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TROIS IDÉES POLITIQUES
CHATEAUBRIAND
MICHELET
SAINTE-BEUVE
P \ Et
CHARLES MAURRAS
CINQUIÈME EDITION
En dépit de la roix haute el >.ilu-
taire des lois de gradations qui
pénètrent m vivement toutes choses
sur la terre et dans le ciel, dee
efforts insensés furent faits pour éta-
blir une démocratie universelle.
llll' PoK.
DAIMS
LIBRAIRIE INCIENN1
HONORÉ II ÊDOl \UI> CHAMPION, ÉDITE! RS
."». i,i i v i HALAQUAIt
Igia
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in 2010 with funding from
University of Ottawa
http://www.archive.org/details/troisidespoliOOmaur
TROIS IDÉES POLITIQUES
CHATEAUBRIAND MICHELE!
SAINTE-BEUVE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR :
■v
Jean Moréas, étude littéraire. Brochure.
Le Chemin de Paradis, contes philosophiques, i vol.
L'Idée de la décentralisation. Brochure.
Anthinea, d'Athènes à Florence, i vol.
L'Avenir de l'Intelligence. Auguste Comte, le Romantisme
féminin, Mademoiselle Monk. i vol.
Les Amants de Venise (George Sand et Musset), i vol.
Un Débat nouveau sur la République et la décentralisation
(en collaboration avec MM. Paul Boncour, Joseph Reinach,
Clemenceau, Xavier de Ricard, Varenne, Clémentel, etc.
Libéralisme et Libertés : Démocratie et Peuple. Brochure.
Le Dilemme dk Marc Sangnier, Essai sur la démocratie reli-
gieuse, i vol.
L'Enquête sur la Monarchie (iooo-ioo<)). i vol.
EN COLLABORATION AVEC H. DUTRAIT-CROZON .
Si le coup de FORCE est possible, i vol.
EN PRÉPARATION
La Politique religieuse, i vol.
TROIS IDÉES POLITIQUES
CHATEAUBRIAND
MICHELET
SAINTE-BEUVE
l'A B
CHARLES MAURRAS
CINQUIÈME ÉDITION
SABLE
COLLECTION
SABLE
En dépit de la voix haute et salu-
taire des lois rie gradations qui
pénètrent si vivement toutes choses
sur la terre et dans le ciel, des
efforts insensés lurent faits pour éta-
blir une démocratie universelle.
Edoabd Poe.
PARIS
LIBRAIRIE ANCIENNE
HONORK ET EDOUARD CHAMPION, EDITEURS
.). Q I A l M A LAQ i v I B, 5
[91a
IL A ETE TIRE
6 exemplaires sur papier du Japon, numérotés 1 à 6
et 25 exemplaires sur papier Hollande de Van Gelder,
numérotés 7 à 31
M. PAUL BOURGET
En souvenir des justes conclusions d' Outre-Mer
« Nous devons chercher ce qui reste de la vieille France et nous
y rattacher par toutes nos fibres, retrouver la province d'unité
naturelle et héréditaire sous le département artificiel et morcelé,
l'autonomie municipale sous la centralisation administrative, les
universités locales et fécondes sous notre Université officielle et
morte, reconstituer la famille terrienne par la liberté de tester,
protéger le travail par le rétablissement des corporations, rendre
à la vie religieuse sa vigueur et sa dignité par la suppression du
budget des cultes et le droit de posséder librement assuré aux
associations religieuses, en un mot, sur ce point comme sur les
autres, défaire systématiquement l'œuvre meurtrière de la Révo-
lution française. »
Paul BOURGET, Outre-Mer, T. II.
AVANT-PROPOS
NOTE A L'EDITION DE 1912
L'année 1898. traversée d'agitations profondes, ne
pouvait manquer d'introduire la politique et la religion
dans ses trois grandes commémorations littéraires : le
centenaire de la naissance de Michelet, le cinquantenaire
de la mort de Chateaubriand, l'érection du buste de
Sainte-Beuve. Mes réflexions d'alors aboutirent à des
conclusions générales qui n'ont pas perdu tout leur inté-
rêt aujourd'hui, car elles ne furent pas étrangères à la
fondation de notre Action française sept mois plus tard.
Je leur dois mes premières relations intellectuelles avec
quelques-uns de ceux dont je suis le collaborateur de-
puis quatorze ans. Ce souvenir précieux me fera par-
donner l'amitié que je garde à ce petit livre et le plaisir
avec lequel j'ai cédé à mes vieux amis les éditeurs
Honoré et Edouard Champion, quand ils m'ont proposé
de le réimprimer dans la maison où il a vu le jour.
11 me paraît bien vain d'y changer grand'chose, hormis
quelques paroles aiguës que j'ai plaisir à effacer. S'il
fallait tout récrire, je n'aurais pas de peine à m'abstenir
d'un certain courant d'épigrammes. L'expression d'un
sentiment qui se cherchait encore côtoie ici, à chaque
ligne, le formulaire d'une pensée qui se trouvait.
Les défenseurs de l'anarchie démocratique et libérale,
seuls visés cl atteints par la direction générale de ma cri-
tique ne manqueront pas de la représenter de nouveau
comme ennemie secrète d'une organisation religieuse que
je vénère. C'esi pourquoi il ne m'a pas semblé inutile de
fixer, dans celle nouvelle édition, page 61 , en note, la
preuve décisive de l'intention calomnieuse acharnée à
dénaturer ma pensée.
C11. M.
AVANT-PROPOS
Je ne traite pas de Chateaubriand, de Michèle!,
ni de Sainte-Beuve; mais on n'a point Iraité de
Sainte-Beuve, de Michelet, ni de Chateaubriand
dans les solennités dont ils oui fourni le prétexte.
.le veux parler de ce qui fut l'unique sujet des
discours et des écrits publiés à propos de ces trois
écrivains. Je dirai quel sens politique peut être sans
erreur prêté à leurs ouvrages. Ce n'est pas de ma
l'aulc si on leur en a prêté un.
One les partis en quête d'un aïeul représentatif
se trompent parfois de grand homme, je n'\ peux
rien non plus: ils m'auraient épargné de relever
l'erreur s'ils l'eussent d'abord évitée. Comme
AVANT-PROPOS
disent les philosophes, tout cela m'est donné. Mais,
sur cette donnée, je me préoccupe d'avoir raison ;
il me semble douteux que ces réflexions souffrent
de conteste sérieuse.
La vieille France croit tirer un grand honneur
de Chateaubriand, elle se trompe. La France mo-
derne accepte Miche le t pour patron, mais elle se
trompe à son tour. En revanche, ni l'une ni l'autre
des deux Fiances ne nous montre un souci bien vif
de Sainte-Beuve; c'est encore une faute, un Sainte-
Beuve peut les remettre d'accord.
CHATEAUBRIAND
L'ANARCHIE
L;i soumission e.-t la base
du perfectionnement.
Auguste Comte.
CHATEAUBRIAND
L'ANARCHIE
J'admire surtout l'égarement de la vieille Fiance. Ce
Régime ancien dont elle garde la religion, l'Etat français
d'avant dix-sept cent quatre-vingt-neuf, était monar-
chique, hiérarchique, syndicaliste et communautaire;
tout individu y vivait soutenu et discipliné : Chateau-
briand fut des premiers après Jean-Jacques qui firent
admettre et aimer un personnage isolé et comme perclus
dans l'orgueil et l'ennui de sa liberté.
La vieille France avait ses constitutions propres, nées
des races et des sols qui la composaient : les voyages de
Chateaubriand au* pays anglais marquent, avec ceux de
Voltaire e1 de Montesquieu, les dates mémorables de
anglomanie constitutionnelle; il ne guérit jamais de son
premier goût pour les plagiats du système britannique,
[fcfcaliune, gouvernement parlementaire et régime de
( .iliinet.
IO TROIS IDEES POLITIQUES
La vieille France avait l'esprit classique1, juridique,
philosophique, plus sensible aux rapports des choses
qu'aux choses mêmes, et, jusque dans les récits les plus
libertins, ses écrivains se rangeaient à( la présidence de
la raison; comme les Athéniens du ve siècle, cette race
arrivée à la perfection du génie humain avait, selon une
élégante expression de M. Boutmy, réussi à substituer
« le procédé logique » au « procédé intuitif », qu'elle
laissait aux animaux et aux barbares : Chateaubriand
désorganisa ce génie abstrait en y faisant prévaloir l'ima-
gination, en communiquant au langage, aux mots, une
couleur de sensualité, un goût de chair2, une complai-
sance dans le physique, où personne ne s'était risqué
avant lui. En même temps, il révélait l'art romantique
des peuples du nord de l'Europe. Quoiqu'il ait plus tard
déploré l'influence contre nature que ces peuples sans
maturité acquirent chez nous, il en est le premier auteur.
La vieille France professait ce catholicisme tradi-
tionnel qui, soumettant les visions juives et le sentiment
chrétien à la discipline reçue du monde hellénique et
romain, porte avec soi l'ordre naturel de l'humanité :
Chateaubriand a négligé cette forte substance de la
doctrine. De la prétendue Renaissance qu'on le loue
d'avoir provoquée datenl ces « pantalonnades théolo-
i . \ oir la note I .
>.. \ oir la note II.
