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TROIS EGLISES
ET TROIS PRIMITIFS
L'auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits
de reproduction et de traduction en France et dans tous
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DU MEME AUTEUR, A LA MEME LIBRAIRIE
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J.-K. HUYSMANS
Trois Églises
ET
Trois Primitifs
CINQUIEME EDITION
PARIS "^
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1908
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Published i8 Mardi 1908.
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LA SYMBOLIQUE
DE NOTRE-DAME
LA SYiMBOLIQUE DE NOTRE-DAME
DE PARIS
'est à Victor Hugo, à Montalembert,
.(^ à Viollet-le-Duc, à Didron , que
^^^Z^ nous devons le réveil de louanges
dont se pare maintenant l'art gothique, si mé-
prisé par le xvii^et le xviii^ siècles, en France.
A leur suite, les chartistess'en sont mêlés et ont
parfois exhumé des layettes d'archives, des actes
de naissance portant le nom des « maîtres de
la pierre vivel» qui bcâtirent les cathédrales; les
4 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
recherches continuent dans les cimetières à pa-
perasses des provinces ; quel est, à l'heure
actuelle, le résultat de ce mouvement que déter-
mina le Romantisme?
Celui-ci : tous les architectes, tous les archéo-
logues, depuis Viollet-le-Duc jusqu'à Quiche-
rat, n'ont vu dans la basilique ogivale qu'un
corps de pierre dont ils ont expliqué contra-
dictoirement les origines et décrit plus ou moins
ingénieusement les organes. Ils ont surtout
noté le travail apparent des âges, les changements
apportés d'un siècle à un autre ; ils ont été à
la fois physiologistes et historiens, mais ils ont
abouti à ce que l'on pourrait nommer le maté-
rialisme des monuments. Ils n'ont vu que la
coque et l'écorce ; ils se sont obnubilés devant
le corps et ils ont oublié l'âme.
Et pourtant l'âme des cathédrales existe ;
l'étude de la symbolique le prouve.
LA SYMBOLIQUE DE NOTRE-DAME DE PARIS 5
La symbolique, qui est la science d'employer
une figure ou une image comme signe d'une
autre chose, a été la grande idée du moyen
âge, et, sans elle, rien de ces époques lointaines
ne s'explique. Sachant très bien qu'ici-bas tout
est figuré, que les êtres et que les objets visibles
sont, suivant l'expression de saint Denysl'Aréo-
pagite, les images lumineuses des invisibles,
l'art du moyen âge s'assigna le but d'exprimer
des sentiments et des pensées avec les formes
matérielles, variées, de la vitre et de la pierre
et il créa un alphabet à son usage. Une statue,
une peinture, purent être un motet des groupes,
des alinéas et des phrases ; la difficulté est de
les lire, mais le grimoire se déchiffre. Des livres
tels que le « Miroir du Monde » de Vincent
de Beauvais, le « Spéculum Ecclesias » d'Ho-
norius d'Autun, si bien mis en valeur par
M. Maie, le Spicilège de Solesmes, les apo-
6 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
cryphes, la Légende dorée, nous donnent la
clef des énigmes.
L'on comprendra cette importance attribuée
à la symbolique, par le clergé, par les moines,
par les imagiers, par le peuple même au xiii^
siècle, si l'on tient compte de ce fait que la
symbolique provient d'une source divine, qu'elle
est la langue parlée par Dieu même.
Elle a, en effet, jailli comme un arbre touffu
du sol même de la Bible. Le tronc est la Sym-
bolique des Ecritures, les branches sont les
allégories de l'architecture, des couleurs, des
pierreries, de la flore et de la faune, les hiéro-
glyphes des Nombres.
Si ces diverses branches peuvent donner lieu
à des interprétations plus ou moins sûres, il
n'en est pas de même delà partie essentielle de
la symbolique des Ecritures qui, elle, est claire
et tenue pour exacte par tous les temps. Qui ne
LA SYMBOLIQUE DE NOTRE-DAME DE PARIS 7
sait, en effet, nous déclare Saint Grégoire le
Grand, que « l'Ancien Testament est la prophé-
tie du Nouveau et le Nouveau la manifestation
de l'Ancien », que, par conséquent, la religion
Mosaïque contient en emblèmes ce que la reli-
gion catholique nous divulgue en réalité ? L'his-
toire sainte est une somme d'images ; tout arri-
vait aux Hébreux en figures affirme Saint Paul ;
le Christ l'a rappelé maintes fois à ses disciples
et lui-même s'est presque toujours servi, lors-
qu'il haranguait les foules, de paraboles ou, si
l'on aime mieux, de récits allégoriques qui lui
permettaient, en montrant une chose, d'en
dévoiler une autre.
Il n'est donc point surprenant que le moyen
âge ait suivi la tradition que lui avaient, après
les enseignements du Messie, transmise les
Pères de l'Eglise et appliqué à la maison du
Seigneur leurs procédés.
O TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Cela dit, nous devons ajouter qu'en sus de
cette précaution d'enclore, dans une cathédrale,
les vérités du dogme, sous les apparences des
contours et les espèces des signes, le moyen
âge a voulu traduire, en des lignes sculptées
ou peintes, les Légendaires et les évangiles
apocryphes, être en même temps aussi qu'un
cours d'hagiographie et de pieux fabliaux, un
scrmonaire narrant au peuple le combat des
vertus et des vices, lui prêchant la sobriété, le
travail, la nécessité évoquée parla parabole des
vierges sages et des vierges folles, d'être toujours
prêt à paraître devant Dieu, le menant, peu à
peu, tout en l'exhortant lelong de la route, jus-
qu'au jour de la mort qu'il lui découvrait bru-
talement, dès l'entrée même de la basilique, dans
les tableaux du Jugement dernier et du pèse-
ment des âmes.
La cathédrale était donc un ensemble, une
LA SYMBOLIQ.UE DE NOTRE-DAME DE PARIS 9
synthèse ; elle embrassait tout ; elle était une
bible, un catéchisme, une classe de morale, un
cours d'histoire et elle remplaçait le texte par
l'image pour les ignorants.
Nous voici loin, avec ces données, de l'archéo-
logie de cette pauvre science de l'anatomie
des édifices !
Voyons maintenant, en usant de la doctrine
des symboles, ce qu'est Notre-Dame de Paris,
quel est le sens de ses divers organes, quelles
paroles elle profère, quelles idées elle décèle.
Ses conceptions et son langage ne diffèrent
pas de ceux de ses grandes sœurs de Chartres,
d'Amiens, de Strasbourg, de Bourges, de Reims.
Tout au plus cache-t-elle une arrière- pensée
qui sent un tantinet le fagot et que j'expliquerai
plus loin ; — nous pouvons donc, pour elle
comme pour les autres, l'étudier, en lui appli-
quant les théories générales du symbolisme.
10 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Occupons-nous d'abord de l'intérieur. Du-
rand, évêque deMende, qui vécutau xiii^ siècle,
c'est-à-dire à l'époque même ou fut construite
Notre-Dame, nous enseigne que ses tours repré-
sentent les prédicateurs, et cette assertion se
confirme par la signification assignée aux cloches
qui rappellent aux chrétiens, avec leurs prédica-
tions aériennes, les vertus qu'il leur faut prati-
quer, s'ils veulent parvenir aux sommets des
tours, images de la perfection que cherchent à
atteindre, en s'élevant, les âmes. Suivant une
autre exégèse formulée, dans le Spicilège de
Solesmes, par Pierre de Mora, Evêque de
Capoue, les tours représenteraient surtout la
Vierge Marie et l'Eglise, veillant sur le salut
de la ville qui s'étend sous elles.
Le toit est l'emblème de la charité ; les tuiles
destinées A abriter le temple des pluies, sont
les soldats qui protègent l'EgUse contre les en-
LA SYMBOLIQUE DE NOTRE-DAME DE PARIS I I
treprises des païens ; les pierres des murailles,
soudées entre elles, certifient, d'après saint Nil,
l'union des âmes, et suivant Hugues de Saint-
Victor, le mélange des laïques et des clercs qui
constituent la société chrétienne, qui sont, dit-
il, les deux flancs d'un même corps.
Et ces pierres, liées par le ciment qu'Yves de
Chartres assimile à la charité, forment les quatre
grands murs de la basilique, les quatre Evan-
gélistes, selon le « Tractatus super aedificium »
de Prudence de Troyes, et selon la traduction
d'autres écrivains, les quatre vertus principales:
la Justice, la Force, la Prudence, la Tempérance.
Les fenêtres sont les emblèmes de nos sens
qui doivent être fermés aux vanités de ce monde
et ouverts aux dons du ciel; elles sont garnies
de vitres, laissant passer les rayons du soleil,
du Soleil de Justice qui est Dieu ; elles sont en-
core, d'après la théorie d'Hugues de Saint-Vie-
12 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
tor, les Ecritures qui éclairent, mais repoussent
le vent, la neige, la pluie, similitudes des héré-
sies que le Père de la division et du mensonge
forme.
Notre-Dame a trois portails, en l'honneur
de la Trinité sainte; et celui du milieu, dé-
nommé portail royal, est divisé par un pilier
sur lequel repose une statue du Christ qui a
dit de lui-même dans l'Evangilede saint Jean :
« Ego sum ostium ». Tranchée de cette façon,
la porte signifie les deux voies que l'homme
est libre de suivre.
Et cette allégorie est complétée par l'image du
Jugement dernier qui se déroule sur le tympan
du porche, avisant le pécheur du sort qui l'at-
tend, suivant qu'il s'engagera dans l'une ou
l'autre de ces deux routes.
Pour résumer en quelques lignes ces données,
nous pouvons dire que l'âme chrétienne, partie
LA SYMBOLiaUE DE NOTRE-DAME DE PARIS I3
du sol, du bas des tours, avec la foi dans les
vérités primordiales de la religion, stipulées
par les groupes des trois porches :1a Trinité,
que le nombre même de ces entrées avère, la
croyance en la Divinité du Fils et la Maternité
divine delà Vierge, racontée par les statues et
les figures, s'élève peu à peu, en pratiquant
les vertus désignées par les grands murs, jus-
qu'au toit, symbole de la Charité qui couvre
une multitude de péchés, qui est la vertu par
excellence, selon saint Paul.
Il ne lui reste plus dès lors, pour atteindre le
Seigneur et se fondre en Lui, qu'à gravir les
tours dont les sommets représentent les cimes
de la vie parfaite.
El cet abrégé de la théologie mystique que
la façade de Notre-Dame nous enseigne, nous
le retrouvons, condensé en d'autres termes,
exprimé par d'autres mots, dans son intérieur.
14 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
par l'ensemble de la nef, du transept et du
chœur, ces trois degrés de l'ascèse, la vie pur-
gative, énoncée par les ténèbres de l'entrée,
loin de l'autel; la vie contemplative qui s'éclaire
en avançant vers le chœur ; la vie unitive qui
ne se réalise que dans la partie attribuée à Dieu,
là, où convergent les feux allumés par le Soleil
de Justice, dans les vitraux des roses.
La forme intérieure de Notre-Dame est, de
même que celle de la plupart des grandes basi-
liques, cruciale.
Et ainsi que nous l'apprend dans son « De
Divinis officiis » le bénédictin Rupert, abbé, au
xii*" siècle, du monastère de Deutz, si les di-
mensions de la croix sont en profondeur, en
longueur, en largeur et en hauteur, il en est
de même de l'église qui reproduit son image
— et la profondeur notifie la foi — la longueur,
la persévérance — la largeur, la charité — la
LA SYMBOLiaUE DE NOTRE-DAME DE PARIS I5
hauteur, l'espoir de la récompense future.
Si nous passons maintenant aux détails de
l'ensemble, nous trouvons que la voûte est,
d'après l'exégèse de l'anonyme du « Psalterium
glossatum » du xi*^ siècle, l'image de la vie céleste,
que les piliers sont les apôtres, qu'au dire de
Durand de Mende, les colonnes que, de son
côté, Petrus Cantor assimile, à cause de leur
force, au Christ, sont les Evêques et les Doc-
teurs qui soutiennent l'église par leur doctrine;
que le pavé stipule l'humilité et qu'il figure aussi,
parce qu'il est foulé aux pieds, les labeurs mis
au service de la Foi, des fidèles ; que le jubé,
supprimé presque partout et remplacé par le
coquetier, plus ou moins élégant de la chaire
à prêcher, est l'emblème de la montagne du
haut de laquelle parlait le Fils.
Le choeur et le sanctuaire symbolisent le ciel,
tandis que la nef simule la terre et comme l'on
l6 trois églises et trois primitifs
ne peut s'élever de la terre jusqu'au ciel que
par les souffrances rédemptrices delà croix, l'on
érigeait jadis, au sommet de l'arcade grandiose
qui réunit la nef au chœur, un crucifix colossal.
L'ignorance des architectes et des curés a de-
puis longtemps fait disparaître cette croix
gigantesque de Notre-Dame.
Le signe marquant la division des deux
mondes ne subsiste plus maintenant dans cette
église que grâce à la grille qui entoure le chœur
et limite les deux zones, celle de Dieu et celle
des hommes, dit Saint Grégoire de Nazianze,
dans un poème cité par l'abbé Thiers.
De son côté, l'abside, qui s'arrondit derrière
le sanctuaire et affecte dans la plupart des cathé-
drales la forme d'un demi-cercle, rappelle la
couronne d'épines sur laquelle s'appuya, lors-
qu'elle fut sur le gibet, la tête ensanglantée du
Christ. Dans la majeure partie des temples, la
LA SYMBOLIQUE DE NOTRE-DAME DE PARIS I7
chapelle du fond est dédiée à la Vierge, afin
d'attester, par cette position même qu'elle oc-
cupe, que Marie est le dernier refuge des pé-
cheurs, mais, ici, où tout l'édifice lui est voué,
elle n'a pas de chapelle spéciale à la fin du che-
vet et l'espace qui ne lui est pas consacré est
tenu par un oratoire où l'on garde les réserves
du Saint-Sacrement.
Si l'abside, située derrière le maître-autel,
signifie le douloureux diadème qui ceignit le
chef vivant du Christ, l'autel même est sa tête,
comme les bras étendus du transept sont ses
bras, comme les portes ouvertes au bout des
deux allées de ce transept sont les plaies de ses
mains, comme les portes du grand porche
d'entrée sont les blessures de ses pieds percés
de clous.
Enfin si l'on se place dans la nef de
Notre-Dame l'on peut remarquer que l'axe
10 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
du chœur incline légèrement sur la gauche.
Cette inflexion, nous la retrouvons presque
partout, à Saint-Ouen et à la cathédrale de
Rouen, à Saint-Jean de Poitiers, à Notre-Dame
de Chartres et de Reims, à Saint-Galien de
Tours, à Saint-Germain-des-Prcs, à Paris, à
Saint-Nicolas-du-Port, près de Nancy, dans
presque toutes les grandes basiliques du moyen
âge.
La répétition constante de cet artifice est donc
voulue et elle a sa raison d'être.
Or, jusqu'à présent, il était admis que cette
déviation de l'axe du chœur était une allusion
à l'attitude de Jésus expirant sur le bois du sup-
plice; c'était la traduction, en langue archi-
tecturale, du passage de l'Evangile selon
Saint Jean : « Et inclinato capite, tradidit spiri-
tum. »
Mais l'Ecole des Chartes, qui est devenue,
LA SYMBOLiaUE DE NOTRE-DAME DE PARIS I9
depuis la mort de Léon Gautier et de Lecoy de
la Marche, une sorte d'officine de Juivophiles
et de protestants, dont le but semble être de
déprécier le moyen âge que ses professeurs de
jadis exaltèrent, a tout changé.
A l'heure actuelle la symbolique est reléguée
par elle dans les rancarts et l'on y enseigne le
matérialisme archéologique dans ce qu'il a de
plus bas.
Une brochure intitulée « La déviation de
Taxe des églises est-elle symbolique? » et qui a
pour auteur M. de Lasteyrie, membre de l'Ins-
titut et l'un des podestats de l'Ecole, est, à ce
point de vue, typique.
M. de Lasteyrie répond par la négative à sa
question, déclare qu'il n'a découvert aucun
texte du moyen âge relatif à ce sujet et il ajoute
aussitôt : « Si jamais le hasard en faisait sortir
quelqu'un des arcanes de nos bibliothèques,
20 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
je ne crois pas qu'on dût y prêter grande atten-
tion, car il serait assez isolé pour qu'on put
hardiment en contester la valeur. »
Voilà qui est simple. Cette façon de prendre
les devants pour nier l'importance de tout do-
cument qui réduirait sa thèse à néant est pour
le moins ingénue; elle est, dans tous les cas,
prudente.
Mais en même temps qu'il nous atteste que
l'inclinaison du chevet des cathédrales n'est pas
intentionnelle et n'a été inspirée par aucun
dessein mystique, il tente de nous fournir les
raisons de cette constante anomalie des axes et
de nous expliquer les causes pour lesquelles les
architectes des basiliques du moyen âge lacom-
mirent.
Et c'est alors que ce vétéran de la paperasse
nous exhibe des arguments dont l'extraordi-
naire indigence désarçonne.
LA SYMBOLiaUE DE NOTRE-DAME DE PARIS 21
Après avoir raconté ce que nous savons déjà
— que les cathédrales ont été bâties par étapes
successives et non d'un seul jet — très sé-
rieusement, il nous dit :
« Il en résulte que les architectes qui prési-
daient à la suite des travaux avaient à raccorder
les maçonneries nouvelles avec les parties anté-
rieurement construites et c'était là un problème
dont on comprendra toute la difficulté, si l'on
songe que la célébration du culte dans une par-
tie de l'église obligeait à élever, entre cette
partie et le chantier où se poursuivaient les
travaux, des cloisons ou des murs qui intercep-
taient complètement la vue,
« Or les gens du moyen âge, ne connaissant
aucun des instruments qui permettent aux mo-
dernes de se repérer avec précision et de rac-
corder, malgré tous les obstacles, les lignes les
plus compliquées, éprouvaient le plus grand
22 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
embarras pour prendre leurs repères et une
erreur minime avait pour conséquence une dé-
viation très marquée dans les alignements. »
Et ce n'est pas plus malin que cela ! Les per-
manentes irrégularités des cathédrales tiennent
simplement à ceci que les architectes du moyen
âge ne savaient pas leur métier et n'étaient pas
pourvus d'instruments modernes.
Un tablier de bois tendu entre la partie cons-
truite et celle à construire suffisait pour leur
faire perdre la tête et tous se trompaient, au-
cun dans ses calculs ne tombait juste.
Evidemment les tire-lignes qui ont bâti, au
XIX® siècle, Saint-François-Xavier, Notre-Dame-
des-Champs et Saint-Pierre de Montrouge
étaient fort supérieurs, comme science, aux
pauvres architectes qui ont édifié les cathédrales
de Chartres, de Reims, de Paris, car eux, n'ont
pas commis d'inadvertances; ils ont respecté
LA SYMBOLIQ.UE DE NOTRE-DAME DE PARIS 23
les règles intangibles du cordeau, ils n'ont pas
fait pencher le chœur de leurs églises !
Telles sont les leçons d'orthopédie monu-
mentale qui se débitent maintenant à l'école
des Chartes.
Mais laissons ces pédantesques balivernes et
revenons à Notre-Dame de Paris.
Elle n'est, pour la récapituler, qu'une des
pages du grand livre de pierre écrit au xiii'
siècle sur notre sol et elle ne fait qu'enseigner
dans l'Ile de France le même cours de théologie
mystique qu'enseignent en même temps, dans
laBeauce, dans la Picardie, dans la Champagne,
ses sœurs de Chartres, d'Amiens, de Reims,
en nous bornant à en citer trois; elle se sert du
même idiome qu'elles et cette unanimité de
doctrine et d'expression se comprend si l'on
considère que les artistes n'ont jamais été, à
cette époque, que les interprètes de la pensée
24 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
de l'Eglise. Ainsi que le fait justement remar-
quer M. Maie, dans son substantiel volume sur
« L'Art religieux au xiii" siècle », dès 787, les
Pères du second concile de Nicée déclaraient
que la composition des images n'était pas lais-
sée à l'initiative des artistes ; elle relevait des
principes posés par l'Eglise et la tradition reli-
gieuse et les Pères ajoutent encore : « l'art seul
appartient aux artistes, l'ordonnance et la dis-
position nous appartiennent. »
Il y eut donc immuabilité de théorie et de lan-
gue et les maîtres maçons et les imagiers n'eurent
qu'à se conformer aux règles de la symbolique
que leur indiquaient les moines ou les prêtres.
Mais ce dialecte hermétique, clair pour ceux
qui l'entendaient, était-il compris du peuple?
Nous pouvons le croire, d'après les quelques
renseignements que nous possédons. Yves de
Chartres, dans son « De Sacramentis ecclesias-
LA SYMBOLIQ.UE DE NOTRE-DAME DE PARIS 25
ticis sermones », nous affirme, en effet, que le
clergé apprenait la science des symboles au
peuple et il résulte également des recherches
de Dom Pitra, qu'au moyen âge, l'œuvre du
pseudo Méliton, évêque de Sardes, qui contient
une clef des allégories employées par l'Eglise,
était populaire et connue de tous.
Cette symbolique officielle, si l'on peut dire,
était donc accessible à tous les croyants, mais
il en est une autre qui figure, à Notre-Dame de
Paris, une symbolique occulte, compréhensible
seulement pour quelques initiés; celle-là dé-
rive de ce que l'on nomme les sciences mau-
dites, très pratiquées au moyen âge. A-t-elle
été insérée, à l'insu du clergé qui n'y vit goutte,
sur certaines parties de la façade, ou les formules
en furent-elles dictées aux imagiers par un
prêtre adepte de Tastrologie et de l'alchimie ?
On ne le saura jamais; ce qui semble le plus
26 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
probable, c'est que les dresseurs de thèmes
généthliaques et les souffleurs de cornues ont
cru découvrir, après coup, dans des sujets pure-
ment religieux, des intentions qui n'y étaient
pas.
Toujours est-il que Notre-Dame de Paris est
peut-être une des seules cathédrales en France
où de semblables secrets auraient été cachés sous
le voile apparent des Écritures.
Deux des portails de la façade, le portail ro3^al,
celui du milieu et celui de Sainte-Anne et de
Saint-Marcel qui longe le quai, sont ceux de-
vant lesquels se sont réunis, au moyen âge et
depuis, les adeptes de l'astrologie et les philo-
sophes de la chrysopée.
Au portail royal, quatre figures sont censées
représenter les symboles de la pierrre philo-
sophai ; elles sont contenues dans quatre
médaillons qui se font vis-à-vis, deux par deux
LA SYMBOLIQ.UE DE NOTRE-DAME DE PARIS 27
et qui sont encastrés, non dans le portail même,
mais dans les contreforts. Ils sont là, à taille
d'hom.me, très en évidence, séparés de tout
l'ensemble décoratif de la porte. Ils repré-
sentent : à gauche, le premier, en partant du
haut. Job, sur son fumier rongé par des vers
que l'on voit et entouré d'amis ; le second, un
personnage étêté et manchot qui traverse, ap-
puyé sur un bâton ou sur une lance, un tor-
rent. Dans sa monographie de la cathédrale de
Paris, M. de Guilhermy déclare qu'il est im-
possible d'identifier cette figure. Il est, en effet,
difficile de savoir de quel nom ce bonhomme
s'appelle. Il a l'attitude de Saint Christophe,
franchissant, appuyé sur son bâton, une rivière,
et l'arc et les flèches que l'on aperçoit à ses
pieds seraient bien ses attributs, car il fut, avant
que d'être décapité, tué à coups de flèches et
devint même, a. cause de ce genre de supplice,
28 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
le patron des arbalétriers ; mais la place en haut
du médaillon, pour y loger l'Enfant Jésus sur
ses épaules, manque et d'ailleurs nul indice
n'existe d'une statuette brisée, près du dos et
de la tète cassée du Saint. Ce n'est donc point
le Christophore, et ce passant garde jusqu'à
nouvel ordre l'anonymat.
De l'autre côté, maintenant, à droite, en
partant toujours du haut, nous trouvons Abra-
ham prêt à sacrifier son fils et dont un ange
arrête le bras, lequel bras a disparu, ainsi
qu'Isaac tout entier et une bonne partie de
l'ange; enfin, près d'une tour, un guerrier cas-
qué et vêtu d'une cotte d'armes, protégé par
un bouclier, qui lance contre le soleil un jave-
lot. Celui-là serait Nemrod qui, d'après une
ancienne tradition, serait monté sur une tour
pour livrer bataille au ciel et à ses habitants.
Si nous nous plaçons au point de vue de la
LA SYMBOLiaUE DE NOTRE-DAME DE PARIS 29
symbolique chrétienne, ces bas-reliefs ne sus-
citent aucune difficulté d'interprétation ; les
sujets, sauf celui du faux saint Christophe,
sont clairs, et les enseignements lucides; mais,
il faut bien l'avouer, ils sont étrangement mis
à part; ils ne décèlent aucun sens dans l'en-
semble sculpté du portail ; ils constituent, en
somme, des phrases isolées, sans rapports entre
elles.
Si nous acceptons le point de vue de la sym-
bolique spagyrique, nous pouvons reconnaître,
avec le vieil hermétiste Gobineau de Montlui-
sant, que Job est une personnification de la
pierre des philosophes qui passe par les épreuves
avant que d'atteindre son degré de perfection;
qu'Abraham est l'alchimiste, le souffleur; Isaac,
la matière à jeter dans le creuset; l'ange, le
feu nécessaire pour opérer la transmutation de
la matière en or. Restent le pseudo-Christophe
30 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
et le Nemrod, mais les grimoires de l'alchimie
ne nous renseignent guère sur le sens précis
de ces figures.
D'autre part, les astrologues qui désignent,
de temps immémorial, ce portail sous le nom
de porche de l'astrologie, ont toujours vu, dans
les tableaux qu'il représente, une effigie de la
Vierge astronomique et dans le Christ, accom-
pagné de ses apôtres, l'image du soleil qui
monte à l'horizon, entouré des signes du zo-
diaque. Que cette opinion soit fondée ou non,
il faut avouer qu'elle a eu raison de se produire,
car c'est à elle que nous devons d'avoir con-
servé une partie du porche. Et, en effet, en
août 1793, la commune avait décrété la des-
truction de tous ces simulacres de la vieille
superstition religieuse ; et ce fut le citoyen
Chaumette qui réclama en faveur de la science,
déclarant que ce décor constituait un cours
LA SYMBOLIQUE DE NOTRE-DAME DE PARIS 3I
d'astronomie et avait servi à Dupuis pour éta-
blir son système planétaire — et le portail
fut sauvé. Ce portail royal était et est donc en-
core revendiqué par les partisans de l'astrolo-
gie et les hermétistes. — La porte voisine,
celle de Sainte-Anne et de Saint-Marcel, l'était
et l'est encore par les alc'himistes.
A les entendre, le récepte, le secret de la
sublime pierre des sages est inscrit sous la sta-
tue qui se dresse sur le trumeau, tranchant en
deux la baie. Cette statue, — qui n'est qu'une
reproduction, car l'original est placé dans la
salle des Thermes, au Musée de Cluny — por-
traiture un évêque, debout, mitre et crosse,
bénissant d'une main ses visiteurs et foulant
aux pieds un dragon sorti d'une sorte de cha-
pelle funéraire où une femme morte est assise
dans un linceul enveloppé de flammes.
La lecture de cette scène est très simple. 11
32 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
suffit d'ouvrir les BoUandistes. La légende de
saint Marcel, neuvième évêque de Paris, ra-
conte, en effet, que ce saint délivra la ville d'un
horrible dragon qui avait établi son gîte dans
le cercueil d'une femme adultère, décédée, sans
avoir eu le temps de se repentir et sans avoir
reçu les sacrements ; le saint frappa de sa crosse
le monstre, lui entoura le cou de son étole,
l'emmena à quelques lieues de Paris, dans un
désert, et là, lui intima l'ordre, auquel d'ail-
leurs il obéit, de ne jamais plus retourner dans
la ville.
Ajoutons ce détail, qu'aux processions des
Rogations, le clergé de Notre-Dame faisait
autrefois porter, en souvenir de ce miracle, un
grand dragon d'osier dans la gueule ouverte
duquel le peuple jetait des gâteaux et des fruits.
Cette coutume, qui remontait au moyen âge, a
pris fin en 1730.
LA SYMB0L1Q.UE DE NOTRE-DAME DE PARIS 33
Telle est la version de l'Eglise; autre est
celle des alchimistes. Dans son cours de philo-
sophie hermétique, Cambriel explique ainsi
cette figure :
Sous les pieds de l'évêque, sur le socle
même de sa statue, de chaque côté, deux ronds
de pierre sont sculptés. Les ronds de droite
seraient les simulacres de la nature métaUique
brute, telle qu'on l'extrait de la mine, les ronds
de gauche, négligés comme les premiers par la
symboUque chrétienne, seraient la même nature
métallique mais purifiée ; et celle-là se rappor-
terait à la figure humaine, assise, dans la cha-
pelle sépulcrale, et qui a pris naissance dans le
feu dont son linceul s'entoure. De cette four-
naise tombale qui serait l'œuf philosophique,
inséré dans l'athanor, le dragon, né à son tour
de la figure humaine, serait, en s'élevant hors
du fourneau, en plein air, sous les pieds du
34 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
saint, le dragon babylonien dont parle Nicolas
Flamel, autrement dit, le mercure philosophai,
le lion vert, le lait de la Vierge, la substance
même qui change par une projection le plomb
en or.
Dans cette interprétation, saint Marcel ne
nous bénirait plus, mais il ferait un geste de
circonspection, qui signilierait : taisez-vous,
gardez le secret si vous l'avez compris.
Si bizarre qu'elle paraisse, cette glose se con-
çoit pourtant, car les préparateurs du grand
œuvre peuvent se placer sous le patronage de
ce saint qui a, en effet, opéré plusieurs trans-
mutations.
Une fois, alors qu'il n'était encore que sous-
diacre et qu'il servait la messe de l'évêque
Prudence, il transmua en un vin qui man-
quait, l'eau qu'il venait de puiser à la Seine;
une autre fois aussi, il changea cette même
LA SYMBOLIQ.UE DE NOTRE-DAME DE PARIS 35
eau en une liqueur parfumée comme le saint
chrême.
Le choix que les alchimistes firent de cet Elu
pour lui attribuer la possession du fameux se-
cret pourrait donc jusqu'à un certain point se
justifier; cependant, il convient d'observer que
le patron officiel des spagyriques, au moyen
âge, ne fut pas saint Marcel, mais bien saint
Jean l'Evangéliste, soit parce qu'une très an-
cienne légende nous le montre savant dans
l'art de traiter les minerais de fer; soit parce
que deux vers, pris en un sens éperdument
littéral (i), de la séquence tissée en son hon-
neur par Adam de Saint- Victor, nous le repré-
sentent fabriquant avec du bois de l'or et avec
des cailloux des gemmes.
(1) Qui de virgis fecit aurum.
Gemmas de lapidibus.
30 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Que ces explications puissent sembler erro-
nées, c'est bien possible, mais qu'importe ! Q.ue
plus fabuleuse encore nous apparaisse cette
autre légende relatant qu'un scrupule de la
prière des sages a été caché par l'évêque
Guillaume de Paris dans l'un des piliers du
chœur que l'on reconnaîtra si Ton suit la direc-
tion de l'œil d'un corbeau qui le regarde,
sculpté sur l'un des porches, il ne nous en
chaut pas davantage ; ce qu'il sied simplement
de retenir, c'est que, plus que ses congénères,
Notre-Dame de Paris est mystérieuse, plus
experte peut-être mais moins pure, car elle est
à la fois catholique et occulte et elle greffe sur
la symbolique chrétienne les réceptcs de la
Kabbale.
