  calumet 
de  la  vie  sauvage.  Je  t'en  rapporte  ta  femme.  Re- 
garde. Et  il  me  présenta  une  forme  mobile 
entièrement  voilée.  D'un  revers  de  main  il  la 
découvrit  aussitôt  et  je  vis,  entièrement  nu, 
le  plus  extraordinaire  spécimen  de  beauté 
féminine  qui  ait  jamais  été  pétri  par  la  nature. 
—  Elle  a,  d'après  les  dents,  de  seize  à  dix-huit 
ans,  fit  Jeffries  Taxikon,  elle  ne  sait  rien,  elle 
n'a  rien  vu,  son  âme  est  neuve  comme  son 
corps;  je  l'ai  trouvée  telle  qu'elle  est  dans  une 
forêt  vierge.  Voilà  Mme  Common  Clicket  Star. 


308    TRENTE-SIX   CONTES   DE   TOUTES    LES   COULEURS 

—  Soit  et  volontiers,  mais  elle  ne  le  sera  qu'à 
l'épreuve. 

«  Et  je  conduisis,  nue  sous  le  voile,  la  fille 
primitive  dans  Tun  de  ces  magasins  universels 
où  sont  réunis  et  exhibés  tous  les  produits  de 
l'industrie  humaine.  —  Habille-toi,  lui  dis-je, 
à  ton  goût  et  avantage.  Tout  ce  que  tu  vois  ici 
est  à  toi.  Et  d'un  bond,  l'enfant  des  forêts, 
sœur  des  bisons,  se  coiffa  du  plus  abracada- 
brant des  chapeaux  riflards,  et,  d'un  autre  bond 
elle  s'entrava!... 

«  Voilà  pourquoi  et  de  quoi  je  meurs.  Adieu, 
cher  ami,  sois  toujours  gai,  là  est  la  sagesse. 

«  Ton  feu  Common  Glicket  Star.  » 


LE   DEMI   PUR 


CONTE    DÉMOLOGIQUE 


LE  DEMI  PUR 


CONTE     DEMOLOGIQUE 


...Quoique  républicain  forcené,  il  se  tenait 
propre  cle  sa  personne,  et  il  se  lavait!  La  main 
qu'il  vous  tendait,  main  d'assassin  s'il  en  fut, 
était  blanche,  douce  et  parfumée  comme  celle 
d'un  prélat...  j'allais  écrire  d'un  otage!..- 

Anomalie  incroyable,  sa  chevelure  argentée 
n'hébergeait  point  de  types  de  cette  vermine 
particulière  aux  gens  de  son  opinion  politique 
et  qu'on  chercherait  vainement,  même  en  Bre- 
tagne, sur  la  tête  d'un  royaliste.  Ses  bains  de 
pied  étaient  célèbres  dans  son  parti,  et  ils  le 
firent  suspecter  de  modérantisme  à  plusieurs 
reprises.  Pendant  la  Commune,  le  bruit  courut 
qu'il  avait  un  pédicure,  et  il  dut  se  disculper  de 


312  TRENTE-SIX   CONTES 

l'accusation.  Comme  Phryné  devant  l'aréopage, 
il  ôta  ses  souliers,  montra  ses  cors  et  les  tailla 
lui-même,  avec  un  eustache  à  treize,  en  pré- 
sence de  ses  farouches  collègues  de  1" Hôtel  de 
Ville!...  Cette  épreuve  rétablit  son  crédit 
ébranlé,  et  elle  lui  rendit  la  confiance  du  peuple. 

Un  fait  inouï,  constaté  ^par  tous  ceux  qui 
l'ont  approché,  est  celui-ci  :  ce  buveur  de  sang 
ne  dînait  jamais  en  ville  avec  du  coton  dans 
les  oreilles  et  quand  il  entrait  dans  un  salon,  il 
avait  le  soin,  vraiment  féodal,  de  confier  sa 
chique  à  un  valet  d'antichambre  qui  la  lui  re- 
mettait à  la  sortie,  pour  les  réunions  publiques!... 
Il  est  constant  que  ce  monstre  démentait  par 
les  soins  hygiéniques  qu'il,  prenait  de  sa  per- 
sonne l'idée  qu'on  se  fait  d'un  démocrate  socia- 
liste. A  la  seule  blancheur  de  son  linge,  vous 
l'eussiez  pris  pour  un  Vendéen  sortant  de  la 
messe,  et  venant  de  recevoir  son  Dieu,  avec  ou 
sans  confession,  à  la  sainte  table!... 

Comme  il  était  député  des  Bouches-du- 
Rhône,  il  nettoyait  la  sienne  avec  les  eaux  den- 
tifrices les  plus  renommées,  pourvu  qu'elles 
fussent  rouges,  et  quand  il  se  gargarisait  le 
matin,  à  sa  fenêtre,  sur  le  rythme  de  l'ignoble 
Marseillaise,  le  concierge,  en  train  de  balayer 
la  cour,  se  donnait,  à  l'entendre,  l'illusion  qu'il 


DE  TOUTES   LES   COULEURS  313 

avait  pour  locataire  un  membre  du  Jockey- 
Club.  Ce  vieillard,  vraiment  extraordinaire,  est 
peut-être  le  seul  républicain,  avec  Caton 
d'Utique,  qui  ait  compris  l'usage  du  rince- 
bouche.  Lorsqu'il  avait  mangé  des  écrevisses 
(rouges),  il  trempait  le  bout  de  ses  doigts  dans 
l'eau  de  menthe  parfumée,  absolument  comme 
une  duchesse.  Où  donc  avait-il  appris  les  usages 
des  cours?... 

On  sait  que  tous  les  jacobins  épousent  leur 
blanchisseuse,  à  cause  de  l'admiration  que  leur 
inspire  cette  profession,  qui  leur  paraît  si 
étrange.  Lui,  il  n'épousa  pas  la  sienne!  11  n'en 
eut  même  aucun  enfant!  De  telle  sorte  qu'on 
se  demande  s'il  fut  sincère.  Peut-être  son  socia- 
lisme ne  fut-il  qu'une  énorme  mystification. 

Après  sa  mort,  son  épicier  est  venu  présenter 
sa  facture  à  la  famille,  et  l'on  croit  rêver  à  lire 
quelle  quantité  de  savon  de  Marseille  on  consom- 
mait chez  lui.  Il  est  vrai  qu'il  représentait  cette 
ville  au  Parlement  et  que,  pour  flatter  ses  élec- 
teurs, il  se  croyait  peut-être  obligé  d'abuser 
de  cette  denrée  phocéenne.  On  l'a,  dans  les 
milieux  financiers,  accusé  de  cacher  son  jeu  et 
d'avoir  eu  du  Panama  à  l'heure  même  où  il 
flétrissait  le  plus  violemment  les  hontes  de  la 
spéculation  moderne.  Il  avait  du  Panama,  en 

27 


314  TRENTE-SIX   CONTES 

effet.  Il  en  avait  beaucoup,  il  en  avait  trop. 
On  en  a  trouvé  une  caisse  entière  dans  son 
grenier,  mais  c'était  du  Panama  en  écorce.  11 
s'en  servait  pour  dégraisser  ses  collets  d'habits 
et  toutes  les  étoffes  tachées  de  sa  garde-robe. 
Alors,  c'est  à  n'y  rien  comprendre.  Quelle-  figure 
troublante! 

Sur  la  réputation  qu'il  avait  de  se  moucher 
dans  ses  doigts,  comme  tous  les  républicains 
avancés,  il  reçut,  une  fois,  la  visite  de  quatre 
Chinois  et  de  trois  Japonais  qui  venaient  l'inter- 
viewer sur  l'usage  bizarre  du  mouchoir.  Il  se 
contenta,  pour  toute  réponse,  d'ouvrir  son  ar- 
moire à  glace  et  de  leur  y  montrer  les  douze 
piles  de  tire-jus  qui  y  pyramidaient  dans  le 
benjoin,  le  thym  et  la  verveine.  Les  Orientaux. 
en  dégringolant  l'escalier,  se  disaient  :  «  Nous 
nous  sommes  trompés  d'étage,  et  nous  venons 
de  voir  le  duc  de  La  Roehefoucauld-Bisaeeia!  » 

On  marche,  avec  cet  homme,  d'anomalie-  en 
inconséquence,  dans  les  fondrières  de  l'illo- 
gisme. Il  déroute  l'historien  —  Miehelet  y  per- 
drait sa  sophie  —  fut -il  réellement  démoc-soc, 
l'individu  inexplicable  chez  lequel,  après  sa 
mort,  dans  un  cabinet  de  toilette,  sous  un  rideau 
de  serge  verte,  on  a  découvert...  mais  comment 
dire?  Eh  bien,  oui,  soyons  impartial,  il  en  avait 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         315 

un!  Certes,  il  était  simple  et  même  vulgaire. 
Point  de  recherche  d'art  dans  cette  faïence  sans 
fleurs  et  moderne,  que  Rouen  ni  Nevers  ne  ré- 
clameront pas  pour  leurs  musées  de  céramique. 
Mais  enfin,  c'en  était  un,  et  il  s'en  servait, 
comme  un  Brummel,  un  d'Orsay,  un  Lauzun! 
Sur  cet  humble  moule  à  violon,  il  jouait,  lui, 
ce  mangeur  de  rois,  la  musique  d'eau  des  aris- 
tocrates. La  postérité  le  croira-t-elle?  Nos  pos- 
térieurs ajouteront-ils  foi  aux  récits  de  leurs 
antérieurs,  quand  nous  leur  raconterons  qu'il 
s'est  trouvé  un  républicain  pour  s'entretenir 
nets  l'un  et  l'autre? 

