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Full text of "Trois églises et Trois primitifs"

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TROIS  EGLISES 

ET   TROIS    PRIMITIFS 


L'auteur  et  les  éditeurs  déclarent  réserver  leurs  droits 
de  reproduction  et  de  traduction  en  France  et  dans  tous 
les  pays  étrangers. 


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DIJON,   IM1>.    DARANTIERE. 


J.-K.  HUYSMANS 


Trois  Églises 

ET 

Trois  Primitifs 


CINQUIEME    EDITION 


PARIS  "^ 

LIBRAIRIE    PLON 
PLON-NOURRIT  et  Qe,  IMPRIMEURS-ÉDITEURS 

8,      RUE     GARANCIÈRE    —    6* 
1908 

Tous  droits  réservés. 


N 


Tous  droits  de  reproduction  et  de  traduction 
réservés  pour  tous  pays. 

Published  i8  Mardi  1908. 

Privilège  of  copyright  in  tlie  United  States 
rcservcd  under  the  Act  approved  March  j**  190J 
by  Plon-Nourrit  et  C'. 


DE   CET   OUVRAGE   IL    A    ETE    TIRE   A   PART    : 

7/  ex.  sur  papier  de  Hollande; 
10  ex.  sur  papier  du  Japon; 
10  ex.  sur  papier  de  Chine. 

Chacun  de  ces  exemplaires  est  mmiéroté  à  la  presse. 
Les  titres^  lettres  ornées,  culs-de-lampe,  etc.,  ont  été 
tirés  en  rouge. 


LA  SYMBOLIQUE 

DE  NOTRE-DAME 


LA  SYiMBOLIQUE  DE  NOTRE-DAME 
DE  PARIS 


'est  à  Victor  Hugo,  à  Montalembert, 
.(^  à  Viollet-le-Duc,    à   Didron  ,   que 


^^^Z^  nous  devons  le  réveil  de  louanges 
dont  se  pare  maintenant  l'art  gothique,  si  mé- 
prisé par  le  xvii^et  le  xviii^  siècles,  en  France. 
A  leur  suite,  les  chartistess'en  sont  mêlés  et  ont 
parfois  exhumé  des  layettes  d'archives,  des  actes 
de  naissance  portant  le  nom  des  «  maîtres  de 
la  pierre  vivel»  qui  bcâtirent  les  cathédrales;  les 


4  TROIS    EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

recherches  continuent  dans  les  cimetières  à  pa- 
perasses des  provinces  ;  quel  est,  à  l'heure 
actuelle,  le  résultat  de  ce  mouvement  que  déter- 
mina le  Romantisme? 

Celui-ci  :  tous  les  architectes,  tous  les  archéo- 
logues, depuis  Viollet-le-Duc  jusqu'à  Quiche- 
rat,  n'ont  vu  dans  la  basilique  ogivale  qu'un 
corps  de  pierre  dont  ils  ont  expliqué  contra- 
dictoirement  les  origines  et  décrit  plus  ou  moins 
ingénieusement  les  organes.  Ils  ont  surtout 
noté  le  travail  apparent  des  âges,  les  changements 
apportés  d'un  siècle  à  un  autre  ;  ils  ont  été  à 
la  fois  physiologistes  et  historiens,  mais  ils  ont 
abouti  à  ce  que  l'on  pourrait  nommer  le  maté- 
rialisme des  monuments.  Ils  n'ont  vu  que  la 
coque  et  l'écorce  ;  ils  se  sont  obnubilés  devant 
le  corps  et  ils  ont  oublié  l'âme. 

Et   pourtant  l'âme  des   cathédrales  existe  ; 
l'étude  de  la  symbolique  le  prouve. 


LA    SYMBOLIQUE   DE   NOTRE-DAME  DE   PARIS         5 

La  symbolique,  qui  est  la  science  d'employer 
une  figure  ou  une  image  comme  signe  d'une 
autre  chose,  a  été  la  grande  idée  du  moyen 
âge,  et,  sans  elle,  rien  de  ces  époques  lointaines 
ne  s'explique.  Sachant  très  bien  qu'ici-bas  tout 
est  figuré,  que  les  êtres  et  que  les  objets  visibles 
sont,  suivant  l'expression  de  saint  Denysl'Aréo- 
pagite,  les  images  lumineuses  des  invisibles, 
l'art  du  moyen  âge  s'assigna  le  but  d'exprimer 
des  sentiments  et  des  pensées  avec  les  formes 
matérielles,  variées,  de  la  vitre  et  de  la  pierre 
et  il  créa  un  alphabet  à  son  usage.  Une  statue, 
une  peinture,  purent  être  un  motet  des  groupes, 
des  alinéas  et  des  phrases  ;  la  difficulté  est  de 
les  lire,  mais  le  grimoire  se  déchiffre.  Des  livres 
tels  que  le  «  Miroir  du  Monde  »  de  Vincent 
de  Beauvais,  le  «  Spéculum  Ecclesias  »  d'Ho- 
norius  d'Autun,  si  bien  mis  en  valeur  par 
M.  Maie,  le   Spicilège  de   Solesmes,  les  apo- 


6  TROIS    EGLISES    ET    TROIS   PRIMITIFS 

cryphes,  la  Légende  dorée,  nous  donnent  la 
clef  des  énigmes. 

L'on  comprendra  cette  importance  attribuée 
à  la  symbolique,  par  le  clergé,  par  les  moines, 
par  les  imagiers,  par  le  peuple  même  au  xiii^ 
siècle,  si  l'on  tient  compte  de  ce  fait  que  la 
symbolique  provient  d'une  source  divine,  qu'elle 
est  la  langue  parlée  par  Dieu  même. 

Elle  a,  en  effet,  jailli  comme  un  arbre  touffu 
du  sol  même  de  la  Bible.  Le  tronc  est  la  Sym- 
bolique des  Ecritures,  les  branches  sont  les 
allégories  de  l'architecture,  des  couleurs,  des 
pierreries,  de  la  flore  et  de  la  faune,  les  hiéro- 
glyphes des  Nombres. 

Si  ces  diverses  branches  peuvent  donner  lieu 
à  des  interprétations  plus  ou  moins  sûres,  il 
n'en  est  pas  de  même  delà  partie  essentielle  de 
la  symbolique  des  Ecritures  qui,  elle,  est  claire 
et  tenue  pour  exacte  par  tous  les  temps.  Qui  ne 


LA   SYMBOLIQUE   DE   NOTRE-DAME   DE   PARIS        7 

sait,  en  effet,  nous  déclare  Saint  Grégoire  le 
Grand,  que  «  l'Ancien  Testament  est  la  prophé- 
tie du  Nouveau  et  le  Nouveau  la  manifestation 
de  l'Ancien  »,  que,  par  conséquent,  la  religion 
Mosaïque  contient  en  emblèmes  ce  que  la  reli- 
gion catholique  nous  divulgue  en  réalité  ?  L'his- 
toire sainte  est  une  somme  d'images  ;  tout  arri- 
vait aux  Hébreux  en  figures  affirme  Saint  Paul  ; 
le  Christ  l'a  rappelé  maintes  fois  à  ses  disciples 
et  lui-même  s'est  presque  toujours  servi,  lors- 
qu'il haranguait  les  foules,  de  paraboles  ou,  si 
l'on  aime  mieux,  de  récits  allégoriques  qui  lui 
permettaient,  en  montrant  une  chose,  d'en 
dévoiler  une  autre. 

Il  n'est  donc  point  surprenant  que  le  moyen 
âge  ait  suivi  la  tradition  que  lui  avaient,  après 
les  enseignements  du  Messie,  transmise  les 
Pères  de  l'Eglise  et  appliqué  à  la  maison  du 
Seigneur  leurs  procédés. 


O  TROIS   EGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

Cela  dit,  nous  devons  ajouter  qu'en  sus  de 
cette  précaution  d'enclore,  dans  une  cathédrale, 
les  vérités  du  dogme,  sous  les  apparences  des 
contours  et  les  espèces  des  signes,  le  moyen 
âge  a  voulu  traduire,  en  des  lignes  sculptées 
ou  peintes,  les  Légendaires  et  les  évangiles 
apocryphes,  être  en  même  temps  aussi  qu'un 
cours  d'hagiographie  et  de  pieux  fabliaux,  un 
scrmonaire  narrant  au  peuple  le  combat  des 
vertus  et  des  vices,  lui  prêchant  la  sobriété,  le 
travail,  la  nécessité  évoquée  parla  parabole  des 
vierges  sages  et  des  vierges  folles,  d'être  toujours 
prêt  à  paraître  devant  Dieu,  le  menant,  peu  à 
peu,  tout  en  l'exhortant  lelong  de  la  route,  jus- 
qu'au jour  de  la  mort  qu'il  lui  découvrait  bru- 
talement, dès  l'entrée  même  de  la  basilique,  dans 
les  tableaux  du  Jugement  dernier  et  du  pèse- 
ment  des  âmes. 

La  cathédrale  était  donc  un  ensemble,  une 


LA    SYMBOLIQ.UE    DE    NOTRE-DAME   DE    PARIS         9 

synthèse  ;  elle  embrassait  tout  ;  elle  était  une 
bible,  un  catéchisme,  une  classe  de  morale,  un 
cours  d'histoire  et  elle  remplaçait  le  texte  par 
l'image  pour  les  ignorants. 

Nous  voici  loin,  avec  ces  données,  de  l'archéo- 
logie de  cette  pauvre  science  de  l'anatomie 
des  édifices  ! 

Voyons  maintenant,  en  usant  de  la  doctrine 
des  symboles,  ce  qu'est  Notre-Dame  de  Paris, 
quel  est  le  sens  de  ses  divers  organes,  quelles 
paroles  elle  profère,  quelles  idées  elle  décèle. 

Ses  conceptions  et  son  langage  ne  diffèrent 
pas  de  ceux  de  ses  grandes  sœurs  de  Chartres, 
d'Amiens,  de  Strasbourg,  de  Bourges,  de  Reims. 
Tout  au  plus  cache-t-elle  une  arrière- pensée 
qui  sent  un  tantinet  le  fagot  et  que  j'expliquerai 
plus  loin  ;  —  nous  pouvons  donc,  pour  elle 
comme  pour  les  autres,  l'étudier,  en  lui  appli- 
quant les  théories  générales  du  symbolisme. 


10  TROIS    EGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

Occupons-nous  d'abord  de  l'intérieur.  Du- 
rand, évêque  deMende,  qui  vécutau  xiii^  siècle, 
c'est-à-dire  à  l'époque  même  ou  fut  construite 
Notre-Dame,  nous  enseigne  que  ses  tours  repré- 
sentent les  prédicateurs,  et  cette  assertion  se 
confirme  par  la  signification  assignée  aux  cloches 
qui  rappellent  aux  chrétiens,  avec  leurs  prédica- 
tions aériennes,  les  vertus  qu'il  leur  faut  prati- 
quer, s'ils  veulent  parvenir  aux  sommets  des 
tours,  images  de  la  perfection  que  cherchent  à 
atteindre,  en  s'élevant,  les  âmes.  Suivant  une 
autre  exégèse  formulée,  dans  le  Spicilège  de 
Solesmes,  par  Pierre  de  Mora,  Evêque  de 
Capoue,  les  tours  représenteraient  surtout  la 
Vierge  Marie  et  l'Eglise,  veillant  sur  le  salut 
de  la  ville  qui  s'étend  sous  elles. 

Le  toit  est  l'emblème  de  la  charité  ;  les  tuiles 
destinées  A  abriter  le  temple  des  pluies,  sont 
les  soldats  qui  protègent  l'EgUse  contre  les  en- 


LA    SYMBOLIQUE    DE    NOTRE-DAME    DE    PARIS       I  I 

treprises  des  païens  ;  les  pierres  des  murailles, 
soudées  entre  elles,  certifient,  d'après  saint  Nil, 
l'union  des  âmes,  et  suivant  Hugues  de  Saint- 
Victor,  le  mélange  des  laïques  et  des  clercs  qui 
constituent  la  société  chrétienne,  qui  sont,  dit- 
il,  les  deux  flancs  d'un  même  corps. 

Et  ces  pierres,  liées  par  le  ciment  qu'Yves  de 
Chartres  assimile  à  la  charité,  forment  les  quatre 
grands  murs  de  la  basilique,  les  quatre  Evan- 
gélistes,  selon  le  «  Tractatus  super  aedificium  » 
de  Prudence  de  Troyes,  et  selon  la  traduction 
d'autres  écrivains,  les  quatre  vertus  principales: 
la  Justice,  la  Force,  la  Prudence,  la  Tempérance. 

Les  fenêtres  sont  les  emblèmes  de  nos  sens 
qui  doivent  être  fermés  aux  vanités  de  ce  monde 
et  ouverts  aux  dons  du  ciel;  elles  sont  garnies 
de  vitres,  laissant  passer  les  rayons  du  soleil, 
du  Soleil  de  Justice  qui  est  Dieu  ;  elles  sont  en- 
core, d'après  la  théorie  d'Hugues  de  Saint-Vie- 


12  TROIS   EGLISES   ET   TROIS    PRIMITIFS 

tor,  les  Ecritures  qui  éclairent,  mais  repoussent 
le  vent,  la  neige,  la  pluie,  similitudes  des  héré- 
sies que  le  Père  de  la  division  et  du  mensonge 
forme. 

Notre-Dame  a  trois  portails,  en  l'honneur 
de  la  Trinité  sainte;  et  celui  du  milieu,  dé- 
nommé portail  royal,  est  divisé  par  un  pilier 
sur  lequel  repose  une  statue  du  Christ  qui  a 
dit  de  lui-même  dans  l'Evangilede  saint  Jean  : 
«  Ego  sum  ostium  ».  Tranchée  de  cette  façon, 
la  porte  signifie  les  deux  voies  que  l'homme 
est  libre  de  suivre. 

Et  cette  allégorie  est  complétée  par  l'image  du 
Jugement  dernier  qui  se  déroule  sur  le  tympan 
du  porche,  avisant  le  pécheur  du  sort  qui  l'at- 
tend, suivant  qu'il  s'engagera  dans  l'une  ou 
l'autre  de  ces  deux  routes. 

Pour  résumer  en  quelques  lignes  ces  données, 
nous  pouvons  dire  que  l'âme  chrétienne,  partie 


LA    SYMBOLiaUE   DE   NOTRE-DAME    DE   PARIS    I3 

du  sol,  du  bas  des  tours,  avec  la  foi  dans  les 
vérités  primordiales  de  la  religion,  stipulées 
par  les  groupes  des  trois  porches  :1a  Trinité, 
que  le  nombre  même  de  ces  entrées  avère,  la 
croyance  en  la  Divinité  du  Fils  et  la  Maternité 
divine  delà  Vierge,  racontée  par  les  statues  et 
les  figures,  s'élève  peu  à  peu,  en  pratiquant 
les  vertus  désignées  par  les  grands  murs,  jus- 
qu'au toit,  symbole  de  la  Charité  qui  couvre 
une  multitude  de  péchés,  qui  est  la  vertu  par 
excellence,  selon  saint  Paul. 

Il  ne  lui  reste  plus  dès  lors,  pour  atteindre  le 
Seigneur  et  se  fondre  en  Lui,  qu'à  gravir  les 
tours  dont  les  sommets  représentent  les  cimes 
de  la  vie  parfaite. 

El  cet  abrégé  de  la  théologie  mystique  que 
la  façade  de  Notre-Dame  nous  enseigne,  nous 
le  retrouvons,  condensé  en  d'autres  termes, 
exprimé  par  d'autres  mots,  dans  son  intérieur. 


14  TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

par  l'ensemble  de  la  nef,  du  transept  et  du 
chœur,  ces  trois  degrés  de  l'ascèse,  la  vie  pur- 
gative, énoncée  par  les  ténèbres  de  l'entrée, 
loin  de  l'autel;  la  vie  contemplative  qui  s'éclaire 
en  avançant  vers  le  chœur  ;  la  vie  unitive  qui 
ne  se  réalise  que  dans  la  partie  attribuée  à  Dieu, 
là,  où  convergent  les  feux  allumés  par  le  Soleil 
de  Justice,  dans  les  vitraux  des  roses. 

La  forme  intérieure  de  Notre-Dame  est,  de 
même  que  celle  de  la  plupart  des  grandes  basi- 
liques, cruciale. 

Et  ainsi  que  nous  l'apprend  dans  son  «  De 
Divinis  officiis  »  le  bénédictin  Rupert,  abbé,  au 
xii*"  siècle,  du  monastère  de  Deutz,  si  les  di- 
mensions de  la  croix  sont  en  profondeur,  en 
longueur,  en  largeur  et  en  hauteur,  il  en  est 
de  même  de  l'église  qui  reproduit  son  image 
—  et  la  profondeur  notifie  la  foi  —  la  longueur, 
la  persévérance  —  la  largeur,   la   charité  —  la 


LA    SYMBOLiaUE   DE   NOTRE-DAME   DE  PARIS      I5 

hauteur,    l'espoir    de    la    récompense    future. 

Si  nous  passons  maintenant  aux  détails  de 
l'ensemble,  nous  trouvons  que  la  voûte  est, 
d'après  l'exégèse  de  l'anonyme  du  «  Psalterium 
glossatum  »  du  xi*^  siècle,  l'image  de  la  vie  céleste, 
que  les  piliers  sont  les  apôtres,  qu'au  dire  de 
Durand  de  Mende,  les  colonnes  que,  de  son 
côté,  Petrus  Cantor  assimile,  à  cause  de  leur 
force,  au  Christ,  sont  les  Evêques  et  les  Doc- 
teurs qui  soutiennent  l'église  par  leur  doctrine; 
que  le  pavé  stipule  l'humilité  et  qu'il  figure  aussi, 
parce  qu'il  est  foulé  aux  pieds,  les  labeurs  mis 
au  service  de  la  Foi,  des  fidèles  ;  que  le  jubé, 
supprimé  presque  partout  et  remplacé  par  le 
coquetier,  plus  ou  moins  élégant  de  la  chaire 
à  prêcher,  est  l'emblème  de  la  montagne  du 
haut  de  laquelle  parlait  le  Fils. 

Le  choeur  et  le  sanctuaire  symbolisent  le  ciel, 
tandis  que  la  nef  simule  la  terre  et  comme  l'on 


l6       trois  églises  et  trois  primitifs 

ne  peut  s'élever  de  la  terre  jusqu'au  ciel  que 
par  les  souffrances  rédemptrices  delà  croix,  l'on 
érigeait  jadis,  au  sommet  de  l'arcade  grandiose 
qui  réunit  la  nef  au  chœur,  un  crucifix  colossal. 

L'ignorance  des  architectes  et  des  curés  a  de- 
puis longtemps  fait  disparaître  cette  croix 
gigantesque  de  Notre-Dame. 

Le  signe  marquant  la  division  des  deux 
mondes  ne  subsiste  plus  maintenant  dans  cette 
église  que  grâce  à  la  grille  qui  entoure  le  chœur 
et  limite  les  deux  zones,  celle  de  Dieu  et  celle 
des  hommes,  dit  Saint  Grégoire  de  Nazianze, 
dans  un  poème  cité  par  l'abbé  Thiers. 

De  son  côté,  l'abside,  qui  s'arrondit  derrière 
le  sanctuaire  et  affecte  dans  la  plupart  des  cathé- 
drales la  forme  d'un  demi-cercle,  rappelle  la 
couronne  d'épines  sur  laquelle  s'appuya,  lors- 
qu'elle fut  sur  le  gibet,  la  tête  ensanglantée  du 
Christ.  Dans  la  majeure  partie  des  temples,  la 


LA    SYMBOLIQUE    DE   NOTRE-DAME    DE    PARIS      I7 

chapelle  du  fond  est  dédiée  à  la  Vierge,  afin 
d'attester,  par  cette  position  même  qu'elle  oc- 
cupe, que  Marie  est  le  dernier  refuge  des  pé- 
cheurs, mais,  ici,  où  tout  l'édifice  lui  est  voué, 
elle  n'a  pas  de  chapelle  spéciale  à  la  fin  du  che- 
vet et  l'espace  qui  ne  lui  est  pas  consacré  est 
tenu  par  un  oratoire  où  l'on  garde  les  réserves 
du  Saint-Sacrement. 

Si  l'abside,  située  derrière  le  maître-autel, 
signifie  le  douloureux  diadème  qui  ceignit  le 
chef  vivant  du  Christ,  l'autel  même  est  sa  tête, 
comme  les  bras  étendus  du  transept  sont  ses 
bras,  comme  les  portes  ouvertes  au  bout  des 
deux  allées  de  ce  transept  sont  les  plaies  de  ses 
mains,  comme  les  portes  du  grand  porche 
d'entrée  sont  les  blessures  de  ses  pieds  percés 
de  clous. 

Enfin  si  l'on  se  place  dans  la  nef  de 
Notre-Dame   l'on  peut    remarquer  que  l'axe 


10  TROIS   EGLISES   ET   TROIS  PRIMITIFS 

du  chœur  incline  légèrement  sur  la  gauche. 

Cette  inflexion,  nous  la  retrouvons  presque 
partout,  à  Saint-Ouen  et  à  la  cathédrale  de 
Rouen,  à  Saint-Jean  de  Poitiers,  à  Notre-Dame 
de  Chartres  et  de  Reims,  à  Saint-Galien  de 
Tours,  à  Saint-Germain-des-Prcs,  à  Paris,  à 
Saint-Nicolas-du-Port,  près  de  Nancy,  dans 
presque  toutes  les  grandes  basiliques  du  moyen 
âge. 

La  répétition  constante  de  cet  artifice  est  donc 
voulue  et  elle  a  sa  raison  d'être. 

Or,  jusqu'à  présent,  il  était  admis  que  cette 
déviation  de  l'axe  du  chœur  était  une  allusion 
à  l'attitude  de  Jésus  expirant  sur  le  bois  du  sup- 
plice; c'était  la  traduction,  en  langue  archi- 
tecturale, du  passage  de  l'Evangile  selon 
Saint  Jean  :  «  Et  inclinato  capite,  tradidit  spiri- 
tum.  » 

Mais    l'Ecole  des  Chartes,  qui  est  devenue, 


LA    SYMBOLiaUE  DE  NOTRE-DAME   DE   PARIS      I9 

depuis  la  mort  de  Léon  Gautier  et  de  Lecoy  de 
la  Marche,  une  sorte  d'officine  de  Juivophiles 
et  de  protestants,  dont  le  but  semble  être  de 
déprécier  le  moyen  âge  que  ses  professeurs  de 
jadis  exaltèrent,  a  tout  changé. 

A  l'heure  actuelle  la  symbolique  est  reléguée 
par  elle  dans  les  rancarts  et  l'on  y  enseigne  le 
matérialisme  archéologique  dans  ce  qu'il  a  de 
plus  bas. 

Une  brochure  intitulée  «  La  déviation  de 
Taxe  des  églises  est-elle  symbolique?  »  et  qui  a 
pour  auteur  M.  de  Lasteyrie,  membre  de  l'Ins- 
titut et  l'un  des  podestats  de  l'Ecole,  est,  à  ce 
point  de  vue,  typique. 

M.  de  Lasteyrie  répond  par  la  négative  à  sa 
question,  déclare  qu'il  n'a  découvert  aucun 
texte  du  moyen  âge  relatif  à  ce  sujet  et  il  ajoute 
aussitôt  :  «  Si  jamais  le  hasard  en  faisait  sortir 
quelqu'un    des  arcanes  de   nos  bibliothèques, 


20  TROIS    EGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

je  ne  crois  pas  qu'on  dût  y  prêter  grande  atten- 
tion, car  il  serait  assez  isolé  pour  qu'on  put 
hardiment  en  contester  la  valeur.  » 

Voilà  qui  est  simple.  Cette  façon  de  prendre 
les  devants  pour  nier  l'importance  de  tout  do- 
cument qui  réduirait  sa  thèse  à  néant  est  pour 
le  moins  ingénue;  elle  est,  dans  tous  les  cas, 
prudente. 

Mais  en  même  temps  qu'il  nous  atteste  que 
l'inclinaison  du  chevet  des  cathédrales  n'est  pas 
intentionnelle  et  n'a  été  inspirée  par  aucun 
dessein  mystique,  il  tente  de  nous  fournir  les 
raisons  de  cette  constante  anomalie  des  axes  et 
de  nous  expliquer  les  causes  pour  lesquelles  les 
architectes  des  basiliques  du  moyen  âge  lacom- 
mirent. 

Et  c'est  alors  que  ce  vétéran  de  la  paperasse 
nous  exhibe  des  arguments  dont  l'extraordi- 
naire indigence  désarçonne. 


LA    SYMBOLiaUE    DE   NOTRE-DAME    DE    PARIS      21 

Après  avoir  raconté  ce  que  nous  savons  déjà 
—  que  les  cathédrales  ont  été  bâties  par  étapes 
successives  et  non  d'un  seul  jet  —  très  sé- 
rieusement, il  nous  dit  : 

«  Il  en  résulte  que  les  architectes  qui  prési- 
daient à  la  suite  des  travaux  avaient  à  raccorder 
les  maçonneries  nouvelles  avec  les  parties  anté- 
rieurement construites  et  c'était  là  un  problème 
dont  on  comprendra  toute  la  difficulté,  si  l'on 
songe  que  la  célébration  du  culte  dans  une  par- 
tie de  l'église  obligeait  à  élever,  entre  cette 
partie  et  le  chantier  où  se  poursuivaient  les 
travaux,  des  cloisons  ou  des  murs  qui  intercep- 
taient complètement  la  vue, 

«  Or  les  gens  du  moyen  âge,  ne  connaissant 
aucun  des  instruments  qui  permettent  aux  mo- 
dernes de  se  repérer  avec  précision  et  de  rac- 
corder, malgré  tous  les  obstacles,  les  lignes  les 
plus   compliquées,   éprouvaient  le  plus  grand 


22  TROIS   EGLISES   ET   TROIS    PRIMITIFS 

embarras  pour  prendre  leurs  repères  et  une 
erreur  minime  avait  pour  conséquence  une  dé- 
viation très  marquée  dans  les  alignements.  » 

Et  ce  n'est  pas  plus  malin  que  cela  !  Les  per- 
manentes irrégularités  des  cathédrales  tiennent 
simplement  à  ceci  que  les  architectes  du  moyen 
âge  ne  savaient  pas  leur  métier  et  n'étaient  pas 
pourvus  d'instruments  modernes. 

Un  tablier  de  bois  tendu  entre  la  partie  cons- 
truite et  celle  à  construire  suffisait  pour  leur 
faire  perdre  la  tête  et  tous  se  trompaient,  au- 
cun dans  ses  calculs  ne  tombait  juste. 

Evidemment  les  tire-lignes  qui  ont  bâti,  au 
XIX®  siècle,  Saint-François-Xavier,  Notre-Dame- 
des-Champs  et  Saint-Pierre  de  Montrouge 
étaient  fort  supérieurs,  comme  science,  aux 
pauvres  architectes  qui  ont  édifié  les  cathédrales 
de  Chartres,  de  Reims,  de  Paris,  car  eux,  n'ont 
pas  commis  d'inadvertances;  ils   ont   respecté 


LA   SYMBOLIQ.UE   DE   NOTRE-DAME   DE  PARIS      23 

les  règles  intangibles  du  cordeau,  ils  n'ont  pas 
fait  pencher  le  chœur  de  leurs  églises  ! 

Telles  sont  les  leçons  d'orthopédie  monu- 
mentale qui  se  débitent  maintenant  à  l'école 
des  Chartes. 

Mais  laissons  ces  pédantesques  balivernes  et 
revenons  à  Notre-Dame  de  Paris. 

Elle  n'est,  pour  la  récapituler,  qu'une  des 
pages  du  grand  livre  de  pierre  écrit  au  xiii' 
siècle  sur  notre  sol  et  elle  ne  fait  qu'enseigner 
dans  l'Ile  de  France  le  même  cours  de  théologie 
mystique  qu'enseignent  en  même  temps,  dans 
laBeauce,  dans  la  Picardie,  dans  la  Champagne, 
ses  sœurs  de  Chartres,  d'Amiens,  de  Reims, 
en  nous  bornant  à  en  citer  trois;  elle  se  sert  du 
même  idiome  qu'elles  et  cette  unanimité  de 
doctrine  et  d'expression  se  comprend  si  l'on 
considère  que  les  artistes  n'ont  jamais  été,  à 
cette  époque,  que  les  interprètes  de  la  pensée 


24  TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

de  l'Eglise.  Ainsi  que  le  fait  justement  remar- 
quer M.  Maie,  dans  son  substantiel  volume  sur 
«  L'Art  religieux  au  xiii"  siècle  »,  dès  787,  les 
Pères  du  second  concile  de  Nicée  déclaraient 
que  la  composition  des  images  n'était  pas  lais- 
sée à  l'initiative  des  artistes  ;  elle  relevait  des 
principes  posés  par  l'Eglise  et  la  tradition  reli- 
gieuse et  les  Pères  ajoutent  encore  :  «  l'art  seul 
appartient  aux  artistes,  l'ordonnance  et  la  dis- 
position nous  appartiennent.  » 

Il  y  eut  donc  immuabilité  de  théorie  et  de  lan- 
gue et  les  maîtres  maçons  et  les  imagiers  n'eurent 
qu'à  se  conformer  aux  règles  de  la  symbolique 
que  leur  indiquaient  les  moines  ou  les  prêtres. 

Mais  ce  dialecte  hermétique,  clair  pour  ceux 
qui  l'entendaient,  était-il  compris  du  peuple? 

Nous  pouvons  le  croire,  d'après  les  quelques 
renseignements  que  nous  possédons.  Yves  de 
Chartres,  dans  son  «  De  Sacramentis  ecclesias- 


LA    SYMBOLIQ.UE   DE   NOTRE-DAME  DE  PARIS     25 

ticis  sermones  »,  nous  affirme,  en  effet,  que  le 
clergé  apprenait  la  science  des  symboles  au 
peuple  et  il  résulte  également  des  recherches 
de  Dom  Pitra,  qu'au  moyen  âge,  l'œuvre  du 
pseudo  Méliton,  évêque  de  Sardes,  qui  contient 
une  clef  des  allégories  employées  par  l'Eglise, 
était  populaire  et  connue  de  tous. 

Cette  symbolique  officielle,  si  l'on  peut  dire, 
était  donc  accessible  à  tous  les  croyants,  mais 
il  en  est  une  autre  qui  figure,  à  Notre-Dame  de 
Paris,  une  symbolique  occulte,  compréhensible 
seulement  pour  quelques  initiés;  celle-là  dé- 
rive de  ce  que  l'on  nomme  les  sciences  mau- 
dites, très  pratiquées  au  moyen  âge.  A-t-elle 
été  insérée,  à  l'insu  du  clergé  qui  n'y  vit  goutte, 
sur  certaines  parties  de  la  façade,  ou  les  formules 
en  furent-elles  dictées  aux  imagiers  par  un 
prêtre  adepte  de  Tastrologie  et  de  l'alchimie  ? 
On  ne  le  saura  jamais;  ce   qui  semble  le  plus 


26  TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

probable,  c'est  que  les  dresseurs  de  thèmes 
généthliaques  et  les  souffleurs  de  cornues  ont 
cru  découvrir,  après  coup,  dans  des  sujets  pure- 
ment religieux,  des  intentions  qui  n'y  étaient 
pas. 

Toujours  est-il  que  Notre-Dame  de  Paris  est 
peut-être  une  des  seules  cathédrales  en  France 
où  de  semblables  secrets  auraient  été  cachés  sous 
le  voile  apparent  des  Écritures. 

Deux  des  portails  de  la  façade,  le  portail  ro3^al, 
celui  du  milieu  et  celui  de  Sainte-Anne  et  de 
Saint-Marcel  qui  longe  le  quai,  sont  ceux  de- 
vant lesquels  se  sont  réunis,  au  moyen  âge  et 
depuis,  les  adeptes  de  l'astrologie  et  les  philo- 
sophes de  la  chrysopée. 

Au  portail  royal,  quatre  figures  sont  censées 
représenter  les  symboles  de  la  pierrre  philo- 
sophai ;  elles  sont  contenues  dans  quatre 
médaillons  qui  se  font  vis-à-vis,  deux  par  deux 


LA   SYMBOLIQ.UE   DE   NOTRE-DAME   DE   PARIS      27 

et  qui  sont  encastrés,  non  dans  le  portail  même, 
mais  dans  les  contreforts.  Ils  sont  là,  à  taille 
d'hom.me,  très  en  évidence,  séparés  de  tout 
l'ensemble  décoratif  de  la  porte.  Ils  repré- 
sentent :  à  gauche,  le  premier,  en  partant  du 
haut.  Job,  sur  son  fumier  rongé  par  des  vers 
que  l'on  voit  et  entouré  d'amis  ;  le  second,  un 
personnage  étêté  et  manchot  qui  traverse,  ap- 
puyé sur  un  bâton  ou  sur  une  lance,  un  tor- 
rent. Dans  sa  monographie  de  la  cathédrale  de 
Paris,  M.  de  Guilhermy  déclare  qu'il  est  im- 
possible d'identifier  cette  figure.  Il  est,  en  effet, 
difficile  de  savoir  de  quel  nom  ce  bonhomme 
s'appelle.  Il  a  l'attitude  de  Saint  Christophe, 
franchissant,  appuyé  sur  son  bâton,  une  rivière, 
et  l'arc  et  les  flèches  que  l'on  aperçoit  à  ses 
pieds  seraient  bien  ses  attributs,  car  il  fut,  avant 
que  d'être  décapité,  tué  à  coups  de  flèches  et 
devint  même,  a.  cause  de  ce  genre  de  supplice, 


28  TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

le  patron  des  arbalétriers  ;  mais  la  place  en  haut 
du  médaillon,  pour  y  loger  l'Enfant  Jésus  sur 
ses  épaules,  manque  et  d'ailleurs  nul  indice 
n'existe  d'une  statuette  brisée,  près  du  dos  et 
de  la  tète  cassée  du  Saint.  Ce  n'est  donc  point 
le  Christophore,  et  ce  passant  garde  jusqu'à 
nouvel  ordre  l'anonymat. 

De  l'autre  côté,  maintenant,  à  droite,  en 
partant  toujours  du  haut,  nous  trouvons  Abra- 
ham prêt  à  sacrifier  son  fils  et  dont  un  ange 
arrête  le  bras,  lequel  bras  a  disparu,  ainsi 
qu'Isaac  tout  entier  et  une  bonne  partie  de 
l'ange;  enfin,  près  d'une  tour,  un  guerrier  cas- 
qué et  vêtu  d'une  cotte  d'armes,  protégé  par 
un  bouclier,  qui  lance  contre  le  soleil  un  jave- 
lot. Celui-là  serait  Nemrod  qui,  d'après  une 
ancienne  tradition,  serait  monté  sur  une  tour 
pour  livrer  bataille  au  ciel  et  à  ses  habitants. 

Si  nous  nous  plaçons  au  point  de  vue    de  la 


LA    SYMBOLiaUE   DE   NOTRE-DAME  DE   PARIS      29 

symbolique  chrétienne,  ces  bas-reliefs  ne  sus- 
citent aucune  difficulté  d'interprétation  ;  les 
sujets,  sauf  celui  du  faux  saint  Christophe, 
sont  clairs,  et  les  enseignements  lucides;  mais, 
il  faut  bien  l'avouer,  ils  sont  étrangement  mis 
à  part;  ils  ne  décèlent  aucun  sens  dans  l'en- 
semble sculpté  du  portail  ;  ils  constituent,  en 
somme,  des  phrases  isolées,  sans  rapports  entre 
elles. 

Si  nous  acceptons  le  point  de  vue  de  la  sym- 
bolique spagyrique,  nous  pouvons  reconnaître, 
avec  le  vieil  hermétiste  Gobineau  de  Montlui- 
sant,  que  Job  est  une  personnification  de  la 
pierre  des  philosophes  qui  passe  par  les  épreuves 
avant  que  d'atteindre  son  degré  de  perfection; 
qu'Abraham  est  l'alchimiste,  le  souffleur;  Isaac, 
la  matière  à  jeter  dans  le  creuset;  l'ange,  le 
feu  nécessaire  pour  opérer  la  transmutation  de 
la  matière  en  or.  Restent  le  pseudo-Christophe 


30  TROIS    EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 


et  le  Nemrod,  mais  les  grimoires  de  l'alchimie 
ne  nous  renseignent  guère  sur  le  sens  précis 
de  ces  figures. 

D'autre  part,  les  astrologues  qui  désignent, 
de  temps  immémorial,  ce  portail  sous  le  nom 
de  porche  de  l'astrologie,  ont  toujours  vu,  dans 
les  tableaux  qu'il  représente,  une  effigie  de  la 
Vierge  astronomique  et  dans  le  Christ,  accom- 
pagné de  ses  apôtres,  l'image  du  soleil  qui 
monte  à  l'horizon,  entouré  des  signes  du  zo- 
diaque. Que  cette  opinion  soit  fondée  ou  non, 
il  faut  avouer  qu'elle  a  eu  raison  de  se  produire, 
car  c'est  à  elle  que  nous  devons  d'avoir  con- 
servé une  partie  du  porche.  Et,  en  effet,  en 
août  1793,  la  commune  avait  décrété  la  des- 
truction de  tous  ces  simulacres  de  la  vieille 
superstition  religieuse  ;  et  ce  fut  le  citoyen 
Chaumette  qui  réclama  en  faveur  de  la  science, 
déclarant  que  ce    décor    constituait    un   cours 


LA    SYMBOLIQUE   DE   NOTRE-DAME   DE   PARIS      3I 

d'astronomie  et  avait  servi  à  Dupuis  pour  éta- 
blir son  système  planétaire  —  et  le  portail 
fut  sauvé.  Ce  portail  royal  était  et  est  donc  en- 
core revendiqué  par  les  partisans  de  l'astrolo- 
gie et  les  hermétistes.  —  La  porte  voisine, 
celle  de  Sainte-Anne  et  de  Saint-Marcel,  l'était 
et  l'est  encore  par  les  alc'himistes. 

A  les  entendre,  le  récepte,  le  secret  de  la 
sublime  pierre  des  sages  est  inscrit  sous  la  sta- 
tue qui  se  dresse  sur  le  trumeau,  tranchant  en 
deux  la  baie.  Cette  statue,  —  qui  n'est  qu'une 
reproduction,  car  l'original  est  placé  dans  la 
salle  des  Thermes,  au  Musée  de  Cluny  —  por- 
traiture un  évêque,  debout,  mitre  et  crosse, 
bénissant  d'une  main  ses  visiteurs  et  foulant 
aux  pieds  un  dragon  sorti  d'une  sorte  de  cha- 
pelle funéraire  où  une  femme  morte  est  assise 
dans  un  linceul  enveloppé  de  flammes. 

La  lecture  de  cette  scène  est  très  simple.  11 


32  TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

suffit  d'ouvrir  les  BoUandistes.  La  légende  de 
saint  Marcel,  neuvième  évêque  de  Paris,  ra- 
conte, en  effet,  que  ce  saint  délivra  la  ville  d'un 
horrible  dragon  qui  avait  établi  son  gîte  dans 
le  cercueil  d'une  femme  adultère,  décédée,  sans 
avoir  eu  le  temps  de  se  repentir  et  sans  avoir 
reçu  les  sacrements  ;  le  saint  frappa  de  sa  crosse 
le  monstre,  lui  entoura  le  cou  de  son  étole, 
l'emmena  à  quelques  lieues  de  Paris,  dans  un 
désert,  et  là,  lui  intima  l'ordre,  auquel  d'ail- 
leurs il  obéit,  de  ne  jamais  plus  retourner  dans 
la  ville. 

Ajoutons  ce  détail,  qu'aux  processions  des 
Rogations,  le  clergé  de  Notre-Dame  faisait 
autrefois  porter,  en  souvenir  de  ce  miracle,  un 
grand  dragon  d'osier  dans  la  gueule  ouverte 
duquel  le  peuple  jetait  des  gâteaux  et  des  fruits. 
Cette  coutume,  qui  remontait  au  moyen  âge,  a 
pris  fin  en  1730. 


LA    SYMB0L1Q.UE    DE   NOTRE-DAME    DE    PARIS      33 


Telle  est  la  version  de  l'Eglise;  autre  est 
celle  des  alchimistes.  Dans  son  cours  de  philo- 
sophie hermétique,  Cambriel  explique  ainsi 
cette  figure  : 

Sous  les  pieds  de  l'évêque,  sur  le  socle 
même  de  sa  statue,  de  chaque  côté,  deux  ronds 
de  pierre  sont  sculptés.  Les  ronds  de  droite 
seraient  les  simulacres  de  la  nature  métaUique 
brute,  telle  qu'on  l'extrait  de  la  mine,  les  ronds 
de  gauche,  négligés  comme  les  premiers  par  la 
symboUque  chrétienne,  seraient  la  même  nature 
métallique  mais  purifiée  ;  et  celle-là  se  rappor- 
terait à  la  figure  humaine,  assise,  dans  la  cha- 
pelle sépulcrale,  et  qui  a  pris  naissance  dans  le 
feu  dont  son  linceul  s'entoure.  De  cette  four- 
naise tombale  qui  serait  l'œuf  philosophique, 
inséré  dans  l'athanor,  le  dragon,  né  à  son  tour 
de  la  figure  humaine,  serait,  en  s'élevant  hors 
du  fourneau,   en  plein  air,  sous  les  pieds  du 


34  TROIS    EGLISES   ET  TROIS   PRIMITIFS 

saint,  le  dragon  babylonien  dont  parle  Nicolas 
Flamel,  autrement  dit,  le  mercure  philosophai, 
le  lion  vert,  le  lait  de  la  Vierge,  la  substance 
même  qui  change  par  une  projection  le  plomb 
en  or. 

Dans  cette  interprétation,  saint  Marcel  ne 
nous  bénirait  plus,  mais  il  ferait  un  geste  de 
circonspection,  qui  signilierait  :  taisez-vous, 
gardez  le  secret  si  vous  l'avez  compris. 

Si  bizarre  qu'elle  paraisse,  cette  glose  se  con- 
çoit pourtant,  car  les  préparateurs  du  grand 
œuvre  peuvent  se  placer  sous  le  patronage  de 
ce  saint  qui  a,  en  effet,  opéré  plusieurs  trans- 
mutations. 

Une  fois,  alors  qu'il  n'était  encore  que  sous- 
diacre  et  qu'il  servait  la  messe  de  l'évêque 
Prudence,  il  transmua  en  un  vin  qui  man- 
quait, l'eau  qu'il  venait  de  puiser  à  la  Seine; 
une  autre  fois  aussi,   il  changea  cette   même 


LA   SYMBOLIQ.UE    DE   NOTRE-DAME    DE    PARIS      35 

eau  en  une  liqueur  parfumée  comme  le  saint 
chrême. 

Le  choix  que  les  alchimistes  firent  de  cet  Elu 
pour  lui  attribuer  la  possession  du  fameux  se- 
cret pourrait  donc  jusqu'à  un  certain  point  se 
justifier;  cependant,  il  convient  d'observer  que 
le  patron  officiel  des  spagyriques,  au  moyen 
âge,  ne  fut  pas  saint  Marcel,  mais  bien  saint 
Jean  l'Evangéliste,  soit  parce  qu'une  très  an- 
cienne légende  nous  le  montre  savant  dans 
l'art  de  traiter  les  minerais  de  fer;  soit  parce 
que  deux  vers,  pris  en  un  sens  éperdument 
littéral  (i),  de  la  séquence  tissée  en  son  hon- 
neur par  Adam  de  Saint- Victor,  nous  le  repré- 
sentent fabriquant  avec  du  bois  de  l'or  et  avec 
des  cailloux  des  gemmes. 


(1)        Qui  de  virgis  fecit  aurum. 
Gemmas  de  lapidibus. 