En tout cas, ces discussions ne prouvent-
elles pas que, sauf de nos jours, cette basilique
fut toujours envisagée telle qu'un traité de
LA SYMBOLiaUE DE NOTRE-DAME DE PARIS 37
symbolisme, s'exprimant à mots couverts, par-
lant, à l'exemple du Christ, en paraboles ? Les
archéologues, les architectes l'ont disséquée,
ainsi que l'on disséquerait un cadavre; c'est
très bien, l'anatomie de son corps est désor-
mais connue ; les romanciers, comme Victor
Hugo, ont créé d'après elle un décor plus ou
moins véridique pour y loger des personnages
imaginés de toutes pièces, et cependant le poète
a été le seul, alors, qui ait eu une vague intui-
tion de la symbolique du moyen âge, lorsqu'il
a écrit sa comparaison fantaisiste de la façade
royale, trouée d'une grande fenêtre flanquée de
deux petites, ainsi que le prêtre est flanqué,
pendant la messe, du diacre et du sous-diacre,
à l'autel. Il reste désormais à décrire, autrement
qu'en un rapide abrégé, ses aîtres spirituels,
sa vie intérieure, son âme, en un mot. La
vraie monographie de notre cathédrale serait
30 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
celle-là; mais le positivisme architectural ne
fait que s'accroître, et, malheureusement, le
clergé s'éloigne de plus en plus de questions
qu'il aurait pourtant intérêt à ne pas dédai-
gner.
SAINT-GERMAIN-
L'AUXERROIS
SAINT-GERMAIN-L'AUXERROIS
'LLE fut ronde comme le temple du
Saint-Sépulcre à Jérusalem et ceinte
de fossés que remplirent de leurs
cadavres les Normands qui l'assiégèrent, l'église
que fonda, au vi^ siècle, à Paris, saint Landry,
sous le vocable de saint Germain d'Auxerre.
Celle-là fut l'aïeule. Cent ans après sa nais-
sance, elle tombait de vétusté ; le roi Robert la
i eta bas et en reconstruisit une autre à sa place ;
42 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
celle-là fut la mère. Elle devint, à son tour,
caduque et, au xiii'" siècle, sur ses ruines, naquit
l'église de Saint-Germain-l'Auxerrois. Celle-là,
c'est la fille ; elle vit encore.
Son enfance fut troublée; elle grandit rapi-
dement d'abord, puis sa croissance s'arrêta
pendant une centaine d'années et ne reprit
qu'après. Le portail et le chœur étaient achevés
à la fin du XIII'' siècle. Le xv** érigea le porche,
la nef, les collatéraux du chœur et le transept ;
le xvi^ réédifia les chapelles, changea les dis-
positions du chevet, dressa le portail qui s'ouvre
h gauche de l'abside sur la rue de l'Arbre-Sec,
déroula devant l'autel un magnifique jubé, bâti
par Pierre Lescot et sculpté par Jean Goujon ;
et l'église, parvenue à sa pleine maturité, s'at-
teste, grâce au voisinage de la Cour, la plus
fastueuse et la plus fréquentée de Paris.
Vint le XVII'' siècle qui, méprisant son allure
SAINT-GERMAIN-L AUXERROIS 43
gothique, omit de la dénaturer ; mais, moins
dédaigneux, le xviii% qui la jugeait de forme
désuète, résolut de la rajeunir.
En 1754, le curé et les marguilliers commen-
cèrent par faire démolir le jubé, mais cette des-
truction ne modifiait pas la mine restée, pour
eux, barbare, de la nef, et ils recoururent à un
nommé Bacarit, architecte des écuries du Roi,
en le priant de la civiliser. Il apprêta un plan,
et le soumit à l'Académie des Beaux-Arts qui,
dans un élan d'enthousiasme, s'écria que cet
habile homme « savait marier, de la manière
la plus heureuse, le genre moderne avec le
gothique de l'église qu'il avait à décorer ».
Et l'effrayante ganache se mit à l'œuvre. Ne
pouvant, à son grand regret, faute d'argent, tout
saccager, il dut se borner à canneler les colonnes
du chœur, à remplacer la flore symbolique des
chapiteaux par d'insignifiantes guirlandes de
44- TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
feuillages et de fleurs, enfin à altérer les con-
tours des croisées qu'il débarrassa de leurs ma-
gnifiques vitraux pour les habiller d'une claire
vitraille qui fit se pâmer tous les chanoines
d'aise.
Et Saint-Germain n'en continua pas moins
d'être gothique. Bacarit ne parvint pas à trans-
muer la douce oranie du moyen âge en une
Manon plus ou moins pieuse; les traits repa-
raissaient sous le grimage; ne pouvant obtenir
mieux il songea à esquinter l'extérieur et il
abattit la flèche et ses quatre clochetons et ins-
talla sur le tronçon demeuré du fût, une balus-
trade de pierre qui donna au sommet de la tour
l'engageant aspect d'un balcon; puis, après un
tel labeur, il se reposa et s'éteignit sans doute,
chargé d'ans et de gloire, dans la paix du Sei-
gneur, qu'il avait, avec des travaux de ce genre,
si fidèlement servi.
SAI\'T-GERMA1N-L AUXERROIS 45
Débarrassé de son bourreau, Saint-Germain-
l'Auxerrois vivait placidement quand la Révo-
lution surgit. Alors ce fut autre chose. On ne
l'affubla plus de travestis plus ou moins dispa-
rates, mais on la dénuda. Ce fut le pillage; ce
après quoi le sanctuaire fut fermé; l'on installa
dans ses dépendances une mairie et l'on usa de
sa nef comme d'un hangar pour y gonfler des
ballons. Il semblait que la série des dépréda-
tions fût close lorsque s'efî"ondra le régime des
Jacobins; mais Napoléon, qui se mêlait de
tout, s'occupa de ce malchanceux édifice et pro-
jeta tout simplement de le raser. Heureusement
qu'il n'eut pas le temps d'exécuter ce dessein et,
en 1837, l'église, réouverte, fut réconciliée par
M^'' de Quélen, archevêque de Paris, et l'on
s'efforça dès lors, sous prétexte de panser ses
blessures, de les ranimer.
On la para, en effet, de flasques peintures et
46 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
de redoutables vitres; mais si déformée, si ré-
parée qu'elle puisse être, elle est encore char-
mante; son intérieur est un des plus intimes,
des plus vraiment religieux qui soient à Paris et
son extérieur demeure un régal d'art.
Le portail du xiii^ siècle est encore debout,
avec sa baie médiane datée de ce temps et les
deux autres du xv^ ; quant aux sculptures repré-
sentant, ainsi que sur presque toutes les façades
des cathédrales, le Jugement dernier, le posé-
ment des âmes, le sein d'Abraham, l'enfer des
démons, avec l'épisode habituel des vierges
sages et des vierges folles, elles ont disparu ou
ne subsistent plus qu'à l'état d'épaves et de ru-
diments ; mais six grandes statues, rangées
dans les ébrasures de la portedu milieu, ont été
refaites et repeintes; à gauche, en entrant,
saint Vincent, diacre et martyr, un livre à la
niain; puis un roi barbu portant un sceptre, et
SAINT-GERMAIN-L AUXERROIS 47
une reine que de Guilhenny croit être Childe-
bert et Ultrogothe, sa femme ; à droite, saint
Germain crosse et mitre; sainte Geneviève te-
nant un cierge qu'un petit diable placé au-des-
sus d'elle s'efforce de souffler ; enfin un ange
souriant, un flambeau au poing, prêt à rallu-
mer, s'il s'éteint, le cierge de la sainte.
La voussure, au-dessus des vantaux, détient
encore trois cordons de personnages, anges,
démons, ribaudes et vierges; le portail a, en
somme, gardé quelques mots d'une phrase effa-
cée par le temps et qu'il est facile de reconsti-
tuer, car elle est écrite au complet sur la façade
des autres églises, mais le trumeau pilierrécem-
ment rétabli au dessous d'elle est inexact, car
il supporte, au lieu du Christ d'antan, une
vierge neuve.
Si l'on ajoute que des fresques modernes
d'un nommé Mettez ont rem.pli les espaces de-
48 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
meures vides, mais que l'on ne discerne plus
de cette inutile peinture que des écailles craque-
lées de badigeon, l'on aura ainsi une idée pré-
cise du portail, tel qu'il existe à l'heure actuelle.
Il est précédé d'un porche à cinq baies ogi-
vales couronnées de balustres et de combles
fleuronnés, construit, en 1425, par Jean Gaus-
sel. De toutes les statues qui le peuplent, deux
seulement sont authentiques, toutes les autres
ont été fabriquées de nos jours. Ces deux sta-
tues représentent, l'une, située à la fin du
porche et faisant flice à la place du Louvre,
près de la rue des Prêtres-Saint-Germain-
lAuxerrois, un saint François d'Assises énasé
et manchot, à la ligure mâchurée par l'âge ;
l'autre, sise du côté opposé et regardant la
grande porte, une Marie l'Egyptienne envelop-
pée de ses cheveux qui ont conservé des traces
d'or; elle tient les trois pains qui doivent l'ali-
SAINT-GERMAIN-L AUXERROIS 49
menter dans le désert et penche mélancolique-
ment une petite tête oisive dont les yeux sont
clos.
Au-dessus de ce porche, se dresse, entre deux
élégantes tourelles carrées, la façade trouée
d'une rose flamboyante, terminée par un pi-
gnon triangulaire, planté sur sa pointe, d'un
simulacre d'ange. Derrière, le vaisseau s'étend,
flanqué de contreforts, hérissé de gargouilles,
habité par une amusante ménagerie qui exhibe
depuis des siècles, entre ciel et terre, les êtres
les plus hétéroclites et les bêtes les plus co-
casses. Il y a de tout dans cette kermesse de la
pierre, des mendiants et des fous, un hippopo-
tame qui rend par la gueule un sauvage ; des
singes et des griftons, des ours à musehères,
des truies allaitant des ribambelles de gorets ;
des rats sortant, ainsi que d'un fromage de
Hollande, de la boule du monde et guettés par
50 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
un chat, ce qui signifie sans doute que les bri-
gands qui dévastent la terre seront dévorés par
le Démon.
L'intérieur vaut, lui aussi, que longuement
on le visite ; tous les styles s'y coudoient. Il a
été tellement défait et refait qu'il paraît un peu
incohérent, mais ce côté hagard e^t délicieux
quand on le compare à la monotone régularité
des églises neuves !
La nef gothique de quatre travées est coupée
d'un transept percé d'une porte à chaque bout ;
celle de gauche est condamnée, celle de droite
accède à la rue des Prètres-Saint-Germain-
l'Auxerrois, en face du bureau du Journal
des Débats. L'on a installé, au milieu de son
allée un bénitier exécuté par Jouffroy sur les
dessins de M"'" de Lamartine, des mioches pa-
radant autour d'une croix; c'est de l'art pour
la rue Saint-Sulpice, mais il ne dépare pas la
SAINT-GERMAIN-L AUXERROIS 5 I
misère ornementale des murs chargés, par un
sieur Guichard, d'encombrantes fresques.
Le long de la nef et du chœur, à partir de
l'entrée, de nombreuses chapelles s'enfoncent
entre les contreforts des murs, huit à gauche et
quatre à droite.
A gauche, d'abord, la chapelle des fonts bap-
tismaux, dite de Saint-Michel, puis celles de
Saint-Jean-Baptiste, de Sainte-Magdeleine, de
Notre-Dame de Compassion — celle-ci touche
au transept, après lequel se trouvent la chapelle
de Saint-Louis, où réside le Saint-Sacrement et
où l'on a placé sur l'autel une statue de la
Vierge qualifiée de Notre-Dame de Bonne-
Garde — celles de Saint-Vincent-de-Paul, de
Saint-Charles-Borromée, où un hideux vitrail
assigne à cet élu la tête d'un moricaud ; enfin
celle de Saint-Denys, Saint-Rustique et Saint-
Eleuthère — et nous atteignons la petite porte
52 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
de la rue de l'Arbre-Sec donnant sur l'abside
et au-dessus de laquelle s'ouvre, derrière un
vitrage à losanges de couleur, une tribune dite
« Tribune de la Reine», parce que, prétend-on,
la famille royale s'y serait quelquefois tenue
pendant la messe.
Parmi ces minuscules chapelles, une seule
est intéressante, celle de la Compassion, qui
fut, pendant plus d'un siècle, la chapelle du
Conseil d'Etat, car elle détient un superbe re-
table flamand en bois, de la fin du xV siècle,
provenant delà collection dispersée de M. de
Bruges-Duménil ; divers épisodes de la vie de la
Vierge et delà Passion y sont sculptés; malheu-
reusement, on ne le voit guère, la croisée qui
devrait l'éclairer étant obscurcie par des car-
reaux modernes à la fois sombres et violents,
qui ne laissent filtrer aucune lueur.
A droite, maintenant, en partant de l'autre
SAINT- GERMAL\-L AUXERROIS 53
côté de l'abside dont nous parlerons tout à
l'heure, la sacristie occupe la place de plusieurs
chapelles, et les petits oratoires qui la suivent,
en descendant avec le chœur, sont dédiés aux
saints Apôtres, à saint Pierre, aux Pères et aux
Docteurs de l'EgHse dont deux, saint Léon et
saint Grégoire le Grand, sont, en leur qualité de
premiers rôles, en vedette sur l'affiche des vitres;
puis apparaît, succédant à ces réduits si exigus
que le confessionnal les emplit, avec un autel,
tout entiers, une très élégante porte du xv^ siècle
surmontée d'une exquise Vierge en bois peint
de la même époque, une Vierge dolente et fri-
leuse, mais perchée si haut que, dans l'ombre
des voûtes, on la remarque à peine ; et vient le
transept de la rue des Prêtres; cette allée fran-
chie, toute la place des quatre chapelles situées
en vis-à-vis, de l'autre côté de la nef, est ici
prise par une seule, par la chapelle de la Sainte-
54 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Vierge, entourée d'une boiserie qui la cache
aux yeux et munie d'une porte close, afin d'em-
pêcher tous ceux qui voudraient venir la prier
d'y pénétrer.
Une église où la chapelle de la Vierge n'est
pas accessible aux fidèles, c'est un comble l Q.ue
penser des curés qui mettent ainsi dans leur
église la Madone au rancart ? La raison invoquée
de ce monstrueux interdit est que ce lieu sert
parfois de chapelle pour les catéchismes. Eh !
qu'ils le fassent, leur catéchisme, dans les gre-
niers, dans les caves, chez eux, où ils voudront,
mais qu'ils démolissent ce rempart de menui-
serie, qu'ils laissent en tous les cas la porte ou-
verte, lorsque leurs quatre pelées et leurs trois
tondus n'y sont pas !
D'autant qu'elle est délicieuse cette chapelle!
Intime et recueillie, elle sépare d'un autel con-
tenant des reliques de saint Den3's, de saint
SAINT-GERMAIX-L AUXERROIS 5 5
Célestin et de saint Benoît, au-dessus duquel
est incrusté un antique retable de pierre, figu-
rant l'arbre de Jessé dont les fleurons et les
branches serpentent autour d'une belle statue
de Vierge du xiv'' siècle qui appartint jadis
au presbytère de Radonvilliers, en Cham-
pagne, le tout se détachant sur des fresques
peintes par Amaury Duval ; mais une bienfai-
sante obscurité permet de les distinguer mal.
Pour être complet, citons, dans la nef, en
face de la chaire, une énorme machine en bois
monté, pourvue de colonnes et coiffée d'un bal-
daquin, exécutée par Mercier sur les dessins de
l'emphatique Lebrun et qui servait de siège au
roi quand il assistait officiellement à la messe ;
et une grille en fer forgé du xviii^ siècle qui fut
très réparée et privée de ses fleurs de lys ; et
revenons à l'abside qui est, selon moi, la partie
la plus savoureuse de Saint-Germain-l'Auxer-
s 6 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
rois, car l'on peut s'}' croire en même temps
dans un oratoire de la fin du xv^ siècle et dans
une église de campagne de nos jours.
L'on dirait que l'odeur particulière de tout
l'édifice s'y concentre. Et en effet, lorsqu'on
entre dans Saint-Germain, on y hume une sen-
teur spéciale qui n'existe, semblable à Paris,
que dans un autre sanctuaire, celui del'Abbaye-
au-Bois de la rue de Sèvres, certains jours, —
une senteur de salpêtre relevée par une très fine
pointe de cire consumée et d'encens. Là, dans
l'abside, cet arôme d'églisette de village, le di-
manche après le salut, persiste surtout par les
temps de pluie et vous aide à vous transporter
bien loin de Paris et de cette place du Louvre,
devenue l'un des plus bruyants lieux de rendez-
vous des voitures à vapeur et des tramways.
Parfois, lorsque l'heure sonne à la tour voi-
sine, le carillon qui l'accompagne de son cli-
SAINT-GERMAIN-L AUXERROIS 5 7
quetis de verre brisé, vous suggère l'idée que
l'on prie dans une église des Flandres. Et ces
avatars successifs d'alentours — de temple Re-
naissance, de chapelle de bourgade et d'église
flamande — font vraiment de cet obscur refuge
un tremplin unique à Paris, de rêves.
Pour rester dans la réalité, l'on peut dater
du xvi" siècle cette abside ; elle est biscornue,
de forme divagante ; la vérité est que ses cha-
pelles sont refoulées, d'une part, par l'aligne-
ment de la rue qui les cerne ; de l'autre, elles
sont entamées par le presbytère et la sacristie,
si bien qu'elles vont de guingois, plus larges
ou plus longues les unes que les autres.
Celles des deux bouts sont de vagues réduits,
des carrés irréguliers dont les lignes verticales
s'évasent; les autres suscitent la pensée, là où
sont percées les fenêtres, d'un triptyque ouvert,
aux deux volets revenus en avant, pas repliés
58 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
par conséquent le long du mur, avec une niche
romane au-dessous de chacun d'eux. II }• a. en
effet, sous les deux croisées des coins, deux
petites cavernes plafonnées de voûtes en arc,
creusées dans le bas des murailles et que Ton a
remplies tant bien que mal, avec des pieuses
statues de la rue Bonaparte, dont l'obscurité
et la poussière effacent, Dieu merci, les traits.
Ces chapelles sont au nombre de cinq ; leur
réunion dessine un demi-cercle à la ligne ca-
bossée du haut; elles sont placées sous le vo-
cable de sainte Geneviève, des saints patrons
du lieu : saint Vincent et saint Germain, du
Tombeau, de la Bonne -Mort et de saint
Landry.
Les deux branches finales du demi-cercle
s'appuient, la première sur la porte de sortie de
la rue de l'Arbre-Sec, la seconde sur la porte
de la sacristie, ornée de fresques dont une, un
SAINT-GERMAIN-L AUXERROIS 59
saint Martin à cheval tranchant son manteau
pour en donner la moitié à un pauvre, est due
à ce Mottez qui décora le grand portail de ses
badigeons qu'abolirent, pour l'allégresse des ar-
tistes, de secourables soleils et de propices
pluies.
De la chapelle Sainte-Geneviève, absolu-
ment sombre, tendue de toiles gondolées,
teintes au cirage par Gigoux, rien à dire ;
de la chapelle des Saints- Patrons où s'érige
dans une niche le tombeau de la fiimille des
marquis de Rostaing, agrémenté de deux
seigneurs qui vous regardent à genoux et l'air
béat, et, près de la rampe de communion, de
deux statuettes neuves de saint Anne et de saint
Antoine de Padoue, tout se pourrait également
omettre si ses fenêtres ne détenaient peut-être,
avec celles de la chapelle voisine de la Bonne-
Mort, les seuls vitraux qui, par leur sens de la
60 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
symbolique, par leur science des tons, par leur
étampe vraiment personnelle d'art, méritent
qu'on s'arrête devant eux et valent qu'on les
loue.
Dans ce Saint-Germain-l'Auxerrois qui n'a
gardé, en fait de verrières anciennes, que quel-
ques panneaux du xv' et du xvr siècle, insérés
dans les baies gothiques ou renaissance du tran-
sept et dans les roses, des panneaux dont les
chairs des personnages sont le fond blanc même
de la vitre et les vêtements de grandes taches
de gomme-gutte de rouge lourd, de vert rude
et de bleu dur — des carreaux fabriqués sous
la monarchie de juillet bouchent toutes les
ouvertures pratiquées dans les bas-côtés de
la nef.
Et toutes les monographies exaltent un af-
freux vitrail, exécuté par Lusson dans la cha-
pelle des Apôtres sur les dessins de Viollet-le-
saint-germain-l'auxerrois 6 1
Duc; toutes citent à l'envi les œuvres de Maré-
chal de Metz, amusantes par leur vert pistache
et leur rose turc, peu usités dans les arts du
feu, mais peintes comme de la peinture ordi-
naire, avec des couleurs si peu adhérentes, si
mal cuites qu'ils s'éraillent à fleur de vitre et
laissent pénétrer, ainsi que de vulgaires car-
reaux, le jour. Ce sontdes aquarelles diaphanes,
des peintures vitrifiées, c'est tout ce que Ton
voudra, sauf des vitraux.
Plus réelles, seraient les imitations de la sainte
Chapelle œuvrées par Didron dans la chapelle
du Tombeau; celles-là on les adule aussi, mais
personne ne parle de ce Thèvenot qui a décoré
les fenêtres des chapelles des Saints Patrons et
de la Bonne-Mort.
Dans la première, le tableau du milieu qui a,
je l'ai dit, la forme d'un triptyque ouvert, les
volets poussés sur leurs gonds en avant, corn-
62 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
prend une Vierge couronnée et le Christ
entre deux anges ; le volet de gauche, un saint
Vincent, celui de droite un saint Germain. Ce
sont de hautes figures très hiératiques, et pour-
tant d'un modernisme un tantinet campagnard,
car elles ont dans la tournure, dans la mine,
d'abord presque déplaisantes, quelque chose
d'agreste et de très simple. Les couleurs sont
profondes, d'une ardeur tempérée, quasi sombre.
Le rouge est rouge cerise ; les violets et les
verts, très nourris de bleu discret, sont graves;
les ors sont saurés; mais la plus belle teinte,
en dehors d'un chamois clair, est celle du man-
teau de saint Germain, une teinte qui tient du
brun violi de la robe du carme et de ce brun
rougeâtre connu dans la céramique sous le nom
de foie de mulet; il est à la fois somptueux ot
austère ; les grands verriers du moyen âge n'ont
pas fait mieux.
saint-germain-l'auxerrois 6^
Ces mêmes couleurs, nous les retrouvons
dans la chapelle de la Bonne-Mort, mais là, en
plus de la personnalité singulière de ses figures,
Thévenot se décèle comme un homme très au
courant de cette vieille science de la symbo-
lique chrétienne, si parfaitement omise par les
vitriers et les architectes de nos jours. Il s'agis-
sait d'historier les lueurs qui doivent éclairer
une chapelle funéraire et il disposait, sur le pan-
neau de face, de quatre places et sur chacun des
panneaux de côté, d'une; il a ordonnancé l'en-
semble de la sorte : au milieu, il a peint dans
les quatre compartiments sur un fond de gris
perle strié, dans une bordure de chardons em-
blèmes de la pénitence, saint Joseph avec un
lys, la Vierge couronnée d'étoiles, le Christ bé-
nissant le monde , saint Michel arborant un
étendard et une balance, le pied sur le démon.
Dans le volet de gauche, un être barbu,
64 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
étrange, coiffé d'une espèce de turban déroulé,
nimbé d'une auréole orange, fastueusement vêtu
d'une robe grenat brodée de ramages d'or,
chaussé de violet, lient d'une main un vase
de parfums et s'appuie de l'autre sur une
bêche.
Dans le volet de droite, un saint Pierre, pieds
nus, la tête cerclée d'un halo, croise sur sa poi-
trine ses deux clefs.
Et la phrase figurée sur ce triptyque de
vitraux est facile à lire. Cet être à l'allure bizarre-
ment héraldique, qui porte, tel que Magdeleine
dans les tableaux des primitifs flamands, un pot
d'aromates et est muni d'une bêche, c'est saint
Tobie, tout à fait inconnu de nos jours, mais
célèbre au moyen âge, car il était alors le saint
des sépultures, le patron des fossoyeurs qui l'a-
vaient choisi à cause des paroles que, dans la
Bible, l'ange Raphaël lui adresse : « ...Lors-
saint-germaix-l'auxerrois 65
qu'à minuit tu enterrais les morts ...c'est moi
qui présentais tes prières au Seigneur... »
Il est préposé aux soins de la dernière heure ;
il s'occupe du corps, tandis que, de l'autre côté
du Christ, saint Michel pèse dans sa balance le
poids des vertus et des fautes et présente la
pauvre âme désincarnée au Seigneur, auprès
duquel intercèdent saint Joseph et la Vierge,
alors que, plus loin, saint Pierre attend, pour
ouvrir les portes du ciel, que le sort de la pé-
cheresse soit résolu.
Tous les célestes acteurs du drame qui com-
mence à la descente de la dépouille mortelle dans
la terre, pour finir à l'entrée de l'âme dans le
paradis, sont réunis en ce lieu et font, en quel-
que sorte, le récit du jugement, après la mort.
Parmi ces personnages, en sus du Tobie si
curieux, il en est deux remarquables par leur
aspect rigide et familier, la Vierge et le Christ.
66 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Ils ont dans les mouvements, dans les traits sur-
tout, quelque chose de juste et de net qui fait
songer aux types de certaines de ces admirables
illustrations des V\Cisérahks d'Hugo que des-
sina Brion. C'est un peu le même art, sobre et
éloquent dans sa simplesse même.
du'est ce Thèvenot, si délibérément oublié
par la critique de notre époque ? O. Merson,
dans son livre sur les vitraux, le représente
comme ayant vécu à Clermont-Ferrand et ayant
restauré les verrières de Bourges. Ottin, dans
son Hisloire du Vitrail, lui consacre juste trois
mots : Thèvenot — Clermont — 1834- J'^i
trouvé, d'autre part, une brochure signée de
son nom suivi de ce titre : « chef d'escadron »,
un essai historique sur le vitrail paru, en 1837,
à Clermont. Il s'y révèle tel qu'un homme
épris de son art et plein d'enthousiasme pour
les verriers des srands siècles.
saint-germaix-l'auxerrois 67
Et c'est tout ce que j'ai pu recueillir sur son
compte.
De ces deux chapelles ainsi parées de vitres
intelli-^entes, la plus quiète, la plus douce, est,
selon moi, celle de la Bonne-Mort. De vagues
peintures et des inscriptions gothiques tracées
en lettres d'un or qui s'efface, s'aperçoivent
confusément dans l'obscurité lorsqu'on allume
un petit cierge ; l'autel est surmonté d'un inté-
ressant bas-relief de pierre, racontant la scène
d'une mise au tombeau, mais ce qui évoque la
senteur d'une chapelle de village dans ce petit
coin, c'est le délabrement de la pierre rongée
par l'humidité, la tristesse du tapis qui se dé-
colore, la poussière amoncelée dans les deux
niches de côté, sur une Pieta de Bonnardel et
une moderne statue de saint Joseph ; c'est la
misère même des vieux prie-dieu de paille ac-
cumulés devant la rampe.
68 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Les types rustiques adoptés par Thévenot
sont vraiment en accord avec les alentours.
Ail ! s'il est un endroit propice pour s'éche-
niller la conscience, c'est bien celui-là 1 Aucun
bruit dans les ténèbres qui vous entourent,
c'est à peine si, de temps à autre, une ombre
de vieille femme vient s'abattre sur une chaise
ou s'accouder contre un pilier. Il y a si peu de
visiteurs !
Moins intéressante est la dernière chapelle
de l'abside, celle qui contine à la porte de la
sacristie et qui est dédiée à saint Landry ; elle
a été récemment nettoyée; on y a planté les
monuments funéraires du chancelier Etienne
d'Aligre et de son fils, et sorti de la nuit où
elles dormaient des fresques du sieur Guichard,
dont le réveil ne suscite aucun réconfort : celles
brossées parle même peinturlureursur lesmurs
du transept suffisaient.
saint-germain-l'auxerrois 69
Et le tour de l'église est accompli.
Il reste pourtant une très ancienne salle dans
laquelle le Chapitre déposait naguère ses ar-
chives. On y monte par un escalier en colima-
çon, situé près de la chapelle de la Vierge, à
l'entrée du grand portail et l'on débouche, après
avoir tourné dans la spirale qui s'éclaire par
des fentes de jour, sur le seuil d'une grande
pièce carrée, demeurée, depuis des siècles, in-
tacte, avec son pavé aux losanges rouges, ver-
nissés, formant, en trompe-l'œil, un carrelage
de dés, son plafond aux caissons sculptés d'où
pend un lustre à becs de cuivre, ses vieilles cré-
dences, ses armoires dont les peintures de fer
s'ajourent en des lettres gothiques inscrivant
les noms de saint Vincent et de saint Germain
sur les panneaux de chêne.
Mais la partie vraiment séduisante de ce lo-
gis, c'est le mur du fond qui fait hce à la croi-
70 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
sée géminée, ouverte sur la place. Il est occupé
tout entier par un retable sculpté du xvi' siècle,
un triptyque représentant les scènes de la vie
de la Vierge et de sainte Anne. On y retrouve
la légende des Apocryphes, la rencontre d'Anne
et de Joachim, à la porte Dorée ; on y voit un
amusant escalier du Temple, gravi par une figu-
rine, toute une série de personnages autrefois
teints et dont le bois, maintenant décoloré,
pèle ; des personnages aux gestes exacts à la
fois et élargis, semblables à ceux que taillèrent
presque tous les imagiers, si savoureusement
réalistes, de ce temps. Les volets qui forment
ce retable furent autrefois des tableaux peints à
la détrempe, mais ils sont tellement écaillés
que l'on ne discerne plus que de fantomatiques
apparences de bouts de visages et de vagues
fragments de corps.
Ce local poudreux est infiniment doux. L'on
SAINT-GERMAIN-L AUXERROIS
s'iiTic'^.gine très bien l'un des treize chanoi-
nes qui composèrent le Chapitre desservant
jadis la paroisse de Saint-Germain, assis de-
vant la table placée au milieu de la pièce ,
dépouillant les archives, relevant les dates
des obits, extrayant des manuscrits les mi-
racles des saints fondateurs de son église.
Et l'on se prend, à ce dégoût d'un début de
siècle, à envier ce bon prêtre qui s'interrompt
de son travail, pour essuyer ses besicles de
corne, dans le grand silence de ces murs de
pierres sourdes, seulement rompu par les sou-
pirs fatigués du bois.
Comme tout cela nous met loin !
Ce pauvre Saint-Germain-l'Auxerrois, quand
on songe qu'il fut un des sanctuaires les plus
opulents et les plus renommés de Paris ! Paroisse
des rois de France, logés en face de lui, au
72 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Louvre, il prêta, le 24 août 1572, ses cloches
pour sonner l'hallali de la partie de chasse de
la Saint-Barihélem}' et, le dimanche de l'an
1594, Henri IV y donna le pain bénit et suivit,
une palme au poing, la procession qui se dérou-
lait dans les bas côtés de la nef et du chœur.
C'est dans cette même église, devant ce même
roi, assis, cette fois, au banc d'œuvre, que le
grotesque P. Valladier, dont les sermons sur
l'avent, prêches à Saint-Germain-l'Auxerrois,
furent publiés sous le titre de « la Sainte philo-
sophie de l'âme », osa prononcer l'indécent pa-
négyrique des appas de Marie de Médicis.