Ce  serait  mal  connaître  l'époque  abominable 
où  nous  aurons  eu  le  dégoût  de  vivre,  que 
d'imaginer  qu'un  sombre  anarchiste  pût  avoir 
des  habitudes  aussi  patriciennes  sans  être 
accusé  de  trahison  par  ses  frères  et  amis  poli- 
tiques. —  Il  en  souffrit,  jusqu'au  martyre.  — ■ 
Les  athées,  les  libre-penseurs,  les  francs-ma- 
çons, les  communistes,  toute  la  racaille  qui  ne 
se  débarbouille  jamais,  mange  avec  les  doigts, 
se  démêle  avec  les  fourchettes,  crache  dans 
les  potages,  évacue  sous  les  murs,  éructe,  flatue 
et  crépite  en  société,  les  républicains  enfin,  ne 
lui  faisaient  pas  le  crédit  de  civisme  qu'on  sup- 
pose, et  loin  de  là.  —  «  As-tu  donc  des  verrues, 


"316  TRENTE-SIX   CONTES 

citoyen,  que  tu  portes  des  gants?  »  lui  disaient- 
ils,  amers  et  rébarbatifs.  —  Et  d'autres  ajou- 
taient, plus  incisifs  encore  : 

«  Écoute,  vieille  branche  de  1848,  ton  tail- 
leur te  nuit.  Tu  es  trop  bien  foutu!  Tu  intimides 
le  nnnde  avec  tes  coupes  et  élévations.  Tu  nous 
la  fais  à  la  gravure!  Un  pur  ne  va  pas  plus  loin 
que  la  Belle  Jardinière,  et  il  prend,  en  passant, 
une  prune  chez  la  mère  Moreaux.  Gare  aux  gi- 
lets et  aux  nœuds  de  cravate  !  Un  patriote  doit 
toujours  avoir  le  cou  libre  et  les  cheveux  ras. 
On  ne  sait  pas  ce  qui  peut  arriver!  » 

Mais  il  résistait  à  ces  propos  et  il  continuait 
à  être  élégant  et  bien  habillé.  C'est  de  là  que 
vint  la  calomnie  sinistre  sous  laquelle  il  faillit 
sombrer,  à  savoir  «  qu'il  payait  peut-être  son 
tailleur!  »...  Quant  à  l'histoire  du  narghilé,  si 
célèbre,  elle  a  toujours  été  mal  racontée.  La 
voici  telle  que  je  la  tiens  directement  d'un  té- 
moin, lequel  jouait  aux  dominos,  dans  le  café, 
à  une  table  voisine  de  celle  où  la  fameuse  scène 
eut  lieu. 

Il  se  distinguait  tellement  par -sa  propreté,  sa 
bonne  éducation,  son  élégance,  la  distinction  de 
son  esprit  et  de  ses  manières,  l'instruction  et  la 
courtoisie,  enfin  par  cent  qualités  uniquement 
réactionnaires  et  de  droit  divin,  de  la  tourbe  ab- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         317 

jecte  des  démocrates  français,  qui  tous  et  sans 
exception  étaient  des  voyous,  des  marlous,  des 
assassins  et  des  forçats,  il  s'en  distinguait  telle- 
ment, dis-je,  que  les  légitimistes,  réactionniares 
et  boulangistes  honorables  résolurent  de  lui 
poser  un  lapin  patriotique. 

«  Est-ce  un  aristo  déguisé,  ou  n'est-ce  pas  un 
aristo  déguisé  ?  Tout  est  là,  et  nous  le  saurons  », 
se  dirent -ils  chez  la  princesse! 

Un  jour  donc  que,  dans  un  de  ces  repaires, 
où  ils  alignaient  des  listes  de  proscription,  le3 
sales  libéraux,  avec  leurs  ongles  noirs,  leurs 
pipes  juteuses,  et  des  jurons  plein  la  bouche, 
discutaient  de  l'immortalité  ce  l'Ame  et  la 
niaient,  le  vieux  quarante-huitard  tira  ses  man- 
chettes, et,  après  un  coup  d'œil  jeté  à  la  glace, 
il  leur  fit  Téloge  de  la  Prise  de  la  Bastille! 
L'éloge  de  la  Prise  de  la  Bastille,  quand  on  est 
tiré  à  quatre  épingles  et  lorsqu'on  s'exprime 
en  termes  choisis,  poétiques,  éloquents,  comme 
il  savait  le  faire,  c'est  gâter  sa  cause  que  de  la 
plaider.  —  Déjà  l'épithète  de  raseur  s'échap- 
pait des  pipes,  lorsqu'on  apporta  à  l'orateur 
un  paquet  ficelé.  Ce  paquet  contenait  un  de  ces 
instruments  dus  à  la  science  moderne  et  qu'un 
docteur  populaire  appliqua  à  l'irrigation  intime 
du  tube  qui  rejoint  et  unit  les  deux  bouches  de 

27. 


318    TRENTE-SIX   CONTES  DE    TOUTES   LES   COULEURS 

l'homme.  Aucun  des  républicains  n'en  connais- 
sait l'usage,  tant  ils  sont  ignorants  et  mal- 
propres de  nature,  et  cela,  hélas!  dans  tous  les 
pays;  lui.  il  savait! 

A  l'apparition  de  l'objet  inconnu,  les  brutes 
laissèrent  tomber  leurs  pipes  et,  béants,  le  regar- 
dèrent. Ils  n'en  avaient  jamais  vu!  Jamais! 
Nos  neveux  ne  se  feront  pas  une  idée  de  ce  que 
c'était  que  des  républicains  français  de  1885  à 
1895!  Enfin,  le  moins  ignare  s'écria  :  a  C'est  un 
narghilé!  »  —  Oui,  dirent  les  autres;  c'est  le  ca- 
lumet de  paix  que  la  réaction  nous  envoie. 
Fumons-le  à  la  ronde. 

Ils  allaient  donc  le  fumer  à  la  ronde,  comme 
des  imbéciles  et  des  sauvages  qu'ils  étaient, 
lorsque  le  faux  frère  en  cheveux  blancs  les 
arrêta  :  —  «  Vous  vous  trompez!  fit-il.  Tel  n'est 
point  son  but,  ni  son  usage!  »  Et  saisissant  l'ob- 
jet par  son  bout  d'ivoire,  il  l'ajusta  où  il  fal- 
lait!... 

A  partir  de  ce  jour-là,  on  douta  de  lui  dans 
les  sections! 


ÊTRE   OISEAU 


REVERIE 


ÊTRE  OISEAU 


RÊVERIE 


C'est  le  rêve  de  l'enfant,  du  poète,  des  amou- 
reux et,  aux  méchants  près,  de  notre  espèce 
lourde  tout  entière,  l'idéal  de  joie.  Il  est  réalisé, 
nous  volons. 

Grâce  aux  Wright,  aux  Farman,  aux  La- 
tham,  à  leurs  émules  prodigieux,  le  quatrième 
élément  est  conquis,  comme  les  trois  autres,  — 
la  nature  est  à  nous.  Salut  aux  Prométhées  de 
l'air.  Ils  n'ont  plus  à  craindre  que  les  dieux, 
qui  ne  leur  marchandent  pas  leur  mauvaise  vo- 
lonté, rendons-leur  cette  justice.  H  y  a  notam- 
ment un  certain  Zeus,  ou  Jupiter,  qui  a  toujours 
peur  qu'on  ne  viole  son  domicile,  10.000  mètres 


3-2-2  TRENTE-SIX   CONTES 

au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  et  qu'on  le 
blague  à  ce  sujet,  comme  à  d'autres,  dans  les 
opérettes.  C'est  probablement  son  aigle  qui 
tournait  autour  de  M.  Latham,  sur  la  Manche 
et  qui  y  jetait  de  la  graine  de  guigne.  Ah!  la 
sale  bête.  Mais  il  est  trop  tard,  nous  y  monte- 
rons quand  nous  voudrons,  dans  cet  Olympe, 
une  butte,  une  simple  butte,  d'où  l'on  voit  le 
dessin  de  la  Grèce,  quelque  chose  comme  une 
feuille  de  mûrier  flottant  sur  un  baquet  d'eau  de 
Javel  limoneuse. 

Il  est  certain  que  désormais  nous  allons  vivre 
le  nez  en  l'air,  à  regarder  voguer  les  petits  ba- 
teaux volatiles  dans  le  vide.  Tout  va  se  passer 
dans  les  altitudes.  Je  pense  que  si  la  théorie 
darwinienne  est  la  bonne,  nos  organes  eux- 
mêmes  doivent  subir  peu  à  peu  les  lois  du  trans- 
formisme. Nos  bras  tourneront  aux  rémiges 
et  à  nos  pieds  pousseront  des  pennes  comme 
ceux  de  Mercure,  dieu  du  commerce  d'ailleurs, 
et  qui,  à  ce  titre,  incarne  déjà  le  vol  dans  les 
deux  sens  du  mot,  si  j'ose  dire.  Il  n'en  saurait 
être  autrement  lorsque  la  fonction  crée  l'or- 
gane. L'homme  aérien  s'impose  à  l'aéroplane 
comme  l'homme  terrestre  s'est  imposé  à  la 
charrue.  L'action  du  vélo  et  de  l'auto  sur  les 
poumons,   les  médecins  vous  le   diront,   n'est 


DE   TOUTES    LES   COULEURS 


pas  douteuse   :   nos  coureurs   olympiques   ont 
déjà  des  souffles  de  cyclopes. 


Mais  voici  venir  les  temps  de  l'homme-oiseau, 
ou  si  vous  l'aimez  mieux,  de  l'oiseau  humain. 
C'est  un  animal  nouveau  qui  frappe  à  la  porte 
de  M.  de  Buffon  et  dérange  l'ordre-  de  la  zoo- 
logie comparée.  Outre  qu'il  coïncide  à  la  fois 
avec  des  tremblements  de  terre  d'une  part  et. 
de  l'autre,  avec  des  bouleversements  sociaux 
qui  tous  deux  sentent  leur  cataclysme,  son 
apparition  semble  en  apporter  le  remède.  Soit 
que,  pareil  à  Pépervier,  il  monte  droit  dans  l'élé- 
ment azuré,  soit  qu'il  y  tire  des  bordées  comme 
le  faucon,  ou  soit  encore  que  rival  du  ramier, 
il  en  fende  les  ondes  à  huit  coups  d'ailes  à  la 
secondeV  l'oiseau-homme  brave  la  secousse  sis- 
mique,  le  socialisme,  l'inondation,  le  féminisme, 
la  pièce  à  thèse,  le  roman  à  clef,  et  tous  les 
fléaux  de  ce  plancher  des  vaches  où  les  vaches 
mômes  ne  peuvent  plus  ni  paître  en  paix  ni  dor- 
mir./je  ne  connais  pas  de  misère  échappée  de 
la  boîte  de  Pandore  qu'on  n'évite  en  quatre 
coups  d'avirons  dans  la  mer  céleste,  et,  à  mille 
mètres  d'élévation,  rien  n'apparaît  d'un  inté- 


3-24  TRENTE-SIX   CONTES 

rêt  plus  minime,  infinitésimal  même,  que  la 
chute  d'un  ministère,  je  n'ose  dire  d'un  gou- 
vernement, mais  je  le  pense. 