30  TROIS    ÉGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

Que  ces  explications  puissent  sembler  erro- 
nées, c'est  bien  possible,  mais  qu'importe  !  Q.ue 
plus  fabuleuse  encore  nous  apparaisse  cette 
autre  légende  relatant  qu'un  scrupule  de  la 
prière  des  sages  a  été  caché  par  l'évêque 
Guillaume  de  Paris  dans  l'un  des  piliers  du 
chœur  que  l'on  reconnaîtra  si  Ton  suit  la  direc- 
tion de  l'œil  d'un  corbeau  qui  le  regarde, 
sculpté  sur  l'un  des  porches,  il  ne  nous  en 
chaut  pas  davantage  ;  ce  qu'il  sied  simplement 
de  retenir,  c'est  que,  plus  que  ses  congénères, 
Notre-Dame  de  Paris  est  mystérieuse,  plus 
experte  peut-être  mais  moins  pure,  car  elle  est 
à  la  fois  catholique  et  occulte  et  elle  greffe  sur 
la  symbolique  chrétienne  les  réceptcs  de  la 
Kabbale. 

En  tout  cas,  ces  discussions  ne  prouvent- 
elles  pas  que,  sauf  de  nos  jours,  cette  basilique 
fut  toujours   envisagée  telle    qu'un    traité   de 


LA   SYMBOLiaUE   DE   NOTRE-DAME   DE   PARIS     37 

symbolisme,  s'exprimant  à  mots  couverts,  par- 
lant, à  l'exemple  du  Christ,  en  paraboles  ?  Les 
archéologues,  les  architectes  l'ont  disséquée, 
ainsi  que  l'on  disséquerait  un  cadavre;  c'est 
très  bien,  l'anatomie  de  son  corps  est  désor- 
mais connue  ;  les  romanciers,  comme  Victor 
Hugo,  ont  créé  d'après  elle  un  décor  plus  ou 
moins  véridique  pour  y  loger  des  personnages 
imaginés  de  toutes  pièces,  et  cependant  le  poète 
a  été  le  seul,  alors,  qui  ait  eu  une  vague  intui- 
tion de  la  symbolique  du  moyen  âge,  lorsqu'il 
a  écrit  sa  comparaison  fantaisiste  de  la  façade 
royale,  trouée  d'une  grande  fenêtre  flanquée  de 
deux  petites,  ainsi  que  le  prêtre  est  flanqué, 
pendant  la  messe,  du  diacre  et  du  sous-diacre, 
à  l'autel.  Il  reste  désormais  à  décrire,  autrement 
qu'en  un  rapide  abrégé,  ses  aîtres  spirituels, 
sa  vie  intérieure,  son  âme,  en  un  mot.  La 
vraie  monographie  de   notre   cathédrale   serait 


30  TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

celle-là;  mais  le  positivisme  architectural  ne 
fait  que  s'accroître,  et,  malheureusement,  le 
clergé  s'éloigne  de  plus  en  plus  de  questions 
qu'il  aurait  pourtant  intérêt  à  ne  pas  dédai- 
gner. 


SAINT-GERMAIN- 

L'AUXERROIS 


SAINT-GERMAIN-L'AUXERROIS 


'LLE  fut  ronde  comme  le  temple  du 
Saint-Sépulcre  à  Jérusalem  et  ceinte 
de  fossés  que  remplirent  de  leurs 
cadavres  les  Normands  qui  l'assiégèrent,  l'église 
que  fonda,  au  vi^  siècle,  à  Paris,  saint  Landry, 
sous  le  vocable  de  saint  Germain  d'Auxerre. 
Celle-là  fut  l'aïeule.  Cent  ans  après  sa  nais- 
sance, elle  tombait  de  vétusté  ;  le  roi  Robert  la 
i  eta  bas  et  en  reconstruisit  une  autre  à  sa  place  ; 


42  TROIS    EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

celle-là  fut  la  mère.  Elle  devint,  à  son  tour, 
caduque  et,  au  xiii'"  siècle,  sur  ses  ruines,  naquit 
l'église  de  Saint-Germain-l'Auxerrois.  Celle-là, 
c'est  la  fille  ;  elle  vit  encore. 

Son  enfance  fut  troublée;  elle  grandit  rapi- 
dement d'abord,  puis  sa  croissance  s'arrêta 
pendant  une  centaine  d'années  et  ne  reprit 
qu'après.  Le  portail  et  le  chœur  étaient  achevés 
à  la  fin  du  XIII''  siècle.  Le  xv**  érigea  le  porche, 
la  nef,  les  collatéraux  du  chœur  et  le  transept  ; 
le  xvi^  réédifia  les  chapelles,  changea  les  dis- 
positions du  chevet,  dressa  le  portail  qui  s'ouvre 
h  gauche  de  l'abside  sur  la  rue  de  l'Arbre-Sec, 
déroula  devant  l'autel  un  magnifique  jubé,  bâti 
par  Pierre  Lescot  et  sculpté  par  Jean  Goujon  ; 
et  l'église,  parvenue  à  sa  pleine  maturité,  s'at- 
teste, grâce  au  voisinage  de  la  Cour,  la  plus 
fastueuse  et  la  plus  fréquentée  de  Paris. 

Vint  le  XVII''  siècle  qui,  méprisant  son  allure 


SAINT-GERMAIN-L  AUXERROIS  43 

gothique,  omit  de  la  dénaturer  ;  mais,  moins 
dédaigneux,  le  xviii%  qui  la  jugeait  de  forme 
désuète,  résolut  de  la  rajeunir. 

En  1754,  le  curé  et  les  marguilliers  commen- 
cèrent par  faire  démolir  le  jubé,  mais  cette  des- 
truction ne  modifiait  pas  la  mine  restée,  pour 
eux,  barbare,  de  la  nef,  et  ils  recoururent  à  un 
nommé  Bacarit,  architecte  des  écuries  du  Roi, 
en  le  priant  de  la  civiliser.  Il  apprêta  un  plan, 
et  le  soumit  à  l'Académie  des  Beaux-Arts  qui, 
dans  un  élan  d'enthousiasme,  s'écria  que  cet 
habile  homme  «  savait  marier,  de  la  manière 
la  plus  heureuse,  le  genre  moderne  avec  le 
gothique  de  l'église  qu'il  avait  à  décorer  ». 

Et  l'effrayante  ganache  se  mit  à  l'œuvre.  Ne 
pouvant,  à  son  grand  regret,  faute  d'argent,  tout 
saccager,  il  dut  se  borner  à  canneler  les  colonnes 
du  chœur,  à  remplacer  la  flore  symbolique  des 
chapiteaux  par  d'insignifiantes    guirlandes   de 


44-  TROIS   EGLISES   ET  TROIS   PRIMITIFS 

feuillages  et  de  fleurs,  enfin  à  altérer  les  con- 
tours des  croisées  qu'il  débarrassa  de  leurs  ma- 
gnifiques vitraux  pour  les  habiller  d'une  claire 
vitraille  qui  fit  se  pâmer  tous  les  chanoines 
d'aise. 

Et  Saint-Germain  n'en  continua  pas  moins 
d'être  gothique.  Bacarit  ne  parvint  pas  à  trans- 
muer la  douce  oranie  du  moyen  âge  en  une 
Manon  plus  ou  moins  pieuse;  les  traits  repa- 
raissaient sous  le  grimage;  ne  pouvant  obtenir 
mieux  il  songea  à  esquinter  l'extérieur  et  il 
abattit  la  flèche  et  ses  quatre  clochetons  et  ins- 
talla sur  le  tronçon  demeuré  du  fût,  une  balus- 
trade de  pierre  qui  donna  au  sommet  de  la  tour 
l'engageant  aspect  d'un  balcon;  puis,  après  un 
tel  labeur,  il  se  reposa  et  s'éteignit  sans  doute, 
chargé  d'ans  et  de  gloire,  dans  la  paix  du  Sei- 
gneur, qu'il  avait,  avec  des  travaux  de  ce  genre, 
si  fidèlement  servi. 


SAI\'T-GERMA1N-L  AUXERROIS  45 

Débarrassé  de  son  bourreau,  Saint-Germain- 
l'Auxerrois  vivait  placidement  quand  la  Révo- 
lution surgit.  Alors  ce  fut  autre  chose.  On  ne 
l'affubla  plus  de  travestis  plus  ou  moins  dispa- 
rates, mais  on  la  dénuda.  Ce  fut  le  pillage;  ce 
après  quoi  le  sanctuaire  fut  fermé;  l'on  installa 
dans  ses  dépendances  une  mairie  et  l'on  usa  de 
sa  nef  comme  d'un  hangar  pour  y  gonfler  des 
ballons.  Il  semblait  que  la  série  des  dépréda- 
tions fût  close  lorsque  s'efî"ondra  le  régime  des 
Jacobins;  mais  Napoléon,  qui  se  mêlait  de 
tout,  s'occupa  de  ce  malchanceux  édifice  et  pro- 
jeta tout  simplement  de  le  raser.  Heureusement 
qu'il  n'eut  pas  le  temps  d'exécuter  ce  dessein  et, 
en  1837,  l'église,  réouverte,  fut  réconciliée  par 
M^''  de  Quélen,  archevêque  de  Paris,  et  l'on 
s'efforça  dès  lors,  sous  prétexte  de  panser  ses 
blessures,  de  les  ranimer. 

On  la  para,  en  effet,  de  flasques  peintures  et 


46  TROIS    ÉGLISES    ET  TROIS   PRIMITIFS 

de  redoutables  vitres;  mais  si  déformée,  si  ré- 
parée qu'elle  puisse  être,  elle  est  encore  char- 
mante; son  intérieur  est  un  des  plus  intimes, 
des  plus  vraiment  religieux  qui  soient  à  Paris  et 
son  extérieur  demeure  un  régal  d'art. 

Le  portail  du  xiii^  siècle  est  encore  debout, 
avec  sa  baie  médiane  datée  de  ce  temps  et  les 
deux  autres  du  xv^  ;  quant  aux  sculptures  repré- 
sentant, ainsi  que  sur  presque  toutes  les  façades 
des  cathédrales,  le  Jugement  dernier,  le  posé- 
ment des  âmes,  le  sein  d'Abraham,  l'enfer  des 
démons,  avec  l'épisode  habituel  des  vierges 
sages  et  des  vierges  folles,  elles  ont  disparu  ou 
ne  subsistent  plus  qu'à  l'état  d'épaves  et  de  ru- 
diments ;  mais  six  grandes  statues,  rangées 
dans  les  ébrasures  de  la  portedu  milieu,  ont  été 
refaites  et  repeintes;  à  gauche,  en  entrant, 
saint  Vincent,  diacre  et  martyr,  un  livre  à  la 
niain;  puis  un  roi  barbu  portant  un  sceptre,  et 


SAINT-GERMAIN-L  AUXERROIS  47 

une  reine  que  de  Guilhenny  croit  être  Childe- 
bert  et  Ultrogothe,  sa  femme  ;  à  droite,  saint 
Germain  crosse  et  mitre;  sainte  Geneviève  te- 
nant un  cierge  qu'un  petit  diable  placé  au-des- 
sus d'elle  s'efforce  de  souffler  ;  enfin  un  ange 
souriant,  un  flambeau  au  poing,  prêt  à  rallu- 
mer, s'il  s'éteint,  le  cierge  de  la  sainte. 

La  voussure,  au-dessus  des  vantaux,  détient 
encore  trois  cordons  de  personnages,  anges, 
démons,  ribaudes  et  vierges;  le  portail  a,  en 
somme,  gardé  quelques  mots  d'une  phrase  effa- 
cée par  le  temps  et  qu'il  est  facile  de  reconsti- 
tuer, car  elle  est  écrite  au  complet  sur  la  façade 
des  autres  églises,  mais  le  trumeau  pilierrécem- 
ment  rétabli  au  dessous  d'elle  est  inexact,  car 
il  supporte,  au  lieu  du  Christ  d'antan,  une 
vierge  neuve. 

Si  l'on  ajoute  que  des  fresques  modernes 
d'un  nommé  Mettez  ont  rem.pli  les  espaces  de- 


48  TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS    PRIMITIFS 

meures  vides,  mais  que  l'on  ne  discerne  plus 
de  cette  inutile  peinture  que  des  écailles  craque- 
lées de  badigeon,  l'on  aura  ainsi  une  idée  pré- 
cise du  portail,  tel  qu'il  existe  à  l'heure  actuelle. 
Il  est  précédé  d'un  porche  à  cinq  baies  ogi- 
vales couronnées  de  balustres  et  de  combles 
fleuronnés,  construit,  en  1425,  par  Jean  Gaus- 
sel.  De  toutes  les  statues  qui  le  peuplent,  deux 
seulement  sont  authentiques,  toutes  les  autres 
ont  été  fabriquées  de  nos  jours.  Ces  deux  sta- 
tues représentent,  l'une,  située  à  la  fin  du 
porche  et  faisant  flice  à  la  place  du  Louvre, 
près  de  la  rue  des  Prêtres-Saint-Germain- 
lAuxerrois,  un  saint  François  d'Assises  énasé 
et  manchot,  à  la  ligure  mâchurée  par  l'âge  ; 
l'autre,  sise  du  côté  opposé  et  regardant  la 
grande  porte,  une  Marie  l'Egyptienne  envelop- 
pée de  ses  cheveux  qui  ont  conservé  des  traces 
d'or;  elle  tient  les  trois  pains  qui  doivent  l'ali- 


SAINT-GERMAIN-L  AUXERROIS  49 


menter  dans  le  désert  et  penche  mélancolique- 
ment une  petite  tête  oisive  dont  les  yeux  sont 
clos. 

Au-dessus  de  ce  porche,  se  dresse,  entre  deux 
élégantes  tourelles  carrées,  la  façade  trouée 
d'une  rose  flamboyante,  terminée  par  un  pi- 
gnon triangulaire,  planté  sur  sa  pointe,  d'un 
simulacre  d'ange.  Derrière,  le  vaisseau  s'étend, 
flanqué  de  contreforts,  hérissé  de  gargouilles, 
habité  par  une  amusante  ménagerie  qui  exhibe 
depuis  des  siècles,  entre  ciel  et  terre,  les  êtres 
les  plus  hétéroclites  et  les  bêtes  les  plus  co- 
casses. Il  y  a  de  tout  dans  cette  kermesse  de  la 
pierre,  des  mendiants  et  des  fous,  un  hippopo- 
tame qui  rend  par  la  gueule  un  sauvage  ;  des 
singes  et  des  griftons,  des  ours  à  musehères, 
des  truies  allaitant  des  ribambelles  de  gorets  ; 
des  rats  sortant,  ainsi  que  d'un  fromage  de 
Hollande,  de  la  boule  du  monde  et  guettés  par 


50  TROIS   EGLISES   ET   TROIS  PRIMITIFS 

un  chat,  ce  qui  signifie  sans  doute  que  les  bri- 
gands qui  dévastent  la  terre  seront  dévorés  par 
le  Démon. 

L'intérieur  vaut,  lui  aussi,  que  longuement 
on  le  visite  ;  tous  les  styles  s'y  coudoient.  Il  a 
été  tellement  défait  et  refait  qu'il  paraît  un  peu 
incohérent,  mais  ce  côté  hagard  e^t  délicieux 
quand  on  le  compare  à  la  monotone  régularité 
des  églises  neuves  ! 

La  nef  gothique  de  quatre  travées  est  coupée 
d'un  transept  percé  d'une  porte  à  chaque  bout  ; 
celle  de  gauche  est  condamnée,  celle  de  droite 
accède  à  la  rue  des  Prètres-Saint-Germain- 
l'Auxerrois,  en  face  du  bureau  du  Journal 
des  Débats.  L'on  a  installé,  au  milieu  de  son 
allée  un  bénitier  exécuté  par  Jouffroy  sur  les 
dessins  de  M"'"  de  Lamartine,  des  mioches  pa- 
radant autour  d'une  croix;  c'est  de  l'art  pour 
la  rue   Saint-Sulpice,  mais  il  ne  dépare  pas  la 


SAINT-GERMAIN-L  AUXERROIS  5  I 

misère  ornementale  des   murs  chargés,  par  un 
sieur  Guichard,  d'encombrantes  fresques. 

Le  long  de  la  nef  et  du  chœur,  à  partir  de 
l'entrée,  de  nombreuses  chapelles  s'enfoncent 
entre  les  contreforts  des  murs,  huit  à  gauche  et 
quatre  à  droite. 

A  gauche,  d'abord,  la  chapelle  des  fonts  bap- 
tismaux, dite  de  Saint-Michel,  puis  celles  de 
Saint-Jean-Baptiste,  de  Sainte-Magdeleine,  de 
Notre-Dame  de  Compassion  —  celle-ci  touche 
au  transept,  après  lequel  se  trouvent  la  chapelle 
de  Saint-Louis,  où  réside  le  Saint-Sacrement  et 
où  l'on  a  placé  sur  l'autel  une  statue  de  la 
Vierge  qualifiée  de  Notre-Dame  de  Bonne- 
Garde  —  celles  de  Saint-Vincent-de-Paul,  de 
Saint-Charles-Borromée,  où  un  hideux  vitrail 
assigne  à  cet  élu  la  tête  d'un  moricaud  ;  enfin 
celle  de  Saint-Denys,  Saint-Rustique  et  Saint- 
Eleuthère  —  et  nous  atteignons  la  petite  porte 


52  TROIS   EGLISES   ET  TROIS   PRIMITIFS 

de  la  rue  de  l'Arbre-Sec  donnant  sur  l'abside 
et  au-dessus  de  laquelle  s'ouvre,  derrière  un 
vitrage  à  losanges  de  couleur,  une  tribune  dite 
«  Tribune  de  la  Reine», parce  que,  prétend-on, 
la  famille  royale  s'y  serait  quelquefois  tenue 
pendant  la  messe. 

Parmi  ces  minuscules  chapelles,  une  seule 
est  intéressante,  celle  de  la  Compassion,  qui 
fut,  pendant  plus  d'un  siècle,  la  chapelle  du 
Conseil  d'Etat,  car  elle  détient  un  superbe  re- 
table flamand  en  bois,  de  la  fin  du  xV  siècle, 
provenant  delà  collection  dispersée  de  M.  de 
Bruges-Duménil  ;  divers  épisodes  de  la  vie  de  la 
Vierge  et  delà  Passion  y  sont  sculptés;  malheu- 
reusement, on  ne  le  voit  guère,  la  croisée  qui 
devrait  l'éclairer  étant  obscurcie  par  des  car- 
reaux modernes  à  la  fois  sombres  et  violents, 
qui  ne  laissent  filtrer  aucune  lueur. 

A  droite,  maintenant,  en   partant  de  l'autre 


SAINT- GERMAL\-L  AUXERROIS  53 

côté  de  l'abside  dont  nous  parlerons  tout  à 
l'heure,  la  sacristie  occupe  la  place  de  plusieurs 
chapelles,  et  les  petits  oratoires  qui  la  suivent, 
en  descendant  avec  le  chœur,  sont  dédiés  aux 
saints  Apôtres,  à  saint  Pierre,  aux  Pères  et  aux 
Docteurs  de  l'EgHse  dont  deux,  saint  Léon  et 
saint  Grégoire  le  Grand,  sont,  en  leur  qualité  de 
premiers  rôles,  en  vedette  sur  l'affiche  des  vitres; 
puis  apparaît,  succédant  à  ces  réduits  si  exigus 
que  le  confessionnal  les  emplit,  avec  un  autel, 
tout  entiers,  une  très  élégante  porte  du  xv^  siècle 
surmontée  d'une  exquise  Vierge  en  bois  peint 
de  la  même  époque,  une  Vierge  dolente  et  fri- 
leuse, mais  perchée  si  haut  que,  dans  l'ombre 
des  voûtes,  on  la  remarque  à  peine  ;  et  vient  le 
transept  de  la  rue  des  Prêtres;  cette  allée  fran- 
chie, toute  la  place  des  quatre  chapelles  situées 
en  vis-à-vis,  de  l'autre  côté  de  la  nef,  est  ici 
prise  par  une  seule,  par  la  chapelle  de  la  Sainte- 


54  TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 


Vierge,  entourée  d'une  boiserie  qui  la  cache 
aux  yeux  et  munie  d'une  porte  close,  afin  d'em- 
pêcher tous  ceux  qui  voudraient  venir  la  prier 
d'y  pénétrer. 

Une  église  où  la  chapelle  de  la  Vierge  n'est 
pas  accessible  aux  fidèles,  c'est  un  comble  l  Q.ue 
penser  des  curés  qui  mettent  ainsi  dans  leur 
église  la  Madone  au  rancart  ?  La  raison  invoquée 
de  ce  monstrueux  interdit  est  que  ce  lieu  sert 
parfois  de  chapelle  pour  les  catéchismes.  Eh  ! 
qu'ils  le  fassent,  leur  catéchisme,  dans  les  gre- 
niers, dans  les  caves,  chez  eux,  où  ils  voudront, 
mais  qu'ils  démolissent  ce  rempart  de  menui- 
serie, qu'ils  laissent  en  tous  les  cas  la  porte  ou- 
verte, lorsque  leurs  quatre  pelées  et  leurs  trois 
tondus  n'y  sont  pas  ! 

D'autant  qu'elle  est  délicieuse  cette  chapelle! 
Intime  et  recueillie,  elle  sépare  d'un  autel  con- 
tenant des  reliques  de  saint   Den3's,    de  saint 


SAINT-GERMAIX-L  AUXERROIS  5  5 

Célestin  et  de  saint  Benoît,  au-dessus  duquel 
est  incrusté  un  antique  retable  de  pierre,  figu- 
rant l'arbre  de  Jessé  dont  les  fleurons  et  les 
branches  serpentent  autour  d'une  belle  statue 
de  Vierge  du  xiv''  siècle  qui  appartint  jadis 
au  presbytère  de  Radonvilliers,  en  Cham- 
pagne, le  tout  se  détachant  sur  des  fresques 
peintes  par  Amaury  Duval  ;  mais  une  bienfai- 
sante obscurité  permet  de  les  distinguer  mal. 
Pour  être  complet,  citons,  dans  la  nef,  en 
face  de  la  chaire,  une  énorme  machine  en  bois 
monté,  pourvue  de  colonnes  et  coiffée  d'un  bal- 
daquin, exécutée  par  Mercier  sur  les  dessins  de 
l'emphatique  Lebrun  et  qui  servait  de  siège  au 
roi  quand  il  assistait  officiellement  à  la  messe  ; 
et  une  grille  en  fer  forgé  du  xviii^ siècle  qui  fut 
très  réparée  et  privée  de  ses  fleurs  de  lys  ;  et 
revenons  à  l'abside  qui  est,  selon  moi,  la  partie 
la  plus  savoureuse  de   Saint-Germain-l'Auxer- 


s  6  TROIS   ÉGLISES   ET  TROIS   PRIMITIFS 

rois,  car  l'on  peut  s'}'  croire  en  même  temps 
dans  un  oratoire  de  la  fin  du  xv^  siècle  et  dans 
une  église  de  campagne  de  nos  jours. 

L'on  dirait  que  l'odeur  particulière  de  tout 
l'édifice  s'y  concentre.  Et  en  effet,  lorsqu'on 
entre  dans  Saint-Germain,  on  y  hume  une  sen- 
teur spéciale  qui  n'existe,  semblable  à  Paris, 
que  dans  un  autre  sanctuaire,  celui  del'Abbaye- 
au-Bois  de  la  rue  de  Sèvres,  certains  jours,  — 
une  senteur  de  salpêtre  relevée  par  une  très  fine 
pointe  de  cire  consumée  et  d'encens.  Là,  dans 
l'abside,  cet  arôme  d'églisette  de  village,  le  di- 
manche après  le  salut,  persiste  surtout  par  les 
temps  de  pluie  et  vous  aide  à  vous  transporter 
bien  loin  de  Paris  et  de  cette  place  du  Louvre, 
devenue  l'un  des  plus  bruyants  lieux  de  rendez- 
vous  des  voitures  à  vapeur  et  des  tramways. 

Parfois,  lorsque  l'heure  sonne  à  la  tour  voi- 
sine, le  carillon  qui  l'accompagne  de  son    cli- 


SAINT-GERMAIN-L  AUXERROIS  5  7 


quetis  de  verre  brisé,  vous  suggère  l'idée  que 
l'on  prie  dans  une  église  des  Flandres.  Et  ces 
avatars  successifs  d'alentours  —  de  temple  Re- 
naissance, de  chapelle  de  bourgade  et  d'église 
flamande  —  font  vraiment  de  cet  obscur  refuge 
un  tremplin  unique  à  Paris,  de  rêves. 

Pour  rester  dans  la  réalité,  l'on  peut  dater 
du  xvi"  siècle  cette  abside  ;  elle  est  biscornue, 
de  forme  divagante  ;  la  vérité  est  que  ses  cha- 
pelles sont  refoulées,  d'une  part,  par  l'aligne- 
ment de  la  rue  qui  les  cerne  ;  de  l'autre,  elles 
sont  entamées  par  le  presbytère  et  la  sacristie, 
si  bien  qu'elles  vont  de  guingois,  plus  larges 
ou  plus  longues  les  unes  que  les  autres. 

Celles  des  deux  bouts  sont  de  vagues  réduits, 
des  carrés  irréguliers  dont  les  lignes  verticales 
s'évasent;  les  autres  suscitent  la  pensée,  là  où 
sont  percées  les  fenêtres,  d'un  triptyque  ouvert, 
aux  deux  volets  revenus  en  avant,  pas  repliés 


58  TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 


par  conséquent  le  long  du  mur,  avec  une  niche 
romane  au-dessous  de  chacun  d'eux.  II  }•  a.  en 
effet,  sous  les  deux  croisées  des  coins,  deux 
petites  cavernes  plafonnées  de  voûtes  en  arc, 
creusées  dans  le  bas  des  murailles  et  que  Ton  a 
remplies  tant  bien  que  mal,  avec  des  pieuses 
statues  de  la  rue  Bonaparte,  dont  l'obscurité 
et  la  poussière  effacent,  Dieu  merci,  les  traits. 

Ces  chapelles  sont  au  nombre  de  cinq  ;  leur 
réunion  dessine  un  demi-cercle  à  la  ligne  ca- 
bossée du  haut;  elles  sont  placées  sous  le  vo- 
cable de  sainte  Geneviève,  des  saints  patrons 
du  lieu  :  saint  Vincent  et  saint  Germain,  du 
Tombeau,  de  la  Bonne -Mort  et  de  saint 
Landry. 

Les  deux  branches  finales  du  demi-cercle 
s'appuient,  la  première  sur  la  porte  de  sortie  de 
la  rue  de  l'Arbre-Sec,  la  seconde  sur  la  porte 
de  la  sacristie,  ornée  de  fresques  dont  une,  un 


SAINT-GERMAIN-L  AUXERROIS  59 


saint  Martin  à  cheval  tranchant  son  manteau 
pour  en  donner  la  moitié  à  un  pauvre,  est  due 
à  ce  Mottez  qui  décora  le  grand  portail  de  ses 
badigeons  qu'abolirent,  pour  l'allégresse  des  ar- 
tistes, de  secourables  soleils  et  de  propices 
pluies. 

De  la  chapelle  Sainte-Geneviève,  absolu- 
ment sombre,  tendue  de  toiles  gondolées, 
teintes  au  cirage  par  Gigoux,  rien  à  dire  ; 
de  la  chapelle  des  Saints- Patrons  où  s'érige 
dans  une  niche  le  tombeau  de  la  fiimille  des 
marquis  de  Rostaing,  agrémenté  de  deux 
seigneurs  qui  vous  regardent  à  genoux  et  l'air 
béat,  et,  près  de  la  rampe  de  communion,  de 
deux  statuettes  neuves  de  saint  Anne  et  de  saint 
Antoine  de  Padoue,  tout  se  pourrait  également 
omettre  si  ses  fenêtres  ne  détenaient  peut-être, 
avec  celles  de  la  chapelle  voisine  de  la  Bonne- 
Mort,  les  seuls  vitraux  qui,  par  leur  sens  de  la 


60  TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

symbolique,  par  leur  science  des  tons,  par  leur 
étampe  vraiment  personnelle  d'art,  méritent 
qu'on  s'arrête  devant  eux  et  valent  qu'on  les 
loue. 

Dans  ce  Saint-Germain-l'Auxerrois  qui  n'a 
gardé,  en  fait  de  verrières  anciennes,  que  quel- 
ques panneaux  du  xv'  et  du  xvr  siècle,  insérés 
dans  les  baies  gothiques  ou  renaissance  du  tran- 
sept et  dans  les  roses,  des  panneaux  dont  les 
chairs  des  personnages  sont  le  fond  blanc  même 
de  la  vitre  et  les  vêtements  de  grandes  taches 
de  gomme-gutte  de  rouge  lourd,  de  vert  rude 
et  de  bleu  dur  —  des  carreaux  fabriqués  sous 
la  monarchie  de  juillet  bouchent  toutes  les 
ouvertures  pratiquées  dans  les  bas-côtés  de 
la  nef. 

Et  toutes  les  monographies  exaltent  un  af- 
freux vitrail,  exécuté  par  Lusson  dans  la  cha- 
pelle des  Apôtres  sur  les  dessins  de  Viollet-le- 


saint-germain-l'auxerrois  6 1 

Duc;  toutes  citent  à  l'envi  les  œuvres  de  Maré- 
chal de  Metz,  amusantes  par  leur  vert  pistache 
et  leur  rose  turc,  peu  usités  dans  les  arts  du 
feu,  mais  peintes  comme  de  la  peinture  ordi- 
naire, avec  des  couleurs  si  peu  adhérentes,  si 
mal  cuites  qu'ils  s'éraillent  à  fleur  de  vitre  et 
laissent  pénétrer,  ainsi  que  de  vulgaires  car- 
reaux, le  jour.  Ce  sontdes  aquarelles  diaphanes, 
des  peintures  vitrifiées,  c'est  tout  ce  que  Ton 
voudra,  sauf  des  vitraux. 

Plus  réelles,  seraient  les  imitations  de  la  sainte 
Chapelle  œuvrées  par  Didron  dans  la  chapelle 
du  Tombeau;  celles-là  on  les  adule  aussi,  mais 
personne  ne  parle  de  ce  Thèvenot  qui  a  décoré 
les  fenêtres  des  chapelles  des  Saints  Patrons  et 
de  la  Bonne-Mort. 

Dans  la  première,  le  tableau  du  milieu  qui  a, 
je  l'ai  dit,  la  forme  d'un  triptyque  ouvert,  les 
volets  poussés  sur  leurs  gonds  en  avant,  corn- 


62  TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

prend  une  Vierge  couronnée  et  le  Christ 
entre  deux  anges  ;  le  volet  de  gauche,  un  saint 
Vincent,  celui  de  droite  un  saint  Germain.  Ce 
sont  de  hautes  figures  très  hiératiques,  et  pour- 
tant d'un  modernisme  un  tantinet  campagnard, 
car  elles  ont  dans  la  tournure,  dans  la  mine, 
d'abord  presque  déplaisantes,  quelque  chose 
d'agreste  et  de  très  simple.  Les  couleurs  sont 
profondes,  d'une  ardeur  tempérée,  quasi  sombre. 
Le  rouge  est  rouge  cerise  ;  les  violets  et  les 
verts,  très  nourris  de  bleu  discret,  sont  graves; 
les  ors  sont  saurés;  mais  la  plus  belle  teinte, 
en  dehors  d'un  chamois  clair,  est  celle  du  man- 
teau de  saint  Germain,  une  teinte  qui  tient  du 
brun  violi  de  la  robe  du  carme  et  de  ce  brun 
rougeâtre  connu  dans  la  céramique  sous  le  nom 
de  foie  de  mulet;  il  est  à  la  fois  somptueux  ot 
austère  ;  les  grands  verriers  du  moyen  âge  n'ont 
pas  fait  mieux. 


saint-germain-l'auxerrois  6^ 

Ces  mêmes  couleurs,  nous  les  retrouvons 
dans  la  chapelle  de  la  Bonne-Mort,  mais  là,  en 
plus  de  la  personnalité  singulière  de  ses  figures, 
Thévenot  se  décèle  comme  un  homme  très  au 
courant  de  cette  vieille  science  de  la  symbo- 
lique chrétienne,  si  parfaitement  omise  par  les 
vitriers  et  les  architectes  de  nos  jours.  Il  s'agis- 
sait d'historier  les  lueurs  qui  doivent  éclairer 
une  chapelle  funéraire  et  il  disposait,  sur  le  pan- 
neau de  face,  de  quatre  places  et  sur  chacun  des 
panneaux  de  côté,  d'une;  il  a  ordonnancé  l'en- 
semble de  la  sorte  :  au  milieu,  il  a  peint  dans 
les  quatre  compartiments  sur  un  fond  de  gris 
perle  strié,  dans  une  bordure  de  chardons  em- 
blèmes de  la  pénitence,  saint  Joseph  avec  un 
lys,  la  Vierge  couronnée  d'étoiles,  le  Christ  bé- 
nissant le  monde ,  saint  Michel  arborant  un 
étendard  et  une  balance,  le  pied  sur  le  démon. 

Dans  le    volet  de   gauche,    un   être   barbu, 


64  TROIS   ÉGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

étrange,  coiffé  d'une  espèce  de  turban  déroulé, 
nimbé  d'une  auréole  orange,  fastueusement  vêtu 
d'une  robe  grenat  brodée  de  ramages  d'or, 
chaussé  de  violet,  lient  d'une  main  un  vase 
de  parfums  et  s'appuie  de  l'autre  sur  une 
bêche. 

Dans  le  volet  de  droite,  un  saint  Pierre,  pieds 
nus,  la  tête  cerclée  d'un  halo,  croise  sur  sa  poi- 
trine ses  deux  clefs. 

Et  la  phrase  figurée  sur  ce  triptyque  de 
vitraux  est  facile  à  lire.  Cet  être  à  l'allure  bizarre- 
ment héraldique,  qui  porte,  tel  que  Magdeleine 
dans  les  tableaux  des  primitifs  flamands,  un  pot 
d'aromates  et  est  muni  d'une  bêche,  c'est  saint 
Tobie,  tout  à  fait  inconnu  de  nos  jours,  mais 
célèbre  au  moyen  âge,  car  il  était  alors  le  saint 
des  sépultures,  le  patron  des  fossoyeurs  qui  l'a- 
vaient choisi  à  cause  des  paroles  que,  dans  la 
Bible,  l'ange  Raphaël  lui  adresse  :   «  ...Lors- 


saint-germaix-l'auxerrois  65 


qu'à  minuit  tu  enterrais  les  morts  ...c'est  moi 
qui  présentais  tes  prières  au  Seigneur...  » 

Il  est  préposé  aux  soins  de  la  dernière  heure  ; 
il  s'occupe  du  corps,  tandis  que,  de  l'autre  côté 
du  Christ,  saint  Michel  pèse  dans  sa  balance  le 
poids  des  vertus  et  des  fautes  et  présente  la 
pauvre  âme  désincarnée  au  Seigneur,  auprès 
duquel  intercèdent  saint  Joseph  et  la  Vierge, 
alors  que,  plus  loin,  saint  Pierre  attend,  pour 
ouvrir  les  portes  du  ciel,  que  le  sort  de  la  pé- 
cheresse soit  résolu. 

Tous  les  célestes  acteurs  du  drame  qui  com- 
mence à  la  descente  de  la  dépouille  mortelle  dans 
la  terre,  pour  finir  à  l'entrée  de  l'âme  dans  le 
paradis,  sont  réunis  en  ce  lieu  et  font,  en  quel- 
que sorte,  le  récit  du  jugement,  après  la  mort. 

Parmi  ces  personnages,  en  sus  du  Tobie  si 
curieux,  il  en  est  deux  remarquables  par  leur 
aspect  rigide  et  familier,  la  Vierge  et  le  Christ. 


66  TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 


Ils  ont  dans  les  mouvements,  dans  les  traits  sur- 
tout, quelque  chose  de  juste  et  de  net  qui  fait 
songer  aux  types  de  certaines  de  ces  admirables 
illustrations  des  V\Cisérahks  d'Hugo  que  des- 
sina Brion.  C'est  un  peu  le  même  art,  sobre  et 
éloquent  dans  sa  simplesse  même. 

du'est  ce  Thèvenot,  si  délibérément  oublié 
par  la  critique  de  notre  époque  ?  O.  Merson, 
dans  son  livre  sur  les  vitraux,  le  représente 
comme  ayant  vécu  à  Clermont-Ferrand  et  ayant 
restauré  les  verrières  de  Bourges.  Ottin,  dans 
son  Hisloire  du  Vitrail,  lui  consacre  juste  trois 
mots  :  Thèvenot —  Clermont  —  1834-  J'^i 
trouvé,  d'autre  part,  une  brochure  signée  de 
son  nom  suivi  de  ce  titre  :  «  chef  d'escadron  », 
un  essai  historique  sur  le  vitrail  paru,  en  1837, 
à  Clermont.  Il  s'y  révèle  tel  qu'un  homme 
épris  de  son  art  et  plein  d'enthousiasme  pour 
les  verriers  des  srands  siècles. 


saint-germaix-l'auxerrois  67 

Et  c'est  tout  ce  que  j'ai  pu  recueillir  sur  son 
compte. 

De  ces  deux  chapelles  ainsi  parées  de  vitres 
intelli-^entes,  la  plus  quiète,  la  plus  douce,  est, 
selon  moi,  celle  de  la  Bonne-Mort.  De  vagues 
peintures  et  des  inscriptions  gothiques  tracées 
en  lettres  d'un  or  qui  s'efface,  s'aperçoivent 
confusément  dans  l'obscurité  lorsqu'on  allume 
un  petit  cierge  ;  l'autel  est  surmonté  d'un  inté- 
ressant bas-relief  de  pierre,  racontant  la  scène 
d'une  mise  au  tombeau,  mais  ce  qui  évoque  la 
senteur  d'une  chapelle  de  village  dans  ce  petit 
coin,  c'est  le  délabrement  de  la  pierre  rongée 
par  l'humidité,  la  tristesse  du  tapis  qui  se  dé- 
colore, la  poussière  amoncelée  dans  les  deux 
niches  de  côté,  sur  une  Pieta  de  Bonnardel  et 
une  moderne  statue  de  saint  Joseph  ;  c'est  la 
misère  même  des  vieux  prie-dieu  de  paille  ac- 
cumulés devant  la  rampe. 


68  TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

Les  types  rustiques  adoptés  par  Thévenot 
sont  vraiment  en  accord  avec  les  alentours. 

Ail  !  s'il  est  un  endroit  propice  pour  s'éche- 
niller  la  conscience,  c'est  bien  celui-là  1  Aucun 
bruit  dans  les  ténèbres  qui  vous  entourent, 
c'est  à  peine  si,  de  temps  à  autre,  une  ombre 
de  vieille  femme  vient  s'abattre  sur  une  chaise 
ou  s'accouder  contre  un  pilier.  Il  y  a  si  peu  de 
visiteurs  ! 

Moins  intéressante  est  la  dernière  chapelle 
de  l'abside,  celle  qui  contine  à  la  porte  de  la 
sacristie  et  qui  est  dédiée  à  saint  Landry  ;  elle 
a  été  récemment  nettoyée;  on  y  a  planté  les 
monuments  funéraires  du  chancelier  Etienne 
d'Aligre  et  de  son  fils,  et  sorti  de  la  nuit  où 
elles  dormaient  des  fresques  du  sieur  Guichard, 
dont  le  réveil  ne  suscite  aucun  réconfort  :  celles 
brossées  parle  même  peinturlureursur  lesmurs 
du  transept  suffisaient. 


saint-germain-l'auxerrois  69 

Et  le  tour  de  l'église  est  accompli. 

Il  reste  pourtant  une  très  ancienne  salle  dans 
laquelle  le  Chapitre  déposait  naguère  ses  ar- 
chives. On  y  monte  par  un  escalier  en  colima- 
çon, situé  près  de  la  chapelle  de  la  Vierge,  à 
l'entrée  du  grand  portail  et  l'on  débouche,  après 
avoir  tourné  dans  la  spirale  qui  s'éclaire  par 
des  fentes  de  jour,  sur  le  seuil  d'une  grande 
pièce  carrée,  demeurée,  depuis  des  siècles,  in- 
tacte, avec  son  pavé  aux  losanges  rouges,  ver- 
nissés, formant,  en  trompe-l'œil,  un  carrelage 
de  dés,  son  plafond  aux  caissons  sculptés  d'où 
pend  un  lustre  à  becs  de  cuivre,  ses  vieilles  cré- 
dences,  ses  armoires  dont  les  peintures  de  fer 
s'ajourent  en  des  lettres  gothiques  inscrivant 
les  noms  de  saint  Vincent  et  de  saint  Germain 
sur  les  panneaux  de  chêne. 

Mais  la  partie  vraiment  séduisante  de  ce  lo- 
gis, c'est  le  mur  du  fond  qui  fait  hce  à  la  croi- 


70  TROIS    EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

sée  géminée,  ouverte  sur  la  place.  Il  est  occupé 
tout  entier  par  un  retable  sculpté  du  xvi'  siècle, 
un  triptyque  représentant  les  scènes  de  la  vie 
de  la  Vierge  et  de  sainte  Anne.  On  y  retrouve 
la  légende  des  Apocryphes,  la  rencontre  d'Anne 
et  de  Joachim,  à  la  porte  Dorée  ;  on  y  voit  un 
amusant  escalier  du  Temple,  gravi  par  une  figu- 
rine, toute  une  série  de  personnages  autrefois 
teints  et  dont  le  bois,  maintenant  décoloré, 
pèle  ;  des  personnages  aux  gestes  exacts  à  la 
fois  et  élargis,  semblables  à  ceux  que  taillèrent 
presque  tous  les  imagiers,  si  savoureusement 
réalistes,  de  ce  temps.  Les  volets  qui  forment 
ce  retable  furent  autrefois  des  tableaux  peints  à 
la  détrempe,  mais  ils  sont  tellement  écaillés 
que  l'on  ne  discerne  plus  que  de  fantomatiques 
apparences  de  bouts  de  visages  et  de  vagues 
fragments  de  corps. 

Ce  local  poudreux  est  infiniment  doux.  L'on 


SAINT-GERMAIN-L  AUXERROIS 


s'iiTic'^.gine  très  bien  l'un  des  treize  chanoi- 
nes qui  composèrent  le  Chapitre  desservant 
jadis  la  paroisse  de  Saint-Germain,  assis  de- 
vant la  table  placée  au  milieu  de  la  pièce , 
dépouillant  les  archives,  relevant  les  dates 
des  obits,  extrayant  des  manuscrits  les  mi- 
racles  des    saints    fondateurs    de    son    église. 

Et  l'on  se  prend,  à  ce  dégoût  d'un  début  de 
siècle,  à  envier  ce  bon  prêtre  qui  s'interrompt 
de  son  travail,  pour  essuyer  ses  besicles  de 
corne,  dans  le  grand  silence  de  ces  murs  de 
pierres  sourdes,  seulement  rompu  par  les  sou- 
pirs fatigués  du  bois. 

Comme  tout  cela  nous  met  loin  ! 

Ce  pauvre  Saint-Germain-l'Auxerrois,  quand 
on  songe  qu'il  fut  un  des  sanctuaires  les  plus 
opulents  et  les  plus  renommés  de  Paris  !  Paroisse 
des  rois  de  France,   logés  en  face  de  lui,  au 


72  TROIS   EGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

Louvre,  il  prêta,  le  24  août  1572,  ses  cloches 
pour  sonner  l'hallali  de  la  partie  de  chasse  de 
la  Saint-Barihélem}'  et,  le  dimanche  de  l'an 
1594,  Henri  IV  y  donna  le  pain  bénit  et  suivit, 
une  palme  au  poing,  la  procession  qui  se  dérou- 
lait dans  les  bas  côtés  de  la  nef  et  du  chœur. 

C'est  dans  cette  même  église,  devant  ce  même 
roi,  assis,  cette  fois,  au  banc  d'œuvre,  que  le 
grotesque  P.  Valladier,  dont  les  sermons  sur 
l'avent,  prêches  à  Saint-Germain-l'Auxerrois, 
furent  publiés  sous  le  titre  de  «  la  Sainte  philo- 
sophie de  l'âme  »,  osa  prononcer  l'indécent  pa- 
négyrique des  appas  de  Marie  de  Médicis. 