Il les divise en trois étages. Après avoir parlé
du premier, c'est-à-dire du visage qu'il compare
à toutes les fleurs et à toutes les gemmes, il
passe au second, à la gorge de la reine qu'il
traite de deux fontaines cristaUines de lait, deux
magasins de mannes, deux sources d'ambroi-
SAINT-GERMAIN-L AUXERROIS 7^
sie, deux fontaines de nectar, deux cannes de
sucre, deux cruches de miel, deux plantes de
baume, deux montres de l'horloge intérieure,
deux bastions et remparts du cœur », puis il
descend
Encore qu'il fût épris des gaudrioles, l'on se
demande vraiment ce que le Vert-Galant dut
penser de ce genre de prêche...
Après ces deux dates de 1572 et 1594, glo-
rieuses si l'on veut, d'autres se succèdent moins
carillonnées par la bienveillance de l'Histoire.
1617, année pendant laquelle une populace
furieuse déterre le cadavre du maréchal d'Ancre
inhumé dans un caveau de l'église sous la tri-
bune de l'orgue et le coupe en petits morceaux.
Le cœur fut rôti sur des charbons et mangé
publiquement par un homme ; les entrailles
furent jetées dans la Seine et les restes brûlés
74 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
sur le pont-neuf devant la statue d'Henri IV.
Le lendemain, l'on vendit les cendres un quart
d'écu, l'once ; et les oreilles, que l'on avait mises
à part furent payées fort cher par un ama-
teur.
1665, année où eut lieu l'ostension des re-
liques de sainte Reine sur le maître-autel de
Sainl-Germain-l'Auxerrois.
Anne d'Autriche avait commandé à un or-
fèvre de Paris un reliquaire d'argent pour y
déposer l'os du métacarpe de cette sainte, dont
elle désirait faire présent à l'hôpital d'Alise.
Quand le travail fut terminé, la reine voulut
que son église paroissiale profitât, la première,
des grâces dévolues à ces glorieux détriments
et elle en ordonna l'exhibition pendant la du-
rée de trois neuvaines.
« Une infinité de personnes de toutes
conditions », disent les textes, se rendit à
SAINT-GERMAIN-L AUXERROIS 75
Saint-Germain, pour prier devant ce reli-
quaire.
Or, la spécialité de sainte Reine, — qui fut
celle aussi de saint Job — était la guérison des
maladies secrètes. Comment et pourquoi ? un
vieil auteur, au nom prédestiné de Méat, tente
de nous l'expliquer dans un livre intitulé La
fille héroïque.
« Deux contraires , raconte-t-il, ne se sauraient
souffrir dans un mesme sujet et ils sont telle-
ment opposez qu'ils se persécutent continuelle-
ment et ne cessent jamais leur combat, qu'a-
près que l'un d'eux a obtenu la victoire sur son
ennemy. C'est pourquoy je cesse mon étonne-
ment quand je considère l'opposition qu'il y a
entre la chasteté et ce vilain vice. Sainte Reine,
qui avait eu très grand soin de conserver sa
pureté pendant sa vie, n'a pas voulu, après sa
mort, que les impurs s'approchassent de sa fon-
76 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
taine sans estre nest03^ez de leurs ordures. De
là vient que, quand ils boivent de cette eau,
avec confiance, ils s'en retournent avec joye de
ce qu'ils sont délivrés de ces maux estranges
qui, sans ce divin remède, dureraient aussi long-
temps que leur vie. »
L'Histoire ne nous narre pas si les malades
qui vinrent implorer la sainte à Saint-Germain-
l'Auxerrois, guérirent. La fontaine, il est
vrai, dont parle Méat et qui servait et qui sert
encore, dans le village d'Alise, d'excipient aux
cures, n'y coulait point, mais h défaut de l'eau
miraculeuse, les Parisiens avaient la ressource
d'invoquer, en sus de la bonne Déicole de la
Bourgogne, legrand thaumaturge, Bourguignon,
lui aussi, guérisseur de tous les maux, le patron
du sanctuaire où ils priaient, saint Germain
d'Auxerre.
1831. L'église fut, le 14 février, envahie par
SAINT-GERMAIN-L AUXERROIS 77
le peuple, sous le prétexte que l'on y célébrait
une messe anniversaire pour le repos de l'âme
du duc de Berry.
Ce fut une très ridicule aventure. Le service
funèbre s'était terminé vers midi 1/2. Après l'ab-
soute, le curé s'était retiré, lorsque quelques
royalistes échauffés s'avisèrent d'attacher sur le
catafalque une lithographie du duc de Bordeaux,
une croix de Saint-Louis et une couronne d'im-
mortelles jaunes et noires.
Le bruit se répandit aussitôt au dehors que
les Henriquinquistes préparaient un coup d'état,
promenaient dans l'église un buste du prince
et y déployaient des drapeaux blancs ; et sans
en demander plus, la plèbe se rua dans le sanc-
tuaire et y saccagea tous les objets du culte.
Cette équipée finit devant les tribunaux où
tous les accusés furent acquittés. Une brochure
parue, en 183 1, chez Dentu, nous relate ces
78 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
hauts faits et nous fournit ce spécimen de pro-
clamation royaliste dont le comique me paraît
sûr.
Elle est adressée à MM. les Charbonniers de
Paris.
« Messieurs, l'attachement que vous avez
toujours montré pour la branche aînée des
Bourbons, la douleur que vous avez témoignée
à la mort du duc de Berr}', ce prince bienfai-
sant qui vous a été ravi par un horrible crime
qui vous prive du digne père de notre Henri V,
et l'horreur que les Auvergnats ont ressentie de
cet affreux assassinat, nous donnent lieu de
croire que vous vous ferez un devoir d'assister
au service anniversaire qui sera célébré à Saint-
Germain-l'Auxerrois. D'après les vrais senti-
ments qui vous ont toujours dirigés, nous
avons l'espoir de vous y trouver réunis en
corps. »
SAIXT-GERMAIN-L AUXERROIS 79
Ni en corps, ni en personne, les ingrats au-
verpins, si respectueusement traités pourtant,
ne vinrent.
Si nous sautons maintenant de l'année 1831
à l'an 1871, nous voyons encore l'église pleine ;
seulement, cette fois, ce ne sont plus des par-
tisans de la royauté mais bien les membres d'un
club de libres-penseurs qui s'entassent dans son
vaisseau, sous la présidence d'un sieur Pierre et
d'une certaine Lodoïska, accoutrée d'une veste
de hussard, culottée d'un pantalon de turco,
coiffée d'une toque à cocarde rouge, et chaussée
de bottines à glands d'or.
Et tandis que, du haut de la chaire, un po-
chard pérore, un autre troue d'un coup de
baïonnette la bouche de la statue de la Vierge et
y plante une pipe ; puis il arrache l'Enfant-Jésus
et de toute l'église qui trépigne de joie, des
lazzis, exactement notés, s'échangent:
80 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
— Passe le gosse par ici, pour qu'on rem-
brasse !
— Ouvrez-y la gueule pour voir s'il a fait
ses dents !
Et l'on promène l'Enfant que l'on finit par
jeter, brisé, dans un coin. Mais, pour dire vrai,
les fédérés se bornèrent à ces aménités sacri-
lèges et à ces farces impies et, moins féroces que
d'autres ivrognes qui, après avoir maltraité les
prêtres, pillèrent les églises, ceux-ci se conten-
tèrent de voler quelques vêtements d'enfants
de chœur et d'emporter deux pianos qui, l'on
ne sait trop pourquoi, stationnaient là.
Les temps sont changés; si Saint-Germain a
vu les pieuses affluences et les cohues irritées
ou gouailleuses, s'il a même aussi connu, pen-
dant la Convention, les hilares assemblées de
légères muscadines et de pesantes commères,
réunies, devant sa porte, pour applaudir aux
saixt-germaix-l'auxerrois 8 1
audacieuses et aux piètres cliansons d'Ange
Pitou, il ne connaît plus de foule d'aucune
sorte maintenant. Ses abords sont rapidement
longéspardesgensen rut d'affaires et quant à son
intérieur il est un des plus délaissés qui soient à
Paris ; sa nef ne peut même, le dimanche, à la
grand'messe, malgré tous les enfants des écoles
qu'on y parque, se remplir.
La paroisse des rois est devenue la paroisse
de la Mode ; l'église est enserrée par les maga-
sins de la Belle-Jardinière, du Pont-Neuf et de
la Samaritaine. Ce dernier la touche presque,
car la livrée bleue de ses devantures s'étend
dans la rue de l' Arbre-Sec et un ignoble bâti-
ment de fer qu'il vient d'ériger, se dresse, sur-
monté, en guise de clocher, d'un chapeau chi-
nois, devant l'abside, là où le brave bourgeois
qui alloua des fonds pour la faire rebâtir, mes-
sire Jehan Tronson, drapier de Paris, fit appo-
82 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
ser sa signature, dans une frise, sous le toit,
en adoptant la forme d'un rébus figuré par des
tronçons de carpes.
Même au temps où les rois habitaient le Pa-
lais du Louvre, le commerce des draps aidait à
embellir l'église ; il venait en aide aux bourses
des souverains, souvent sèches ; cette affection
des drapiers pour leur sanctuaire explique la
présence, sous le narthex,de la statue de sainte
Marie l'Egyptienne, leur sainte de prédilection
et leur patronne, sans doute parce que saint
Zozime qui la rencontra dans le désert, vêtue
seulement de ses longs cheveux, donna son
manteau pour la couvrir.
Maintenant, il n'y a plus de monarques,
mnis je crois bien que les grands industriels des
draperies s'occupent moins que leur ancêtre
Tronson des besoins du culte ; cette observa-
tion n'est pas un reproche, car il est certaine-
saixt-germaix-l'auxerrois 83
ment très heureux qu'il en soit ainsi. S'ils dé-
siraient, en effet, faire réparer ou orner leurs
chapelles, ils seraient bien forcés de s'adresser,
comme l'Etat dont ils prendraient la place, à
de dangereux architectes et à de nuisibles
peintres, et que resterait-il du charme dolent
et désuet de cette très douce église ?
SAINT-MERRY
SAINT-MERRY
AiNT Médéric ou saint Merry n'est
pas un saint sur le compte duquel
les renseignements abondent. Ce que
l'on connaît de sa vie peut se résumer en quel-
ques lignes. Entré à l'âge de treize ans, au
monastère Bénédictin de Saint-Martin situé
près de la ville d'Autun où il naquit, il devint
abbé de ce cloître, prit la fuite pour se retirer
dans un désert et y mener l'existence des er-
88 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
mites, et fut ramené de force par l'évêque
d'Autun, au milieu de ses moines. Il s'évada
de nouveau avec saint Frodulphe, l'un de ses
disciples et parvint près de Paris. Là, il décou-
vrit, dans un petit bois, une chapelle dédiée à
saint Pierre, bâtit une cellule dans son voisi-
nage, et après y avoir demeuré pendant deux
ans et neuf mois, il 3' mourut, le 29 août de
l'année 700 et fut inhume dans ladite chapelle.
Et un point, c'est tout-
Vers la fin du neuvième siècle, un capitaine
qui avait combattu, sous les ordres du comte
Eudes, les Normands dont l'armée assiégeait
Paris, Odo falconarius, Odon le fauconnier, fit
construire sur la place de la chapelle, tombée
en ruines, une église romane ; elle fut érigée en
collégiale, baptisée sous le double vocable de
Saint-Pierre et de Saint-Merry,puis ce dernier,
peu à peu, à cause des miracles qu'il opéra,
SAINT-MERRY 89
évinça l'autre et resta seul titulaire de cette
église que l'on détruisit au xvi" siècle.
Celle qu'on lui substitua et qui existe encore
fut commencée en 1525 et achevée en 1612.
« En faisant les fondements de la neuve
église, raconte le bon Gilles Corrozet dans ses
antiquités chroniques et singularités de Paris »,
on trouva sous le grand autel, dans un tom-
beau de pierre, le corps de son fondateur, ayant
des bottines de cuir doré aux jambes, lequel,
sitôt qu'il fut touché de l'air, tourna en poudre.
Son épitaphe était auprès, la date duquel pour
la vieillesse, ne put être reconnue. Cet épitaphe
fut engravé en une autre pierre qui est au mi-
lieu du chœur et contient ainsi :
« Hicjacet vir bcnae mémorial, Odo falcona-
rius, fondator hujus ecclesias. »
Et Corrozet ajoute : « Anciennement n'était
qu'une petite chapelle en laquelle, dit Vincent
90 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
historial, au cinquième livre, chap. iiijxxij,
saint Merry trépassa. Son corps y fut enterré
et y reposa deux ans et depuis, en l'an 1304,
il lut levé de terre et mis en une capse d'ar-
gent en la même chapelle. »
D'autre part, le Calendrier historique et chro-
nologique de l'église de Paris, pour l'année
1747, nous fiiit savoir que le compagnon
du saint, saint FroJulphe que le vulgaire
appelle saint Frou, décéda, lui ausbi, à Paris
et que son corps fut enseveli près de celui de
son maître, dans l'intérieur de Saint-Merry.
En édifiant le nouveau sanctuaire, on eut
soin de bcîtir, au lieu même du caveau où gisait
la dépouille mortelle des deux saints, une crypte
qui subsiste encore ; mais elle n'a jamais détenu
leurs restes qui furent exposés au-dessus du
maître-autel, dans le chœur et enfermés dans
un reliquaire dont les chanoines de Notre-
SAINT-iMERRY 9 1
Dame vérifièrent le contenu, en 1625. Ils y re-
marquèrent, en sus des ossements, un flacon
auquel était jointe une cédule sur laquelle étaient
écrits ces mots : « C'est une fiole de baume
creu et la donna Messire Etienne Maupas, l'an
1339, le 25° jour de may. »
La châsse fut encore ouverte en 1793, mais,
cette fois, par les sans-culottes qui s'empres-
sèrent de jeter à la voirie et les pieux détriments
et la fiole.
Il n'existe donc plus de reliques de saint
Merry. En fait d'objets lui ayant appartenu,
l'on peut voir, dit l'abbé Salmon, dans ses
« Pèlerinages de Paris » le fragment d'une de
ses chasubles ornée de dessins bizarres. Il est
possédé par le trésor de l'église de Longpont.
Sauf la tour ogivale dans le bas mais dont les
derniers étages arborent les pilastres et les
cintres du xvii^ siècle, l'église actuelle est du
92 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
gothique de la dernière période; le portail prin-
cipal s'étend sur la rue Saint-Martin. Il est dif-
ficile à saisir, en son ensemble, à cause du peu
de recul que permet l'étroitesse de la rue ; percé
de trois portes ogivales surmontées de cros-
settes et de fleurons, il n'a gardé de son orne-
mentation primitive que des bribes mais d'au-
cunes, celles surtout de la porte de droite, mé-
ritent qu'on les loue.
Il y a là, en haut, tapis dans une torsade de
feuillages, un chien et un lièvre qui se livrent à
une éternelle partie de cache-cache et, plus bas,
un joueur de cornemuse, coiffé d'une sorte de
lampion de déménageur, et qui regarde, ac-
croupi, depuis bien des siècles, déambuler les
petits-fils de ces Parisiens réunis pour le fêter,
aussitôt qu'il naquit et qu'on le déposa dans le
berceau préparé de sa porte.
Aujourd'hui tous passent et nul ne s'arrête
SAIXT-MERRY 9 3
devant lui. Il vit, dépaysé, survivant à de naïves
sympathies qu'ont oubliées les âges.
L'on discerne également sur les chambranles
des autres porches, des dragons qui descendent,
en rampant, vers le sol, des bouts de marmou-
sets destinés à servir de consoles, des arcades
trilobées, des lierres et des vignes qui serpen-
tent dans le creux des archivoltes.
Tout cela est demeuré plus ou moins intact,
mais le reste est du toc et toutes les statues
sont des faux.
Les douze grandes et les six petites qui rem-
plissent les niches des trois portes, vidées par
la Révolution, ont été fabriquées^ en 1842, par
Desprez et Brun ; les dix-huit figurines, pla-
cées sous les dais historiés de la voussure, en
recul, dans le haut de la baie médiane, sont
des moulages pris à Notre-Dame de Paris, de
statuettes du xiii^ siècle; mieux eût valu, à coup
94 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
sûr, reproduire des images du xvi^ qui eussent
été au moins en accord avec le style de l'église,
mais il ne faut pas se plaindre, car l'on aurait
pu imaginer pis, en commandant des sculptures
neuves aux limousins médaillés de notre temps.
En tout cas, vieilles ou neuves, ces statues
ont été si bien patinées par la crasse des pous-
sières et par la boue des pluies, qu'à distance,
avec un peu de bonne volonté, la confusion
s'opère et que cette façade, noire et comme ron-
gée, semble avenante pour tous ceux qu'exas-
pèrent ces basiliques modernes dont les murs
ont la couleur des toiles écrues, aggravées par-
fois, par des couches multipliées de blanc.
L'église Saint-Merry longe d'un côté, au
nord, la rue du Cloître, au-dessus de laquelle
elle ouvre une fenêtre à meneaux flamboyants,
que surplombe une meute de chiens de garde,
veillant sur une ménagerie de chimères dont les
SAINT-MERRY 95
bustes rigides qui avancent sur la chaussée ver-
saient jadis de leurs gueules contournées des
torrents de pluie.
Et ces douches que recevaient les passants
étaient, je veux le croire, excellentes, sinon
pour la sanié des vêtements et le salut du corps,
au moins pour le bien-être de l'âme. Ces as-
persions étaient, en effet, un tonique contre la
langueur du péché, un cordial interne, un ré-
chauffant.
Nos pères connaissaient le langage S3'mbolique
des gargouilles. Ils les considéraient comme les
images pétrifiées de ces princes de l'air dont
parle saint Paul, comme des démons rejetés
hors du sanctuaire et relégués le plus loin pos-
sible de son faîte, et tout en grelottant et en
dansant sous la furie des averses dont ces
monstres leur inondaient le crâne, ils faisaient
sans doute un retour sur eux-mêmes, prenaient
96 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
de saines résolutions, se promettaient d'échap-
per à l'emprise de ces Esprits de Malice, en
s'épurant par la pénitence et la prière
De l'autre côté, au sud, l'église a encore
conservé quelques spécimens de son bestiaire
infernal, mais c'est à peine si on les entrevoit,
car le bras de son transept qui s'élève au-des-
sus de la rue de la Verrerie, est cerné par le
presbytère et masqué par d'autres maisons. La
grande fenêtre placée en face de celle qui se
hausse sur la rue du cloître Saint-Merry est
invisible; l'on peut, tout au plus, apercevoir
au-dessus des toits une pointe de fronton et
deux tourelles, aux balustres résiliés, servant
de cages à quelques chimères.
L'intérieur est cruciforme; la nef et le choeur
sont entourés d'un bas-côté, bordé de chapelles
qui communiquent entre elles par des portes
en ogive, trouées dans des murs de refend. Des
SAINT-.MERRY %
vitraux sur lesquels quatre des meilleurs ver-
riers du XVI' siècle, Héron, de Parvy, Charnu
et Nogare peignirent les vies de saint Pierre,
de saint Joseph, de saint Jean-Baptiste et de
saint François d'Assise, certains fragments
subsistent, dans la nef ; et des morceaux dé-
pareillés ont été insérés, un peu au hasard,
dans les croisées aux carreaux blancs et verts,
losanges de plomb, qui ajourent actuellement
les chapelles des bas-côtés.
Ce fut ici, comme à Saint-Germain-l'Auxer-
rois, comme presque^dans toutes les anciennes
églises, les chanoines du xviii^ siècle qui sac-
cagèrent les vitraux, sous le prétexte qu'ils
éclairaient mal.
Sauf le chœur qui a été remanié, par eux,
au xviii^ siècle et une grande chapelle de l'in-
vention d'un nommé Richard qui, en 1754,
défonça trois chapelles gothiques pour y caser
98 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
la sienne, l'intérieur de Saint-Merry est de style
ogival, avec piliers en arc pointu, dénués de
chapiteaux, fenêtres à dentelures flamboyantes,
réseaux de nervures et clefs de voûtes armoriées.
Celle qui s'épanouit, au-dessus du transept,
ressemble à une cordelière de saint François ;
elle court, se déroulant avec bouffettes, à plat
sur la pierre, puis se laisse pendre, dans le vide,
en un nœud ouvragé qui fut sans doute autre-
fois peint en azur rehaussé d'or.
La ^première impression, lorsqu'on pénètre
dans la nef, est imposante. Le vaisseau jaillit
d'un bond, avec ses murs, allégés par des vitres,
dans les airs ; on respire la senteur d'une bonne,
d'une vieille église, si placide, si recueillie,
alors que l'on vient de quitter le vacarme com-
merçant de la rue Saint-Martin ; mais cette im-
pression se fâche, si on lève les 3'eux et si l'on
regarde, en haut, le fond delà nef et le maître-
SAINT-MERRY 99
autel, car l'abside s'illumine de trois lames de
verre dont l'aspect criard, dans cette atmos-
phère apaisée, détonne ; celle du milieu contient
au-dessous d'un Père Eternel pour romance,
un Christ dont la robe en chair d'orange san-
guine est un tourment ; mais c'est surtout
dans la lame de droite, que la scélératesse de
couleur du verrier moderne qui les teignit,
s'avère; il y a là un Jésus, habillé de rouge
groseille et de bleu de Prusse, debout devant
une femme agenouillée dans du jaune de jon-
quille et du bleu de paon, qui est pour l'œil ce
que seraient pour l'oreille des coups de pistons
soufflés par des pitres éperdus, sur des tréteaux
de foire.
Et au-dessous de ce tintamarre de tons, une
gloire énorme de bois doré, crache, ainsi qu'un
soleil d'artifice, ses rayons dans tous les sens et
simule, si l'on veut, l'auréole d'un gigantesque
rOO TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Christ de marbre blanc, campé, depuis l'an
1866, au-dessus de l'autel.
Quant au chœur même, il a été, je l'ai déjà
dit, complètement remanié au xviii* siècle; les
ogives ont été transformées en cintres, les pa-
rois des piliers revêtues de plaques de marbre,
les unes grises, les autres du brun violacé des
jujubes, toutes, vermicelées de blanc; mais cet
acte de vandalisme une fois commis, il faut
bien confesser que, moins malchanceux que
Saint-Germain-l'Auxerrois et que Saint-Nico-
las-des-Champs, son voisin, Saint-Merry n'a
pas eu ses colonnes avarices par des cannelures
et que le décor qui le déforme est d'un aloi
plus franc et porte, sans trop de réticences au
moins, l'étampe curieuse de cette époque dont
l'esthétique n'accoucha pourtant que d'un idéal
de bourJalou et de guéridon.
Elle créa, en effet, des pièces d'ameublement
SAINT-MERRY 10 1
charmantes, mais aucun siècle n'eut moins que
celui-là le sens mystique ; et cependant, si l'on
songe à la vulgarité de l'architecture et de l'or-
nementation contemporaines, l'on finit par
s'estimer heureux de retrouver le sourire tour-
menté de cet art de colifichets, dans une église.
Même d'un art réduit, comme ici, à l'état
de bribes ! Il est vrai qu'à Paris, si nous pou-
vons le voir plus complet, il n'en est pas moins
médiocre ; ce n'est toujours que du xviii^ siècle
de second ordre. Saint-Thomas-d'Aquin, par
exemple, est une salle de théâtre, garnie de
très réelles baignoires qui tournent autour de la
scène, là où se dresse le grand autel ; son décor
hésite, ne se livre pas, tente presque de don-
ner le change en établissant un vague compro-
mis entre une salle pour ballets et un sanc-
tuaire. C'est une œuvre hybride, un oratoire
de danseuses. Si l'on veut contempler un en-
102 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
semble surprenant d'église du temps demeurée
intacte et conçue pour l'unique plaisir de con-
fectionner du joli et du futile, c'est à Mayence
qu'il faut aller. Il existe, en effet, dans cette
ville, deux chapelles, l'une surtout, placée sous
le vocable de Notre-Dame, et située Augustin-
arstrasse qui sont les authentiques bijoux du
Rococo, les petits Dunkerques de la Vierge.
Tout y esc : murs blancs, comme poudrés
d'une fleur de riz et treillis d'or, grand autel
avec baldaquin et couronne, culbutis de menus
anges relevant des tentures de marbre autour
de colonnes à chapiteaux; grand orgue avec
tribune, à ventre renfle, tel que celui d'une
commode, orné d'amours joufflus et de car-
touches parés d'instruments de musique, en
relief, flûtes et tambourins, violons et basses ;
plafond peint dans le goût de Tiepolo, chaire
surmontée d'une gloire d'or dans une envolée
SAINT-MERRY IO3
de séraphins bouffis. Ce ne sont partout que
roses pompons, que chicorées, que volutes, que
pots à feux, que rocailles ; c'est le babil doré
du bois, la minauderie des marbres, le tortil-
lage des chandeliers, et les pimpantes afféteries
des appliques ; cela sent la bergamote et
l'ambre; c'est pompeux et exquis, théâtral et
léger; c'est anti-mystique, autant que possible,
mais combien ce boudoir façonné pour une
Estelle céleste est supérieur à ces casernes di-
vines et à ces pieuses halles, que les Ginain,
que les Baltard, que les Ballu, que les Abadie,
que tous les rhéteurs de la jactance monumen-
tale moderne nous fabriquent !
Le décor de Saint-Merry ne peut se compa-
rer à celui de la Notre-Dame de Mayence ; il
est incomplet et grossier, il est mastoque ; mais
cependant son chœur avec ses têtes d'angelots
dorés, ses astragales et ses marbres, ses bronzes
104 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
tarabiscotés et ses coquilles de Saint-Jacques
évidées, intéresse ; l'on peut en dire autant de
cette chapelle du Saint-Sacrement, creusée par
le sieur Richard, à droite, près de l'entrée du
grand portail. Elle est vaste et froide, éclairée
en l'air par des toits en chapeaux de pierrot,
par des toits blancs et pointus de verre; mais
elle a des tableaux et des statues qui suggèrent
la même réflexion que le décor de la Notre-
Dame de Mayence.
Leur art est discutable, mais c'est tout de
même de l'art.
Au fond de cette chapelle, à laquelle on
accède par trois arcades, se dresse un autel,
avec fronton grec et colonnes corinthiennes
filetées d'or au-dessus du tabernacle, une
grande toile représente les pèlerins d'Emmaûs.
Quand on pense à ce qu'un homme comme
Rembrandt, a tiré d'un tel sujet, l'on demeure
SAINT-MERRY I05
confondu devant ce tableau de Coypel. Imagi-
nez, peint en une sorte de trompe-l'œil, un
Christ accoutré d'une robe bleuâtre, assis devant
une table, et esquissant un geste d'escamoteur,
tandis qu'à droite, un individu penclie sa tête
sur cette table et qu'à gauche, un autre, à
barbe blanche, le regarde, en rapprochant ses
mains. Au premier plan, gravissant les marches
d'un escalier, — car la scène se passe dans le
vestibule d'un palais — un domestique, en ca-
leçon rouge, monte les plats du souper. Enfin,
au-dessus de ce Christ, au chef cerné d'une
lueur de veilleuse qui fignole, un tourbillon
d'anges plane dans les nuées rousses d'un pla-
fond.
Cette toile nous montre tout ce que l'on vou-
dra, sauf la scène des Evangiles. Sans le titre
connu de l'œuvre, il serait impossible de savoir
ce que signifie le geste du Christ.
ro6 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Et cependant ce panneau de Coypel vous
retient. Il réduit au rôle d'une anecdote mal
contée, un passage magnifique des Ecritures,
mais, en revanche, il décèle sous l'apparence
facile, presque frivole de sa couleur, une soli-
dité de peinture que les artistes religieux de
notre époque ignorent.
De même pour les anges sculptés par les
frères Slodz, en haut relief, au-dessus de deux
portes, l'un tenant, à gauche, les tables del'an-
cienne Loi et, l'autre, à droite, le calice. Pas
plus que ces petites têtes, à collerettes de
plumes, des amours sans corps qui lesentourent,
ces anges ne sont de purs Esprits. Ils figurent
tout bonnement de jeunes adolescents demi-
nus et dont les élégantes draperies s'envolent;
ce sont des païens accorts et distingués et ils
triomphent dans cette chapelle où, pour leur
servir sans doute de repoussoir, l'on a installé
SAINT-MERRY IO7
quelques statues modernes dont deux, un saint
Pierre l'Ermite et un saint Antoine sculptés, en
1842, par Evrard, sont cependant viables.
Voilà l'apport du xviii'' siècle, dans l'église
bâtie au x\f en l'honneur de saint Merry.
Possédons-nous au moins tous les ornements
dont cet âge dota l'église ?
Non, car Germain Brice nous donne une
description de l'intérieur du sanctuaire, tel
qu'il était de son temps, et il nous dit :
« On expose, les jours de fêtes principales,
des tapisseries assez belles qui représentent la
vie de Notre-Seigneur exécutées sur les cartons
de Henri Lerembart, peintre du roi, dont les
ouvrages avaient quelque beauté. »
Ces tapisseries ont disparu.
Il y avait aussi, ajoute-t-il, « une mosaïque
en tableau qui représente la Vierge et l'Enfant,
accompagnés de quelques anges; ce morceau
I08 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
avait été rapporté d'Italie par Jean de Gana}-,
premier président du Parlement. »
Et il poursuit :
« A côté du chœur, près de la porte de la
sacristie, on a construit un tombeau pour Si-
mon Arnaud, marquis de Pomponne, mort mi-
nistre d'Etat; la chapelle où ce monument se
trouve est fort serrée ; et la quantité de figures
et d'ornements qui y sont employés, ne produit
pas tout l'effet que l'on pourrait désirer ; cet
ouvrage est de Barthélem}' Rastrelli, un Ita-
lien. »
Et il cite encore, comme inhumés dans cette
égUse, Simon Marion, avocat général au Par-
lement et Jean Chapelain, «poète et bel esprit
de son temps à l'Académie française ».
Les cendres de ces personnages ont été de-
puis longtemps dispersées et le monument du
marquis de Pomponne est détruit ; reste la
SAINT-MERRY IO9
mosaïque qui a étt transportée au Musée de
Cluny.
Le bon Germain Brice professait les idées
de son siècle sur le style gothique qu'il jugeait
inutile et barbare. Aussi n'udmire-t-il guère
Saint-Merry qu'il exécute à la cantonade,
déclarant pour tout éloge « qu'il est assez
régulièrement distribué, maistrisîe et obscur et
très malpropre ».
Venons-en maintenant à l'église même, telle
qu'elle existe de nos jours. La description de
la plupart de ses chapelles serait nulle; les
fresques qui couvrent les murs disparaissent
dans l'obscurité, se voient à peine; mais il ne
faut pas regretter la prudence de cet éclairage,
car il dissimule des œuvres qui ne nous appor-
teraient, au point de vue de la piété et de l'art,
aucune aise. Les fresques de Chassériau qui
parent l'oratoire de sainte Marie l'Egyptienne,
IIO TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
sont molles et poussives ; elles ont été exécu-
tées ainsi qu'un devoir commandé, sans plaisir.
Quant aux autres panneaux plus visibles, tels
que la Vierge bleue de Van Loo et la grande
bâche de Marie Belle, « le sacrifice de répara-
tion pour la profanation des saintes Espèces
volées dans l'église », elles gagneraient à s'efïa-
cer dans une bienheureuse pénombre, car cette
Vierge est tiède et pourléchée et l'ouvrage de
Belle, trempé dans la sauce d'une blanquette
de veau, est, avec ses figures efforcées de prêtres
à genoux, tendant la main vers une hostie et
un ciboire renversé sur le sol, d'un dramatique
pompeux et facile ; c'est du mclo de sacristie,
de la sacerdotaille d'art.
En tout, trois objets, deux tableaux et un
antique bénitier valent qu'on s'en occupe; ils
sont les seules pièces qui arrêtent, dans ce
musée.