Incalculables  conséquences  de  la  découverte, 
la  pensée  se  perd  et  s'use  à  les  imaginer,  mais 
il  faut  mettre  au  premier  rang  celle  qui  d'abord 
en  découle,  à  savoir  la  suppression  des  parque- 
ments  ethniques  d'où  naissent  toutes  querelles 
et,  partant,  les  guerres  de  races.  Quelle  limite 
est  une  chaîne  de  montagnes  dont  on  franchit 
les  cimes  en  se  jouant?  Quelle  frontière  est  le 
plus  large  fleuve  qu'on  enjambe  d'un  bond 
dans  le  laps  d'une  cigarette?  Dites-moi  ce  que 
pèse  la  Manche  sous  les  biplans  ou  les  mono- 
plans des  balladeurs  de  l'espace.  A  quoi  ré- 
pond, vieille  Angleterre,  cette  terreur  du  tunnel 
sous-marin,  voie  redoutée  des  invasions  conti- 
nentales, que  tu  refuses  à  notre  réconciliation 
historique?  Si  Guillaume  le.  Bâtard,  fils  de  Ro- 
bert le  Diable,  chanté  par  Meyerbeer,  voulait 
aujourd'hui  renouveler  sa  descente,  ce  n'est  pas 
neuf  cents  barques  qu'il  fréterait  à  l'embou- 
chure de  la  Dives,  mais  neuf  cents  cerfs  volants, 
armés  et  chevauchés,  par  les  Normands.  Quant 
à  Napoléon,  quel  camp  de  Boulogne,  mon  em- 
pereur! Une  Armada  d'aéroplanes!  Je  crois, 
certes,  à  l'alliance  anglaise,  mais  je  n'y  crois  fer- 


DE   TOUTES    LES   COULEURS  323 

mement    que    depuis   le    triomphe    de    l'avia- 
tion  sur  le  pas   de   Calais. 


* 


Être  oiseau '.Pouvoir  à  son  gré,  quand  on  s'em- 
bête, lorsqu'on  est  triste  et  malheureux,  piquer 
de  sa  fenêtre  une  tête  dans  l'infini!  Pédaler 
l'azur!  Tailler  des  coupes  profondes  dans  l'élé- 
ment élastique  et  fluide.  Monter,  s'élancer,  pla- 
ner, fondre,  se  balancer,  papillonner,  percher 
sur  les  clochers,  glisser  sur  les  forêts,  se  mirer 
dans  les  lacs  alpestres,  sauter  drôlement  les 
douanes,  voir  le  monde  à  l'envers,  les  villes  en 
raccourci,  et  plonger  à  contre  sens  des  lois  stu- 
pides  de  la  pesanteur!  Enfoncée  l'attraction! 
Bulle  ou  bolide,  à  ma  fantaisie,  je  tombe  si  je 
veux,  où  je  veux,  ou  je  chasse  aux  nuées. 

Et  puis,  quand  je  suis  las,  si  oh  peut  l'être, 
je  cingle  sur  le  balcon  d'attache,  je  pique  du  bec 
la  vitre  de  l'ami  :  «  C'est  moi,  je  viens  te  deman- 
der à  déjeuner  »  et  j'attache  mes  ailes  à  la  grille 
de  son  jardin  suspendu,  comme  le  cavalier 
attache  son  cheval  à  l'anneau  de  l'auberge. 

Soyez-en  sûrs,  le  jardin  suspendu  est  créé  par 
l'aviation;  il  est  l'avenir  de  l'architecture.  La 
maison  future  sera  renversée,  ou  elle  ne  sera 

28 


BK  TRENTE-SIX   COTES 

pas,  et  on  n'y  entrera  que  par  la  cheminée,  de 
haut  en  bas,  comme  Asmodée  et  les  lutins  des 
légendes  germaniques.  Les  toits,  ouverts  en 
terrasses  à  l'orientale,  auront  des  remises  à 
aéros  et  de  petits 'ateliers  de  réparation  de 
plumes  d'ailes.  Vous  verrez,  au  Salon,  des  ta- 
bleaux plafonnants  où  les  choses  de  la  vie  aé- 
rienne seront  représentées  à  vol  d'oiseau  dans 
la  perspective  désormais  normale  dont  les  moi- 
neaux jouissent  des  gouttières.  Elle  est  aussi 
celle  des  anges,  porteurs  d'âmes,  dont  nos 
croyances  peuplent  le  firmament  et  qui  font  le 
service  du  paradis. 

Dans  son  livre  charmant,  L'Oiseau.  Michelet 
décrit  en  maître  les  sensations  de  l'être  empenné 
et  nous  prédit  ainsi  les  nôtres.  Sa  prédilection 
est  pour  1" hirondelle  et  à  la  façon  pénétrante 
dont  il  chante  le  sort  de  l'éternelle  émigrante, 
on  se  demande  si,  par  métempsycose,  il  n'a  pas 
été  hirondelle  lui-même  avant  de  revêtir  la 
forme  hybride  du  plus  déshérité  des  animaux. 
Son  style  palpite  comme  un  cœur  d'oisillon 
dans  la  paume  d'une  main  d'enfant.  Nul  n'a 
dit  et  ne  dira  jamais  comme  lui  le  drame  de 
Taronde,  pendue  au  soleil,  et  glissant  sur  ses 
rais  autour  du  monde,  comme  dans  les  sillons 
flottants  du  char  apollonien.  Il  y  vole  littéra- 


DE   TOUTES   LES   COULEURS  327 

lement  avec  elle.  Il  pousse  ses  cris,  il  s'essore, 
se  berce,  dessine  ses  longs  lacets  circulaires  et 
niche  aux  angles  des  maisons  heureuses.  C'est 
une  incarnation  extraordinaire.  Michelet  fut 
r oiseau-homme  avant  l'heure  et  le  prophète 
du  prodige  de  l'aviation. 

Il  en  vient  à  confondre  l'hirondelle  avec  l'âme 
même  qu'elle  lui  symbolise  et  ce  n'est  pas  l'un 
des  moindres  effets  de  son  lyrisme  éperdu  que 
de  le  surprendre,  lui,  le  prosateur  à  la  phrase 
courte,  en  plein  délit  de  versification  et  de 
rimes  dans  l'hymne  d'amour  qu'il  lui  consacre. 
Lisez  ceci  à  voix  haute  : 

«  Qui  sait?  l'âme  revient  peut-être  à  tire 
«  d'aile  revoir  le  cher  foyer  d'amour  et  de  labeur 
«  et  dire  un  mot  encore  en  langue  d'hirondelle 
«  à  ceux  qui  même  alors  gardent  tout  notre 
«  cœur,  m 

C'est  un  quatrain,  digne  d'Alfred  de  Musset 
et  je  n  y  ai  changé  qu'un  mot,  labeur  pour  tra- 
vail, sans  plus.  Michelet,  poète  sans  s'en  douter, 
—  en  fait-il  des  miracles,  cet  aéroplane! 


LES   MOINEAUX   MORTS 


CONTE    ORNITHOLOGIQUE 


28. 


LES   MOINEAUX   MORTS 


CONTE     ORNITHOLOGIQUE 


Rien  de  plus  agréable  pour  un  poète  que  de 
recevoir  de  ses  correspondants  des  sujets 
d'études.  J'ai  souvent  cette  aubaine,  et  j'avoue 
que,  lorsque  le  thème  indiqué  relève  de  la  phi- 
losophie qui  m'est  propre  et,  comme  on  dit,  de 
ma  manière,  j'incline  volontiers  à  satisfaire  les 
bonnes  gens  qui  me  font  l'honneur  cle  vouloir 
collaborer  à  mes  besognes. 

Cette  semaine,  ma  musette  a  été  provoquée 
sur  deux  questions,  d'abord  sur  celle  du  mas- 
sacre des  moineaux,  qui  paraît  bouleverser  un 
-assez  grand  nombre  de  lecteurs.  Il  y  faudrait, 
pour  défendre  leurs  chers  pierrots,  la  plume  du 
père  Toussenel,  l'auteur  phalanstérien  de  Y  Or- 


332  TRENTE-SIX   CONTES 

nithologie  passionnelle.  Lui  seul  eût  pu  plaider 
leur  cause,  et  dire  s'ils  dévorent  plus  de  blé  que 
de  chenilles,  partant  qu'ils  sont  plus  nuisibles 
qu'utiles.  Le  père  Toussenel  savait  ces  choses. 
Par  un  procédé  d'analogies  emprunté  à  La 
Fontaine  et  illustré  par  Grandville,  il  démon- 
trait dans  chaque  espèce  l'honnêteté  de  la  na- 
ture et  prouvait  qu'il  n'y  avait  réellement  sous 
le  soleil  qu'une  seule  bête  méchante,  ou  plutôt 
mauvaise,  et  cette  bête,  vous  la  connaissez 
Ce  n'est  pas  le  moineau.  Ce  n'est  même  ni 
le  tigre,  ni  l'hyène,  ni  le  requin,  ni  la  vipère. 
Ce  n'est  pas  non  plus  ce  terrible  nyctalope,  le 
grand-duc,  oiseau  de  la  mort,  en  qui  il  voyait 
a  l'Infâme  »  et  à  qui  il  trouvait  une  ressemblance 
si  drôle  avec  M.  Thiers,  sans  doute  à  cause  de  la 
lue  Transnonnain.  Oh!  la  rue  Transnonnain, 
douleur  inconsolable  des  républicains  poètes  de 
la  Deuxième!  Une  barricade,  la  nuit,  et,  devant, 
des  cadavres  crispés;  puis,  en  haut,  sur  le  tas 
de  pavés  rouges,  M.  Thiers  et  ses  lunettes!... 
La  voilà,  la  méchante  bête,  —  un  homme,  quoi! 
Pour  ce  qui  est  des  moineaux,  je  suis  bien 
tranquille,  on  ne  les  détruira  pas,  et  mes  corres- 
pondants ornithophiles  peuvent  l'être  autant 
que  moi.  Xi  salpêtre,  ni  poison  n'en  viendront  à 
bout,  et  on  y  épuisera  les  primes,  leur  prolifi- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         333 

cité  étant  inouïe,  fabuleuse,  et,  rougissons-en, 
exemplaire.  Plus  on  en  tuera,  plus  ils  pullu- 
leront, car  telle  est  leur  loi.  C'est  à  peine  si  leur 
dinrnution  sera  sensible  lorsque  Fautomobi- 
lisme  aura  supprimé  le  cheval  et  rendu  le  crottin 
plus  rare  que  la  truffe.  Là  où  il  y  a  une  ville,  il 
y  a  des  rats  dans  les  caves  et  des  pierrots  sur  les 
toits.  L'arrêt  d'extermination  des  moineaux, 
si  on  le  décrète,  sera  de  la  poudre  aux  moi- 
neaux, c'est  le  cas  de  placer  cette  locution.  Char- 
meurs des  jardins,  dormez! 