Il  les  divise  en  trois  étages.  Après  avoir  parlé 
du  premier,  c'est-à-dire  du  visage  qu'il  compare 
à  toutes  les  fleurs  et  à  toutes  les  gemmes,  il 
passe  au  second,  à  la  gorge  de  la  reine  qu'il 
traite  de  deux  fontaines  cristaUines  de  lait,  deux 
magasins  de  mannes,  deux   sources  d'ambroi- 


SAINT-GERMAIN-L  AUXERROIS  7^ 

sie,  deux  fontaines  de  nectar,  deux  cannes  de 
sucre,  deux  cruches  de  miel,  deux  plantes  de 
baume,  deux  montres  de  l'horloge  intérieure, 
deux  bastions  et  remparts   du  cœur  »,  puis  il 

descend 

Encore  qu'il  fût  épris  des  gaudrioles,  l'on  se 
demande  vraiment  ce  que  le  Vert-Galant  dut 
penser  de  ce  genre  de  prêche... 

Après  ces  deux  dates  de  1572  et  1594,  glo- 
rieuses si  l'on  veut,  d'autres  se  succèdent  moins 
carillonnées  par  la  bienveillance  de  l'Histoire. 

1617,  année  pendant  laquelle  une  populace 
furieuse  déterre  le  cadavre  du  maréchal  d'Ancre 
inhumé  dans  un  caveau  de  l'église  sous  la  tri- 
bune de  l'orgue  et  le  coupe  en  petits  morceaux. 
Le  cœur  fut  rôti  sur  des  charbons  et  mangé 
publiquement  par  un  homme  ;  les  entrailles 
furent  jetées  dans  la  Seine  et  les  restes  brûlés 


74  TROIS    EGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 


sur  le  pont-neuf  devant  la  statue  d'Henri  IV. 
Le  lendemain,  l'on  vendit  les  cendres  un  quart 
d'écu,  l'once  ;  et  les  oreilles,  que  l'on  avait  mises 
à  part  furent  payées  fort  cher  par  un  ama- 
teur. 

1665,  année  où  eut  lieu  l'ostension  des  re- 
liques de  sainte  Reine  sur  le  maître-autel  de 
Sainl-Germain-l'Auxerrois. 

Anne  d'Autriche  avait  commandé  à  un  or- 
fèvre de  Paris  un  reliquaire  d'argent  pour  y 
déposer  l'os  du  métacarpe  de  cette  sainte,  dont 
elle  désirait  faire  présent  à  l'hôpital  d'Alise. 
Quand  le  travail  fut  terminé,  la  reine  voulut 
que  son  église  paroissiale  profitât,  la  première, 
des  grâces  dévolues  à  ces  glorieux  détriments 
et  elle  en  ordonna  l'exhibition  pendant  la  du- 
rée de  trois  neuvaines. 

«  Une  infinité  de  personnes  de  toutes 
conditions  »,    disent    les  textes,  se    rendit    à 


SAINT-GERMAIN-L  AUXERROIS  75 

Saint-Germain,  pour  prier  devant  ce  reli- 
quaire. 

Or,  la  spécialité  de  sainte  Reine,  —  qui  fut 
celle  aussi  de  saint  Job  —  était  la  guérison  des 
maladies  secrètes.  Comment  et  pourquoi  ?  un 
vieil  auteur,  au  nom  prédestiné  de  Méat,  tente 
de  nous  l'expliquer  dans  un  livre  intitulé  La 
fille  héroïque. 

«  Deux  contraires ,  raconte-t-il,  ne  se  sauraient 
souffrir  dans  un  mesme  sujet  et  ils  sont  telle- 
ment opposez  qu'ils  se  persécutent  continuelle- 
ment et  ne  cessent  jamais  leur  combat,  qu'a- 
près que  l'un  d'eux  a  obtenu  la  victoire  sur  son 
ennemy.  C'est  pourquoy  je  cesse  mon  étonne- 
ment  quand  je  considère  l'opposition  qu'il  y  a 
entre  la  chasteté  et  ce  vilain  vice.  Sainte  Reine, 
qui  avait  eu  très  grand  soin  de  conserver  sa 
pureté  pendant  sa  vie,  n'a  pas  voulu,  après  sa 
mort,  que  les  impurs  s'approchassent  de  sa  fon- 


76  TROIS    ÉGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

taine  sans  estre  nest03^ez  de  leurs  ordures.  De 
là  vient  que,  quand  ils  boivent  de  cette  eau, 
avec  confiance,  ils  s'en  retournent  avec  joye  de 
ce  qu'ils  sont  délivrés  de  ces  maux  estranges 
qui,  sans  ce  divin  remède,  dureraient  aussi  long- 
temps que  leur  vie.  » 

L'Histoire  ne  nous  narre  pas  si  les  malades 
qui  vinrent  implorer  la  sainte  à  Saint-Germain- 
l'Auxerrois,  guérirent.  La  fontaine,  il  est 
vrai,  dont  parle  Méat  et  qui  servait  et  qui  sert 
encore,  dans  le  village  d'Alise,  d'excipient  aux 
cures,  n'y  coulait  point,  mais  h  défaut  de  l'eau 
miraculeuse,  les  Parisiens  avaient  la  ressource 
d'invoquer,  en  sus  de  la  bonne  Déicole  de  la 
Bourgogne,  legrand  thaumaturge, Bourguignon, 
lui  aussi,  guérisseur  de  tous  les  maux,  le  patron 
du  sanctuaire  où  ils  priaient,  saint  Germain 
d'Auxerre. 

1831.  L'église  fut,  le  14  février,  envahie  par 


SAINT-GERMAIN-L  AUXERROIS  77 

le  peuple,  sous  le  prétexte  que  l'on  y  célébrait 
une  messe  anniversaire  pour  le  repos  de  l'âme 
du  duc  de  Berry. 

Ce  fut  une  très  ridicule  aventure.  Le  service 
funèbre  s'était  terminé  vers  midi  1/2.  Après  l'ab- 
soute, le  curé  s'était  retiré,  lorsque  quelques 
royalistes  échauffés  s'avisèrent  d'attacher  sur  le 
catafalque  une  lithographie  du  duc  de  Bordeaux, 
une  croix  de  Saint-Louis  et  une  couronne  d'im- 
mortelles jaunes  et  noires. 

Le  bruit  se  répandit  aussitôt  au  dehors  que 
les  Henriquinquistes  préparaient  un  coup  d'état, 
promenaient  dans  l'église  un  buste  du  prince 
et  y  déployaient  des  drapeaux  blancs  ;  et  sans 
en  demander  plus,  la  plèbe  se  rua  dans  le  sanc- 
tuaire et  y  saccagea  tous  les  objets  du  culte. 

Cette  équipée  finit  devant  les  tribunaux  où 
tous  les  accusés  furent  acquittés.  Une  brochure 
parue,  en  183 1,  chez  Dentu,  nous  relate  ces 


78  TROIS   ÉGLISES   ET  TROIS   PRIMITIFS 

hauts  faits  et  nous  fournit  ce  spécimen  de  pro- 
clamation royaliste  dont  le  comique  me  paraît 
sûr. 

Elle  est  adressée  à  MM.  les  Charbonniers  de 
Paris. 

«  Messieurs,  l'attachement  que  vous  avez 
toujours  montré  pour  la  branche  aînée  des 
Bourbons,  la  douleur  que  vous  avez  témoignée 
à  la  mort  du  duc  de  Berr}',  ce  prince  bienfai- 
sant qui  vous  a  été  ravi  par  un  horrible  crime 
qui  vous  prive  du  digne  père  de  notre  Henri  V, 
et  l'horreur  que  les  Auvergnats  ont  ressentie  de 
cet  affreux  assassinat,  nous  donnent  lieu  de 
croire  que  vous  vous  ferez  un  devoir  d'assister 
au  service  anniversaire  qui  sera  célébré  à  Saint- 
Germain-l'Auxerrois.  D'après  les  vrais  senti- 
ments qui  vous  ont  toujours  dirigés,  nous 
avons  l'espoir  de  vous  y  trouver  réunis  en 
corps.  » 


SAIXT-GERMAIN-L  AUXERROIS  79 

Ni  en  corps,  ni  en  personne,  les  ingrats  au- 
verpins,  si  respectueusement  traités  pourtant, 
ne  vinrent. 

Si  nous  sautons  maintenant  de  l'année  1831 
à  l'an  1871,  nous  voyons  encore  l'église  pleine  ; 
seulement,  cette  fois,  ce  ne  sont  plus  des  par- 
tisans de  la  royauté  mais  bien  les  membres  d'un 
club  de  libres-penseurs  qui  s'entassent  dans  son 
vaisseau,  sous  la  présidence  d'un  sieur  Pierre  et 
d'une  certaine  Lodoïska,  accoutrée  d'une  veste 
de  hussard,  culottée  d'un  pantalon  de  turco, 
coiffée  d'une  toque  à  cocarde  rouge,  et  chaussée 
de  bottines  à  glands  d'or. 

Et  tandis  que,  du  haut  de  la  chaire,  un  po- 
chard  pérore,  un  autre  troue  d'un  coup  de 
baïonnette  la  bouche  de  la  statue  de  la  Vierge  et 
y  plante  une  pipe  ;  puis  il  arrache  l'Enfant-Jésus 
et  de  toute  l'église  qui  trépigne  de  joie,  des 
lazzis,  exactement  notés,  s'échangent: 


80  TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

—  Passe  le  gosse  par  ici,  pour  qu'on  rem- 
brasse  ! 

—  Ouvrez-y  la  gueule  pour  voir  s'il  a  fait 
ses  dents  ! 

Et  l'on  promène  l'Enfant  que  l'on  finit  par 
jeter,  brisé,  dans  un  coin.  Mais,  pour  dire  vrai, 
les  fédérés  se  bornèrent  à  ces  aménités  sacri- 
lèges et  à  ces  farces  impies  et,  moins  féroces  que 
d'autres  ivrognes  qui,  après  avoir  maltraité  les 
prêtres,  pillèrent  les  églises,  ceux-ci  se  conten- 
tèrent de  voler  quelques  vêtements  d'enfants 
de  chœur  et  d'emporter  deux  pianos  qui,  l'on 
ne  sait  trop  pourquoi,  stationnaient  là. 

Les  temps  sont  changés;  si  Saint-Germain  a 
vu  les  pieuses  affluences  et  les  cohues  irritées 
ou  gouailleuses,  s'il  a  même  aussi  connu,  pen- 
dant la  Convention,  les  hilares  assemblées  de 
légères  muscadines  et  de  pesantes  commères, 
réunies,  devant  sa  porte,   pour  applaudir  aux 


saixt-germaix-l'auxerrois  8 1 

audacieuses  et  aux  piètres  cliansons  d'Ange 
Pitou,  il  ne  connaît  plus  de  foule  d'aucune 
sorte  maintenant.  Ses  abords  sont  rapidement 
longéspardesgensen  rut  d'affaires  et  quant  à  son 
intérieur  il  est  un  des  plus  délaissés  qui  soient  à 
Paris  ;  sa  nef  ne  peut  même,  le  dimanche,  à  la 
grand'messe,  malgré  tous  les  enfants  des  écoles 
qu'on  y  parque,  se  remplir. 

La  paroisse  des  rois  est  devenue  la  paroisse 
de  la  Mode  ;  l'église  est  enserrée  par  les  maga- 
sins de  la  Belle-Jardinière,  du  Pont-Neuf  et  de 
la  Samaritaine.  Ce  dernier  la  touche  presque, 
car  la  livrée  bleue  de  ses  devantures  s'étend 
dans  la  rue  de  l' Arbre-Sec  et  un  ignoble  bâti- 
ment de  fer  qu'il  vient  d'ériger,  se  dresse,  sur- 
monté, en  guise  de  clocher,  d'un  chapeau  chi- 
nois, devant  l'abside,  là  où  le  brave  bourgeois 
qui  alloua  des  fonds  pour  la  faire  rebâtir,  mes- 
sire  Jehan  Tronson,  drapier  de  Paris,  fit  appo- 


82  TROIS    ÉGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 


ser  sa  signature,  dans  une  frise,  sous  le  toit, 
en  adoptant  la  forme  d'un  rébus  figuré  par  des 
tronçons  de  carpes. 

Même  au  temps  où  les  rois  habitaient  le  Pa- 
lais du  Louvre,  le  commerce  des  draps  aidait  à 
embellir  l'église  ;  il  venait  en  aide  aux  bourses 
des  souverains,  souvent  sèches  ;  cette  affection 
des  drapiers  pour  leur  sanctuaire  explique  la 
présence,  sous  le  narthex,de  la  statue  de  sainte 
Marie  l'Egyptienne,  leur  sainte  de  prédilection 
et  leur  patronne,  sans  doute  parce  que  saint 
Zozime  qui  la  rencontra  dans  le  désert,  vêtue 
seulement  de  ses  longs  cheveux,  donna  son 
manteau  pour  la  couvrir. 

Maintenant,  il  n'y  a  plus  de  monarques, 
mnis  je  crois  bien  que  les  grands  industriels  des 
draperies  s'occupent  moins  que  leur  ancêtre 
Tronson  des  besoins  du  culte  ;  cette  observa- 
tion n'est  pas  un  reproche,  car  il   est  certaine- 


saixt-germaix-l'auxerrois  83 

ment  très  heureux  qu'il  en  soit  ainsi.  S'ils  dé- 
siraient, en  effet,  faire  réparer  ou  orner  leurs 
chapelles,  ils  seraient  bien  forcés  de  s'adresser, 
comme  l'Etat  dont  ils  prendraient  la  place,  à 
de  dangereux  architectes  et  à  de  nuisibles 
peintres,  et  que  resterait-il  du  charme  dolent 
et  désuet  de  cette  très  douce  église  ? 


SAINT-MERRY 


SAINT-MERRY 


AiNT  Médéric  ou  saint  Merry  n'est 
pas  un  saint  sur  le  compte  duquel 
les  renseignements  abondent.  Ce  que 
l'on  connaît  de  sa  vie  peut  se  résumer  en  quel- 
ques lignes.  Entré  à  l'âge  de  treize  ans,  au 
monastère  Bénédictin  de  Saint-Martin  situé 
près  de  la  ville  d'Autun  où  il  naquit,  il  devint 
abbé  de  ce  cloître,  prit  la  fuite  pour  se  retirer 
dans  un  désert  et  y  mener  l'existence  des   er- 


88  TROIS    ÉGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

mites,  et  fut  ramené  de  force  par  l'évêque 
d'Autun,  au  milieu  de  ses  moines.  Il  s'évada 
de  nouveau  avec  saint  Frodulphe,  l'un  de  ses 
disciples  et  parvint  près  de  Paris.  Là,  il  décou- 
vrit, dans  un  petit  bois,  une  chapelle  dédiée  à 
saint  Pierre,  bâtit  une  cellule  dans  son  voisi- 
nage, et  après  y  avoir  demeuré  pendant  deux 
ans  et  neuf  mois,  il  3'  mourut,  le  29  août  de 
l'année  700  et  fut  inhume  dans  ladite  chapelle. 
Et  un  point,  c'est  tout- 
Vers  la  fin  du  neuvième  siècle,  un  capitaine 
qui  avait  combattu,  sous  les  ordres  du  comte 
Eudes,  les  Normands  dont  l'armée  assiégeait 
Paris,  Odo  falconarius,  Odon  le  fauconnier,  fit 
construire  sur  la  place  de  la  chapelle,  tombée 
en  ruines,  une  église  romane  ;  elle  fut  érigée  en 
collégiale,  baptisée  sous  le  double  vocable  de 
Saint-Pierre  et  de  Saint-Merry,puis  ce  dernier, 
peu  à  peu,  à  cause    des  miracles  qu'il    opéra, 


SAINT-MERRY  89 


évinça  l'autre  et  resta  seul  titulaire  de  cette 
église  que  l'on  détruisit  au  xvi"  siècle. 

Celle  qu'on  lui  substitua  et  qui  existe  encore 
fut  commencée  en  1525  et  achevée  en  1612. 

«  En  faisant  les  fondements  de  la  neuve 
église,  raconte  le  bon  Gilles  Corrozet  dans  ses 
antiquités  chroniques  et  singularités  de  Paris  », 
on  trouva  sous  le  grand  autel,  dans  un  tom- 
beau de  pierre,  le  corps  de  son  fondateur,  ayant 
des  bottines  de  cuir  doré  aux  jambes,  lequel, 
sitôt  qu'il  fut  touché  de  l'air,  tourna  en  poudre. 
Son  épitaphe  était  auprès,  la  date  duquel  pour 
la  vieillesse,  ne  put  être  reconnue.  Cet  épitaphe 
fut  engravé  en  une  autre  pierre  qui  est  au  mi- 
lieu du  chœur  et  contient  ainsi  : 

«  Hicjacet  vir  bcnae  mémorial,  Odo  falcona- 
rius,  fondator  hujus  ecclesias.  » 

Et  Corrozet  ajoute  :  «  Anciennement  n'était 
qu'une  petite  chapelle  en  laquelle,  dit  Vincent 


90  TROIS    EGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

historial,  au  cinquième  livre,  chap.  iiijxxij, 
saint  Merry  trépassa.  Son  corps  y  fut  enterré 
et  y  reposa  deux  ans  et  depuis,  en  l'an  1304, 
il  lut  levé  de  terre  et  mis  en  une  capse  d'ar- 
gent en  la  même  chapelle.  » 

D'autre  part,  le  Calendrier  historique  et  chro- 
nologique de  l'église  de  Paris,  pour  l'année 
1747,  nous  fiiit  savoir  que  le  compagnon 
du  saint,  saint  FroJulphe  que  le  vulgaire 
appelle  saint  Frou,  décéda,  lui  ausbi,  à  Paris 
et  que  son  corps  fut  enseveli  près  de  celui  de 
son  maître,   dans  l'intérieur    de   Saint-Merry. 

En  édifiant  le  nouveau  sanctuaire,  on  eut 
soin  de  bcîtir,  au  lieu  même  du  caveau  où  gisait 
la  dépouille  mortelle  des  deux  saints,  une  crypte 
qui  subsiste  encore  ;  mais  elle  n'a  jamais  détenu 
leurs  restes  qui  furent  exposés  au-dessus  du 
maître-autel,  dans  le  chœur  et  enfermés  dans 
un  reliquaire   dont  les    chanoines    de  Notre- 


SAINT-iMERRY  9 1 


Dame  vérifièrent  le  contenu,  en  1625.  Ils  y  re- 
marquèrent, en  sus  des  ossements,  un  flacon 
auquel  était  jointe  une  cédule  sur  laquelle  étaient 
écrits  ces  mots  :  «  C'est  une  fiole  de  baume 
creu  et  la  donna  Messire  Etienne  Maupas,  l'an 
1339,  le  25°  jour  de  may.  » 

La  châsse  fut  encore  ouverte  en  1793,  mais, 
cette  fois,  par  les  sans-culottes  qui  s'empres- 
sèrent de  jeter  à  la  voirie  et  les  pieux  détriments 
et  la  fiole. 

Il  n'existe  donc  plus  de  reliques  de  saint 
Merry.  En  fait  d'objets  lui  ayant  appartenu, 
l'on  peut  voir,  dit  l'abbé  Salmon,  dans  ses 
«  Pèlerinages  de  Paris  »  le  fragment  d'une  de 
ses  chasubles  ornée  de  dessins  bizarres.  Il  est 
possédé  par  le  trésor  de  l'église  de  Longpont. 

Sauf  la  tour  ogivale  dans  le  bas  mais  dont  les 
derniers  étages  arborent  les  pilastres  et  les 
cintres  du  xvii^  siècle,  l'église   actuelle  est  du 


92  TROIS   EGLISES   ET   TROIS  PRIMITIFS 


gothique  de  la  dernière  période;  le  portail  prin- 
cipal s'étend  sur  la  rue  Saint-Martin.  Il  est  dif- 
ficile à  saisir,  en  son  ensemble,  à  cause  du  peu 
de  recul  que  permet  l'étroitesse  de  la  rue  ;  percé 
de  trois  portes  ogivales  surmontées  de  cros- 
settes  et  de  fleurons,  il  n'a  gardé  de  son  orne- 
mentation primitive  que  des  bribes  mais  d'au- 
cunes, celles  surtout  de  la  porte  de  droite,  mé- 
ritent qu'on  les  loue. 

Il  y  a  là,  en  haut,  tapis  dans  une  torsade  de 
feuillages,  un  chien  et  un  lièvre  qui  se  livrent  à 
une  éternelle  partie  de  cache-cache  et,  plus  bas, 
un  joueur  de  cornemuse,  coiffé  d'une  sorte  de 
lampion  de  déménageur,  et  qui  regarde,  ac- 
croupi, depuis  bien  des  siècles,  déambuler  les 
petits-fils  de  ces  Parisiens  réunis  pour  le  fêter, 
aussitôt  qu'il  naquit  et  qu'on  le  déposa  dans  le 
berceau  préparé  de  sa  porte. 

Aujourd'hui  tous  passent  et  nul  ne  s'arrête 


SAIXT-MERRY  9  3 


devant  lui.  Il  vit,  dépaysé,  survivant  à  de  naïves 
sympathies  qu'ont  oubliées  les  âges. 

L'on  discerne  également  sur  les  chambranles 
des  autres  porches,  des  dragons  qui  descendent, 
en  rampant,  vers  le  sol,  des  bouts  de  marmou- 
sets destinés  à  servir  de  consoles,  des  arcades 
trilobées,  des  lierres  et  des  vignes  qui  serpen- 
tent dans  le  creux  des  archivoltes. 

Tout  cela  est  demeuré  plus  ou  moins  intact, 
mais  le  reste  est  du  toc  et  toutes  les  statues 
sont  des  faux. 

Les  douze  grandes  et  les  six  petites  qui  rem- 
plissent les  niches  des  trois  portes,  vidées  par 
la  Révolution,  ont  été  fabriquées^  en  1842,  par 
Desprez  et  Brun  ;  les  dix-huit  figurines,  pla- 
cées sous  les  dais  historiés  de  la  voussure,  en 
recul,  dans  le  haut  de  la  baie  médiane,  sont 
des  moulages  pris  à  Notre-Dame  de  Paris,  de 
statuettes  du  xiii^  siècle;  mieux  eût  valu,  à  coup 


94  TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

sûr,  reproduire  des  images  du  xvi^  qui  eussent 
été  au  moins  en  accord  avec  le  style  de  l'église, 
mais  il  ne  faut  pas  se  plaindre,  car  l'on  aurait 
pu  imaginer  pis,  en  commandant  des  sculptures 
neuves  aux  limousins  médaillés  de  notre  temps. 

En  tout  cas,  vieilles  ou  neuves,  ces  statues 
ont  été  si  bien  patinées  par  la  crasse  des  pous- 
sières et  par  la  boue  des  pluies,  qu'à  distance, 
avec  un  peu  de  bonne  volonté,  la  confusion 
s'opère  et  que  cette  façade,  noire  et  comme  ron- 
gée, semble  avenante  pour  tous  ceux  qu'exas- 
pèrent ces  basiliques  modernes  dont  les  murs 
ont  la  couleur  des  toiles  écrues,  aggravées  par- 
fois, par  des  couches  multipliées  de  blanc. 

L'église  Saint-Merry  longe  d'un  côté,  au 
nord,  la  rue  du  Cloître,  au-dessus  de  laquelle 
elle  ouvre  une  fenêtre  à  meneaux  flamboyants, 
que  surplombe  une  meute  de  chiens  de  garde, 
veillant  sur  une  ménagerie  de  chimères  dont  les 


SAINT-MERRY  95 


bustes  rigides  qui  avancent  sur  la  chaussée  ver- 
saient jadis  de  leurs  gueules  contournées  des 
torrents  de  pluie. 

Et  ces  douches  que  recevaient  les  passants 
étaient,  je  veux  le  croire,  excellentes,  sinon 
pour  la  sanié  des  vêtements  et  le  salut  du  corps, 
au  moins  pour  le  bien-être  de  l'âme.  Ces  as- 
persions étaient,  en  effet,  un  tonique  contre  la 
langueur  du  péché,  un  cordial  interne,  un  ré- 
chauffant. 

Nos  pères  connaissaient  le  langage  S3'mbolique 
des  gargouilles.  Ils  les  considéraient  comme  les 
images  pétrifiées  de  ces  princes  de  l'air  dont 
parle  saint  Paul,  comme  des  démons  rejetés 
hors  du  sanctuaire  et  relégués  le  plus  loin  pos- 
sible de  son  faîte,  et  tout  en  grelottant  et  en 
dansant  sous  la  furie  des  averses  dont  ces 
monstres  leur  inondaient  le  crâne,  ils  faisaient 
sans  doute  un  retour  sur  eux-mêmes,  prenaient 


96  TROIS   ÉGLISES    ET    TROIS   PRIMITIFS 

de  saines  résolutions,  se  promettaient  d'échap- 
per à  l'emprise  de  ces  Esprits  de  Malice,  en 
s'épurant  par  la  pénitence  et  la  prière 

De  l'autre  côté,  au  sud,  l'église  a  encore 
conservé  quelques  spécimens  de  son  bestiaire 
infernal,  mais  c'est  à  peine  si  on  les  entrevoit, 
car  le  bras  de  son  transept  qui  s'élève  au-des- 
sus de  la  rue  de  la  Verrerie,  est  cerné  par  le 
presbytère  et  masqué  par  d'autres  maisons.  La 
grande  fenêtre  placée  en  face  de  celle  qui  se 
hausse  sur  la  rue  du  cloître  Saint-Merry  est 
invisible;  l'on  peut,  tout  au  plus,  apercevoir 
au-dessus  des  toits  une  pointe  de  fronton  et 
deux  tourelles,  aux  balustres  résiliés,  servant 
de  cages  à  quelques  chimères. 

L'intérieur  est  cruciforme;  la  nef  et  le  choeur 
sont  entourés  d'un  bas-côté,  bordé  de  chapelles 
qui  communiquent  entre  elles  par  des  portes 
en  ogive,  trouées  dans  des  murs  de  refend.  Des 


SAINT-.MERRY  % 


vitraux  sur  lesquels  quatre  des  meilleurs  ver- 
riers du  XVI'  siècle,  Héron,  de  Parvy,  Charnu 
et  Nogare  peignirent  les  vies  de  saint  Pierre, 
de  saint  Joseph,  de  saint  Jean-Baptiste  et  de 
saint  François  d'Assise,  certains  fragments 
subsistent,  dans  la  nef  ;  et  des  morceaux  dé- 
pareillés ont  été  insérés,  un  peu  au  hasard, 
dans  les  croisées  aux  carreaux  blancs  et  verts, 
losanges  de  plomb,  qui  ajourent  actuellement 
les  chapelles  des  bas-côtés. 

Ce  fut  ici,  comme  à  Saint-Germain-l'Auxer- 
rois,  comme  presque^dans  toutes  les  anciennes 
églises,  les  chanoines  du  xviii^  siècle  qui  sac- 
cagèrent les  vitraux,  sous  le  prétexte  qu'ils 
éclairaient  mal. 

Sauf  le  chœur  qui  a  été  remanié,  par  eux, 
au  xviii^  siècle  et  une  grande  chapelle  de  l'in- 
vention d'un  nommé  Richard  qui,  en  1754, 
défonça  trois  chapelles  gothiques  pour  y  caser 


98  TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

la  sienne,  l'intérieur  de  Saint-Merry  est  de  style 
ogival,  avec  piliers  en  arc  pointu,  dénués  de 
chapiteaux,  fenêtres  à  dentelures  flamboyantes, 
réseaux  de  nervures  et  clefs  de  voûtes  armoriées. 
Celle  qui  s'épanouit,  au-dessus  du  transept, 
ressemble  à  une  cordelière  de  saint  François  ; 
elle  court,  se  déroulant  avec  bouffettes,  à  plat 
sur  la  pierre,  puis  se  laisse  pendre,  dans  le  vide, 
en  un  nœud  ouvragé  qui  fut  sans  doute  autre- 
fois peint  en  azur  rehaussé  d'or. 

La  ^première  impression,  lorsqu'on  pénètre 
dans  la  nef,  est  imposante.  Le  vaisseau  jaillit 
d'un  bond,  avec  ses  murs,  allégés  par  des  vitres, 
dans  les  airs  ;  on  respire  la  senteur  d'une  bonne, 
d'une  vieille  église,  si  placide,  si  recueillie, 
alors  que  l'on  vient  de  quitter  le  vacarme  com- 
merçant de  la  rue  Saint-Martin  ;  mais  cette  im- 
pression se  fâche,  si  on  lève  les  3'eux  et  si  l'on 
regarde,  en  haut,  le  fond  delà  nef  et  le  maître- 


SAINT-MERRY  99 


autel,  car  l'abside  s'illumine  de  trois  lames  de 
verre  dont  l'aspect  criard,  dans  cette  atmos- 
phère apaisée,  détonne  ;  celle  du  milieu  contient 
au-dessous  d'un  Père  Eternel  pour  romance, 
un  Christ  dont  la  robe  en  chair  d'orange  san- 
guine est  un  tourment  ;  mais  c'est  surtout 
dans  la  lame  de  droite,  que  la  scélératesse  de 
couleur  du  verrier  moderne  qui  les  teignit, 
s'avère;  il  y  a  là  un  Jésus,  habillé  de  rouge 
groseille  et  de  bleu  de  Prusse,  debout  devant 
une  femme  agenouillée  dans  du  jaune  de  jon- 
quille et  du  bleu  de  paon,  qui  est  pour  l'œil  ce 
que  seraient  pour  l'oreille  des  coups  de  pistons 
soufflés  par  des  pitres  éperdus,  sur  des  tréteaux 
de   foire. 

Et  au-dessous  de  ce  tintamarre  de  tons,  une 
gloire  énorme  de  bois  doré,  crache,  ainsi  qu'un 
soleil  d'artifice,  ses  rayons  dans  tous  les  sens  et 
simule,  si  l'on  veut,  l'auréole  d'un  gigantesque 


rOO         TROIS    EGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

Christ  de  marbre  blanc,  campé,  depuis  l'an 
1866,  au-dessus  de  l'autel. 

Quant  au  chœur  même,  il  a  été,  je  l'ai  déjà 
dit,  complètement  remanié  au  xviii*  siècle;  les 
ogives  ont  été  transformées  en  cintres,  les  pa- 
rois des  piliers  revêtues  de  plaques  de  marbre, 
les  unes  grises,  les  autres  du  brun  violacé  des 
jujubes,  toutes,  vermicelées  de  blanc;  mais  cet 
acte  de  vandalisme  une  fois  commis,  il  faut 
bien  confesser  que,  moins  malchanceux  que 
Saint-Germain-l'Auxerrois  et  que  Saint-Nico- 
las-des-Champs,  son  voisin,  Saint-Merry  n'a 
pas  eu  ses  colonnes  avarices  par  des  cannelures 
et  que  le  décor  qui  le  déforme  est  d'un  aloi 
plus  franc  et  porte,  sans  trop  de  réticences  au 
moins,  l'étampe  curieuse  de  cette  époque  dont 
l'esthétique  n'accoucha  pourtant  que  d'un  idéal 
de  bourJalou  et  de  guéridon. 

Elle  créa,  en  effet,  des  pièces  d'ameublement 


SAINT-MERRY  10 1 


charmantes,  mais  aucun  siècle  n'eut  moins  que 
celui-là  le  sens  mystique  ;  et  cependant,  si  l'on 
songe  à  la  vulgarité  de  l'architecture  et  de  l'or- 
nementation contemporaines,  l'on  finit  par 
s'estimer  heureux  de  retrouver  le  sourire  tour- 
menté de  cet  art  de  colifichets,  dans  une  église. 
Même  d'un  art  réduit,  comme  ici,  à  l'état 
de  bribes  !  Il  est  vrai  qu'à  Paris,  si  nous  pou- 
vons le  voir  plus  complet,  il  n'en  est  pas  moins 
médiocre  ;  ce  n'est  toujours  que  du  xviii^  siècle 
de  second  ordre.  Saint-Thomas-d'Aquin,  par 
exemple,  est  une  salle  de  théâtre,  garnie  de 
très  réelles  baignoires  qui  tournent  autour  de  la 
scène,  là  où  se  dresse  le  grand  autel  ;  son  décor 
hésite,  ne  se  livre  pas,  tente  presque  de  don- 
ner le  change  en  établissant  un  vague  compro- 
mis entre  une  salle  pour  ballets  et  un  sanc- 
tuaire. C'est  une  œuvre  hybride,  un  oratoire 
de  danseuses.  Si  l'on  veut  contempler  un  en- 


102       TROIS   EGLISES   ET   TROIS    PRIMITIFS 

semble  surprenant  d'église  du  temps  demeurée 
intacte  et  conçue  pour  l'unique  plaisir  de  con- 
fectionner du  joli  et  du  futile,  c'est  à  Mayence 
qu'il  faut  aller.  Il  existe,  en  effet,  dans  cette 
ville,  deux  chapelles,  l'une  surtout,  placée  sous 
le  vocable  de  Notre-Dame,  et  située  Augustin- 
arstrasse  qui  sont  les  authentiques  bijoux  du 
Rococo,  les  petits  Dunkerques  de  la  Vierge. 
Tout  y  esc  :  murs  blancs,  comme  poudrés 
d'une  fleur  de  riz  et  treillis  d'or,  grand  autel 
avec  baldaquin  et  couronne,  culbutis  de  menus 
anges  relevant  des  tentures  de  marbre  autour 
de  colonnes  à  chapiteaux;  grand  orgue  avec 
tribune,  à  ventre  renfle,  tel  que  celui  d'une 
commode,  orné  d'amours  joufflus  et  de  car- 
touches parés  d'instruments  de  musique,  en 
relief,  flûtes  et  tambourins,  violons  et  basses  ; 
plafond  peint  dans  le  goût  de  Tiepolo,  chaire 
surmontée  d'une  gloire  d'or  dans  une  envolée 


SAINT-MERRY  IO3 


de  séraphins  bouffis.  Ce  ne  sont  partout  que 
roses  pompons,  que  chicorées,  que  volutes,  que 
pots  à  feux,  que  rocailles  ;  c'est  le  babil  doré 
du  bois,  la  minauderie  des  marbres,  le  tortil- 
lage des  chandeliers,  et  les  pimpantes  afféteries 
des  appliques  ;  cela  sent  la  bergamote  et 
l'ambre;  c'est  pompeux  et  exquis,  théâtral  et 
léger;  c'est  anti-mystique,  autant  que  possible, 
mais  combien  ce  boudoir  façonné  pour  une 
Estelle  céleste  est  supérieur  à  ces  casernes  di- 
vines et  à  ces  pieuses  halles,  que  les  Ginain, 
que  les  Baltard,  que  les  Ballu,  que  les  Abadie, 
que  tous  les  rhéteurs  de  la  jactance  monumen- 
tale moderne  nous  fabriquent  ! 

Le  décor  de  Saint-Merry  ne  peut  se  compa- 
rer à  celui  de  la  Notre-Dame  de  Mayence  ;  il 
est  incomplet  et  grossier,  il  est  mastoque  ;  mais 
cependant  son  chœur  avec  ses  têtes  d'angelots 
dorés,  ses  astragales  et  ses  marbres,  ses  bronzes 


104        TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

tarabiscotés  et  ses  coquilles  de  Saint-Jacques 
évidées,  intéresse  ;  l'on  peut  en  dire  autant  de 
cette  chapelle  du  Saint-Sacrement,  creusée  par 
le  sieur  Richard,  à  droite,  près  de  l'entrée  du 
grand  portail.  Elle  est  vaste  et  froide,  éclairée 
en  l'air  par  des  toits  en  chapeaux  de  pierrot, 
par  des  toits  blancs  et  pointus  de  verre;  mais 
elle  a  des  tableaux  et  des  statues  qui  suggèrent 
la  même  réflexion  que  le  décor  de  la  Notre- 
Dame  de  Mayence. 

Leur  art  est  discutable,  mais  c'est  tout  de 
même  de  l'art. 

Au  fond  de  cette  chapelle,  à  laquelle  on 
accède  par  trois  arcades,  se  dresse  un  autel, 
avec  fronton  grec  et  colonnes  corinthiennes 
filetées  d'or  au-dessus  du  tabernacle,  une 
grande  toile  représente  les  pèlerins  d'Emmaûs. 
Quand  on  pense  à  ce  qu'un  homme  comme 
Rembrandt,  a  tiré  d'un  tel  sujet,  l'on  demeure 


SAINT-MERRY  I05 


confondu  devant  ce  tableau  de  Coypel.  Imagi- 
nez, peint  en  une  sorte  de  trompe-l'œil,  un 
Christ  accoutré  d'une  robe  bleuâtre,  assis  devant 
une  table,  et  esquissant  un  geste  d'escamoteur, 
tandis  qu'à  droite,  un  individu  penclie  sa  tête 
sur  cette  table  et  qu'à  gauche,  un  autre,  à 
barbe  blanche,  le  regarde,  en  rapprochant  ses 
mains.  Au  premier  plan,  gravissant  les  marches 
d'un  escalier,  —  car  la  scène  se  passe  dans  le 
vestibule  d'un  palais  —  un  domestique,  en  ca- 
leçon rouge,  monte  les  plats  du  souper.  Enfin, 
au-dessus  de  ce  Christ,  au  chef  cerné  d'une 
lueur  de  veilleuse  qui  fignole,  un  tourbillon 
d'anges  plane  dans  les  nuées  rousses  d'un  pla- 
fond. 

Cette  toile  nous  montre  tout  ce  que  l'on  vou- 
dra, sauf  la  scène  des  Evangiles.  Sans  le  titre 
connu  de  l'œuvre,  il  serait  impossible  de  savoir 
ce  que  signifie  le  geste  du  Christ. 


ro6         TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS    PRIMITIFS 

Et  cependant  ce  panneau  de  Coypel  vous 
retient.  Il  réduit  au  rôle  d'une  anecdote  mal 
contée,  un  passage  magnifique  des  Ecritures, 
mais,  en  revanche,  il  décèle  sous  l'apparence 
facile,  presque  frivole  de  sa  couleur,  une  soli- 
dité de  peinture  que  les  artistes  religieux  de 
notre  époque  ignorent. 

De  même  pour  les  anges  sculptés  par  les 
frères  Slodz,  en  haut  relief,  au-dessus  de  deux 
portes,  l'un  tenant,  à  gauche,  les  tables  del'an- 
cienne  Loi  et,  l'autre,  à  droite,  le  calice.  Pas 
plus  que  ces  petites  têtes,  à  collerettes  de 
plumes,  des  amours  sans  corps  qui  lesentourent, 
ces  anges  ne  sont  de  purs  Esprits.  Ils  figurent 
tout  bonnement  de  jeunes  adolescents  demi- 
nus  et  dont  les  élégantes  draperies  s'envolent; 
ce  sont  des  païens  accorts  et  distingués  et  ils 
triomphent  dans  cette  chapelle  où,  pour  leur 
servir  sans  doute  de  repoussoir,  l'on  a  installé 


SAINT-MERRY  IO7 


quelques  statues  modernes  dont  deux,  un  saint 
Pierre  l'Ermite  et  un  saint  Antoine  sculptés,  en 
1842,  par  Evrard,  sont  cependant  viables. 

Voilà  l'apport  du  xviii''  siècle,  dans  l'église 
bâtie  au  x\f  en  l'honneur  de  saint  Merry. 

Possédons-nous  au  moins  tous  les  ornements 
dont  cet  âge  dota  l'église  ? 

Non,  car  Germain  Brice  nous  donne  une 
description  de  l'intérieur  du  sanctuaire,  tel 
qu'il  était  de  son  temps,  et  il  nous  dit  : 

«  On  expose,  les  jours  de  fêtes  principales, 
des  tapisseries  assez  belles  qui  représentent  la 
vie  de  Notre-Seigneur  exécutées  sur  les  cartons 
de  Henri  Lerembart,  peintre  du  roi,  dont  les 
ouvrages  avaient  quelque  beauté.  » 

Ces  tapisseries  ont  disparu. 

Il  y  avait  aussi,  ajoute-t-il,  «  une  mosaïque 
en  tableau  qui  représente  la  Vierge  et  l'Enfant, 
accompagnés  de  quelques  anges;   ce    morceau 


I08         TROIS    ÉGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

avait  été  rapporté  d'Italie  par  Jean  de  Gana}-, 
premier  président  du  Parlement.  » 

Et  il  poursuit  : 

«  A  côté  du  chœur,  près  de  la  porte  de  la 
sacristie,  on  a  construit  un  tombeau  pour  Si- 
mon Arnaud,  marquis  de  Pomponne,  mort  mi- 
nistre d'Etat;  la  chapelle  où  ce  monument  se 
trouve  est  fort  serrée  ;  et  la  quantité  de  figures 
et  d'ornements  qui  y  sont  employés,  ne  produit 
pas  tout  l'effet  que  l'on  pourrait  désirer  ;  cet 
ouvrage  est  de  Barthélem}'  Rastrelli,  un  Ita- 
lien. » 

Et  il  cite  encore,  comme  inhumés  dans  cette 
égUse,  Simon  Marion,  avocat  général  au  Par- 
lement et  Jean  Chapelain,  «poète  et  bel  esprit 
de  son  temps  à  l'Académie  française  ». 

Les  cendres  de  ces  personnages  ont  été  de- 
puis longtemps  dispersées  et  le  monument  du 
marquis    de  Pomponne   est  détruit  ;  reste    la 


SAINT-MERRY  IO9 


mosaïque  qui  a  étt  transportée   au  Musée    de 
Cluny. 

Le  bon  Germain  Brice  professait  les  idées 
de  son  siècle  sur  le  style  gothique  qu'il  jugeait 
inutile  et  barbare.  Aussi  n'udmire-t-il  guère 
Saint-Merry  qu'il  exécute  à  la  cantonade, 
déclarant  pour  tout  éloge  «  qu'il  est  assez 
régulièrement  distribué,  maistrisîe  et  obscur  et 
très  malpropre  ». 

Venons-en  maintenant  à  l'église  même,  telle 
qu'elle  existe  de  nos  jours.  La  description  de 
la  plupart  de  ses  chapelles  serait  nulle;  les 
fresques  qui  couvrent  les  murs  disparaissent 
dans  l'obscurité,  se  voient  à  peine;  mais  il  ne 
faut  pas  regretter  la  prudence  de  cet  éclairage, 
car  il  dissimule  des  œuvres  qui  ne  nous  appor- 
teraient, au  point  de  vue  de  la  piété  et  de  l'art, 
aucune  aise.  Les  fresques  de  Chassériau  qui 
parent  l'oratoire  de  sainte  Marie  l'Egyptienne, 


IIO        TROIS    EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

sont  molles  et  poussives  ;  elles  ont  été  exécu- 
tées ainsi  qu'un  devoir  commandé,  sans  plaisir. 
Quant  aux  autres  panneaux  plus  visibles,  tels 
que  la  Vierge  bleue  de  Van  Loo  et  la  grande 
bâche  de  Marie  Belle,  «  le  sacrifice  de  répara- 
tion pour  la  profanation  des  saintes  Espèces 
volées  dans  l'église  »,  elles  gagneraient  à  s'efïa- 
cer  dans  une  bienheureuse  pénombre,  car  cette 
Vierge  est  tiède  et  pourléchée  et  l'ouvrage  de 
Belle,  trempé  dans  la  sauce  d'une  blanquette 
de  veau,  est,  avec  ses  figures  efforcées  de  prêtres 
à  genoux,  tendant  la  main  vers  une  hostie  et 
un  ciboire  renversé  sur  le  sol,  d'un  dramatique 
pompeux  et  facile  ;  c'est  du  mclo  de  sacristie, 
de  la  sacerdotaille  d'art. 

En  tout,  trois  objets,  deux  tableaux  et  un 
antique  bénitier  valent  qu'on  s'en  occupe;  ils 
sont  les  seules  pièces  qui  arrêtent,  dans  ce 
musée. 