SAINT-MERRY 1 1 1
Le premier de ces tableaux est un portrait de
^me Acarie, placé au-dessus de l'autel qui lui
est dédié sous le nom de la bienheureuse Marie
de l'Incarnation. Ce portrait daté du xviii*
siècle et dont l'auteur est inconnu resplendit
au milieu des fades peintures de Cornu qui l'en-
tourent. Cette image d'une femme un peu
soufflée, au teint rose, vêtue de bure et con-
templant une minuscule sainte Thérèse, appa-
rue dans l'ovale rayonnant d'une auréole, nous
rappelle que la fondatrice des Carmélites en
France fut baptisée dans cette église, le 2 fé-
vrier 1566. Elle fréquenta Saint-Merry pendant
toute son enfance, mais après son mariage, elle
n'y vint plus régulièrement, car elle habita rue
des Juifs, et son biographe Boucher nous ap-
prend « qu'elle ne connaissait guère d'autre
chemin que celui qui conduisait de sa maison à
l'église Saint-Gervais, sa paroisse )).
112 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Mais très supérieur au point de vue de l'art,
à cette effigie que surtout la misère de ses alen-
tours exalte, est un vieux panneau de bois
peint, accroché à contre-jour, dans une cha-
pelle voisine. Ce panneau, qui servait autrefois
de devant d'autel, est un spécimen très curieux
de la peinture française, italianisée, du xvf
siècle.
Il exhibe, assise, une houlette à la main,
sainte Geneviève, figurée par une petite prin-
cesse, aux cheveux blonds et ondes qui fait
plus songer, à vrai dire, à une Diane de Poi-
tiers qu'à une sainte entourée d'un troupeau
de moutons parqués dans un champ cerclé de
pierres plantées droites en terre, comme des
dolmens bretons, et un chien noir, debout, les
pattes sur ses genoux, quête une caresse, tan-
dis qu'elle lit ses prières, dans un livre.
Au second plan, sur un fond de paysage dont
SAINT-MERRY 1 1 3
les feuillages persillés et les donjons d'une ville
s'enlèvent sur un ciel couleur de bistre, deux
hommes courent après une femme, la sainte
sans doute ; mais sa biographie ne nous four-
nit pas l'explication bien claire de cette scène.
Toujours est-il que cette œuvre un peu frêle
est avenante et qu'elle mériterait d'être expo-
sée de telle sorte qu'on pût, sans être obligé
d'allumer un cierge, la voir.
L'on pourrait faire la même réflexion à pro-
pos du bénitier, qui s'examine malaisément dans
l'ombre. Ce bénitier, en pierre blanche, du
temps de Louis XII, porte les armes de France
et de Bretagne, alliées aux insignes de la Pas-
sion ; les sculptures sont encore vivaces, dans
leur relief cendré par la poudre des âges.
Reste enfin la cr3-pte dans laquelle on descend
par un escalier de quinze marches; une bouffée
de cave vous saute au visage quand ony ent re.
8
114 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
On vacille dans l'obscurité et c'est à peine si le
cierge qui vous guide vous laisse entrevoir une
voûte basse à nervures retombant sur une co-
lonne centrale ; les clefs sont sculptées de ro-
saces et les chapiteaux sont fleuris de vigne.
Malheureusement tout est retapé et les murs,
entre les colonnes de pierre qui s'y engagent,
sont en fonte peinte, imitant des plis de rideaux;
pourquoi ce blindage de coffre-fort ?
Cette cave, dans laquelle on processionne, le
jour de la fête de Saint-Merry, contient des au-
tels de rebut, une vieille châsse requinquée de
cuivre, une statue de la Vierge de la fin du
xvTiie siècle posée, dans un coin, par terre. Le
seul objet valable est une antique pierre tom-
bale, plaquée, à l'entrée, dans la nuit, contre
une cloison. On a l'impression, dans ce cellier,
d'être en un lieu de débarras où l'on entasse les
objets détériorés ou qui ont cessé de plaire.
SAINT-MERRY I I 5
Telle est présentement l'église Saint-Merry.
Plus heureuse que la plupart de ses sœurs de
Paris, elle n'est pas isolée dans un milieu mo-
derne et elle demeure en accord avec les très
anciennes rues qui l'avoisinent et qui n'ont pas
encore subi la stupide emphase des construc-
tions en fer et en plâtre de notre temps. Il y a,
là, autour d'elle, des ruelles délicieuses et in-
fâmes, entre autres une certaine rue Taillepain
que l'on retrouve, avec le même nom et avec
la même forme, sur le plan de Turgot. Elle res-
semble à une pipe, couchée sur le sol et sur le
flanc ; le tuyau part de la rue du Cloître-Saint-
Merry, en face de la grande fenêtre du transept,
et le fourneau s'évase, en carrefour, dans la rue
Brisemiche.
Cette rue Taillepain est un couloir bordé par
des dos de maisons ; presque toutes sont pri-
vées de portes et n'ont que des fenêtres, déme-
né TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
sûrement carrées ou qui montent, alors, trop
allongées, de guingois, encadrant, dans leurs
liserés de pierres sales, des pa3-sages dessinés
avec de la poussière, sur d'invisibles vitres ;
celles qui ont des entrées se contentent, en fait
d'huis, de simples fentes, surmontées, à hauteur
d'hom.me, de barreaux de fer; l'on dirait de
meurtrières de défense et de poternes d'attaque ;
tout le quartier est misérable, mais il efflue un
relent de vieille truandaille qui réjouit. Les
sentes sont façonnées par des devants d'hôtels,
noirs et gluants, qui arborent sur des écriteaux
cette inscription : « On. loge à la nuit » ; les
boutiques sont obscures et partout des réflec-
teurs dépassent l'alignement des façades et s'ef-
forcent de projeter un peu de jour dans les té-
nèbres des pièces. La majeure partie est occu-
pée par des marchands de vins de dernier ordre,
des bistros pour souteneurs, surtout par des
SAIN'^-MERRY II7
magasins de rapeiasseurs de chaussures, par des
échoppes de vieilles bottes; c'est le marché des
ripatons usés !
La chaussée pue le marécage et des bords des
trottoirs s'échappe une odeur qui tient et de
l'eau de choux-fleurs et de la vase de marée ;
quelques-unes de ces ruelles dont ni le nom,
ni l'aspect, n'ont, depuis des siècles, changé, pa-
raissent pourtant s'être à la longue désinfectées;
telle cette rue de Venise dont le bas jadis s'ou-
vrait en des boutiques qui étaient à la fois des
taudis et des remises ; l'on y apercevait, dans la
pénombre, un lit avec un thomas dessous et
une dame centenaire, assise sur une chaise de
paille, qui déterminait, par l'effort d'un enga-
geant sourire, de profondes crevasses dans le
plâtre mollet de sa face. Maintenant ces bouges
appartiennent à des négociants des halles qui
les ont mués en des resserres de légumes et de
Il8 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
fruits ; en pleine rue, l'on y déballe des caisses
et l'on y remplit des mannes.
Les étonnantes fenestrières qui habitèrent ces
clapiers sont désormais éparses dans toutes les
rues avoisinantes, ainsi que les juifs qui s'y
livrent, eux aussi, au commerce des déchets.
Ils pullulaient autrefois dans cette paroisse,
dans cette rue des Juifs où demeura au xvi^
siècle M'"® Acarie et ils avaient môme, rue de la
Tâcherie, une synagogue.
Ce fut dans Tune des rues de leur refuge, la
rue des Billettes, qu'eut lieu, en 1290, le fameux
miracle d'une hostie qui, après avoir été
prise dans l'église de Saint-Merry, fut lardée
de coups de couteau et ébouillantée par l'Israé-
lite Jonathas ; cette hostie qui voltigea, san-
glante, dans la chambre, fut recueillie par une
femme chrétienne qui l'apporta au Curé de
l'église Saint-Jean-en-Grève, où elle fut l'objet
SAINT-MERRY II9
de pèlerinages auxquels la Révolution mit fin.
A l'heure présente, on célèbre encore un tri-
duum et un office de réparation de ce sacri-
lège dans l'église Saint-Jean-Saint-François,
qui a remplacé Saint-Jean-en-Grève, démoli en
1800, et dont une chapelle, retapée de fond
en comble, exista jusqu'aux incendies de 1871
sous le nom de salle Saint-Jean, dans les bâti-
ments de l'Hôtel de Ville.
Pour en revenir à Saint-Merry, son clergé,
plus heureux maintenant que celui du moyen
âge, n'a plus maille à partir avec les filles fol-
lieuses et les ruffians. Les rues de cette paroisse
étaient de celles que nos pères appelaient des
rues (( chaudes et mal famées » et d'intermi-
nables procès furent soutenus par le chapitre
de Saint-Merry contre les tenanciers de ses
bouges. Dans son Histoire de Paris, Félibien
note un arrêt du 24 janvier 1388 aux termes
120 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
duquel le 'prévôt Jean de Folleville enjoignit
aux femmes publiques de vider la rue de Bail-
lehoé, voisine de l'église. Celles-ci s'y refu-
sèrent et le magistrat dût dépêcher des archers
pour les faire sortir de force, et des maçons pour
murer les portes de leurs maisons. Mais les pro-
priétaires intentèrent un procès devant le Par-
lement et assignèrent le chevecier, le curé de
la paroisse et les chanoines, arguant que le clergé
n'avait pas besoin, comme il le prétendait, de
passer par cette rue, lorsqu'il avait à porter le
Saint-Sacrement aux malades, le chemin le plus
court pour se rendre de l'église dans le quartier
étant la grande rue Saint-Merry et non la sente
du Baillehoé.
En 1424, le Parlement finit par donner rai-
son au curé, mais les filles n'en persistèrent
pas moins à résider dans la rue. Fatigué de
ces luttes, le curé se vengea d'un tenan-
SAINT-MERRY 121
cier de « bouticle au péché », en le faisant con-
damner par l'officialité à effectuer une amende
honorable, un dimanche, devant la porte de
l'église, comme coupable d'avoir mangé de la
viande, un vendredi ; et le chapitre obtint, de
son côté, que l'on débaptiserait la rue de son
nom de oaillehoé auquel le peuple prêtait un
sens obscène, et qu'on la réunirait à sa voisine
la rue Brisemiche.
L'on ne badinait point, du reste, dans cette
paroisse, sur la question du maigre. Sauvai
raconte, en effet, une pénitence de ce genre
qui fut infligée, le i8 juillet 1535, à deux
personnes accusées du même délit, et qui
durent s'humilier devant le porche de ladite
église.
D'autre part, une note de M. Bournon, an-
nexée à l'Histoire du diocèse de Paris de l'abbé
Lebeuf, cite un arrêt du Parlement de 1366,
122 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
relatif à ua conflit de juridiction entre le Pré-
vôt de la ville et les chanoines, à propos d'une
certaine entremetteuse « mise en l'eschelle,
trois fois et par trois journées, avec le cliappel
de feurre sur la tète, comme il est accoutumé
de faire ».
Filles et prêtres se battirent donc, dans ce
quartier, à coup de textes, pendant le moyen
âge.
Et les gens d'Eglise se battirent, je crois
bien, encore plus, entre eux.
Cela s'explique. Durant cinq siècles, il y eut
deux curés à Saint- Merry, appelés curés che-
veciers. Vers Tan looo, il y en eut même
sept, les chanoines de Notre-Dame ayant obte-
nu de l'évêque de Paris, le don de cette pa-
roisse.
Le chapitre de Notre-Dame délégua alors
sept chanoines ou bénéficiers qui furent char-
SAINT-MERRY 1 2 :
gés, chacun à son tour, pendant une semaine,
du service du culte. En 1219, à la suite de la
lâcheté de Thebdomadier qui, en un temps de
choléra, laissa mourir, par peur delà contagion,
l'un des paroissiens sans sacrement, on décida
qu'un seul et même curé serait chargé des
fonctions pastorales; puis on lui donna, pour
l'aider, un autre curé. Ils travaillaient chacun
une semaine; plus tard, enfin, on leur adjoi-
gnit des vicaires.
Mais les chanoines implantés par le Chapitre
de Notre-Dame à Saint-Merry n'en continuèrent
pas moins de résider dans Téglise ; et forcément
leur présence gâta tout. Ils occupaient le chœur
et y chantaient l'ofHce ; c'était un inévitable
conflit de chaque jour entre eux et le clergé au-
quel il était interdit de pénétrer dans ce chœur.
Ce fur, pendant des années, des combats à
coups d'épingles ; puis, au moment où l'on bâ-
124 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
tissait l'église actuelle, la fabrique acheta, pour
agrandir l'abside qui ne pouvait s'étendre, faute
de place, une ruelle allant de la rue Saint-Bon à
la rue Taillepain. Aussitôt les chanoines par-
tirent en guerre, déclarant que cette ruelle était
à eux.
Ils engagèrent de tenaces et de lents procès
contre les curés et la fabrique. On nen vit la
fin qu'en 1789. L'Assemblée Nationale mit
tout ce monde de chicaniers d'accord, en con-
vertissant l'église en une fabrique de salpêtre,
puis en un temple du Commerce.
Mais si, remontant en arrière, à travers les
temps, nous regagnons encore l'époque du
moyen âge, nous devons constater, pour être
justes, qu'il y eut mieux que des litiges en
suspens entre chanoines et filles et chanoines
et prêtres.
Au xuf siècle, un saint fréquenta Saint-Mer-
SAINT-MERRY I25
ry, saint Edouard, devenu plus tard archevêque
de Cantorbéry et alors élève en théologie, à
Paris ; il chantait, chaque nuit, avec le Cha-
pitre, l'ofEcedes Matines et soignait les pauvres
étudiants malades, vendant jusqu'à sa chemise
pour leur procurer des remèdes.
Au siècle suivant, une autre célicole, Guil-
lemette de la Rochelle, séjourna également
près de ce sanctuaire. Le roi Charles V, qui
connaissait la sainteté de sa vie et admirait ses
révélations extatiques, voulut qu'elle vînt se
fixer dans la capitale et il lui fit faire « un bel
oratoire de bois à Saint-Merry ». Elle y vécut
dans le ravissement, soulevée en l'air, souvent
de plus de deux pieds ; et l'on pense qu'elle
fut, après son trépas, inhumée dans l'église.
Le même roi Charles V instaura aussi, en
l'an 1373, une confrérie de laïques de la pa-
roisse, dont le but fut d'honorer plus spéciale-
126 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
ment la Mère du Sauveur. Cette dévotion se
continua et, deux siècles plus tard, nous
voyons que le moindre manquement qui se
pouvait relever contre le culte de la Madone,
était aussitôt réparé.
Lebeuf nous cite, en effet, cet épisode qu'il
a lu dans les registres du Parlement de l'année
1530.
« Comme il s'était commis des excès sur
une image de la sainte Vierge peinte sur une
maison proche de l'église, le Parlement ordonna,
le 25 mai, que le clergé se rendrait procession-
nellement à cette image qui serait repeinte, pour
y chanter les louanges de la Mère de Dieu. »
Enfin s'il y eut, pour femmes, des « bou-
ticles au péché », il y eut aussi dans ce quar-
tier, de pieux couvents de nonnes, des couvents
aux règles très particulières, tel que celui des
Bonnes femmes de Saint-Avoye.
SAINT-MERRY I27
Cette maison avait été fondée en 1283, par
Jean Séquence, chcvecier de Saint-Merr^^ et
la Veuve Constance de Saint-Jacques, pour y
recueillir quarante veuves, pauvres et âgées
d'au moins cinquante ans. Elle était située en
la rue Saint-Avoye, qui s'est fondue depuis
dans le courant de la rue du Temple.
Ce monastère était une sorte d'assemblée de
béguines, aux ordonnances plus minutieuses et
plus serrées ; il réalisait un compromis entre un
béguinage et un couvent.
Voici l'existence que l'on menait dans ce pe-
tit cloître :
Lever à 5 heures du matin, en été, et en hi-
ver, à 6. On commençait par réciter «les heures
Notre-Dame, .sept psaulmes et litanies et aultres
heures de la Passion et du Saint-Esprit ; et les
aultres qui ne savent lyre, n'y leurs heures, se-
ront tenues dire trois chappeletz et autres menus
128 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
suffrages qu'elles pourront scavoir ». Puis l'on
entendait la messe et après, dit le règle-
ment, « vous vous assemblerez pour assister à
la besongne, à tel œuvre et vacation hon-
neste dont vous pourrez aider et exerciter ».
Pendant ce travail opéré en commun, on
faisait, durant l'espace d'une demi-heure, lec-
ture de (( quelque bonne histoire de l'Escripture
sainte ».
A dix heures on dînait, l'on se récréait pen-
dant 30 minutes, la cloche tintait et l'on re-
prenait le travail jusqu'à l'heuredu souper, c'est-
à-dire jusqu'à cinq heures.
Et à 9 heures on sonnait le couvre-feu.
La direction de cet institut était confiée aux
cheveciers de Saint-Merry qui nommaient une
maîtresse révocable à leur gré et une secrétaire
plus spécialement chargée de l'entretien de la
chapelle.
SAINT-MERRY I29
La fondation de Saint-Avoye prospéra, puis
déchut. En 1621, les bonnes femmes renon-
cèrent à leurs prérogatives ; elles firent don de
leur monastère aux Ursulines de la rue Saint-
Jacques et elles s'y incorporèrent, sous la règle
de cet ordre, acceptant toutefois de rester sous
la juridiction du curé de Saint-Merry et lui
présentant, h. l'église, en ofTrande, le jour de la
fête de ce saint, chaque année « un cierge d'une
livre auquel était attaché un écu d'or. »
Les derniers vestiges de ce couvent ont dis-
paru en 1838, lors du percement de la rue
Rambuteau.
Appartenaient encore au territoire de Saint-
Merry, tel que le limite Lebeuf, la chapelle et
l'hôpital de Saint-Julien des Ménétriers dont la
façade s'ouvrait sur la rue Saint-Martin et dont
le vaisseau s'étendait le long de la rue du
Maure. Ils furent fondés au xiv*' siècle, pour
9
130 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
abriter et soigner les pauvres ménétriers en
détresse dans la ville, par deux musiciens, les-
quels, nous raconte du Breul dansson a Théâtre
des Antiquités de Paris » « s'entr'^aimaieni et
étaient toujours ensemble. Si un était de Lom-
bardie et avait nom Jacques Grave de Pistoye,
autrement dit Lappe ; l'autre était de Lorraine
et avait nom Huet, le guette du Palais du Roy. »
Ces deux bâtiments furent dédiés à saint Ju-
lien, protecteur des voyageurs, et à saint Gencs,
mîme chrétien, martyrisé sous le règne de
Dioclétien et patron des ménétriers.
Terminée et livrée au culte, en 1335, la cha-
pelle ne fut jamais que la très humble vassale
de Saint-Merry, car les chapelains, institués
pour la desservir, ne pouvaient administrer au-
cun sacrement sans la permission du curé de
la paroisse. Cette situation dura jusqu'au mo-
ment où, sur les instances d'Anne d'Autriche,
SAINT-MERRY I 3 I
l'archevêque de Paris décida de remplacer ces
chapelains par des Pères de la doctrine chré-
tienne; les ménétriers, qui tenaient à leurs
prêtres, s'insurgèrent et entamèrent contre les
nouveaux venus une série de procès qu'ils fi-
nirent par gagner ; mais bientôt ils eurent à se
débattre dans une plus menaçante aventure.
Un ordre de Louis XVI ayant prescrit, en 1781,
la fermeture du cimetière des Saints-Innocents
qui était le lieu de sépulture des fidèles de
Saint-Merry, le curé et le chapitre de cette
église voulurent enterrer leurs morts sous le
pavé de la nef de Saint-Julien et, à force d'in-
trigues, ils déterminèrent le roi à convertir,
pour leur usage, ce sanctuaire en un charnier.
Exaspérée, la corporation des Ménétriers
souleva tout le quartier et en présence des
émeutes qui surgissaient de toutes parts, le
malencontreux édit fut rapporté.
132 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Une fois de plus, les braves musiciens, si dé-
voués à leur chapelle, l'avaient sauvée; mais
ce fut une victoire sans lendemain, caria Révo-
lution les dispersa et s'empara de leurs biens.
Telle est en peu de mots la biographie de
Saint-Julien dont le portail était orné de trois
grandes figures de pierre : le Christ, debout,
entre saint Julien et saint Genès ; ce dernier
tenait, d'une main, un violon et un archet de
l'autre; douze petites statues, nichées dans les
voussures du porche, complétaient le décor;
elles effigiaient des joueurs de timballe, de
flûte, de musette, de trompette marine, de ser-
pent, de sistre, de harpe, d'épinette et de luth.
Le tout fut vendu et démoli en 1790 ; l'em-
placement de l'église et de l'hospice est actuel-
lement occupé par les maisons désignées sous
les numéros 164, 166, 168 de la rue Saint-
Martin.
SAINT-MERRY I33
Quant à Saint-Merry même, son histoire se
confond pendant les époques qui suivirent le
moyen âge avec celle des autres quartiers de
Paris; elle ne présente pas du moins de faits
bien personnels et qui méritent d'être notés.
Après avoir cité, pour mémoire , le vacarme
nocturne de la taverne de « l'Epée Royale »
qui, avant d'avoir sous la Régence servi de
coupe-gorge au Comte de Horn, en mal d'ar-
gent, hébergea au xvif siècle les poètes crottés
et fut l'un des cabarets littéraires à la mode de
ce temps, il nous faut atteindre les mois de
juin 1832 et de février 1848 pour discerner le
nouvel et très spécial aspect que prennent ses
rues.
En raison même de la sinueuse étroitesse de
leurs lacis, elles étaient faciles à défendre et les
émeutiers y dressèrent ces persévérantes barri-
cades dont l'assaut a été magnifié par V. Hugo,
134 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
dans des pages superbes des Misérables.
Il en fut de même en 1871 ; l'église, le presby-
tère, leurs caves surtout avaient été dévalisées par
les soins du sieur Froissard, dit Court-en-Cuisses,
commissaire de la commune; le culte était in-
terrompu ; le 24 mai, alors que l'insurrection
était à peu près vaincue, les fcdérés et les Ven-
geurs de Flourens se précipitèrent dans l'église,
ivres de fureur et fous de vin. Ils résolurent
d'incendier la nef; pour sauver l'église, les ha-
bitants y apportèrent les gardes nationaux
blessés que l'on soignait dans les maisons voi-
sines. Ils n'en continuèrent pas moins d'enduire
les murs de pétrole et ils allaient y mettre le
feu, quand un bataillon du 20** chasseurs arriva
au pas de course et tua la plupart de ces brutes.
Saint-Merry avait, au demeurant, peu souf-
fert. Il fut vite réparé et remis en l'état où nous
le voyons actuellement. Il est, à vrai dire, pen-
SAINT-MERRY I 3 5
dant la semaine, bien désert, car c'est à peine
si quelques sœurs, si quelques bonnes femmes
viennent égrener leurs patenôtres devant le
Saint-Sacrement.
On pourrait croire que la piété y est nulle.
Il n'en est rien pourtant.
Cette paroisse a gardé une vie religieuse,
sourde, dont on peut surprendre l'éclosion, le
dimanche, et, l'une des seules de Paris mainte-
nant, elle conserve une institution laïque qui
est un des précieux reliefs du rit Gallican,
l'œuvre des Clercs de Saint-Merry.
Dans une très intéressante brochure sur cette
confrérie, M. l'abbé Baloche fixe, à défaut de
documents antérieurs, aux dernières années du
xvif siècle, la fondation de ces clercs. A vrai
dire, ils remontent aux premiers temps de l'ère
chrétienne, ils sont de l'église primitive même
où, sous la direction des presbytres et des diacres,
136 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
les fidèles prenaient une part active à la vie du
culte, en contribuant au service intérieur de la
synaxe, en portant le viatique aux malades, en
se communiant, eux-mêmes, chez eux, en éli-
sant avec le clergé les Evêques. Plus tard, au
XII* siècle, nous les trouvons prêchant avec l'as-
sentiment de Rome dans des églises, et jusqu'au
xvi" écoutant, si le prêtre manquait, les confes-
sions des personnes en danger de mort.
Et cette tâche était obligatoire. En cas de
nécessité, il faut avouer ses fautes à son pro-
chain s'il n'y a pas de piètre, dit saint Bona-
venture dans son 8" sermon sur les Rogations
et, de son côté, Saint Thomas d'Aquin déclare
que la confession opérée dans ces conditions
est d'une certaine manière sacramentelle, bien qu'il
soit impossible de parfaire le sacrement à cause
de l'absence du ministre qui possède, seul, les
pouvoirs rémissifs du déliement.
SAINT-MEBRY I37
Bref l'on peut affirmer que les laïques s'ac-
quittèrent alors de toutes les fonctions qui n'exi-
geaient pas impérieusement le caractère sacer-
dotal, pour être validement remplies.
Ces prérogatives, ils en profitèrent tant que
l'esprit de domination des Pontifes romains se
contint et daigna ne pas considérer les simples
chrétiens, ainsi qu'il le fait maintenant, comme
ces épluchures du monde dont parle saint Paul ;
mais peu à peu, sous l'impulsion du haut
clergé, le peuple fut évincé du service divin ;
il n'y eut plus que dans les pays qui suivaient
un rituel différent de celui de Rome, que les
paroissiens purent ne pas être dépouillés de leurs
droits séculaires ; ailleurs, ils furent réduits au
rôle de spectateurs muets, de simples assis-
tants.
Cet état inévangélique, eut, en France, pour
cause l'éternelle servilité des évêques. Sauf celui
138 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
de Lyon, tous, sans y être forcés, pour être
agréables à la personne de Pie IX, répudièrent
l'antique liturgie des Gaules et adoptèrent avec
le rit, le bréviaire romain, si peu varié, si sec
et si froid, si dénaturé même dans le texte revu
de ses séquences.
Sur leurs ordres, l'on arracha des antipho-
naires la tlore mystique de très vieux plants ;
l'on extirpa, pour les jeter dans le fumier de
l'oubli, ces merveilleuses gerbes, où s'épanouis-
saient, les jours de grandes fêtes, les ingénieuses
hymnes d'Hilaire de Poitiers, de Prudence et de
Fortunat, les proses magnifiques d'Adam de
Saint-Victor, les admirables répons célébrant la
Nativité de la Vierge, de Fulbert de Chartres.
Ce fut l'ovation du jardin bourgeois, le
triomphe, sur toute la ligne, du géranium litur-
gique !
Ainsi que je l'écrivais naguère, dans « l'O-
SAINT-MERRY I39
blat », les prélats français détruisirent alors
l'œuvre des artistes indigènes, brûlèrent en
quelque sorte leurs primitifs.
Il n'est pas douteux que les bréviaires galli-
cans, le parisien surtout, n'eussent besoin de
réformes. Dom Guéranger avait signalé très
justement leurs défauts, leur manque de piété
même. Et de fait, manié et remanié par les
Harlay, les Noailles, les Vintimille, le bréviaire
de Paris sentait le Jansénisme à plein nez; il
pouvait beaucoup moins servir aux catholiques
qu'aux « appelants ».
Mais ce n'était pas une raison pour accepter
celui de Rome qui n'est qu'un passe-partout,
qui ne tient compte, ni des traditions, ni des
coutumes, ni des différentes dévotions des dio-
cèses; il fallait reconstituer le Parisien, tel qu'il
était au moyen âge, avant que les cuistres du
XVII® et du xviii^ siècles, n'y eussent touché.
140 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Il n'en fut rien ; et naturellement le cérémo-
nial eut le même sort que le bréviaire dont il
était le complément. Ce fut avec la suppression
du bréviaire gallican la mort de son rite imagé
et le renvoi de ces liturges laïques que l'on
désignait alors sous le nom de « chapiers ou
d'indus ». Ils disparurent et l'orgueil sacerdo-
tal auquel, si bon qu'il puisse être, nul prêtre
n'échappe, y trouva son compte.
Comment expliquer alors que Saint-Merry
ait pu garder ce vestige d'un rituel périmé qui
survécut d'ailleurs, pendant quelque temps en-
core, mais plus etîacé, dans d'autres églises du
même archidiaconé, telles que Saint-Nicolas-
des-Champs et Sainte-Elisabeth, pour en citer
deux ? Je ne sais. Il y eut, sans doute, jadis à
Saint-Merry comme à Saint-Thomas d'Aquin
où les chapiers n'existent plus, mais où l'on
chante encore, pendant la SemaineSainte, l'an-
SAINT-MERRY I4I
tique prose de rancien Parisien « LeLanguenti-
bus in purgatorio » un curé, épris des doc-
trines gallicanes, et qui sauva, de sa propre au-
torité, quelques débris des coutumes usitées
dans son église. Et par désir de ne rien inno-
ver, par crainte de mécontenter les paroissiens,
par ignorance peut-être, leurs successeurs ont
laissé les choses en l'état et nous en profitons.
Mais en quoi consiste, au juste, le rôle ré-
servé, dans leur sanctuaire, aux clercs de Saint-
Merry ? Ils font office d'acolytes, de thurifé-
raires, de cérémoniaires ; ils remplissent les
fonctions de diacres d'honneur aux grands-
messes ; ils arborent donc la chape et quand
ils n'officient pas, ils revêtent dans le chœur
la soutane vermillon, la grande aube blanche et
la ceinture cerise.
Leur but, déclarent les statuts de l'œuvre, est
« de contribuer à la gloire de Dieu et aux
142 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
pompes du culte divin : 1° par l'exactitude à
assister aux offices, 2'^ par la bonne tenue, le
recueillement et la piété au chœur ».
Et l'article III prescrit : « Les clercs s'en-
gagent à exécuter de leur mieux toutes les cé-
rémonies qu'ils seront invités à faire par le
Maître des cérémonies ».
Ils s'acquittent de leur tkhe, avec cons-
cience et l'on peut, en toute vérité le dire,
leur présence à Saint-Merry est un vrai stimu-
lant de zèle, un réconfort.
Voulant me rendre compte, par moi-même,
de la façon dont ils pratiquaient l'office, je me
suis rendu, le jour de la fête du Saint-Sacre-
ment, à la grand'messe. J'y allai, je l'avoue,
prévenu; je pensais que des hommes à mous-
taches, habillés en enfants de chœur et affublés
d'ornements d'église, seraient très ridicules. Je
me trompais; ces gens, qui n'avaient pas du
SAIKT-MERRY I43
tout les faces en fuite des bigots, portaient leur
costume avec aisance et, très au courant de
leur métier, ils évoluaient avec une ferveur à
la fois mâle et touchante.
Quand l'aspersion eut lieu, le prêtre, le gou-
pillon en main, traversa toute la nef; les deux
chapiers qui soutenaient sa dalmatique pour lui
pe'rmettre de lever le bras, étaient deux clercs
de l'œuvre; l'un, âgé d'une soixantaine d'années,
avait une physionomie intelligente et bon-
homme, avec des traits un peu épaissis et une
moustache grise; l'autre, plus jeune, et très
grand, figurait assez bien unreître de la Renais-
sance, avec ses cheveux débordant en boucles sur
le front, son nez busqué et sa moustache rousse.
Vêtus degrandes chapes d'or, ils manœuvraient
sans aucune gêne, comme aussi sans aucune
pose, dans l'allée enserrée par des rangs de
chaises, très attentifs à éviter tout faux pas au
144 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
célébrant; puis, lorsque la messe commença,
ils se tinrent derrière le diacre et le sous-diacre
prêtres, remplissant leur devoir deliturges, avec
une précision et un respect que dans d'autres
églises, certains membres du clergé ignorent,
Elle était vraiment louable cette grand'
messe. On y chanta, en plain-chant, l'Introït,
le Kyrie Eleison, le Gloria, le Lauda Sion, le
Credo, le Sanctus et l'Agnus Dei ; malheureu-
sement, ici, de même que dans beaucoup de
sanctuaires de Paris, l'on escamota le Graduel,
l'Offertoire et la Communion, plus difficiles à
chanter; mais enfin il n'y eut pas de pétarades
musicales modernes ; grâces en soient rendues
au maître de chapelle et au curé !