Si  le  pierrot  se  défend  par  lui-même  de  son 
invincible  fécondité,  —  il  a,  je  crois,  jusqu'à 
quatre  couvées  par  an,  —  il  pourrait  encore,  en 
un  temps  moins  pratique,  arguer,  pour  nous  api- 
toyer, des  services  rendus  pendant  le  Siège  et 
du  rôle  patriotique  qu'il  y  remplit  en  nous  ali- 
mentant de  pâtés  d'alouettes.  Loin  de  franc  - 
filer,  et  Dieu  sait  s'il  le  pouvait,  il  plia  ses  ailes 
et  il  s'enferma  avec  les  ingrats  qui  parlent  au- 
jourd'hui de  le  proscrire.  On  en  fit  des  héca- 
tombes et  Paris  ne  fut  plus  qu'un  énorme  Pi- 
thiviers.  Les  moineaux  francs,  pendant  le  Siège, 
ont  réalisé  par  milliers  à  la  fois  le  :  «  Qu'il  mou- 
rût! »  du  grand  Corneille  et  le  dévouement  du 
pélican. 

Peut-être  la  fureur  suburbaine  des  puissants 


334  TRENTE-SIX  CONTES 

maraîchers  l'emportera-t-elle  cependant  sur 
la  reconnaissance  des  Parisiens,  et  le  moineau 
donnera-t-il  lieu,  comme  la  taupe,  à  des  primes 
d*assassinat,  d'où  naîtront  de  vagues  industries. 
De  quelle  somme  sera  cette  prime  par  tète, 
c'est  ce  que  j'ignore.  En  Afrique,  celle  d'un 
lion  vaut  six  mille  francs,  mais  la  chasse  en  est 
plus  dangereuse.  Se.  fera-t-on  les  trente  sous 
sur  les  gouttières?  Dressera-t-on  des  chats  de 
chasse?  Tendra-t-on  des  filets  entre  les  che- 
minées? Faudra-t-il  des  permis?  Y  aura-t-il 
des  toits  réservés  et  des  rues  interdites?  Le 
Président  de  la  République  ouvrira-t-il  solen- 
nellement cette  vénerie  au  Bois  de  Boulogne, 
le  faucon  au  poing?  Quels  seront  les  droits  sur 
ce  gibier  aux  Halles?  Que  fera-t-on  de  ces  petits 
cadavres  déplumés  qu'un  Siège  seul  rend  co- 
mestibles? 

Le  massacre,  d'ailleurs  parfaitement  imbé- 
cile, comme  tout  massacre,  ne  sera  de  quelque 
utilité  qu'aux  naturalistes,  et  j'entends  par  na- 
turalistes les  savants  qui  x  étudient  les  phéno- 
mènes de  l'Histoire  naturelle,  spécialement  ici 
les  ornithologues.  L'un  de  ces  phénomènes,  qui 
va  jusqu'au  problème  encore,"  est  celui  de  la 
mort  du  passereau. 

N-  11  pas  que  je  sache  de  quoi  il   meurt,  le 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         335 

pauvre  bohème,  car  c'est  de  faim,  de  froid, 
d'amour,  comme  toutes  les  bêtes  gardées  dans 
l'Arche,  et  il  meurt  aussi  d'avoir  vécu,  hélas! 
mais,  une  fois  mort,  on  ne  sait  pas  ce  que  son 
petit  cadavre  devient,  et  personne  n'a  jamais  vu 
un  moineau  mort,  ni  à  la  ville,  ni  dans  les  champs, 
ni  l'été,  ni  l'hiver,  sous  la  feuille  ou  la  tuile. 

Dans  un  livre  admirable,  le  plus  tendre  qu'ait 
écrit  le  sensitif  des  sensitifs,  dans  La  Nature  chez 
elle,  Théophile  Gautier  a  posé,  le  premier,  aux 
savants,. cette  question  de  poète  :  a  Que  devien- 
nent les  pierrots  morts?  a  Et  notre  ami  François 
Coppée  la  lui  a  cueillie  aux  lèvres  pour  la  traiter 
en  un  lied  charmant.  Après  avoir  volé,  s'il  vole 
trop,  se  fond-il  dans  l'espace?  Le  vent  le  boit-il 
d'une  lampée?  Se  dissipe-t-il  comme  un  flocon 
dans  l'indigo  profond  de  l'éther  immense?  Car 
tous  ne  sont  pas  dévorés  par  l'émouchet  et 
l'épervier,  et  les  trois  quarts  sans  doute,  meurent 
de  mort  naturelle  dans  les  hôpitaux  des  bois  ou 
les  châteaux  des  cheminées!  Or, personne  ne  peut 
se  vanter  d'avoir  rencontré  dans  ses  prome- 
nades le  cadavre,  que  dis-je!  le  squelette  d'un 
passereau.  Les  appelle-t-on  moineaux  parce 
qu'ils  disparaissent  comme  les  moines,  inaper- 
çus? Le  pierrot  ne  meurt  pas,  il  se  volatilise;  du 
moins,  on  pourrait  le  croire. 


336    TRENTE-SIX   CONTES   DE  TOUTES    LES  COULEURS 

On  saura  donc,  et  ce  sera  tout  le  bénéfice  de 
l'extermi nation,  comment  est  fait  un  moineau 
mort,  et  les  naturalistes  pourront  en  dissèque1* 
sans  être  obligés  de  les  tuer  eux-mêmes  ou  de 
les  arracher  aux  moustaches  matamoresques 
des  matous.  Le  problème  de  Théophile  Gautier 
sera  résolu;  la  science  aura,  fichtre,  fait  un 
grand  pas. 

Je  les  aimais  mieux  dans  le  cimetière  aérien, 
évanouis  en  discrètes  personnes,  et  cherchés 
par  les  yeux  attendris  des  poètes.  Chacun  son 
goût,  seigneurs  maraîchers.  Mais,  encore  une 
fois,  tous  les  «  taïauts  »  et  les  «  sus,  sus  •»  n'y 
feront  rien,  et  ces  gais  compagnons  garderont 
la  ville.  Moineaux,  petits  moines  gais  du  mo- 
nastère de  Courte-et-Bonne,  espèce  paillarde 
et  mystique,  il  y  aura  toujours  pour  vous  des 
miettes  de  pain  d'aumône  sur  les  rebords  de  nos 
fenêtres.  Louez  Dieu  et  cachez  vos  cadavres. 


LA   PIÈCE    SUISSE   ASSISE 


CHOSE    ENTENDUE 


29 


LA   PIÈCE   SUISSE  ASSISE 


CHOSE    ENTENDUE 


'  Des  événements  sans  relativité  aucune  avec 
la  passion  de  la  roulette  m'ont,  la  semaine  passée 
conduit  à  Monte-Carlo,  où,  pour  en  finir  d'un 
coup  avec  la  dîme  que  tout  voyageur  doit  y 
payer  à  la  grande  cycliste  aux  yeux  bandésr 
j'ai  joué,  l'un  après  l'autre,  deux  louis  sur  le 
tapis  vert.  Inutile  de  vous  dire,  n'est-ce  pas,  le 
résultat! 

L'un  de  ces  louis  m'avait  été  confié  par  un 
ami,  qui,  grâce ji  Dieu!  n'en  est  pas  à  ce  napo- 
léon pour  vivre.  Il  apprendra  ici  la  ruine  de  ses 
espérances.  Son  napoléon  est  comme  s'il  n'avait 
jamais"  existé!  Je  renonce  à  le  suivre  par  la  pen- 
sée dans  les  zigzags  infinis  de  cette  circulation 


340  TRENTE-SIX   CONTES 

à  laquelle  il  a  été  rendu.  Mais  on  ne  m'ôtera  pas 
de  la  tête  que  j'aurais  mieux  fait  de  le  donner 
à  un  pauvre.  Je  n'ai  pas  osé,  et  voilà  ce  que 
c'est  que  d'être  honnête.  Louis  de  mon  ami, 
où  es-tu!  Oh!  comme  tu  cours  à  présent  entre 
les  mains  humaines! 

J'ai  dû  mal  jouer.  J'en  serais  même  sûr,  si 
je  me  résignais  à  croire  au  jugement  porté  sur 
mon  malheureux  coup  par  un  expert,  qui,  placé 
derrière  moi,  paraissait  défier  la  fortune.  A  la 
vérité,  cet  expert  ne  jouait  pas  lui-même,  soit 
pour  une  raison,  soit  pour  une  autre.  Non,  il  ne 
jouait  pas,  l'expert,  mais  il  me  regardait  jouer, 
l'œil  farouche.  Et  ce  ne  fut  pas  long.  C'est  une 
justice  à  rendre  à  cette  passion,  ses  spasmes  sont 
brefs. 

—  Monsieur,  lui  dis-je  poliment,  c'est  bien 
la  noire,  si  je  ne  m'abuse,  qui  vient  de  sortir 
sous  la  bille  d'ivoire? 

—  Oui,  fit-il,  brusque,  et  voilà  la  dix-sep- 
tième fois  qu'elle  passe!  C'est  insensé! 

A  peine  eut-il  formulé  cette  appréciation  sa- 
vante, que  je  précipitai,  logique,  le  louis  de  mon 
ami  sur  la  couleur  rouge.  J'estimai,  en  agis- 
sant ainsi,  me  montrer  joueur  de  première 
force.  Car,  enfin,  à  moins  qu'Azaïs,  mon  maître, 
ne  mente,  si  une  couleur  fournit  une  série  de 


DE    TOUTES   LES  COULEURS  311 

dix-sept  coups,  il  y  a  dix-sept  chances  pour  que 
ce  soit  au  tour  de  la  couleur  adverse  à  entrer 
dans  la  carrière.  Hélas!  la  bille  éburnéenne, 
chassée  par  un  pouce  fatal,  virevolta  dans  le 
cuivre  miroitant  de  la  cuvette,  et,  après  quel- 
ques caracoles  élégantes  et  sonores,  elle  se  logea 
dans  une  ruche  ennemie,  comme  le  frelon  chez 
l'abeille  :  une  dix-huitième  fois,  la  noire  gar- 
dait sa  position  victorieuse.  Un  râteau  de  bois 
des  îles  s'allongea;  pareil  au  bras  de  Dieu  hors  de 
des  nuées,  ou  à  la  tentacule  de  la  pieuvre,  il 
ratissa,  et  le  louis  de  mon  ami  se  perdit  à  jamais 
dans  la  circulation  immense,  vertige  des  choses 
et  des  êtres!... 