CHATEAl I5HIAND OU h ANARCHIE
giques », ce manque de sérieux dans l'apologétique,
qui faisaient rire les maîtres d'Ernest Renan. Examinée
de près, elle diffère seulement par le lustre du pitto-
resque et les appels aux sens du déisme sentimental l
propagé par les Allemands et les Suisses du salon
Necker. On a nommé Chateaubriand « un épicurien
catholique », mais il n'est point cela du tout. Je le
dirais plus volontiers un protestant honteux vêtu de la
pourpre de Rome. Il a contribué presque autant que
Lamennais, son compatriote, à notre anarchie religieuse.
Si enfin le Génie du Christianisme lui donne l'attitude
d'un farouche adversaire de la Révolution, de fait, il en
a été le grand obligé.
Lorsque, ayant pris congé des sauvages de 1' Amérique,
François- René de Chateaubriand retrouva sa patrie,
elle était couverte de ruines qui l'émurent profondément.
Ses premières ébullitions furent, il esl vrai, pour mau-
dire dans un Essai fameux ce qui venait d'ainsi périr.
Peu .1 peu toutefois, l'imagination historique reprenant
le dessus, il aima, moites et gisantes, des institution-
qu'il avail fuies jusqu'au désert, quand elles Qorissaient.
Il leur donna, non point des pleurs, mais des pages si
i . Voir la unir ni
TROIS IDEES POLITIQUES
grandement et si pathétiquement éplorées que leur son
éveilla, par la suite, ses propres larmes.
Il les versait de bonne foi. Cette sincérité allait même
jusqu'à l'atroce. Cet artiste mit aux concerts de ses flûtes
funèbres une condition secrète, mais invariable : il exi-
geait que sa plainte fût soutenue, sa tristesse nourrie
de solides calamités, de malheurs consommés et défi-
nitifs, et de chutes sans espoir de relèvement. Sa sym-
pathie, son éloquence se détournaient des infortunes
incomplètes. Il fallait que son sujet fût frappé au cœur.
Mais qu'une des victimes, roulées, cousues, chantées
par lui dans le « linceul de pourpre » fit quelque mou-
vement, ce n'était plus de jeu; ressuscitant, elles le
désobligeaient pour toujours.
Quand donc la monarchie française eut le mauvais
goût de renaître, elle fut bien reçue I Après les premiers
compliments, faits en haine de Bonaparte et qu'un bon
gentilhomme ne refusait pas à son prince, Chateaubriand
punit, du mieux qu'il le put faire, ce démenti impertinent
que la Restauration infligeait à ses Requiem. Louis XVIII
n'eut pas de plus incommode sujet, ni ses meilleurs
ministres de collègue plus dangereux'.
Enfin i83o éclate, le délivre. Voilà notre homme sur
une ruine nouvelle. Tous les devoirs de loyalisme
i . Voir la note I S .
CHATEAUBRIAND OU L ANARCHIE
deviennent aussitôt faciles et même agréables1. Il intri-
gue, voyage, publie des déclarations. « Madame, votre
fils est mon roi! » La mort de Napoléon II lui donne
un grand coup d'espérance : si le duc de Bordeaux, lui
aussi...? Mais le duc de Bordeaux grandit. Cette dou-
ceur est refusée à M. de Chateaubriand de chanter le
grand air au service du dernier roi : il se console en
regardant le dernier trône mis en morceaux.
La monarchie légitime a cessé de vivre, tel est le sujet
ordinaire de ses méditations; l'évidence de cette vérité
provisoire lui rend la sécurité; mais toutefois, de temps
à autre, il se transporte à la sépulture royale, lève le
drap et palpe les beaux membres inanimés; pour les
mieux préserver de reviviscences possibles, cet ancien
soldat de Condé les accable de bénédictions acérées et
d'éloges perfides, pareils à des coups de stylet.
Ceci csl littéral. \ ses façons de craindre la déma-
gogie, le socialisme, la République européenne, on se
rond compte qu'il les appelle de tous ses vœux. Prévoir
certains fléaux, les prévoir en publie, de ce ton sarcas-
tiijuc, amer ci dégagé, équivaut à les préparer.
Assurément, ce noble esprit, si supérieur ;i l'intelli
gencedes Hugo, des Michelel el des autres romantiques,
i . Voii la note V.
l4 TROIS IDÉES POLITIQUES
ne se figurait pas le nouveau régime sans quelque hor-
reur. Mais il aimait l'horreur : je voudrais oser dire
qu'il y goûtait, à la manière de Néron et de Sade, la
joie de se faire un peu mal, associée à des plaisirs plus
pénétrants.
Son goût des malheurs historiques fut bien servi
jusqu'à la fin. Il mourut dans les délices du désespoir;
le canon des journées de Juin s'éteignait à peine. Il
avait entendu la fusillade de Février. Le nécrologue
des théocraties et des monarchies, qui tenait un registre
des empereurs, des papes, des rois et des grands per-
sonnages saisis devant lui par la disgrâce ou la mort,
n'entonna point le cantique de Siméon sans avoir mis
mu ses tablettes l'exil des Orléans et la chute de La-
martine.
Race de naufrageurs et de faiseurs d'épaves, oiseau
rapace et solitaire, amateur de charniers, Chateaubriand
n'a jamais cherché, dans la mort et dans le passé, le
tnmsmissible, le fécond, le traditionnel, l'éternel : mais
le passé, comme passé, et la mort, comme mort, furent
ses uniques plaisirs. Loin de rien conserver, il fit au
besoin des dégâts, afin de se donner de plus sûrs motifs
de regrets. En toutes choses, il ne vit que leur force de
l'émouvoir, c'est-à-dire lui-même. À la cour, dans les
camps, dans les charges publiques comme dans ses
CHATEAUBRIAND OU L ANARCHIE 10
livres, il est lui, et il n'est que lui. ermite de Combourg,
solitaire de la Floride. Il se soumettait l'univers. Cette
idole des modernes conservateurs nous incarne surtout
le génie des Révolutions. Il l'incarne bien plus que
Michelet peut-être. On le fêterait en sabots, affublé de la
carmagnole et cocarde rouge au bonnet.
Il
MICHELET
ou
LA DÉMOCRATIE
En dépit de la voix haute
il salutaire des lois de grada-
tion qui pénètrenl si \ ivemenl
toutes choses sur la tei n • i
dans le ciel, ilrs efforts in-
sensés furenl faits pour éta-
blir une démocratie univer-
selle.
Edgar P
i Colloque entre
,i Una
II
MIGHELET
ou
LA DÉMOCRATIE
Dans une de ses anciennes caricatures, le dessinateur
André Gill se montre généreux envers Michèle! : il lui
met au bonnet une cocarde tricolore, insigne commun
des Français. C'est une largesse du môme goût que
vient de faire au même auteur le monde officiel. On
nous arrange Michelel en patron de l'histoire et de L'unité
nationales. Tous les amis de l'historien acceptent ud an-an
gement si avantageux pour son ombre. Mais beaucoup
de Français <>m jugé néanmoins le centenaire de cet
homme comme une aggravation de la fête du i.'i Juillet.
Un évoque s'est plaint, tout lettré philosophe a haussé
les épaules.
Il est vrai que l'Etat veille sur Michèle) depuis long
temps. Il en fait son affaire et comme sa religion. Outre
les quatre cultes reconnus par l'État, en voilà un
cinquième de privilégié. Partout <»ù il le peu! sans se
20 TROIS IDEES POLITIQUES
mettre dans l'embarras ni causer de plaintes publiques,
l'État introduit les œuvres et l'influence de son docteur;
voyez, notamment, dans les écoles primaires, les traités
d'histoire de France, les manuels d'instruction civique
et morale : ces petits livres ne respirent que les « idée :s »
de Michelet. A Sèvres, à Fontenay, les jeunes norma-
liennes ont Michelet pour aumônier; il est le Fénelon
de ces nouveaux Saint-Cyr. Je ne discute point si
l'action de l'État est ici constitutionnelle : je me contente
de douter que Michelet puisse fournir le service attendu
de lui.
L'État part de cette conjecture ingénue que l'auteur de
la Bible de l'humanité « émancipe », introduit les jeunes
esprits à la liberté de penser. Michelet s'en vante beau-
coup. Mais, au son que donnent chez lui ces vanteries,
je crois entendre un vieil esclave halluciné prendre ses
lourdes chaînes pour le myrte d'Harmodius.
Qui fut plus serf que Michelet? Cette brillante intel-
ligence, préposée aujourd'hui à la direction de tant
d'autres, ne se posséda point elle-même.' Il fallait
toujours qu'elle pliât sous quelque joug, obéît à quelque
aiguillon. Un esprit |>ur et libre se décide par des raisons
et, en d'autres mots, par lui-même : le sien cédait, pour
l'ordinaire, à ce ramassis d'impressions et d'imaginations
MICHELET OU LA DEMOCRATIE 21
qui se forment sous l'influence des nerfs, du sang, du
foie et des autres glandes. Ces humeurs naturelles le
menaient comme un alcool.
Fort savant, il aura été des grands travailleurs de son
siècle : comme on dit, un bénédictin. Mais rien n'est
aussi instructif que de saisir les différences de l'œuvre de
Micheiet et des œuvres bénédictines. Celles-ci, l'Histoire
littéraire de la France, par exemple, montrent dès l'abord
un grand air de sagesse et de gravité. Avec moins de
génie que chez l'historien romantique, elles offrent, page
par page et même phrase à phrase, sans parler des nobles
qualités de La Langue, un caractère si rationnel, un style
si pariait et si rigoureux, un si vif sentiment de l'uni-
verselle ordonnance, une si sereine force d'esprit que la
comparaison ne peut tourner <|n'à La boule de Micheiet.