SAINT-MERRY  1 1 1 


Le  premier  de  ces  tableaux  est  un  portrait  de 
^me  Acarie,  placé  au-dessus  de  l'autel  qui  lui 
est  dédié  sous  le  nom  de  la  bienheureuse  Marie 
de  l'Incarnation.  Ce  portrait  daté  du  xviii* 
siècle  et  dont  l'auteur  est  inconnu  resplendit 
au  milieu  des  fades  peintures  de  Cornu  qui  l'en- 
tourent. Cette  image  d'une  femme  un  peu 
soufflée,  au  teint  rose,  vêtue  de  bure  et  con- 
templant une  minuscule  sainte  Thérèse,  appa- 
rue dans  l'ovale  rayonnant  d'une  auréole,  nous 
rappelle  que  la  fondatrice  des  Carmélites  en 
France  fut  baptisée  dans  cette  église,  le  2  fé- 
vrier 1566.  Elle  fréquenta  Saint-Merry  pendant 
toute  son  enfance,  mais  après  son  mariage,  elle 
n'y  vint  plus  régulièrement,  car  elle  habita  rue 
des  Juifs,  et  son  biographe  Boucher  nous  ap- 
prend «  qu'elle  ne  connaissait  guère  d'autre 
chemin  que  celui  qui  conduisait  de  sa  maison  à 
l'église  Saint-Gervais,  sa  paroisse  )). 


112        TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

Mais  très  supérieur  au  point  de  vue  de  l'art, 
à  cette  effigie  que  surtout  la  misère  de  ses  alen- 
tours exalte,  est  un  vieux  panneau  de  bois 
peint,  accroché  à  contre-jour,  dans  une  cha- 
pelle voisine.  Ce  panneau,  qui  servait  autrefois 
de  devant  d'autel,  est  un  spécimen  très  curieux 
de  la  peinture  française,  italianisée,  du  xvf 
siècle. 

Il  exhibe,  assise,  une  houlette  à  la  main, 
sainte  Geneviève,  figurée  par  une  petite  prin- 
cesse, aux  cheveux  blonds  et  ondes  qui  fait 
plus  songer,  à  vrai  dire,  à  une  Diane  de  Poi- 
tiers qu'à  une  sainte  entourée  d'un  troupeau 
de  moutons  parqués  dans  un  champ  cerclé  de 
pierres  plantées  droites  en  terre,  comme  des 
dolmens  bretons,  et  un  chien  noir,  debout,  les 
pattes  sur  ses  genoux,  quête  une  caresse,  tan- 
dis qu'elle  lit  ses  prières,  dans  un  livre. 

Au  second  plan,  sur  un  fond  de  paysage  dont 


SAINT-MERRY  1 1 3 


les  feuillages  persillés  et  les  donjons  d'une  ville 
s'enlèvent  sur  un  ciel  couleur  de  bistre,  deux 
hommes  courent  après  une  femme,  la  sainte 
sans  doute  ;  mais  sa  biographie  ne  nous  four- 
nit pas  l'explication  bien  claire  de  cette  scène. 

Toujours  est-il  que  cette  œuvre  un  peu  frêle 
est  avenante  et  qu'elle  mériterait  d'être  expo- 
sée de  telle  sorte  qu'on  pût,  sans  être  obligé 
d'allumer  un  cierge,  la  voir. 

L'on  pourrait  faire  la  même  réflexion  à  pro- 
pos du  bénitier,  qui  s'examine  malaisément  dans 
l'ombre.  Ce  bénitier,  en  pierre  blanche,  du 
temps  de  Louis  XII,  porte  les  armes  de  France 
et  de  Bretagne,  alliées  aux  insignes  de  la  Pas- 
sion ;  les  sculptures  sont  encore  vivaces,  dans 
leur  relief  cendré  par  la  poudre  des  âges. 

Reste  enfin  la  cr3-pte  dans  laquelle  on  descend 

par  un  escalier  de  quinze  marches;  une  bouffée 

de  cave  vous  saute  au  visage  quand  ony  ent  re. 

8 


114        TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

On  vacille  dans  l'obscurité  et  c'est  à  peine  si  le 
cierge  qui  vous  guide  vous  laisse  entrevoir  une 
voûte  basse  à  nervures  retombant  sur  une  co- 
lonne centrale  ;  les  clefs  sont  sculptées  de  ro- 
saces et  les  chapiteaux  sont  fleuris  de  vigne. 
Malheureusement  tout  est  retapé  et  les  murs, 
entre  les  colonnes  de  pierre  qui  s'y  engagent, 
sont  en  fonte  peinte,  imitant  des  plis  de  rideaux; 
pourquoi  ce  blindage  de  coffre-fort  ? 

Cette  cave,  dans  laquelle  on  processionne,  le 
jour  de  la  fête  de  Saint-Merry,  contient  des  au- 
tels de  rebut,  une  vieille  châsse  requinquée  de 
cuivre,  une  statue  de  la  Vierge  de  la  fin  du 
xvTiie  siècle  posée,  dans  un  coin,  par  terre.  Le 
seul  objet  valable  est  une  antique  pierre  tom- 
bale, plaquée,  à  l'entrée,  dans  la  nuit,  contre 
une  cloison.  On  a  l'impression,  dans  ce  cellier, 
d'être  en  un  lieu  de  débarras  où  l'on  entasse  les 
objets  détériorés  ou  qui  ont  cessé  de   plaire. 


SAINT-MERRY  I  I  5 


Telle  est  présentement  l'église  Saint-Merry. 
Plus  heureuse  que  la  plupart  de  ses  sœurs  de 
Paris,  elle  n'est  pas  isolée  dans  un  milieu  mo- 
derne et  elle  demeure  en  accord  avec  les  très 
anciennes  rues  qui  l'avoisinent  et  qui  n'ont  pas 
encore  subi  la  stupide  emphase  des  construc- 
tions en  fer  et  en  plâtre  de  notre  temps.  Il  y  a, 
là,  autour  d'elle,  des  ruelles  délicieuses  et  in- 
fâmes, entre  autres  une  certaine  rue  Taillepain 
que  l'on  retrouve,  avec  le  même  nom  et  avec 
la  même  forme,  sur  le  plan  de  Turgot.  Elle  res- 
semble à  une  pipe,  couchée  sur  le  sol  et  sur  le 
flanc  ;  le  tuyau  part  de  la  rue  du  Cloître-Saint- 
Merry,  en  face  de  la  grande  fenêtre  du  transept, 
et  le  fourneau  s'évase,  en  carrefour,  dans  la  rue 
Brisemiche. 

Cette  rue  Taillepain  est  un  couloir  bordé  par 
des  dos  de  maisons  ;  presque  toutes  sont  pri- 
vées de  portes  et  n'ont  que  des  fenêtres,  déme- 


né        TROIS   ÉGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

sûrement  carrées  ou  qui  montent,  alors,  trop 
allongées,  de  guingois,  encadrant,  dans  leurs 
liserés  de  pierres  sales,  des  pa3-sages  dessinés 
avec  de  la  poussière,  sur  d'invisibles  vitres  ; 
celles  qui  ont  des  entrées  se  contentent,  en  fait 
d'huis,  de  simples  fentes,  surmontées,  à  hauteur 
d'hom.me,  de  barreaux  de  fer;  l'on  dirait  de 
meurtrières  de  défense  et  de  poternes  d'attaque  ; 
tout  le  quartier  est  misérable,  mais  il  efflue  un 
relent  de  vieille  truandaille  qui  réjouit.  Les 
sentes  sont  façonnées  par  des  devants  d'hôtels, 
noirs  et  gluants,  qui  arborent  sur  des  écriteaux 
cette  inscription  :  «  On.  loge  à  la  nuit  »  ;  les 
boutiques  sont  obscures  et  partout  des  réflec- 
teurs dépassent  l'alignement  des  façades  et  s'ef- 
forcent de  projeter  un  peu  de  jour  dans  les  té- 
nèbres des  pièces.  La  majeure  partie  est  occu- 
pée par  des  marchands  de  vins  de  dernier  ordre, 
des  bistros  pour   souteneurs,  surtout  par  des 


SAIN'^-MERRY  II7 


magasins  de  rapeiasseurs  de  chaussures,  par  des 
échoppes  de  vieilles  bottes;  c'est  le  marché  des 
ripatons  usés  ! 

La  chaussée  pue  le  marécage  et  des  bords  des 
trottoirs  s'échappe  une  odeur  qui  tient  et  de 
l'eau  de  choux-fleurs  et  de  la  vase  de  marée  ; 
quelques-unes  de  ces  ruelles  dont  ni  le  nom, 
ni  l'aspect,  n'ont,  depuis  des  siècles,  changé,  pa- 
raissent pourtant  s'être  à  la  longue  désinfectées; 
telle  cette  rue  de  Venise  dont  le  bas  jadis  s'ou- 
vrait en  des  boutiques  qui  étaient  à  la  fois  des 
taudis  et  des  remises  ;  l'on  y  apercevait,  dans  la 
pénombre,  un  lit  avec  un  thomas  dessous  et 
une  dame  centenaire,  assise  sur  une  chaise  de 
paille,  qui  déterminait,  par  l'effort  d'un  enga- 
geant sourire,  de  profondes  crevasses  dans  le 
plâtre  mollet  de  sa  face.  Maintenant  ces  bouges 
appartiennent  à  des  négociants  des  halles  qui 
les  ont  mués  en  des  resserres  de  légumes  et  de 


Il8        TROIS    ÉGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 


fruits  ;  en  pleine  rue,  l'on  y  déballe  des  caisses 
et  l'on  y  remplit  des  mannes. 

Les  étonnantes  fenestrières  qui  habitèrent  ces 
clapiers  sont  désormais  éparses  dans  toutes  les 
rues  avoisinantes,  ainsi  que  les  juifs  qui  s'y 
livrent,  eux  aussi,  au  commerce  des  déchets. 
Ils  pullulaient  autrefois  dans  cette  paroisse, 
dans  cette  rue  des  Juifs  où  demeura  au  xvi^ 
siècle  M'"®  Acarie  et  ils  avaient  môme,  rue  de  la 
Tâcherie,  une  synagogue. 

Ce  fut  dans  Tune  des  rues  de  leur  refuge,  la 
rue  des  Billettes,  qu'eut  lieu,  en  1290,  le  fameux 
miracle  d'une  hostie  qui,  après  avoir  été 
prise  dans  l'église  de  Saint-Merry,  fut  lardée 
de  coups  de  couteau  et  ébouillantée  par  l'Israé- 
lite Jonathas  ;  cette  hostie  qui  voltigea,  san- 
glante, dans  la  chambre,  fut  recueillie  par  une 
femme  chrétienne  qui  l'apporta  au  Curé  de 
l'église  Saint-Jean-en-Grève,  où  elle  fut  l'objet 


SAINT-MERRY  II9 


de  pèlerinages  auxquels  la  Révolution  mit  fin. 

A  l'heure  présente,  on  célèbre  encore  un  tri- 
duum  et  un  office  de  réparation  de  ce  sacri- 
lège dans  l'église  Saint-Jean-Saint-François, 
qui  a  remplacé  Saint-Jean-en-Grève,  démoli  en 
1800,  et  dont  une  chapelle,  retapée  de  fond 
en  comble,  exista  jusqu'aux  incendies  de  1871 
sous  le  nom  de  salle  Saint-Jean,  dans  les  bâti- 
ments de  l'Hôtel  de  Ville. 

Pour  en  revenir  à  Saint-Merry,  son  clergé, 
plus  heureux  maintenant  que  celui  du  moyen 
âge,  n'a  plus  maille  à  partir  avec  les  filles  fol- 
lieuses  et  les  ruffians.  Les  rues  de  cette  paroisse 
étaient  de  celles  que  nos  pères  appelaient  des 
rues  ((  chaudes  et  mal  famées  »  et  d'intermi- 
nables procès  furent  soutenus  par  le  chapitre 
de  Saint-Merry  contre  les  tenanciers  de  ses 
bouges.  Dans  son  Histoire  de  Paris,  Félibien 
note  un  arrêt  du  24  janvier   1388  aux  termes 


120        TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

duquel  le  'prévôt  Jean  de  Folleville  enjoignit 
aux  femmes  publiques  de  vider  la  rue  de  Bail- 
lehoé,  voisine  de  l'église.  Celles-ci  s'y  refu- 
sèrent et  le  magistrat  dût  dépêcher  des  archers 
pour  les  faire  sortir  de  force,  et  des  maçons  pour 
murer  les  portes  de  leurs  maisons.  Mais  les  pro- 
priétaires intentèrent  un  procès  devant  le  Par- 
lement et  assignèrent  le  chevecier,  le  curé  de 
la  paroisse  et  les  chanoines,  arguant  que  le  clergé 
n'avait  pas  besoin,  comme  il  le  prétendait,  de 
passer  par  cette  rue,  lorsqu'il  avait  à  porter  le 
Saint-Sacrement  aux  malades,  le  chemin  le  plus 
court  pour  se  rendre  de  l'église  dans  le  quartier 
étant  la  grande  rue  Saint-Merry  et  non  la  sente 
du  Baillehoé. 

En  1424,  le  Parlement  finit  par  donner  rai- 
son au  curé,  mais  les  filles  n'en  persistèrent 
pas  moins  à  résider  dans  la  rue.  Fatigué  de 
ces    luttes,   le    curé    se   vengea    d'un    tenan- 


SAINT-MERRY  121 


cier  de  «  bouticle  au  péché  »,  en  le  faisant  con- 
damner par  l'officialité  à  effectuer  une  amende 
honorable,  un  dimanche,  devant  la  porte  de 
l'église,  comme  coupable  d'avoir  mangé  de  la 
viande,  un  vendredi  ;  et  le  chapitre  obtint,  de 
son  côté,  que  l'on  débaptiserait  la  rue  de  son 
nom  de  oaillehoé  auquel  le  peuple  prêtait  un 
sens  obscène,  et  qu'on  la  réunirait  à  sa  voisine 
la  rue  Brisemiche. 

L'on  ne  badinait  point,  du  reste,  dans  cette 
paroisse,  sur  la  question  du  maigre.  Sauvai 
raconte,  en  effet,  une  pénitence  de  ce  genre 
qui  fut  infligée,  le  i8  juillet  1535,  à  deux 
personnes  accusées  du  même  délit,  et  qui 
durent  s'humilier  devant  le  porche  de  ladite 
église. 

D'autre  part,  une  note  de  M.  Bournon,  an- 
nexée à  l'Histoire  du  diocèse  de  Paris  de  l'abbé 
Lebeuf,  cite   un  arrêt  du   Parlement  de  1366, 


122        TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

relatif  à  ua  conflit  de  juridiction  entre  le  Pré- 
vôt de  la  ville  et  les  chanoines,  à  propos  d'une 
certaine  entremetteuse  «  mise  en  l'eschelle, 
trois  fois  et  par  trois  journées,  avec  le  cliappel 
de  feurre  sur  la  tète,  comme  il  est  accoutumé 
de  faire  ». 

Filles  et  prêtres  se  battirent  donc,  dans  ce 
quartier,  à  coup  de  textes,  pendant  le  moyen 
âge. 

Et  les  gens  d'Eglise  se  battirent,  je  crois 
bien,  encore  plus,  entre  eux. 

Cela  s'explique.  Durant  cinq  siècles,  il  y  eut 
deux  curés  à  Saint- Merry,  appelés  curés  che- 
veciers.  Vers  Tan  looo,  il  y  en  eut  même 
sept,  les  chanoines  de  Notre-Dame  ayant  obte- 
nu de  l'évêque  de  Paris,  le  don  de  cette  pa- 
roisse. 

Le  chapitre  de  Notre-Dame  délégua  alors 
sept  chanoines  ou  bénéficiers  qui    furent  char- 


SAINT-MERRY  1 2  : 


gés,  chacun  à  son  tour,  pendant  une  semaine, 
du  service  du  culte.  En  1219,  à  la  suite  de  la 
lâcheté  de  Thebdomadier  qui,  en  un  temps  de 
choléra,  laissa  mourir,  par  peur  delà  contagion, 
l'un  des  paroissiens  sans  sacrement,  on  décida 
qu'un  seul  et  même  curé  serait  chargé  des 
fonctions  pastorales;  puis  on  lui  donna,  pour 
l'aider,  un  autre  curé.  Ils  travaillaient  chacun 
une  semaine;  plus  tard,  enfin,  on  leur  adjoi- 
gnit des  vicaires. 

Mais  les  chanoines  implantés  par  le  Chapitre 
de  Notre-Dame  à  Saint-Merry  n'en  continuèrent 
pas  moins  de  résider  dans  Téglise  ;  et  forcément 
leur  présence  gâta  tout.  Ils  occupaient  le  chœur 
et  y  chantaient  l'ofHce  ;  c'était  un  inévitable 
conflit  de  chaque  jour  entre  eux  et  le  clergé  au- 
quel il  était  interdit  de  pénétrer  dans  ce  chœur. 

Ce  fur,  pendant  des  années,  des  combats  à 
coups  d'épingles  ;  puis,  au  moment  où  l'on  bâ- 


124        TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

tissait  l'église  actuelle,  la  fabrique  acheta,  pour 
agrandir  l'abside  qui  ne  pouvait  s'étendre,  faute 
de  place,  une  ruelle  allant  de  la  rue  Saint-Bon  à 
la  rue  Taillepain.  Aussitôt  les  chanoines  par- 
tirent en  guerre,  déclarant  que  cette  ruelle  était 
à  eux. 

Ils  engagèrent  de  tenaces  et  de  lents  procès 
contre  les  curés  et  la  fabrique.  On  nen  vit  la 
fin  qu'en  1789.  L'Assemblée  Nationale  mit 
tout  ce  monde  de  chicaniers  d'accord,  en  con- 
vertissant l'église  en  une  fabrique  de  salpêtre, 
puis  en  un  temple  du  Commerce. 

Mais  si,  remontant  en  arrière,  à  travers  les 
temps,  nous  regagnons  encore  l'époque  du 
moyen  âge,  nous  devons  constater,  pour  être 
justes,  qu'il  y  eut  mieux  que  des  litiges  en 
suspens  entre  chanoines  et  filles  et  chanoines 
et  prêtres. 

Au  xuf  siècle,  un  saint  fréquenta  Saint-Mer- 


SAINT-MERRY  I25 


ry,  saint  Edouard,  devenu  plus  tard  archevêque 
de  Cantorbéry  et  alors  élève  en  théologie,  à 
Paris  ;  il  chantait,  chaque  nuit,  avec  le  Cha- 
pitre, l'ofEcedes  Matines  et  soignait  les  pauvres 
étudiants  malades,  vendant  jusqu'à  sa  chemise 
pour  leur  procurer  des  remèdes. 

Au  siècle  suivant,  une  autre  célicole,  Guil- 
lemette  de  la  Rochelle,  séjourna  également 
près  de  ce  sanctuaire.  Le  roi  Charles  V,  qui 
connaissait  la  sainteté  de  sa  vie  et  admirait  ses 
révélations  extatiques,  voulut  qu'elle  vînt  se 
fixer  dans  la  capitale  et  il  lui  fit  faire  «  un  bel 
oratoire  de  bois  à  Saint-Merry  ».  Elle  y  vécut 
dans  le  ravissement,  soulevée  en  l'air,  souvent 
de  plus  de  deux  pieds  ;  et  l'on  pense  qu'elle 
fut,  après  son  trépas,  inhumée  dans  l'église. 

Le  même  roi  Charles  V  instaura  aussi,  en 
l'an  1373,  une  confrérie  de  laïques  de  la  pa- 
roisse, dont  le  but  fut  d'honorer  plus  spéciale- 


126        TROIS   ÉGLISES   ET  TROIS   PRIMITIFS 

ment  la  Mère  du  Sauveur.  Cette  dévotion  se 
continua  et,  deux  siècles  plus  tard,  nous 
voyons  que  le  moindre  manquement  qui  se 
pouvait  relever  contre  le  culte  de  la  Madone, 
était  aussitôt  réparé. 

Lebeuf  nous  cite,  en  effet,  cet  épisode  qu'il 
a  lu  dans  les  registres  du  Parlement  de  l'année 
1530. 

«  Comme  il  s'était  commis  des  excès  sur 
une  image  de  la  sainte  Vierge  peinte  sur  une 
maison  proche  de  l'église,  le  Parlement  ordonna, 
le  25  mai,  que  le  clergé  se  rendrait  procession- 
nellement  à  cette  image  qui  serait  repeinte,  pour 
y  chanter  les   louanges  de  la  Mère  de  Dieu.  » 

Enfin  s'il  y  eut,  pour  femmes,  des  «  bou- 
ticles  au  péché  »,  il  y  eut  aussi  dans  ce  quar- 
tier, de  pieux  couvents  de  nonnes,  des  couvents 
aux  règles  très  particulières,  tel  que  celui  des 
Bonnes  femmes  de  Saint-Avoye. 


SAINT-MERRY  I27 


Cette  maison  avait  été  fondée  en  1283,  par 
Jean  Séquence,  chcvecier  de  Saint-Merr^^  et 
la  Veuve  Constance  de  Saint-Jacques,  pour  y 
recueillir  quarante  veuves,  pauvres  et  âgées 
d'au  moins  cinquante  ans.  Elle  était  située  en 
la  rue  Saint-Avoye,  qui  s'est  fondue  depuis 
dans  le  courant  de  la  rue  du  Temple. 

Ce  monastère  était  une  sorte  d'assemblée  de 
béguines,  aux  ordonnances  plus  minutieuses  et 
plus  serrées  ;  il  réalisait  un  compromis  entre  un 
béguinage  et  un  couvent. 

Voici  l'existence  que  l'on  menait  dans  ce  pe- 
tit cloître  : 

Lever  à  5  heures  du  matin,  en  été,  et  en  hi- 
ver, à  6.  On  commençait  par  réciter  «les  heures 
Notre-Dame,  .sept  psaulmes  et  litanies  et  aultres 
heures  de  la  Passion  et  du  Saint-Esprit  ;  et  les 
aultres  qui  ne  savent  lyre,  n'y  leurs  heures,  se- 
ront tenues  dire  trois  chappeletz  et  autres  menus 


128        TROIS   ÉGLISES   ET  TROIS   PRIMITIFS 

suffrages  qu'elles  pourront  scavoir  ».  Puis  l'on 
entendait  la  messe  et  après,  dit  le  règle- 
ment, «  vous  vous  assemblerez  pour  assister  à 
la  besongne,  à  tel  œuvre  et  vacation  hon- 
neste  dont  vous  pourrez  aider  et  exerciter  ». 

Pendant  ce  travail  opéré  en  commun,  on 
faisait,  durant  l'espace  d'une  demi-heure,  lec- 
ture de  ((  quelque  bonne  histoire  de  l'Escripture 
sainte  ». 

A  dix  heures  on  dînait,  l'on  se  récréait  pen- 
dant 30  minutes,  la  cloche  tintait  et  l'on  re- 
prenait le  travail  jusqu'à  l'heuredu  souper,  c'est- 
à-dire  jusqu'à  cinq  heures. 

Et  à  9  heures  on  sonnait  le  couvre-feu. 

La  direction  de  cet  institut  était  confiée  aux 
cheveciers  de  Saint-Merry  qui  nommaient  une 
maîtresse  révocable  à  leur  gré  et  une  secrétaire 
plus  spécialement  chargée  de  l'entretien  de  la 
chapelle. 


SAINT-MERRY  I29 


La  fondation  de  Saint-Avoye  prospéra,  puis 
déchut.  En  1621,  les  bonnes  femmes  renon- 
cèrent à  leurs  prérogatives  ;  elles  firent  don  de 
leur  monastère  aux  Ursulines  de  la  rue  Saint- 
Jacques  et  elles  s'y  incorporèrent,  sous  la  règle 
de  cet  ordre,  acceptant  toutefois  de  rester  sous 
la  juridiction  du  curé  de  Saint-Merry  et  lui 
présentant,  h.  l'église,  en  ofTrande,  le  jour  de  la 
fête  de  ce  saint,  chaque  année  «  un  cierge  d'une 
livre  auquel  était  attaché  un  écu  d'or.  » 

Les  derniers  vestiges  de  ce  couvent  ont  dis- 
paru  en  1838,  lors  du  percement  de  la  rue 
Rambuteau. 

Appartenaient  encore  au  territoire  de  Saint- 

Merry,  tel  que  le  limite  Lebeuf,    la  chapelle  et 

l'hôpital  de  Saint-Julien  des  Ménétriers  dont  la 

façade  s'ouvrait  sur  la  rue  Saint-Martin  et  dont 

le   vaisseau    s'étendait   le    long  de  la   rue  du 

Maure.  Ils  furent  fondés  au  xiv*'  siècle,  pour 

9 


130        TROIS    EGLISES   ET   TROIS  PRIMITIFS 

abriter  et  soigner  les  pauvres  ménétriers  en 
détresse  dans  la  ville,  par  deux  musiciens,  les- 
quels, nous  raconte  du  Breul  dansson  a  Théâtre 
des  Antiquités  de  Paris  »  «  s'entr'^aimaieni  et 
étaient  toujours  ensemble.  Si  un  était  de  Lom- 
bardie  et  avait  nom  Jacques  Grave  de  Pistoye, 
autrement  dit  Lappe  ;  l'autre  était  de  Lorraine 
et  avait  nom  Huet,  le  guette  du  Palais  du  Roy.  » 

Ces  deux  bâtiments  furent  dédiés  à  saint  Ju- 
lien, protecteur  des  voyageurs,  et  à  saint  Gencs, 
mîme  chrétien,  martyrisé  sous  le  règne  de 
Dioclétien  et  patron  des  ménétriers. 

Terminée  et  livrée  au  culte,  en  1335,  la  cha- 
pelle ne  fut  jamais  que  la  très  humble  vassale 
de  Saint-Merry,  car  les  chapelains,  institués 
pour  la  desservir,  ne  pouvaient  administrer  au- 
cun sacrement  sans  la  permission  du  curé  de 
la  paroisse.  Cette  situation  dura  jusqu'au  mo- 
ment où,  sur  les  instances  d'Anne  d'Autriche, 


SAINT-MERRY  I  3  I 


l'archevêque  de  Paris  décida  de  remplacer  ces 
chapelains  par  des  Pères  de  la  doctrine  chré- 
tienne; les  ménétriers,  qui  tenaient  à  leurs 
prêtres,  s'insurgèrent  et  entamèrent  contre  les 
nouveaux  venus  une  série  de  procès  qu'ils  fi- 
nirent par  gagner  ;  mais  bientôt  ils  eurent  à  se 
débattre  dans  une  plus  menaçante  aventure. 
Un  ordre  de  Louis  XVI  ayant  prescrit,  en  1781, 
la  fermeture  du  cimetière  des  Saints-Innocents 
qui  était  le  lieu  de  sépulture  des  fidèles  de 
Saint-Merry,  le  curé  et  le  chapitre  de  cette 
église  voulurent  enterrer  leurs  morts  sous  le 
pavé  de  la  nef  de  Saint-Julien  et,  à  force  d'in- 
trigues, ils  déterminèrent  le  roi  à  convertir, 
pour  leur  usage,  ce  sanctuaire  en  un  charnier. 
Exaspérée,  la  corporation  des  Ménétriers 
souleva  tout  le  quartier  et  en  présence  des 
émeutes  qui  surgissaient  de  toutes  parts,  le 
malencontreux  édit  fut  rapporté. 


132         TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

Une  fois  de  plus,  les  braves  musiciens,  si  dé- 
voués à  leur  chapelle,  l'avaient  sauvée;  mais 
ce  fut  une  victoire  sans  lendemain,  caria  Révo- 
lution les  dispersa  et  s'empara    de  leurs   biens. 

Telle  est  en  peu  de  mots  la  biographie  de 
Saint-Julien  dont  le  portail  était  orné  de  trois 
grandes  figures  de  pierre  :  le  Christ,  debout, 
entre  saint  Julien  et  saint  Genès  ;  ce  dernier 
tenait,  d'une  main,  un  violon  et  un  archet  de 
l'autre;  douze  petites  statues,  nichées  dans  les 
voussures  du  porche,  complétaient  le  décor; 
elles  effigiaient  des  joueurs  de  timballe,  de 
flûte,  de  musette,  de  trompette  marine,  de  ser- 
pent, de  sistre,  de  harpe,  d'épinette  et  de  luth. 

Le  tout  fut  vendu  et  démoli  en  1790  ;  l'em- 
placement de  l'église  et  de  l'hospice  est  actuel- 
lement occupé  par  les  maisons  désignées  sous 
les  numéros  164,  166,  168  de  la  rue  Saint- 
Martin. 


SAINT-MERRY  I33 


Quant  à  Saint-Merry  même,  son  histoire  se 
confond  pendant  les  époques  qui  suivirent  le 
moyen  âge  avec  celle  des  autres  quartiers  de 
Paris;  elle  ne  présente  pas  du  moins  de  faits 
bien  personnels  et  qui  méritent  d'être  notés. 
Après  avoir  cité,  pour  mémoire  ,  le  vacarme 
nocturne  de  la  taverne  de  «  l'Epée  Royale  » 
qui,  avant  d'avoir  sous  la  Régence  servi  de 
coupe-gorge  au  Comte  de  Horn,  en  mal  d'ar- 
gent, hébergea  au  xvif  siècle  les  poètes  crottés 
et  fut  l'un  des  cabarets  littéraires  à  la  mode  de 
ce  temps,  il  nous  faut  atteindre  les  mois  de 
juin  1832  et  de  février  1848  pour  discerner  le 
nouvel  et  très  spécial  aspect  que  prennent  ses 
rues. 

En  raison  même  de  la  sinueuse  étroitesse  de 
leurs  lacis,  elles  étaient  faciles  à  défendre  et  les 
émeutiers  y  dressèrent  ces  persévérantes  barri- 
cades dont  l'assaut  a  été  magnifié  par  V.  Hugo, 


134         TROIS    EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

dans     des     pages    superbes    des    Misérables. 

Il  en  fut  de  même  en  1871  ;  l'église,  le  presby- 
tère, leurs  caves  surtout  avaient  été  dévalisées  par 
les  soins  du  sieur  Froissard,  dit  Court-en-Cuisses, 
commissaire  de  la  commune;  le  culte  était  in- 
terrompu ;  le  24  mai,  alors  que  l'insurrection 
était  à  peu  près  vaincue,  les  fcdérés  et  les  Ven- 
geurs de  Flourens  se  précipitèrent  dans  l'église, 
ivres  de  fureur  et  fous  de  vin.  Ils  résolurent 
d'incendier  la  nef;  pour  sauver  l'église,  les  ha- 
bitants y  apportèrent  les  gardes  nationaux 
blessés  que  l'on  soignait  dans  les  maisons  voi- 
sines. Ils  n'en  continuèrent  pas  moins  d'enduire 
les  murs  de  pétrole  et  ils  allaient  y  mettre  le 
feu,  quand  un  bataillon  du  20**  chasseurs  arriva 
au  pas  de  course  et  tua  la  plupart  de  ces  brutes. 

Saint-Merry  avait,  au  demeurant,  peu  souf- 
fert. Il  fut  vite  réparé  et  remis  en  l'état  où  nous 
le  voyons  actuellement.  Il  est,  à  vrai  dire,  pen- 


SAINT-MERRY  I  3  5 


dant  la  semaine,  bien  désert,  car  c'est  à  peine 
si  quelques  sœurs,  si  quelques  bonnes  femmes 
viennent  égrener  leurs  patenôtres  devant  le 
Saint-Sacrement. 

On  pourrait  croire  que  la  piété  y  est  nulle. 
Il  n'en  est  rien  pourtant. 

Cette  paroisse  a  gardé  une  vie  religieuse, 
sourde,  dont  on  peut  surprendre  l'éclosion,  le 
dimanche,  et,  l'une  des  seules  de  Paris  mainte- 
nant, elle  conserve  une  institution  laïque  qui 
est  un  des  précieux  reliefs  du  rit  Gallican, 
l'œuvre  des  Clercs  de  Saint-Merry. 

Dans  une  très  intéressante  brochure  sur  cette 
confrérie,  M.  l'abbé  Baloche  fixe,  à  défaut  de 
documents  antérieurs,  aux  dernières  années  du 
xvif  siècle,  la  fondation  de  ces  clercs.  A  vrai 
dire,  ils  remontent  aux  premiers  temps  de  l'ère 
chrétienne,  ils  sont  de  l'église  primitive  même 
où,  sous  la  direction  des  presbytres  et  des  diacres, 


136         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 


les  fidèles  prenaient  une  part  active  à  la  vie  du 
culte,  en  contribuant  au  service  intérieur  de  la 
synaxe,  en  portant  le  viatique  aux  malades,  en 
se  communiant,  eux-mêmes,  chez  eux,  en  éli- 
sant avec  le  clergé  les  Evêques.  Plus  tard,  au 
XII*  siècle,  nous  les  trouvons  prêchant  avec  l'as- 
sentiment de  Rome  dans  des  églises,  et  jusqu'au 
xvi"  écoutant,  si  le  prêtre  manquait,  les  confes- 
sions des  personnes  en  danger  de  mort. 

Et  cette  tâche  était  obligatoire.  En  cas  de 
nécessité,  il  faut  avouer  ses  fautes  à  son  pro- 
chain s'il  n'y  a  pas  de  piètre,  dit  saint  Bona- 
venture  dans  son  8"  sermon  sur  les  Rogations 
et,  de  son  côté,  Saint  Thomas  d'Aquin  déclare 
que  la  confession  opérée  dans  ces  conditions 
est  d'une  certaine  manière  sacramentelle,  bien  qu'il 
soit  impossible  de  parfaire  le  sacrement  à  cause 
de  l'absence  du  ministre  qui  possède,  seul,  les 
pouvoirs  rémissifs  du  déliement. 


SAINT-MEBRY  I37 


Bref  l'on  peut  affirmer  que  les  laïques  s'ac- 
quittèrent alors  de  toutes  les  fonctions  qui  n'exi- 
geaient pas  impérieusement  le  caractère  sacer- 
dotal, pour  être  validement  remplies. 

Ces  prérogatives,  ils  en  profitèrent  tant  que 
l'esprit  de  domination  des  Pontifes  romains  se 
contint  et  daigna  ne  pas  considérer  les  simples 
chrétiens,  ainsi  qu'il  le  fait  maintenant,  comme 
ces  épluchures  du  monde  dont  parle  saint  Paul  ; 
mais  peu  à  peu,  sous  l'impulsion  du  haut 
clergé,  le  peuple  fut  évincé  du  service  divin  ; 
il  n'y  eut  plus  que  dans  les  pays  qui  suivaient 
un  rituel  différent  de  celui  de  Rome,  que  les 
paroissiens  purent  ne  pas  être  dépouillés  de  leurs 
droits  séculaires  ;  ailleurs,  ils  furent  réduits  au 
rôle  de  spectateurs  muets,  de  simples  assis- 
tants. 

Cet  état  inévangélique,  eut,  en  France,  pour 
cause  l'éternelle  servilité  des  évêques.  Sauf  celui 


138         TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

de  Lyon,  tous,  sans  y  être  forcés,  pour  être 
agréables  à  la  personne  de  Pie  IX,  répudièrent 
l'antique  liturgie  des  Gaules  et  adoptèrent  avec 
le  rit,  le  bréviaire  romain,  si  peu  varié,  si  sec 
et  si  froid,  si  dénaturé  même  dans  le  texte  revu 
de  ses  séquences. 

Sur  leurs  ordres,  l'on  arracha  des  antipho- 
naires  la  tlore  mystique  de  très  vieux  plants  ; 
l'on  extirpa,  pour  les  jeter  dans  le  fumier  de 
l'oubli,  ces  merveilleuses  gerbes,  où  s'épanouis- 
saient, les  jours  de  grandes  fêtes,  les  ingénieuses 
hymnes  d'Hilaire  de  Poitiers,  de  Prudence  et  de 
Fortunat,  les  proses  magnifiques  d'Adam  de 
Saint-Victor,  les  admirables  répons  célébrant  la 
Nativité  de  la  Vierge,  de  Fulbert  de  Chartres. 

Ce  fut  l'ovation  du  jardin  bourgeois,  le 
triomphe,  sur  toute  la  ligne,  du  géranium  litur- 
gique ! 

Ainsi  que  je  l'écrivais  naguère,   dans  «  l'O- 


SAINT-MERRY  I39 


blat  »,  les  prélats  français  détruisirent  alors 
l'œuvre  des  artistes  indigènes,  brûlèrent  en 
quelque  sorte  leurs  primitifs. 

Il  n'est  pas  douteux  que  les  bréviaires  galli- 
cans, le  parisien  surtout,  n'eussent  besoin  de 
réformes.  Dom  Guéranger  avait  signalé  très 
justement  leurs  défauts,  leur  manque  de  piété 
même.  Et  de  fait,  manié  et  remanié  par  les 
Harlay,  les  Noailles,  les  Vintimille,  le  bréviaire 
de  Paris  sentait  le  Jansénisme  à  plein  nez;  il 
pouvait  beaucoup  moins  servir  aux  catholiques 
qu'aux  «  appelants  ». 

Mais  ce  n'était  pas  une  raison  pour  accepter 
celui  de  Rome  qui  n'est  qu'un  passe-partout, 
qui  ne  tient  compte,  ni  des  traditions,  ni  des 
coutumes,  ni  des  différentes  dévotions  des  dio- 
cèses; il  fallait  reconstituer  le  Parisien,  tel  qu'il 
était  au  moyen  âge,  avant  que  les  cuistres  du 
XVII®  et  du  xviii^  siècles,  n'y  eussent  touché. 


140         TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

Il  n'en  fut  rien  ;  et  naturellement  le  cérémo- 
nial eut  le  même  sort  que  le  bréviaire  dont  il 
était  le  complément.  Ce  fut  avec  la  suppression 
du  bréviaire  gallican  la  mort  de  son  rite  imagé 
et  le  renvoi  de  ces  liturges  laïques  que  l'on 
désignait  alors  sous  le  nom  de  «  chapiers  ou 
d'indus  ».  Ils  disparurent  et  l'orgueil  sacerdo- 
tal auquel,  si  bon  qu'il  puisse  être,  nul  prêtre 
n'échappe,  y  trouva  son  compte. 

Comment  expliquer  alors  que  Saint-Merry 
ait  pu  garder  ce  vestige  d'un  rituel  périmé  qui 
survécut  d'ailleurs,  pendant  quelque  temps  en- 
core, mais  plus  etîacé,  dans  d'autres  églises  du 
même  archidiaconé,  telles  que  Saint-Nicolas- 
des-Champs  et  Sainte-Elisabeth,  pour  en  citer 
deux  ?  Je  ne  sais.  Il  y  eut,  sans  doute,  jadis  à 
Saint-Merry  comme  à  Saint-Thomas  d'Aquin 
où  les  chapiers  n'existent  plus,  mais  où  l'on 
chante  encore,  pendant  la  SemaineSainte,  l'an- 


SAINT-MERRY  I4I 


tique  prose  de  rancien  Parisien  «  LeLanguenti- 
bus  in  purgatorio  »    un   curé,  épris   des    doc- 
trines gallicanes,  et  qui  sauva,  de  sa  propre  au- 
torité, quelques   débris   des    coutumes   usitées 
dans  son  église.  Et  par  désir  de  ne  rien   inno- 
ver, par  crainte  de  mécontenter  les  paroissiens, 
par  ignorance  peut-être,  leurs  successeurs  ont 
laissé  les  choses  en  l'état  et  nous  en   profitons. 
Mais  en  quoi  consiste,    au  juste,  le  rôle  ré- 
servé, dans  leur  sanctuaire,  aux  clercs  de  Saint- 
Merry  ?  Ils  font  office   d'acolytes,    de  thurifé- 
raires, de  cérémoniaires  ;   ils    remplissent   les 
fonctions   de   diacres  d'honneur   aux    grands- 
messes  ;   ils  arborent  donc  la  chape    et  quand 
ils  n'officient  pas,  ils  revêtent  dans  le    chœur 
la  soutane  vermillon,  la  grande  aube  blanche  et 
la  ceinture  cerise. 

Leur  but,  déclarent  les  statuts  de  l'œuvre,  est 
«  de  contribuer  à   la   gloire  de   Dieu  et  aux 


142         TROIS   EGLISES   ET   TROIS    PRIMITIFS 

pompes  du  culte  divin  :  1°  par  l'exactitude  à 
assister  aux  offices,  2'^  par  la  bonne  tenue,  le 
recueillement  et  la  piété  au  chœur  ». 

Et  l'article  III  prescrit  :  «  Les  clercs  s'en- 
gagent à  exécuter  de  leur  mieux  toutes  les  cé- 
rémonies qu'ils  seront  invités  à  faire  par  le 
Maître  des  cérémonies  ». 

Ils  s'acquittent  de  leur  tkhe,  avec  cons- 
cience et  l'on  peut,  en  toute  vérité  le  dire, 
leur  présence  à  Saint-Merry  est  un  vrai  stimu- 
lant de  zèle,  un  réconfort. 

Voulant  me  rendre  compte,  par  moi-même, 
de  la  façon  dont  ils  pratiquaient  l'office,  je  me 
suis  rendu,  le  jour  de  la  fête  du  Saint-Sacre- 
ment, à  la  grand'messe.  J'y  allai,  je  l'avoue, 
prévenu;  je  pensais  que  des  hommes  à  mous- 
taches, habillés  en  enfants  de  chœur  et  affublés 
d'ornements  d'église,  seraient  très  ridicules.  Je 
me  trompais;  ces  gens,  qui   n'avaient  pas  du 


SAIKT-MERRY  I43 


tout  les  faces  en  fuite  des  bigots,  portaient  leur 
costume  avec  aisance  et,  très  au  courant  de 
leur  métier,  ils  évoluaient  avec  une  ferveur  à 
la  fois  mâle  et  touchante. 

Quand  l'aspersion  eut  lieu,  le  prêtre,  le  gou- 
pillon en  main,  traversa  toute  la  nef;  les  deux 
chapiers  qui  soutenaient  sa  dalmatique  pour  lui 
pe'rmettre  de  lever  le  bras,  étaient  deux  clercs 
de  l'œuvre;  l'un,  âgé  d'une  soixantaine  d'années, 
avait  une  physionomie  intelligente  et  bon- 
homme, avec  des  traits  un  peu  épaissis  et  une 
moustache  grise;  l'autre,  plus  jeune,  et  très 
grand,  figurait  assez  bien  unreître  de  la  Renais- 
sance, avec  ses  cheveux  débordant  en  boucles  sur 
le  front,  son  nez  busqué  et  sa  moustache  rousse. 
Vêtus  degrandes  chapes  d'or,  ils  manœuvraient 
sans  aucune  gêne,  comme  aussi  sans  aucune 
pose,  dans  l'allée  enserrée  par  des  rangs  de 
chaises,  très  attentifs  à  éviter  tout  faux  pas   au 


144         TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

célébrant;  puis,  lorsque  la  messe  commença, 
ils  se  tinrent  derrière  le  diacre  et  le  sous-diacre 
prêtres,  remplissant  leur  devoir  deliturges,  avec 
une  précision  et  un  respect  que  dans  d'autres 
églises,  certains  membres  du   clergé  ignorent, 

Elle  était  vraiment  louable  cette  grand' 
messe.  On  y  chanta,  en  plain-chant,  l'Introït, 
le  Kyrie  Eleison,  le  Gloria,  le  Lauda  Sion,  le 
Credo,  le  Sanctus  et  l'Agnus  Dei  ;  malheureu- 
sement, ici,  de  même  que  dans  beaucoup  de 
sanctuaires  de  Paris,  l'on  escamota  le  Graduel, 
l'Offertoire  et  la  Communion,  plus  difficiles  à 
chanter;  mais  enfin  il  n'y  eut  pas  de  pétarades 
musicales  modernes  ;  grâces  en  soient  rendues 
au  maître  de  chapelle  et  au  curé  ! 