—  Parbleu!  fit  une  voix  sarcastique,  et 
l'expert  morose  s'éloigna  en  haussant  les 
épaules.  Vexé,  je  lui  courus  après. 

—  Je  vous  jure,  lui  dis-je,  que  j'avais  l'in- 
tention de  mettre  sur  la  couleur  gagnante. 

—  Alors,  fit-il,  elle  ne  serait  pas  sortie. 

—  Pourquoi? 

Il  secoua  la  tête,  une  tête  blanchie  par  l'ex- 
périence et  comparable  à  celle  des  vieux  oli- 
viers tordus  par  le  vent  de  la  côte  : 

—  Pourquoi?  Parce  que  vous  ne  savez  pas 
jouer! 

J'appris  ainsi,  de  cette  réponse  sibyllique,  que 

29. 


Mi  TRENTE-SIX   CONTES 

le  jeu  est  une  s<:ien«?e.  et  que  je  n*y  étais  qu'une 
fichue  bête.  Oh!  comment  une  couleur  perdante 
peut  devenir  gagnante.  —  et  c?'ce  versa.  — ■  selon 
que  le  joueur  sait  ou  ne  sait  pas  jouer,  voilà  ce 
que  je  mourrai  sans  comprendre.  Pourtant, 
cette  leçon  m'a  été  donnée  par  un  homme  d'âge, 
îà-bas.  sur  les  lieux  mêmes.  Entre  nous,  je  ne 
bavais  pas  volée. 

Alors,  je  résolus  d'apprendre  à  jouer  et  de 
reconquérir  le  louis  de  mon  ami  à  mon  propre 
dam  et  dommage.  A  cet  effet,  je  prélevai  un 
autre  napoléon  dans  le  sac  à  million  qui  ne 
me  quitte  jamais,  même  en  voyage,  et.  le  pres- 
sant fortement  dans  mon  poing  fermé,  je  me 
mis  à  la  reeherche  de  mon  savant  à  la  tête  ehe- 
nue.  Il  stationnait  devant  la  même  table  de 
roulette  que  la  veille  et  paraissait  y  jouir,  fré- 
nétique, de  l'imbécibité  de  ses  contemporains, 
dont  le  râteau  en  bois  des  lies  décimait  mé- 
thodiquement les  H*R 

— ■  Yui  elle  sapete,  lui  dis-je  dans  la  langue  du 
Dante,  voici  un  seconi  louis  qui  ne  doit  rien  à 
personne.  Je  désire,  pour  ma  seule  instruction, 
le  placer  d'une  manière  scientifique  sut  le-  nu- 
méro plein  qui  va  sortir,  selon  qu'il  est  écrit 
de  toute  éternité,  et  j'ai  recours  à  vos  lumières. 

Ilsalua.  Je  reprisj  —  Sans^doute,  votre  éru- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         343 

ditioxi  est  profonde,  et  vos  cheveux  d'argent, 
pareils  à  la  peluche  des  oliviers  centenaires, 
attestent  les  puissants  calculs  mathématiques 
qui  font  de  vous  le  vénérable  d'Alembert  de  ce 
rocher  verdoyant.  Vous  possédez  le  temps,  là- 
où  un  simple  poète  tel  que  moi  ne  possède  que 
l'heure,  et  c'est  dans  les  entrailles  du  Passé 
que  vous  lisez  les  choses  de  l'Avenir.  Voici 
mon  louis.  Où  dois-je  le  mettre? 

Il  baissa  le  front,  s'abîma  clans  les  mnémo- 
technies  qui  sont  la  gloire  d'Inaudi,  et  je  vis 
que  son  âme  voltigeait  sur  les  martingales 
comme  le  martin-pêcheur  sur  les  pointes  des 
cactus  en  fleurs. 

—  Voici,  fit-il.  Vous  laisserez  passer  trois 
coups  et  vous  ponterez  sur  le  17.  C'est  infail- 
lible. 

Docile,  je  me  conformai  à  l'oracle.  Ce  fut 
le  zéro  qui  sortit.  Le  second  louis  alla, rejoindre 
le  louis  de  mon  ami. 

—  Eh  bien!  dis-je  au  d'Alembert,  et  cette 
science? 

A  ce  moment,  un  brouhaha  s'éleva  à  une 
table  voisine.  Un  joueur  venait  de  faire  sauter 
la  banque,  et,  concordance  singulière,  il  l'avait 
fait  sauter  sur  le  numéro  17.  Je  ne  m'étais 
trompé  que  de  table! 


3U  TRENTE-SIX   CONTES 

Car,  si  le  jeu  est  une  science,  il  est  un  art 
aussi,  de  telle  sorte  que  je  ne  sus  plus  qu'en 
penser. 

Le  besoin  de  rafraîchir  ma  philosophie  s'im- 
posait. Je  sortis  des  salles  tintinnabulantes  et 
m'en  fus  prendre  l'air  à  la  terrasse  d'un  café 
d'où  l'on  domine  toute  la  baie,  encadrée  de 
montagnes,  et  bordée  de  pêchers  délicieusement 
roses.  Là,  au  milieu  de  ces  floraisons  enchante- 
resses, baigné  par  les  parfums  de  ce  printemps 
hâtif,  je  pensai  aux  êtres  chers  qui  grelottaient 
au  loin,  sous  les  giboulées  glaciales,  et  je  leur 
écrivis.  La  lettre  terminée,  je  hélai  un  petit 
groom-chasseur  qui  se  tenait  à  la  porte  et  le 
chargeai  d'aller  jeter  le  pli  à  la  boîte.  Sa  course 
fut  vite  faite,  et,  quelques  nrnutes  après,  il 
était  devant  moi.   attendant  son  pourboire. 

C'était  un  gamin  de  treize  ou  quatorze  ans 
à  peine,  au  visage  éveillé  et  dont  les  allures  dé- 
cidées ne  laissaient  point  de  doute  sur  le  scep- 
ticisme précoce  contracté  au  service  quotidien 
d'une  clientèle  de  déments.  Je  rouvris  mon  sac 
à  million,  pour  lui  payer  son  salaire,  et  n'y  trou- 
vai pour  toute  petite  monnaie  qu'un  décime 
et  une  pièce  de  vingt  sous  fausse  que  Ton 
m'avait  glissée  sans  que  je  m'en  aperçusse. 

—  Écoute,  lui  dis-je,  tu  as  marché  cent  pas 


DE   TOUTES   LES   COULEURS  345 

à  peine  pour  me  porter  cette  lettre  à  la  poster 
Ton  travail  vaut  dix  centimes,  même  ici,  où 
un  œuf  à  la  coque  coûte  trois  francs.  Voici 
les  dix  centimes,  si  tu  les  veux.  Mais  j'ai  là 
aussi  une  pièce  de  vingt  sous,  qui  ne  vaut 
plus  rien,  étant  démonétisée.  C'est  une  «  suisse 
assise  ».  Lequel  aimes-tu  mieux,  du  décime 
valable  ou  du  mauvais  franc? 

—  Donnez-moi  le  franc,  fit  l'enfant. 

Il  le  prit,  disparut  un  instant  dans  une  salle 
voisine,  pleine  de  consommateurs,  et  revint.  — 
Regardez,  saurit-il. 

Il  avait  passé  la  pièce  et  tenait  à  la  main,  au 
lieu  de  la  «  suisse  assise  »,  une  belle  république 
française  toute  neuve,  et  valant  son  taux  de 
cent  centimes.  Le  petit  groom-chasseur  gagnait 
neuf  fois  sa  mise. 

Ainsi  ce  jeune  Monégasque,  plus  chanceux  que 
mon  ami,  plus  savant  que  l'expert  et  plus  ar- 
tiste que  moi-même,  réunissait  les  trois  vertus 
du  joueur  :  la  chance,  la  science  et  l'art  du  jeu, 
_à  quatorze  ans.  Va,  va,  conclus-je,  tu  Mar- 
cellus  eris,  et  l'âge  venu,  tu  seras  le  sage  de 
ces  bords,  soit  le  croupier  dextre  et  honorable, 
qui  se  la  coule  douce,  à  la  Turbie,  dans  un  cot- 
tage, au  milieu  des  vignes  ensoleillées. 


LE    ROUGE-GORGE 
EN   AUTOMOBILE 


CHOSE    VUE 


LE  ROUGE -GORGE  EN  AUTOMOBILE 


CHOSE    VUE 


L'un  des  métiers  que  j'aurais  choisi,  si  l'on 
était  libre  de  sa  vie,  est  celui  de  charmeur  d'oi- 
seaux. Il  est  vrai  que  ce  n'est  pas  un  métier; 
ce  serait  une  fonction,  plutôt,  dans  une  société 
bien  faite  et  «  naturelle  »  car  il  n  est  pas  dou- 
teux qu'envers  les  animaux,  nous  n'ayons 
charge  d'âmes.  Peut-être  est-ce  le  sens  du  mythe 
d'Orphée  et  l'idée  philosophique  de  Robinson 
Crusoë?  Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  pour  les  oiseaux 
que  j'en  tiens;  ils  le  savent  du  reste,  et  je  vous 
réponds  qu'ils  en  usent  et  mésusent,  à  Paris 
comme  à  la  campagne. 

Pendant  et  après  le  siège  de  Paris,  en  1870 
et  1871,  il  venait  souvent  chez  l'éditeur  Lemerre, 

30 


350  TRENTE-SIX   CONTES 

un  vieux  fouriériste,  appelé  Toussenel,  qui 
avait  élevé  l'ornithologie  à  la  hauteur  d'un 
apostolat.  L'oiseau  était  pour  lui  le  chef- 
d'œuvre  de  la  création  et  la  seule  bête  de 
l'Arche  qui  méritât  d'échapper  au  Déluge.  Je 
me  rappelle  qu'il  ne  faisait  exception  que  pour 
la  pie,  dont  il  avait  horreur.  Il  l'accusait  de 
pure  infamie  et  la  taxait  de  vol.  ie  meurtre  et 
mouchardise.  Oui.  de  mouchardise!  —  Elle 
dénonce  les  lièvres  aux  chiens!  s'écriait-il  drck 
lement.  Aussi,  en  tuait-il  tant  qu'il  pouvait  et 
nous  adjurait-il  de  les  exterminer.  Bon  père 
Toussenel,  c'est  à  lui  que  je  pense  en  vous  con- 
tant mon  histoire  du  rouge-gorge,  car  je  ne 
doute  pas  qu'elle  ne  l'eût  enchanté. 