Bien penser, induire el déduire avec suite, sauve des agi-
tations <le L'envie, de La peur el de L'aversion, l^es bonheurs
d'expression, Les couleurs \i\es. les vues perçantes de
Michelel ne peuvenl tenir La place de la raison. Ses avan
tages naturels ne fonl que le livrer à |>lns de caprices :
fruste, amorphe, enfantin, il vagil quand les autres
parlent.
J'avoue que ce vagissemenl peul recevoir un sens
historique; il peut signifier l'avènemenl aui Lettres fran
TROIS IDEES POLITIQUES
"çaises des mineurs, des enfants, des « petits barbares »,
ainsi que les nomme Le Play.
Pendant de longs âges, la France fut représentée, en
littérature comme ailleurs, par les membres d'une élite
héréditaire; [les beaux esprits qui pouvaient naître de
la très petite bourgeoisie ou du peuple accédaient aux
honneurs par la cléricature : les études de théologie et
de casuistique imposées à ces clercs leur procuraient
toute la fleur des acquisitions de leur Ordre ; le profit de
ce rude et subtil exercice égalait, pour leur affinement
moral et logique, les avantages d'une longue série
d'aïeux. Jusqu'au milieu du siècle cette gymnastique a
gardé sa valeur, et Renan, qu'une heureuse étoile soumit
au régime du séminaire, s'en est fait une idée très nette.
Je regrette comme un malheur que Michelet, petit
apprenti parisien, n'ait pas connu le privilège d'une pa-
reille formation. Saint-Sulpice a manqué à cet homme
nouveau; l'Université, même renforcée des leçons écrites
de Herder et de Vico, ne suffit point à lui conférer ses
quartiers de noblesse intellectuelle. On en a vu le résul-
tat1 : presque le premier, Michelet a donné ce scandale
d'un très grand écrivain français dont la pensée esl molle,
l'ordre mil. la dialectique sans nerf.
Plus dépourvu parmi les idées générales que n'avail
i . \ oir ta note \ I.
MICHELET OU LA DÉMOCRATIE 2 3
été Robinson parmi les bêles et les plantes de son île,
Michelet se trouva dans la même nécessité de se faire
des outils sans aucun outil, une méthode sans méthode,
un art de penser sans cerveau. Mourant d'envie de rai-
sonner, il prit le plus court. Il utilisa son grand cœur.
Comme il eût labouré avec la pointe d'un couteau ou
taillé des sabots au moyen d'une bêche si la fantaisie
du sabotage ou] du labourage lui était venue, Michelet
fil de la pensée avec son cœur.
Il (il penser son cœur sur tous les sujets concevables,
l'histoire des hommes, celle de la nature, la morale, la
religion. Il crut connaître par le cœur les causes des
faits, leurs raisons el leur sons humain ou divin; il eùl
même exercé son cœur à jouer aux échecs et à réduire
des fractions1. Le résultai des opérations de ce cœur-
prodige lui parai si parfail ù qu'il se confessa l'heureux
inventeur de la première des méthodes. Le cœur de
Michelel se promul cerveau, mais cerveau de bien meil-
leur ordre que les cerveaux <!<• simple substance céré
brale H qui ne savenl que penser; sous le titre de
conscience, il s'institua juge unique <!<■ la vérité. \n\
divinations <!<■ son cœur, s'associaienl quelque centou
de christianisme allemand el <!<■ platonisme syrien,
I . \ nir la QOt6 \ II.
a. "Voir la note \ III.
24 TROIS IDÉES POLITIQUES
plusieurs idées antiques comprises assez mal, ou tra-
vesties par bonté d'âme, et beaucoup des sottises qui
coururent les rues entre 1825 et i85o. Cette mixture,
réchauffée et dorée au foyer de l'imagination et de la
passion les plus belles, donne une pâte consistante,
comme un humble Corpus de philosophie populaire, et
fait rêver d'un Jules Verne mystagogue et sociologue.
Son procédé le plus familier consiste à élever jusqu'à
la dignité de Dieu chaque rudiment d'idée générale
qui passe à sa portée. Non un dieu de polythéiste, fini
et balancé par un vaste concert d'autres forces divines,
mais un vrai Dieu au sens chrétien, un Dieu de mono-
théiste, revêtu pour quelques minutes de toutes les
perfections comptées par les théologiens.
Ces divinités temporaires se succèdent au gré de sa
mobilité : c'est tour à tour la ^ ie. l'Homme, l'Amour,
le Droit, la Justice, le Peuple, la Révolution. Quelque-
fois ces abstractions variées se fondent les unes dans les
autres, car Michelet manquait à un rare degré de l'art
de distinguer : elles font masse contre un commun
adversaire, qui s'appelle, selon les besoins d'un moment,
la Mort, la Bête, la Haine ou l'Autorité... Ces corx'i|)
lions d'un manichéisme incertain nous ramènent, mal-
gré la pompe des majuscules et l'emphase du style, aux
premiers bégaiements du haut Moyen Age : quelques
MICÏIELET OU LA DEMOCRATIE 25
moines de grand chemin déifiaient ainsi les confuses et
tendres énergies de leur sentiment; mais leurs succes-
seurs condamnèrent1 cette « erreur des aveugles qui se
font guides », L'error de' ciechi che si fanno duci. Dans
la Divine Comédie, Virgile explique en deux tercets à
son disciple [que, si le cœur produit l'énergie de la vie
et la matière brute de notre mouvement, la raison2 à
seule qualité pour tout diriger.
Michelet moraliste ignore la raison; politique, il n'en
lient non plus aucun compte réel. Il crée un droit et
même un privilège au profit de la non-valeur. Il forge à
tout néant des titres à la vie. Il jette un grand pays
pensant, une race active et féconde, en proie au bon
i. Or li puote apparer quant'è nascosa
La veritade alla gente ch'avvera
Ciascuno amore in se laudabil causa,
Perd che forse appar la sua matera
Sempr'esser buona ; ma non ciascun segno
!-j buonn, ancor che buona sia I" cera.
I Pi RGATORIO, \\ lit. .') '| 3g)
Ce «|h<- 1 »;i ii t. dil de l'Amour se peul dire aussi de la volonté. Il ;■
fallu descendre i"i^ les degrés de la décrépitude intellectuelle pour
en venir à l'étal d'espril de ces modernes professeurs ■•! maîtres de
la jeunesse qui appellent publiquement toute volonté in se laudabil
causa.
■>. . ,..la rirlii che '■misit/lin
Edell' assenso de' tener la soglia.
.IV .. W Ml 6a-63).
2(3 TROIS IDÉES POLITIQUES
plaisir de ses gueux niais et féroces. Tout cœur d'homme
lui apparaît, comme son cœur, l'asile des oracles et le
temple des prophéties, chose divine, inviolable et incoer-
cible. Théologien des droits de la multitude et de cet
instinct populaire qui lui semble infaillible, justificateur
habituel de toutes les révoltes contre les sacerdoces et
les empires, il définit les hommes supérieurs comme de
simples mandataires et des représentants mystiques de
la populace. Il définissait bien sa propre qualité. Il ne
définissait rien d'autre. Ce qu'il raconte et célèbre en
quarante volumes, ce n'est pas l'histoire de la France
ni du peuple français, mais les fastes de notre plèbe;
ce qu'il en exaile, au delà de tout, c'est deux passions,
nullement particulières à ce pays et communes] à toute
masse populaire indiscrètement agitée : l'impatience de
l'ordre, la furie de l'égalité.
On a de la peine à penser que cet annaliste d'une
France décapitée, ce philosophe d'une humanité sans
cerveau, représente l'essence de l'esprit national ou
même l'esprit de l'État. Je concède que nos pouvoirs
publics, en tant que démocrates, aient parfois intérêt
à choisir de ces héros-là : niais en tant que Français?
en tant qu'hommes? en lant que gardiens de la civili-
sation? en tant même que parti de gouvernement? Si
j'étais à leur place, le souvenir de ce centenaire ne me
laisserai! point très paisible.
MICHELET OU LA DEMOCRATIE
Us en auront des remords avant peu de temps. Tout
ce bouillonnant Michelet, déversé dans des milliers
d'écoles1, sur des millions d'écoliers, portera son fruit
naturel : il multiplie, il accumule sur nos têtes les
chances de prochain obscurcissement (à vrai dire, d'obs-
curantisme), les menaces d'orage, de discorde et de
confusion. Si nos fils réussissent à paraître plus sols
que nous, plus pauvres, plus grossiers, plus proches
voisins de la bête, la dégénérescence trouvera son
excuse dans les leçons qu'on leur fil apprendre de
Michelet.
, \„ i', juillet, le gouvernement de la République, représenté
pardeui ministres de l'Instruction publique, MM. Ufred Rambaud
et Léon Bourgeois, a fait distribuer gratuitement dans toutes les
écoles du territoire une brochure de morceaux choisis de Miche et
(Hommacje à Jules Michelet, 21 août 1798 - 9 février f 874, Paris, Im-
primerie nationale). J'y note des pages sur la fédération de 1790. le»
volontaires de 93, la Marseillaise, Valmy, qui ne sont quun tatras
d'erreurs historiques, politiques, philosophiques.
III
SAINTE-BEUVE
ou
L'EMPIRISME ORGANISATEUR
navra -/_f.r,aa-:a r,v ô(xoû,
eÏtoc voûç èz/j/iiv a^tà gie-
Toutes choses étaient con-
fuses : l'intelligence est venue
les organisi i
\vwm.oiii. d'après
Diog.Laert.,11,3.