Et ce que l'on pouvaitse croire, loin de Paris,
dans cette vieille église de la rue Saint-Martin,
peuplée de petits négociants dont la piété était
simple et réelle 1
SAINT-MERRY I43
Si les temps étaient, pour l'Eglise de France,
moins durs, Ton souhaiterait que des œuvres
pareilles à celles des clercs de Saint-Merry fus-
sent fondées dans chaque paroisse, afin de re-
hausser la solennité du culte et d'intéresser le
peuple aux offices, en l'admettant à y prendre
part ; mais, même à des époques plus propices,
les clercs de Saint-Merry ont eut bien du mal à
conserver leur existence, car, en 1900, l'Ar-
chidiacre de Notre-Dame, sous la juridiction
duquel est placé Saint-Merry, avait résolu de les
supprimer.
Celui-là pensait sans doute, comme tous ses
confrères, que les laïques ne peuvent être autre
chose qu'un bétail parqué dans l'étable d'une
nef.
Ils furent sauvés par la mort de ce person-
nage qui trépassa avant d'avoir pu mettre son
projet à exécution ; et le 26 novembre 1905,
146 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
les clercs ont célébré, glorieusement, par une
cérémonie magnifique, dans leur église, leur
centenaire — non le centenaire de leur création
dont on ne connaît pas la date — mais celui
de leur réorganisation qui fut effectuée parle
curé Fabrcgue, en 1805.
TROIS PRIMITIFS
LES GRUNEWALD DU MUSÉE DE COLMAR
LE MAITRE DE FLÉMALLE ET LA FLORENTINE
DU MUSÉE DE FRANCFORT-SUR-LE-MEIN
LES
GRUNEWALD DU
MUSÉE DE COLMAR
LES GRUNEWALD DU MUSÉE
DE COLMAR (i)
^*^s^4^^^ ATHIAS Grûnewald d'AschafFem-
^^^Anr^ bourg, ce peintre de la Crucifixion
^^•"iK du musée de Cassel que j'ai décrite
(i) Une magnifique reproduction phiotographique,
du format grand in-folio, de ces tableaux de Col-
mar existe dans un volume que publie M. W. Hein-
rich, éditeur, Broglieplatz, à Strasbourg. L'œuvre
entière du peintre est reproduite dans ce livre et
commentée par une étude de M. Schmid, profes-
seur à l'Université de Bâle.
152 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
dans Là-Bas et qui appartient maintenant au
musée de Carlsruhe, m'a, depuis bien des an-
nées, hanté. D'où vient-il, quel fut son exis-
tence, où et comment mourut-il ? Personne
exactement ne le sait ; son nom même ne lui
est pas sans discussions acquis : les documents
font défaut; les tableaux qu'on lui attribue
furent tour à tour assignés à Albert Durer,
à Martin Schongauer, à Hans Baldung-Grien,
et ceux qui ne lui appartiennent point lui sont
concédés par combien de livrets de collections
et de catalogues de musées !
A dire vrai, la seule preuve qui permette de
lui imputer la paternité des panneaux dont nous
allons parler et même de toutes les autres
œuvres qu'on lui prête, repose sur une simple
indication du peintre biographe du xvii'' siècle,
Joachim Sandrart, lequel raconte qu'il existait
de son temps, à Issenheim, un tableau de Ma-
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLiMAR I53
thias Grûnewald, représentant un saint Antoine
et des démons derrière une fenêtre.
Or la description de ce tableau concorde avec
le sujet du volet d'un polyptique venu de l'ab-
baye d'Issenheim et maintenant exposé au mu-
sée de Colmar.
La preuve de la filiation paraîtrait donc pou-
voir être acceptée et alors, du moment que l'on
sait que Grûnewald a peint l'une des pièces de
ce polyptique et qu'il est avéré, d'autre part,
que toutes les pièces de la série sont l'œuvre
d'un seul maître, il devient facile de conclure et
d'affirmer que Grûnewald est l'auteur de l'en-
semble.
Ce qui resterait à démontrer, d'une façon
péremptoire, c'est que le volet de Colmar est
bien le même que celui d'Issenheim — car s'il
n'en était pas ainsi, tout serait remis en ques-
tion— mais l'on peut attester qu'à défaut d'une
154 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
certitude absolue, impossible à garantir, les
présomptions sont vraiment assez fortes pour
assurer qu'il y a identité entre les deux œuvres.
Cette disposition très spéciale du sujet, avec
un diable. dans une croisée, ne se rencontre
pas, en effet, dans les portraits de saint Antoine
exécutés par les contemporains de Grùnewald.
L'on pourra comparer, à ce point de vue d'ail-
leurs, une autre effigie de ce saint qui se trouve
dans la même salle du musée et qui a été trai-
tée par Martin Schongauer, d'après les données
traditionnelles de l'époque où tous deux vécu-
rent.
Cela dit, ce que l'on n'ignore pas de la vie
de cet homme tient en quelques lignes plus ou
moins sûres.
D'après M. Waagen, il serait né vers la fin
du XI'' siècle, à Francfort ; suivant M. Goutz-
willer, répétant l'opinion de Malpe, il serait
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 1 5 5
né vers 1450, en Bavière^ dans la ville d'As-
chafFembourg, dont le nom s'est ajouté au sien.
Selon Passavant, il vivait encore en 1529, et à
en croire M. Waagen, il serait décédé l'année
1530. Enfin, Sandrart, cité par Verhaeren dans
une intéressante étude, le représente comme
ayant surtout vécu à Mayence en vie solitaire
et mélancolique, et ayant eu des tristesses dans
son ménage. Un point, c'est tout.
De ces renseignements sans doute révisables,
un seul est suggestif, celui de Sandrart ; il per-
met au moins de s'imaginer ce peintre qui fut
le plus tumultuaire des artistes, vivotant, casa-
nier, à l'écart, tel plus tard Rembrandt, dans
un coin de faubourg et s'absorbant dans la
frénétique féerie de son œuvre pour oublier ses
peines.
Au tracas de ses chagrins domestiques s'ac-
cola peut-être la souffrance de son peu de re-
156 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
nommée, le regret de son peu de gloire. Son
nom ne figure pas, en effet, dans la liste des
peintres célèbres de son temps. Tout le monde
connaît Albert Durer, les Cranach, Baldung-
Grien, Schongauer, Holbein, et personne ne
soupçonnait, il y a quelques années, son exis-
tence.Fut-il plps famé de son vivant? L'on peut
en douter. Sa réputation, si tant est qu'il en
eut, n'a pas franchi les domaines delà Franconie
et de la Souabe; alors que ses contemporains
étaient, ainsi que Durer, que les Cranach,
qu'Holbein, choyés par les empereurs et les
rois, lui, n'obtenait d'eux aucune commande.
Nul vestige n'en subsiste du moins. Il n'était
employé et connu que dans son pays même. Il
fut peintre cantonal, un artiste de clocher qui
n'œuvra que pour les villes et les monastères
de ses alentours. On le voit travailler à Franc-
fort, à Eisenach, à Aschafîembourg, où il
LES GRUNE^YALD DU MUSEE DE COLMAR IS7
aurait été, selon M. Waagen, appelé par l'ar-
chevêque de Mayence, Albert; il est surtout évi-
dent pour moi qu'il a séjourné dans l'abbaye
d'Issenheim ; certains détails de ses retables,
que l'on sait avoir été exécutés de 1493 à 1516,
sous le préceptorat de l'abbé Guersi qui les lui
commanda, le prouvent.
Mais ce n'est plus ni à Francfort, ni à Mayen-
ce, ni à Aschaffembourg, ni à Eisenach, ni à
Issenheim, dont le cloître est mort, qu'il faut
chercher les ouvrages de Grûnewald, mais bien
à Colmar, où ce maître s'avère par le magnifi-
que ensemble d'un polyptique composé de neuf
pièces.
Là, dans l'ancien couvent des Unterlinden, il
surgit, dès qu'on entre, farouche, et il vous aba-
sourdit aussitôt avec l'effroyable cauchemar d'un
Calvaire. C'est comme le typhon d'un art dé-
chaîné qui passe et vous emporte, et ilfautquel-
158 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
ques minutes pour se reprendre, pour surmonter
l'impression de lamentable horreur que suscite
ce Christ énorme en croix, dressé dans la nef de
ce musée installé dans la vieille église désaffec-
tée du cloître.
La scène s'ordonne de la sorte :
Au milieu du tableau, un Christ géant,
disproportionné, si on le compare à la stature
des personnages qui l'entourent, est cloué sur
un arbre mal décortiqué, laissant entrevoir par
places la blondeur fraîche du bois, et la branche
transversale, tirée par les mains, plie et dessine,
ainsi que dans Je Criicificment de Carlsruhe,
la courbe bandée de l'arc ; le corps est sem-
blable dans les deux œuvres ; il est livide et
vernissé, ponctué de points de sang, hérissé, tel
qu'une cosse de châtaigne, par les échardes des
verges restées dans les trous des plaies; au
bout des bras, démesurément longs, les mains
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 159
s'agitent convulsives et griffent l'air ; les bou-
lets des genoux rapprochés cagnent, et les
pieds, rivés l'un sur l'autre par un clou, ne sont
plus qu'un amas confus de muscles sur lequel
les chairs qui tournent et les ongles devenus
bleus pourrissent ; quant à la tête, cerclée d'une
couronne gigantesque d'épines, elle s'affaisse
sur la poitrine qui fait sac et bombe, rayée par
le gril des côtes. Ce Crucifié serait une fidèle
réplique de celui de Carlsruhe si l'expression du
visage n'était autre. Jésus n'a plus, en effet,
ici, l'épouvantable rictus du tétanos ; la mâ-
choire ne se tord pas, elle pend, décollée, et
les lèvres bavent.
Il est moins effrayant, mais plus humaine-
ment bas, plus mort. La terreur du trismus, du
rire strident, sauvait, dans le panneau de Carls-
ruhe, la brutalité des traits que maintenant celte
détente gâteuse de la bouche accuse. L'Homme-
léO TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Dieu de Colmar n'est plus qu'un triste larron
que l'on patibuk.
Là ne s'arrête pas la différence qui se peut
noter entre les deux œuvres. Ici la disposition
des personnages groupés n'est plus, en effet, la
même. A Carlsruhe, la Vierge est, ainsi que
partout, d'un côté de la croix et saint Jean, de
l'autre ; à Colmar, les habitudes du sujet sont
renversées et le surprenant visionnaire que fut
Grûnewald s'affirme, spécieux et sauvage, théo-
logique et barbare à la fois, en tout cas, parmi
les peintres religieux, seul.
A droite de la croix, trois personnes : la
Vierge, saint Jean et Madeleine. Saint Jean, un
vieil étudiant allemand, au visage glabre et mi-
nable, aux cheveux jaunes qui tombent en longs
filaments secs sur sa robe rouge, soutient une
Vierge extraordinaire, habillée et coiffée de
blanc, qui s'évanouit, blanche comme un linge,
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR l6l
les yeux clos, la bouche mi-ouverte et mon-
trant les dents ; la physionomie est frêle et
fine, toute moderne. Sans la robe d'un vert
sourd qui s'entrevoit près des mains dont les
doigts crispés se brisent, on la prendrait pour
une moniale morte ; elle est pitoyable et char-
mante, jeune, vraiment belle ; devant elle, une
femme toute petite, se renverse à genoux, les
bras levés, les mains jointes vers le Christ. Cette
fillette blonde, vieillotte, vêtue d'une robe rose
doublée de vert myrte, la face coupée au-des-
sous des yeux et au ras du nez par un voile,
c'est Madeleine. Elle est laide et disloquée, mais
elle est si réellement désespérée qu'elle vous
étreint l'âme et la désole.
De l'autre côté du tableau, à gauche, une
haute et étrange figure, à la tignasse d'un blond
roux, taillée droit sur le front, aux yeux clairs,
à la barbe bourrue, aux jambes, aux pieds et
l62 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
aux bras nus, tient d'une main un livre ouvert
et désigne de l'autre le Christ.
Ce visage de reître de la Franconie, dont la
toison Je poils de chameau s'aperçoit sous une
ceinture dont le nœud bouffe et un manteau
drapé en de larges plis, c'est saint Jean-Baptiste.
Il est ressuscité, et pour que le geste dogmati-
gue et pressant de son long index qui se re-
trousse en indiquant le Rédempteur s'explique,
cette inscription en lettres rouges s'étend près
du bras : « Illum oportet cicscerc, me autem mi-
nui. 11 faut qu'il croisse et que je diminue ».
Lui, qui diminua, en s'effaçant devant le
Messie, qui trépassa pour assurer la prédomi-
nance dans le monde du Verbe, le voilà qui vit
tandis que celui qui était vivant alors qu'il était
décédé, est mort. On dirait qu'il préfigure, en
se réincarnant, le triomphe de la Résurrection
et qu'après avoir annoncé une première fois,
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COL.MAR 163
avant que de naître sur la terre, la Nativité de
Jésus, il annonce maintenant qu'il est né au ciel,
sa Pcâques. II revient pour attester l'accomplis-
sement des prophéties, pour manifester la vé-
rité des Ecritures ; il revient pour entériner,
en quelque sorte, l'exactitude de ses paroles
que consignera plus tard, dans son Evangile,
l'autre saint Jean dont il a pris la place, à la
gauche du Calvaire, de l'apôtre saint ]ein qui
ne l'écoute, qui ne le voit même pas, tant il est,
près de la Mère, absorbé comme engourdi et
paralysé par ce mancenillier de douleur qu'est
la croix.
Et, seul, dans les sanglots, dans les spasmes
affreux du sacrifice, ce témoin de l'avant et de
l'après, cambré sur ses reins, debout, ne pleure
ni ne souffre; il certifie, impassible, et promul-
gue, décidé ; et l'Agneau du monde qu'il bap-
tisa est à ses pieds, portant une croix, dardan»
164 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
de son poitrail blessé un jet de sang dans un
calice.
Telle est l'attitude des personnages ; ils se
détachent sur un fond commençant de nuit ;
derrière le gibet, planté au bord d'une rive,
coule un fleuve de tristesse dont les ondes ra-
pides ont pourtant la couleur des eaux mortes
et le côté un peu thécâtral du drame se légitime,
tant il est d'accord avec ce lieu de détresse,
avec ce crépuscule qui n'en est déjà plus et
cette nuit qui n'en est pas encore ; et, invin-
ciblement, l'œil, refoulé par lestons malgré tout
sombres du fond, dérive des chairs vitreuses du
Christ, dont l'énormité de la taille ne retient
plus, pour se fixer sur l'éclatante blancheur du
manteau de la Vierge, qui, soutenu par le ver-
millon des habits de l'apôtre, vous attire, au
détriment des autres parties, et fait presque de
Marie le personnage principal de l'œuvre.
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR l6$
Ce serait là le défaut du tableau si l'é-quili-
bre prêta se rompre et à verser sur le groupe
de droite ne durait quand même, rétabli par
le geste inattendu du Précurseur qui vous ar-
rête à son tour, par la direction même qu'il
indique au Fils.
L'on va, si l'on peut dire, en abordant ce
Calvaire, de droite à gauche pour arriver au
centre.
L'effet est certainement voulu, comme celui
qui résulte de la disproportion des personnages,
car Grûnewald équilibre très bien et garde dans
ses autres tableaux la mesure.
Lorsqu'il a exagéré la stature de son Christ
il a tenté de frapper l'imagination en suggérant
une idée de douleur profonde et de force ; il
l'a également rendu plus saisissant pour le main-
tenir quand même au premier plan et l'empê-
cher d'être complètement rejeté par la grande
l66 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
tache blanche de la Vierge dans la pénombre.
Pour elle, l'on conçoit qu'il l'ait mise en
pleine lumière. Sa prédilection se comprend,
car jamais il n'était encore parvenu à peindre
une Mère aussi divinement jolie, aussi surhu-
mainement souffrante. Et le fait est qu'elle stu-
péfie dans l'œuvre rébarbative de cet homme.
C'est qu'elle forme aussi le plus impérieux
des contrastes avec les types d'individus que
que l'artiste a choisis pour représenter Dieu et
ses saints.
Jésus est un larron, saint Jean un déclassé,
et l'Annonciateur estunreître ; acceptons même
qu'ils ne soient que des paysans de la Germanie,
mais. Elle, elle est d'une extraction toute dif-
férente, elle est une reine entrée dans un cloî-
tre, elle est une merveilleuse orchidée poussée
dans une flore de terrain vague.
Pour qui a vu les deux tableaux, celui de
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 167
Carlsruhe et celui de Colmar, l'impression se dé-
gage assez nette. Le Calvaire de Carlsruhe est
plus pondéré et plus d'aplomb, le sujet princi-
pal ne risque pas de se disperser au profit des
alentours. Il est aussi moins trivial et plus ter-
rible.Si l'on compare le rictus désordonné de son
Christ et la physionomie plus peuple peut-être,
mais moins déchue de son saint Jean au coma
du Christ de Colmar, et à la grimace de vieux
gamin du disciple, le panneau de Carlsrhue
apparaît moins conjectural, plus pénétrant, plus
actif et, dans son apparente simplicité, plus
fort, mais il n'a pas l'exquise Vierge blanche
et il est plus conventionnel, moins inattendu,
moins neuf. La Crucifixion de Colmar introduit
un élément nouveau dans une scène traitée
d'une manière immuable par tous les peintres;
elle s'évade des moules et dédaigne les don-
nées ; elle est plus imposante à la réflexion et
l68 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
plus profonde, mais, il faut bien le confesser,
rintrusion du Précurseur dans la tragédie du
Golgotha est plus une idée de théologien et
de mystique qu'une idée de peintre ; il est très
possible qu'il y ait eu là une sorte de collabora-
tion de l'exécutant et deTacquéreur, une com-
mande précisée dans ses moindres détails par
Guido Guersi, l'abbé d'Issenheim, dans l'église
duquel ce Calvaire fut placé.
Il en fut ainsi, du reste, pendant longtemps
après le Moyen Age. Tous les renseignements
d'archives constatent qu'en faisant marché avec
des imagiers et des peintres — qui ne se con-
sidéraient d'ailleurs que comme des artisans,
— les évêques ou les moines préparaient le
plan de l'ouvrage, indiquaient même souvent
le nombre des personnages, et spécifiaient
leur sens ; l'initiative laissée aux artistes
était donc limitée, ils œuvraient suivant le
LES GRUNEWALD DU MUSÉE DE COLMAR 169
désir de l'acheteur, dans un cadre tracé.
Pour en revenir au tableau, il occupe à lui
seul deux volets de chêne qui coupent en se
refermant un bras du Christ et juxtaposent, une
fois clos, les deux groupes.
Son envers, car il a deux faces de chaque
côté, contient sur chacun de ses panneaux une
scène distincte : la Résurrection d'une part et
V Annonciation de l'autre.
Cette dernière, disons-le pour nous en débar-
rasser tout de suite, est franchement mauvaise.
A genoux dans un oratoire, devant un livre
d'heures peint en tromps-l'œil et détenant sur
ses pages ouvertes la prophétie d'Isaïe dont la
silhouette bistournée flotte, coiffée d'un tur-
ban, en un coin du tableau, sous la voûte, une
femme blonde et bouffie, au teint cuit par le feu
des fourneaux, minaude, d'un air plutôt mécon-
tent, avec un grand escogriffe au teint égale-
lyO TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
ment allumé et qui darde vers elle, dans une
attitude de reproche vraiment comique, deux
très longs doigts. Il sied d'avouer que le geste
décisif de l'Annonciateur du Calvaire devient,
dans cette imitation malheureuse, ridicule. Les
deux doigts ainsi tendus font bêtement la nique
et cet être à perruque bouclée, s'il n'avait pas
un sceptre au bout d'un bras et des ailes vertes
et rouges collées dans le bas du dos, ressemble-
rait beaucoup plus à un vivandier qu'à un ange,
tant sa figure sanguine et replète est grossière,
et l'on se demande comment l'artiste qui a créé
la petite Vierge blanche a pu incarner la Mère
du Sauveur en cette désagréable maritorne aux
lèvres gonflées, qui marivaude, endimanchée
dans sa toilette d'apparat, une robe d'un vert
somptueux relevé par les traits d'une doublure
en vermillon vif.
Mais si ce volet effare d'une manière plutôt
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR lyi
pénible, l'autre vous transporte, car il est réelle-
ment magnifique, et, j'ose l'avancer, dans l'art
de la peinture, unique. Grûnewald s'y révèle,
tel que le peintre lo plus audacieux qui ait ja-
mais existé, le premier qui ait tenté d'exprimer,
avec la pauvreté des couleurs terrestres, la vision
de la divinité mise en suspens sur la croix et
revenant, visible à l'œil nu, ausortir de latombe.
Nous sommes avec lui en plein hallali mysti-
que, devant un art sommé dans ses retranche-
ments, obligé de s'aventurer dans l'au-delà plus
loin qu'aucun théologien n'aurait pu, cette fois,
lui enjoindre d'aller.
La scène se situe ainsi :
Le sépulcre s'ouvre, des soudarts casqués et
cuirassés sont culbutés etgisentl'épée à la main,
au premier plan ; l'un d'eux, plus loin, derrière
le tombeau, pirouette sur lui-même et, la tête
en avant, culbute, et le Christ surgit, écartant
172 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
les deux bras, montrant les virgules ensanglan-
tées des mains.
Un Christ blond, avenant et robuste, aux
yeux bruns, n'ayant plus rien de commun avec
le Goliath que nous regardions tout à l'heure se
dissoudre, retenu par des clous sur le bois en-
core vert d'un gibet. Et de ce corps qui monte
des rayons effluent qui l'entourent et commen-
cent d'effacer ses contours ; déjà le modelé du
visage ondoie, les traits s'effument et les cheveux
se disséminent, volant dans un halo d'or en
fusion ; la lumière se déploie en d'immenses
courbes qui passent du jaune intense au pour-
pre, finissent dans de lentes dégradations par se
muer en un bleu dont le ton clair se fonda son
tour dans l'azur foncé du soir.
On assiste à la reprise de la divinité s'em-
brasant avec la vie, à la formation du corps
glorieux s'évadant peu à peu de la coque char-
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR I73
nellequi disparaît en cette apothéose de flammes
qu'elle expire, dont elle est elle-même le foyer.
Le Christ, transfiguré, s'élève majestueux et
souriant, et l'on dirait de cette auréole démesu-
rée qui le cerne et fulgure, éblouissante, dans
une nuit pleine d'étoiles, de l'astre reparu des
Mages dans l'orbe plus restreint duquel les
contemporains de Grûnewald posèrent l'enfant
Jésus, lorsqu'ils peignirent les épisodes de Beth-
léem, l'astre du commencement revenant,
comme le Précurseur sur le Golgotha, à la fin,
l'astre de Noël grandi depuis sa naissance dans
le firmament, de même que le corps du Mes-
sie, sur la terre, depuis sa nativité.
Et l'artiste qui osa ce tour de force a joué
beau jeu. Il a vêtu le Sauveur et tâché de ren-
dre le changement de couleurs des étoffes se vo-
latilisant avec le Christ ; la robe écarlate tourne
au jaune vif, à mesure qu'elle se rapproche de
174 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
la source ardente des lueurs, de la tête et du
cou, et la trame s'allège, devient presque dia-
phane dans ce flux d'or; le suaire blanc qu'en-
traîne Jésus fait songer à certains de ces tis-
sus japonais qui se transforment, après d'habiles
transitions, d'une couleur en une autre ; il se
nuance d'abord, en montant, de lilas, puis
gagne le violet franc et se perd enfin, ainsi que
le dernier cercle azuré du nimbe, dans le noir
indigo de l'ombre.
L'accent de triomphe de cette ascension est
admirable. Ces mots « la vie contv^mplative de
la peinture )>, qui semblent n'avoir aucun sens,
en ont cependant, pour une fois, un, car nous
pénétrons avec Grûnewald dans le domaine de
la haute mystique et nous entrevoyons, traduite
par les simulacres des couleurs et des lignes,
l'efiusion de la divinité, presque tangible, à la
sortie du corps.
LES GRUNEWALD DU iMUSEE DE COLiMAR I75
Plus que dans ses horrifiques Calvaires, l'in-
déniable originalité de cet artiste prodigieux
est là.
Ce Crucifiement et cette Résurrection sont évi-
demment les chefs-d'œuvre du musée de Col-
mar, mais le coloriste inouï qu'est Grûnewald
n"a pas tout donné dans ces deux tableaux ;
nous allons le retrouver, moins surélevé et plus
bizarre, dans un autre dyptique à double face,
qui se dresse, lui aussi, au milieu de la nef de
l'ancienne église.
Il renferme, d'un côté, une Nativité et un
concert d'anges ; de l'autre, une visite du Pa-
triarche des cénobites à saint Paul l'Ermite et
une tentation de saint Antoine.
A dire vrai, ce concert d'anges et cette Na-
tivité, qui serait plutôt une exaltation de la
Maternité divine, ne font qu'un et les ustensiles
qui empiètent d'un volet sur l'autre et se cou-
lyô TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
pent en deux lorsque les deux battants se rap-
prochent, l'attestent.
Le sujet est, avouons-le, obscur. Dans le volet
de gauche, la Vierge se détache sur un loin-
tain paysage aux sites bleuâtres, habité sur une
hauteur par une abbaye, celle d'Issenheimsans
doute ; à sa gauche, près d'une couchette, d'un
baquet et d'un pot, pousse un figuier, et, à
droite, un rosier. Elle, est une blonde au teint
trop coloré, aux grosses lèvres arquées d'une
raie, au grand front découvert et au nez droit.
Elle est accoutrée, sur une robe carminée, d'un
manteau bleu : elle est moins ancillaire, elle ne
vient pas d'une bergerie, ainsi que sa sœur de
V Annonciation, mais elle n'est cependant encore
qu'une bonne Allemande, nourrie de salaisons
et soufflée de bière ; elle est, si l'on veut, une
fermière qui commande à des servantes sembla-
bles à son effigie de la Visite angélique, mais
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR I77
elle n'en reste pas moins une fermière. Quant
à l'Enfant, très vivant, très expertement obser-
vé, il est un petit paysan de la Souabe, aux
reins vigoureux, au nez retroussé, aux yeux
pointus, au visage rose et rieur ; endn,
au-dessus de ce groupe de Jésus et de Marie,
dans le ciel, en une pluie de rayons safranés?
tourbillonnent, tels que des pétales disper-
sés, au-dessous de Dieu le Père noyé dans
les nuées d'un or qui s'orange, des essaims
d'anges.
Ces êtres sont purement terrestres ; le pein-
tre paraît s'en être rendu compte, car du chef
de l'Enfant émane une lumière qui éclaire les
doigts et le visage penché de la Mère. Il a évi-
demment tenté de suggérer l'idée de la divinité
par ces lueurs qui filtrent de l'enveloppe des
chairs, mais, cette fois, l'effort, devenu timide
n'aboutit point, la projection lumineuse ne
12
178 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
sauve ni la vulgarité de la physionomie, ni le
rebut des traits.
En tout cas, jusqu'ici, le sujet est clair, mais
la scène du volet de droite, qui complète celle-
ci, l'est beaucoup moins.
Imaginez, dans une chapelle d'un gothique
exaspéré, aux clochetons frottés d'or et héris-
sés de statues contournées de prophètes nichant
dans des feuillages de chicorée, de houblon, de
chardon bénit, de houx, sur de grêles colon-
nettes autour desquelles grimpent des floraisons
singulièrement échancrées et des végétations
aux tiges révulsées, des anges de toutes les
couleurs, les uns ayant revêtu l'apparence hu-
maine, les autres composés seulement de têtes
emmanchées dans des auréoles de la forme d'une
couronne funéraire ou d'une collerette, des
anges à faces roses ou bleues, à ailes mono-
chromes ou diaprées, jouant de l'angélique,
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR I79
du théorbe, de la viole d'amour, tous, comme
celui du premier plan dont le visage malsain
sourit, modelé dans du saindoux, tournés vers
la grande Vierge de l'autre volet qu'ils adulent.
L'ensemble est curieux, mais voilà que près de
ces purs Esprits, entre deux des légers piliers
de cette chapelle, apparaît une autre petite
Vierge, couronnée, celle-là, d'un diadème en
fer rouge et qui, la figure diluée dans un halo
d'or, adore, à genoux, les prunelles baissées et
les mains jointes, l'autre Vierge et l'Enfant.
Que signifie cette créature étrange qui
évoque l'impression de fantastique suscitée dans
la Ronde de nuit de Rembrandt par la fillette à
l'escarcelle et au coq, nimbée de feux pâles ?
Est-ce une sainte Anne naine ou une autre
sainte, cette reine fantôme qui ressemble à s'y
méprendre à une madone ? Elle en est certaine-
ment une. Evidemment, Grûnewald a voulu
l80 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
recommencer le phénomène du bain de lumière
qui évapore dans la Résurrection les traits du
Christ, mais ici l'intention s'explique mal. A
moins qu'il n'ait voulu exprimer l'idée de la
Vierge, couronnée après l'Assomption et reve-
nant sur la terre, suivie par la Cour de ses
anges, pour rendre hommage à la Maternité qui
fut sa gloire, ou que ce soit, au contraire, la
Mère eiTcore vivante ici-bas et qui voit d'avance
célébrer son triomphe, après son douloureux
séjour parmi nous ; mais cette dernière hypo-
thèse est aussitôt détruite par le manque d'at-
tention de Marie, qui ne paraît même pas
soupçonner la présence des musiciens ailés au-
près d'elle et ne s'occupe que d'égayer l'En-
fant. Ce sont là, en somme, des suppositions
que rien n'étançonne et il est plus simple de
confesser que l'on n'y comprend rien. Si l'on
ajoute que ces deux tableaux sont peints avec
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR iSl
des couleurs agressives qui vont parfois jus-
qu'aux tons stridents et acides, l'on concevra
qu'un vague malaise vous opprime devant
cette féerie jouée dans le bruyant décor d'un
gothique fol.
' Comme contra'^.te, pour se détendre les nerfs,
l'on peut s'attarder devant le panneau représen-
tant l'entretien de saint Antoine et de saint
Paul ; celui-là est le seul qui soit pacifique dans
cette série, mais l'on est déjà si bien habitué à
la fougue des autres qu'on a presque envie de
le juger trop inerte, de le trouver trop sage.
Dans une campagne couleur de lapis et de
vert de mousse, les deux solitaires sont assis
l'un en face de l'autre : saint Antoine étonnam-
ment vêtu pour un homme qui vient de tra-
verser le désert d'un manteau gris perle, d'une
robe bleue, et coiffé d'une toque rose ; saint
Paul, habillé de sa fameuse robe de palmier,
l82 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
qui n'est plus ici qu'une robe de roseaux ; près
de lui est couchée une biche et, en l'air, dans
les arbres, vole le corbeau traditionnel appor-
tant dans son bec le repas des ermites, un
pain.
Ce tableau est d'une peinture claire et repo-
sée, d'une tenue superbe. Dans ce sujet qui
l'obligeait à se refréner, Grûnewald n'a perdu
aucune de ses qualités de magnifique peintre.
Pour les gens qui préfèrent l'accueil cordial et
sans surprise d'un prévenant tableau aux in-
certitudes d'une visite rendue à un art crispé,
ce volet semblera certainement le plus débon-
naire, le mieux pondéré, le plus raisonnable-
ment peint; il est une halte dans la chevauchée
furieuse de cet homme, une halte brève, car il
repart aussitôt, et dans le volet voisin nous le
rencontrons, lâchant bride à sa fantaisie, caraco-
lant dans les casse-cous, sonnant à plein coi
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 183
ses fanfares de couleurs, excessif comme dans
ses autres œuvres.