Et  ce  que  l'on  pouvaitse  croire,  loin  de  Paris, 
dans  cette  vieille  église  de  la  rue  Saint-Martin, 
peuplée  de  petits  négociants  dont  la  piété  était 
simple  et  réelle  1 


SAINT-MERRY  I43 


Si  les  temps  étaient,  pour  l'Eglise  de  France, 
moins  durs,  Ton  souhaiterait  que  des  œuvres 
pareilles  à  celles  des  clercs  de  Saint-Merry  fus- 
sent fondées  dans  chaque  paroisse,  afin  de  re- 
hausser la  solennité  du  culte  et  d'intéresser  le 
peuple  aux  offices,  en  l'admettant  à  y  prendre 
part  ;  mais,  même  à  des  époques  plus  propices, 
les  clercs  de  Saint-Merry  ont  eut  bien  du  mal  à 
conserver  leur  existence,  car,  en  1900,  l'Ar- 
chidiacre de  Notre-Dame,  sous  la  juridiction 
duquel  est  placé  Saint-Merry,  avait  résolu  de  les 
supprimer. 

Celui-là  pensait  sans  doute,  comme  tous  ses 
confrères,  que  les  laïques  ne  peuvent  être  autre 
chose  qu'un  bétail  parqué  dans  l'étable  d'une 
nef. 

Ils  furent  sauvés  par  la  mort  de  ce  person- 
nage qui  trépassa  avant  d'avoir  pu  mettre  son 
projet  à  exécution  ;  et  le  26  novembre    1905, 


146         TROIS   ÉGLISES   ET  TROIS   PRIMITIFS 

les  clercs  ont  célébré,  glorieusement,  par  une 
cérémonie  magnifique,  dans  leur  église,  leur 
centenaire  —  non  le  centenaire  de  leur  création 
dont  on  ne  connaît  pas  la  date  —  mais  celui 
de  leur  réorganisation  qui  fut  effectuée  parle 
curé  Fabrcgue,  en  1805. 


TROIS  PRIMITIFS 

LES  GRUNEWALD  DU  MUSÉE  DE  COLMAR 

LE  MAITRE  DE  FLÉMALLE  ET  LA  FLORENTINE 

DU  MUSÉE  DE  FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 


LES 


GRUNEWALD  DU 

MUSÉE  DE  COLMAR 


LES  GRUNEWALD  DU  MUSÉE 
DE  COLMAR  (i) 


^*^s^4^^^  ATHIAS      Grûnewald       d'AschafFem- 

^^^Anr^   bourg,   ce  peintre  de  la  Crucifixion 

^^•"iK  du  musée  de  Cassel  que  j'ai  décrite 


(i)  Une  magnifique  reproduction  phiotographique, 
du  format  grand  in-folio,  de  ces  tableaux  de  Col- 
mar  existe  dans  un  volume  que  publie  M.  W.  Hein- 
rich,  éditeur,  Broglieplatz,  à  Strasbourg.  L'œuvre 
entière  du  peintre  est  reproduite  dans  ce  livre  et 
commentée  par  une  étude  de  M.  Schmid,  profes- 
seur à  l'Université  de  Bâle. 


152         TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 


dans  Là-Bas  et  qui  appartient  maintenant  au 
musée  de  Carlsruhe,  m'a,  depuis  bien  des  an- 
nées, hanté.  D'où  vient-il,  quel  fut  son  exis- 
tence, où  et  comment  mourut-il  ?  Personne 
exactement  ne  le  sait  ;  son  nom  même  ne  lui 
est  pas  sans  discussions  acquis  :  les  documents 
font  défaut;  les  tableaux  qu'on  lui  attribue 
furent  tour  à  tour  assignés  à  Albert  Durer, 
à  Martin  Schongauer,  à  Hans  Baldung-Grien, 
et  ceux  qui  ne  lui  appartiennent  point  lui  sont 
concédés  par  combien  de  livrets  de  collections 
et  de  catalogues  de  musées  ! 

A  dire  vrai,  la  seule  preuve  qui  permette  de 
lui  imputer  la  paternité  des  panneaux  dont  nous 
allons  parler  et  même  de  toutes  les  autres 
œuvres  qu'on  lui  prête,  repose  sur  une  simple 
indication  du  peintre  biographe  du  xvii''  siècle, 
Joachim  Sandrart,  lequel  raconte  qu'il  existait 
de  son  temps,  à  Issenheim,  un  tableau  de  Ma- 


LES    GRUNEWALD    DU    MUSEE    DE    COLiMAR      I53 

thias  Grûnewald,  représentant  un  saint  Antoine 
et  des  démons  derrière  une  fenêtre. 

Or  la  description  de  ce  tableau  concorde  avec 
le  sujet  du  volet  d'un  polyptique  venu  de  l'ab- 
baye d'Issenheim  et  maintenant  exposé  au  mu- 
sée de  Colmar. 

La  preuve  de  la  filiation  paraîtrait  donc  pou- 
voir être  acceptée  et  alors,  du  moment  que  l'on 
sait  que  Grûnewald  a  peint  l'une  des  pièces  de 
ce  polyptique  et  qu'il  est  avéré,  d'autre  part, 
que  toutes  les  pièces  de  la  série  sont  l'œuvre 
d'un  seul  maître,  il  devient  facile  de  conclure  et 
d'affirmer  que  Grûnewald  est  l'auteur  de  l'en- 
semble. 

Ce  qui  resterait  à  démontrer,  d'une  façon 
péremptoire,  c'est  que  le  volet  de  Colmar  est 
bien  le  même  que  celui  d'Issenheim  —  car  s'il 
n'en  était  pas  ainsi,  tout  serait  remis  en  ques- 
tion—  mais  l'on  peut  attester  qu'à  défaut  d'une 


154         TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

certitude  absolue,  impossible  à  garantir,  les 
présomptions  sont  vraiment  assez  fortes  pour 
assurer  qu'il  y  a  identité  entre  les  deux  œuvres. 

Cette  disposition  très  spéciale  du  sujet,  avec 
un  diable. dans  une  croisée,  ne  se  rencontre 
pas,  en  effet,  dans  les  portraits  de  saint  Antoine 
exécutés  par  les  contemporains  de  Grùnewald. 
L'on  pourra  comparer,  à  ce  point  de  vue  d'ail- 
leurs, une  autre  effigie  de  ce  saint  qui  se  trouve 
dans  la  même  salle  du  musée  et  qui  a  été  trai- 
tée par  Martin  Schongauer,  d'après  les  données 
traditionnelles  de  l'époque  où  tous  deux  vécu- 
rent. 

Cela  dit,  ce  que  l'on  n'ignore  pas  de  la  vie 
de  cet  homme  tient  en  quelques  lignes  plus  ou 
moins  sûres. 

D'après  M.  Waagen,  il  serait  né  vers  la  fin 
du  XI'' siècle,  à  Francfort  ;  suivant  M.  Goutz- 
willer,  répétant  l'opinion  de    Malpe,    il  serait 


LES   GRUNEWALD    DU    MUSEE   DE   COLMAR      1 5  5 


né  vers  1450,  en  Bavière^  dans  la  ville  d'As- 
chafFembourg,  dont  le  nom  s'est  ajouté  au  sien. 
Selon  Passavant,  il  vivait  encore  en  1529,  et  à 
en  croire  M.  Waagen,  il  serait  décédé  l'année 
1530.  Enfin,  Sandrart,  cité  par  Verhaeren  dans 
une  intéressante  étude,  le  représente  comme 
ayant  surtout  vécu  à  Mayence  en  vie  solitaire 
et  mélancolique,  et  ayant  eu  des  tristesses  dans 
son  ménage.  Un  point,  c'est  tout. 

De  ces  renseignements  sans  doute  révisables, 
un  seul  est  suggestif,  celui  de  Sandrart  ;  il  per- 
met au  moins  de  s'imaginer  ce  peintre  qui  fut 
le  plus  tumultuaire  des  artistes,  vivotant,  casa- 
nier, à  l'écart,  tel  plus  tard  Rembrandt,  dans 
un  coin  de  faubourg  et  s'absorbant  dans  la 
frénétique  féerie  de  son  œuvre  pour  oublier  ses 
peines. 

Au  tracas  de  ses  chagrins  domestiques  s'ac- 
cola peut-être  la  souffrance  de  son  peu    de  re- 


156         TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

nommée,  le  regret  de  son  peu  de  gloire.  Son 
nom  ne  figure  pas,  en  effet,  dans  la  liste  des 
peintres  célèbres  de  son  temps.  Tout  le  monde 
connaît  Albert  Durer,  les  Cranach,  Baldung- 
Grien,  Schongauer,  Holbein,  et  personne  ne 
soupçonnait,  il  y  a  quelques  années,  son  exis- 
tence.Fut-il  plps  famé  de  son  vivant?  L'on  peut 
en  douter.  Sa  réputation,  si  tant  est  qu'il  en 
eut, n'a  pas  franchi  les  domaines  delà  Franconie 
et  de  la  Souabe;  alors  que  ses  contemporains 
étaient,  ainsi  que  Durer,  que  les  Cranach, 
qu'Holbein,  choyés  par  les  empereurs  et  les 
rois,  lui,  n'obtenait  d'eux  aucune  commande. 
Nul  vestige  n'en  subsiste  du  moins.  Il  n'était 
employé  et  connu  que  dans  son  pays  même.  Il 
fut  peintre  cantonal,  un  artiste  de  clocher  qui 
n'œuvra  que  pour  les  villes  et  les  monastères 
de  ses  alentours.  On  le  voit  travailler  à  Franc- 
fort,   à  Eisenach,    à    Aschafîembourg,   où    il 


LES  GRUNE^YALD  DU  MUSEE  DE  COLMAR   IS7 

aurait  été,  selon  M.  Waagen,  appelé  par  l'ar- 
chevêque de  Mayence,  Albert;  il  est  surtout  évi- 
dent pour  moi  qu'il  a  séjourné  dans  l'abbaye 
d'Issenheim  ;  certains  détails  de  ses  retables, 
que  l'on  sait  avoir  été  exécutés  de  1493  à  1516, 
sous  le  préceptorat  de  l'abbé  Guersi  qui  les  lui 
commanda,  le  prouvent. 

Mais  ce  n'est  plus  ni  à  Francfort,  ni  à  Mayen- 
ce,  ni  à  Aschaffembourg,  ni  à  Eisenach,  ni  à 
Issenheim,  dont  le  cloître  est  mort,  qu'il  faut 
chercher  les  ouvrages  de  Grûnewald,  mais  bien 
à  Colmar,  où  ce  maître  s'avère  par  le  magnifi- 
que ensemble  d'un  polyptique  composé  de  neuf 
pièces. 

Là,  dans  l'ancien  couvent  des  Unterlinden,  il 
surgit,  dès  qu'on  entre,  farouche,  et  il  vous  aba- 
sourdit aussitôt  avec  l'effroyable  cauchemar  d'un 
Calvaire.  C'est  comme  le  typhon  d'un  art  dé- 
chaîné qui  passe  et  vous  emporte,  et  ilfautquel- 


158         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS    PRIMITIFS 

ques  minutes  pour  se  reprendre,  pour  surmonter 
l'impression  de  lamentable  horreur  que  suscite 
ce  Christ  énorme  en  croix,  dressé  dans  la  nef  de 
ce  musée  installé  dans  la  vieille  église  désaffec- 
tée du  cloître. 

La  scène  s'ordonne  de  la  sorte  : 
Au  milieu  du  tableau,  un  Christ  géant, 
disproportionné,  si  on  le  compare  à  la  stature 
des  personnages  qui  l'entourent,  est  cloué  sur 
un  arbre  mal  décortiqué,  laissant  entrevoir  par 
places  la  blondeur  fraîche  du  bois,  et  la  branche 
transversale,  tirée  par  les  mains,  plie  et  dessine, 
ainsi  que  dans  Je  Criicificment  de  Carlsruhe, 
la  courbe  bandée  de  l'arc  ;  le  corps  est  sem- 
blable dans  les  deux  œuvres  ;  il  est  livide  et 
vernissé,  ponctué  de  points  de  sang,  hérissé,  tel 
qu'une  cosse  de  châtaigne,  par  les  échardes  des 
verges  restées  dans  les  trous  des  plaies;  au 
bout  des  bras,  démesurément  longs,   les  mains 


LES    GRUNEWALD    DU    MUSEE   DE    COLMAR       159 

s'agitent  convulsives  et  griffent  l'air  ;  les  bou- 
lets des  genoux  rapprochés  cagnent,  et  les 
pieds,  rivés  l'un  sur  l'autre  par  un  clou,  ne  sont 
plus  qu'un  amas  confus  de  muscles  sur  lequel 
les  chairs  qui  tournent  et  les  ongles  devenus 
bleus  pourrissent  ;  quant  à  la  tête,  cerclée  d'une 
couronne  gigantesque  d'épines,  elle  s'affaisse 
sur  la  poitrine  qui  fait  sac  et  bombe,  rayée  par 
le  gril  des  côtes.  Ce  Crucifié  serait  une  fidèle 
réplique  de  celui  de  Carlsruhe  si  l'expression  du 
visage  n'était  autre.  Jésus  n'a  plus,  en  effet, 
ici,  l'épouvantable  rictus  du  tétanos  ;  la  mâ- 
choire ne  se  tord  pas,  elle  pend,  décollée,  et 
les  lèvres  bavent. 

Il  est  moins  effrayant,  mais  plus  humaine- 
ment bas,  plus  mort.  La  terreur  du  trismus,  du 
rire  strident,  sauvait,  dans  le  panneau  de  Carls- 
ruhe, la  brutalité  des  traits  que  maintenant  celte 
détente  gâteuse  de  la  bouche  accuse.  L'Homme- 


léO         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

Dieu  de  Colmar  n'est  plus  qu'un  triste  larron 
que  l'on  patibuk. 

Là  ne  s'arrête  pas  la  différence  qui  se  peut 
noter  entre  les  deux  œuvres.  Ici  la  disposition 
des  personnages  groupés  n'est  plus,  en  effet,  la 
même.  A  Carlsruhe,  la  Vierge  est,  ainsi  que 
partout,  d'un  côté  de  la  croix  et  saint  Jean,  de 
l'autre  ;  à  Colmar,  les  habitudes  du  sujet  sont 
renversées  et  le  surprenant  visionnaire  que  fut 
Grûnewald  s'affirme,  spécieux  et  sauvage,  théo- 
logique et  barbare  à  la  fois,  en  tout  cas,  parmi 
les  peintres  religieux,  seul. 

A  droite  de  la  croix,  trois  personnes  :  la 
Vierge,  saint  Jean  et  Madeleine.  Saint  Jean,  un 
vieil  étudiant  allemand,  au  visage  glabre  et  mi- 
nable, aux  cheveux  jaunes  qui  tombent  en  longs 
filaments  secs  sur  sa  robe  rouge,  soutient  une 
Vierge  extraordinaire,  habillée  et  coiffée  de 
blanc,  qui  s'évanouit,  blanche  comme  un  linge, 


LES   GRUNEWALD    DU    MUSEE   DE   COLMAR      l6l 

les  yeux  clos,  la  bouche  mi-ouverte  et  mon- 
trant les  dents  ;  la  physionomie  est  frêle  et 
fine,  toute  moderne.  Sans  la  robe  d'un  vert 
sourd  qui  s'entrevoit  près  des  mains  dont  les 
doigts  crispés  se  brisent,  on  la  prendrait  pour 
une  moniale  morte  ;  elle  est  pitoyable  et  char- 
mante, jeune,  vraiment  belle  ;  devant  elle,  une 
femme  toute  petite,  se  renverse  à  genoux,  les 
bras  levés,  les  mains  jointes  vers  le  Christ.  Cette 
fillette  blonde,  vieillotte,  vêtue  d'une  robe  rose 
doublée  de  vert  myrte,  la  face  coupée  au-des- 
sous des  yeux  et  au  ras  du  nez  par  un  voile, 
c'est  Madeleine.  Elle  est  laide  et  disloquée,  mais 
elle  est  si  réellement  désespérée  qu'elle  vous 
étreint  l'âme  et  la  désole. 

De  l'autre  côté  du  tableau,  à  gauche,  une 
haute  et  étrange  figure,  à  la  tignasse  d'un  blond 
roux,  taillée  droit  sur  le  front,  aux  yeux  clairs, 
à  la  barbe  bourrue,  aux  jambes,    aux   pieds  et 


l62         TROIS    ÉGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

aux  bras  nus,  tient  d'une  main  un  livre  ouvert 
et  désigne  de  l'autre  le  Christ. 

Ce  visage  de  reître  de  la  Franconie,  dont  la 
toison  Je  poils  de  chameau  s'aperçoit  sous  une 
ceinture  dont  le  nœud  bouffe  et  un  manteau 
drapé  en  de  larges  plis,  c'est  saint  Jean-Baptiste. 
Il  est  ressuscité,  et  pour  que  le  geste  dogmati- 
gue  et  pressant  de  son  long  index  qui  se  re- 
trousse en  indiquant  le  Rédempteur  s'explique, 
cette  inscription  en  lettres  rouges  s'étend  près 
du  bras  :  «  Illum  oportet  cicscerc,  me  autem  mi- 
nui.  11  faut  qu'il  croisse  et  que  je  diminue  ». 

Lui,  qui  diminua,  en  s'effaçant  devant  le 
Messie,  qui  trépassa  pour  assurer  la  prédomi- 
nance dans  le  monde  du  Verbe,  le  voilà  qui  vit 
tandis  que  celui  qui  était  vivant  alors  qu'il  était 
décédé,  est  mort.  On  dirait  qu'il  préfigure,  en 
se  réincarnant,  le  triomphe  de  la  Résurrection 
et  qu'après  avoir  annoncé  une  première  fois, 


LES    GRUNEWALD    DU    MUSEE    DE    COL.MAR      163 

avant  que  de  naître  sur  la  terre,  la  Nativité  de 
Jésus,  il  annonce  maintenant  qu'il  est  né  au  ciel, 
sa  Pcâques.  II  revient  pour  attester  l'accomplis- 
sement des  prophéties,  pour  manifester  la  vé- 
rité des  Ecritures  ;  il  revient  pour  entériner, 
en  quelque  sorte,  l'exactitude  de  ses  paroles 
que  consignera  plus  tard,  dans  son  Evangile, 
l'autre  saint  Jean  dont  il  a  pris  la  place,  à  la 
gauche  du  Calvaire,  de  l'apôtre  saint  ]ein  qui 
ne  l'écoute,  qui  ne  le  voit  même  pas,  tant  il  est, 
près  de  la  Mère,  absorbé  comme  engourdi  et 
paralysé  par  ce  mancenillier  de  douleur  qu'est 
la  croix. 

Et,  seul,  dans  les  sanglots,  dans  les  spasmes 
affreux  du  sacrifice,  ce  témoin  de  l'avant  et  de 
l'après,  cambré  sur  ses  reins,  debout,  ne  pleure 
ni  ne  souffre;  il  certifie,  impassible,  et  promul- 
gue, décidé  ;  et  l'Agneau  du  monde  qu'il  bap- 
tisa est  à  ses  pieds,  portant  une  croix,  dardan» 


164         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

de  son  poitrail  blessé  un  jet  de  sang   dans  un 
calice. 

Telle  est  l'attitude  des  personnages  ;  ils  se 
détachent  sur  un  fond  commençant  de  nuit  ; 
derrière  le  gibet,  planté  au  bord  d'une  rive, 
coule  un  fleuve  de  tristesse  dont  les  ondes  ra- 
pides ont  pourtant  la  couleur  des  eaux  mortes 
et  le  côté  un  peu  thécâtral  du  drame  se  légitime, 
tant  il  est  d'accord  avec  ce  lieu  de  détresse, 
avec  ce  crépuscule  qui  n'en  est  déjà  plus  et 
cette  nuit  qui  n'en  est  pas  encore  ;  et,  invin- 
ciblement, l'œil,  refoulé  par  lestons  malgré  tout 
sombres  du  fond,  dérive  des  chairs  vitreuses  du 
Christ,  dont  l'énormité  de  la  taille  ne  retient 
plus,  pour  se  fixer  sur  l'éclatante  blancheur  du 
manteau  de  la  Vierge,  qui,  soutenu  par  le  ver- 
millon des  habits  de  l'apôtre,  vous  attire,  au 
détriment  des  autres  parties,  et  fait  presque  de 
Marie  le  personnage  principal  de  l'œuvre. 


LES    GRUNEWALD    DU    MUSEE   DE   COLMAR      l6$ 

Ce  serait  là  le  défaut  du  tableau  si  l'é-quili- 
bre  prêta  se  rompre  et  à  verser  sur  le  groupe 
de  droite  ne  durait  quand  même,  rétabli  par 
le  geste  inattendu  du  Précurseur  qui  vous  ar- 
rête à  son  tour,  par  la  direction  même  qu'il 
indique  au  Fils. 

L'on  va,  si  l'on  peut  dire,  en  abordant  ce 
Calvaire,  de  droite  à  gauche  pour  arriver  au 
centre. 

L'effet  est  certainement  voulu,  comme  celui 
qui  résulte  de  la  disproportion  des  personnages, 
car  Grûnewald  équilibre  très  bien  et  garde  dans 
ses  autres  tableaux  la  mesure. 

Lorsqu'il  a  exagéré  la  stature  de  son  Christ 
il  a  tenté  de  frapper  l'imagination  en  suggérant 
une  idée  de  douleur  profonde  et  de  force  ;  il 
l'a  également  rendu  plus  saisissant  pour  le  main- 
tenir quand  même  au  premier  plan  et  l'empê- 
cher d'être  complètement  rejeté  par  la  grande 


l66         TROIS    ÉGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

tache  blanche    de  la  Vierge  dans  la  pénombre. 

Pour  elle,  l'on  conçoit  qu'il  l'ait  mise  en 
pleine  lumière.  Sa  prédilection  se  comprend, 
car  jamais  il  n'était  encore  parvenu  à  peindre 
une  Mère  aussi  divinement  jolie,  aussi  surhu- 
mainement  souffrante.  Et  le  fait  est  qu'elle  stu- 
péfie dans  l'œuvre  rébarbative  de  cet   homme. 

C'est  qu'elle  forme  aussi  le  plus  impérieux 
des  contrastes  avec  les  types  d'individus  que 
que  l'artiste  a  choisis  pour  représenter  Dieu  et 
ses  saints. 

Jésus  est  un  larron,  saint  Jean  un  déclassé, 
et  l'Annonciateur  estunreître  ;  acceptons  même 
qu'ils  ne  soient  que  des  paysans  de  la  Germanie, 
mais.  Elle,  elle  est  d'une  extraction  toute  dif- 
férente, elle  est  une  reine  entrée  dans  un  cloî- 
tre, elle  est  une  merveilleuse  orchidée  poussée 
dans  une  flore  de  terrain  vague. 

Pour  qui  a  vu  les  deux  tableaux,  celui   de 


LES  GRUNEWALD  DU  MUSEE  DE  COLMAR   167 

Carlsruhe  et  celui  de  Colmar, l'impression  se  dé- 
gage assez  nette.  Le  Calvaire  de  Carlsruhe  est 
plus  pondéré  et  plus  d'aplomb,  le  sujet  princi- 
pal ne  risque  pas  de  se  disperser  au  profit  des 
alentours.  Il  est  aussi  moins  trivial  et  plus  ter- 
rible.Si  l'on  compare  le  rictus  désordonné  de  son 
Christ  et  la  physionomie  plus  peuple  peut-être, 
mais  moins  déchue  de  son  saint  Jean  au  coma 
du  Christ  de  Colmar,  et  à  la  grimace  de  vieux 
gamin  du  disciple,  le  panneau  de  Carlsrhue 
apparaît  moins  conjectural,  plus  pénétrant,  plus 
actif  et,  dans  son  apparente  simplicité,  plus 
fort,  mais  il  n'a  pas  l'exquise  Vierge  blanche 
et  il  est  plus  conventionnel,  moins  inattendu, 
moins  neuf.  La  Crucifixion  de  Colmar  introduit 
un  élément  nouveau  dans  une  scène  traitée 
d'une  manière  immuable  par  tous  les  peintres; 
elle  s'évade  des  moules  et  dédaigne  les  don- 
nées ;  elle  est  plus  imposante  à  la  réflexion  et 


l68         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

plus  profonde,  mais,  il  faut  bien  le  confesser, 
rintrusion  du  Précurseur  dans  la  tragédie  du 
Golgotha  est  plus  une  idée  de  théologien  et 
de  mystique  qu'une  idée  de  peintre  ;  il  est  très 
possible  qu'il  y  ait  eu  là  une  sorte  de  collabora- 
tion de  l'exécutant  et  deTacquéreur,  une  com- 
mande précisée  dans  ses  moindres  détails  par 
Guido  Guersi,  l'abbé  d'Issenheim,  dans  l'église 
duquel  ce  Calvaire  fut  placé. 

Il  en  fut  ainsi,  du  reste,  pendant  longtemps 
après  le  Moyen  Age.  Tous  les  renseignements 
d'archives  constatent  qu'en  faisant  marché  avec 
des  imagiers  et  des  peintres  —  qui  ne  se  con- 
sidéraient d'ailleurs  que  comme  des  artisans, 
—  les  évêques  ou  les  moines  préparaient  le 
plan  de  l'ouvrage,  indiquaient  même  souvent 
le  nombre  des  personnages,  et  spécifiaient 
leur  sens  ;  l'initiative  laissée  aux  artistes 
était  donc   limitée,   ils  œuvraient   suivant    le 


LES  GRUNEWALD  DU  MUSÉE  DE  COLMAR   169 

désir     de    l'acheteur,    dans    un    cadre    tracé. 

Pour  en  revenir  au  tableau,  il  occupe  à  lui 
seul  deux  volets  de  chêne  qui  coupent  en  se 
refermant  un  bras  du  Christ  et  juxtaposent, une 
fois  clos,  les  deux  groupes. 

Son  envers,  car  il  a  deux  faces  de  chaque 
côté,  contient  sur  chacun  de  ses  panneaux  une 
scène  distincte  :  la  Résurrection  d'une  part  et 
V Annonciation  de  l'autre. 

Cette  dernière,  disons-le  pour  nous  en  débar- 
rasser tout  de  suite,  est  franchement  mauvaise. 

A  genoux  dans  un  oratoire,  devant  un  livre 
d'heures  peint  en  tromps-l'œil  et  détenant  sur 
ses  pages  ouvertes  la  prophétie  d'Isaïe  dont  la 
silhouette  bistournée  flotte,  coiffée  d'un  tur- 
ban, en  un  coin  du  tableau,  sous  la  voûte,  une 
femme  blonde  et  bouffie,  au  teint  cuit  par  le  feu 
des  fourneaux,  minaude,  d'un  air  plutôt  mécon- 
tent, avec   un  grand  escogriffe  au  teint  égale- 


lyO         TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

ment  allumé  et  qui  darde  vers  elle,  dans  une 
attitude  de  reproche  vraiment  comique,  deux 
très  longs  doigts.  Il  sied  d'avouer  que  le  geste 
décisif  de  l'Annonciateur  du  Calvaire  devient, 
dans  cette  imitation  malheureuse,  ridicule.  Les 
deux  doigts  ainsi  tendus  font  bêtement  la  nique 
et  cet  être  à  perruque  bouclée,  s'il  n'avait  pas 
un  sceptre  au  bout  d'un  bras  et  des  ailes  vertes 
et  rouges  collées  dans  le  bas  du  dos,  ressemble- 
rait beaucoup  plus  à  un  vivandier  qu'à  un  ange, 
tant  sa  figure  sanguine  et  replète  est  grossière, 
et  l'on  se  demande  comment  l'artiste  qui  a  créé 
la  petite  Vierge  blanche  a  pu  incarner  la  Mère 
du  Sauveur  en  cette  désagréable  maritorne  aux 
lèvres  gonflées,  qui  marivaude,  endimanchée 
dans  sa  toilette  d'apparat,  une  robe  d'un  vert 
somptueux  relevé  par  les  traits  d'une  doublure 
en  vermillon  vif. 

Mais  si  ce  volet  effare  d'une   manière  plutôt 


LES    GRUNEWALD    DU    MUSEE    DE    COLMAR       lyi 

pénible,  l'autre  vous  transporte,  car  il  est  réelle- 
ment magnifique,  et,  j'ose  l'avancer,  dans  l'art 
de  la  peinture,  unique.  Grûnewald  s'y  révèle, 
tel  que  le  peintre  lo  plus  audacieux  qui  ait  ja- 
mais existé,  le  premier  qui  ait  tenté  d'exprimer, 
avec  la  pauvreté  des  couleurs  terrestres,  la  vision 
de  la  divinité  mise  en  suspens  sur  la  croix  et 
revenant, visible  à  l'œil  nu,  ausortir  de  latombe. 
Nous  sommes  avec  lui  en  plein  hallali  mysti- 
que, devant  un  art  sommé  dans  ses  retranche- 
ments, obligé  de  s'aventurer  dans  l'au-delà  plus 
loin  qu'aucun  théologien  n'aurait  pu,  cette  fois, 
lui  enjoindre  d'aller. 

La  scène  se  situe  ainsi  : 

Le  sépulcre  s'ouvre,  des  soudarts  casqués  et 
cuirassés  sont  culbutés  etgisentl'épée  à  la  main, 
au  premier  plan  ;  l'un  d'eux,  plus  loin,  derrière 
le  tombeau,  pirouette  sur  lui-même  et,  la  tête 
en  avant,  culbute,  et  le  Christ  surgit,  écartant 


172  TROIS    EGLISES    ET    TROIS   PRIMITIFS 

les  deux  bras,  montrant  les  virgules  ensanglan- 
tées des  mains. 

Un  Christ  blond,  avenant  et  robuste,  aux 
yeux  bruns,  n'ayant  plus  rien  de  commun  avec 
le  Goliath  que  nous  regardions  tout  à  l'heure  se 
dissoudre,  retenu  par  des  clous  sur  le  bois  en- 
core vert  d'un  gibet.  Et  de  ce  corps  qui  monte 
des  rayons  effluent  qui  l'entourent  et  commen- 
cent d'effacer  ses  contours  ;  déjà  le  modelé  du 
visage  ondoie,  les  traits  s'effument  et  les  cheveux 
se  disséminent,  volant  dans  un  halo  d'or  en 
fusion  ;  la  lumière  se  déploie  en  d'immenses 
courbes  qui  passent  du  jaune  intense  au  pour- 
pre, finissent  dans  de  lentes  dégradations  par  se 
muer  en  un  bleu  dont  le  ton  clair  se  fonda  son 
tour  dans  l'azur  foncé  du  soir. 

On  assiste  à  la  reprise  de  la  divinité  s'em- 
brasant  avec  la  vie,  à  la  formation  du  corps 
glorieux  s'évadant  peu  à  peu  de  la  coque  char- 


LES  GRUNEWALD  DU  MUSEE  DE  COLMAR   I73 

nellequi  disparaît  en  cette  apothéose  de  flammes 
qu'elle  expire,  dont  elle  est  elle-même  le  foyer. 

Le  Christ,  transfiguré,  s'élève  majestueux  et 
souriant,  et  l'on  dirait  de  cette  auréole  démesu- 
rée qui  le  cerne  et  fulgure,  éblouissante,  dans 
une  nuit  pleine  d'étoiles,  de  l'astre  reparu  des 
Mages  dans  l'orbe  plus  restreint  duquel  les 
contemporains  de  Grûnewald  posèrent  l'enfant 
Jésus,  lorsqu'ils  peignirent  les  épisodes  de  Beth- 
léem, l'astre  du  commencement  revenant, 
comme  le  Précurseur  sur  le  Golgotha,  à  la  fin, 
l'astre  de  Noël  grandi  depuis  sa  naissance  dans 
le  firmament,  de  même  que  le  corps  du  Mes- 
sie, sur  la  terre,  depuis  sa  nativité. 

Et  l'artiste  qui  osa  ce  tour  de  force  a  joué 
beau  jeu.  Il  a  vêtu  le  Sauveur  et  tâché  de  ren- 
dre le  changement  de  couleurs  des  étoffes  se  vo- 
latilisant avec  le  Christ  ;  la  robe  écarlate  tourne 
au  jaune  vif,  à  mesure  qu'elle  se  rapproche  de 


174         TROIS    EGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

la  source  ardente  des  lueurs,  de  la  tête  et  du 
cou,  et  la  trame  s'allège,  devient  presque  dia- 
phane dans  ce  flux  d'or;  le  suaire  blanc  qu'en- 
traîne Jésus  fait  songer  à  certains  de  ces  tis- 
sus japonais  qui  se  transforment,  après  d'habiles 
transitions,  d'une  couleur  en  une  autre  ;  il  se 
nuance  d'abord,  en  montant,  de  lilas,  puis 
gagne  le  violet  franc  et  se  perd  enfin,  ainsi  que 
le  dernier  cercle  azuré  du  nimbe,  dans  le  noir 
indigo  de  l'ombre. 

L'accent  de  triomphe  de  cette  ascension  est 
admirable.  Ces  mots  «  la  vie  contv^mplative  de 
la  peinture  )>,  qui  semblent  n'avoir  aucun  sens, 
en  ont  cependant,  pour  une  fois,  un,  car  nous 
pénétrons  avec  Grûnewald  dans  le  domaine  de 
la  haute  mystique  et  nous  entrevoyons,  traduite 
par  les  simulacres  des  couleurs  et  des  lignes, 
l'efiusion  de  la  divinité,  presque  tangible,  à  la 
sortie  du  corps. 


LES    GRUNEWALD    DU    iMUSEE    DE    COLiMAR      I75 

Plus  que  dans  ses  horrifiques  Calvaires,  l'in- 
déniable originalité  de  cet  artiste  prodigieux 
est  là. 

Ce  Crucifiement  et  cette  Résurrection  sont  évi- 
demment les  chefs-d'œuvre  du  musée  de  Col- 
mar,  mais  le  coloriste  inouï  qu'est  Grûnewald 
n"a  pas  tout  donné  dans  ces  deux  tableaux  ; 
nous  allons  le  retrouver,  moins  surélevé  et  plus 
bizarre,  dans  un  autre  dyptique  à  double  face, 
qui  se  dresse,  lui  aussi,  au  milieu  de  la  nef  de 
l'ancienne  église. 

Il  renferme,  d'un  côté,  une  Nativité  et  un 
concert  d'anges  ;  de  l'autre,  une  visite  du  Pa- 
triarche des  cénobites  à  saint  Paul  l'Ermite  et 
une  tentation  de  saint  Antoine. 

A  dire  vrai,  ce  concert  d'anges  et  cette  Na- 
tivité, qui  serait  plutôt  une  exaltation  de  la 
Maternité  divine,  ne  font  qu'un  et  les  ustensiles 
qui  empiètent  d'un  volet  sur  l'autre  et  se  cou- 


lyô         TROIS    ÉGLISES    ET    TROIS   PRIMITIFS 

pent  en  deux  lorsque  les  deux  battants  se  rap- 
prochent, l'attestent. 

Le  sujet  est,  avouons-le,  obscur.  Dans  le  volet 
de  gauche,  la  Vierge  se  détache  sur  un  loin- 
tain paysage  aux  sites  bleuâtres,  habité  sur  une 
hauteur  par  une  abbaye,  celle  d'Issenheimsans 
doute  ;  à  sa  gauche,  près  d'une  couchette,  d'un 
baquet  et  d'un  pot,  pousse  un  figuier,  et,  à 
droite,  un  rosier.  Elle,  est  une  blonde  au  teint 
trop  coloré,  aux  grosses  lèvres  arquées  d'une 
raie,  au  grand  front  découvert  et  au  nez  droit. 
Elle  est  accoutrée,  sur  une  robe  carminée,  d'un 
manteau  bleu  :  elle  est  moins  ancillaire,  elle  ne 
vient  pas  d'une  bergerie,  ainsi  que  sa  sœur  de 
V Annonciation,  mais  elle  n'est  cependant  encore 
qu'une  bonne  Allemande,  nourrie  de  salaisons 
et  soufflée  de  bière  ;  elle  est,  si  l'on  veut,  une 
fermière  qui  commande  à  des  servantes  sembla- 
bles à  son  effigie  de  la   Visite   angélique,   mais 


LES  GRUNEWALD  DU  MUSEE  DE  COLMAR   I77 

elle  n'en  reste  pas  moins  une  fermière.  Quant 
à  l'Enfant,  très  vivant,  très  expertement  obser- 
vé, il  est  un  petit  paysan  de  la  Souabe,  aux 
reins  vigoureux,  au  nez  retroussé,  aux  yeux 
pointus,  au  visage  rose  et  rieur  ;  endn, 
au-dessus  de  ce  groupe  de  Jésus  et  de  Marie, 
dans  le  ciel,  en  une  pluie  de  rayons  safranés? 
tourbillonnent,  tels  que  des  pétales  disper- 
sés, au-dessous  de  Dieu  le  Père  noyé  dans 
les  nuées  d'un  or  qui  s'orange,  des  essaims 
d'anges. 

Ces  êtres  sont  purement  terrestres  ;  le  pein- 
tre paraît  s'en  être  rendu  compte,  car  du  chef 
de  l'Enfant  émane  une  lumière  qui  éclaire  les 
doigts  et  le  visage  penché  de  la  Mère.  Il  a  évi- 
demment tenté  de  suggérer  l'idée  de  la  divinité 
par  ces  lueurs  qui  filtrent  de  l'enveloppe  des 
chairs,  mais,  cette  fois,  l'effort,  devenu  timide 

n'aboutit   point,    la    projection   lumineuse  ne 

12 


178         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

sauve  ni  la  vulgarité  de  la  physionomie,  ni  le 
rebut  des  traits. 

En  tout  cas,  jusqu'ici,  le  sujet  est  clair,  mais 
la  scène  du  volet  de  droite,  qui  complète  celle- 
ci,  l'est  beaucoup  moins. 

Imaginez,  dans  une  chapelle  d'un  gothique 
exaspéré,  aux  clochetons  frottés  d'or  et  héris- 
sés de  statues  contournées  de  prophètes  nichant 
dans  des  feuillages  de  chicorée,  de  houblon,  de 
chardon  bénit,  de  houx,  sur  de  grêles  colon- 
nettes  autour  desquelles  grimpent  des  floraisons 
singulièrement  échancrées  et  des  végétations 
aux  tiges  révulsées,  des  anges  de  toutes  les 
couleurs,  les  uns  ayant  revêtu  l'apparence  hu- 
maine, les  autres  composés  seulement  de  têtes 
emmanchées  dans  des  auréoles  de  la  forme  d'une 
couronne  funéraire  ou  d'une  collerette,  des 
anges  à  faces  roses  ou  bleues,  à  ailes  mono- 
chromes ou   diaprées,  jouant    de  l'angélique, 


LES    GRUNEWALD    DU    MUSEE   DE    COLMAR  I79 

du  théorbe,  de  la  viole  d'amour,  tous,  comme 
celui  du  premier  plan  dont  le  visage  malsain 
sourit,  modelé  dans  du  saindoux,  tournés  vers 
la  grande  Vierge  de  l'autre  volet  qu'ils  adulent. 
L'ensemble  est  curieux,  mais  voilà  que  près  de 
ces  purs  Esprits,  entre  deux  des  légers  piliers 
de  cette  chapelle,  apparaît  une  autre  petite 
Vierge,  couronnée,  celle-là,  d'un  diadème  en 
fer  rouge  et  qui,  la  figure  diluée  dans  un  halo 
d'or,  adore,  à  genoux,  les  prunelles  baissées  et 
les  mains  jointes,  l'autre  Vierge  et  l'Enfant. 

Que  signifie  cette  créature  étrange  qui 
évoque  l'impression  de  fantastique  suscitée  dans 
la  Ronde  de  nuit  de  Rembrandt  par  la  fillette  à 
l'escarcelle  et  au  coq,  nimbée  de  feux  pâles  ? 
Est-ce  une  sainte  Anne  naine  ou  une  autre 
sainte,  cette  reine  fantôme  qui  ressemble  à  s'y 
méprendre  à  une  madone  ?  Elle  en  est  certaine- 
ment une.   Evidemment,   Grûnewald  a  voulu 


l80         TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

recommencer  le  phénomène  du  bain  de  lumière 
qui  évapore  dans  la  Résurrection  les  traits  du 
Christ,  mais  ici  l'intention  s'explique  mal.  A 
moins  qu'il  n'ait  voulu  exprimer  l'idée  de  la 
Vierge,  couronnée  après  l'Assomption  et  reve- 
nant sur  la  terre,  suivie  par  la  Cour  de  ses 
anges,  pour  rendre  hommage  à  la  Maternité  qui 
fut  sa  gloire,  ou  que  ce  soit,  au  contraire,  la 
Mère  eiTcore  vivante  ici-bas  et  qui  voit  d'avance 
célébrer  son  triomphe,  après  son  douloureux 
séjour  parmi  nous  ;  mais  cette  dernière  hypo- 
thèse est  aussitôt  détruite  par  le  manque  d'at- 
tention de  Marie,  qui  ne  paraît  même  pas 
soupçonner  la  présence  des  musiciens  ailés  au- 
près d'elle  et  ne  s'occupe  que  d'égayer  l'En- 
fant. Ce  sont  là,  en  somme,  des  suppositions 
que  rien  n'étançonne  et  il  est  plus  simple  de 
confesser  que  l'on  n'y  comprend  rien.  Si  l'on 
ajoute  que  ces  deux  tableaux  sont    peints  avec 


LES    GRUNEWALD   DU    MUSEE   DE   COLMAR   iSl 

des  couleurs  agressives  qui  vont  parfois  jus- 
qu'aux tons  stridents  et  acides,  l'on  concevra 
qu'un  vague  malaise  vous  opprime  devant 
cette  féerie  jouée  dans  le  bruyant  décor  d'un 
gothique  fol. 

'  Comme  contra'^.te,  pour  se  détendre  les  nerfs, 
l'on  peut  s'attarder  devant  le  panneau  représen- 
tant l'entretien  de  saint  Antoine  et  de  saint 
Paul  ;  celui-là  est  le  seul  qui  soit  pacifique  dans 
cette  série,  mais  l'on  est  déjà  si  bien  habitué  à 
la  fougue  des  autres  qu'on  a  presque  envie  de 
le  juger  trop  inerte,  de  le  trouver  trop  sage. 

Dans  une  campagne  couleur  de  lapis  et  de 
vert  de  mousse,  les  deux  solitaires  sont  assis 
l'un  en  face  de  l'autre  :  saint  Antoine  étonnam- 
ment vêtu  pour  un  homme  qui  vient  de  tra- 
verser le  désert  d'un  manteau  gris  perle,  d'une 
robe  bleue,  et  coiffé  d'une  toque  rose  ;  saint 
Paul,  habillé  de  sa  fameuse  robe  de  palmier, 


l82  TROIS    ÉGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

qui  n'est  plus  ici  qu'une  robe  de  roseaux  ;  près 
de  lui  est  couchée  une  biche  et,  en  l'air,  dans 
les  arbres,  vole  le  corbeau  traditionnel  appor- 
tant dans  son  bec  le  repas  des  ermites,  un 
pain. 

Ce  tableau  est  d'une  peinture  claire  et  repo- 
sée, d'une  tenue  superbe.  Dans  ce  sujet  qui 
l'obligeait  à  se  refréner,  Grûnewald  n'a  perdu 
aucune  de  ses  qualités  de  magnifique  peintre. 
Pour  les  gens  qui  préfèrent  l'accueil  cordial  et 
sans  surprise  d'un  prévenant  tableau  aux  in- 
certitudes d'une  visite  rendue  à  un  art  crispé, 
ce  volet  semblera  certainement  le  plus  débon- 
naire, le  mieux  pondéré,  le  plus  raisonnable- 
ment peint;  il  est  une  halte  dans  la  chevauchée 
furieuse  de  cet  homme,  une  halte  brève,  car  il 
repart  aussitôt,  et  dans  le  volet  voisin  nous  le 
rencontrons,  lâchant  bride  à  sa  fantaisie,  caraco- 
lant dans  les    casse-cous,  sonnant  à  plein   coi 


LES   GRUNEWALD    DU    MUSEE   DE    COLMAR    183 

ses  fanfares  de  couleurs,  excessif  comme  dans 
ses  autres  œuvres. 