III
SAINTE-BEUVE
ou
L'EMPIRISME ORGANISATEUR
Michelet figurant l'inverse du progrès et Chateau-
briand le contraire de la tradition, cette double méprise
de la vieille France et de la France moderne se com-
plique, ai-je dit, d'une double négligence envers Sainte-
Beuve. J'aurai le courage de répéter et de montrer que
Sainte-Beuve leur servirait à l'une et à l'autre.
A la vérité, ce grand homme no brille point par le
caractère. Il laisse assez vite entrevoir les basses parties
de son Ame. Ceux mêmes qui se plaisent infiniment
auprès ,1. lui ne l'aiment qu'avec précaution. Mais
qu'est-il uécessaire que son personnage uous plaise! Eu
oubliante peu que lui cette personne, il faul considérer
l'essence impersonnelle de l'espril pur.
I,, devise qu'on a inscrite au monument du Luxen
bourg: Le vrai, le vrai seul, serait, pour tout autre, am
32 TROIS IDÉES POLITIQUES
bilieuse. Elle devint juste pour lui. Sur ses derniers
jours, Sainte-Beuve ne tenait à peu près qu'à la vérité.
Cette vérité fut particulièrement cachée aux hommes de
son âge, enfants névropathiques des révolutions et des
guerres. Une singulière démence, née des entreprises de
la sensibilité sur la fantaisie et de la fantaisie sur la
raison, les empêchait tout à la fois de voir juste, de
bien juger et d'argumenter avec rigueur et solidité.
Manque d'observation, arrêt du sens critique, lésion
profonde de la faculté logique, c'est proprement la triple
tare du romantisme. Joignez que la rupture des hautes
traditions intellectuelles, dont j'ai traité pour Michelet,
rendait plus cruelle et plus difficile la guérison de cette
maladie de l'intelligence.
En philosophie et en poésie comme en histoire et en
religion, les écoles les plus brillantes s'attachaient à
développer soit des vérités fort banales en termes ambi-
tieux, soit des vues neuves et curieuses, mais démesu-
rément amplifiées par le langage. Une foule de maîtres
s'improvisaient ainsi et chacun avait ses disciples; ceux-
ci ramassaient et embauchaient les passants. Infatigable
(Luis la curiosité, Sainte-Beuve \isila un par un les
cénacles contemporains. Il s'en mettait. On l'accueillait,
on l'initiait sur le champ, tant il montrait de timide
ferveur, de disposition à L'étude el de ("me compréhen-
sion. Toujours intéressé, il paraissait conquis. Catéchu-
SAINTE-BEUVE OU L EMPIRISME 33
mène ou néophyte, nul ne s'entendait comme lui à
déraisonner dans le chœur. Puis, soudainement, sur le
signe de quelque puissance invisible, il prenait un air
mécontent; son Msage se refermait, il saluait, fuyait,
et les plus douces habitudes ne le ramenaient point.
Ainsi répandit-il sa fine et discrète lueur chez les
saint-simoniens du Globe, dans la société de Victor
Hugo, le monde de Chateaubriand, l'école menaisienne,
le cercle de Vinet... Chaque départ indignait l'hôte,
qui criait à la trahison. Je conviens que l'allure de
Sainte-Beuve, un peu gauche et oblique, jointe à tout ce
que l'on savait de son naturel, donnait une prise au
reproche. Et cependant il n'avait trahi personne, ni rien
li\ré. Le trahi, c'était lui : au lieu des vérités capitales
promises, on lui avait fourni le faux; mais ce contact du
faux suffisait à l'émanciper.
Émancipé- des autres, il m- libéra de lui même. Un jour
arriva promplemeiit que Charles- \ugustin Sainte-Beuve
sut préférer la vérité à sou cœur. Tout au moins, quand
il s'occupa i\os écrivains d'un autre siècle que le sien, il
cessa <le chercher, comme il avait fail au début, sa
propre ressemblance au fond de leurs œuvres; il les lut,
les approfondil pour elles mêmes. Dans les ringl cinq mi
3
34 TROIS IDÉES POLITIQUES
trente années dernières de sa vie, l'admirable vieillard
entre, pénètre, s'insinue, agile et puissant comme un
dieu,, dans chaque repli des idées et des affaires ; il s'égale
au moindre détail; il en dresse des états aussi minu-
tieux que brefs; il se renseigne exactement, nous ren-
seigne avec abondance; il éclaire mille difficultés d'his-
toire par des chefs-d'œuvre de biographie. Peu à peu se
dispose dans son esprit comme un Musée de la vérité
partielle. Sans étiquette de politique ou de religion, il
note ce qui est, tout ce qui est, comme il le perçoit, de
son style paisible, honnêtement gracieux, mais substan-
tiel et vivant, où tout conspire à peindre et à faire sentir.
L'exercice, ajouté à ses dons naturels, lui avait formé
peu à peu ce jugement, ce sentiment, ce don de voir,
de classer, de proportionner dont il n'était aucun
exemple autour de lui. L'étude des siècles antérieurs
aux nôtres, sa grande Histoire de Port-Royal, qui l'avait
fait le contemporain et le condisciple de Biaise Pascal et de
Jean Racine, avaient achevé de l'instruire et de le déli-
vrer. Sans se vanter,, mais infatigablement (bien plus
qu'un Nisard, à vrai dire) il s'imprègne de la vraie
moelle nationale : vivacité du xvmc, doctrine du xvue.
Quand d'autres de son âge descendent à la mort sans
avoir quitté le berceau, ce fin et large esprit ne s'arrête
de croître, de mûrir, de fructifier. Il meurt et, à défaut
(lune doctrine formulée, laisse an monde son répertoire
SAINTE-BEUVE OU LEMPIR1SME 35
de réalités bien décrites, ses leçons d'analyse et l'idée
de traiter des œuvres de l'esprit en naturaliste et en
médecin.
Un esprit d'une rare pénétration1 a nommé l'auteur
des Lundis notre Thomas d'Aquin. Le mot, qui peut sur-
prendre, a sa profonde vérité. Chaque âge possède le
Thomas d'Aquin qu'il mérite, et n'a rien de meilleur.
Le nôtre est sans doute plus critique que généralisâtes
et plus douleur qu'affirmatif. Pourtant, sachons tout ce
que vaut celte Somme naturaliste, rédigée par le plus
analvslr des hommes. Il ne faut pas croire qu'on n'y
trouve,., que des faits à côté d'autres faits, privés de vie
,, de vertu, comme des fleurs d'herbier. C'est là un
.„„.■„,, préjugé, né de dos préventions, non contre Sainte*
Beuve mais contre l'analyse. L'analyse passe aujour-
d'hui pour impuissante a donner autre chose que cette
poussière de renseignements desséchés. J< ne sais pas
,,.,.,.,.,.„,. pins grande. S'il esl très vrai que l'analyse dé-
compose pour découvrir l'ordre de la composition, .1
I poinl vrai que cette décomposition, cette anatomie
soient stériles pour la vie active el ne fassent que nous
i. \i, Anatole France, dans La Vie littéraire.
36 TROIS IDÉES POLITIQUES
montrer l'ordre de ce qui est ou le mécanisme des com-
posants. L'analyse fournit les éléments d'une recomposi-
tion : les personnes qui n'ont jamais usé de ce procédé
sont les seules ù l'ignorer.
En effet, l'analyse ne démembre point indistinctement
tous les produits de la nature. Chez Sainte-Beuve comme
ailleurs, l'analyse choisit plutôt, entre les ouvrages dont
on peut observer l'arrangement et le travail, les plus
heureux et les mieux faits, ceux qui témoignent d'une
perfection de leur genre et, pour ainsi dire appartiennent
à la Nature triomphante, à la Nature qui achève et réus-
sit. En ce cas. l'analyse fait donc voir quelles sont les
conditions communes et les lois empiriques de ces coups
de bonheur; elle montre comment la Nature s'y prend
pour ne point manquer sa besogne et atteindre de bonnes
(Ins.
" De l'étude de ces succès particuliers, l'analyste peut
se former une espèce de Science de la bonne fortune. Il
en dresse le coutumier, sinon le code. De ce qui est le
mieux:, il infère do l \ pos qui v soient conformes dans
l'avenir. Cett<v élite des faits lui propose ainsi la sub-
stance des intérêts supérieurs que l'on nomme, suivant
les cas, le droit ou le devoir. Sainte-Beuve n'était ni si
croyant ni si crédule qu'il se pût flatter d'avoir lu,
comme nu aruspice, aux entrailles des choses, soit les
grandes lois de l'histoire, soit la clef de nos destinées
SAINTE-BEUVE OU i/ EMPIRISME 3~j
particulières et le guide précis de la moralité : mais,
aussi souvent qu'il pouvait ajouter au renseignement de
fait une vue de droit naturel et, comme on peut dire
en tudesque, une échappée sur l'idéal, qui n'eussent
rien d'imaginaire, il le faisait hardiment et modeste-
ment.
Qu'il s'agisse de la correspondance d'un préfet, des
écrits de Napoléon ou des recherches de Le Play sur la
condition du travail ride la famille en Europe (ce Le Play,
qu'il appelle an « Bonald rajeuni, progressif et scien-
tifique » ), une diligente induction permet à Sainte-
Beuve d'entrevoir et de dessiner, entre deux purs constats
de faits, la figure d'une vérité générale. Cette vérité
contredil souvent les idées reçues de son femps.