La Tentatiofîde saint Antoine, il dut s'y plaire,
car les expressions les plus convulsives, les
formes les plus extravagantes, les tons les plus
véhéments s'accordaient avec ce sabbat de
démons livrant bataille au moine.
Et il ne s'est pas fait faute de bondir dans
l'au-delà cocasse ; mais si la Tentation est d'un
mouvement et d'un coloris extraordinaires, elle
est, en revanche, confuse. Elle est si singuliè-
rement enchevêtrée que les membres de ses
diables ne se distinguent plus les uns des au-
tres et que l'on serait bien en peine d'assigner
à tel animal telle patte, à tel volatile telle aile,
qui écorchent ou égratignent le saint.
Le tohu-bohu impétueux de ces personnages
n'en est pas moins prenant ; certes, Grûnewald
ne possède pas l'ingénieuse variété et le désor-
lof TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
dre très ordonné d'un Breughel ou d'un Jérôme
Bosch ; nous sommes loin de cette diversité de
larves si nettement délinées et si prudemment
folles de la Chute des anges, au musée de Bru-
xelles ; lui, est d'une fantaisie plus restreinte
et d'une imagination plus courte. Quelques
têtes de démons plantées d'andouillers de cerfs
ou munies de cornes droites, une mâchoire de
requin, un vague mufle de morse ou de veau, et
tout le reste des comparses, qui appartient au
genre des volatiles, semble avoir été généré par
des empuses que couvrirent des coqs en cour-
roux, dont les pattes des produits sont devenues
des bras.
Et toute cette volière infernale lâchée s'agite
autour de l'anachorète, jeté à la renverse, tiré
en arrière par les cheveux, un saint Antoine à
grande barbe qui me fait songer à une sorte de
P. Hecker, né en Hollande ; et il crie, bouche
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 185
béante, s'abrite d'un bras le visage, serrant de
l'autre son bâton et son rosaire, que becqueté
une poule furieuse dont les plumes sont une
carapace de crustacé, et toutes ces bêtes se pré-
cipitent ; une espèce de perroquet gigantesque,
à chef vert, à bras cramoisis, à griffes jaunes, à
plumage gris et fume d'or, brandit une matra-
que pour assommer le moine, tandis qu'un au-
tre démon arrache son manteau gris perle et le
mâche et que d'autres viennent à la rescousse
balançant des côtes de squelettes, s'acharnant à
lacérer ses vêtements pour le mieux frapper.
Le saint Antoine est, en tant qu'homme,
admirable de geste, de vocifération, de vie, et
quand l'on a savouré l'amusant et le vertigineux
ensemble, deux petits détails omis d'abord, si-
tués au premier plan, comme cachés à chaque
bout du cadre, vous arrêtent, car ils laissent à
penser. L'un, à droite, est une feuille de papier
l86 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
sur laquelle sont tracées quelques lignes, l'au-
tre est un être bizarre, assis, encapuchonné et
presque nu, qui se tord de douleur près du
saint.
Ce papier contient cette phrase : Ubi eras,
homjhesu, ubi eras, quare non affuisti ut sanares
vulnera mea ? ce qui se peut traduire : « Lors-
que vous étiez là, mon bon Jésus, lorsque vous
étiez là, pourquoi n'êtes-vous pas venu panser
mes plaies ? »
Cette plainte, qui est sans doute criée par
l'ermite dans sa détresse, est exaucée, car si
l'on regarde tout en haut du tableau l'on aper-
çoit une légion d'anges qui descendent pour
délivrer la victime et culbuter les démons.
Et l'on peut se demander si cet appel déses-
péré n'est pas aussi poussé par ce monstre qui
gît à l'autre extrémité du cadre et lève sa tête
dolente au ciel. Est-ce une larve, est-ce un
LES GRUNEWALD DU MUSÉE DE COLMAR 1 87
homme ? En tout cas, jamais peintre n'a osé,
dans le rendu de la putréfaction, aller aussi
loin. Il n'existe pas dans les livres de médecine
de planches sur les maladies de la peau plus in-
fâmes. Imaginez un corps boursouflé, modelé
dans du savon de Marseille blanc et gras mar-
bré de bleu, et sur lequel mamelonnent des
furoncles et percent des clous. C'est l'hosanna
de la gangrène, le chant triomphal des caries !
.Grûnewald a-t-il voulu représenter dans ce
qu'il a de plus abject le simulacre d'un démon ?
Je ne le pense pas. A considérer avec soin le
personnage, l'on s'aperçoit qu'il est un être
humain qui se décompose et qui souffre.
Et si l'on se rappelle que ce tableau vient,
ainsi que les autres, de l'abbaye des Antonites
d'Issenheim, tout s'élucide. Quelques explica-
tions sur le but de cet Ordre suffiront, je crois,
pour déchiff"rer l'énigme.
l88 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
L'Ordre des Antonites ou des Antonins fut
fondé, en 1093 dans le Dauphiné par un sei-
gneur nommé Gaston dont le fîls, atteint du
mal des ardents, fut guéri par l'intercession de
saint Antoine. Il eut pour raison d'être de soi-
gner les malades férus de ce genre d'affection.
Placé sous la règle de saint Augustin, il s'étendit
rapidement dans la France et dans l'Allemagne
et il devint si populaire dans ce dernier pays
qu'à l'époque même où vivait Grûnewald, en
i502,rempereurMaximiJienP''lui donna comme
témoignage d'estime le droit de porter dans
son blason les armes de l'Empire, en 3' adjoi-
gnant le Tau bleu que, sur leur costume noir,
ses moines devaient, eux aussi, porter.
Or, ainsi qu'il a été dit plus haut, un couvent
d'Antonites gîtait en ce temps-là — il était
déjà vieux d'im siècle — à Issenheim et le mal
des ardents n'avait pas disparu. Ce couvent était
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 189
donc un hospice, et nous savons, d'autre part,
que ce fut son abbé ou, pour parler le langage
technique usité dans cet institut, son précep-
teur, Guido Guersi, qui commanda ce polyp-
tique à Grûnewald.
L'on s'explique aisément dès lors la place que
saint Antoine, le patron de l'Ordre, occupe
dans cette série ; l'on comprend aussi le réa-
lisme terrible de Grûnewald et les chairs méti-
culeuses de ses Christs évidemment copiées
sur les cadavres de la chambre des morts de
l'hospice; et la preuve est que le D'Richet, exa-
minant au point de vue médical ses Crucifiés,
no:e que « le soin du détail est poussé jusqu'à
l'indication de l'auréole inflammatoire qui se dé-
veloppe autour des petites plaies »; l'on com-
prend surtout l'image peinte d'après nature dans
la salle des malades, de cet être dolent et affreux
de la Tentation, qui n'est ni une larve, ni un
190 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
démon, mais bien un malheureux atteint du
mal des ardents.
Les descriptions écrites qui nous restent de
ce fléau sont d'ailleurs, de tous points, con-
formes à la description du peintre, et les mé-
decins qui ignorent l'aspect de celte affection
heureusement périmée pourront aller étudier
le travail des tissus attaqués et des plaies dans
le tableau de Colmar (i).
Le mal des ardents, appelé aussi feu sacré,
feu d'enfer, feu de saint Antoine, apparut dans
l'Europe qu'il ravagea, au x® siècle. Il tenait de
l'ergotisme gangreneux et de la peste ; il se
manifestait par des apostèmes et des abcès,
(i)Deux médecins se sont occupe's de cette figure,
M. Charcot et M. Richet. L'un, Les Syphilitiques
dans Vart, voit surtout en elle l'image du mal dit
« mal de Naples »; l'autre, dans L'Art et la Médecine,
hésite à se prononcer entre une affection de ce genre
et la lèpre.
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR I9I
attaquant peu à peu tous les membres, et, après
les avoir consumés, il les détachait, petit à petit,
du tronc. Tel il nous est détaillé, au xv® siècle,
par les biographes de sainte Lydwine qui en
fut atteinte. Dom Félibien, de son côté, dans
son Histoire de Paris, en parle et dit, à propos
de l'épidémie qui bouleversa la France au xii®
siècle :
La masse du sang était toute corrompue par une
chaleur interne qui dévorait les corps entiers, pous-
sait au dehors des tumeurs qui dégénéraient en
ulcères incurables et faisaient périr des milliers
d'hommes.
Ce qui est, en tout cas, certain, c'est qu'au-
cun remède ne parvenait à enrayer le fléau et
qu'il ne fut souvent conjuré que par l'aide de
la Vierge et des saints.
La Vierge possède encore en Picardie le
sanctuaire de Notre-Dame des Ardents, et la
192 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
dévotion à la sainte chandelle d'Arras est ré-
putée.
Quant aux saints, outre saint Antoine, l'on
invoqua saint Martin qui avait sauvé de la mort
une troupe de cesmalades,réunis dans une église
érigée à Paris sous son vocable ; puis l'on eut
recours à saint Israël, chanoine du Dorât ; à
saint Gilbert, évoque de iMeaux ; enfin à sainte
Geneviève ; et, en effet, sous le règne de Louis
le Gros, elle guérit, pendant que l'on prome-
nait processionnellement sa châsse, une masse
de ces pestiférés qui s'étaient réfugiés dans la
cathédrale de Paris, et ce miracle fit un tel bruit
que, pour en perpétuer le souvenir, Ton bâtit
dans cette ville une église sous le nom de Sainte-
Geneviève des Ardents ; elle n'existe plus,
mais le bréviaire parisien célèbre encore sous
ce titre la fête de la sainte.
Pour en revenir à Grûnewald, qui, je le
LES GRUN'EWALD DU MUSEE DE COLMAR I93
répète, a évidemment laissé un véridique por-
trait de ce genre de gangreneux, il reste encore
à signaler, dans la galerie de Colmar, la pré-
delle d'une mise au tombeau, avec un Christ
livide et tiqueté de tirets de sang, un saint Jean
au profil dur, aux cheveux d'un jaune d'ocre
délavé, une Vierge voilée jusqu'aux yeux et
une Madeleine défigurée par les larmes, mais
cette prédelle n'est qu'une réplique affaiblie de
SCS grandes Crucifixions. Elle stupéfierait, seule
dans une collection de toiles d'autres peintres,
mais ici elle n'étonne même plus.
Il sied de noter encore deux volets oblongs
encadrant l'un, un saint Sébastien, petit et ban-
croche, lardé de flèches; l'autre — celui cité
par Sandrart, — un saint Antoine tenant à la
main le Tau, la crosse de son Ordre, un saint
Antoine majestueux et absorbé, ne se préoccu-
pant même pas d'un démon qui, derrière lui,
194 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
biise des viires ; et la revue des ouvrages de
ce maître est close.
D'autres très intéressants retables de Primi-
tifs et de merveilleux bois, tels qu'une statue de
Vierge debout et une de saint Antoine, en tilleul
polychrome, assis, s'entassent dans la nef.
Parmi les panneaux, d'aucuns sont propices aux
pieuses rêveries, celui surtout de l'Annoncia-
tion, de Martin Schongauer, dont les longues
et avenantes figures s'enlèvent doucement, d'un
tapis de fraisiers, sur un fond d'or. Cependant
le chef-d'œuvre de Schongauer, la Madone aux
roses, n'est pas dans ce musée, maisdans la sa-
cristie de l'église de Saint-Martin, Et, d'ailleurs,
si elle était dans cette nef, elle subirait le sort
des autres tableaux. Près de Grùncwald, tous
s'écroulent.
Avec ses buccins de couleurs et ses cris tra-
giques, avec ses violences d'apothéoses et ses
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR I95
frénésies de charniers, il vous accapare et il
vous subjugue ; en comparaison de ces cla-
meurs et de ces outrances, tout le reste paraît
et aphone et fade.
On le quitte à jamais halluciné. Vainement
l'on cherche ses origines, aucun des peintres
qui le précédèrent ou qui furent ses contempo-
rains ne lui ressemble. Il n'a aucun rapport
avec Cranach, Striger, Burgmaier, Schongauer
et Zeitblom. Il ne s'apparente nullement à Al-
bert Durer et à ses élèves, Huns de Culmbach,
Schaûfelein, les Beham et Altdorfer de Ratis-
bonne. Il est plus loin encore des premiers
Primitifs de l'Allemagne, des enlumineurs,
poussés en graine, de l'école de Cologne. Eux,
furent des saccharifères, des fabricants de bon-
bons pieux. Il faut voir dans la cathédrale de
Cologne le fameux Domhild, de Stéphan Loch-
ner, et surtout, au musée, la petite soubrette,
196 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
étiquetée sous le nom de Vierge de maître
Wilhelm, pour se figurer jusqu'à quel point
ces peinturiers s'éprirent de la rondouille et de
la lèche.
Le seul qui soit, sinon moins maniéré, au
moins plus ingénu, plus vraiment mystique,
c'est le maître de Saint-Séverin, qui a peint
une î^ie de sainte Ursule, dont deux spécimens
sont au Louvre ; ceux-là ne sont pas très at-
tirants, mais, à Cologne, cet inconnu a des pan-
neaux plus curieusement anémiques, plus étran-
gement pâles, celui, par exemple, où un ange
annonce à la sainte son mart3're.
Or, ce maître de Saint-Séverin est aux anti-
podes du peintre de Carlsruhe et de Colmar. Le
seul des artistes contemporains qui se rappro-
cherait le plus de Grûnewald, qu'il imite par-
fois, serait encore, si l'on s'en tient à la cou-
leur bizarre de son tableau de Berlin, un Her-
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR I97
cule rouge broyant un Antée de plâtre, Hans
Baldung-Grien, mais combien celui-ci, malgré
sa belle Crucifixion du maître-autel de la ca-
thédrale de Fribourg-en-Brisgau, lui est infé-
rieur ! Il apparaît, du reste, en ce sujet simi-
laire, tel qu'un classique. Il n'a ni les ardeurs
délirantes de Grûnewald, ni l'âpretc de son na-
turalisme mystique, ni sa grandeur.
L'on peut cependant relever une certaine in-
fluence étrangère dans l'œuvre de Grûnewald ;
ainsi que l'a fait observer M. Goutzwiller, dans
sa brochure sur le musée de Colmar, une rémi-
niscence ou une vague imitation de la façon de
peindre les paysages des Italiens, de son temps,
pourrait peut-être se remarquer dans la manière
dont il architecture ses sites et poudre de bleu
ses ciels. Aurait-il voyagé dans la péninsule ou
aurait-il vu des tableaux de maîtres italiens, en
Allemagne à Issenheim même, dont le précep-
198 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
teur Guido Guersi était, si l'on en juge par la
désinence de son nom, originaire des contrées
d'outre-monts ? Nul ne le sait, mais cette in-
fluence même peut sediscuter.il n'est pas certain,
en effet, que cet homme qui devance la pein-
ture moderne et fait songer parfois, par ses tons
acides, à l'impressionniste Renoir et, par sa
science des dégradations, aux Japonais, n'a pas
inventé de toutes pièces, sans l'aide de souve-
nirs ou de copies, l'attitude de ces paysages,
pris sur nature dans les campagnes de la Thu-
ringe ou de la Souabe ; car il a fort bien pu
voir dans ces régions l'allégresse des lointains
bleuâtres de sa Nativité. Je ne crois pas non
plus, comme l'affirme M. Goutzwiller, que la
preuve « d'une touche italienne » résulte de ce
fait qu'il a peint une touffe de palmiers dans le
tableau des deux anachorètes. L'idée d'intro-
duire ce genre d'arbres dans un pa3-sage de
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR I99
l'Orient n'implique aucune suggestion, aucune
assistance, tant elle est naturelle et amenée par
les besoins mêmes du sujet. Il serait très éton-
nant, en tous cas, s'il connaissait des œuvres
étrangères, qu'il se fût borné à leur emprunter
leur mode de disposer et d'exécuter des firma-
ments et des bois, alors qu'il négligeait de
s'approprier leur système de composition et leur
manière de peindre Jésus et la Vierge, les
an<2:es et les saints.
Il faut le répéter encore, ses sites sont bien
allemands, certains détails même le prouvent.
Ils peuvent sembler à beaucoup inventés pour
frapper l'imagination, pour ajouter un élément
de pathétique au drame du Calvaire, et ils
ne sont que strictement exacts. Ainsi est-il de
ce sol de sang dans lequel est plantée la croix
de Carlsruhe, cette terre n'est nullement feinte.
Grûnewald oeuvrait dans les contrées de la
200 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Thuringe, dont la terre, saturée d'oxyde de
fer, est rouge ; je l'ai vue, détrempée par la
pluie, pareille à des boues d'abattoir, à des
mares de sang.
Quant à ses personnages, ils ont tous le type
germain et il ne dérive pas davantage de l'art
italien pour sa fliçon de déployer les étoffes ;
celles-là ont été vraiment tissées par lui et
elles lui sont si personnelles qu'elles suffiraient
à faire reconnaître ses tableaux parmi ceux de
tous les autres peintres ; nous sommes loin,
avec lui, des petits bouillons, des coudes durs
et saccadés, des tuyaux rompus des Primitifs;
il drape magnifiquement en de larges mouve-
ments et de grands plis ; il se sert d'étoffes aux
trames serrées, imbibées de profondes teintu-
res. Dans la Crucifixion de Carlsruhe, elles ont
un je ne sais quoi qui fait penser à des écorces
arrachées d'arbres; elles aussi, sont farouches ;
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 201
à Colmar, elles affectent moins cet aspect si
particulier, mais elles ont encore gardé cette
profusion d'emmitouflement, cette forme un
peu résistante, ces nervures et ces creux qui
sont l'étampe de son œuvre ; on les discerne
ainsi ordonnées dans le linge qui ceint les reins
du Christ et dans le manteau de saint Jean-
Baptiste, sur le Calvaire.
Ici encore il n'est donc le disciple de per-
sonne, et force est bien de le classer dans l'his-
toire de la peinture tel qu'un être exception-
nel, tel qu'un barbare de génie qui vocifère des
oraisons colorées dans un dialecte original, dans
une langue à part.
Son âme tumultueuse va d'un excès à un
autre ; on la sent agitée par les bourrasques,
même dans ses volontaires répits et ses sommes;
mais autant elle est poignante lorsqu'elle médite
sur les épisodes de la Passion, autant elle est
202 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
inégale et presque baroque lorsqu'elle réfléchit
sur les joies de la Nativité ; on peut l'avérer,
elle se contourne et balbutie lorsqu'elle ne
supplicie pas ; il n'est nullement le peintre des
crèches mais bien le peintre des tombes; il ne
sait rendre la Vierge que lorsqu'il la fait souffrir.
Autrement, il ne la conçoit que rubiconde et
vulgaire, et la différence entre ses Madones des
mystères douloureux et ses Madones des mys-
tères joyeux est telle qu'il sied de se demander
s'il n'obéissait pas à un parti pris d'esthétique,
à un système d'antithèses voulues.
Il est très possible, en effet, qu'il ait décidé
que la vision de la Maternité divine ne se dé-
gagerait clairement que sous l'épreinte des tor-
tures, au pied de la croix ; cette théorie coïn-
ciderait, en tout cas, avec celle qu'il a résolu-
ment adoptée pour exalter la déité du Fils.
Il l'a effectivement peint, de son vivant,
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 203
ainsi que l'annoncèrent le Psalmiste et Isaïe,
sous l'aspect du plus misérable des hommes, et
il ne lui a restitué sa physionomie divine
qu'après l'agonie et après la mort. Il a fait de la
laideur du Messie crucifié le symbole de tous
les péchés de l'univers qu'il assuma. Cette doc-
trine, qui fut prônée par Tertullien, par saint
Cyprien, par saint Cyrille, par saint Justin, par
combien d'autres, eut cours pendant bien des
années, au Moyen âge.
Il fut peut-être aussi la victime du procédé
qu'il employait et dont Rembrand devait se
servir plus tard, susciter l'idée de la divinité par
la lumière émanant de la figure même chargée
de la représenter. Admirable dans sa Résurrec-
tion du Christ, cette sécrétion des lueurs devient
moins persuasive lorsqu'il l'apphque à la petite
Vierge du Concert des anges et tout h fait inerte
lorsqu'il l'emploie pour composer la vul-
204 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
garité foncière de l'Enfant dans la Nativité.
Il a sans doute trop compté sur des effets,
en leur attribuant une plénitude de puissance
qu'ils ne pouvaient avoir. Il convient, en effet,
de remarquer que si le flux de lumière qui
tournoie, comme un soleil d'artifice, autour du
Christ ressuscité nous suggère la vision d'un
monde divin, c'est parce que le visage de Jésus
y prête par sa mansuétude et sa beauté. Il aide
au lieu de contrarier, le sens et l'action de cette
grande auréole qui adoucit et anoblit les traits,
en les vaporisant dans une buée d'or.
Tel est, dans son ensemble, le polyptique de
Grûnewald au musée de Colmar. Je ne m'oc-
cuperai pas ici de ses autres ouvrages épars
dans des sanctuaires et des galeries et qui ne
lui appartiennent pas, pour la plupart. Les
panneaux catalogués sous son nom dans l'église
de Sainte -Marie de Lûbeck ne sont pas de lui
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 20 5
et les deux tableautins que je vis à Bâle sont
ou des essais de jeunesse ou des copies ; je
laisserai également de côté le Saiiit Maurice
et le Saiiît Érasme de Munich, froids et bien
peu dans la note du maître, si l'on veut abso-
lument admettre qu'il en est l'auteur ; je né-
gligerai même la Chute de Jésus, transférée, elle
aussi, de Cassel à Carlsruhe et qui est bien au-
thentique, celle-là. Elle se compose d'un Christ,
affublé de bleu, à genoux et traînant sa croix.
II grince des dents, enfonce ses ongles dans le
bois, au milieu de reîtres habillés de rouge et
de bourreaux barrés de raies de vert pistache
sur leurs vêtements blancs. Ce Christ éclate
moins de douleur que de rage, il a l'air d'un
damné. C'est un mauvais Grûnewald et, ne
retenant que la fleur éclatante et terrible de son
art, le Crucifiement de Carlsruhe et les neuf
pièces de Colmar, je me dis que l'on ne peut
206 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
définir que par des accouplements de mots con-
tradictoires l'œuvre de cet homme.
Il est, en effet, tout en antinomies, tout en
contrastes ; ce Roland furieux de la peinture
bondit sans cesse d'une outrance dans une au-
tre, mais l'énergumène est, quand il le faut,
un peintre fort habile et connaissant à fond les
ruses du métier. S'il raffole du fracas éblouis-
sant des ions, il possède aussi, dans ses bons
jours, le sens très affiné des nuances — sa
Résurrection l'atteste — et il sait unir les cou-
leurs les plus hostiles, en les sollicitant, en les
rapprochant peu à peu par d'adroites diploma-
ties de teintes.
Il est à la fois naturaliste et mystique, sau-
vage et civilisé, franc et retors. Il personnifie
arasez bien l'âme ergoteuse et fiirouche de l'Al-
lemagne, agitée à cette époque par les idées de
la Réforme. Fut-il, de même que Cranach et
LES GRUXEWALD DU MUSEE DE COLWAR 207
que Durer, mêlé à ce mouvement d'émotion
religieuse qui devait aboutir à la plus impla-
cable des sécheresses, après que les glaces du
marais protestant furent prises ? Je l'ignore. Il
a, en tout cas, cette âpre ferveur et cette fami-
liarité de la foi qui caractérisèrent l'illusoire
renouveau du début du xvi^ siècle. Mais il per-
sonnifie encore plus pour moi la piété des ma-
lades et des pauvres. Ce Christ affreux qui se
mourait sur l'autel de l'hospice d'Issenheim
semble fait à l'image des affligés du mal des
ardents qui le priaient ; ils se consolaient en
songeant que ce Dieu qu'ils imploraient avait
éprouvé leurs tortures et qu'il s'était incarné
dans une forme aussi repoussante que la leur,
et ils se sentaient moins déshérités et moins
vils. L'on conçoit aisément que le nom de Grû-
nev^^ald ne se rencontre pas, comme ceux d'Hol-
bein, de Cranacb, de Durer, sur les listes des
208 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
commandes et les comptes des empereurs et des
Princes. Son Christ des pestiférés eût clioqué
le goût des Cours ; il ne pouvait être compris
que parles infirmes, les désespérés et les moines,
par les membres souffrants du Christ.
Ces réflexions vous assaillent, alors que l'on
s'échappe du musée pour aller faire un tour le
long du petit cloître des Unterlinden. Sous les
arcades gothiques, découpées dans le granit
rouge, l'on a entassé des débris de statues, des
pierres tombales, de vieilles ferronneries, d'an-
tiques enseignes, et, par les fenêtres des salles
ouvrant sur la galerie, l'on aperçoit les rangées
de livres de la bibliothèque, des bouquins aux
veaux fauves gravés d'ors éteints, ou bien le
bric-à-brac d'un minuscule Cluny, avec d'an-
ciennes bombardes et des boulets de pierre, des
faïences, les dinanderies et des bois.
Au milieu du préau formé par le quadrila-
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 209
tère des bâtiments à un étage, coiffés de grands
toits en tuile qui surplombent les corridors du
petit cloître, s'érige une fontaine au-dessus de
laquelle se perche assez tristement une statue
rouge de Martin Schongauer ; c'est de l'art of-
ficiel, de l'émétique pour la vue, du Bartholdi.
Et le jet d'eau crépite dans la vasque, on
l'entend, tamisé par les parois des mars, dans
la salle du musée; l'on dirait d'un bruit de
larmes accompagnant en sourdine les lamenta-
tions de la Vierge si pâle, soutenue par le saint
Jean.
A vaguer dans ces allées solitaires, de sug-
gestives pensées et de pieux rapprochements
vous viennent. Ce couvent des Unterlinden fut
au xiii" et au xiv^ siècle la demeure la plus
extraordinaire qu'ait jamais habitée le Christ ;
toutes les nonnes étaient des saintes, et Jésus
vivait dans ce monastère, descendait à sa guise
'4
210 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
dans chaque chambrée d'âme ; les phénomènes
de la haute mystique, les visions, les ravisse-
ments, les extases, les maladies supernaturelles,
les unions divines, les miracles y étaient à l'état
continu, les réservoirs de prières et de péni-
tence ne tarissaient pas.
Ce monastère avait été fondé, en 1232, hors
Colmar, dans un lieu appelé « Uf Mûhlen »,
« sur les moulins », par deux veuves, Agnès de
Mittelheim et Agnès de Herkenheim, dont la
statue se voit encore à l'un des bouts du musée.
Ce couventde Dominicaines, dont l'église, ter-
minée, en 1278, avait été consacrée en l'hon-
neur de saint Jean-Baptiste, fut, à cause des per-
pétuelles batailles qui décimaient l'Alsace et
amenaient des bandes de pillards jusque sous
les murs de la ville, transféré dans la cité même
là où il gîte actuellement. Il subsista jusqu'en
T793 ^^ ^^^ alors converti en une caserne de
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 211
cavalerie, puis en un magasin de fourrages, en
une resserre de vieux matériaux; enfin, en 1849,
il fut nettoyé et restauré et il devint un musée.
Quant aux moniales, elles étaient encore
trente-six lorsque la Révolution les balaya.
Les deux dernières, presque centenaires, sont
mortes, l'une en 1855, à Ligdorff ; l'autre, je
n'ai pu savoir à quelle date, à Colmar.
Plus heureuses que tant de basiliques désaf-
fectées et contaminées par de malpropres indus-
tries, l'église des Unterlinden a conservé son
caractère religieux ; elle garde, malgré d'inha-
biles réparations, le charme de son abside et de
son vaisseau gothique, aux clés d'arc sculptées
de feuillages dorés et d'anges. Les Dominicaines
pourraient y psalmodier encore les heures cano-
niales et prier devant l'effigie du patron de leur
sanctuaire, saint Jean le Précurseur; les Anto-
nites s'y sentiraient également chez eux, en
212 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
retrouvant leur magnifique maître-autel et cette
série des panneaux de Grimewald qui furent
transportés après la tourmente, de leur précep-
torerie d'Issenheim, dans ce couvent de Colmar.
Le cloître est, lui aussi, sauf; seules les rangées
de tilleuls qui le baptisèrent de leur nom
« Unterlinden » « Sous les tilleuls » ne sont
plus.
A défaut des oraisons liturgiques et des sup-
pliques humaines, d'ardentes exorations de
couleurs s'élèvent sous les voûtes silencieuses
de la nef. Les fêtes de l'Annonciation, de la
Nativité, de la Semaine-Sainte, de la Pâque,
s'y célèbrent, sans dates de jours, ensemble,
au dessus des siècles et au delà des temps. Le
Laus pcrennis du Moyen Age revit en cet office
incessant de la peinture que composa Grûne-
wald. Le Vendredi-Saint y sanglote toute la
semaine, et, pour consoler son Fils du départ
LES GRUNEWALD DU MUSEE DE COLMAR 213
de ses filles, la Vierge s'est revêtue d'une
blanche livrée qui rappelle le costume et la
coiffe des Dominicaines, et elle perpétue ainsi
pour les âges à venir le souvenir de leurs amou-
reuses larmes. Jésus est encore chez lui dans ce
musée, mais un sacrilège énorme souille la
lisière de ce lieu demeuré pur.
Attenant à l'ancienne église, parade un
théâtre bâti sur les ruines du vieux couvent, aux
abords du cimetière des recluses. Et des pitres
et des baladines s'agitent, en proférant le verbe
impie des pièces, près des ossements des saintes.
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN
FRANCFORT>SUR-LE-MEIN
NOTES
C^<i<^jJ^- luxe de Francfort -sur- le -Meiii
m'exaspère parce qu'il est continu.
Il ne s'interrompt que dans le rancart
du quartier catholique ; sauf en ces quelques
rues tassées, les unes sur les autres, il se
déploie sans un arrêt, s'empare même des
espaces vides où de nouvelles bâtisses écha-
faudées commencent. Imaginez notre avenue
de l'Opéra agrandie et multipliée dans tous
les sens, coiffée, sur toutes ses maisons, de
2l8 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
calottes pesantes, de dômes trapus, troués
d'œillères tarabiscotées de prétentieuses volutes.
Qu'on se tourne à droite et à gauche, l'aspect
de l'avenue est partout le même ; elle part, en
ligne droite, aboutit à une grand'place où se
dressent les effigies de Gutenberg, de Schiller,
de Gœthe, de l'un de ces trois inflexibles
raseurs dont les statues, couleur de plombagine,
vous poursuivent dans cette partie de l'Alle-
magne et elle repart, coupée sur son parcours
par d'autres boulevards semblables qui se
jettent dans des places pareilles, plantées
d'arbres, bordées de monuments énormes. Ici,
la Poste est un palais, les gares et les banques
sont colossales; et ces pierres et ces marbres
sont à peine rouilles par les vents et par les
pluies ; tout sent le plâtre mal séché, tout est
neuf.
En l'air, le ciel est piqué par les aiguilles des
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 219
paratonnerres et quadrillé par le filet tendu des
téléphones ; l'on ne voit les nuées qu'au travers
d'une grille ; en bas, les tramv^^ays sonnent de
la cloche et font feu sur les rails ; la foule s'é-
coule, pressée le long des trottoirs dont les
magasins arborent des articles d'un clinquant
furieux qu'ensanglantent, le soir, les flammes
allumées dans des boules de verre rouge et la
ville se teint alors d'une lueur d'incendie. L'on
marche, aveuglé par ces globes de pourpre, et
Ton n'a plus qu'un désir, s'échapper de ce fracas
lumineux et rejoindre, par quelque rue enténé-
brée, son gîte; mais dès qu'on l'approche les
véhémences de l'éclairage reparu vous abasour-
dissent; des rampes de lumière flamboient sur
les façades ; les hôtels raccrochent les passants
à coups de gaz ; sur le seuil de ces immenses
édifices, un portier galonné d'or, et couvert
d'une casquette de commodore étincelle, lui-
220 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
même, et, qu'on le veuille ou non, d'un geste,
il vous fait interner dans un ascenseur et l'on
débarque sur d'interminables paliers dont les
ampoules électriques avivent l'éclat éblouissant
des stucs.