La  Tentatiofîde  saint  Antoine,  il  dut  s'y  plaire, 
car  les  expressions  les  plus  convulsives,  les 
formes  les  plus  extravagantes,  les  tons  les  plus 
véhéments  s'accordaient  avec  ce  sabbat  de 
démons  livrant  bataille  au  moine. 

Et  il  ne  s'est  pas  fait  faute  de  bondir  dans 
l'au-delà  cocasse  ;  mais  si  la  Tentation  est  d'un 
mouvement  et  d'un  coloris  extraordinaires,  elle 
est,  en  revanche,  confuse.  Elle  est  si  singuliè- 
rement enchevêtrée  que  les  membres  de  ses 
diables  ne  se  distinguent  plus  les  uns  des  au- 
tres et  que  l'on  serait  bien  en  peine  d'assigner 
à  tel  animal  telle  patte,  à  tel  volatile  telle  aile, 
qui  écorchent  ou  égratignent  le  saint. 

Le  tohu-bohu  impétueux  de  ces  personnages 
n'en  est  pas  moins  prenant  ;  certes,  Grûnewald 
ne  possède  pas  l'ingénieuse  variété  et  le  désor- 


lof        TROIS   EGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

dre  très  ordonné  d'un  Breughel  ou  d'un  Jérôme 
Bosch  ;  nous  sommes  loin  de  cette  diversité  de 
larves  si  nettement  délinées  et  si  prudemment 
folles  de  la  Chute  des  anges,  au  musée  de  Bru- 
xelles ;  lui,  est  d'une  fantaisie  plus  restreinte 
et  d'une  imagination  plus  courte.  Quelques 
têtes  de  démons  plantées  d'andouillers  de  cerfs 
ou  munies  de  cornes  droites,  une  mâchoire  de 
requin,  un  vague  mufle  de  morse  ou  de  veau,  et 
tout  le  reste  des  comparses,  qui  appartient  au 
genre  des  volatiles,  semble  avoir  été  généré  par 
des  empuses  que  couvrirent  des  coqs  en  cour- 
roux, dont  les  pattes  des  produits  sont  devenues 
des  bras. 

Et  toute  cette  volière  infernale  lâchée  s'agite 
autour  de  l'anachorète,  jeté  à  la  renverse,  tiré 
en  arrière  par  les  cheveux,  un  saint  Antoine  à 
grande  barbe  qui  me  fait  songer  à  une  sorte  de 
P.  Hecker,  né  en  Hollande  ;  et  il  crie,  bouche 


LES   GRUNEWALD    DU    MUSEE   DE    COLMAR    185 

béante,  s'abrite  d'un  bras  le  visage,  serrant  de 
l'autre  son  bâton  et  son  rosaire,  que  becqueté 
une  poule  furieuse  dont  les  plumes  sont  une 
carapace  de  crustacé,  et  toutes  ces  bêtes  se  pré- 
cipitent ;  une  espèce  de  perroquet  gigantesque, 
à  chef  vert,  à  bras  cramoisis,  à  griffes  jaunes,  à 
plumage  gris  et  fume  d'or,  brandit  une  matra- 
que pour  assommer  le  moine,  tandis  qu'un  au- 
tre démon  arrache  son  manteau  gris  perle  et  le 
mâche  et  que  d'autres  viennent  à  la  rescousse 
balançant  des  côtes  de  squelettes,  s'acharnant  à 
lacérer  ses  vêtements  pour  le  mieux  frapper. 

Le  saint  Antoine  est,  en  tant  qu'homme, 
admirable  de  geste,  de  vocifération,  de  vie,  et 
quand  l'on  a  savouré  l'amusant  et  le  vertigineux 
ensemble,  deux  petits  détails  omis  d'abord,  si- 
tués au  premier  plan,  comme  cachés  à  chaque 
bout  du  cadre,  vous  arrêtent,  car  ils  laissent  à 
penser.  L'un,  à  droite,  est  une  feuille  de  papier 


l86         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

sur  laquelle  sont  tracées  quelques  lignes,  l'au- 
tre est  un  être  bizarre,  assis,  encapuchonné  et 
presque  nu,  qui  se  tord  de  douleur  près  du 
saint. 

Ce  papier  contient  cette  phrase  :  Ubi  eras, 
homjhesu,  ubi  eras,  quare  non  affuisti  ut  sanares 
vulnera  mea  ?  ce  qui  se  peut  traduire  :  «  Lors- 
que vous  étiez  là,  mon  bon  Jésus,  lorsque  vous 
étiez  là,  pourquoi  n'êtes-vous  pas  venu  panser 
mes  plaies  ?  » 

Cette  plainte,  qui  est  sans  doute  criée  par 
l'ermite  dans  sa  détresse,  est  exaucée,  car  si 
l'on  regarde  tout  en  haut  du  tableau  l'on  aper- 
çoit une  légion  d'anges  qui  descendent  pour 
délivrer  la  victime  et  culbuter  les  démons. 

Et  l'on  peut  se  demander  si  cet  appel  déses- 
péré n'est  pas  aussi  poussé  par  ce  monstre  qui 
gît  à  l'autre  extrémité  du  cadre  et  lève  sa  tête 
dolente  au  ciel.   Est-ce    une  larve,   est-ce   un 


LES  GRUNEWALD  DU  MUSÉE  DE  COLMAR  1 87 

homme  ?  En  tout  cas,  jamais  peintre  n'a  osé, 
dans  le  rendu  de  la  putréfaction,  aller  aussi 
loin.  Il  n'existe  pas  dans  les  livres  de  médecine 
de  planches  sur  les  maladies  de  la  peau  plus  in- 
fâmes. Imaginez  un  corps  boursouflé,  modelé 
dans  du  savon  de  Marseille  blanc  et  gras  mar- 
bré de  bleu,  et  sur  lequel  mamelonnent  des 
furoncles  et  percent  des  clous.  C'est  l'hosanna 
de  la  gangrène,  le  chant  triomphal  des  caries  ! 

.Grûnewald  a-t-il  voulu  représenter  dans  ce 
qu'il  a  de  plus  abject  le  simulacre  d'un  démon  ? 
Je  ne  le  pense  pas.  A  considérer  avec  soin  le 
personnage,  l'on  s'aperçoit  qu'il  est  un  être 
humain  qui  se  décompose  et  qui  souffre. 

Et  si  l'on  se  rappelle  que  ce  tableau  vient, 
ainsi  que  les  autres,  de  l'abbaye  des  Antonites 
d'Issenheim,  tout  s'élucide.  Quelques  explica- 
tions sur  le  but  de  cet  Ordre  suffiront,  je  crois, 
pour  déchiff"rer  l'énigme. 


l88         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

L'Ordre  des  Antonites  ou  des  Antonins  fut 
fondé,  en  1093  dans  le  Dauphiné  par  un  sei- 
gneur nommé  Gaston  dont  le  fîls,  atteint  du 
mal  des  ardents,  fut  guéri  par  l'intercession  de 
saint  Antoine.  Il  eut  pour  raison  d'être  de  soi- 
gner les  malades  férus  de  ce  genre  d'affection. 
Placé  sous  la  règle  de  saint  Augustin,  il  s'étendit 
rapidement  dans  la  France  et  dans  l'Allemagne 
et  il  devint  si  populaire  dans  ce  dernier  pays 
qu'à  l'époque  même  où  vivait  Grûnewald,  en 
i502,rempereurMaximiJienP''lui  donna  comme 
témoignage  d'estime  le  droit  de  porter  dans 
son  blason  les  armes  de  l'Empire,  en  3'  adjoi- 
gnant le  Tau  bleu  que,  sur  leur  costume  noir, 
ses  moines  devaient,  eux  aussi,  porter. 

Or,  ainsi  qu'il  a  été  dit  plus  haut,  un  couvent 
d'Antonites  gîtait  en  ce  temps-là  —  il  était 
déjà  vieux  d'im  siècle  —  à  Issenheim  et  le  mal 
des  ardents  n'avait  pas  disparu.  Ce  couvent  était 


LES  GRUNEWALD  DU  MUSEE  DE  COLMAR  189 

donc  un  hospice,  et  nous  savons,  d'autre  part, 
que  ce  fut  son  abbé  ou,  pour  parler  le  langage 
technique  usité  dans  cet  institut,  son  précep- 
teur, Guido  Guersi,  qui  commanda  ce  polyp- 
tique  à  Grûnewald. 

L'on  s'explique  aisément  dès  lors  la  place  que 
saint  Antoine,  le  patron  de  l'Ordre,  occupe 
dans  cette  série  ;  l'on  comprend  aussi  le  réa- 
lisme terrible  de  Grûnewald  et  les  chairs  méti- 
culeuses de  ses  Christs  évidemment  copiées 
sur  les  cadavres  de  la  chambre  des  morts  de 
l'hospice;  et  la  preuve  est  que  le  D'Richet, exa- 
minant au  point  de  vue  médical  ses  Crucifiés, 
no:e  que  «  le  soin  du  détail  est  poussé  jusqu'à 
l'indication  de  l'auréole  inflammatoire  qui  se  dé- 
veloppe autour  des  petites  plaies  »;  l'on  com- 
prend surtout  l'image  peinte  d'après  nature  dans 
la  salle  des  malades, de  cet  être  dolent  et  affreux 
de  la  Tentation,  qui  n'est   ni  une  larve,  ni  un 


190         TROIS   EGLISES   ET  TROIS   PRIMITIFS 

démon,  mais  bien  un  malheureux  atteint  du 
mal  des  ardents. 

Les  descriptions  écrites  qui  nous  restent  de 
ce  fléau  sont  d'ailleurs,  de  tous  points,  con- 
formes à  la  description  du  peintre,  et  les  mé- 
decins qui  ignorent  l'aspect  de  celte  affection 
heureusement  périmée  pourront  aller  étudier 
le  travail  des  tissus  attaqués  et  des  plaies  dans 
le  tableau  de  Colmar  (i). 

Le  mal  des  ardents,  appelé  aussi  feu  sacré, 
feu  d'enfer,  feu  de  saint  Antoine,  apparut  dans 
l'Europe  qu'il  ravagea,  au  x®  siècle.  Il  tenait  de 
l'ergotisme  gangreneux  et  de  la  peste  ;  il  se 
manifestait    par   des  apostèmes  et    des  abcès, 


(i)Deux  médecins  se  sont  occupe's  de  cette  figure, 
M.  Charcot  et  M.  Richet.  L'un,  Les  Syphilitiques 
dans  Vart,  voit  surtout  en  elle  l'image  du  mal  dit 
«  mal  de  Naples  »;  l'autre, dans  L'Art  et  la  Médecine, 
hésite  à  se  prononcer  entre  une  affection  de  ce  genre 
et  la  lèpre. 


LES   GRUNEWALD    DU    MUSEE   DE   COLMAR   I9I 

attaquant  peu  à  peu  tous  les  membres,  et,  après 
les  avoir  consumés,  il  les  détachait,  petit  à  petit, 
du  tronc.  Tel  il  nous  est  détaillé,  au  xv®  siècle, 
par  les  biographes  de  sainte  Lydwine  qui  en 
fut  atteinte.  Dom  Félibien,  de  son  côté,  dans 
son  Histoire  de  Paris,  en  parle  et  dit,  à  propos 
de  l'épidémie  qui  bouleversa  la  France  au  xii® 
siècle  : 


La  masse  du  sang  était  toute  corrompue  par  une 
chaleur  interne  qui  dévorait  les  corps  entiers,  pous- 
sait au  dehors  des  tumeurs  qui  dégénéraient  en 
ulcères  incurables  et  faisaient  périr  des  milliers 
d'hommes. 


Ce  qui  est,  en  tout  cas,  certain,  c'est  qu'au- 
cun remède  ne  parvenait  à  enrayer  le  fléau  et 
qu'il  ne  fut  souvent  conjuré  que  par  l'aide  de 
la  Vierge  et  des  saints. 

La  Vierge  possède  encore  en  Picardie  le 
sanctuaire  de   Notre-Dame  des  Ardents,   et  la 


192         TROIS    EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

dévotion  à  la  sainte  chandelle  d'Arras  est  ré- 
putée. 

Quant  aux  saints,  outre  saint  Antoine,  l'on 
invoqua  saint  Martin  qui  avait  sauvé  de  la  mort 
une  troupe  de  cesmalades,réunis  dans  une  église 
érigée  à  Paris  sous  son  vocable  ;  puis  l'on  eut 
recours  à  saint  Israël,  chanoine  du  Dorât  ;  à 
saint  Gilbert,  évoque  de  iMeaux  ;  enfin  à  sainte 
Geneviève  ;  et,  en  effet,  sous  le  règne  de  Louis 
le  Gros,  elle  guérit,  pendant  que  l'on  prome- 
nait processionnellement  sa  châsse,  une  masse 
de  ces  pestiférés  qui  s'étaient  réfugiés  dans  la 
cathédrale  de  Paris,  et  ce  miracle  fit  un  tel  bruit 
que,  pour  en  perpétuer  le  souvenir,  Ton  bâtit 
dans  cette  ville  une  église  sous  le  nom  de  Sainte- 
Geneviève  des  Ardents  ;  elle  n'existe  plus, 
mais  le  bréviaire  parisien  célèbre  encore  sous 
ce  titre  la  fête  de  la  sainte. 

Pour  en    revenir  à  Grûnewald,  qui,  je  le 


LES  GRUN'EWALD  DU  MUSEE  DE  COLMAR  I93 

répète,  a  évidemment  laissé  un  véridique  por- 
trait de  ce  genre  de  gangreneux,  il  reste  encore 
à  signaler,  dans  la  galerie  de  Colmar,  la  pré- 
delle  d'une  mise  au  tombeau,  avec  un  Christ 
livide  et  tiqueté  de  tirets  de  sang,  un  saint  Jean 
au  profil  dur,  aux  cheveux  d'un  jaune  d'ocre 
délavé,  une  Vierge  voilée  jusqu'aux  yeux  et 
une  Madeleine  défigurée  par  les  larmes,  mais 
cette  prédelle  n'est  qu'une  réplique  affaiblie  de 
SCS  grandes  Crucifixions.  Elle  stupéfierait,  seule 
dans  une  collection  de  toiles  d'autres  peintres, 
mais  ici  elle  n'étonne  même  plus. 

Il  sied  de  noter  encore  deux  volets  oblongs 
encadrant  l'un,  un  saint  Sébastien,  petit  et  ban- 
croche,  lardé  de  flèches;  l'autre  —  celui  cité 
par  Sandrart,  —  un  saint  Antoine  tenant  à  la 
main  le  Tau,  la  crosse  de  son  Ordre,  un  saint 
Antoine  majestueux  et  absorbé,  ne  se  préoccu- 
pant même  pas  d'un  démon   qui,    derrière  lui, 


194        TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

biise  des  viires  ;  et  la  revue  des  ouvrages  de 
ce  maître  est  close. 

D'autres  très  intéressants  retables  de  Primi- 
tifs et  de  merveilleux  bois,  tels  qu'une  statue  de 
Vierge  debout  et  une  de  saint  Antoine,  en  tilleul 
polychrome,  assis,  s'entassent  dans  la  nef. 
Parmi  les  panneaux,  d'aucuns  sont  propices  aux 
pieuses  rêveries,  celui  surtout  de  l'Annoncia- 
tion, de  Martin  Schongauer,  dont  les  longues 
et  avenantes  figures  s'enlèvent  doucement,  d'un 
tapis  de  fraisiers,  sur  un  fond  d'or.  Cependant 
le  chef-d'œuvre  de  Schongauer,  la  Madone  aux 
roses,  n'est  pas  dans  ce  musée,  maisdans  la  sa- 
cristie de  l'église  de  Saint-Martin,  Et,  d'ailleurs, 
si  elle  était  dans  cette  nef,  elle  subirait  le  sort 
des  autres  tableaux.  Près  de  Grùncwald,  tous 
s'écroulent. 

Avec  ses  buccins  de  couleurs  et  ses  cris  tra- 
giques, avec  ses  violences  d'apothéoses  et  ses 


LES    GRUNEWALD    DU    MUSEE    DE  COLMAR    I95 


frénésies  de  charniers,  il  vous  accapare  et  il 
vous  subjugue  ;  en  comparaison  de  ces  cla- 
meurs et  de  ces  outrances,  tout  le  reste  paraît 
et  aphone  et  fade. 

On  le  quitte  à  jamais  halluciné.  Vainement 
l'on  cherche  ses  origines,  aucun  des  peintres 
qui  le  précédèrent  ou  qui  furent  ses  contempo- 
rains ne  lui  ressemble.  Il  n'a  aucun  rapport 
avec  Cranach,  Striger,  Burgmaier,  Schongauer 
et  Zeitblom.  Il  ne  s'apparente  nullement  à  Al- 
bert Durer  et  à  ses  élèves,  Huns  de  Culmbach, 
Schaûfelein,  les  Beham  et  Altdorfer  de  Ratis- 
bonne.  Il  est  plus  loin  encore  des  premiers 
Primitifs  de  l'Allemagne,  des  enlumineurs, 
poussés  en  graine,  de  l'école  de  Cologne.  Eux, 
furent  des  saccharifères,  des  fabricants  de  bon- 
bons pieux.  Il  faut  voir  dans  la  cathédrale  de 
Cologne  le  fameux  Domhild,  de  Stéphan  Loch- 
ner,   et  surtout,  au  musée,  la  petite  soubrette, 


196         TROIS   ÉGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

étiquetée  sous  le  nom  de  Vierge  de  maître 
Wilhelm,  pour  se  figurer  jusqu'à  quel  point 
ces  peinturiers  s'éprirent  de  la  rondouille  et  de 
la  lèche. 

Le  seul  qui  soit,  sinon  moins  maniéré,  au 
moins  plus  ingénu,  plus  vraiment  mystique, 
c'est  le  maître  de  Saint-Séverin,  qui  a  peint 
une  î^ie  de  sainte  Ursule,  dont  deux  spécimens 
sont  au  Louvre  ;  ceux-là  ne  sont  pas  très  at- 
tirants, mais,  à  Cologne,  cet  inconnu  a  des  pan- 
neaux plus  curieusement  anémiques,  plus  étran- 
gement pâles,  celui,  par  exemple,  où  un  ange 
annonce  à  la  sainte  son  mart3're. 

Or,  ce  maître  de  Saint-Séverin  est  aux  anti- 
podes du  peintre  de  Carlsruhe  et  de  Colmar.  Le 
seul  des  artistes  contemporains  qui  se  rappro- 
cherait le  plus  de  Grûnewald,  qu'il  imite  par- 
fois, serait  encore,  si  l'on  s'en  tient  à  la  cou- 
leur bizarre  de   son  tableau  de  Berlin,  un  Her- 


LES  GRUNEWALD   DU    MUSEE   DE   COLMAR    I97 

cule  rouge  broyant  un  Antée  de  plâtre,  Hans 
Baldung-Grien,  mais  combien  celui-ci,  malgré 
sa  belle  Crucifixion  du  maître-autel  de  la  ca- 
thédrale de  Fribourg-en-Brisgau,  lui  est  infé- 
rieur !  Il  apparaît,  du  reste,  en  ce  sujet  simi- 
laire, tel  qu'un  classique.  Il  n'a  ni  les  ardeurs 
délirantes  de  Grûnewald,  ni  l'âpretc  de  son  na- 
turalisme mystique,  ni  sa  grandeur. 

L'on  peut  cependant  relever  une  certaine  in- 
fluence étrangère  dans  l'œuvre  de  Grûnewald  ; 
ainsi  que  l'a  fait  observer  M.  Goutzwiller,  dans 
sa  brochure  sur  le  musée  de  Colmar,  une  rémi- 
niscence ou  une  vague  imitation  de  la  façon  de 
peindre  les  paysages  des  Italiens,  de  son  temps, 
pourrait  peut-être  se  remarquer  dans  la  manière 
dont  il  architecture  ses  sites  et  poudre  de  bleu 
ses  ciels.  Aurait-il  voyagé  dans  la  péninsule  ou 
aurait-il  vu  des  tableaux  de  maîtres  italiens,  en 
Allemagne  à  Issenheim  même,  dont  le  précep- 


198        TROIS    ÉGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

teur  Guido  Guersi  était,  si  l'on  en  juge  par  la 
désinence  de  son  nom,  originaire  des  contrées 
d'outre-monts  ?  Nul  ne  le  sait,  mais  cette  in- 
fluence même  peut  sediscuter.il  n'est  pas  certain, 
en  effet,  que  cet  homme  qui  devance  la  pein- 
ture moderne  et  fait  songer  parfois,  par  ses  tons 
acides,  à  l'impressionniste  Renoir  et,  par  sa 
science  des  dégradations,  aux  Japonais,  n'a  pas 
inventé  de  toutes  pièces,  sans  l'aide  de  souve- 
nirs ou  de  copies,  l'attitude  de  ces  paysages, 
pris  sur  nature  dans  les  campagnes  de  la  Thu- 
ringe  ou  de  la  Souabe  ;  car  il  a  fort  bien  pu 
voir  dans  ces  régions  l'allégresse  des  lointains 
bleuâtres  de  sa  Nativité.  Je  ne  crois  pas  non 
plus,  comme  l'affirme  M.  Goutzwiller,  que  la 
preuve  «  d'une  touche  italienne  »  résulte  de  ce 
fait  qu'il  a  peint  une  touffe  de  palmiers  dans  le 
tableau  des  deux  anachorètes.  L'idée  d'intro- 
duire ce  genre   d'arbres  dans    un  pa3-sage    de 


LES  GRUNEWALD  DU  MUSEE  DE  COLMAR  I99 

l'Orient  n'implique  aucune  suggestion,  aucune 
assistance,  tant  elle  est  naturelle  et  amenée  par 
les  besoins  mêmes  du  sujet.  Il  serait  très  éton- 
nant, en  tous  cas,  s'il  connaissait  des  œuvres 
étrangères,  qu'il  se  fût  borné  à  leur  emprunter 
leur  mode  de  disposer  et  d'exécuter  des  firma- 
ments et  des  bois,  alors  qu'il  négligeait  de 
s'approprier  leur  système  de  composition  et  leur 
manière  de  peindre  Jésus  et  la  Vierge,  les 
an<2:es  et  les  saints. 

Il  faut  le  répéter  encore,  ses  sites  sont  bien 
allemands,  certains  détails  même  le  prouvent. 
Ils  peuvent  sembler  à  beaucoup  inventés  pour 
frapper  l'imagination,  pour  ajouter  un  élément 
de  pathétique  au  drame  du  Calvaire,  et  ils 
ne  sont  que  strictement  exacts.  Ainsi  est-il  de 
ce  sol  de  sang  dans  lequel  est  plantée  la  croix 
de  Carlsruhe,  cette  terre  n'est  nullement  feinte. 
Grûnewald  oeuvrait    dans  les  contrées    de   la 


200        TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

Thuringe,  dont  la  terre,  saturée  d'oxyde  de 
fer,  est  rouge  ;  je  l'ai  vue,  détrempée  par  la 
pluie,  pareille  à  des  boues  d'abattoir,  à  des 
mares  de  sang. 

Quant  à  ses  personnages,  ils  ont  tous  le  type 
germain  et  il  ne  dérive  pas  davantage  de  l'art 
italien  pour  sa  fliçon  de  déployer  les  étoffes  ; 
celles-là  ont  été  vraiment  tissées  par  lui  et 
elles  lui  sont  si  personnelles  qu'elles  suffiraient 
à  faire  reconnaître  ses  tableaux  parmi  ceux  de 
tous  les  autres  peintres  ;  nous  sommes  loin, 
avec  lui,  des  petits  bouillons,  des  coudes  durs 
et  saccadés,  des  tuyaux  rompus  des  Primitifs; 
il  drape  magnifiquement  en  de  larges  mouve- 
ments et  de  grands  plis  ;  il  se  sert  d'étoffes  aux 
trames  serrées,  imbibées  de  profondes  teintu- 
res. Dans  la  Crucifixion  de Carlsruhe,  elles  ont 
un  je  ne  sais  quoi  qui  fait  penser  à  des  écorces 
arrachées  d'arbres;  elles  aussi,  sont  farouches  ; 


LES   GRUNEWALD   DU   MUSEE   DE   COLMAR   201 

à  Colmar,  elles  affectent  moins  cet  aspect  si 
particulier,  mais  elles  ont  encore  gardé  cette 
profusion  d'emmitouflement,  cette  forme  un 
peu  résistante,  ces  nervures  et  ces  creux  qui 
sont  l'étampe  de  son  œuvre  ;  on  les  discerne 
ainsi  ordonnées  dans  le  linge  qui  ceint  les  reins 
du  Christ  et  dans  le  manteau  de  saint  Jean- 
Baptiste,  sur  le  Calvaire. 

Ici  encore  il  n'est  donc  le  disciple  de  per- 
sonne, et  force  est  bien  de  le  classer  dans  l'his- 
toire de  la  peinture  tel  qu'un  être  exception- 
nel, tel  qu'un  barbare  de  génie  qui  vocifère  des 
oraisons  colorées  dans  un  dialecte  original,  dans 
une  langue  à  part. 

Son  âme  tumultueuse  va  d'un  excès  à  un 
autre  ;  on  la  sent  agitée  par  les  bourrasques, 
même  dans  ses  volontaires  répits  et  ses  sommes; 
mais  autant  elle  est  poignante  lorsqu'elle  médite 
sur  les  épisodes  de  la  Passion,   autant  elle  est 


202        TROIS    EGLISES    ET    TROIS   PRIMITIFS 

inégale  et  presque  baroque  lorsqu'elle  réfléchit 
sur  les  joies  de  la  Nativité  ;  on  peut  l'avérer, 
elle  se  contourne  et  balbutie  lorsqu'elle  ne 
supplicie  pas  ;  il  n'est  nullement  le  peintre  des 
crèches  mais  bien  le  peintre  des  tombes;  il  ne 
sait  rendre  la  Vierge  que  lorsqu'il  la  fait  souffrir. 
Autrement,  il  ne  la  conçoit  que  rubiconde  et 
vulgaire,  et  la  différence  entre  ses  Madones  des 
mystères  douloureux  et  ses  Madones  des  mys- 
tères joyeux  est  telle  qu'il  sied  de  se  demander 
s'il  n'obéissait  pas  à  un  parti  pris  d'esthétique, 
à  un  système  d'antithèses  voulues. 

Il  est  très  possible,  en  effet,  qu'il  ait  décidé 
que  la  vision  de  la  Maternité  divine  ne  se  dé- 
gagerait clairement  que  sous  l'épreinte  des  tor- 
tures, au  pied  de  la  croix  ;  cette  théorie  coïn- 
ciderait, en  tout  cas,  avec  celle  qu'il  a  résolu- 
ment adoptée  pour  exalter  la  déité  du  Fils. 

Il  l'a  effectivement  peint,    de    son  vivant, 


LES   GRUNEWALD    DU    MUSEE  DE   COLMAR    203 

ainsi  que  l'annoncèrent  le  Psalmiste  et  Isaïe, 
sous  l'aspect  du  plus  misérable  des  hommes,  et 
il  ne  lui  a  restitué  sa  physionomie  divine 
qu'après  l'agonie  et  après  la  mort.  Il  a  fait  de  la 
laideur  du  Messie  crucifié  le  symbole  de  tous 
les  péchés  de  l'univers  qu'il  assuma.  Cette  doc- 
trine, qui  fut  prônée  par  Tertullien,  par  saint 
Cyprien,  par  saint  Cyrille,  par  saint  Justin,  par 
combien  d'autres,  eut  cours  pendant  bien  des 
années,  au  Moyen  âge. 

Il  fut  peut-être  aussi  la  victime  du  procédé 
qu'il  employait  et  dont  Rembrand  devait  se 
servir  plus  tard,  susciter  l'idée  de  la  divinité  par 
la  lumière  émanant  de  la  figure  même  chargée 
de  la  représenter.  Admirable  dans  sa  Résurrec- 
tion du  Christ,  cette  sécrétion  des  lueurs  devient 
moins  persuasive  lorsqu'il  l'apphque  à  la  petite 
Vierge  du  Concert  des  anges  et  tout  h  fait  inerte 
lorsqu'il    l'emploie   pour    composer    la    vul- 


204        TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

garité   foncière  de  l'Enfant   dans    la   Nativité. 

Il  a  sans  doute  trop  compté  sur  des  effets, 
en  leur  attribuant  une  plénitude  de  puissance 
qu'ils  ne  pouvaient  avoir.  Il  convient,  en  effet, 
de  remarquer  que  si  le  flux  de  lumière  qui 
tournoie,  comme  un  soleil  d'artifice,  autour  du 
Christ  ressuscité  nous  suggère  la  vision  d'un 
monde  divin,  c'est  parce  que  le  visage  de  Jésus 
y  prête  par  sa  mansuétude  et  sa  beauté.  Il  aide 
au  lieu  de  contrarier,  le  sens  et  l'action  de  cette 
grande  auréole  qui  adoucit  et  anoblit  les  traits, 
en  les  vaporisant  dans  une  buée  d'or. 

Tel  est,  dans  son  ensemble,  le  polyptique  de 
Grûnewald  au  musée  de  Colmar.  Je  ne  m'oc- 
cuperai pas  ici  de  ses  autres  ouvrages  épars 
dans  des  sanctuaires  et  des  galeries  et  qui  ne 
lui  appartiennent  pas,  pour  la  plupart.  Les 
panneaux  catalogués  sous  son  nom  dans  l'église 
de  Sainte -Marie  de  Lûbeck  ne  sont  pas  de  lui 


LES    GRUNEWALD    DU    MUSEE   DE   COLMAR  20 5 

et  les  deux  tableautins  que  je  vis  à  Bâle  sont 
ou  des  essais  de  jeunesse  ou  des  copies  ;  je 
laisserai  également  de  côté  le  Saiiit  Maurice 
et  le  Saiiît  Érasme  de  Munich,  froids  et  bien 
peu  dans  la  note  du  maître,  si  l'on  veut  abso- 
lument admettre  qu'il  en  est  l'auteur  ;  je  né- 
gligerai même  la  Chute  de  Jésus,  transférée,  elle 
aussi,  de  Cassel  à  Carlsruhe  et  qui  est  bien  au- 
thentique, celle-là.  Elle  se  compose  d'un  Christ, 
affublé  de  bleu,  à  genoux  et  traînant  sa  croix. 
II  grince  des  dents,  enfonce  ses  ongles  dans  le 
bois,  au  milieu  de  reîtres  habillés  de  rouge  et 
de  bourreaux  barrés  de  raies  de  vert  pistache 
sur  leurs  vêtements  blancs.  Ce  Christ  éclate 
moins  de  douleur  que  de  rage,  il  a  l'air  d'un 
damné.  C'est  un  mauvais  Grûnewald  et,  ne 
retenant  que  la  fleur  éclatante  et  terrible  de  son 
art,  le  Crucifiement  de  Carlsruhe  et  les  neuf 
pièces  de  Colmar,  je  me  dis  que  l'on  ne  peut 


206         TROIS   ÉGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

définir  que  par  des  accouplements  de  mots  con- 
tradictoires l'œuvre  de  cet  homme. 

Il  est,  en  effet,  tout  en  antinomies,  tout  en 
contrastes  ;  ce  Roland  furieux  de  la  peinture 
bondit  sans  cesse  d'une  outrance  dans  une  au- 
tre, mais  l'énergumène  est,  quand  il  le  faut, 
un  peintre  fort  habile  et  connaissant  à  fond  les 
ruses  du  métier.  S'il  raffole  du  fracas  éblouis- 
sant des  ions,  il  possède  aussi,  dans  ses  bons 
jours,  le  sens  très  affiné  des  nuances  —  sa 
Résurrection  l'atteste  —  et  il  sait  unir  les  cou- 
leurs les  plus  hostiles,  en  les  sollicitant,  en  les 
rapprochant  peu  à  peu  par  d'adroites  diploma- 
ties de  teintes. 

Il  est  à  la  fois  naturaliste  et  mystique,  sau- 
vage et  civilisé,  franc  et  retors.  Il  personnifie 
arasez  bien  l'âme  ergoteuse  et  fiirouche  de  l'Al- 
lemagne, agitée  à  cette  époque  par  les  idées  de 
la  Réforme.  Fut-il,   de  même   que  Cranach  et 


LES  GRUXEWALD  DU  MUSEE  DE  COLWAR  207 

que  Durer,  mêlé  à  ce  mouvement  d'émotion 
religieuse  qui  devait  aboutir  à  la  plus  impla- 
cable des  sécheresses,  après  que  les  glaces  du 
marais  protestant  furent  prises  ?  Je  l'ignore.  Il 
a,  en  tout  cas,  cette  âpre  ferveur  et  cette  fami- 
liarité de  la  foi  qui  caractérisèrent  l'illusoire 
renouveau  du  début  du  xvi^  siècle.  Mais  il  per- 
sonnifie encore  plus  pour  moi  la  piété  des  ma- 
lades et  des  pauvres.  Ce  Christ  affreux  qui  se 
mourait  sur  l'autel  de  l'hospice  d'Issenheim 
semble  fait  à  l'image  des  affligés  du  mal  des 
ardents  qui  le  priaient  ;  ils  se  consolaient  en 
songeant  que  ce  Dieu  qu'ils  imploraient  avait 
éprouvé  leurs  tortures  et  qu'il  s'était  incarné 
dans  une  forme  aussi  repoussante  que  la  leur, 
et  ils  se  sentaient  moins  déshérités  et  moins 
vils.  L'on  conçoit  aisément  que  le  nom  de  Grû- 
nev^^ald  ne  se  rencontre  pas,  comme  ceux  d'Hol- 
bein,  de  Cranacb,  de  Durer,  sur  les  listes  des 


208         TROIS    ÉGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

commandes  et  les  comptes  des  empereurs  et  des 
Princes.  Son  Christ  des  pestiférés  eût  clioqué 
le  goût  des  Cours  ;  il  ne  pouvait  être  compris 
que  parles  infirmes, les  désespérés  et  les  moines, 
par  les  membres  souffrants  du  Christ. 

Ces  réflexions  vous  assaillent,  alors  que  l'on 
s'échappe  du  musée  pour  aller  faire  un  tour  le 
long  du  petit  cloître  des  Unterlinden.  Sous  les 
arcades  gothiques,  découpées  dans  le  granit 
rouge,  l'on  a  entassé  des  débris  de  statues,  des 
pierres  tombales,  de  vieilles  ferronneries,  d'an- 
tiques enseignes,  et,  par  les  fenêtres  des  salles 
ouvrant  sur  la  galerie,  l'on  aperçoit  les  rangées 
de  livres  de  la  bibliothèque,  des  bouquins  aux 
veaux  fauves  gravés  d'ors  éteints,  ou  bien  le 
bric-à-brac  d'un  minuscule  Cluny,  avec  d'an- 
ciennes bombardes  et  des  boulets  de  pierre,  des 
faïences,  les  dinanderies  et  des  bois. 

Au  milieu  du  préau  formé  par  le  quadrila- 


LES   GRUNEWALD   DU    MUSEE   DE   COLMAR      209 

tère  des  bâtiments  à  un  étage,  coiffés  de  grands 
toits  en  tuile  qui  surplombent  les  corridors  du 
petit  cloître,  s'érige  une  fontaine  au-dessus  de 
laquelle  se  perche  assez  tristement  une  statue 
rouge  de  Martin  Schongauer  ;  c'est  de  l'art  of- 
ficiel, de  l'émétique  pour  la  vue,  du   Bartholdi. 

Et  le  jet  d'eau  crépite  dans  la  vasque,  on 
l'entend,  tamisé  par  les  parois  des  mars,  dans 
la  salle  du  musée;  l'on  dirait  d'un  bruit  de 
larmes  accompagnant  en  sourdine  les  lamenta- 
tions de  la  Vierge  si  pâle,  soutenue  par  le  saint 
Jean. 

A  vaguer  dans  ces  allées  solitaires,  de  sug- 
gestives pensées  et  de  pieux  rapprochements 
vous  viennent.  Ce  couvent  des  Unterlinden  fut 
au  xiii"  et  au  xiv^  siècle  la  demeure  la  plus 
extraordinaire  qu'ait  jamais  habitée  le  Christ  ; 
toutes  les  nonnes  étaient  des  saintes,  et  Jésus 

vivait  dans  ce  monastère,  descendait  à  sa  guise 

'4 


210         TROIS    EGLISES   ET   TROIS    PRIMITIFS 


dans  chaque  chambrée  d'âme  ;  les  phénomènes 
de  la  haute  mystique,  les  visions,  les  ravisse- 
ments, les  extases,  les  maladies  supernaturelles, 
les  unions  divines,  les  miracles  y  étaient  à  l'état 
continu,  les  réservoirs  de  prières  et  de  péni- 
tence ne  tarissaient  pas. 

Ce  monastère  avait  été  fondé,  en  1232,  hors 
Colmar,  dans  un  lieu  appelé  «  Uf  Mûhlen  », 
«  sur  les  moulins  »,  par  deux  veuves,  Agnès  de 
Mittelheim  et  Agnès  de  Herkenheim,  dont  la 
statue  se  voit  encore  à  l'un  des  bouts  du  musée. 
Ce  couventde  Dominicaines,  dont  l'église,  ter- 
minée, en  1278,  avait  été  consacrée  en  l'hon- 
neur de  saint  Jean-Baptiste,  fut,  à  cause  des  per- 
pétuelles batailles  qui  décimaient  l'Alsace  et 
amenaient  des  bandes  de  pillards  jusque  sous 
les  murs  de  la  ville,  transféré  dans  la  cité  même 
là  où  il  gîte  actuellement.  Il  subsista  jusqu'en 
T793  ^^  ^^^  alors   converti  en  une  caserne  de 


LES   GRUNEWALD   DU   MUSEE   DE   COLMAR      211 

cavalerie,  puis  en  un  magasin  de  fourrages,  en 
une  resserre  de  vieux  matériaux;  enfin, en  1849, 
il  fut  nettoyé  et  restauré  et  il  devint  un  musée. 

Quant  aux  moniales,  elles  étaient  encore 
trente-six  lorsque  la  Révolution  les  balaya. 
Les  deux  dernières,  presque  centenaires,  sont 
mortes,  l'une  en  1855,  à  Ligdorff  ;  l'autre,  je 
n'ai  pu  savoir  à  quelle  date,  à  Colmar. 

Plus  heureuses  que  tant  de  basiliques  désaf- 
fectées et  contaminées  par  de  malpropres  indus- 
tries, l'église  des  Unterlinden  a  conservé  son 
caractère  religieux  ;  elle  garde,  malgré  d'inha- 
biles réparations,  le  charme  de  son  abside  et  de 
son  vaisseau  gothique,  aux  clés  d'arc  sculptées 
de  feuillages  dorés  et  d'anges.  Les  Dominicaines 
pourraient  y  psalmodier  encore  les  heures  cano- 
niales et  prier  devant  l'effigie  du  patron  de  leur 
sanctuaire,  saint  Jean  le  Précurseur;  les  Anto- 
nites  s'y  sentiraient  également  chez  eux,   en 


212         TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

retrouvant  leur  magnifique  maître-autel  et  cette 
série  des  panneaux  de  Grimewald  qui  furent 
transportés  après  la  tourmente,  de  leur  précep- 
torerie  d'Issenheim,  dans  ce  couvent  de  Colmar. 
Le  cloître  est,  lui  aussi,  sauf;  seules  les  rangées 
de  tilleuls  qui  le  baptisèrent  de  leur  nom 
«  Unterlinden  »  «  Sous  les  tilleuls  »  ne  sont 
plus. 

A  défaut  des  oraisons  liturgiques  et  des  sup- 
pliques humaines,  d'ardentes  exorations  de 
couleurs  s'élèvent  sous  les  voûtes  silencieuses 
de  la  nef.  Les  fêtes  de  l'Annonciation,  de  la 
Nativité,  de  la  Semaine-Sainte,  de  la  Pâque, 
s'y  célèbrent,  sans  dates  de  jours,  ensemble, 
au  dessus  des  siècles  et  au  delà  des  temps.  Le 
Laus  pcrennis  du  Moyen  Age  revit  en  cet  office 
incessant  de  la  peinture  que  composa  Grûne- 
wald.  Le  Vendredi-Saint  y  sanglote  toute  la 
semaine,  et,  pour  consoler  son  Fils   du  départ 


LES  GRUNEWALD  DU  MUSEE  DE  COLMAR   213 


de  ses  filles,  la  Vierge  s'est  revêtue  d'une 
blanche  livrée  qui  rappelle  le  costume  et  la 
coiffe  des  Dominicaines,  et  elle  perpétue  ainsi 
pour  les  âges  à  venir  le  souvenir  de  leurs  amou- 
reuses larmes.  Jésus  est  encore  chez  lui  dans  ce 
musée,  mais  un  sacrilège  énorme  souille  la 
lisière  de  ce  lieu  demeuré  pur. 

Attenant  à  l'ancienne  église,  parade  un 
théâtre  bâti  sur  les  ruines  du  vieux  couvent,  aux 
abords  du  cimetière  des  recluses.  Et  des  pitres 
et  des  baladines  s'agitent,  en  proférant  le  verbe 
impie  des  pièces,  près  des  ossements  des  saintes. 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 


FRANCFORT>SUR-LE-MEIN 


NOTES 


C^<i<^jJ^-  luxe  de  Francfort -sur- le -Meiii 
m'exaspère  parce  qu'il  est  continu. 
Il  ne  s'interrompt  que  dans  le  rancart 
du  quartier  catholique  ;  sauf  en  ces  quelques 
rues  tassées,  les  unes  sur  les  autres,  il  se 
déploie  sans  un  arrêt,  s'empare  même  des 
espaces  vides  où  de  nouvelles  bâtisses  écha- 
faudées  commencent.  Imaginez  notre  avenue 
de  l'Opéra  agrandie  et  multipliée  dans  tous 
les  sens,   coiffée,  sur  toutes  ses    maisons,  de 


2l8         TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 


calottes  pesantes,  de  dômes  trapus,  troués 
d'œillères  tarabiscotées  de  prétentieuses  volutes. 
Qu'on  se  tourne  à  droite  et  à  gauche,  l'aspect 
de  l'avenue  est  partout  le  même  ;  elle  part,  en 
ligne  droite,  aboutit  à  une  grand'place  où  se 
dressent  les  effigies  de  Gutenberg,  de  Schiller, 
de  Gœthe,  de  l'un  de  ces  trois  inflexibles 
raseurs  dont  les  statues,  couleur  de  plombagine, 
vous  poursuivent  dans  cette  partie  de  l'Alle- 
magne et  elle  repart,  coupée  sur  son  parcours 
par  d'autres  boulevards  semblables  qui  se 
jettent  dans  des  places  pareilles,  plantées 
d'arbres,  bordées  de  monuments  énormes.  Ici, 
la  Poste  est  un  palais,  les  gares  et  les  banques 
sont  colossales;  et  ces  pierres  et  ces  marbres 
sont  à  peine  rouilles  par  les  vents  et  par  les 
pluies  ;  tout  sent  le  plâtre  mal  séché,  tout  est 
neuf. 