Je  dois  vous  dire  que.  tous  les  matins,  en  ou- 
vrant ma  porte  sur  le  jardin  de  mon  habitation 
agreste  et  maritime,  je  suis  salué  par  un  cha- 
maillis  assourdissant  de  volatiles  familiers,  qui 
prennent  fort  au  sérieux  leur  droit  à  la  distri- 
bution des  vivres.  Il  leur  faut  leur  pain  du  jour 
à  l'heure,  et  du  blanc,  et  du  bien  émietté,  sur 
une  table  ronde  spéciale,  la  leur,  où  ils  le  pillent. 
Et  si  j'ai  tardé,  ils  m'  «  engueulent  ».  C'est  une 


DE   TOUTES  LES    COULEURS  351 

chienlit  véritable,  une   conduite   de   Grenoble. 

Quelques-uns  même  vont  plus  loin  encore, 
soit  jusqu'aux  voies  de  fait,  et  notamment 
certain  rouge-gorge,  ou  plutôt  une  rubiette, 
car  c'est  une  dame,  qui  me  saute  sur  l'épaule 
et  me  pince  sévèrement  l'oreille.  Nous  nous 
connaissons  depuis  bien  des  années.  Je  l'ai 
appelée  Gigogne,  à  cause  de  l'innombrable 
quantité  de  petits  parasites  dont,  elle  a  peuplé 
le  domaine.  Point  d'arbuste,  genêt  d'or,  troëne 
d'argent,  tamaris  de  corail,  romarin  embaumé, 
où  elle  n'ait  pendu  et  laissé  un  nid,  la  déver- 
gondée, et  c'est  sa  lignée  ou  peu  s'en  faut,  qui 
peuple  ma  volière  sans  grilles. 

Peu  à  peu,  Gigogne  s7est  enhardie;  elle  s'est. 
mise  à  «  gigogner  »  dans  un  rosier  grimpant  dont 
la  maison  est  drapée  et  brodée,  et  ses  marmots, 
quand  ils  s'essayent  au  vol,  tombent  dans  mon 
potage.  Nous  sommes  obligés,  moi  et  les  miens, 
de  nous  lever  de  table  pour  les  remettre  à  leur 
mère.  —  Ah!  ça,  est-ce  que  tu  veux  aussi  que 
je  les  élève?  —  Et  sa  réponse  est,  en  langue  de 
rouge-gorge  :  —  «  Ouip,  ouip  »,  que  le  père  Tous- 
senel  traduirait  par  :  —  Je  n'y  vois,  aucun  incon- 
vénient. 

Mais  je  ne  peux  pas.  les  élever,  parce  que,  la 
saison  venue,  je  suis  forcé  par  les  dieux  me- 


352  TRENTE-SIX   CONTES 

chants  de  retourner  à  Paris  pour  y  gagner  le 
pain  que  je  leur  émiette.  Il  y  a  là  huit  ou  neuf 
mois  d'absence,  de  maison  fermée,  de  froidure 
et  de  famine  peut-être,  pendant  lesquels  Gi- 
gogne se  demande  quelle  est  la  raison  plausible 
de  mon  abandon.  De  plausible,  il  n'y  en  a  pas, 
d'absurdes,  elles  surabondent.  Aucune  hiron- 
delle voyageuse  n'est  restée  dans  les  cheminées 
pour  lui  expliquer  pourquoi  Ton  part,  où  l'on 
va,  et  ce  que  c'est  que  les  villes-lumières.  Gi- 
gogne croit  à  ma  trahison,  à  ma  mort,  je  l'ima- 
gine. Elle  pique  du  bec  les  vitres  de  ma  chambre. 
Sa  marmaille  s'abat  sur  la  table  ronde  où  il  n'y 
a  plus  que  des  distributions  de  feuilles  sèches 
quand  le  vent  en  sème.  Je  pense  qu'alors  elle  les 
emmène  dans  les  bois,  car  il  y  a  dans  les  bois  des 
sabotiers  qui  font  la  soupe  et  des  bûcherons  qui 
cassent  la  croûte?  Oh!  que  l'hiver  est  dur  pour 
les  oiseaux,  et  pour  les  oiseaux  gâtés  surtout!... 
Ouip,  ouip,  évidemment. 


* 


Il  y  avait  déjà  plusieurs  matins  que  je  n'avais 
vu  ma  rubiette,  à  l'heure  du  déjeuner  du  moins, 
car  je  n'en  étais  pas  inquiet.  Elle  passait  de 
temps  en  temps,  rapide,  un  fil  d'étoupe  aux  man- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         353 

dibules,  et  disparaissait  dans  les  feuillages. 
J'avais -entendu  à  plusieurs  reprises,  au  crépus- 
cule, un  roucoulis  très  doux  dont  la  sérénade 
amoureuse  ne  me  laissait  aucun  doute  sur  la 
cause  de  sa  disparition:  elle  perpétuait  la  race 
des  rouges-gorges.  Mais  comment  ne  tressait- 
elle  pas  son  nid  dans  le  rosier  grimpant  tout  en 
fleurs,  abrité  des  vents  d'est  et  d'ouest,  en  plein 
soleil,  dont  elle  avait  fait  sa  chambre  à  coucher 
habituelle?  Je  m'attendais,  je  l'avoue,  à  ce  que, 
de  plus  en  plus  envahissante,  elle  adoptât  cette 
fois  les  rideaux  du  salon  même  et  y  accrochât  sa 
nichée. 

Je  l'épiai  donc  et  ne  tardai  pas  à  constater 
que,  profitant  d'une  ouverture,  elle  se  glissait 
entre  deux  planches  disjointes  de  la  remise  où 
l'on  gare  l'automobile.  Qu'allait- elle  y  faire? 
Donnait-elle  là  ses  rendez-vous?  C'était  mieux, 
ou  pire,  elle  y  couvait  déjà,  —  sept  petits  œufs 
jaune-clair,  ponctués  de  rouge,  —  et  ou  cela?... 
dans  l'auto  même! 

Comme  j'allais  m'indigner  beaucoup  plus  de 
l'imprudence  que  de  la  profanation,  car  une 
automobile  n'est  vraiment  pas  un  lieu  propre  à 
éclore  des  œufs,  le  «  monsieur  »  entra  par  la  fis 
sure,  et,  à  ma  vue,  se  hérissa  pour  la  bataille. 
D'où  venait-il,  celui-là,  qui  ne  me  connaissait 

30. 


S5I  TRENTE-SIX   CONTES 

pas  et  me  jugeait  capable  de  nuire  à  un  ménage 
de  rouges-gorges?  Hélas!  les  oiseaux  ont  tou- 
jours peur  de  l'homme,  et  ils  ont  parfaitement 
raison;  il  est  la  mauvaise  bête,  comme  l'infâme 
pie  pour  le  père  Toussenel.  Fort  humilié,  néan- 
moins, d'une  défiance  que  l'ingrate  Gigogne  sem- 
blait partager,  je  refermai  la  porte  de  la  remise 
et  je  laissai  le  couple  à  ses  remords  et  à  ses 
amours. 


Le  soir  même  je  recevais  une  dépêche  qui  me 
rappelait  dans  la  fournaise  parisienne.  Aucun 
train  ne  pouvait  m'y  mettre  à  l'heure  dite  et 
l'affaire  était  d'importance.  Restait  l'auto,-  avec 
laquelle  je  pouvais  gagner  une  nuit  et  arriver 
au  temps  prescrit  en  forçant  un  peu  les  étapes. 
Mais  l'auto,  elle  était  occupée  par  Gigogne,  une 
vieille  amie  de  huit  ans.  mon  hôtesse  fidèle,  qui 
pour  la  première  fois  avait  douté  de  moi  et 
n'avait  rien  su  dire  au  monsieur  »  en  faveur  de- 
-on  grand  panetier. 

Déplacer  son  nid.  c'était  justifier  ses  doutes 
injurieux,  m" avouer  homme.  D'ailleurs  où  le 
poser,  ce  nid,  avec  ses  sept  œufs  de  gloire?  Dans 
le  rosier?  Elle  n'en  voulait 'plus.  Dans  le  salon? 
J'ai  un  chat  qui  y  couche^et  s'en  croit,  à  juste 


DE   TOUTES    LES    COULEURS  355- 

titre,  le  maître.  Il  aurait  au  moins  boulotte  le 
père,  un  étranger  1  11  ne  restait  qu'un  parti  à 
prendre,  emmener  Gigogne  à  Paris,  — •  et,. ma 
foi,  je  l'y  emmenai...  Ouip,  ouipl... 

Je  n'ai  pas  à  vous  décrire  ce  voyage,  noc- 
turne d'ailleurs  et  qui  ne  fut  qu'une  course.  Inu- 
tile de  vous  dire  que  je  m'étais  muni  d'une 
provenîle  nourricière,  à  laquelle  ma  petite  com- 
pagne de  route  ne  toucha  point.  Les  ailes  éta- 
lées sur  sa  couvée,  elle  dormait  en  pépiant  dou- 
cement, comme  en  rêve.  Les  chemins  fuyaient 
sous  nos  roues  élastiques,  les  villages  passaient, 
les  sous-bois  s'illuminaient  aux  feux  dardants 
des  œils  de  cuivre,  mais  Gigogne  était  tran- 
quille, les  sept  œufs  étaient  sous  ma  garde  d'or- 
nithophile  éprouvé. 

A  l'arrivée,  les  barrières  franchies,  l'un  des 
petits,  l'aîné,  brisa  sa  coquille  et  quand  je  fus 
chez  moi,  les  six  autres  étaient  nés. 