La chambre est modern-style ; des nénuphars
voguent dans le papier pâle des tentures et
poussent en broderies dans la trame crème des
rideaux; le lit tient de la galiote et de la huche
à pain ; il est maritime et agreste; les sièges
ont des pattes de faucheux et des dos à claire-
voie; des tapis blancs striés dans leur laine
d'on ne sait quels tortis jaunâtres ont l'aspect
d'un vermicelle au lait ; tout cet ameublement
dont l'esthétique se pourrait discuter est d'un
inconfort résolu et d'un usage très peu sûr. En
pénétrant dans la pièce — dont il justifie, je
pense, le prix surélevé, — on tourne un bouton
placé près de l'entrée et le plafond s'allume ; on
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 221
tourne encore, il s'éteint et le feu qui le quitte
saute dans une fleur posée sur la table de nuit ;
on tourne, pour la troisième fois, et il fait nuit ;
c'est vraiment très beau, seulement, ici, comme
partout, du reste, aucun bouton n'est à portée
de la main près du lit^ si bien qu'il faut se rele-
ver pour éteindre et se coucher dans l'ombre.
Quant à demander une bougie, qui l'oserait?
car l'on se rend compte qu'en habitant dans un
grand hôtel de l'Allemagne, l'on accepte d'être
enrégimenté sous un numéro et qu'on doit
obéir, sans réclamations, aux tenanciers qui le
dirigent. A Francfort, le buffet de la gare, ins-
tallé par l'Etat, est excellent; la carte y est
rédigée en français et l'on y dîne savoureuse-
ment et l'on y boit des vins de la Moselle
louables, le tout bien servi et à bon compte;
aussi une sorte de ligue des hôteliers a-t-elle
mis ce buffet en interdit et vous êtes avisé,
222 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
dès votre arrivée dans la chambre, par des
pancartes, que vous devez prendre vos repas
à l'hôtel ; vous êtes également averti que, con-
sommé ou non, le premier déjeuner sera
compté ; vous devez, de plus, même pour
monter au premier étage, user de l'ascenseur
et vous asseoir, dans la salle à manger, à telle
place qu'on vous assigne et non à telle autre;
le caporalisme sévit ; l'homme à la casquette
de Commodore commande la manoeuvre que
des gens en habit noir et qui ont une com-
presse blanche autour du col répètent aux
étages supérieurs et il faut l'exécuter ; la moindre
incartade serait punie par une saignée à la
bourse. Personne ne l'ignore et aussi tout le
monde consent à ce servage et se tait.
Une impression de malaise très spécial vous
vient dans ces casernes de luxe et dans ces rues;
sans doute, cette sujétion de tous les instants
FRANCFORT-SU R-LE-MEIN
VOUS pèse et le tintouin de vivre dans un pays
étranger dont on ne comprend pas la langue
suffirait à légitimer ce sentiment de gêne; et
pourtant ces ennuis ne sont que les succédanés
d'un autre qui semble moins précis, au premier
abord, et qui s'affirme ensuite, à la réflexion,
très net; ce que l'on éprouve, c'est surtout
l'antipathie de ce monde de sémites qui vous
entoure; ce n'est pas, en effet, une question de
nationalité qui vous opprime, c'est une question
de race ; ce n'est pas le hessois qui vous est
hostile ici, c'est le Juif. Il s'atteste partout,
à Francfort, et tout est assorti à son image :
l'emphatique et l'insolente opulence de cette
ville, son goût de parvenue, la redondance do
son éclairage et de ses boutiques, tout est en
accord avec les appétences, avec la tenue, avec
les instincts mêmes du Juif.
Et, en effet, Francfort est la capitale inter-
224 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
nationale et le marché monétaire des tribus,
la métropole de l'agio, la cité d"où surgit le
mot d'ordre des sanhédrins et des Loges ; cette
ville, où naquit la lignée des Rothschild , est
celle où Bismarck signa le démembrement de
la France. Le Temple, détrait dans la Pales-
tine, s'est, en une affreuse parodie, rebâti là ,
et cette nouvelle Jérusalem se démène encore ,
légale et têtue, contre le Christ.
L'on se demande vraiment ce que, soi catho-
lique, l'on est venu faire dans ce milieu qui
diftère pourtant des judengasses des autres peu-
ples. Cela ne ressemble nullement, en effet) au
Lazarus, au Fœlistraai d'Amsterdam où le type
hébreu est, en quelque sorte, classique, avec
ses hommes et ses femmes aux cheveux crépus
et bouffants, aux yeux chassieux, au nez en
trompe de tapir, aux lèvres béantes, au front
damassé, poudré par la farine des dartres.
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 225
Francfort n'est pas une pouillerie agrémentée
d'affections ophtalmiques et de maladies du
derme. Les spécimens de la race immiscible y
sont moins atteints et plus variés ; c'est le cos-
mopolitisme de la Judée; en sus de l'image
courante des jeunes béliers, bruns ou blonds,
dont les faces trop roses sont comme gonflées
par l'abus des remèdes sidérants, les branches
de la famille aux cheveux noirs et jaunes y
foisonnent : les visages aux tignasses de varech
au mufle de boule-dogue, aux yeux de chouette,
aux joues modelées dans le suif et la pommade
rosat, aux bouches lippues et sans menton, s'y
rencontrent avec des figures moins rondes, aux
toupets roux et en escalade, à la barbe rare,
aux yeux bulbeux, en orgeat ou en gomme,
au nez crochu, coupant presque avec la pointe
de sa serpe l'énorme lèvre pendante du bas, une
lèvre de fond d'omnibus, de train de jument.
i5
2 26 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Par contre, d'aucuns gardent à peine les
stigmates des traits séculaires et il faut les exa-
miner de très près pour reconnaître la marque
de la race, dépouillée de ses haillons, lavée et
peignée, qui se trahit pourtant à son besoin de
vêtures voyantes, à sa manie des breloques, à
sa rage des bagues ; la prétention remplace la
crasse d'antan et le musc couvre l'odeur tradi-
tionnelle du lignage, un fumet dérivé à la fois
de la fadeur du cautère et de l'âcreté du
suint.
Mais je ne suis pas venu dans cette Idumée
de la Hesse pour humer les durs fantoches du
Mosaïsme ; je suis venu pour contempler les
tableaux de l'institut Staedel et j'ai encore une
heure à tuer avant que les portes ne s'ouvrent.
Afin d'échapper au ressassement des carrefours,
des statues et des squares, je m'enfonce dans
ce qui reste de la vieille ville et, à force de
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 227
tourner dans des ruelles, j'aboutis au ghetto...
au ghetto des catholiques.
Car il semble vraiment que les rôles soient
renversés ; les équitables, les nécessaires vin-
dictes du Moyen âge contre le peuple des déi-
cides, se retournent maintenant contre nous ;
les descendants des ancêtres jugulés triomphent
et, sortis du ghetto, ils y ont, à leur tour, en-
fermé les catholiques, car enfin, ils sont, ici,
pour la plupart, parqués dans un lieu distinct,
en ce quartier délabré, à deux pas du Mein !
Là, s'étend une place, bordée de curieuses
maisons aux toits en dents de scie, en marches
d'escaliers, en éteignoirs et qui fait songer, en
moins intéressant et en plus petit, à la grand'
place de Bruxelles; c'est le Rœmer. L'Hôtel de
Ville, très réparé et peut-être trop orné de sta-
tues glacées d'or, remonte aux âges germani-
ques de l'art ; il surgit, charmant, avec ses
228' TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
croisées géminées, ses portes ogivales, ses hauts
pignons à redans. Ce qu'il apparaît amical,
alors que l'on s'est échappé de la troupe ali-
gnée des bâtisses neuves !
En flice, derrière d'antiques bâtiments, se
profile une flèche rouge et, pour joindre l'église
qu'elle surmonte, l'on s'engage dans les très
anciennes ruelles du vieux Francfort ; on longe
des constructions à bonnets aigus et à ventres qui
bedonnent sur d'étroites sentes; comme creu-
sées en arrière des trottoirs, de mornes échop-
pes s'enfoncent et reculent dans l'ombre d'in-
comestibles légumes et d'inenviables viandes ;
tout semble avarié et, sur la petite place où l'on
aboutit au Dom, à l'église des catholiques, se
révèle la mendicité de l'industrie religieuse, un
misérable magasin où voisinent des Sauveurs
défraîchis, des Madones décolorées, des saints
Joseph déteints. Il y a, dans la boutique, trois
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 229
OU quatre statues, en tout; c'est la panne de la
dévotion, la dèche du culte ; la saleté des
ghettos éteints se ranime ici ; le bas de l'église
est souillé de détritus de toute sorte ; il est évi-
dent que l'orgueilleuse cité se soucie peu de
ces masures et de ces ruelles, qu'elle les tolère
à titre de curiosité, jusqu'au jour où, l'agio
s'en mêlant, les bicoques s'en iront dans les
tombereaux à gravats et céderont la place à de
nouvelles Banques.
Et l'on tourne autour de l'édifice, pour en
découvrir l'entrée ; la vieille cathédrale, dédiée
à saint Barthélémy et taillée dans le granit
rouge, est maquillée et chenue ;-eHe a été brûlée
en partie, en 1867, et restaurée; l'extérieur
rajeuni et la tour terminée d'après d'anciens
plans sont médiocres, mais l'intérieur, refait
du haut en bas, s'impose ; il n'est plus, à vrai
dire, qu'un tronçon, il ne possède plus qu'un
230 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
bout de nef; seuls l'abside et le transept sub-
sistent, mais combien ce moignon de nef est
exquis avec ses piliers d'un vert pâle, blasonnés
d'armes alternées, l'aigle noir à deux têtes et
les deux clefs d"or en sautoir ; d'antiques pier-
res tombales et de vieux monuments d'évêques
se dressent encore le long des murs rouges
qu'éclairent des fenêtres d'un gothique flam-
boyant ; les autels sont expertement imités des
anciens ; des retables modernes, de bois doré,
suggèrent d'un peu loin et dans l'ombrela réelle
image de ceux que l'âge ou le feu a détruits et
si l'on s'attarde à regarder ces simulacres, l'on
doit convenir que les architectes et que les prê-
tres allemands connaissent beaucoup mieux l'ar-
chéologie que nos rapetasseurs diocésains et nos
curés ; ici et dans toutes les autres villes, ils sa-
vent concilier le détail et l'ensemble, sauf pour
les verrières qui sont aussi dépravées que les
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 23 I
nôtres ; les autels, les fonts baptismaux, les
chaires sont fabriqués d'après le style précis de
la chapelle qui les acquiert ; l'image de saint
Christophe émerge comme jadis des murailles,
en des fresques colossales près des portes ; rien
n'est omis; l'exécution n'est pas toujours
confondante, mais elle est très supérieure à
celle de nos fabricantsjd'articles pieux ; on cher-
che au moins, en Allemagne, à vous susciter
l'illusion d'une chose propre et à ne commet-
tre, en tout cas, aucune hérésie d'art. Sommes-
nous, mon Dieu, assez loin, en France, de ce
concept 1
Le musée, lui, est situé de l'autre côté du
Mein. Francfort, sous la poussée grandissante
des affaires, a sauté par-dessus le fleuve auquel
le relient de larges ponts et il commence à
s'étaler en de pompeux quartiers ; on construit
de toutes parts dans la plaine et l'on retrouve
232 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
derrière les cages des échafaudages et les blan-
ches fumées des plâtres, les colonnades, les
frontons, les dômes en scaphandre, de la
vieille rive ; là, sur le bord de l'eau, dans un
bâtiment de st3'le officiel, d'une laideur que
n'atténue point le misérable décor d'un jardin
neuf, s'entassent des merveilles.
On monte des escaliers, on se heurte à des
portes closes ; pas de concierge ; il semble que
le palais soit vide quand jaillit, d'une boîte, un
homuncule à lunettes, un criquet poilu qui parle
vaguement le français et nous fait savoir qu'il est
deux heures moins cinq, que le musée n'ouvre
qu'à deux heures et il vous invite, en consé-
quence, à redescendre et à attendre en bas, où
il viendra vous chercher, que l'heure sonne.
On lui répond en vain qu'au lieu de s'infli-
ger ce dérangement, il pourrait vous laisser,
ici, dans ce vestibule ou vous introduire dans
FRANCFORT- SUR- LE-MEIN 233
ks salles, d'autant qu'à force de discuter, les
cinq minutes s'écoulent ; mais non, la consigne
est formelle ; l'on n'insère la clef dans la serrure
que lorsque le visiteur est absent et que le der-
nier coup de riiorloge s'est tu.
Cette collection Staedel renferme, ainsi que
la plupart des autres musées, des tableaux de
toute origine, de toute provenance ; la réunion
des petits maîtres flamands y est d'un éloquent
aloi, mais elle ne vous apporte pas, lorsque
l'on connaît les musées de la Hollande et des
Flandres, une note neuve. La joie com.mence
vraiment dans les salles désertes des Primitifs
où un très beau Roger Van der Weyden et un
Tierry Bouts, d'irréprochable valeur, vous
retiennent. Une admirable Vierge de Van Eyck,
la seule de lui que j'aie vue, dont le visage
soit distingué et fin, une Vierge allaitant l'En-
fant dont la main presse une pomme, mérite
2 34 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
aussi qu'on l'adule, mais... mais... deux œuvres
incomparables, uniques chacune en son genre,
deux œuvres d'une saveur particulière, jamais
goûtée jusqu'alors, magnifient ce musée et jus-
tifient le voyage.
Une tête ou plutôt un buste de jeune fille de
l'Ecole Florentine du xv® siècle.
Une Vierge serrant dans ses bras l'Enfant
Jésus qui lette, du maître de Flémalle.
Mal placée sur un coin de cimaise, dans une
salle péniblement éclairée, la tête de la jeune
fille vous étreint, dès qu'on la regarde, de ses
yeux prometteurs et menaçants. Son costume,
comme sa physionomie délicieuse et méchante,
déconcerte. Le milieu du front est ceint d'une
ferronnière sertie d'un saphir entouré de perles ;
le haut disparaît sous un bandeau d'un bleu
d'hortensia et la tête est, au-dessus de ce ban-
deau, enveloppée d'une sorte de turban blanc
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 235
aux plis lâches que cerne une couronne de
buis d'un vert noir; de cette étrange coiffure
tombent de longs cheveux tressés d'or ; ils on-
dulent et se tordent, donnent l'illusion d'une
cotte d'armes qui se démaille et cette crinière
fulgurante est si singulière que l'on s'approche
pour s'assurer que ces cheveux étonnants en
sont; vus de près, ces fils d'or sont en effet des
cheveux patiemment réunis à quelques-uns et
qui frétillent, en s'effiknt du bout, sur la poi-
trine à peine recouverte d'une écharpe rejetée
sur l'épaule, laissant à nu un sein dur et petit,
un sein de garçonne, à la pointe violie ; l'autre
transparaît sous une chemise qui descend, n'a-
britant qu'une partie du corps et, dans le ravin
de cette gorge brève, pend un bijou massif, une
croix pectorale, incrustée de pierres opaques,
de gemmes d'un rouge sourd. Ce bandeau
d'azur, ce turban, ces linges et un manteau
236 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
d'un vert lumineux et placide qui s'entrevoit
derrière les bras coupés par le cadre, c'est tout
l'habillement de la jeune fille.
Et elle vous dévisage, défiante et mauvaise,
de ses splendides yeux d'un blond de thé qui
se fonce; le nez est droit, et fluet, la bouche
exquise et menue, plissée par une petite moue ;
dans la main droite, aux doigts allongés mais
épointés du bout, aux ongles rognés courts,
elle tient un bouquet de fleurs jaunes, roses et
violettes, un bouquet composé de trois margue-
rites, d'une ancolie et d'une anémone.
Cette main dont la paume s'aperçoit, un peu
renversée sur le poignet, montre une ligne de
vie médiocre et les signes d'une imagination
développée dans un sens pratique ; au point de
Vue de l'art de chiromance, elle est perverse et
elle est prudente; elle a les instincts d'une âpre
bourgeoise; elle est vicieuse mais elle l'est sans
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 237
perdre jamais la trémontane; elle est une vau-
rienne intéressée et sans grandeur.
Ce bouquet de fleurs, elle vous le présente,
mais elle semble dire : prends garde si tu l'ac-
ceptes ; la menace est visible ; l'offre est commi-
natoire, l'amour est sans lendemain ; le spasme
se prolonge en un râle d'agonie près d'elle.
Qu'est-ce que cet être énigmatique, cette
androgyne implacable et jolie, si étonnamment
de sang-froid quand elle provoque ? elle est
impure mais elle joue franc jeu; elle stimule
mais elle avertit ; elle est tentante mais réservée ;
elle est la pureté de l'impureté « puritas impu-
ritatis », selon l'expression de Juste Lipse, elle
est en même temps l'instigatrice de la luxure et
l'annonciatrice de l'expiation des joies des sens ;
d'autre part, elle est certainement un portrait
car l'on ne crée pas une fillette si" parfaitement
vivante sans un modèle; mais quel artiste alors
238 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
a peint ce chef-d'œuvre, car cette peinture se
détachant, claire, sur un fond noir, est admi-
rable; le dessin est incisif et très souple, d'une
force extraordinaire sous son apparente grâce ;
la couleur resplendit d'un éclat inaltéré, semble
soudaine ; les plus grands portraitistes de tous
les âges n'ont pas serré la nature de plus près
et mieux rendu la vie discrète du sang dans les
réseaux du derme ; nul surtout n'a mieux repro-
duit l'âme d'un regard dont l'acuité est telle
qu'il vous poursuit au travers des salles et vous
ramène quand même à lui ; on le sent dans
le dos où qu'on aille et les plus belles œuvres
du Musée ne paraissent que des peintures, au
sens strict du mot, en comparaison de celle-là
qui va plus loin, qui est autre chose, qui pénètre,
pour tout dire, dans le territoire de cet au-delà
blâmable dont les dangereux anges de Botticelli
entrebâillent parfois les portes.
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 239
L'auteur de cette sorcellerie est inconnu ;
l'on a cru devoir cependant ajouter à ce pan-
neau attribué d'abord à Albert Durer, puis ca-
talogué sous la rubrique école florentine du
xv° siècle, un nom, celui de Veneziano.
Sur quelles preuves s'authentique cette pro-
venance ? je l'ignore; d'abord, de quel Vene-
ziano s'agit-il ? car ils furent nombreux, en
Italie, les peintres qui accolèrent à leur nom
patronymique ce surnom d'origine — Lanzi en
compte pour sa part, plus de onze ! — Il n'est
évidemment pas question ici d'Antonio ou de
Lorenzo qui vécurent au xiv^ siècle, ni de Boni-
facio qui oeuvra dans les premières années du
xvi^. Resteraient alors parmi les Veneziano les
plus célèbres Donato, Domenico, et Bartolom-
raco qui peignirent, l'un dans la deuxième par-
tie, l'autre dans la première moitié du xv*^ siècle,
le troisième, un peu plus tard, après 1500.
240 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Or, la peinture de Don:ito, telle qu'on est
présumé la connaître, n'a rien à voir avec celle-
ci ; l'on pourrait tout au plus relever une pa-
renté d'âge, car ce panneau me paraît dater non
du commencement du siècle, mais de sa fin.
Quant au Domenico, il ne subsiste aucune
œuvre certaine de lui que l'on puisse rappro-
cher du portrait de Francfort. Les types de son
seul tableau dont l'authenticité soit sûre, la
Vierge et l'Enfant de la galerie des Uflizzi ne
ressemblent en rien à celui du musée Staedel.
Il est impossible d'ailleurs de juger l'art du Do-
menico à Florence, puisque Vasari nous dé-
clare que, de son temps même, le coloris en
était si altéré qu'il n'en pouvait parler.
Enfin, aucun document, aucune présomp-
tion même qui puisse sembler valide, ne per-
mettent d'assigner ce panneau à Bartolommco
di Venezia, à cet artiste vagabond que l'on
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 24!
sait avoir travaillé en 1505 à la Cour de Fer-
rare.
En fait, si l'on y réfléchit, la première attri-
bution donnée à cette œuvre par M. Thode et
reprise depuis par M. Téodor de Wyzewa,
pourrait être, jusqu'à un certain point, plausi-
ble. Ce tableau serait d'Albert Durer.
Il est bien certain que si je me reporte à
d'autres ouvrages de ce maître, si je considère,
par exemple, ses « Joueurs de fifre et de tam-
bour » du Musée de Cologne, je dois bien
convenir que cette peinture, claire, lisse, très
décidée, n'est pas sans analogie avec celle de
la Florentine du Mein. Si je recense, d'autre
part, quelques-uns de ses portraits, je trouve
encore de vagues similitudes et de lointains
rapports entre eux et celui de l'androgyne de
Francfort, notamment dans le portrait de la
collection Félix de Leipzig, qui nous montre
16
2^2 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
un jeune Albert Durer tenant à la main une
fleur et nous dévisageant d'un œil énigmatique,
dur et méfiant.
Mais... mais... malgré tout, l'on ne décou-
vre pas dans l'œuvre toujours un peu lourde et
en même temps un peu sèche, de ce peintre,
un tableau d'aussi désinvolte et d'aussi large
facture, un tableau surtout qui dépasse, comme
celui de l'Institut Staedel, les limites des cou-
leurs et des lignes, qui soit plus que de l'art
pictural, proprement dit. Bien qu'il ait séjour-
né à Venise, Durer n'a pu s'assimiler l'âme en
putréfaction de l'Italie de son temps. Il fallait
un italien, \ivantà la Cour de Rome et fort
dépravé lui-même, pour réaliser ce chef-d'œu-
vre de la Perversité tranquille. Ce tableau sent
sa caque d'Italie si fort, que son origine alle-
mande se controuve.
Sa filiation continue donc à demeurer dou-
FRANXFORT-SUR-LE-MEIN 245
leuse ; mais si le nom de Durer ne s'impoie
point, celui de Venoziano ne se justifie pas
davantage. N'eùt-il pas été dès lors plus sage
de rien innover et de respecter cet anonymat
dont la manie allemande de tout classifier main-
tenant ne veut plus.
Mais cette discussion ne nous aide pas à com-
prendre la signification de cette figure. Pour-
quoi cette couronne de buis et ces fleurs ? ont-
elles une acception particulière ? permettent-
elles de deviner les desseins du peintre? non,
car le symbolisme n'est ici d'aucun secours. Ce
buis qui ceint si bizarrement le turban de la
coiffe n'apporte, par les allégories qu'il pour-
rait exprimer, aucun renseignement utile. Il
fut dédié par le Paganisme à Cybèle parce qu'il
servait à confectionner les flûtes dont les cris
stridents célébraient les fêtes de cette déesse
— et, dans la symbolique chrétienne, il spéci-
244 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
fie tour à tour la verdeur de la foi sincère, les
riches et les saints.
Et nous ne sommes pas avec ces explications
plus avancés qu'auparavant; il en est de même
des fleurs. L'anémone personnifie la Vierge, la
marguerite avère la pureté ; quant à l'ancolie,
elle simule, dans la langue populaire des
plantes, la folie, à cause de la ressemblance que
présente, avec la marotte des fous, sa fleur.
Ajoutons que les propriétés de ces plantes ne
nous décident point ; la marguerite est inoften-
sive ; le suc rubéfiant de l'anémone figure dans
le codex de la pharmaceutique moderne et l'an-
colie est inscrite dans le formulaire magistral
des homœopathes ; mais ces fleurs ne sont pas,
à vrai dire, délibérément vénéneuses; elles
n'attestent pas, réunies telles qu'elles sont, un
signe de danger et ne nous apprennent rien sur
^es projets de celle qui les ofî"re.
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 245
Ce n'est donc pas dans les détails mais dans
l'ensemble même de l'œuvre qu'il faut chercher
la solution de l'énigme. Y réussit-on ? pas
davantage. A examiner cette physionomie, à la
scruter de près, l'on vient à penser qu'elle a
l'air d'une sybille avec cette coiffe qui fait, en
effet, songer à certains portraits de ce genre de
prophétesses. L'on pourrait également augurer,
si la couronne était de verveine ou d'ache, que
ce visage serait celui d'une jeune sorcière, mais
l'androgyne de Francfort tient encore plus de
la princesse de théâtre et de la courtisane. Son
signalement est contradictoire et se dément ;
tous les essais que l'on tente pour établir son
identité sont vains ; mais elle nous autorise,
par cela même, à nous complaire dans des rêve-
ries et à divaguer en de fantaisistes recherches
devant elle.
Un fait est certain, elle vécut, pendant la
246 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Renaissance, dans cette Italie qui fut alors
l'auge de toutes les luxures, le réservoir de tous
les crimes ; l'état des minuscules provinces
régies par des despotes dont le sadisme s'exer-
çait en d'amoureux supplices, était effroyable ;
tous se battaient, mettaient à sac avec leurs
troupes de condottieri les campagnes et les
villes ; mais le triomphe de la scélératesse, l'a-
pothéose de l'ignominie était au Vatican.
Des papes se succédaient, turpides. Le calice
qui servait d'urne pour les bulletins de l'élection
pontificale, transélémentait l'être humain dont
le nom en sortait en un véritable démon; c'était
la transsubstantiation opérée par la voix d'un
Conclave, une messe noire d'une espèce spé-
ciale, la grand'messe de la Simonie. Sixte IV,
Innocent VIII étonnèrent le monde par leurs
fourberies et leurs forfaits, mais à la mort de
ce dernier, ce fut l'explosion des forces con-
FRANCFORT-SUR- LE-MEIN 247
ccntréesdu vieilEnfer. A force de marchandages
et de brigues, Rodrigue Borgia fut élu et celui-
là, sous le nom d'Alexandre VI, se dressa, tel
que le prototype de Satan, au dessus de Rome;
l'on put croire à l'incarnation d'un Contre-
Messie, à la naissance d'un Antéchrist.
Et nous voici très probablement arrivés à
l'époque où fut peint le tableau de Francfort.
Il est le contemporain des Botticelli, des Fra-
Filippo, des Ghtrlandajo, des Pérugin. Il y
avait beau temps alors que l'art vraiment mys-
tique était mort. La Renaissance avait remplacé
l'inspiration chrétienne par le concept charnel
du Paganisme. Le saut en arrière avait eu lieu,
et pour l'art et pour les mœurs. Aux colères
parfois brutes, aux vindictes courtes et pressées,
à la foi juvénile, à la ferveur des grands enfants,
des âmes simples du Moyen Age, s'étaient
substitués le courroux attentif et méchant, le
248 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
besoin de faire souffrir, le désir de la vengeance
préparée de longue main et lentement dégustée.
De son côté, l'amour paraissait fade s'il res-
tait naturel et ne franchissait pas le degré
permis des parentés ; et encore fallait-il, pour
en relever le goût, le faire macérer dans une
saumure de poisons, dans une sauce de sang.
En se raffinant, la scélératesse de l'Italie s'était
accrue. Quant à Dieu, il continua d'exister pour
donner une raison d'être au Pape. 11 ne compta
plus que dans les cérémonies de l'Eglise, qui
servaient à maintenir le prestige endommagé
des Pontifes. Maintes fois, certainement, à
Rome, dans les consistoires des cardinaux,
Jésus put se croire encore à Jérusalem, dans le
sanhédrin des princes des prêtres et des scribes;
et le fait est que, ne pouvant le crucifier à nou-
veau, ils se vengèrent sur la chair très pure du
Sacrement, en célébrant, au sortir de leurs
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 249
orgies et de leurs meurtres, des messes indignes.
En somme, un autre monde était né, avec
la Renaissance, dans les langes déterrées de la
vieille Rome et les tableaux commandés par des
Papes plus épris des Bucoliques de Virgile et
des gaudrioles d'Horace que des hymnes de
leur bréviaire, allièrent le plus indécent mé-
lange de Vénus et de la Vierge, des Amours et
des Anges; la mythologie se confondit avec la
Bible; la Vénus de Botticelli, du musée de
Berlin, pour en citer une, a la même physio-
nomie, le même air languissant et navré que
ses Vierges ; c'est la même femme : un seul
modèle a posé pour la mère du Christ et pour
la fille de Jupin ; ses anges sont des pages équi-
voques, tels que les appréciait le Pape Ale-
xandre VI ; c'est d'un art exquis mais savam-
ment pervers dont le charme laisse à l'âme un
arrière-goût, cette sorte de saveur acre et
2)0 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
sucrée que laissait dans la bouche la cantarelîa,
la poudre à succession des Papes.
A rêvasser devant cette fillette de Francfort,
si prête à délibérément méfaire, je songe forcé-
ment au Pape Alexandre VI, à cet espagnol,
père de nombreux enfants dont un né de son
accouplement avec Lucrèce Borgia, sa fille. Il
était peu lettré mais affreusement lubrique ;
traître et méchant, avare et cruel, il exhaussa
encore l'infamie de son règne, en faisant brûler
vif le seul homme vraiment admirable de son
temps, le moine Savonarole.
Il fut complet; et c'est en l'envisageant, c'est
en me rappelant sa vie que le portrait de la
jeune fille s'anime pour moi et s'éclaire. A dé-
faut de documents, un détail, celui des cheveux,
si spécial dans cette œuvre, me sert à m'ima-
giner que je la précise. Trois ans avant qu'il
n'eût coiffé la tiare, Alexandre Borgia, qui était
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 25 1
alors archevêque de Valence, se lassa de sa
vieille maîtresse, la Vanozza Catanei, et, à près
de soixante ans, il s'éprit d'une enfant de quinze
ans, célèbre dans toute l'Italie par la magnifi-
cence de ses cheveux d'or, Giulia Farnese, dite
Giulia la belle ; le frère de la petite s'employa
comme entremetteur, reçut en échange le cha-
peau rouge, monta plus tard sur le siège de
saint Pierre, régna sous le nom de Paul III et
fut père d'un fils dont la scélératesse égala pres-
que celle de César Borgia, le fils d'Alexandre
VI, le monstre.
Qjaelle fut l'existence de cette Giulia, issue
d'une illustre famille et qui commença la fortune
politique des Farnese ? elle est, ainsi que la
Vanozza dont elle suppléa les allégresses fanées
dans le lit du Pape, restée à la cantonade de
l'histoire. Peut-être aima-t-elle ce vieillard dont
le Pinturicchio a peint le dégoûtant portrait.
232 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Imaginez un crâne en forme d'œaf, plaqué de
deux escalopes de veau en guise d'oreilles;
avancez entre les deux outres des joues un gros
nez courbe relié par des rides très creuses à une
bouche porcine et vous avez l'homme. Il n'était
guère appétissant pour une femme et il demeu-
rait quand même imposant par sa vigueur et sa
haute stature. L'âge lui avait glacé le sang, mais
il le réchauffait par des épices, le stimulait par
les citrouilles au poivre et les venaisons, par
des plats saupoudrés de safran et de gingembre,
arrosés par les vins volcaniques de l'Italie, par
les vins secs de l'Espagne. Tels étaient, en effet,
les boissons et les mets préférés de ses repas et
cette combustion d'un corps, alimenté par des
aphrodisiaques, elle apparaissait dans ses yeux
dont les flammes noires incendiaientles femmes.