En  l'air,  le  ciel  est  piqué  par  les  aiguilles  des 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  219 


paratonnerres  et  quadrillé  par  le  filet  tendu  des 
téléphones  ;  l'on  ne  voit  les  nuées  qu'au  travers 
d'une  grille  ;  en  bas,  les  tramv^^ays  sonnent  de 
la  cloche  et  font  feu  sur  les  rails  ;  la  foule  s'é- 
coule, pressée  le  long  des  trottoirs  dont  les 
magasins  arborent  des  articles  d'un  clinquant 
furieux  qu'ensanglantent,  le  soir,  les  flammes 
allumées  dans  des  boules  de  verre  rouge  et  la 
ville  se  teint  alors  d'une  lueur  d'incendie.  L'on 
marche,  aveuglé  par  ces  globes  de  pourpre,  et 
Ton  n'a  plus  qu'un  désir,  s'échapper  de  ce  fracas 
lumineux  et  rejoindre,  par  quelque  rue  enténé- 
brée,  son  gîte;  mais  dès  qu'on  l'approche  les 
véhémences  de  l'éclairage  reparu  vous  abasour- 
dissent; des  rampes  de  lumière  flamboient  sur 
les  façades  ;  les  hôtels  raccrochent  les  passants 
à  coups  de  gaz  ;  sur  le  seuil  de  ces  immenses 
édifices,  un  portier  galonné  d'or,  et  couvert 
d'une  casquette  de  commodore  étincelle,    lui- 


220         TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 


même,  et,  qu'on  le  veuille  ou  non,  d'un  geste, 
il  vous  fait  interner  dans  un  ascenseur  et  l'on 
débarque  sur  d'interminables  paliers  dont  les 
ampoules  électriques  avivent  l'éclat  éblouissant 
des  stucs. 

La  chambre  est  modern-style  ;  des  nénuphars 
voguent  dans  le  papier  pâle  des  tentures  et 
poussent  en  broderies  dans  la  trame  crème  des 
rideaux;  le  lit  tient  de  la  galiote  et  de  la  huche 
à  pain  ;  il  est  maritime  et  agreste;  les  sièges 
ont  des  pattes  de  faucheux  et  des  dos  à  claire- 
voie;  des  tapis  blancs  striés  dans  leur  laine 
d'on  ne  sait  quels  tortis  jaunâtres  ont  l'aspect 
d'un  vermicelle  au  lait  ;  tout  cet  ameublement 
dont  l'esthétique  se  pourrait  discuter  est  d'un 
inconfort  résolu  et  d'un  usage  très  peu  sûr.  En 
pénétrant  dans  la  pièce  —  dont  il  justifie,  je 
pense,  le  prix  surélevé,  —  on  tourne  un  bouton 
placé  près  de  l'entrée  et  le  plafond  s'allume  ;  on 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  221 

tourne  encore,  il  s'éteint  et  le  feu  qui  le  quitte 
saute  dans  une  fleur  posée  sur  la  table  de  nuit  ; 
on  tourne,  pour  la  troisième  fois,  et  il  fait  nuit  ; 
c'est  vraiment  très  beau,  seulement,  ici,  comme 
partout,  du  reste,  aucun  bouton  n'est  à  portée 
de  la  main  près  du  lit^  si  bien  qu'il  faut  se  rele- 
ver pour  éteindre  et  se  coucher  dans  l'ombre. 
Quant  à  demander  une  bougie,  qui  l'oserait? 
car  l'on  se  rend  compte  qu'en  habitant  dans  un 
grand  hôtel  de  l'Allemagne,  l'on  accepte  d'être 
enrégimenté  sous  un  numéro  et  qu'on  doit 
obéir,  sans  réclamations,  aux  tenanciers  qui  le 
dirigent.  A  Francfort,  le  buffet  de  la  gare,  ins- 
tallé par  l'Etat,  est  excellent;  la  carte  y  est 
rédigée  en  français  et  l'on  y  dîne  savoureuse- 
ment  et  l'on  y  boit  des  vins  de  la  Moselle 
louables,  le  tout  bien  servi  et  à  bon  compte; 
aussi  une  sorte  de  ligue  des  hôteliers  a-t-elle 
mis  ce  buffet  en  interdit   et   vous   êtes   avisé, 


222         TROIS    EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

dès  votre  arrivée  dans  la  chambre,  par  des 
pancartes,  que  vous  devez  prendre  vos  repas 
à  l'hôtel  ;  vous  êtes  également  averti  que,  con- 
sommé ou  non,  le  premier  déjeuner  sera 
compté  ;  vous  devez,  de  plus,  même  pour 
monter  au  premier  étage,  user  de  l'ascenseur 
et  vous  asseoir,  dans  la  salle  à  manger,  à  telle 
place  qu'on  vous  assigne  et  non  à  telle  autre; 
le  caporalisme  sévit  ;  l'homme  à  la  casquette 
de  Commodore  commande  la  manoeuvre  que 
des  gens  en  habit  noir  et  qui  ont  une  com- 
presse blanche  autour  du  col  répètent  aux 
étages  supérieurs  et  il  faut  l'exécuter  ;  la  moindre 
incartade  serait  punie  par  une  saignée  à  la 
bourse.  Personne  ne  l'ignore  et  aussi  tout  le 
monde  consent  à  ce  servage  et  se  tait. 

Une  impression  de  malaise  très  spécial  vous 
vient  dans  ces  casernes  de  luxe  et  dans  ces  rues; 
sans  doute,  cette  sujétion  de   tous  les  instants 


FRANCFORT-SU  R-LE-MEIN 


VOUS  pèse  et  le  tintouin  de  vivre  dans  un  pays 
étranger  dont  on  ne  comprend  pas  la  langue 
suffirait  à  légitimer  ce  sentiment  de  gêne;  et 
pourtant  ces  ennuis  ne  sont  que  les  succédanés 
d'un  autre  qui  semble  moins  précis,  au  premier 
abord,  et  qui  s'affirme  ensuite,  à  la  réflexion, 
très  net;  ce  que  l'on  éprouve,  c'est  surtout 
l'antipathie  de  ce  monde  de  sémites  qui  vous 
entoure;  ce  n'est  pas,  en  effet,  une  question  de 
nationalité  qui  vous  opprime,  c'est  une  question 
de  race  ;  ce  n'est  pas  le  hessois  qui  vous  est 
hostile  ici,  c'est  le  Juif.  Il  s'atteste  partout, 
à  Francfort,  et  tout  est  assorti  à  son  image  : 
l'emphatique  et  l'insolente  opulence  de  cette 
ville,  son  goût  de  parvenue,  la  redondance  do 
son  éclairage  et  de  ses  boutiques,  tout  est  en 
accord  avec  les  appétences,  avec  la  tenue,  avec 
les  instincts  mêmes  du  Juif. 

Et,  en  effet,  Francfort  est  la  capitale  inter- 


224         TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

nationale  et  le  marché  monétaire  des  tribus, 
la  métropole  de  l'agio,  la  cité  d"où  surgit  le 
mot  d'ordre  des  sanhédrins  et  des  Loges  ;  cette 
ville,  où  naquit  la  lignée  des  Rothschild ,  est 
celle  où  Bismarck  signa  le  démembrement  de 
la  France.  Le  Temple,  détrait  dans  la  Pales- 
tine, s'est,  en  une  affreuse  parodie,  rebâti  là  , 
et  cette  nouvelle  Jérusalem  se  démène  encore  , 
légale  et  têtue,  contre  le  Christ. 

L'on  se  demande  vraiment  ce  que,  soi  catho- 
lique, l'on  est  venu  faire  dans  ce  milieu  qui 
diftère  pourtant  des  judengasses  des  autres  peu- 
ples. Cela  ne  ressemble  nullement,  en  effet)  au 
Lazarus,  au  Fœlistraai  d'Amsterdam  où  le  type 
hébreu  est,  en  quelque  sorte,  classique,  avec 
ses  hommes  et  ses  femmes  aux  cheveux  crépus 
et  bouffants,  aux  yeux  chassieux,  au  nez  en 
trompe  de  tapir,  aux  lèvres  béantes,  au  front 
damassé,  poudré  par  la  farine   des  dartres. 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  225 

Francfort  n'est  pas  une  pouillerie  agrémentée 
d'affections  ophtalmiques  et  de  maladies  du 
derme.  Les  spécimens  de  la  race  immiscible  y 
sont  moins  atteints  et  plus  variés  ;  c'est  le  cos- 
mopolitisme de  la  Judée;  en  sus  de  l'image 
courante  des  jeunes  béliers,  bruns  ou  blonds, 
dont  les  faces  trop  roses  sont  comme  gonflées 
par  l'abus  des  remèdes  sidérants,  les  branches 
de  la  famille  aux  cheveux  noirs  et  jaunes  y 
foisonnent  :  les  visages  aux  tignasses  de  varech 
au  mufle  de  boule-dogue,  aux  yeux  de  chouette, 
aux  joues  modelées  dans  le  suif  et  la  pommade 
rosat,  aux  bouches  lippues  et  sans  menton,  s'y 
rencontrent  avec  des  figures  moins  rondes,  aux 
toupets  roux  et  en  escalade,  à  la  barbe  rare, 
aux  yeux  bulbeux,  en  orgeat  ou  en  gomme, 
au  nez  crochu,  coupant  presque  avec  la  pointe 
de  sa  serpe  l'énorme  lèvre  pendante  du  bas, une 

lèvre  de  fond  d'omnibus,  de  train   de  jument. 

i5 


2  26        TROIS    ÉGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

Par  contre,  d'aucuns  gardent  à  peine  les 
stigmates  des  traits  séculaires  et  il  faut  les  exa- 
miner de  très  près  pour  reconnaître  la  marque 
de  la  race,  dépouillée  de  ses  haillons,  lavée  et 
peignée,  qui  se  trahit  pourtant  à  son  besoin  de 
vêtures  voyantes,  à  sa  manie  des  breloques,  à 
sa  rage  des  bagues  ;  la  prétention  remplace  la 
crasse  d'antan  et  le  musc  couvre  l'odeur  tradi- 
tionnelle du  lignage,  un  fumet  dérivé  à  la  fois 
de  la  fadeur  du  cautère  et  de  l'âcreté  du 
suint. 

Mais  je  ne  suis  pas  venu  dans  cette  Idumée 
de  la  Hesse  pour  humer  les  durs  fantoches  du 
Mosaïsme  ;  je  suis  venu  pour  contempler  les 
tableaux  de  l'institut  Staedel  et  j'ai  encore  une 
heure  à  tuer  avant  que  les  portes  ne  s'ouvrent. 
Afin  d'échapper  au  ressassement  des  carrefours, 
des  statues  et  des  squares,  je  m'enfonce  dans 
ce  qui  reste  de  la  vieille  ville   et,  à  force  de 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  227 

tourner  dans  des  ruelles,  j'aboutis  au  ghetto... 
au  ghetto  des  catholiques. 

Car  il  semble  vraiment  que  les  rôles  soient 
renversés  ;  les  équitables,  les  nécessaires  vin- 
dictes du  Moyen  âge  contre  le  peuple  des  déi- 
cides, se  retournent  maintenant  contre  nous  ; 
les  descendants  des  ancêtres  jugulés  triomphent 
et,  sortis  du  ghetto,  ils  y  ont,  à  leur  tour,  en- 
fermé les  catholiques,  car  enfin,  ils  sont,  ici, 
pour  la  plupart,  parqués  dans  un  lieu  distinct, 
en  ce  quartier  délabré,  à  deux  pas  du  Mein  ! 

Là,  s'étend  une  place,  bordée  de  curieuses 
maisons  aux  toits  en  dents  de  scie,  en  marches 
d'escaliers,  en  éteignoirs  et  qui  fait  songer,  en 
moins  intéressant  et  en  plus  petit,  à  la  grand' 
place  de  Bruxelles;  c'est  le  Rœmer.  L'Hôtel  de 
Ville,  très  réparé  et  peut-être  trop  orné  de  sta- 
tues glacées  d'or,  remonte  aux  âges  germani- 
ques  de  l'art  ;  il   surgit,   charmant,   avec   ses 


228'        TROIS   ÉGLISES   ET  TROIS  PRIMITIFS 

croisées  géminées,  ses  portes  ogivales,  ses  hauts 
pignons  à  redans.  Ce  qu'il  apparaît  amical, 
alors  que  l'on  s'est  échappé  de  la  troupe  ali- 
gnée des  bâtisses  neuves  ! 

En  flice,  derrière  d'antiques  bâtiments,  se 
profile  une  flèche  rouge  et,  pour  joindre  l'église 
qu'elle  surmonte,  l'on  s'engage  dans  les  très 
anciennes  ruelles  du  vieux  Francfort  ;  on  longe 
des  constructions  à  bonnets  aigus  et  à  ventres  qui 
bedonnent  sur  d'étroites  sentes;  comme  creu- 
sées en  arrière  des  trottoirs,  de  mornes  échop- 
pes s'enfoncent  et  reculent  dans  l'ombre  d'in- 
comestibles  légumes  et  d'inenviables  viandes  ; 
tout  semble  avarié  et,  sur  la  petite  place  où  l'on 
aboutit  au  Dom,  à  l'église  des  catholiques,  se 
révèle  la  mendicité  de  l'industrie  religieuse,  un 
misérable  magasin  où  voisinent  des  Sauveurs 
défraîchis,  des  Madones  décolorées,  des  saints 
Joseph  déteints.  Il  y  a,  dans  la  boutique,  trois 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  229 

OU  quatre  statues,  en  tout;  c'est  la  panne  de  la 
dévotion,  la  dèche  du  culte  ;  la  saleté  des 
ghettos  éteints  se  ranime  ici  ;  le  bas  de  l'église 
est  souillé  de  détritus  de  toute  sorte  ;  il  est  évi- 
dent que  l'orgueilleuse  cité  se  soucie  peu  de 
ces  masures  et  de  ces  ruelles,  qu'elle  les  tolère 
à  titre  de  curiosité,  jusqu'au  jour  où,  l'agio 
s'en  mêlant,  les  bicoques  s'en  iront  dans  les 
tombereaux  à  gravats  et  céderont  la  place  à  de 
nouvelles  Banques. 

Et  l'on  tourne  autour  de  l'édifice,  pour  en 
découvrir  l'entrée  ;  la  vieille  cathédrale,  dédiée 
à  saint  Barthélémy  et  taillée  dans  le  granit 
rouge,  est  maquillée  et  chenue  ;-eHe  a  été  brûlée 
en  partie,  en  1867,  et  restaurée;  l'extérieur 
rajeuni  et  la  tour  terminée  d'après  d'anciens 
plans  sont  médiocres,  mais  l'intérieur,  refait 
du  haut  en  bas,  s'impose  ;  il  n'est  plus,  à  vrai 
dire,  qu'un  tronçon,  il  ne  possède  plus  qu'un 


230         TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

bout  de  nef;  seuls  l'abside  et  le  transept  sub- 
sistent, mais  combien  ce  moignon  de  nef  est 
exquis  avec  ses  piliers  d'un  vert  pâle,  blasonnés 
d'armes  alternées,  l'aigle  noir  à  deux  têtes  et 
les  deux  clefs  d"or  en  sautoir  ;  d'antiques  pier- 
res tombales  et  de  vieux  monuments  d'évêques 
se  dressent  encore  le  long  des  murs  rouges 
qu'éclairent  des  fenêtres  d'un  gothique  flam- 
boyant ;  les  autels  sont  expertement  imités  des 
anciens  ;  des  retables  modernes,  de  bois  doré, 
suggèrent  d'un  peu  loin  et  dans  l'ombrela  réelle 
image  de  ceux  que  l'âge  ou  le  feu  a  détruits  et 
si  l'on  s'attarde  à  regarder  ces  simulacres,  l'on 
doit  convenir  que  les  architectes  et  que  les  prê- 
tres allemands  connaissent  beaucoup  mieux  l'ar- 
chéologie que  nos  rapetasseurs  diocésains  et  nos 
curés  ;  ici  et  dans  toutes  les  autres  villes,  ils  sa- 
vent concilier  le  détail  et  l'ensemble,  sauf  pour 
les  verrières  qui  sont  aussi  dépravées  que   les 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  23  I 

nôtres  ;  les  autels,  les  fonts  baptismaux,  les 
chaires  sont  fabriqués  d'après  le  style  précis  de 
la  chapelle  qui  les  acquiert  ;  l'image  de  saint 
Christophe  émerge  comme  jadis  des  murailles, 
en  des  fresques  colossales  près  des  portes  ;  rien 
n'est  omis;  l'exécution  n'est  pas  toujours 
confondante,  mais  elle  est  très  supérieure  à 
celle  de  nos  fabricantsjd'articles  pieux  ;  on  cher- 
che au  moins,  en  Allemagne,  à  vous  susciter 
l'illusion  d'une  chose  propre  et  à  ne  commet- 
tre, en  tout  cas,  aucune  hérésie  d'art.  Sommes- 
nous,  mon  Dieu,  assez  loin,  en  France,  de  ce 
concept  1 

Le  musée,  lui,  est  situé  de  l'autre  côté  du 
Mein.  Francfort,  sous  la  poussée  grandissante 
des  affaires,  a  sauté  par-dessus  le  fleuve  auquel 
le  relient  de  larges  ponts  et  il  commence  à 
s'étaler  en  de  pompeux  quartiers  ;  on  construit 
de  toutes  parts  dans  la  plaine  et  l'on  retrouve 


232         TROIS   EGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

derrière  les  cages  des  échafaudages  et  les  blan- 
ches fumées  des  plâtres,  les  colonnades,  les 
frontons,  les  dômes  en  scaphandre,  de  la 
vieille  rive  ;  là,  sur  le  bord  de  l'eau,  dans  un 
bâtiment  de  st3'le  officiel,  d'une  laideur  que 
n'atténue  point  le  misérable  décor  d'un  jardin 
neuf,  s'entassent  des  merveilles. 

On  monte  des  escaliers,  on  se  heurte  à  des 
portes  closes  ;  pas  de  concierge  ;  il  semble  que 
le  palais  soit  vide  quand  jaillit,  d'une  boîte,  un 
homuncule  à  lunettes,  un  criquet  poilu  qui  parle 
vaguement  le  français  et  nous  fait  savoir  qu'il  est 
deux  heures  moins  cinq,  que  le  musée  n'ouvre 
qu'à  deux  heures  et  il  vous  invite,  en  consé- 
quence, à  redescendre  et  à  attendre  en  bas,  où 
il  viendra  vous  chercher,  que  l'heure  sonne. 

On  lui  répond  en  vain  qu'au  lieu  de  s'infli- 
ger ce  dérangement,  il  pourrait  vous  laisser, 
ici,  dans  ce  vestibule  ou  vous  introduire  dans 


FRANCFORT- SUR- LE-MEIN  233 

ks  salles,  d'autant  qu'à  force  de  discuter,  les 
cinq  minutes  s'écoulent  ;  mais  non,  la  consigne 
est  formelle  ;  l'on  n'insère  la  clef  dans  la  serrure 
que  lorsque  le  visiteur  est  absent  et  que  le  der- 
nier coup  de  riiorloge  s'est  tu. 

Cette  collection  Staedel  renferme,  ainsi  que 
la  plupart  des  autres  musées,  des  tableaux  de 
toute  origine,  de  toute  provenance  ;  la  réunion 
des  petits  maîtres  flamands  y  est  d'un  éloquent 
aloi,  mais  elle  ne  vous  apporte  pas,  lorsque 
l'on  connaît  les  musées  de  la  Hollande  et  des 
Flandres,  une  note  neuve.  La  joie  com.mence 
vraiment  dans  les  salles  désertes  des  Primitifs 
où  un  très  beau  Roger  Van  der  Weyden  et  un 
Tierry  Bouts,  d'irréprochable  valeur,  vous 
retiennent.  Une  admirable  Vierge  de  Van  Eyck, 
la  seule  de  lui  que  j'aie  vue,  dont  le  visage 
soit  distingué  et  fin,  une  Vierge  allaitant  l'En- 
fant dont  la  main  presse  une  pomme,  mérite 


2  34         TROIS    EGLISES    ET  TROIS    PRIMITIFS 

aussi  qu'on  l'adule,  mais...  mais...  deux  œuvres 
incomparables,  uniques  chacune  en  son  genre, 
deux  œuvres  d'une  saveur  particulière,  jamais 
goûtée  jusqu'alors,  magnifient  ce  musée  et  jus- 
tifient le  voyage. 

Une  tête  ou  plutôt  un  buste  de  jeune  fille  de 
l'Ecole  Florentine  du  xv®  siècle. 

Une  Vierge  serrant  dans  ses  bras  l'Enfant 
Jésus  qui  lette,  du  maître  de  Flémalle. 

Mal  placée  sur  un  coin  de  cimaise,  dans  une 
salle  péniblement  éclairée,  la  tête  de  la  jeune 
fille  vous  étreint,  dès  qu'on  la  regarde,  de  ses 
yeux  prometteurs  et  menaçants.  Son  costume, 
comme  sa  physionomie  délicieuse  et  méchante, 
déconcerte.  Le  milieu  du  front  est  ceint  d'une 
ferronnière  sertie  d'un  saphir  entouré  de  perles  ; 
le  haut  disparaît  sous  un  bandeau  d'un  bleu 
d'hortensia  et  la  tête  est,  au-dessus  de  ce  ban- 
deau, enveloppée  d'une  sorte  de  turban  blanc 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  235 

aux  plis  lâches  que  cerne  une  couronne  de 
buis  d'un  vert  noir;  de  cette  étrange  coiffure 
tombent  de  longs  cheveux  tressés  d'or  ;  ils  on- 
dulent et  se  tordent,  donnent  l'illusion  d'une 
cotte  d'armes  qui  se  démaille  et  cette  crinière 
fulgurante  est  si  singulière  que  l'on  s'approche 
pour  s'assurer  que  ces  cheveux  étonnants  en 
sont;  vus  de  près,  ces  fils  d'or  sont  en  effet  des 
cheveux  patiemment  réunis  à  quelques-uns  et 
qui  frétillent,  en  s'effiknt  du  bout,  sur  la  poi- 
trine à  peine  recouverte  d'une  écharpe  rejetée 
sur  l'épaule,  laissant  à  nu  un  sein  dur  et  petit, 
un  sein  de  garçonne,  à  la  pointe  violie  ;  l'autre 
transparaît  sous  une  chemise  qui  descend,  n'a- 
britant qu'une  partie  du  corps  et,  dans  le  ravin 
de  cette  gorge  brève,  pend  un  bijou  massif,  une 
croix  pectorale,  incrustée  de  pierres  opaques, 
de  gemmes  d'un  rouge  sourd.  Ce  bandeau 
d'azur,    ce  turban,  ces  linges  et  un  manteau 


236         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

d'un  vert  lumineux  et  placide  qui  s'entrevoit 
derrière  les  bras  coupés  par  le  cadre,  c'est  tout 
l'habillement  de  la  jeune  fille. 

Et  elle  vous  dévisage,  défiante  et  mauvaise, 
de  ses  splendides  yeux  d'un  blond  de  thé  qui 
se  fonce;  le  nez  est  droit,  et  fluet,  la  bouche 
exquise  et  menue,  plissée  par  une  petite  moue  ; 
dans  la  main  droite,  aux  doigts  allongés  mais 
épointés  du  bout,  aux  ongles  rognés  courts, 
elle  tient  un  bouquet  de  fleurs  jaunes,  roses  et 
violettes,  un  bouquet  composé  de  trois  margue- 
rites, d'une  ancolie  et  d'une  anémone. 

Cette  main  dont  la  paume  s'aperçoit,  un  peu 
renversée  sur  le  poignet,  montre  une  ligne  de 
vie  médiocre  et  les  signes  d'une  imagination 
développée  dans  un  sens  pratique  ;  au  point  de 
Vue  de  l'art  de  chiromance,  elle  est  perverse  et 
elle  est  prudente;  elle  a  les  instincts  d'une  âpre 
bourgeoise;  elle  est  vicieuse  mais  elle  l'est  sans 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  237 

perdre  jamais  la  trémontane;  elle  est  une  vau- 
rienne intéressée  et  sans  grandeur. 

Ce  bouquet  de  fleurs,  elle  vous  le  présente, 
mais  elle  semble  dire  :  prends  garde  si  tu  l'ac- 
ceptes ;  la  menace  est  visible  ;  l'offre  est  commi- 
natoire, l'amour  est  sans  lendemain  ;  le  spasme 
se  prolonge  en  un  râle  d'agonie  près  d'elle. 

Qu'est-ce  que  cet  être  énigmatique,  cette 
androgyne  implacable  et  jolie,  si  étonnamment 
de  sang-froid  quand  elle  provoque  ?  elle  est 
impure  mais  elle  joue  franc  jeu;  elle  stimule 
mais  elle  avertit  ;  elle  est  tentante  mais  réservée  ; 
elle  est  la  pureté  de  l'impureté  «  puritas  impu- 
ritatis  »,  selon  l'expression  de  Juste  Lipse,  elle 
est  en  même  temps  l'instigatrice  de  la  luxure  et 
l'annonciatrice  de  l'expiation  des  joies  des  sens  ; 
d'autre  part,  elle  est  certainement  un  portrait 
car  l'on  ne  crée  pas  une  fillette  si"  parfaitement 
vivante  sans  un  modèle;  mais  quel  artiste  alors 


238       TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS    PRIMITIFS 

a  peint  ce  chef-d'œuvre,  car  cette  peinture  se 
détachant,  claire,  sur  un  fond  noir,  est  admi- 
rable; le  dessin  est  incisif  et  très  souple,  d'une 
force  extraordinaire  sous  son  apparente  grâce  ; 
la  couleur  resplendit  d'un  éclat  inaltéré,  semble 
soudaine  ;  les  plus  grands  portraitistes  de  tous 
les  âges  n'ont  pas  serré  la  nature  de  plus  près 
et  mieux  rendu  la  vie  discrète  du  sang  dans  les 
réseaux  du  derme  ;  nul  surtout  n'a  mieux  repro- 
duit l'âme  d'un  regard  dont  l'acuité  est  telle 
qu'il  vous  poursuit  au  travers  des  salles  et  vous 
ramène  quand  même  à  lui  ;  on  le  sent  dans 
le  dos  où  qu'on  aille  et  les  plus  belles  œuvres 
du  Musée  ne  paraissent  que  des  peintures,  au 
sens  strict  du  mot,  en  comparaison  de  celle-là 
qui  va  plus  loin,  qui  est  autre  chose,  qui  pénètre, 
pour  tout  dire,  dans  le  territoire  de  cet  au-delà 
blâmable  dont  les  dangereux  anges  de  Botticelli 
entrebâillent  parfois  les  portes. 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  239 

L'auteur  de  cette  sorcellerie  est  inconnu  ; 
l'on  a  cru  devoir  cependant  ajouter  à  ce  pan- 
neau attribué  d'abord  à  Albert  Durer,  puis  ca- 
talogué sous  la  rubrique  école  florentine  du 
xv°  siècle,  un  nom,  celui  de  Veneziano. 

Sur  quelles  preuves  s'authentique  cette  pro- 
venance ?  je  l'ignore;  d'abord,  de  quel  Vene- 
ziano s'agit-il  ?  car  ils  furent  nombreux,  en 
Italie,  les  peintres  qui  accolèrent  à  leur  nom 
patronymique  ce  surnom  d'origine  —  Lanzi  en 
compte  pour  sa  part,  plus  de  onze  !  —  Il  n'est 
évidemment  pas  question  ici  d'Antonio  ou  de 
Lorenzo  qui  vécurent  au  xiv^  siècle,  ni  de  Boni- 
facio  qui  oeuvra  dans  les  premières  années  du 
xvi^.  Resteraient  alors  parmi  les  Veneziano  les 
plus  célèbres  Donato,  Domenico,  et  Bartolom- 
raco  qui  peignirent,  l'un  dans  la  deuxième  par- 
tie, l'autre  dans  la  première  moitié  du  xv*^  siècle, 
le  troisième,  un  peu  plus  tard,  après  1500. 


240         TROIS   EGLISES   ET  TROIS    PRIMITIFS 

Or,  la  peinture  de  Don:ito,  telle  qu'on  est 
présumé  la  connaître,  n'a  rien  à  voir  avec  celle- 
ci  ;  l'on  pourrait  tout  au  plus  relever  une  pa- 
renté d'âge,  car  ce  panneau  me  paraît  dater  non 
du  commencement  du  siècle,  mais  de  sa  fin. 

Quant  au  Domenico,  il  ne  subsiste  aucune 
œuvre  certaine  de  lui  que  l'on  puisse  rappro- 
cher du  portrait  de  Francfort.  Les  types  de  son 
seul  tableau  dont  l'authenticité  soit  sûre,  la 
Vierge  et  l'Enfant  de  la  galerie  des  Uflizzi  ne 
ressemblent  en  rien  à  celui  du  musée  Staedel. 
Il  est  impossible  d'ailleurs  de  juger  l'art  du  Do- 
menico à  Florence,  puisque  Vasari  nous  dé- 
clare que,  de  son  temps  même,  le  coloris  en 
était  si  altéré  qu'il  n'en  pouvait  parler. 

Enfin,  aucun  document,  aucune  présomp- 
tion même  qui  puisse  sembler  valide,  ne  per- 
mettent d'assigner  ce  panneau  à  Bartolommco 
di   Venezia,  à  cet  artiste  vagabond  que   l'on 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  24! 

sait  avoir  travaillé  en  1505  à  la  Cour  de  Fer- 
rare. 

En  fait,  si  l'on  y  réfléchit,  la  première  attri- 
bution donnée  à  cette  œuvre  par  M.  Thode  et 
reprise  depuis  par  M.  Téodor  de  Wyzewa, 
pourrait  être,  jusqu'à  un  certain  point,  plausi- 
ble. Ce  tableau  serait  d'Albert  Durer. 

Il  est  bien  certain  que  si  je  me  reporte  à 
d'autres  ouvrages  de  ce  maître,  si  je  considère, 
par  exemple,  ses  «  Joueurs  de  fifre  et  de  tam- 
bour »  du  Musée  de  Cologne,  je  dois  bien 
convenir  que  cette  peinture,  claire,  lisse,  très 
décidée,  n'est  pas  sans  analogie  avec  celle  de 
la  Florentine  du  Mein.  Si  je  recense,  d'autre 
part,  quelques-uns  de  ses  portraits,  je  trouve 
encore  de  vagues  similitudes  et  de  lointains 
rapports  entre  eux  et  celui  de  l'androgyne  de 
Francfort,   notamment  dans  le    portrait   de  la 

collection  Félix  de   Leipzig,   qui  nous  montre 

16 


2^2        TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

un  jeune  Albert  Durer  tenant  à  la  main  une 
fleur  et  nous  dévisageant  d'un  œil  énigmatique, 
dur  et  méfiant. 

Mais...  mais...  malgré  tout,  l'on  ne  décou- 
vre pas  dans  l'œuvre  toujours  un  peu  lourde  et 
en  même  temps  un  peu  sèche,  de  ce  peintre, 
un  tableau  d'aussi  désinvolte  et  d'aussi  large 
facture,  un  tableau  surtout  qui  dépasse,  comme 
celui  de  l'Institut  Staedel,  les  limites  des  cou- 
leurs et  des  lignes,  qui  soit  plus  que  de  l'art 
pictural,  proprement  dit.  Bien  qu'il  ait  séjour- 
né à  Venise,  Durer  n'a  pu  s'assimiler  l'âme  en 
putréfaction  de  l'Italie  de  son  temps.  Il  fallait 
un  italien,  \ivantà  la  Cour  de  Rome  et  fort 
dépravé  lui-même,  pour  réaliser  ce  chef-d'œu- 
vre de  la  Perversité  tranquille.  Ce  tableau  sent 
sa  caque  d'Italie  si  fort,  que  son  origine  alle- 
mande se  controuve. 

Sa  filiation  continue  donc  à  demeurer  dou- 


FRANXFORT-SUR-LE-MEIN  245 

leuse  ;  mais  si  le  nom  de  Durer  ne  s'impoie 
point,  celui  de  Venoziano  ne  se  justifie  pas 
davantage.  N'eùt-il  pas  été  dès  lors  plus  sage 
de  rien  innover  et  de  respecter  cet  anonymat 
dont  la  manie  allemande  de  tout  classifier  main- 
tenant ne  veut  plus. 

Mais  cette  discussion  ne  nous  aide  pas  à  com- 
prendre la  signification  de  cette  figure.  Pour- 
quoi cette  couronne  de  buis  et  ces  fleurs  ?  ont- 
elles  une  acception  particulière  ?  permettent- 
elles  de  deviner  les  desseins  du  peintre? non, 
car  le  symbolisme  n'est  ici  d'aucun  secours.  Ce 
buis  qui  ceint  si  bizarrement  le  turban  de  la 
coiffe  n'apporte,  par  les  allégories  qu'il  pour- 
rait exprimer,  aucun  renseignement  utile.  Il 
fut  dédié  par  le  Paganisme  à  Cybèle  parce  qu'il 
servait  à  confectionner  les  flûtes  dont  les  cris 
stridents  célébraient  les  fêtes  de  cette  déesse 
—  et,  dans  la  symbolique  chrétienne,  il  spéci- 


244        TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

fie  tour  à  tour  la  verdeur  de  la  foi  sincère,  les 
riches  et  les  saints. 

Et  nous  ne  sommes  pas  avec  ces  explications 
plus  avancés  qu'auparavant;  il  en  est  de  même 
des  fleurs.  L'anémone  personnifie  la  Vierge,  la 
marguerite  avère  la  pureté  ;  quant  à  l'ancolie, 
elle  simule,  dans  la  langue  populaire  des 
plantes,  la  folie,  à  cause  de  la  ressemblance  que 
présente,  avec  la  marotte  des  fous,  sa  fleur. 

Ajoutons  que  les  propriétés  de  ces  plantes  ne 
nous  décident  point  ;  la  marguerite  est  inoften- 
sive  ;  le  suc  rubéfiant  de  l'anémone  figure  dans 
le  codex  de  la  pharmaceutique  moderne  et  l'an- 
colie est  inscrite  dans  le  formulaire  magistral 
des  homœopathes  ;  mais  ces  fleurs  ne  sont  pas, 
à  vrai  dire,  délibérément  vénéneuses;  elles 
n'attestent  pas,  réunies  telles  qu'elles  sont,  un 
signe  de  danger  et  ne  nous  apprennent  rien  sur 
^es  projets  de  celle  qui  les  ofî"re. 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  245 

Ce  n'est  donc  pas  dans  les  détails  mais  dans 
l'ensemble  même  de  l'œuvre  qu'il  faut  chercher 
la  solution  de  l'énigme.  Y  réussit-on  ?  pas 
davantage.  A  examiner  cette  physionomie,  à  la 
scruter  de  près,  l'on  vient  à  penser  qu'elle  a 
l'air  d'une  sybille  avec  cette  coiffe  qui  fait,  en 
effet,  songer  à  certains  portraits  de  ce  genre  de 
prophétesses.  L'on  pourrait  également  augurer, 
si  la  couronne  était  de  verveine  ou  d'ache,  que 
ce  visage  serait  celui  d'une  jeune  sorcière,  mais 
l'androgyne  de  Francfort  tient  encore  plus  de 
la  princesse  de  théâtre  et  de  la  courtisane.  Son 
signalement  est  contradictoire  et  se  dément  ; 
tous  les  essais  que  l'on  tente  pour  établir  son 
identité  sont  vains  ;  mais  elle  nous  autorise, 
par  cela  même,  à  nous  complaire  dans  des  rêve- 
ries et  à  divaguer  en  de  fantaisistes  recherches 
devant  elle. 

Un  fait  est  certain,   elle  vécut,  pendant  la 


246        TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

Renaissance,  dans  cette  Italie  qui  fut  alors 
l'auge  de  toutes  les  luxures,  le  réservoir  de  tous 
les  crimes  ;  l'état  des  minuscules  provinces 
régies  par  des  despotes  dont  le  sadisme  s'exer- 
çait en  d'amoureux  supplices,  était  effroyable  ; 
tous  se  battaient,  mettaient  à  sac  avec  leurs 
troupes  de  condottieri  les  campagnes  et  les 
villes  ;  mais  le  triomphe  de  la  scélératesse,  l'a- 
pothéose de  l'ignominie  était  au  Vatican. 

Des  papes  se  succédaient,  turpides.  Le  calice 
qui  servait  d'urne  pour  les  bulletins  de  l'élection 
pontificale,  transélémentait  l'être  humain  dont 
le  nom  en  sortait  en  un  véritable  démon;  c'était 
la  transsubstantiation  opérée  par  la  voix  d'un 
Conclave,  une  messe  noire  d'une  espèce  spé- 
ciale, la  grand'messe  de  la  Simonie.  Sixte  IV, 
Innocent  VIII  étonnèrent  le  monde  par  leurs 
fourberies  et  leurs  forfaits,  mais  à  la  mort  de 
ce  dernier,  ce  fut  l'explosion  des  forces  con- 


FRANCFORT-SUR- LE-MEIN  247 

ccntréesdu  vieilEnfer.  A  force  de  marchandages 
et  de  brigues,  Rodrigue  Borgia  fut  élu  et  celui- 
là,  sous  le  nom  d'Alexandre  VI,  se  dressa,  tel 
que  le  prototype  de  Satan,  au  dessus  de  Rome; 
l'on  put  croire  à  l'incarnation  d'un  Contre- 
Messie,  à  la  naissance  d'un  Antéchrist. 

Et  nous  voici  très  probablement  arrivés  à 
l'époque  où  fut  peint  le  tableau  de  Francfort. 
Il  est  le  contemporain  des  Botticelli,  des  Fra- 
Filippo,  des  Ghtrlandajo,  des  Pérugin.  Il  y 
avait  beau  temps  alors  que  l'art  vraiment  mys- 
tique était  mort.  La  Renaissance  avait  remplacé 
l'inspiration  chrétienne  par  le  concept  charnel 
du  Paganisme.  Le  saut  en  arrière  avait  eu  lieu, 
et  pour  l'art  et  pour  les  mœurs.  Aux  colères 
parfois  brutes,  aux  vindictes  courtes  et  pressées, 
à  la  foi  juvénile,  à  la  ferveur  des  grands  enfants, 
des  âmes  simples  du  Moyen  Age,  s'étaient 
substitués  le  courroux  attentif  et  méchant,  le 


248        TROIS    ÉGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 


besoin  de  faire  souffrir,  le  désir  de  la  vengeance 
préparée  de  longue  main  et  lentement  dégustée. 
De  son  côté,  l'amour  paraissait  fade  s'il  res- 
tait naturel  et  ne  franchissait  pas  le  degré 
permis  des  parentés  ;  et  encore  fallait-il,  pour 
en  relever  le  goût,  le  faire  macérer  dans  une 
saumure  de  poisons,  dans  une  sauce  de  sang. 
En  se  raffinant,  la  scélératesse  de  l'Italie  s'était 
accrue.  Quant  à  Dieu,  il  continua  d'exister  pour 
donner  une  raison  d'être  au  Pape.  11  ne  compta 
plus  que  dans  les  cérémonies  de  l'Eglise,  qui 
servaient  à  maintenir  le  prestige  endommagé 
des  Pontifes.  Maintes  fois,  certainement,  à 
Rome,  dans  les  consistoires  des  cardinaux, 
Jésus  put  se  croire  encore  à  Jérusalem,  dans  le 
sanhédrin  des  princes  des  prêtres  et  des  scribes; 
et  le  fait  est  que,  ne  pouvant  le  crucifier  à  nou- 
veau, ils  se  vengèrent  sur  la  chair  très  pure  du 
Sacrement,   en    célébrant,   au    sortir  de   leurs 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  249 

orgies  et  de  leurs  meurtres,  des  messes  indignes. 
En  somme,  un  autre  monde  était  né,  avec 
la  Renaissance,  dans  les  langes  déterrées  de  la 
vieille  Rome  et  les  tableaux  commandés  par  des 
Papes  plus  épris  des  Bucoliques  de  Virgile  et 
des  gaudrioles  d'Horace  que  des  hymnes  de 
leur  bréviaire,  allièrent  le  plus  indécent  mé- 
lange de  Vénus  et  de  la  Vierge,  des  Amours  et 
des  Anges;  la  mythologie  se  confondit  avec  la 
Bible;  la  Vénus  de  Botticelli,  du  musée  de 
Berlin,  pour  en  citer  une,  a  la  même  physio- 
nomie, le  même  air  languissant  et  navré  que 
ses  Vierges  ;  c'est  la  même  femme  :  un  seul 
modèle  a  posé  pour  la  mère  du  Christ  et  pour 
la  fille  de  Jupin  ;  ses  anges  sont  des  pages  équi- 
voques, tels  que  les  appréciait  le  Pape  Ale- 
xandre VI  ;  c'est  d'un  art  exquis  mais  savam- 
ment pervers  dont  le  charme  laisse  à  l'âme  un 
arrière-goût,    cette   sorte   de    saveur  acre    et 


2)0        TROIS   EGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

sucrée  que  laissait  dans  la  bouche  la  cantarelîa, 
la  poudre  à  succession  des  Papes. 

A  rêvasser  devant  cette  fillette  de  Francfort, 
si  prête  à  délibérément  méfaire,  je  songe  forcé- 
ment au  Pape  Alexandre  VI,  à  cet  espagnol, 
père  de  nombreux  enfants  dont  un  né  de  son 
accouplement  avec  Lucrèce  Borgia,  sa  fille.  Il 
était  peu  lettré  mais  affreusement  lubrique  ; 
traître  et  méchant,  avare  et  cruel,  il  exhaussa 
encore  l'infamie  de  son  règne,  en  faisant  brûler 
vif  le  seul  homme  vraiment  admirable  de  son 
temps,  le  moine  Savonarole. 

Il  fut  complet;  et  c'est  en  l'envisageant,  c'est 
en  me  rappelant  sa  vie  que  le  portrait  de  la 
jeune  fille  s'anime  pour  moi  et  s'éclaire.  A  dé- 
faut de  documents,  un  détail,  celui  des  cheveux, 
si  spécial  dans  cette  œuvre,  me  sert  à  m'ima- 
giner  que  je  la  précise.  Trois  ans  avant  qu'il 
n'eût  coiffé  la  tiare,  Alexandre  Borgia,  qui  était 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  25 1 


alors  archevêque  de  Valence,  se  lassa  de  sa 
vieille  maîtresse,  la  Vanozza  Catanei,  et,  à  près 
de  soixante  ans,  il  s'éprit  d'une  enfant  de  quinze 
ans,  célèbre  dans  toute  l'Italie  par  la  magnifi- 
cence de  ses  cheveux  d'or,  Giulia  Farnese,  dite 
Giulia  la  belle  ;  le  frère  de  la  petite  s'employa 
comme  entremetteur,  reçut  en  échange  le  cha- 
peau rouge,  monta  plus  tard  sur  le  siège  de 
saint  Pierre,  régna  sous  le  nom  de  Paul  III  et 
fut  père  d'un  fils  dont  la  scélératesse  égala  pres- 
que celle  de  César  Borgia,  le  fils  d'Alexandre 
VI,  le  monstre. 

Qjaelle  fut  l'existence  de  cette  Giulia,  issue 
d'une  illustre  famille  et  qui  commença  la  fortune 
politique  des  Farnese  ?  elle  est,  ainsi  que  la 
Vanozza  dont  elle  suppléa  les  allégresses  fanées 
dans  le  lit  du  Pape,  restée  à  la  cantonade  de 
l'histoire.  Peut-être  aima-t-elle  ce  vieillard  dont 
le  Pinturicchio  a  peint  le  dégoûtant  portrait. 


232         TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

Imaginez  un  crâne  en  forme  d'œaf,  plaqué  de 
deux  escalopes  de  veau  en  guise  d'oreilles; 
avancez  entre  les  deux  outres  des  joues  un  gros 
nez  courbe  relié  par  des  rides  très  creuses  à  une 
bouche  porcine  et  vous  avez  l'homme.  Il  n'était 
guère  appétissant  pour  une  femme  et  il  demeu- 
rait quand  même  imposant  par  sa  vigueur  et  sa 
haute  stature.  L'âge  lui  avait  glacé  le  sang,  mais 
il  le  réchauffait  par  des  épices,  le  stimulait  par 
les  citrouilles  au  poivre  et  les  venaisons,  par 
des  plats  saupoudrés  de  safran  et  de  gingembre, 
arrosés  par  les  vins  volcaniques  de  l'Italie,  par 
les  vins  secs  de  l'Espagne.  Tels  étaient,  en  effet, 
les  boissons  et  les  mets  préférés  de  ses  repas  et 
cette  combustion  d'un  corps,  alimenté  par  des 
aphrodisiaques,  elle  apparaissait  dans  ses  yeux 
dont  les  flammes  noires  incendiaientles  femmes. 
On  sait  que,  jouant  le  rôle  d'un  évêque, 
Giulia  présidait  avec  Lucrèce,  près  du  Pape, 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  253 

aux  cérémonies  solennelles  de  l'Eglise  —  le 
concubinat,  d'un  côté,  l'inceste  de  l'autre  — 
elle  assistait  également,  après  les  offices,  aux 
priapées  et  commandait  à  ces  banquets  où  ce 
Vicaire  du  démon  jetait  à  des  courtisanes  nues 
des  châtaignes  pour  qu'elles  se  baissassent,  afin 
de  les  ramasser,  entre  des  flambeaux  allumés, 
posés  sur  le  marbre  du  sol.  Elle-même,  avec 
son  corps  de  garçonne,  pouvait  prétendre  aux 
alibis  et  varier,  tout  en  restant  femme,  les  me- 
nus du  Pape. 