Nés  à  Paris,  — ■  c'était  cela  que  voulait  la  rusée 
rubiette  bretonne.  Je  compris  qu'elle  avait  em- 
ployé ce  moyen  pour  savoir  où  je  m'en  allais 
l'hiver  et  quel  était  le  pays  qui  me  gardait  neuf 
mois  sur  douze  de  l'année,  sans  raison  plausible, 
pour  d'autres  besognes  que  la  bonne.  Elle  l'a 
vue,  la  Ville-Lumière;  elle  sait,  et  elle  ne  com- 
prend pas_encore.] 


356  TRENTE-SIX  CONTES  DE  TOUTES  LES  COULEURS 

Je  l'ai  ramenée  sans  déranger  son  nid,  bordé 
de  becs  ouverts,  dans  l'auto,  et  à  présent  ce  sont 
ses  parigots  qui  me  tombent  dans  le  potage. 
Quant  au  «  monsieur  »  il  ne  l'attendait  plus. 
A  un  autre,  Gigogne,  Tannée  prochaine.  Ouip, 
ouip... 


LINGUILLOTWABLE 


CONTE    JUDICIURE 


L'INGUILLOTIXABLE 


CONTE     JUDICIAIRE 


Lorsque  des  lèvres  déeloses  du  Président 
d'assises  il  eut  recueilli  l'arrêt  qui  le  donnait  à 
la  guillotine,  le  génial  Jean  Hiroux  salua  et  son 
visage  s'éclaira  d'un  ineffable  sourire.  Or  le  ma- 
gistrat dit  :  —  Avez-vous  quelque  chose  à  ob- 
jecter à  la  sentence?  —  Oui,  mon  juge.  — 
Parlez?  —  En  principe  comme  en  fait,  je  suis 
contraire  à  la  peine  de  mort. 

Le  magistrat  resta  bouche  bée  et  la  foule  fut 
remuée.  —  C'était  son  idée,  à  cet  homme,  ce 
citoyen,  cet  électeur.  Xe  la  partageait-il  pas 
d'ailleurs  avec  les  plus  hauts  penseurs  de  son 
temps,  et  de  tous  les  temps?  —  Argument 
d'avocat!   releva  le  chef   du  jury7  et  les  gen- 


360  TRE>TE-S1X   CONTES 

darmes,  que  rien  ne_trouble,  s'emparèrent  du 
philosophe. 

L'aumônier^  de  la  prison  s'appelait  :  Mouton. 
11  faisait  honneur  à  cette  patronymie  floria- 
nesque.  C'était  un  parfait  brave  homme,  d'une 
foi  de  missionnaire.  Il  adorait  «  ses  »  condamnés 
et  n'avait  d'autre  pensée  que  de  les  rendre  à 
Dieu,  leur  créateur,  blancs  comme  la  neige  des 
montagnes.  — ■  Des  enfants,  Monseigneur,  di- 
sait-il à  son  archevêque,  de  pauvres  âmes!  Et 
ça  meurt  comme  des  soldats!  — ■  Jean  Hiroux 
le  reçut  "avec  la  plus  grande  politesse.  —  Fumez- 
vous,  l'abbé?  On  a  des  cigarettes.  —  Et  tout 
de  suite,  bons  garnis,  ils  causèrent  comme  à  la 
régalade. 

—  La  Société  était  plus  que  mal  faite  puisque, 
pour  y  vivre,  il  fallait  en  enfreindre  toutes  les 
lois.  —  Oui,  presque  toutes,  mon  fils.  Mais  n'est- 
elle  pas  une  œuvre  humaine?  —  Les  crimes,  mes 
crimes,  nos  crimes?  Je  voudrais  bien  les  y  voir!... 
— ■  Qui?  —  Mais  les  juges,  l'abbé,  les  épiciers,  les 
charcutiers,  les  confiseurs,  tout  le  Bottin  des 
cent  mille  adresses,  tirés  au  sort,  comme  les  dé- 
putés! —  A  peu  près  de  même  en  effet.  Hélas,  il  y 
faudrait  des  anges!  —  Des  gens  logiques  suffi- 
raient. Que  dites-vous  de  ceux  qui  m'accusent 
d'avoir  tué  mon  semblable  et  qui  me  font  couper 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         361 

la  tête?  Est-ce  que  ça  se  recolle,  une  tête  coupée» 
en  cas  d'erreur  judiciaire? 

vSans  convenir  de  l'inconséquence,  l'aumônier 
y  trouvait  la  preuve  géométrique  de  l'existence 
de  Dieu,  d'où  découlait,  non  moins  géométri- 
quement, la  nécessité  de  se  confesser  sans  retard 
et  même  toutes  affaires  cessantes.  Mais  là  encore 
il  se  heurtait  à  la  raison  de  fer  du  prisonnier.  S'il 
n'avait  rien  avoué  devant  les  camarades  du 
jury,  ce  n'était  pas  pour  raconter  sa  vie  com- 
plète à  un  calotin  qui  d'ailleurs  portait  le  nom 
inquiétant  de  :  Mouton!  —  Bon,  relevait  l'ex- 
cellent prêtre,  réfléchissez,  c'est  une  question  de 
paradis  ou  d'enfer.  La  nuit  porte  conseil,  je  re- 
viendrai demain,  s'il  en  est  temps  encore.  — 
Avec  plaisir  et  merci  de  ne  pas  m' avoir  parlé  de 
ma  mère.  Rien  ne  pouvait  me  toucher  davan- 
tage que  cette  délicatesse. 

Le  lendemain  l'aumônier  entra  dans  le  cachot 
avec  l'aurore  :  —  Du  courage,  mon  fils,  votre 
pourvoi  est  rejeté,  mais  reste  la  grâce.  Le  chef 
de  l'État  l'accorde  généralement  au  repentir. 
J'ai  accès  auprès  de  lui.  Laissez-moi  faire,  mais 
facilitez-moi  la  besogne  d'intervention.  —  Je 
vous  suis,  marchons!  Je  prendrai  l'air  volon- 
tiers. —  Je  crois,  sourit  le  prêtre  que  vous  dor- 
mez encore.  Et,  s'asseyant  sur  la  couchette,  il 

31 


362  TRENTE-SIX   CONTES 

s'efforça  de  lui  démontrer  que,  si  le  bon  Dieu 
l'absolvait,  il  n'y  avait  pas  de  prince  digne  de 
ce  nom  qui  voulût  démentir  sa  miséricorde,  et  il 
lui  décrivit  Cayenne  sous  les  couleurs  les  plus 
édéniques.  Mais  pour  y  finir  normalement  ses 
jours  il  fallait  se  racheter  par  l'absolution,  et  il 
la  lui  apportait  dans  sa  soutane. 

Jean  Hiroux  le  regardait  avec  attendrisse- 
ment. Il  lui  serra  la  main  et  fit  :  —  Mon  père,  je 
vois  en  vous  le  seul  honnête  homme  qu'il  m'ait 
été  donné  de  connaître  sur  la  terre.  Aussi  con- 
sentait-il à  se  confesser  pour  le  seul  plaisir  de  lui  en 
faire.  Il  n'y  mettait  qu'une  condition,  qui  résu- 
mait ses  dernières  volontés. — ■  Dites?  —  Voici  : 

Il  ne  tenait  pas  à  sa  grâce.  Il  connaissait 
Cayenne.  Il  y  avait  passé  ses  plus  belles  années, 
il  n'en  avait  pas  la  nostalgie.  Il  lui  préférait  la 
plate-forme,  d'où  l'on  peut  parler  au  peuple, 
comme  saint  Denis,  sa  tête  à  la  main.  11  ne 
demandait  qu'une  chose,  ne  pas  y  monter  avant 
d'avoir  déjeuné. 

—  N'est-ce  que  cela?  »—  Rien  d'autre.  — 
C'est  fait,  et  vous  en  avez  ma  parole.  Comment 
voulez-vous  qu'on  nous  refuse  une  satisfaction 
aussi  modeste  que  légitime? 

Et  Jean  Hiroux,  doux  comme  un  enfant,  vida 
son  âme  maléficieuse  sur  les  genoux  du  confes- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         363 

seur.  C'était  un  beau  roman  social  et  qui  eut 
fourni  sa  bonne  année  de  feuilletons  à  un  journal 
populaire;  ce  après  quoi  il  reçut,  selon  le  rite, 
sa  contremarque  de  paradis.  Une  heure  après 
l'abbé  Mouton  était  chez  le  ministre  de  la  Jus- 
tice et  lui  présentait  sa  requête,  dûment  apos- 
tillée  par  l'évêque  du  diocèse.  —  Où  avez-vous 
vu  qu'on  les  mène  à  jeun  au  couperet?  Non  seu- 
lement il  déjeunera,  mais  qu'il  fasse  sa  carte. 
L'Etat  sera  trop  heureux  de  lui  offrir,  en  outre, 
la  demi-tasse  et  le  petit  verre!  Veut-il  du  Cham- 
pagne ?  —  Non,  Excellence,  c'est  un  homme 
sobre  et  sans  vices,  il  fera  une  fin  édifiante. 

Vint  le  jour  de  l'exécution.  Le  prêtre  était  à 
son  poste.  Il  assista  à  la  toilette,  qui  d'ailleurs 
fut  rapide,  car  le  patient  était  plus  qu'à  demi 
chauve.  —  Si  vous  en  trouvez  une  pincée,  mon- 
sieur le  curé,  gardez-la  en  souvenir  de  moi,  dans 
votre  bréviaire.  —  Je  vous  le  promets,  mais 
venez,  voici  l'heure  du  déjeuner,  comme  c'est 
le  dernier  que  vous  devez  faire  en  ce  bas  monde, 
j'ai  veillé  moi-même  au  menu,  je  crois  que  vous 
en  serez  content.  —  Jean  Hiroux  secoua  la  tête 
et  dit  :  Il  est  trop  tôt  pour  moi  et  je  ne  prends 
rien  le  matin.  ■ —  C'est  que...  Voyez,  ces  mes- 
sieurs vous  attendent,  et  la  place  est. pleine  de 
monde. 


364  TRENTE-SIX   CONTES 

—  Renvoyez  la  presse,  clama  le  condamné, 
d'un  geste  ample. 

La  situation  était  difficile,  nouvelle  même 
dans  les  fastes  de  la  justice,  imprévue  au  Code 
criminel,  car  aucune  loi  n'a  le  pouvoir  de  con- 
traindre à  déjeuner  un  mortel  qui  s'y  refuse. 
Était-ce  sa  faute  si  l'appétit  lui  manquait  un 
jour  pareil?  11  n'y  avait  pas  d'apéritif  connu 
ou  inconnu  qui  pût  violenter  la  nature.  Qu'on  lui 
présentât  des  truffes  sur  un  plat  d'or,  il  les  sa- 
luerait au  nom  de  la  gastronomie  française,  mais 
iln'  essaierait  même  pas  d'y  entreries  dents.  A  l'im- 
possible nul  n'est  tenu.  Ce  n'était  pas  son  heure. 