Elle contredit même, celle vérité aperçue par la raison
de Sainte Bcuve, les gOÛtS qui lui SOnl pe! >onnels. CCUX
qui lui viennent <le naissance et de complexion. 11 ne
faut pas perdre de vue, quand nous parlons de lui, les
différences capitales entre l'homme et l'esprit. Le pre-
mier a été jugé avec dureté, mais justice, par Frédéric
Nietzsche1. « Il n'a rien <|ui suit de l'homme, il est
plein de petites daines contre t<>ns les esprits virils. . . Il
erre c.'i ci là. raffiné, curieux, aux écoutes. I d être
féminin au fond... Ses instincts inférieurs sonl plébéiens.
i. Flâneries ïn< traduites par M. Henri Albert au Mercure
de France.
38 TROIS IDÉES POLITIQUES
— Révolutionnaire, mais passablement contenu par la
crainte. »
C'est bien cela, mais à cette sensibilité anarchique s'al-
liait l'esprit le plus droit, le plus sain, le plus organique.
Parlons mieux; c'était un esprit, c'était une raison : il
n'y a point d'esprit, ni de raison qu'on puisse appeler
révolutionnaires. La révolution est toujours un soulève-
ment de l'humeur. Toutes les fois qu'intervint son intel-
ligence, Sainte-Beuve étouffa ce soulèvement : si bien
que c'est peut-être dans la suite de ses études que se
rencontreraient les premiers indices de la résistance aux
idées de 1789 qui, plus tard, honora les Taine et les
Renan. Un effort continué de simple analyse lui avait
l'ail sentir l'infirmité de ces ambitieuses idées que la nature
même juge et condamne chaque jour, par l'échec quelle
leur inflige.
En ce cas, l'analyse fit donc ouvrage créateur. Elle
fournit un conseil pratique, une direction pour agir. Si
les romans de philosophie cousinesque consacrés au Bon
el au Beau faisaient sourire Sainte-Beuve, c'est justement
qu'il aidait, d'un autre côté, à la science positive du beau
et du bon. Une Hygiène, une Morale, une Politique,
une Esthétique même et même une Religion peuvent
naître, en effet, par la suite des lents progrès de ce
qu'il nommait finemenl son[c Histoire naturelle des
esprits 0.
SAINTE-BEUVE OU LEMPIR1SME 39
Examiner chacune des sciences que celle Histoire
naturelle rendit possibles serait bien mal proportionné
au sujet de cet examen; mais il faut dire un mot de la
première de toutes, celle qui régit la pensée et, de là,
domine le reste.
Si le goût de la vérité n'est, à son origine, qu'une
passion comme les autres, celle passion acquiert, en
s'exerçant, tous les éléments de sa règle. Elle sait s ">
plier, à la condition d'être pure, d'être un vrai désir de
savoir, aussitôt qu'elle observe qu'on ne trouve et qu'on
ne transmel la vérité que sous certaines conditions, dans
un certain ordre el moyennant certains sacrifices. Chef
d'oeuvre initial de sagesse empirique : l'intelligence,
iiiiii par la passion qui lui esl propre, prend garde de
ne pas se laisser conduire paT son moteur. Pour rester
elle même, elle se tienl au sentiment de ses sources el
de ses limites; cette raison tempère ou mesure l'essor
,1 5a curiosité, et celle-ci, gardant son ancien rang de
pri Qcipe de la science, échappe ainsi au risque de devenir
pri ocipe d'anarchie 1 1 de barbarie.
ZlO i TROIS IDÉES POLITIQUES
Tout cela peut paraître abstrait; mais traduisons-le.
Plutôt que de fonder certaines inférences sur des ren-
seignements imparfaits et insuffisants, l'esprit maître de
soi et capable de se régir différera d'en rien connaître,
et, loin de se cacher de cette abstention, il en tirera de
l'honneur. Dans l'intérêt de la science générale, il saura
même ajourner beaucoup de curiosités, et la vertu de
discrétion recevra, dans ce cas. un sens scientifique : on
outre à peine cette discrétion généreuse quand, à l'exemple
de certains positivistes, on hésite à se réjouir de la per-
fection des microscopes ou qu'on se fait scrupule d'ob-
server les constellations1.
Enfin l'appétit de savoir se peut même aussi refréner
et tenir en respect par la considération de l'ordre public.
Bien que fort jaloux des libertés de la plume. Sainte-
Beuve se sépara des hommes de la seconde République
pour se ranger à la contrainte impériale et, si la peur
dont parle Nietzsche ne fut pas étrangère à sa résolution,
celle-ci fut du moins approuvée sans réserves par sa
raison. Puisque, en effet, l'ordre public est la condition
même des progrès et de la durée de la science (il n'y eut
guère de science quand l'anarchie chrétienne eut énervé
l'Étal romain devant les barbares, entre le VIe et le
\' siècle2!) comment la science pourrait elle hésiter à
i . Voir la note IX.
2. Si ce n'est clans les monastères catholiques.
SAINTE-BEUVE OU L EMPIRISME '\ r
céder à l'ordre public!' On ne scie point la branche sur
laquelle on se trouve assis.
Il existe aujourd'hui un genre de fanatisme scienti-
fique qui menace d'être funeste à la science : il ferait
tout sauter pour éprouver un explosif, il perdrait un
Etat pour tirer des archives et mettre en lumière un
document « intéressant ». Ce système anarchique et
révolutionnaire est de source métaphysique. Il n'a rien
de rationnel. Proprement il consiste à remplacer le dieu
des Juifs par la Curiosité, dite improprement la Science.
mise sur un autel, faite centre du monde et revêtue des
mêmes honneurs que Jéhovah. Celte superstition ne
mérite pas [tins de respect que les autres. Bien qu'elle
soil fort à la mode parmi les savants, Sainte-Beuve ou
L'empirisme organisateur lui donne son nom véritable :
tantôl passion féconde, tantôt pure monomanie.
Ou ces mois aimés de progrès, d'émancipation el
d'autonomie intellectuelle, de raison libre el de religion
de la science, onl perdu leur sens défini, ou cel Empi
risme organisateur que j'ai rapidement déduit de l'His
toire naturelle des esprits constitue le système religieux
el moral, parfaitement laïc, strictement rationnel, pur
Zi2 TROIS IDÉES POLITIQUES
de toute mysticité, auquel semble aspirer la France
moderne.
Mais observons qu'en même temps la vieille France
n'y répugne pas autant qu'elle répugne à Michelet et à
Rousseau. Elle y [est attirée d'abord par l'aspect or-
donné et conservateur (au beau et ferme sens du mot)
de tout le système. Elle y est retenue par un certain
mépris que témoigne cet Empirisme [pour le verbiage
des courtisans du peuple. Cet Empirisme enseigne et
professe en effet que l'ordre des sociétés, de quelque
façon qu'on l'obtienne, importe plus que la liberté des
personnes, puisque cela [est le fondement [de ceci;
au lieu de célébrer l'égalité, même devant la loi, son
attention se porte, instinctivement mais aussi méthodi*
quement, sur le compte des différences naturelles qui ne
peuvent manquer de frapper un œil d'analyste; enfin,
quand tant d'instituteurs publics fatiguent les oreilles
de cette vieille France avec l'éloge de la pins molle sen-
siblerie dans les lois cl les mœurs. l'Empirisme loue.
au contraire, comme normale, une saine mesure d'in-
sensibilité morale et physique.
Qu'est-ce que tout cela au regard de la vieille fiance,
m ce n'est une réaction contre les idées de Jean-Jacques:'
Elle \ reconnaît les principes de morale classique el de
politique païenne qu'avait gardés si précieusement le
catholicisme; et peut-être nos contemporains sont-ils
SAINTE-BEUVE OU L EMPIRISME 43
mieux éclairés sur cet ordre d'idées que ne le furent
les jésuites de 1857, lorsqu'un ami d'Auguste Comte
vint leur offrir l'alliance positiviste '. De ce qui est
traditionnel ou « vieille France », l'Empirisme organi-
sateur n'exclut à peu près rien, sinon peut-être les abus
du sentiment chrétien. Mais ces grands abus, l'on peut
dire que l'Église elle-même les neutralise ou les combat,
puisqu'elle n'a jamais cessé de renier les sectes igno-
rantines ou iconoclastes qui sont nées de la lecture des
livres juifs. Enfin cet Empirisme n'offre rien de sectaire.
Il ne force personne. V peu près comme à l'Hygiène, il
lui suffit que dépérissent lon^ ceux qui le négligent,
personnes ou sociétés.
Ces remarques, qui nous éloignent de Sainte-Beuve
autanl qu'il s'est lui même éloigné quelquefois de son
type supérieur, <>nt du moins L'avantage de nous mêler
;iu\ plus nobles intelligences de sa famille, .I\ trouve
des naturalistes comme ITaine el Renan, nommés réac
tionnaires, «le ce que, ayant essuyé les maladies de
leur époque, ils ont rétrogradé, en effet, jusqu'à la
santé; des historiens comme Fustel de Coulanges qui
1 \ oir l.i note \
TROIS IDEES POLITIQUES
rapatria dans son art la raison qu'en avait chassée le
procédé de Michelet; les élèves de cet Auguste Comte,
dont l'influence, parallèle à celle de Sainte-Beuve, eût
mérité d'être honorée et soutenue par tous les pays de
culture classique, mais dont on n'a même point célébré
décemment le centenaire cpii tombait en janvier der-
nier... J'y reconnais pareillement les économistes du
groupe de Le Play, certains Balzaciens réfléchis et. sans
nulle surprise, ceux des catholiques modernes qui n'ont
point perdu les leçons de Maistre et de Bonald.