L'on  se  figure  aisément  la  carie  de  cette  âme 
et  l'on  s'imagine  aussi  de  quelle  froide  rouerie 
elle  dut  user  pour  louvoyer  dans  cette  Cour 
où  l'on  risquait  sa  vie,  chaque  fois  que  l'on  se 
mettait  à  table  et  où  César  Borgia  exterminait, 
dans  les  bras  mêmes  de  son  père,  ceux  des  favo- 
ris du  Pape  qui  le  gênaient  ou  avaient  sim- 
plement cessé  de  lui  plaire. 


254         TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

Sa  vie  fut,  en  tout  cas,  agitée,  coîiime  celle 
de  son  maître.  Au  moment  où  Charles  VIII  en- 
vahit les  Etats  Pontificaux,  elle  prit  la  fuite  et 
fut  arrêtée  avec  son  escorte,  par  un  détache- 
ment français,  près  de  Viterbe  ;  mais  le  roi  de 
France,  dont  les  sens  fermentaient  pourtant  de- 
vant la  pétulance  des  beautés  italiennes,  n'osa 
la  voir  et  la  rendit,  moyennant  rançon,  au  Pape. 
La  fille  aux  cheveux  d'or  épouvanta  les  vices  de 
ce  libertin. 

Est-ce  elle  dont  nous  contemplons,  à  Franc- 
fort-sur-le  Mein,  Tirnage  ?  Rien  ne  le  prouve 
et  n'était  ce  détail  si  particulier  de  la  chevelure 
et  de  la  croix  épiscopale  pendue  dans  la  rainure 
de  la  gorge,  l'on  pourrait  affirmer  qu'il  n'existe 
aucun  motif  pour  que  cette  effigie  représente 
la  jeune  maîtresse  du  vieux  Pape.  Quelle 
qu'elle  soit,  elle  n'en  a  pas  moins  l'âme  d'une 
Giulia  et  elle  en  est  une  parente  plus  ou  moins 


FRAXCFORT-SUR-LE-MEIN  2)5 

éloignée,  avec  sa  mine  pas  bonne,  son  air  dé- 
fiant, son  corps  gracile  et  ses  seins  brefs  ;  elle 
est  charmante  et  elle  est  malsaine  ;  elle  dégage 
l'odeur  vireuse  des  plantes  à  fleurs  vertes,  des 
plantes  à  craindre  :  elle  est  de  coupe-gorge  et 
elle  est  de  vénéfice.  Avec  ses  prunelles  si  gla- 
cialement  claires  et  sa  petite  moue  méchante, 
elle  surgit,  telle  qu'une  Circé,  ne  laissant  aux 
amoureux  qu'elle  provoque  que  deux  alterna- 
tives, celle  de  l'étable  et  celle  de  la  tombe. 

Dans  la  même  salle,  sur  un  mur  voisin, 
est  exposé  un  tableau  célèbre  de  Botticelli,  dé- 
signé sous  le  nom  de  Simonetta  Vespucci,  la 
maîtresse  de  Julien  de  Médicis  ;  ce  portrait,  très 
beau,  du  reste,  est  fade,  sans  au-delà,  sans  vie, 
en  comparaison  de  celui-ci. 

Malgré  son  costume  magnifique,  ses  cheveux 
enroulés  de  cordons  de  perles  et  de  rubans 
roses  et  surmontés  d'une  aigrette  de  plumes  de 


256         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

héron,  malgré  le  charme  du  visage,  au  front 
découvert,  aux  grands  yeux,  à  la  bouche  volup- 
tueuse, au  nez  long,  qui  serait  aquilin  s'il  ne  se 
retroussait,  un  tantinet,  du  bout,  Simonetta  a 
dans  la  ph3^sionomie  quelque  chose  de  hagard 
et  de  bête;  elle  est  jolie  mais  elle  est  vide,  di- 
gnement accouplée  d'ailleurs  à  ce  bellâtre  de 
Julien,  qu'un  portrait  du  Musée  de  Berlin  nous 
montre  sous  l'aspect  d'une  sorte  de  François  P', 
d'une  fatuité  extraordinaire  et  d'une  suffisance 
de  sottise  rare.  Simonetta  en  acceptant  que  ce 
soit  elle,  et  l'on  en  peut  douter,  car  une  autre 
effigie  du  musée  de  Berlin,  qui  la  reproduit 
également  de  profil,  n'admet  avec  celle-ci  au- 
cune ressemblance  —  est  en  présence  de  l'ano- 
nyme fillette  de  Francfort,  pot-au-feu,  bonne 
femme,  sans  phosphore  et  girofles,  sans  can- 
tharides  ;  elle  n'a  même  pas  les  ardeurs  de  lu 
poitrinaire   qu'elle  fut  de  son  vivant,  car  elle 


FR  ANCFORT-SUR-LE-MEIN  257 

est  grasse  et  douillette    et  le  feu   de  ses  pru- 
nelles est  tiède. 

Si  nous  récapitulons  maintenant  les  indica- 
tions de  la  carte  routière  des  vices  que  décèle 
le  panneau  du  musée  Staedel,  nous  pouvons 
conclure  que  la  pseudo  Giulia  résume,  à  elle 
seule,  toute  la  férocité  de  la  luxure  et  tous  les 
sacrilèges  de  la  Renaissance.  Cette  créature  qui 
tient,  je  le  répète,  de  la  sybille  et  de  la  sorcière, 
de  la  courtisane  et  de  la  bayadère,  concentre 
dans  sa  tenue,  dans  son  regard,  les  infernales 
manigances  des  principats  Italiens  et  de  la 
Rome  païenne  des  Papes.  Elle  est  réellement 
plus  qu'une  femme,  plus  même  que  l'illusoire 
Papesse  Jeanne^  l'incarnation  de  l'Apostoline 
à  laquelle  Lucifer,  parodiant  l'Evangile,  a  dit 
par  trois  fois  :  «  Pais  mes  boucs  ».  Elle  est 
celle  qu'assistait  dans  les  consistoires  des  car- 
dinaux simoniaques,  l'Esprit  du  Mal  ;  elle  est 

17 


258         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS  PRIMITIFS 

un  symbole,  le  symbole  des  hontes  de  la 
Papauté,  le  symbole  échoué  à  Francfort,  dans  la 
ville  même  qui  sonne  aujourd'hui  la  curée  de 
l'Eglise,  entre  les  mains  des  Juifs. 

Après  la  démone,  sauvée  de  l'oubli,  par  l'im- 
mense talent  d'un  inconnu  qui  sut  enclore,  en 
un  carré  de  peinture,  les  diaboliques  séductions 
d'une  très  ancienne  larve,  la  Vierge  du  maître 
de  Flémalle  resplendit,  claire,  elle  aussi,  sur  la 
paroi  voisine  d'une  autre  salle. 

Ici  encore,  nous  nous  trouvons  en  face  d'un 
cas  exceptionnel,  en  face  d'une  œuvre  qui  va 
plus  loin  que  la  peinture  proprement  dite  et 
qui,  au  rebours  de  la  petite  satané  florentine, 
nous  transporte  dans  cet  au-delà  divin  que  si 
peu  de  peintres  connurent.  La  critique  d'art  n'a 
presque  plus  rien  à  voir,  avec  elle  ;  la  Vierge 
relève  surtout  du  domaine  de  la  liturgie  et  de 
la  mystique.   Sa  place   ne  serait  que  dans  une 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  259 

église,  avec  un  prie-dieu  pour  s'agenouiller 
devant  ;  et  le  fait  est  que  l'on  a  plus  envie,  en 
la  regardant,  de  joindre  les  mains  que  de 
prendre  des  notes  ! 

Mais  d'abord  qu'est  ce  maître  de  Flémalle 
dont  j'ai  déjà  parlé,  à  propos  d'une  Nativité  du 
Musée  de  Dijon,  dans  «  l'Oblat  »  ? 

Il  y  a  de  cela  quelques  années  plusieurs 
chercheurs,  entre  autres  M.  Hugo  Von  Tschudi, 
Directeur  de  la  «  National  Gallerie  »  de  Berlin, 
furent  amenés  à  préciser  qu'un  peintre  flamand, 
d'une  allure  très  particulière,  avait  vécu  à 
Tournai,  en  même  temps  que  Roger  Van  der 
Weyden,  sous  le  nom  duquel  étaient  catalo- 
guées ses  œuvres.  M.  Von  Tschudi  confronta 
divers  tableaux  de  cet  inconnu,  classés  dans  des 
collections  particulières  et  les  musées  de  Bru- 
xelles, de  Berlin,  de  Dijon  et  parvint  à  établir 
leur  étroite  filiation  avec  les  deux  volets  d'un 


200         TROIS   ÉGLISES  ET  TROIS  PRIMITIFS 


retable  perdu,  une  sainte  Véronique  et  une 
Vierge  logées  à  l'institut  Staedel  de  Franc- 
fort et  provenant  de  la  maison  des  cheva- 
liers de  Jérusalem,  située  à  Flémalle,  près  de 
Liège. 

Il  désigna  sous  le  nom  de  cette  localité 
l'auteur  de  ces  différents  panneaux  baptisé  jus- 
qu'alors de  maître  de  Mérode,  à  cause  d'une 
Annonciation  que  l'on  avait  reconnu  lui  appar- 
tenir et  qui  figurait  dans  la  galerie  de  la  com- 
tesse de  Mérode,  à  Bruxelles  —  et  cette  no uvelle 
appellation  a  prévalu. 

La  certitude  que  le  maître  de  Flémalle  n'est 
pas,  comme  le  soutient  encore  un  autre  critique 
allemand,  M.  Firmenich-Richartz,  Roger  Van 
der  Weyden  jeune  ne  me  paraît  pouvoir  faire 
aucun  doute.  Malgré  certaines  ressemblances 
qui  se  rencontrent  d'ailleurs  chez  presque  tous 
les  peintres  de  cette  époque,  les  différences  sont 


FRANCFORT-SUR- LE-MEIN  26 1 

telles  qu'en  dépit  de  toutes  les  discussions,  elles 
s'imposent. 

Outre  un  type  de  Vierge  très  spécial  et  un 
Enfant  Jésus,  plus  éveillé  et  moins  gringalet 
et  moins  chétif  que  ceux  de  Roger  Van  der 
Weyden,  certains  choix  de  coloration  dans  les 
blancs,  dans  les  bleutés  et  dans  les  gris,  le 
parti-pris  même  du  dessin  qui  se  refuse  aux 
trop  volontaires  allongements  des  corps  et  à  la 
trop  grande  roideur  des  contours,  de  petits 
détails  typiques,  tels  que  les  coiffes  orientales 
de  ses  femmes  et  la  bizarrerie  de  ses  auréoles 
suffisent  pour  permettre  de  le  classer,  parmi  les 
artistes  de  son  temps,  très  à  part. 

Mais  quel  est-il  ?  des  recherches  opérées  en 
Belgique  par  M.  Georges  Hulin,  professeur  à 
l'Université  de  Gand,  il  pourrait  résulter  que 
le  maître  de  Flémalle  serait  un  peintre  du  nom 
de  Jacques  Daret  qui  fut,  en  même  temps  que 


2  02         TROIS   ÉGLISES    ET   TROIS    PRIMITIFS 

Roger  Van  der  Wej'^den,  l'élève  d'un  maître  de 
Tournai,  Robert  Campin. 

Ainsi  que  je  le  notais  dans  «  TOblat  »,  ce 
Jacques  Daret,  sur  lequel  les  renseignements 
qui  valent  sont  quasi  nuls,  aurait  été  employé 
aux  décorations  de  la  fête  de  la  Toison  d'Or  et 
des  noces  de  Charles  le  Téméraire;  et  il  y 
gagnait  27  sols  par  jour  aux  entremets.  Il 
avait  un  frère  également  peintre,  David,  origi- 
naire comme  lui  de  Tournai,  qui  fut  son  dis- 
ciple et  reçut,  en  1449,  le  titre  de  peintre  et 
valet  de  chambre,  aux  honneurs,  de  Philippe 
le  Bon.  Si  nous  ajoutons  maintenant,  d'après  le 
chanoine  Dehaisnes,  que  Jacques  Daret,  reçu 
à  la  maîtrise  à  Tournai,  en  1432,  fut  nommé 
prévôt,  le  jour  même  de  sa  réception  à  la  con- 
frérie, et  si  nous  mentionnons  avec  M.  Georges 
Hulin  qu'il  dessina  des  cartons  de  tapisseries 
pour  Jean  du  Clercq,  abbé  de  Saint-Vaast,  et 


FRAXCFORT-SUR-LE-MEIN  263 

tint  un  atelier  d'enluminure  où  fut  admis,  en 
1438,  un  élève  du  nom  d'Eluthère  Du  Prêt, 
nous  aurons  épuisé,  je  crois  bien,  la  somme 
des  plus  importantes  informations  recueillies 
sur  son  compte,  car  je  ne  pense  pas  qu'il  y  ait 
à  s'occuper  des  assertions  fantaisistes  consignées 
par  M.  Bouchot  dans  le  catalogue  de  l'exposition 
des  Primitifs  français,  au  Pavillon  de  Marsan. 

Voulant,  à  tout  prix,  inventer  des  Primitifs 
français,  il  affirme  —  sans  fournir  aucune  preuve, 
du  reste  —  que  le  maître  de  Flémalle  relève 
de  l'Ecole  d'Arras  —  et  il  ajoute  qu'il  a  subi 
l'influence  des  artistes  français,  qu'il  a  vécu 
entre  1425  et  1450  dans  l'Artois  et  qu'il  est 
peut-être  même  venu  à  Paris. 

L'on  se  demande  de  quels  artistes  français  — 
lesquels  étaient  à  cette  époque  des  élèves  ou 
des  imitateurs  des  Flamands  ou  des  Italiens  — 
le  maître  de  Flémalle  a  bien  pu  s'inspirer  ?  des 


204         TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

enlumineurs  qui  illustrèrent  les  «  très  riches 
heures  »  du  Duc  de  Berry,  actuellement  au 
musée  de  Chantilly,  répond  M.  Bouchot. 

Or,  il  a  été,  si  je  ne  me  trompe,  démontré 
par  M.  Léopold  Dehsle  que  les  miniatures  de  ce 
manuscrit  étaient,  pour  la  plupart,  l'œuvre 
de  Pol  de  Limbourg  et  de  ses  frères  et  je  ne 
vois  pas  dès  lors  ce  que  l'art  français  peut  bien 
avoir  à  démêler  dans  cette  affaire,  puisque  les 
frères  de  Limbourg  étaient  non  des  Français  mais 
des  Flamands. 

Mais  laissons  ces  turlutaines  patriotardes,  et 
si  l'assimilation  de  Jacques  Daret  et  du  maître 
de  Flémalle  est  exacte  —  et  jusqu'à  nouvel 
ordre  et  en  dépit  d'une  certitude  qui  fait  abso- 
lument dcfiut —  on  peut  cependant  l'accepter, 
car  elle  est  consentie  dans  le  catalogue  des  Pri- 
mitifs de  Bruges  par  M.  James  Weale  dont  les 
travaux  sur  les  Primitifs    néerlandais   sont,  à 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  265 

l'heure  actuelle,  les  plus  certains,  avouons  qu'il 
devient  facile  d'expliquer  les  ressemblances  que 
présentent  les  œuvres  de  Roger  Van  der  Wey- 
den  et  de  Jacques  Daret,  puisqu'ils  ont  suivi, 
tous  deux,  les  cours  du  même  maître  et  ont 
exécuté  des  tableaux  similaires,  sur  des  don- 
nées et  d'après  des  procédés  pareils. 

Ce  qui  restait  à  connaître,  c'est  ce  que  l'un 
et  l'autre  ont  emprunté  au  maître  commun  ; 
mais,  ici,  les  preuves  manquent.  Aucun  pan- 
neau ne  subsiste  de  ce  Robert  Campin  que 
nous  savons  simplement,  d'après  les  registres 
delà  Corporation  de  Saint-Luc,  à  Tournai,  avoir 
ciselé  et  peint  une  châsse,  en  1425,  en  cette 
année  même  où  Roger  Van  der  Weyden  en- 
trait dans  son  atelier,  comme  élève,  puis,  après 
avoir  été  banni,  en  1432,  pour  une  année,  de 
la  dite  ville  de  Tournai,  à  cause,  porte  la  sen- 
tence,   «  de  la  vie  ordurière  et  dissolue  qu'il 


266         TROIS   ÉGLISES   ET  TROIS   PRIMITIFS 

menait  depuis  longtemps,   lui  homme  marié, 
avec  Laurence  Polette  » . 

Peut-on  présumer  au  moins  que  Van  der 
Weyden  et  Daret,  dans  ces  similitudes  de  cer- 
tains personnages  qui  s'imposent,  ont  reproduit 
le  type  inventé  par  leur  patron  ?  c'est  fort  pos- 
sible. A  cette  époque  le  plagiat  entre  gens  qui 
se  considéraient  tels  que  des  artisans,  n'existait 
pas;  l'on  se  prêtait  tout  naturellement  une  fi- 
gure qui  avait  plu  ;  et  cela  est  si  vrai  que  le 
saint  Joseph  de  la  Nativité  de  Berlin  a  été,  avec 
à  peine  une  variante,  repris  par  Memlinc  dans 
son  Adoration  des  Mages,  de  l'hospice  Saint- 
Jean,  à  Bruges,  et  que  je  le  retrouve  également, 
avec  le  même  visage,  la  même  attitude,  le 
même  geste  de  la  main  abritant  une  bougie, 
dans  la  Nativité  du  maître  deFlémalle,  à  Dijon. 
QjLie  Memlinc  ait  pastiché  Roger  Van  der  Wey- 
den dont  il  fut  le  disciple,  cela  se  conçoit,  mais 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  267 

OÙ  Roger  Van  der  Weyden  et  Jacques  Daret 
ont-ils  copié  leur  Saint  Joseph  ?  l'ont-ils  pris 
l'un  à  l'autre  ou  tous  deux  à  leur  maître,  Ro- 
bert Campin  ? 

Ce  sont  là  des  devinettes  d'autant  plus  inso- 
lubles que  s'il  était  avéré  que  ce  type  de  Saint 
appartenait  à  Campin,  l'on  pourrait  se  deman- 
der si,  de  son  côté,  il  ne  l'avait  pas  acquis  de 
son  maître  qui,  lui-même,  aurait  pu  l'imiter 
d'un  autre  et  ainsi  de  suite.  Le  fait  n'est  donc 
à  rappeler  que  pour  témoigner  combien  il  est 
difficile  de  juger  les  œuvres  des  Primitifs  et 
d'assigner,  en  se  basant  sur  l'attitude  et  la  phy- 
sionomie de  certains  personnages,  tel  tableau 
à  tel  ou  tel  peintre. 

Et  cette  observation  n'est  pas  inutile,  je  crois, 
à  propos  de  l'artiste  de  Fiémalle  ;  depuis  qu'il 
a  été  découvert,  l'on  commence  à  lui  attribuer 
tous  les  volets  abandonnés,  tous  les  retables 


268  TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

orphelins  des  Flandres;  sa  paternité  s'étend 
plus  que  de  raison  et  il  devient  nécessaire  d'être 
défiant. 

Ainsi,  négligeant  toute  une  série  plus  ou 
moins  reconnue,  voire  même  la  descente  de 
croix  de  l'Institut  royal  de  Liverpool  qui  figu- 
rait à  l'exposition  de  Bruges  et  n'était,  au  de- 
meurant, qu'une  peinture  froide,  aux  contours 
gravés,  ne  m'arrêterai-] e  qu'à  ceux  de  ses  ou- 
vrages qui,  à  cause  même  du  type  de  la  ma- 
done, de  certains  détails  particuliers  et  surtout 
de  la  forme  expressive  du  dessin  et  du  choix 
des  tons,  sont  pour  moi  résolument  sûrs. 

M'en  tenant  donc  à  la  Vierge  si  personnelle 
de  la  collection  de  Somzée  (i),  toute  en  front 
et  en  nez,  avec  un  visage  osseux  et  court  du 


(i)  Cette  Vierge,  qui  appartient  maintenant  h 
M.  George  Salting,  a  figuré  aux  expositions  des  Pri- 
mitifs de   Bruges  et  de  Paris. 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  269 

bas,  à  la  délicieuse  Vierge  du  Musée  d'Aix  qui, 
en  plus  Jeune  et  plus  joli,  sans  ce  côté  de  mé- 
gacéphale,  lui  ressemble,  au  tableau  de  Dijon, 
dans  lequel  je  retrouve  les  traits  et  la  coiffe  de 
la  Véronique  de  Francfort,  je  me  dis  que,  tout 
en  étant  évidemment  du  même  peintre,  la 
Vierge  de  l'institut  Staedel  est  tout  à  fait  diffé- 
rente de  ces  autres  peintures. 

Elle  varie,  moins  au  point  de  vue  de  l'exécu- 
tion et  au  point  de  vue  de  l'art  qu'au  point  de 
vue  de  la  piété,  au  point  de  vue  de  l'âme.  Entre 
la  Madone  allait-int  l'Enfant  Jésus  de  la  galerie 
de  Somzée  et  la  Madone  allaitant  l'Enfant  Jésus 
du  musée  de  Francfort,  l'abîme  est  tel  qu'il  a 
fallu  un  coup  de  la  Grâce  pour  le  combler.  A 
parler  franc,  il  y  a  entre  ces  deux  Vierges  la 
différence  qui  s'avère  entre  une  matrone  pieuse 
et  riche,  très  fière  d'occuper  un  prie-dieu  de 
choix  dans   son  église   et  une   sainte,   vivant 


270         TROIS   EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

de    la    vie   contemplative,   dans    un    cloître. 

Jusqu'ici,  en  effet,  ses  Vierges  m'étaient 
apparues,  ainsi  que  de  fastueuses  bourgeoises 
des  Flandres,  jouant  la  distinction,  s'observant 
devant  le  visiteur  et  il  résultait  pour  moi,  de  ce 
besoin  d'attirer  l'attention,  une  certaine  affé- 
terie, une  certaine  gêne;  c'était  de  la  peinture 
à  simagrées  charmantes,  de  Tart  frêle  et  maniéré, 
mais  ce  n'était,  au  demeurant,  que  de  la  peinture . 

Or,  ici,  tout  change.  Cet  homme  si  inférieur 
à  Roger  Van  der  Weyden,  en  tant  que  mys- 
tique, devient  subitement  son  égal,  le  précède 
presque.  Toute  cette  partie  divine  qui  ne  s'ap- 
prend pas,  qui  est  hors  et  au-dessus  des  couleurs 
et  des  lignes,  cette  effluence  de  la  prière,  cette 
projection  de  l'âme  épurée  qui  se  fixe  sur  un 
panneau  de  chêne  —  et  si  l'on  sait  pourquoi, 
l'on  ignore  comment—  jaillissent  soudain  dans 
le  volet  isolé  de  Francfort. 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  27 1 

Ce  n'est  plus  le  Jacques  Daret,  appliqué  et 
bizarre,  rigide  et  pieux,  c'est  un  autre  homme, 
pris  aux  moelles  de  l'âme  et  qui  s'élève  dans 
l'ardeur  de  ses  désirs  au-dessus  de  lui-même, 
sur  les  cimes  de  la  Mystique,  en  plein  ciel. 

Fut-il  donc,  avant  que  d'entreprendre  ce 
retable,  purifié  par  des  peines  intérieures, 
éprouva-t-il,  en  ses  aîtres,  le  travail  secret  des 
Sacrements  ?  qui  le  saura  !  —  ce  qui  est  certain, 
c'est  que  son  art,  resté  jusqu'alors  et  peut-être 
après,  à  ras  de  terre,  s'essora;  l'on  peut  presque 
suivre  l'envol  de  cette  âme  dont  l'image 
demeure  conservée  dans  le  miroir  de  son  œuvre. 

Il  fallait,  en  effet,  cet  influx  de  la  Grâce  pour 
réaliser  ce  tableau  qui  est,  en  son  genre,  unique, 
car  jamais  la  Maternité  divine  n'avait  atteint 
cette  grandeur  familière  ;  jamais  encore  peintre 
n'avait  plus  douloureusement  et  plus  délicate- 
ment exprimé,  pour  les  années  de  l'Enfance  du 


272         TROIS    EGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

Christ,  la  souffrance  de  la  Mère  en  attente  d'un 
avenir  qu'elle  redoute,  d'un  avenir  qu'elle  sait. 

C'est  quelque  chose  comme  le  «  Stabat 
Mater  »  de  l'Enfance. 

Cette  Vierge,  de  stature  naturelle,  debout, 
l'Enfant  en  ses  bras,  se  détache,  dans  un  cadre 
tout  en  hauteur,  sur  le  fond  quasi-japonais  d'une 
tenture  d'un  vermillon  léger  brodée,  en  un  or 
pâli,  d'étoiles  de  mer  rayonnant  dans  des 
cercles  et  d'animaux  fabuleux,  au  corps  mou- 
cheté, à  la  fice  presque  humaine,  aux  pattes 
onglées  de  griffes,  au  chef  planté,  en  guise  de 
cornes,  de  radicelles,  des  animaux  mâtinés  de 
fauve  et  de  ruminant,  des  sortes  d'hippocen- 
taures  léopardés,  de  bêtes  héraldiques  issues  de 
la  zoologie  du  Moyen-Age  et  du  blason. 

Marie  est  drapée  dans  un  ample  manteau 
blanc,  fleuronné,  çà  et  là,  d'un  frottis  d'or  et 
vêtue,  en  dessous,  d'une  robe  grise.   Elle  est 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIX  273 

assez  étrangement  coiffée  de  voiles  tuyautés  sur 
les  bords  et  festonnés  de  petites  ruches  sous 
lesquelles  rampe  une  épaisse  torsade  de  cheveux 
dont  le  blond  mouvant,  tour  à  tour  s'éclaircit  et 
se  fume.  La  tête  est  cernée  d'une  auréole,  mais 
celle-là  ne  ressemble  pas  aux  nimbes  singuliers 
des  Madones  de  la  collection  de  Somzée  et  du 
Musée  d'Aix  dont  l'une  est  un  van  d'osier  et 
l'autre  une  gerbe  de  tiges  d'or  qui  s'arrondit 
ainsi  que  la  roue  d'un  paon.  Celle-ci  se  com- 
pose simplement  d'un  cercle  d'or,  travaillé  au 
repoussé  et  serti  de  pierres. 

La  figure  est  inouïe  de  souffrances  refoulées 
et  de  tendresse  contenue  ;  les  yeux,  ouverts  en 
boutonnière,  un  peu  retroussés  dans  les  coins, 
sont  baissés  ;  la  bouche  fraîche  est  close,  le 
menton,  gras  et  charmant,  se  troue  d'une  fos- 
sette, mais  tous  les  mots  s'évaporent  ;  nul  ne 

peut  exprimer  l'adorable  bonté  de  ces  lèvres  et 

18 


274        TROIS    EGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

l'inconsolable  détresse    de    ces    grands    yeux. 

Elle  n'est  nullement  incorporelle,  ni  émaciée, 
ni  filisée,  telle  que  tant  de  Madones  de  Primi- 
tifs ;  elle  est  grasse  et  elle  est  forte  ;  elle  n'est 
pas  non  plus  une  jeune  fille,  mais  bien  une 
jeune  mère  et  le  sein  mol  et  gonflé  de  lait  dont 
l'Enfant  tient  la  pointe  dans  sa  bouche,  n'essaie 
pas  de  donner  le  change  et  de  restreindre  la 
faconde  de  la  maternité,  en  la  ramenant  au 
laconisme  des  vierges,  à  l'élégante  concision 
des  attraits  neufs. 

Elle  est  une  vraie  femme,  très  jolie,  très 
noble,  malgré  la  robustesse  de  sa  complexion, 
très  praticienne  par  la  finesse  de  ses  traits  et  la 
svelte  maigreur  de  ses  longs  doigts, 

Le  peintre  n'a  donc  pas  sacrifié  au  procédé 
d'un  amenuisement  facile  pour  suggérer  l'idée 
de  la  Divinité;  il  n'a  pas  éludé  les  proportions 
terrestres  des  contours  et,  tout  en  demeurant 


FRAKCFORT-SUR-LE-MEIX  275 


le  réaliste  le  plus  exact,  il  n'en  a  pas  moins 
réussi  à  peindre  une  temme  qui,  n'eût-elle 
aucun  halo  autour  du  chef  et  aucun  Enfant 
nimbé  dans  les  bras,  ne  peut  être  une  autre  que 
la  Vierge  Mère,  que  la  Corédemptrice  d'un 
Dieu. 

Certes,  il  semblait  qu'après  cet  admirable 
Roger  Van  der  Weyden  dont  la  Vierge  de  la 
Nativité  de  Berlin  ei  la  Vierge  en  prière  du  po- 
lyptique  de  l'hôpital  de  Beaune  sont  des  êtres 
vraiment  célestes,  tout  était  dit  et  que  la  pein- 
ture mystique  serait  à  jamais  réduite  à  se  ré- 
péter, sans  monter  d'un  coup  d'aile  plus  haut  ; 
mais  non,  ici  elle  plane  à  des  altitudes  plus 
élevées  peut-être;  en  tout  cas,  la  même  gran- 
deur surnaturelle  s'atteste  et  elle  est  obtenue 
avec  plus  de  simplicité  s'il  se  peut  et  moins 
d'effort.  La  mélancolique  grâce  des  Vierges  de 
Memlinc  suppose  également  l'câme  d'un  artiste 


276        TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

avancé  dans  les  voies  de  la  Perfection,  mais, 
lui,  me  paraît,  en  comparaison,  plus  féminisé, 
plus  usant  d'artifices,  plus  pieusement  roué,  si 
l'on  ose  dire. 

Et  le  curieux,  c'est  que  —  dans  ses  autres 
œuvres  —  le  maître  de  Flémalle  est  justement 
celui  que,  l'on  pourrait,  bien  plus  que  Memlinc 
et  surtout  que  Roger  Van  der  Weyden,  accuser 
de  maniérisme  et  de  ruse  ! 

La  vérité  est  que  nous  sommes,  avec  ce  ta- 
bleau de  Francfort,  en  face  d'un  cas  isolé,  dans 
un  ensemble  à  peine  connu  et  que  cette  Madone 
se  rapproche  plus  que  celles  de  la  collection 
de  Somzée  et  des  musées  de  Dijon  et  d'Aix,  des 
Vierges  de  Roger  Van  der  Weyden.  Ne  serait- 
il  pas,  dès  lors,  imprudent  de  comparer  ces 
peintres  entre  eux  et  de   conclure? 

Mais  au  fait,  cette  Vierge  et  ce  bambin  éveillé 
et  charmant  dans  sa  longue  robe  bleue  et  qui, 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  277 

entendant  du  bruii,  s'interrompt  de  téter,  tandis 
que  la  Mère  le  serre  plus  étroitement  contre 
son  giron,  comme  si  elle  n'ignorait  pas  le  sens 
de  cette  rumeur  de  l'avenir  qu'il  écoute,  à  quel 
moment  de  leur  vie  le  peintre  les  a-t-il  repré- 
sentés ? 

L'immense  tristesse  de  Marie  est  celle  d'une 
Vierge  des  mystères  douloureux. 

Des  mystères  douloureux  de  l'Enfance,  alors  ; 
l'on  en  compte  trois  :  la  prophétie  de  Siméon, 
la  fuite  en  Egypte  et  l'absence  des  trois  jours, 
consignée  dans  l'Evangile  de  saint  Luc. 

Or,  au  moment  où  nous  sommes,  Jésus  est 
assez  âgé  pour  que  la  visite  de  Siméon  soit  de- 
puis quelque  temps  déjà  un  fait  accompli  ;  et  il 
n'est  pas  néanmoins  assez  grand  pour  chemi- 
ner seul  et  aller  prêcher  dans  le  Temple  ;  la 
scène  se  précise  donc  ;  l'instant  choisi  par  le 
maître  de  Flémalle  est  celui  qui  précède  le  dé- 


278         TROIS    ÉGLISES   ET   TROIS  PRIMITIFS 

part  pour  l'Egypte.  Peut-être  alors  la  fille  de 
Joachimse  trouve-t-elle  encore  dans  cette  grotte 
que  les  Légendaires  du  Moyen  Age  nous  dé- 
peignent, parée  des  somptueuses  tentures  lais- 
sées par  les  Rois  Mages  et  tapissée,  de  même 
que  dans  ce  tableau,  de  touffes  de  marguerites 
et  de  violettes,  de  toute  une  carpette  de  très 
douces  fleurs. 

Ce  qui  est,  en  somme,  certain,  c'est  qu'en 
étreignant  si  ardemment  son  Fils,  elle  songe 
aux  futures  années  dont  la  venue  la  déses- 
père. 

Elle  fut,  en  effet,  pendant  toutes  les  heures 
de  son  existence,  Celle  qui  attendit  les  catas- 
trophes ;  elle  vécut  sous  l'emprise  de  l'idée  fixe 
et  il  faut  vraiment  que  l'attente  d'un  malheur 
que  l'on  sait  inéluctable  soit  l'un  des  plus  atroces 
supplices  que  puisse  subir  la  nature  humaine, 
puisqu'il  fut  celui  infligé  à  notre  Mère  ;  et  elle 


FRANCFORT-SU  R-LE-MEIN  279 

n'eut,  en  ce  genre  de  martyre,  aucun  répit. 
Quand  le  sacrifice  du  Calvaire  fut  consommé, 
elle  repartit  dans  la  voie  têtue  des  larmes  ; 
elle  dut  encore  attendre  ici-bas  que  la  mort  con- 
sentît enfin  à  la  réunir  à  son  Fils. 

Notre-Dame  de  l'Attente,  ne  serait-ce  pas  le 
titre  réel  de  cette  oeuvre  ? 

Dans  ce  panneau  de  Francfort  où  la  vie  de 
Jésus  s'annonce  à  peine,  ne  voit-elle  pas,  au 
loin,  sa  marche  lente  aboutir  à  ce  mont  sur  le 
sommet  duquel  se  dresse  l'arbre  à  deux  bran- 
ches qui  a  perdu  ses  autres  rameaux  et  toutes  ses 
feuilles  et  qui  pousse  cependant,  quand  même, 
au  milieu  et  au  bas  de  son  tronc  sec  et  au  bout 
de  chacune  de  ses  deux  branches  mortes,  des 
fleurs  de  blessures,  des  touffes  de  sang  ? 

Si  nous  raisonnons  humainement,  l'acuité  de 
la  torture  de  Marie  fut  effroyable,  car  il  n'était 
pas  un  épisode  de  Fenfance  du  Messie  qui  n'ag- 


28o        TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

gravât  en  elle  la  certitude  du  malheur,   qui  ne 
ravivât  la  plaie. 

La  profession  même  de  charpentier  qu'exer- 
çait Joseph  semblait  choisie  pour  lui  susciter  le 
permanent  rappel  de  ses  maux  ;  lorsque,  par 
esprit  d'imitation  et  pour  s'amuser,  l'Enfant 
s'apprenait  à  planter  des  clous  dans  des  planches, 
ne  se  disait-elle  pas  que  ce  jeu  se  retournerait, 
un  jour,  contre  lui  et  que  ces  clous  s'enfon- 
ceraient dans  ses  pieds  et  perceraient  ses  mains; 
la  vision  des  bras  tendus  sur  la  croix  ne  s'im- 
posait-elle pas  aussi  quand,  Jésus,  courant  au- 
devant  d'elle,  les  ouvrait  tout  grands  pour 
l'embrasser,  car  le  mouvement  était  le  même. 
Pouvait-elle  alors  considérer  comme  inofïensive 
cette  matière  du  bois  qui  obéissait  à  Joseph  et 
les  aidait  à  vivre  ?  ne  savait-elle  pas,  en  effet, 
qu'après  avoir  contribué  dans  l'Eden  à  parfaire 
l'égarement  de  la  pauvre    Eve,    ce  bois  allait 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  28 1 

encore  s'associer  aux  furies  démoniaques  des 
Juifs,  en  servant  d'instrument  de  supplice  à  son 
Fils,  lorsqu'il  aurait  grandi  ? 

Comment  échapper  à  ces  obsessions,  puis- 
qu'elle ne  pouvait  oublier  l'implacable  prophé- 
tie de  Siméon  ? 

Il  est  impossible  aussi  qu'accablée  par  l'atroce 
fixité  de  ces  visions,  elle  n'ait  pas,  quelquefois, 
et  pour  l'Enfant  et  pour  Elle-même,  souhaité 
que  Jésus  fût  homme  et  que  le  moment  de 
l'épouvantable  échéance  ne  fût  venu  ;  car  en- 
lin,  elle  savait  qu'après  sa  mort,  il  ne  pourrait 
plus  souffrir  et,  si  humble  qu'elle  fût,  elle  ne 
pouvait  non  plus  ignorer  qu'Elle-même,  après 
avoir  achevé  sa  tâche,  le  posséderait  à  jamais 
dans  l'Etemité  bienheureuse,  trônant,  radieux, 
à  la  droite  du  Père,  loin  de  nos  gémonies,  loin 
de  nos  boues. 

Et  si  Elle  désira  de  la  sorte  et  par  amour  la 


282         TROIS   ÉGLISES    ET   TROIS   PRIMITIFS 

fin,  elle  dut  renouveler  son  sacrifice  et,  patiente 
et  résignée,  regarder  croître,  pour  ses  bour- 
reaux, l'enfant. 

Cette  Madone,  si  tendrement  dolente,  on  peut 
lui  prêter  toutes  les  angoisses, toutes  les  transes . . . 

Et  quelle  énigme  encore  que  son  exil,  ici, 
à  Francfort,  dans  le  musée  désert  de  cette  cité 
qui  l'abomine  !  depuis  qu'arrachée  à  son  abbaye 
de  Flémalle,  elle  fut  vendue  et  transportée  sur 
les  bords  du  Mein,  elle  continue  son  stage  dou- 
loureux entre  les  mains  des  Juifs.  Elle  subit  le 
voisinage  de  l'inquiétante  florentine  et  elles 
magnifient,  à  elles  deux,  l'institut  Staedel 
devenu,  grâce  à  leur  présence,  unique,  en  ce 
sens  que  nulle  collection  ne  recèle  ainsi  les  deux 
antipodes  de  l'âme,  les  deux  contre-parties  de 
la  mystique,  les  deux  extrêmes  de  la  peinture, 
le  ciel  et  l'enfer  de  l'art. 

Et  voici  qu'à  les  contempler  tour  à  tour,  je 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  283 

suis  tel  qu'un  homme  que  la  tentation  lamine. 
Les  yeux  de  la  pseudo  Giulia  attisent  en  moi 
les  brandons  inéteints  de  mes  vieux  vices,  mais 
combien,  malgré  tout,  je  préfère  rester  près  de 
la  Vierge;  V^ve  Maria  me  jaillit  des  lèvres 
quand  l'homuncule  velu  qui  garde  les  salles  et 
que  mon  trop  long  séjour  devant  les  mêmes 
tableaux  interloque,  s'approche  et  m'apprend 
qu'il  vend  des  reproductions  photographiques 
des  toiles  de  ce  musée. 

Certes  oui,  je  veux  acheter  la  Vierge  de  Fié- 
malle,  mais  alors  l'homme  hoche  la  tête  avec 
mépris  et  m'informe  que  celle-là  n'existe  pas, 
que  personne  d'ailleurs  ne  la  demande  et  il 
m'offre,  en  échange,  des  Madones  de  Rubens 
et  autres  boj^audiers  qui  furent  la  honte  reli- 
gieuse des  Flandres. 

J'ai  pris  la  porte  ;  me  revoici  dans  l'énorme 
ville;  je  suis  sans  courage  pour  errer  encore  au 


284         TROIS    ÉGLISES    ET    TROIS    PRIMITIFS 

travers  de  ses  squares  et  de  ses  rues  ;  puis  son 
jardin  zoologique  n'a  rien  qui  me  puisse  sur- 
prendre et,  quant  au  style  de  son  grand  Opéra, 
je  le  hue;  je  vais  dans  le  seul  endroit  où  je 
puisse  encore  songer  en  paix  à  l'admirable 
Vierge  de  Flémalle,  à  l'église. 

La  nuit  est  tombée^  les  voûtes  se  brouillent, 
les  colonnes  deviennent  confuses.  Quelques 
rubis  suspendus  piquent  la  nuit,  en  l'air.  Ah  ! 
la  détente  de  cette  cathédrale  solitaire,  si 
loquace  dans  son  silence  et  si  douce  !  J'oublie 
Francfort.  Je  suis  chez  Dieu  de  même  qu'à 
Paris.  A  peine  une  femme  dont  on  ne  distingue 
pas  les  traits  passe-t-elle,  de  loin  en  loin,  pour 
s'agenouiller  et  ajouter  une  ombre  plus  noire 
aux  ombres  du  sol  ;  vraiment  la  grande  Vierge 
blanche  serait,  à  sa  place,  ici  ;  je  la  vois  si  bien, 
souriant  à  ces  braves  femmes  qui  sont,  là,  près 
de  moi,  à  ses  pieds  ! 


FRANCFORT-SUR-LE-MEIN  285 

Il  faut  pourtant  s'arracher  à  son  souvenir,  car 
l'église  va  clore;  et  comme  un  remerciement 
inspiré  par  Elle,  une  parole  de  bienvenue,  la 
seule  que  nous  ayons  encore  entendue  dans 
cette  capitale  des  Banques,  nous  est  soudain 
adressée  par  une  petite  blondine  de  sept  à  huit 
ans  qui  s'approche  de  mon  compagnon  l'abbé 
et  dit,  en  prononçant  le  latin  à  l'italienne  : 

«  Laudetour  Yesous  Christous.  » 

La  politesse  de  la  gamine  catholique,  perdue 
dans  le  ghetto  de  ce  coin  de  ville,  nous  a  été 
au  cœur.  Ce  salut,  formulé  dans  la  langue  de 
l'Eglise,  cette  aumône  prévenante  jetée  par  une 
pauvresse  à  des  gens  dont  l'indigence  de  sym- 
pathie ne  s'est  jamais  mieux  fait  sentir,  à  l'é- 
tranger, que  dans  cette  métropole  de  la  Franc- 
Maçonnerie    et    ce    douaire    des    Juifs,    nous 


286  TROIS   ÉGLISES   ET   TROIS   PRIMITIFS 

réconforte  —  et  les  avenues  que  nous  devons 
traverser  pour  atteindre  la  gare  nous  paraissent 
mai^itenant  d'une  brutalité  moins  arrogante, 
d'un  luxe  moins  lourd. 


TABLE  DES  MATIERES 


TABLE  DES  MATIÈRES 


TROIS  EGLISES 

I.  —  La  symbolique  de  Notre-Dame  de  Paris  i 

II.  —  Saint-Germain-l'Auxerrois 3g 

III.  —Saint- xMerry 85 

TROIS  PRIMITIFS 


I.  —  Les  Grlinewald  du  Musée  de  Colmar . 

II.  —  Francfort-sur-le-Mein. —  Notes    .     . 


149 


19 


ACHEVÉ  D'IMPRIMER 


DARANTIERE,  IMPRIMEUR  A  DIJON 


LE  2  0   MARS   I( 


PLON-NOURRIT   &  O^,  ÉDITEURS 


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