On sait que, jouant le rôle d'un évêque,
Giulia présidait avec Lucrèce, près du Pape,
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 253
aux cérémonies solennelles de l'Eglise — le
concubinat, d'un côté, l'inceste de l'autre —
elle assistait également, après les offices, aux
priapées et commandait à ces banquets où ce
Vicaire du démon jetait à des courtisanes nues
des châtaignes pour qu'elles se baissassent, afin
de les ramasser, entre des flambeaux allumés,
posés sur le marbre du sol. Elle-même, avec
son corps de garçonne, pouvait prétendre aux
alibis et varier, tout en restant femme, les me-
nus du Pape.
L'on se figure aisément la carie de cette âme
et l'on s'imagine aussi de quelle froide rouerie
elle dut user pour louvoyer dans cette Cour
où l'on risquait sa vie, chaque fois que l'on se
mettait à table et où César Borgia exterminait,
dans les bras mêmes de son père, ceux des favo-
ris du Pape qui le gênaient ou avaient sim-
plement cessé de lui plaire.
254 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Sa vie fut, en tout cas, agitée, coîiime celle
de son maître. Au moment où Charles VIII en-
vahit les Etats Pontificaux, elle prit la fuite et
fut arrêtée avec son escorte, par un détache-
ment français, près de Viterbe ; mais le roi de
France, dont les sens fermentaient pourtant de-
vant la pétulance des beautés italiennes, n'osa
la voir et la rendit, moyennant rançon, au Pape.
La fille aux cheveux d'or épouvanta les vices de
ce libertin.
Est-ce elle dont nous contemplons, à Franc-
fort-sur-le Mein, Tirnage ? Rien ne le prouve
et n'était ce détail si particulier de la chevelure
et de la croix épiscopale pendue dans la rainure
de la gorge, l'on pourrait affirmer qu'il n'existe
aucun motif pour que cette effigie représente
la jeune maîtresse du vieux Pape. Quelle
qu'elle soit, elle n'en a pas moins l'âme d'une
Giulia et elle en est une parente plus ou moins
FRAXCFORT-SUR-LE-MEIN 2)5
éloignée, avec sa mine pas bonne, son air dé-
fiant, son corps gracile et ses seins brefs ; elle
est charmante et elle est malsaine ; elle dégage
l'odeur vireuse des plantes à fleurs vertes, des
plantes à craindre : elle est de coupe-gorge et
elle est de vénéfice. Avec ses prunelles si gla-
cialement claires et sa petite moue méchante,
elle surgit, telle qu'une Circé, ne laissant aux
amoureux qu'elle provoque que deux alterna-
tives, celle de l'étable et celle de la tombe.
Dans la même salle, sur un mur voisin,
est exposé un tableau célèbre de Botticelli, dé-
signé sous le nom de Simonetta Vespucci, la
maîtresse de Julien de Médicis ; ce portrait, très
beau, du reste, est fade, sans au-delà, sans vie,
en comparaison de celui-ci.
Malgré son costume magnifique, ses cheveux
enroulés de cordons de perles et de rubans
roses et surmontés d'une aigrette de plumes de
256 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
héron, malgré le charme du visage, au front
découvert, aux grands yeux, à la bouche volup-
tueuse, au nez long, qui serait aquilin s'il ne se
retroussait, un tantinet, du bout, Simonetta a
dans la ph3^sionomie quelque chose de hagard
et de bête; elle est jolie mais elle est vide, di-
gnement accouplée d'ailleurs à ce bellâtre de
Julien, qu'un portrait du Musée de Berlin nous
montre sous l'aspect d'une sorte de François P',
d'une fatuité extraordinaire et d'une suffisance
de sottise rare. Simonetta en acceptant que ce
soit elle, et l'on en peut douter, car une autre
effigie du musée de Berlin, qui la reproduit
également de profil, n'admet avec celle-ci au-
cune ressemblance — est en présence de l'ano-
nyme fillette de Francfort, pot-au-feu, bonne
femme, sans phosphore et girofles, sans can-
tharides ; elle n'a même pas les ardeurs de lu
poitrinaire qu'elle fut de son vivant, car elle
FR ANCFORT-SUR-LE-MEIN 257
est grasse et douillette et le feu de ses pru-
nelles est tiède.
Si nous récapitulons maintenant les indica-
tions de la carte routière des vices que décèle
le panneau du musée Staedel, nous pouvons
conclure que la pseudo Giulia résume, à elle
seule, toute la férocité de la luxure et tous les
sacrilèges de la Renaissance. Cette créature qui
tient, je le répète, de la sybille et de la sorcière,
de la courtisane et de la bayadère, concentre
dans sa tenue, dans son regard, les infernales
manigances des principats Italiens et de la
Rome païenne des Papes. Elle est réellement
plus qu'une femme, plus même que l'illusoire
Papesse Jeanne^ l'incarnation de l'Apostoline
à laquelle Lucifer, parodiant l'Evangile, a dit
par trois fois : « Pais mes boucs ». Elle est
celle qu'assistait dans les consistoires des car-
dinaux simoniaques, l'Esprit du Mal ; elle est
17
258 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
un symbole, le symbole des hontes de la
Papauté, le symbole échoué à Francfort, dans la
ville même qui sonne aujourd'hui la curée de
l'Eglise, entre les mains des Juifs.
Après la démone, sauvée de l'oubli, par l'im-
mense talent d'un inconnu qui sut enclore, en
un carré de peinture, les diaboliques séductions
d'une très ancienne larve, la Vierge du maître
de Flémalle resplendit, claire, elle aussi, sur la
paroi voisine d'une autre salle.
Ici encore, nous nous trouvons en face d'un
cas exceptionnel, en face d'une œuvre qui va
plus loin que la peinture proprement dite et
qui, au rebours de la petite satané florentine,
nous transporte dans cet au-delà divin que si
peu de peintres connurent. La critique d'art n'a
presque plus rien à voir, avec elle ; la Vierge
relève surtout du domaine de la liturgie et de
la mystique. Sa place ne serait que dans une
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 259
église, avec un prie-dieu pour s'agenouiller
devant ; et le fait est que l'on a plus envie, en
la regardant, de joindre les mains que de
prendre des notes !
Mais d'abord qu'est ce maître de Flémalle
dont j'ai déjà parlé, à propos d'une Nativité du
Musée de Dijon, dans « l'Oblat » ?
Il y a de cela quelques années plusieurs
chercheurs, entre autres M. Hugo Von Tschudi,
Directeur de la « National Gallerie » de Berlin,
furent amenés à préciser qu'un peintre flamand,
d'une allure très particulière, avait vécu à
Tournai, en même temps que Roger Van der
Weyden, sous le nom duquel étaient catalo-
guées ses œuvres. M. Von Tschudi confronta
divers tableaux de cet inconnu, classés dans des
collections particulières et les musées de Bru-
xelles, de Berlin, de Dijon et parvint à établir
leur étroite filiation avec les deux volets d'un
200 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
retable perdu, une sainte Véronique et une
Vierge logées à l'institut Staedel de Franc-
fort et provenant de la maison des cheva-
liers de Jérusalem, située à Flémalle, près de
Liège.
Il désigna sous le nom de cette localité
l'auteur de ces différents panneaux baptisé jus-
qu'alors de maître de Mérode, à cause d'une
Annonciation que l'on avait reconnu lui appar-
tenir et qui figurait dans la galerie de la com-
tesse de Mérode, à Bruxelles — et cette no uvelle
appellation a prévalu.
La certitude que le maître de Flémalle n'est
pas, comme le soutient encore un autre critique
allemand, M. Firmenich-Richartz, Roger Van
der Weyden jeune ne me paraît pouvoir faire
aucun doute. Malgré certaines ressemblances
qui se rencontrent d'ailleurs chez presque tous
les peintres de cette époque, les différences sont
FRANCFORT-SUR- LE-MEIN 26 1
telles qu'en dépit de toutes les discussions, elles
s'imposent.
Outre un type de Vierge très spécial et un
Enfant Jésus, plus éveillé et moins gringalet
et moins chétif que ceux de Roger Van der
Weyden, certains choix de coloration dans les
blancs, dans les bleutés et dans les gris, le
parti-pris même du dessin qui se refuse aux
trop volontaires allongements des corps et à la
trop grande roideur des contours, de petits
détails typiques, tels que les coiffes orientales
de ses femmes et la bizarrerie de ses auréoles
suffisent pour permettre de le classer, parmi les
artistes de son temps, très à part.
Mais quel est-il ? des recherches opérées en
Belgique par M. Georges Hulin, professeur à
l'Université de Gand, il pourrait résulter que
le maître de Flémalle serait un peintre du nom
de Jacques Daret qui fut, en même temps que
2 02 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Roger Van der Wej'^den, l'élève d'un maître de
Tournai, Robert Campin.
Ainsi que je le notais dans « TOblat », ce
Jacques Daret, sur lequel les renseignements
qui valent sont quasi nuls, aurait été employé
aux décorations de la fête de la Toison d'Or et
des noces de Charles le Téméraire; et il y
gagnait 27 sols par jour aux entremets. Il
avait un frère également peintre, David, origi-
naire comme lui de Tournai, qui fut son dis-
ciple et reçut, en 1449, le titre de peintre et
valet de chambre, aux honneurs, de Philippe
le Bon. Si nous ajoutons maintenant, d'après le
chanoine Dehaisnes, que Jacques Daret, reçu
à la maîtrise à Tournai, en 1432, fut nommé
prévôt, le jour même de sa réception à la con-
frérie, et si nous mentionnons avec M. Georges
Hulin qu'il dessina des cartons de tapisseries
pour Jean du Clercq, abbé de Saint-Vaast, et
FRAXCFORT-SUR-LE-MEIN 263
tint un atelier d'enluminure où fut admis, en
1438, un élève du nom d'Eluthère Du Prêt,
nous aurons épuisé, je crois bien, la somme
des plus importantes informations recueillies
sur son compte, car je ne pense pas qu'il y ait
à s'occuper des assertions fantaisistes consignées
par M. Bouchot dans le catalogue de l'exposition
des Primitifs français, au Pavillon de Marsan.
Voulant, à tout prix, inventer des Primitifs
français, il affirme — sans fournir aucune preuve,
du reste — que le maître de Flémalle relève
de l'Ecole d'Arras — et il ajoute qu'il a subi
l'influence des artistes français, qu'il a vécu
entre 1425 et 1450 dans l'Artois et qu'il est
peut-être même venu à Paris.
L'on se demande de quels artistes français —
lesquels étaient à cette époque des élèves ou
des imitateurs des Flamands ou des Italiens —
le maître de Flémalle a bien pu s'inspirer ? des
204 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
enlumineurs qui illustrèrent les « très riches
heures » du Duc de Berry, actuellement au
musée de Chantilly, répond M. Bouchot.
Or, il a été, si je ne me trompe, démontré
par M. Léopold Dehsle que les miniatures de ce
manuscrit étaient, pour la plupart, l'œuvre
de Pol de Limbourg et de ses frères et je ne
vois pas dès lors ce que l'art français peut bien
avoir à démêler dans cette affaire, puisque les
frères de Limbourg étaient non des Français mais
des Flamands.
Mais laissons ces turlutaines patriotardes, et
si l'assimilation de Jacques Daret et du maître
de Flémalle est exacte — et jusqu'à nouvel
ordre et en dépit d'une certitude qui fait abso-
lument dcfiut — on peut cependant l'accepter,
car elle est consentie dans le catalogue des Pri-
mitifs de Bruges par M. James Weale dont les
travaux sur les Primitifs néerlandais sont, à
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 265
l'heure actuelle, les plus certains, avouons qu'il
devient facile d'expliquer les ressemblances que
présentent les œuvres de Roger Van der Wey-
den et de Jacques Daret, puisqu'ils ont suivi,
tous deux, les cours du même maître et ont
exécuté des tableaux similaires, sur des don-
nées et d'après des procédés pareils.
Ce qui restait à connaître, c'est ce que l'un
et l'autre ont emprunté au maître commun ;
mais, ici, les preuves manquent. Aucun pan-
neau ne subsiste de ce Robert Campin que
nous savons simplement, d'après les registres
delà Corporation de Saint-Luc, à Tournai, avoir
ciselé et peint une châsse, en 1425, en cette
année même où Roger Van der Weyden en-
trait dans son atelier, comme élève, puis, après
avoir été banni, en 1432, pour une année, de
la dite ville de Tournai, à cause, porte la sen-
tence, « de la vie ordurière et dissolue qu'il
266 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
menait depuis longtemps, lui homme marié,
avec Laurence Polette » .
Peut-on présumer au moins que Van der
Weyden et Daret, dans ces similitudes de cer-
tains personnages qui s'imposent, ont reproduit
le type inventé par leur patron ? c'est fort pos-
sible. A cette époque le plagiat entre gens qui
se considéraient tels que des artisans, n'existait
pas; l'on se prêtait tout naturellement une fi-
gure qui avait plu ; et cela est si vrai que le
saint Joseph de la Nativité de Berlin a été, avec
à peine une variante, repris par Memlinc dans
son Adoration des Mages, de l'hospice Saint-
Jean, à Bruges, et que je le retrouve également,
avec le même visage, la même attitude, le
même geste de la main abritant une bougie,
dans la Nativité du maître deFlémalle, à Dijon.
QjLie Memlinc ait pastiché Roger Van der Wey-
den dont il fut le disciple, cela se conçoit, mais
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 267
OÙ Roger Van der Weyden et Jacques Daret
ont-ils copié leur Saint Joseph ? l'ont-ils pris
l'un à l'autre ou tous deux à leur maître, Ro-
bert Campin ?
Ce sont là des devinettes d'autant plus inso-
lubles que s'il était avéré que ce type de Saint
appartenait à Campin, l'on pourrait se deman-
der si, de son côté, il ne l'avait pas acquis de
son maître qui, lui-même, aurait pu l'imiter
d'un autre et ainsi de suite. Le fait n'est donc
à rappeler que pour témoigner combien il est
difficile de juger les œuvres des Primitifs et
d'assigner, en se basant sur l'attitude et la phy-
sionomie de certains personnages, tel tableau
à tel ou tel peintre.
Et cette observation n'est pas inutile, je crois,
à propos de l'artiste de Fiémalle ; depuis qu'il
a été découvert, l'on commence à lui attribuer
tous les volets abandonnés, tous les retables
268 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
orphelins des Flandres; sa paternité s'étend
plus que de raison et il devient nécessaire d'être
défiant.
Ainsi, négligeant toute une série plus ou
moins reconnue, voire même la descente de
croix de l'Institut royal de Liverpool qui figu-
rait à l'exposition de Bruges et n'était, au de-
meurant, qu'une peinture froide, aux contours
gravés, ne m'arrêterai-] e qu'à ceux de ses ou-
vrages qui, à cause même du type de la ma-
done, de certains détails particuliers et surtout
de la forme expressive du dessin et du choix
des tons, sont pour moi résolument sûrs.
M'en tenant donc à la Vierge si personnelle
de la collection de Somzée (i), toute en front
et en nez, avec un visage osseux et court du
(i) Cette Vierge, qui appartient maintenant h
M. George Salting, a figuré aux expositions des Pri-
mitifs de Bruges et de Paris.
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 269
bas, à la délicieuse Vierge du Musée d'Aix qui,
en plus Jeune et plus joli, sans ce côté de mé-
gacéphale, lui ressemble, au tableau de Dijon,
dans lequel je retrouve les traits et la coiffe de
la Véronique de Francfort, je me dis que, tout
en étant évidemment du même peintre, la
Vierge de l'institut Staedel est tout à fait diffé-
rente de ces autres peintures.
Elle varie, moins au point de vue de l'exécu-
tion et au point de vue de l'art qu'au point de
vue de la piété, au point de vue de l'âme. Entre
la Madone allait-int l'Enfant Jésus de la galerie
de Somzée et la Madone allaitant l'Enfant Jésus
du musée de Francfort, l'abîme est tel qu'il a
fallu un coup de la Grâce pour le combler. A
parler franc, il y a entre ces deux Vierges la
différence qui s'avère entre une matrone pieuse
et riche, très fière d'occuper un prie-dieu de
choix dans son église et une sainte, vivant
270 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
de la vie contemplative, dans un cloître.
Jusqu'ici, en effet, ses Vierges m'étaient
apparues, ainsi que de fastueuses bourgeoises
des Flandres, jouant la distinction, s'observant
devant le visiteur et il résultait pour moi, de ce
besoin d'attirer l'attention, une certaine affé-
terie, une certaine gêne; c'était de la peinture
à simagrées charmantes, de Tart frêle et maniéré,
mais ce n'était, au demeurant, que de la peinture .
Or, ici, tout change. Cet homme si inférieur
à Roger Van der Weyden, en tant que mys-
tique, devient subitement son égal, le précède
presque. Toute cette partie divine qui ne s'ap-
prend pas, qui est hors et au-dessus des couleurs
et des lignes, cette effluence de la prière, cette
projection de l'âme épurée qui se fixe sur un
panneau de chêne — et si l'on sait pourquoi,
l'on ignore comment— jaillissent soudain dans
le volet isolé de Francfort.
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 27 1
Ce n'est plus le Jacques Daret, appliqué et
bizarre, rigide et pieux, c'est un autre homme,
pris aux moelles de l'âme et qui s'élève dans
l'ardeur de ses désirs au-dessus de lui-même,
sur les cimes de la Mystique, en plein ciel.
Fut-il donc, avant que d'entreprendre ce
retable, purifié par des peines intérieures,
éprouva-t-il, en ses aîtres, le travail secret des
Sacrements ? qui le saura ! — ce qui est certain,
c'est que son art, resté jusqu'alors et peut-être
après, à ras de terre, s'essora; l'on peut presque
suivre l'envol de cette âme dont l'image
demeure conservée dans le miroir de son œuvre.
Il fallait, en effet, cet influx de la Grâce pour
réaliser ce tableau qui est, en son genre, unique,
car jamais la Maternité divine n'avait atteint
cette grandeur familière ; jamais encore peintre
n'avait plus douloureusement et plus délicate-
ment exprimé, pour les années de l'Enfance du
272 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
Christ, la souffrance de la Mère en attente d'un
avenir qu'elle redoute, d'un avenir qu'elle sait.
C'est quelque chose comme le « Stabat
Mater » de l'Enfance.
Cette Vierge, de stature naturelle, debout,
l'Enfant en ses bras, se détache, dans un cadre
tout en hauteur, sur le fond quasi-japonais d'une
tenture d'un vermillon léger brodée, en un or
pâli, d'étoiles de mer rayonnant dans des
cercles et d'animaux fabuleux, au corps mou-
cheté, à la fice presque humaine, aux pattes
onglées de griffes, au chef planté, en guise de
cornes, de radicelles, des animaux mâtinés de
fauve et de ruminant, des sortes d'hippocen-
taures léopardés, de bêtes héraldiques issues de
la zoologie du Moyen-Age et du blason.
Marie est drapée dans un ample manteau
blanc, fleuronné, çà et là, d'un frottis d'or et
vêtue, en dessous, d'une robe grise. Elle est
FRANCFORT-SUR-LE-MEIX 273
assez étrangement coiffée de voiles tuyautés sur
les bords et festonnés de petites ruches sous
lesquelles rampe une épaisse torsade de cheveux
dont le blond mouvant, tour à tour s'éclaircit et
se fume. La tête est cernée d'une auréole, mais
celle-là ne ressemble pas aux nimbes singuliers
des Madones de la collection de Somzée et du
Musée d'Aix dont l'une est un van d'osier et
l'autre une gerbe de tiges d'or qui s'arrondit
ainsi que la roue d'un paon. Celle-ci se com-
pose simplement d'un cercle d'or, travaillé au
repoussé et serti de pierres.
La figure est inouïe de souffrances refoulées
et de tendresse contenue ; les yeux, ouverts en
boutonnière, un peu retroussés dans les coins,
sont baissés ; la bouche fraîche est close, le
menton, gras et charmant, se troue d'une fos-
sette, mais tous les mots s'évaporent ; nul ne
peut exprimer l'adorable bonté de ces lèvres et
18
274 TROIS EGLISES ET TROIS PRIMITIFS
l'inconsolable détresse de ces grands yeux.
Elle n'est nullement incorporelle, ni émaciée,
ni filisée, telle que tant de Madones de Primi-
tifs ; elle est grasse et elle est forte ; elle n'est
pas non plus une jeune fille, mais bien une
jeune mère et le sein mol et gonflé de lait dont
l'Enfant tient la pointe dans sa bouche, n'essaie
pas de donner le change et de restreindre la
faconde de la maternité, en la ramenant au
laconisme des vierges, à l'élégante concision
des attraits neufs.
Elle est une vraie femme, très jolie, très
noble, malgré la robustesse de sa complexion,
très praticienne par la finesse de ses traits et la
svelte maigreur de ses longs doigts,
Le peintre n'a donc pas sacrifié au procédé
d'un amenuisement facile pour suggérer l'idée
de la Divinité; il n'a pas éludé les proportions
terrestres des contours et, tout en demeurant
FRAKCFORT-SUR-LE-MEIX 275
le réaliste le plus exact, il n'en a pas moins
réussi à peindre une temme qui, n'eût-elle
aucun halo autour du chef et aucun Enfant
nimbé dans les bras, ne peut être une autre que
la Vierge Mère, que la Corédemptrice d'un
Dieu.
Certes, il semblait qu'après cet admirable
Roger Van der Weyden dont la Vierge de la
Nativité de Berlin ei la Vierge en prière du po-
lyptique de l'hôpital de Beaune sont des êtres
vraiment célestes, tout était dit et que la pein-
ture mystique serait à jamais réduite à se ré-
péter, sans monter d'un coup d'aile plus haut ;
mais non, ici elle plane à des altitudes plus
élevées peut-être; en tout cas, la même gran-
deur surnaturelle s'atteste et elle est obtenue
avec plus de simplicité s'il se peut et moins
d'effort. La mélancolique grâce des Vierges de
Memlinc suppose également l'câme d'un artiste
276 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
avancé dans les voies de la Perfection, mais,
lui, me paraît, en comparaison, plus féminisé,
plus usant d'artifices, plus pieusement roué, si
l'on ose dire.
Et le curieux, c'est que — dans ses autres
œuvres — le maître de Flémalle est justement
celui que, l'on pourrait, bien plus que Memlinc
et surtout que Roger Van der Weyden, accuser
de maniérisme et de ruse !
La vérité est que nous sommes, avec ce ta-
bleau de Francfort, en face d'un cas isolé, dans
un ensemble à peine connu et que cette Madone
se rapproche plus que celles de la collection
de Somzée et des musées de Dijon et d'Aix, des
Vierges de Roger Van der Weyden. Ne serait-
il pas, dès lors, imprudent de comparer ces
peintres entre eux et de conclure?
Mais au fait, cette Vierge et ce bambin éveillé
et charmant dans sa longue robe bleue et qui,
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 277
entendant du bruii, s'interrompt de téter, tandis
que la Mère le serre plus étroitement contre
son giron, comme si elle n'ignorait pas le sens
de cette rumeur de l'avenir qu'il écoute, à quel
moment de leur vie le peintre les a-t-il repré-
sentés ?
L'immense tristesse de Marie est celle d'une
Vierge des mystères douloureux.
Des mystères douloureux de l'Enfance, alors ;
l'on en compte trois : la prophétie de Siméon,
la fuite en Egypte et l'absence des trois jours,
consignée dans l'Evangile de saint Luc.
Or, au moment où nous sommes, Jésus est
assez âgé pour que la visite de Siméon soit de-
puis quelque temps déjà un fait accompli ; et il
n'est pas néanmoins assez grand pour chemi-
ner seul et aller prêcher dans le Temple ; la
scène se précise donc ; l'instant choisi par le
maître de Flémalle est celui qui précède le dé-
278 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
part pour l'Egypte. Peut-être alors la fille de
Joachimse trouve-t-elle encore dans cette grotte
que les Légendaires du Moyen Age nous dé-
peignent, parée des somptueuses tentures lais-
sées par les Rois Mages et tapissée, de même
que dans ce tableau, de touffes de marguerites
et de violettes, de toute une carpette de très
douces fleurs.
Ce qui est, en somme, certain, c'est qu'en
étreignant si ardemment son Fils, elle songe
aux futures années dont la venue la déses-
père.
Elle fut, en effet, pendant toutes les heures
de son existence, Celle qui attendit les catas-
trophes ; elle vécut sous l'emprise de l'idée fixe
et il faut vraiment que l'attente d'un malheur
que l'on sait inéluctable soit l'un des plus atroces
supplices que puisse subir la nature humaine,
puisqu'il fut celui infligé à notre Mère ; et elle
FRANCFORT-SU R-LE-MEIN 279
n'eut, en ce genre de martyre, aucun répit.
Quand le sacrifice du Calvaire fut consommé,
elle repartit dans la voie têtue des larmes ;
elle dut encore attendre ici-bas que la mort con-
sentît enfin à la réunir à son Fils.
Notre-Dame de l'Attente, ne serait-ce pas le
titre réel de cette oeuvre ?
Dans ce panneau de Francfort où la vie de
Jésus s'annonce à peine, ne voit-elle pas, au
loin, sa marche lente aboutir à ce mont sur le
sommet duquel se dresse l'arbre à deux bran-
ches qui a perdu ses autres rameaux et toutes ses
feuilles et qui pousse cependant, quand même,
au milieu et au bas de son tronc sec et au bout
de chacune de ses deux branches mortes, des
fleurs de blessures, des touffes de sang ?
Si nous raisonnons humainement, l'acuité de
la torture de Marie fut effroyable, car il n'était
pas un épisode de Fenfance du Messie qui n'ag-
28o TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
gravât en elle la certitude du malheur, qui ne
ravivât la plaie.
La profession même de charpentier qu'exer-
çait Joseph semblait choisie pour lui susciter le
permanent rappel de ses maux ; lorsque, par
esprit d'imitation et pour s'amuser, l'Enfant
s'apprenait à planter des clous dans des planches,
ne se disait-elle pas que ce jeu se retournerait,
un jour, contre lui et que ces clous s'enfon-
ceraient dans ses pieds et perceraient ses mains;
la vision des bras tendus sur la croix ne s'im-
posait-elle pas aussi quand, Jésus, courant au-
devant d'elle, les ouvrait tout grands pour
l'embrasser, car le mouvement était le même.
Pouvait-elle alors considérer comme inofïensive
cette matière du bois qui obéissait à Joseph et
les aidait à vivre ? ne savait-elle pas, en effet,
qu'après avoir contribué dans l'Eden à parfaire
l'égarement de la pauvre Eve, ce bois allait
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 28 1
encore s'associer aux furies démoniaques des
Juifs, en servant d'instrument de supplice à son
Fils, lorsqu'il aurait grandi ?
Comment échapper à ces obsessions, puis-
qu'elle ne pouvait oublier l'implacable prophé-
tie de Siméon ?
Il est impossible aussi qu'accablée par l'atroce
fixité de ces visions, elle n'ait pas, quelquefois,
et pour l'Enfant et pour Elle-même, souhaité
que Jésus fût homme et que le moment de
l'épouvantable échéance ne fût venu ; car en-
lin, elle savait qu'après sa mort, il ne pourrait
plus souffrir et, si humble qu'elle fût, elle ne
pouvait non plus ignorer qu'Elle-même, après
avoir achevé sa tâche, le posséderait à jamais
dans l'Etemité bienheureuse, trônant, radieux,
à la droite du Père, loin de nos gémonies, loin
de nos boues.
Et si Elle désira de la sorte et par amour la
282 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
fin, elle dut renouveler son sacrifice et, patiente
et résignée, regarder croître, pour ses bour-
reaux, l'enfant.
Cette Madone, si tendrement dolente, on peut
lui prêter toutes les angoisses, toutes les transes . . .
Et quelle énigme encore que son exil, ici,
à Francfort, dans le musée désert de cette cité
qui l'abomine ! depuis qu'arrachée à son abbaye
de Flémalle, elle fut vendue et transportée sur
les bords du Mein, elle continue son stage dou-
loureux entre les mains des Juifs. Elle subit le
voisinage de l'inquiétante florentine et elles
magnifient, à elles deux, l'institut Staedel
devenu, grâce à leur présence, unique, en ce
sens que nulle collection ne recèle ainsi les deux
antipodes de l'âme, les deux contre-parties de
la mystique, les deux extrêmes de la peinture,
le ciel et l'enfer de l'art.
Et voici qu'à les contempler tour à tour, je
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 283
suis tel qu'un homme que la tentation lamine.
Les yeux de la pseudo Giulia attisent en moi
les brandons inéteints de mes vieux vices, mais
combien, malgré tout, je préfère rester près de
la Vierge; V^ve Maria me jaillit des lèvres
quand l'homuncule velu qui garde les salles et
que mon trop long séjour devant les mêmes
tableaux interloque, s'approche et m'apprend
qu'il vend des reproductions photographiques
des toiles de ce musée.
Certes oui, je veux acheter la Vierge de Fié-
malle, mais alors l'homme hoche la tête avec
mépris et m'informe que celle-là n'existe pas,
que personne d'ailleurs ne la demande et il
m'offre, en échange, des Madones de Rubens
et autres boj^audiers qui furent la honte reli-
gieuse des Flandres.
J'ai pris la porte ; me revoici dans l'énorme
ville; je suis sans courage pour errer encore au
284 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
travers de ses squares et de ses rues ; puis son
jardin zoologique n'a rien qui me puisse sur-
prendre et, quant au style de son grand Opéra,
je le hue; je vais dans le seul endroit où je
puisse encore songer en paix à l'admirable
Vierge de Flémalle, à l'église.
La nuit est tombée^ les voûtes se brouillent,
les colonnes deviennent confuses. Quelques
rubis suspendus piquent la nuit, en l'air. Ah !
la détente de cette cathédrale solitaire, si
loquace dans son silence et si douce ! J'oublie
Francfort. Je suis chez Dieu de même qu'à
Paris. A peine une femme dont on ne distingue
pas les traits passe-t-elle, de loin en loin, pour
s'agenouiller et ajouter une ombre plus noire
aux ombres du sol ; vraiment la grande Vierge
blanche serait, à sa place, ici ; je la vois si bien,
souriant à ces braves femmes qui sont, là, près
de moi, à ses pieds !
FRANCFORT-SUR-LE-MEIN 285
Il faut pourtant s'arracher à son souvenir, car
l'église va clore; et comme un remerciement
inspiré par Elle, une parole de bienvenue, la
seule que nous ayons encore entendue dans
cette capitale des Banques, nous est soudain
adressée par une petite blondine de sept à huit
ans qui s'approche de mon compagnon l'abbé
et dit, en prononçant le latin à l'italienne :
« Laudetour Yesous Christous. »
La politesse de la gamine catholique, perdue
dans le ghetto de ce coin de ville, nous a été
au cœur. Ce salut, formulé dans la langue de
l'Eglise, cette aumône prévenante jetée par une
pauvresse à des gens dont l'indigence de sym-
pathie ne s'est jamais mieux fait sentir, à l'é-
tranger, que dans cette métropole de la Franc-
Maçonnerie et ce douaire des Juifs, nous
286 TROIS ÉGLISES ET TROIS PRIMITIFS
réconforte — et les avenues que nous devons
traverser pour atteindre la gare nous paraissent
mai^itenant d'une brutalité moins arrogante,
d'un luxe moins lourd.
TABLE DES MATIERES
TABLE DES MATIÈRES
TROIS EGLISES
I. — La symbolique de Notre-Dame de Paris i
II. — Saint-Germain-l'Auxerrois 3g
III. —Saint- xMerry 85
TROIS PRIMITIFS
I. — Les Grlinewald du Musée de Colmar .
II. — Francfort-sur-le-Mein. — Notes . .
149
19
ACHEVÉ D'IMPRIMER
DARANTIERE, IMPRIMEUR A DIJON
LE 2 0 MARS I(
PLON-NOURRIT & O^, ÉDITEURS
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