Les  aides  de  monsieur  le  bourreau  de  France 
se  mirent  en  devoir  de  ficeler  la  victime  récal- 
citrante que  le  pauvre  aumônier,  la  croix  en 
main,  regardait  comme  stupidement.  — ■  Mi- 
nute, messieurs,  j'ai  la  parole  de  ce  saint  homme. 
Pas  avant  déjeuner,  n'est-ce  pas,  ou  bien,  l'abbé, 
rendez-moi  ma  confession.  Je  la  retire. 

Acculé  de  la  sorte  à  son  ministère  de  sauveur 
d'âmes  le  recteur  ne  trouva  pas  autre  chose  à 
répondre  que  :  —  A  quelle  heure  déjeunez- 
vous?  —  A  midi,  quand  je  déjeune,  c'est  irré- 
gulier dans  mon  commerce.  —  L'abbé  Mouton 
était  roulé.  Il  monta  chez  le  gouverneur  de  la 
prison,  qui  fut  obligé  de  surseoir  à  la  livraison 


DE  TOUTES   LES  COULEURS  365 

du  condamné  et  dut  l'annoncer  à  la  foule  dés- 
appointée des  amateurs.  La  presse  du  matin 
publia  qu'un  accident  survenu  aux  bois  de  jus- 
tice avait  forcé  le  maître  national  des  hautes 
œuvres  à  remettre  son  travail  à  quatre  heures  de 
l'après-midi,  par  exception,  comme  en  93.  L'effet 
fut  déplorable.  L'opposition  demandait  s'il  n'y 
avait  pas  lieu  de  renverser  le  gouvernement  qui 
nous  ramenait  aux  pires  jours  de  notre  histoire. 

A  midi  le  gouverneur  fit  servir  à  Jean  Hiroux 
le  déjeuner  litigieux  et  vint  y  présider  en  per- 
sonne et  lui-même.  Par  un  hasard  déplorable, 
aucun  des  mets  qu'on  lui  présenta  ne  cadrait 
avec  le  régime  que  la  faculté  prescrivait  à  son 
estomac  détraqué,  et,  malgré  sa  faim  de  re- 
quin, il  se  voyait  réduit  à  s'en  abstenir.  —  Il 
devint  évident,  dit  l'abbé,  que  le  malheureux 
veut  se  laisser  mourir  d'inanition.  — ■  Peut-être, 
fit  le  gouverneur  :  attendons  jusqu'au  diner  pour 
le  savoir.  Et  les  journaux  du  soir  apprirent  à  la  po- 
pulation que,  pour  raison  de  moralité,  l'exécution 
aurait  lieu  à  huis  clos  entre  les  murs  de  la  prison* 

A  six  heures,  Jean  Hiroux,  hurlait  la  faim- 
valle  dans  sa  cellule.  —  Nous  le  tenons,  l'abbé, 
demain  matin  justice  sera  faite.  —  Que  son  der- 
nier repas  soit  copieux  au  moins,  soupirait  l'ec- 
clésiastique bénévole,  je  lui  pardonne  sa  super- 


366  TRENTE-SIX  CONTES 

chérie,  elle  n'a  retardé  que  d'un  jour  le  grand 
pardon  du  souverain  juge,  qui  lui  est  acquis 
par  la  contrition.  —  Et  son  pénitent  dévora.  — 
Ça  y  est,  mon  brave,  vous  n'avez  plus  que  la 
nuit  pour  rédiger  votre  testament.  Avez- vous 
bien  dîné?  —  Dîné,  oui,  mais  déjeuné,  non  pas. 
Il  y  a  nuance,  monsieur  le  Gouverneur,  vous 
n'aurez  ma  tête  que  si  je  déjeune.  Un  repas  par 
jour  me  suffit. 

Établi  sur  ce  terrain  le  débat  menaçait  de  se 
prolonger  sans  mesure.  Chaque  matin,  il  refu- 
sait énergiquement  toute  alimentation  et  chaque 
soir  il  la  réclamait  à  grands  cris.  Il  déjouait 
toutes  les  ruses  des  geôliers,  toutes  les  adjura- 
tions du  prêtre,  toutes  les  menaces  du  gouver- 
neur, et  s'en  tenait  à  la  lettre  du  pacte  :  Pas 
avant  d'avoir  déjeuné;  rien  ne  l'en  faisait  dé- 
mordre. C'était  signé  avec  le  Père  Éternel  qui 
n'avait  eu  son  âme  qu'à  ce  prix.  Il  n'y  avait  pas 
moyen  de  l'en  faire  sortir,  un  seul  repas  lui  suf- 
fisait, et  tant  pis  si  l'heure  n'en  concordait  pas 
avec  celle  de  la  justice  humaine.  L'avocat  qui 
V avait  défendu  pour  la  forme,  fut  prié  de  le 
convaincre  et  d'y  employer  son  éloquence.  Non 
seulement  il  n'y  réussit  point,  mais,  charmé  du 
moyen  ingénieux  que  son  client  avait  imaginé 
pour  sauver  sa  tête,  il  l'encouragea  à  s'y  obs- 


DE  TOUTES  LES  COULEURS         367 

tiner  imperturbablement  et  s'en  alla  par  toute 
la  ville  conter  la  drolatique  aventure.  L'abbé 
Mouton  se  fit  relever  de  sa  charge  et  le  gouver- 
neur fut  invité  à  se  démettre  de  la  sienne  s'il  ne 
trouvait  pas  à  se  tirer  du  pas.  Jean  Hiroux  était 
imprenable,  les  reporters  rôdaient,  une  légende 
se  formait,  il  fallait  en  finir. 

Un  soir  sans  lune  et  tel  qu'on  les  aime  dans 
la  partie,  l'inguillotinable  s'aperçut  que  son  gar- 
dien de  nuit  avait  oublié  de  mettre  la  chaîne  de 
sûreté  à  la  porte  de  sa  cellule,  et  qu'il  dormait 
en  outre  à  poings  fermés  sur  la  paillasse  du  cou- 
loir. Comme  il  rêvait  de  revoir  la  verdure  des 
champs  il  en  reprit  la  clef  des  mains  de  l'occa- 
sion et  ne  tarda  que  quelques  minutes  à  s'effacer 
dans  les  paysages.  Huit  jours  après,  au  milieu 
de  l'indifférence  générale,  les  périodiques  bien 
informés,  l'étant  par  la  police  même,  jetaient 
au  vent  de  l'actualité  la  nouvelle  que  Jean  Hi- 
roux avait  été,  la  veille,  trouvé  mort  dans  sa 
couchette  après  avoir  rempli  ses  devoirs  reli- 
gieux et  sans  laisser  de  mémoires.  Mais  on  croit 
qu'il  vit  encore  et  même  qu'il  a,  comme  Vidocq, 
retourné  sa  veste  et  passé  aux  honnêtes  gens, 
car  tout  arrive. 


TABLE    DES    CONTES 


Pages. 
SONNET    AU    LECTEUR 1 

L'HUMOUR,    -  AVANT-PROPOS 5 

THÉMIDE 13 

Conte  évangélique. 

LE    JUGEMENT    DE    SALOMON 23 

Conte  biblique. 

LE    TRÉSOR    DE    TURENNE 33 

Conte  historique. 
LES    DEUX    COQS 43 

Conte  suisse. 

RAMOUKI    LE    CASSEUR    DE    PIERRES 53 

Conte  japonais. 

ON    NE    MANGE    PAS    LE    ROSSIGNOL 61 

Autre  conte  japonais. 

LA    FOLIE    DE    MANFRED    MAMPHRE 71 

Conte  aérostatique. 

L'AÉROPLANE    DE    SAINT    NICOLAS 81 

Conte  de  Noël. 


*/ 


370  TABLE  DES   CONTES 

Pages. 

IN    MOUCHARD 91 

Conte  parisien. 

LA    PIÈCE    DE    DIX    SOUS 103 

Scène  de  la  vie  de  trottoir. 

GUNE    ET    MONE 113 

Conte  maritime. 

SYLVIE    DE    FÉE 125 

Conte  du  Second  Empire. 

UENFANT    CORSE.   . 137 

Conte  corse. 

UN    PÈRE    LÉGAL 147 

Conte  juridique. 

LA    GALERIE    DE    BOUZILLAC 157 

Conte  de  V hôtel  Drouot. 

LE    PÉRIPLE    DE    NÊCHAO 169 

Conte  savant. 

LE    NOUVEAU    GIL    BLAS 181 

Conte  joyeux. 

LE    SUICIDE    DE    BIGOLET 191 

Conte  moral.  s 

GASPARD    ET    SÉPHORA '. 201 

Conte  psychologique. 

PANJU 213 

Conte  physiologique . 

L'HÉRITAGE  DE  MOREL    BEY 223 

Conte  boulevardier . 

UN    MARIAGE    D'ARGENT 235 

Conte  de  bonne  femme. 


TABLE   DES   CONTES  371 

l'iigCS. 

JULIE 247 

Conte  mélancolique. 

LE    CAS    D'HILAIRE    LE    GAY 259 

-  Conte  drolatique. 

LE    RÊVE    DE    L'AUTO 269 

Poème  en  prose. 

TYBALD * 277 

Conte  postal. 

EDME    CORNY 287 

Conte  thérapeutique. 

LETTRE    POSTHUME    DE    COMMON     CLICKETT.     299 
Conte  américain. 

LE  DEMI-PUR 300 

Conte  démologique. 

ÊTRE    OISEAU 319 

Rêverie. 

LES    MOINEAUX    MORTS 329 

Conte  ornithologique. 

LA    PIÈCE    SUISSE    ASSISE 337 

Chose  entendue. 
LE    ROUGE^GORGE    EN    AUTOMOBILE 347 

Chose  vue. 

L'INGUILLOTINABLE 357 

Conte  judiciaire. 


B  —  1239.  —  Libr.-Impr.  réunies,  7,  rue  Saint-Benoît,  Paris. 


La  Bibliothèque 
niversité  d!Ottawa 
Echéance 


The  Library 
University  of  Ottawa 
Date  Due 


■;e 


|'g  0  0  3    0  0  3^82  512  b