La compagnie de Sainte-Beuve réunit, comme on
voit, tout notre fonds solide et sain. Elle enferme à peu
près tous ceux des écrivains de notre siècle qui ne vont
point à quatre pattes. La littérature contemporaine laisse
voir ici autre chose qu'une brutalité vivace ou mori-
bonde, et redevient intelligente, raisonnable, humaine,
française. Il ne serait point surprenant que la fiance
choisît un jour cette maison étroite, ce nom modeste el
Ce génie supérieur pour célébrer la fête de ses qualités
distinctives. Tout compté, une fête nationale de Sainle-
Beuve ne me semble pas une pure imagination.
Si les partis <le droite pouvaient oublier ses passades
d'anticléricalisme; si. à gauche, on savait ce que parler
\eui dire el qu'on \ cherchai où elle est la liberté de la
pensée; si les radicaux prenaient garde que Sainte-Beuve
ne fui jamais sacristain el si les ralholiques observaient
SAINTE-BEUVE OU l'eMPIRISME 45
que non plus il ne se fit pas calviniste, bien qu'il ait
fleureté du côté de Lausanne : eh bien! l'œuvre, le nom.
la moyenne des idées de ce grand esprit, sans oublier ce
prolongement naturel, leurs conséquences politiques,
feraient le plus beau lieu du monde où se grouper dans
une journée de réconciliation générale. On y saluerait
l'espérance du Progrès véritable, qui, pour le moment,
ne consiste qu'à réagir; et, d'entre les ruines du vieux
mysticisme anarchique cl libéral, se relèveraient les cou-
ronnes, les festons, les autels et la statue intacte de cette
déesse Raison, armée de la pique et du glaive, ceinte
d'olivier clair, ancien ne présidente de nos destinées
nationales.
ÉPILOGUE
EPILOGUE
— Et le peuple? me dira quelque vociférateur de la
suite de Michelet.
Si l'on appelle peuple les illettrés, je répondrai qu'une
fête de Sainte-Beuve ne l'ennuierait aucunement. Au
contraire, il s'admirerait de toute son àme d'ainsi fêter
autre chose que ses instincts.
Orphée a dû chanter aux tigres, pour les civiliser,
ses plus Qobles poèmes. Pour les personnes que celle
observation ne loucherait pas, je les prie d'assister à la
prochaine fête de saint Bonaventure dans une église de
capucins. C'est un saint 1res docte el très sage, d'une
théologie profonde, donl les mérites ne sont appréciés
que de gens d'espril : toutefois, les mendiants du porche
et le petil peuple suivenl son office de très bon cœur.
Aussi bien, cette fête de Michelel a i elle échoué'. Ks
savons, s il vous plaît, de fêter un Bonaventure ou un
i . \ oir la note \ I
5o
EPILOGUE
Sainte-Beuve. Ce n'est pas la noblesse et l'élévation des
idées qui fatigue et fait bâiller le peuple. On l'assomme
de son propre panégyrique. Il enrage de voir que l'on
s'encanaille pour lui. Le bon peuple veut des modèles,
et l'on s'obstine à lui présenter des miroirs. Il se doute
qu'on l'abrutit.
SABLE
OLLECTIO
SABLE
NOTES
\OTE I
DE LESPRIT CLASSIQUE
(( La vieille France avait
l'esprit classique. »» (Page 10).
Une erreur déplorable, due peut-être à des préjugés de
professeur ou d'ancien élève, a conduit notre maître Taine à
qualifier de classique l'esprit qui prépara la Révolution. Si
l'on y réfléchit, l'antiquité classique eut ici une part infime.
La bibliographie révolutionnaire ne comprend guère, en fait de
livres classiques, que la République de Platon et les Vies paral-
lèles de Plutarque; encore n'y sont-elles que de ce que le
Père et Docteur des idées révolutionnaires, J.-J. Rousseau,
leur a fait des emprunts de langage plus que de fond.
Plutarque fut d'ailleurs fort averti, déjà pénétré malgré
lui, des idées sémitiques: car il naissait presque au moment
où Le souffle de l'Orient avait altéré la grande âme antique.
Quant à Platon, il est, de tous les sages grecs, celui qui rap-
porta d'Asie le plus d'idées et les plus singulières; plus que
tous ses confrères, il a été commenté et défiguré par les Juifs
alexandrins. Ce qu'on nomme platonicisme, ce qu'on peut
nommer plutarchisme, risque, si on l'isole, de représenter
assez mal la sagesse d'Athènes et de Rome; il y a dans les
deux doctrines des parties moins gréco-latines que barbares.
cl <léj;'i •■ romantiques a .
54 NOTE I
"^Mais, avec ses physiciens et ses géomètres, avec ses so-
phistes, ses artistes et ses poètes logiciens, avec Phidias, avec
Aristote qui ouvrit un monde nouveau, l'on peut dire que
l'ancienne Grèce posa le fondement de la science, de la phi-
losophie et de la religion positives; avec ses hommes d'État,
ses historiens, ses moralistes, l'ancienne Rome déroula une
si puissante leçon de politique réaliste que les Chambres
anglaises et la Monarchie Capétienne ne l'ont point surpassée.
Ni dans la famille, ni dans la cité des Anciens, rien n'est
laissé à l'anarchie; l'arbitraire des chefs et les prescriptions des
lois se tempèrent et se composent exactement. L'institution
de l'esclavage enlève à la démocratie ses plus grandes diffi-
cultés; et, du reste, l'histoire malheureuse du dernier demi-
siècle de la liberté athénienne, les avis répétés des Aristo-
phane, desXénophon, des Platon même et de tous les maîtres
du génie attique, la rapidité de la consomption, l'éclat fou-
droyant de la chute sont de grands témoignages en faveur
des aristocraties et des autres régimes d'autorité. Qui en prend
connaissance se sent assez mal disposé pour le dogme du
gouvernement populaire.
Dans l'ère moderne, la philosophie catholique se modèle
de préférence sur Aristote ; la politique catholique s'ap-
proprie les méthodes de la politique romaine. Tel est le
caractère de la tradition classique. L'esprit classique, c'est
proprement l'essence des doctrines de toute la haute huma-
nité. C'est un esprit d'autorité et d'aristocratie. Nommer
classique l'esprit de la Révolution, c'était donc dépouiller un
mot de son sens naturel et préparer des équivoques.
La Révolution est venue d'un tout autre côté : la Bible
de la Réforme, les statuts de la République de Genève, les
NOTE I 55
théologiens calvinistes, le vieux ferment individualiste de la
Germanie auquel la Suisse trilingue servait déjà de truche-
ment européen, enQn les élans personnels d'une sensibilité
qui n'était retenue ni par des mœurs héréditaires, ni par de
très fortes études, ni par une raison très saine, voilà les
humbles causes des idées qui naquirent dans l'esprit de
Rousseau. Par la magie de l'éloquence, elles entrèrent avec
lui dans la vieille société française: loin d'y déterminer
aucun état d'esprit classique, elles allèrent à détruire cet
esprit de progrès et d'ordre. Qui niera que Rousseau n'ait
ouvert l'ère romantique?
Justement parce que Taine a droit à tous les respects, il
importait de faire voir comment on ne peut admettre un
détail de son vocabulaire et pourquoi même on a le devoir
de le contester.
NOTE II
LE GOUT DE CHAIR
« Chateaubriand désor-
ganisa ce génie abstrait en
y faisant prévaloir l'ima-
gination, en communiquant
au langage, aux mots, une
couleur de sensualité, un
goût de chair... ^l'age ioi.
M'abslenant ici de critique littéraire, je ne saurais déve-
lopper le sujet de celte remarque. Elle est, du reste, confir-
mée par la lecture attentive de toute belle page de Chateau-
briand. Les phrases en paraissent évidemment formées pour
mettre en valeur certaines expressions, certains vocables ou
même certaines syllabes d'une éclatante volupté. Volupté
laite mot, volupté faite succession et agencement de sono-
rités. Je ne saurais qualifier autrement son « grand secret de
mélancolie » ou sa « molle intumescence des vagues ».
Impossible de rien voir de plus sensuel : c'est une caresse
physique sur les papilles labiales et linguales, sur les petites
fibres de notre appareil auditif. On goûterait à ces discours
comme on en baiserait dans l'air les espèces matérielles.
« Avant Chateaubriand, le mot était un signe, un signe
abstrail cl qui ne cessai! d'être tel que par un vrai coup de
NOTE II 57
fortune; ce hasard lui-même valait ce qu'il valait, on ne
s'appliquait point à le rendre régulier ni même fréquent ;
c'était à la lettre un bonheur d'expression, un accident heu-
reux auquel on s'égayait sans trop y peser ; car s'il venait à
perdre cette qualité d'accident, on sentait qu'il perdait son
prix. Enfin, le mot-réalité, le mot-couleur, le mot-parfum,
le mot-sensation, le mot-objet pouvait bien venir sous la
plume par jeu ou par humeur, il n'était en aucune sorte la
fin du style. C'est Chateaubriand qui l'a élevé à cette dignité
nouvelle. Chateaubriand tient moins à ce qn'il dit qu'à l'en-
veloppe émouvante, sonore et pittoresque de ce qu'il dit et,
comme ce qu'il dit n'est rien qu'une suite d'images, ce n'est
pas au système d'images qu'il nous veut attentifs, mais
bien à l'imagé même de son discours, aux imaces diverses
dont il est tout constitué; en d'autres termes, à la nature
propre des mots qui le composent, puisque souvent ces images
et ces mots ne font qu'un.
« Source de peine et de plaisir, vivant principe de toute la
poésie, ayant des vertus personnelles et des aspects originaux
que tout écrivain s'est appliqué depuis à dégager et à souli-
gner : tel est le grade auquel Chateaubriand a promu le mot.
\\ant lui, la syntaxe et le style, c'est-à-dire le génie delà
langue et la pensée de l'auteur, étaient au premier rang; ils
sont, grâce à lui, descendus jusqn'au second, ayant cédé la
place an vocabulaire. Les conséquences de celle révolution se
sont continuées non seulement dans Hugo et ses contempo-
rains mais jusque dans L'œu> re «le ce romantique attardé ([ne
nous v mis de perdre. » M. Stéphane Mallarmé. (Revue
Encyclopédique du 1 5 octobre [898).
NOTE III
LES DEISTES
« Examinée de près, elle
diffère seulement par le
lustre du pittoresque et les
appels aux sens du déisme
sentimental prolongé par
les Allemands et les Suis-
ses du salon Necker... »
(Page n).
En dépit du grand préjugé que l'autorité de Voltaire a fait
régner en France, c'est une question de savoir si l'idée de
Dieu, du Dieu unique et présenta la conscience, est toujours
une idée bienfaisante et politique.
Les positivistes font observer avec raison que cette idée peut
aussi tourner à l'anarchie. Trop souvent révolté contre les
intérêts généraux de l'espèce et des sous-groupements humains
(patrie, caste, cité, famille), l'individu ne s'y soumet, en beau-
coup de cas, que par nécessité, horreur de la solitude, crainte
du dénùment : mais si, dans cette conscience naturellement
îinarchique, l'on fait germer le sentiment qu'elle peut nouer
des relations directes avec l'Être absolu, infini et tout-puissant,
i. On trouvera page Gi, en note, la raison pour laquelle j'ai estimé ne
fias devoir changer une syllabe à la réimpression des cinq pages qui suivent
\im\.
>ote m 5g
l'idée de ce maître invisible et lointain l'aura vite éloignée du
respect qu'elle doit à ses maîtres visibles et prochains : elle
aimera mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. A tout propos,
non une fois comme le fit Antigone très légitimement, elle
invoquera les lois éternelles et inécrites pour se soustraire aux
lois qui lui seront le plus directement relatives. Elle frondera
sans mesure les principes de la cité et de la raison. Ce com-
merce mystique inspire le scepticisme en spéculation, comme
en pratique la révolte : il persuade que l'internelle force
divine dicte tout jugement insuffisamment motivé et inspire
les appétits qui contredisent à la règle. Tel est le multiplica-
teur immense qu'ajoute l'idée de Dieu au caprice individuel :
accru à l'infini, multiplié par l'infini, chaque égoïsme se jus-
tifie sur le nom de Dieu et chacun nomme aussi divine son
idée fixe ou sa sensation favorite, la Justice ou l'Amour, la
Miséricorde ou la Liberté.
Il ne devrait y avoir qu'un cri parmi les moralistes et les
politiques sur les dangers de l'hypocrisie théistique. Si, pour
un instant, elle donne à chaque individu quelque ardeur et
quelque ressort, ce n'est qu'une apparenee; cette passagère
excitation de l'orgueil ne vaut pas les maux qu'elle fait, puis-
qu'elle décompose et dissout tous les éléments de la commu-
nauté des hommes, non seulement l'État et ses modes divers,
mais aussi la science, mais jusqu'à la pensée. L'individu perd
de la sorte, outre les conditions de sa vie élémentaire, ses
ornements et ses plaisirs supérieurs.
Ne fût-on ni moraliste ni politique, il faudrail avoir encore
une grande horreur du déisme pour si peu que l'on ail de
gOÛt. Ce déisme enlève, en effet, aux (tassions leur air de
nature, la simple et belle naïveté. Elle les pourrit, d'une ridi-
6o NOTE III
cube métaphysique : entendez Julie, Lélia. Emma, Elvire et
tout le chœur des amoureuses romantiques protester, aux bras
de l'amant, qu'elles ne l'ont reçu qu'en vertu d'une injonction
de l'Être suprême !
Le mérite et l'honneur du catholicisme furent d'organiser
l'idée de Dieu et de lui ôter ce venin. Sur le chemin qui mène
à Dieu, le catholique trouve des légions d'intermédiaires : il
en est de terrestres et de surnaturels mais la chaîne des uns
aux autres est continue. Le ciel et la terre en sont tout
peuplés comme ils l'étaient jadis de dieux (J. de Maistre,
Du Pape, dernières pages).
Cette religion rend ainsi premièrement à notre univers, en
dépit du monothéisme qui la fonde, son caractère naturel de
multiplicité, d'harmonie, de composition. En outre, si Dieu
parle au secret d'un cœur catholique, ces paroles sont contrô-
lées et comme poinçonnées par des docteurs, qui sont dominés
à leur tour par une autorité supérieure, la seule qui soit sans
appel', conservatrice infaillible de la doctrine : l'esprit de
fantaisie et de divagation, la folie du sens propre se trouvent
ainsi réduits à leur minimum ; il n'y a jamais qu'un seul
homme, le Pape, qui puisse se permettre au nom de Dieu des
égarements de pensée et de conduite, cl tout est combiné
autour de lui pour l'en garder.
Admirable .système dans lequel chacun peut communiquer
personnellement avec Dieu, à la condition de s'élever par ce
i. Cetle autorité elle-même reconnaît aux chefs el aux princes une onc-
tion, une désignation divines d'où découlent L'indépendance de ceux-ci vis-à-
tris d'elle ri L'autonomie 'lu pouvoir civil. Depuis la fâcheuse scission inter-
venue à l'ère chrétienne entre L'ordre religieux cl l'ordre civil, je ne vois
pas qu'on ail rien imaginé de meilleur.
NOTE III <3l
nom à des pensées plus générales, à de plus généreux senti-
ments', mais qui ne permet point qu'on attribue à l'infini ses
propres bassesses, ni qu'on en autorise ses rébellions. Le Dieu
catholique garde immuablement cette noble figure que lui a
dessinée la haute humanité. Les insensés, les vils, enchaînés
par le dogme, ne sont point libres de se choisir un maître de
leur façon et à leur image. Celui-ci reste supérieur à ceux qui
Je prient.
En conclusion, le catholicisme propose la seule idée de Dieu
tolérable aujourd'hui dans un Etat bien policé. Les autres
risquent de devenir des dangers publics. Chez les anciens Israé-
lites, les prophètes, élus de Dieu en dehors des personnes sacer-
dotales, furent des sujets de désordre et d'agitation. Depuis
que ses malheurs nationaux l'ont affranchi de tout principat
régulier et souvent de tout sacerdoce, le Juif, monothéiste et
j. Un écrivain libéral ennemi résolu de ['Action française et médiocrement
respectueux de la vérité, M. Laberthonnière, a voulu tirer de ces réflexions
gui le déisme inorganique une conséquence opposée à leur esprit et à leur
texte, mais favorable aux trislcs rêveries que ce malheureux nous impute.
D'après lui, le déisme catholique ne trouve grâce devant nous qu'à litre
d'instrument de rè^ne mis à la disposition non pas mémo du bien publie,
mais, ce qui lait une seconde fausseté, d'une race de Forts conçue à la façon
du barbare Nietzsche. Malheureusement pour cette ingénieuse ei audacieuse
folie, la phrase où je fais observer (pic la condition imposée au déisme
catholique était 'le s'élever, parle nom de Dieu, u à des idées [>lns générales,
* de ; ni ments », celte petite phrase exclut de ma pensée
toute imagination de cel ordre et renverse de fond on comble l'édiliee de
M. Laberthonnière. Mais qu'à cela ne tienne! Ce critique n'est pas embar-
rassé pour si peu. Lui qui pèse une à une toutes les syllabes îles considéra-
tions ci-dessus, lui qui les interroge, les sonde, les torture dans leur moindre
détail, il n'a pas un regard ni un nml pour cette phrase si explicite. Il l'a
supprimée de son souvenir et de. son regard. H l'a abolie de mou texte Et
son livre et sa thèse, qui .s'écrouleraient s. m- ..la. ..ni échafaudés tout
entiei m cette prétention venimeuse [/3/2],
6a NOTE III
nourri des prophètes, est devenu — M. Bernard Lazare et
James Darmesteter ne nous le cachent point — un agent révo-
lutionnaire. Le protestant procède absolument du juif: mono-
théisme, prophétisme, anarchisme, au moins de pensée. Le
Vicaire savoyard est un déiste protestant. Dans les Etats restés
fidèles à l'esprit de la « prétendue réforme religieuse » et qui
n'ont point tourné, comme l'Allemagne du Nord, à l'athéisme
pur1, ou, comme l'Angleterre, à une copie de plus en plus
étroite du catholicisme, l'idée de Dieu menace beaucoup plus
qu'elle ne soutient.
i. Les protestants athées, mais qui so meuvent au milieu de coreligion-
naires déistes, ne nient que le nom de Dieu. La plupart attribuent une
valeur métaphysique à certaines idées de leur chois, qu'ils tirent ainsi du
rang naturel et de la place fixée par la Logique universelle. Cetlo- erreur les
dispose ;i la sédition.
NOTE IV
CHATEAUBRIAND ET LES IDEES REVOLUTIONNAIRES
« Louis XVIII n'eut pas
de plus incommode sujet
ni ses meilleurs ministres,
de collègue plus dange-
reux... » (Page 12).
M. André Maurel a public, à la librairie de la Revue Blanche,
un intéressant et profitable Essai sur Chateaubriand, écrit
d'ailleurs avec un enthousiasme qui n'admet point de
réserves.
Malgré d'extrêmes divergences dans l'appréciation, nous
nous accordons. M, Maurel et moi, sur plus d'un point de
fait. J'extrais du livre les textes suivants qui sont relatifs au
héros. Page i58 : « // a désiré le pouvoir et dès qu'il le tient,
il s'ennuie. » (C'est qu'il voulait non s'en servir pour le ser-
vice d'une idée, niais en jouir, assez noblement il esl vrai.)
Page 173 : « A rrai dire, l'opposition était l'atmosphère de ce
passionné. » (l'arec crue ces! là que la personnalité politique
se donne commodément et impunément carrière.) Page ao.~» :
(i La liberté!... Il la proclamait seule féconde. » (Il fut, en effet,
toute sa vie un libéral, ou, ce qui revienl au même, un
anarchiste : je ue suis pas de ceux qui font de \ aines différences
Glx NOTE l\
entre les idées de Jules Simon et celles de Ravachol : ces deux
esprits ne connurent que des désaccords de méthode.)
Dans son analyse des écrits politiques, M. André Maurel
fait ressortir que Chateaubriand demeura toujours attaché aux
idées de la Révolution. Il est donc lamentable que des monar-
chistes puissent écrire le nom de Chateaubriand auprès de
ceux de Maistre et Bonald.
Au contraire de ces deux philosophes royalistes, ce qu'il
voulait c'était les idées de la Révolution sans les hommes et
les choses delà Révolution. Il opinait de conserver la doctrine
et de biffer l'histoire. Or, ceci ne se biffe pas et cela ne se peut
irarder dans une tète saine. Les idées de la Révolution sont
proprement ce qui a empêché le mouvement révolutionnaire
d'enfanter un ordre viable; l'association du Tiers Etat aux
privilèges du clergé et de la noblesse, la vente, le transfert, le
partage des propriétés, les nouveautés agraires, la formation
d'une noblesse impériale, l'avènement des grandes familles
jacobines, voilà des événements naturels et, en quelque
sorte, physiques, qui, doux ou violents, accomplis sous l'orage
ou sous le beau temps, se sont accomplis. Je les nomme des
faits. Ces faits pouvaient fort bien aboutir à reconstituer la
France comme fut reconstituée l'Angleterre de if>88 : il suf-
fisait qu'on oubliât des principes mortels; les effets de ces
mouvements une fois consolidés et ces faits une fois acquis,
l'œuvre de la nature eût bientôt tout concilié, raffermi et
guéri. Mais les principes révolutionnaires, défendus et rafraî-
chis de génération en génération (n'avons-nous pas encore
une Société des Droits de l'Homme et du Citoyen?) ont toujours
entravé l'oeuvre naturelle de la Révolution. Ils nous tiennent
tous <'ii suspens, dans le sentimenl du provisoire, la lièvre de
NOTE IV 65
l'attente et l'appétit du changement. Il y eut un ancien
régime; il n'y a pas encore de régime nouveau : il n'y a qu'un
état d'esprit tendant à empêcher ce régime de naître.
M. André Maurel exagère d'ailleurs les qualités et même,
je crois hien, le rôle politiques de Chateaubriand. En fermant
cet Essai, il convient de relire les lettres du grand homme à
M'"- de Duras, avec les réponses de celle-ci. Cette correspon-
dance est un antidote assuré contre tous les panégyriques.
NOTE V
CHATEAUBRIAND EN JUILLET l83o
« Tous les devoirs de
loyalisme deviennent aussi-
tôt faciles, et même agréa-
bles... » (Page i3).
Les documents abondent. Il faut retenir la relation des
journées de Juillet par le marquis de Kercado Molac, major
général de la garde royale en i83o. Charles X vient d'abdi-
quer. Les rovalistes se concertent pour faire proclamer
Henri V. Chateaubriand doit prendre la parole à la Chambre
des Pairs :
« Je suis fàcbé de le dire, écrit le marquis de Kercado,
mais, à un pareil moment, M. de Chateaubriand me parut
beaucoup trop occupé du rôle qu'il allait jouer en Europe,
lorsqu'on le verrait, lui (disait-il), si maltraité, si méconnu
par le gouvernement du roi, proclamer hautement le prin-
cipe de la légitimité... » (Bévue hebdomadaire du 3o juillet
|S()8). Il ne se perdait pas de vue et, ce jour-là, il éprouvai! ,
devant son miroir, la double joie de pardonner à l'adversaire
cl de l'enterrer.
NOTE VI
MISÈRE LOGIQUE
« L'Université, même
renforcée des leçons écrites
de Herder et de Vico, ne
suffit point à lui conférer
ses quartiers de noblesse
intellectuelle. On en a vu le
résultat... » (Page :•>•>>.
« L'abandon des études logiques », dit M. Ronouvior, « a
été poussé en Franco à un toi point que, si l'étude des mathé-
matiques ot on partio celle du droit n'apportaient pas quelque
remède à ce mal, on trouverait pou de gens instruits qui
sussent l)ion manier la réciproque, par exemple, et n'eussenl
pas L'habitude do semer leur conversation de paralogismes
grossiers. » (Log., tome II). Cet abandon osl d'autant plus
funeste que le romantisme et la démocratie ont eu pour olVot
d'environner la raison pure d'adversaires plus nombreux,
pins puissants et plus intéressés.
Sur le même sujet que M. Renouvier, le Genevois Hennequin
a remarqué l'affaiblissement dos dons proprement intellec-
tuels des Français depuis roui ans. Voir aussi le curieux ou-
vrage <\r- M. Nordau, Dégénérescence (2 vol. in-N". Paris,
Alcan).
68 NOTE VI
Encore Hennequin, Nordau, Renouvier s'occupent-ils ici
des intelligences soumises à une culture générale assez pro-
fonde. Hors de ce cercle, dans le monde des spécialistes, les
dommages sont plus considérables encore, si l'on en croit
M. Alfred Fouillée. « Rétrécissement de l'intelligence »,
« égoïsme intellectuel », « individualisme moral », voilà les
traits cpa'il a comptés dans son curieux livre Les Etudes
classiques et la Démocratie : « Ceux qui n'ont pas fait ces
études dédaignent les idées générales, les principes, et ils pré-
tendent s'en passer ! En réalité — on en a fait maintes fois la
remarque — ils acceptent sans contrôle parmi leurs idées cou-
rantes celles oui répondent le mieux à leurs préjugés individuels,
et ils les érigent indûment en principes. »
La remarque de M. Fouillée est très juste. Rapprochée de
celles que l'on a lues plus haut, elle me parait incomplète.
L'abandon des études classiques n'est pas seule cause du fléau
qu'il décrit. L'affaiblissement intellectuel des « spécialistes »
vient de la misère logique qui règne dans la sphère supé-
rieure des lettrés et des philosophes. Mais cette misère résulte
de l'abandon des anciennes études théologiques ou, si l'on
aime mieux, de ce que ces études si brusquement abandon-
nées n'ont été remplacées par rien.
Je parle de ces études en tant qu'études, toute question de
loi religieuse mise de côté. Il est bien hop clair (pie la foi,
dans chaque individu, est un principe d'unité et d'ordre et,
entre les hommes divers, un lien politique. Il ne s'agit point
île cela, mais des vertus pédagogiques de la théologie dans le
catholicisme. V la différence de la théologie protestante, son
caractère est de former une svnlhèse où tout est lié. réglé.
coordonné depuis des siècles, par les plus subtils et les plus
NOTE VI 69
vastes esprits humains, en sorte qu'on peut dire qu'elle en-
ferme, définit, distribue et classe tout. Point de discussion
inutile : tout aboutit. Les doutes se résolvent en affirmations;
les analyses, si loin qu'on les pousse, en reconstitutions bril-
lantes et complètes, "Voilà pour de jeunes esprits la prépara-
tion désirable. Ils pourront changer plus tard au dogme ce
qu'ils voudront et, s'il leur plaît, se faire bouddhistes ou
parsis. L'essentiel est qu'ils aient éprouvé les effets d'une dis-
cipline aussi forte. Ils réussiront de la sorte à marquer les
éléments multiples d'une notion, et (comme répondait
Mgr d'Hulst à un député radical qui riait de ses distinguo) ils
oseront « distinguer pour ne pas confondre. » Ils seront
exercés à juger de sang-froid et à raisonner avec suite. On les
aura introduits à l'arl de penser. La philosophie universi-
taire, enseignée en un an, a de plus le désavantage de se
réduire dans beaucoup de cours à la seule morale, et quelle
morale ! celle de Kant. Du reste, ce n'est pas au cœur, mais
au cerveau, que se marque la race humaine; même pour
notre vie pratique, le meilleur traité de morale n'aura point
l'efficacité du noble exercice logique qui instruit l'âme à bien
penser.
Quelle que soit la décadence des études théologiques dans
les séminaires, les catholiques contemporains ont conservé
des traces de l'antique supériorité. Dans leurs établissements,
la classe de théologie j commence en huitième, avec l'expli-
cation «lu catéchisme diocésain. Tout enfant \ fait ainsi son
apprentissage d'animal raisonneur, ^près la première com-
munion, ces leçons éminemment rationalistes se développent
ci s'étendent : on les jugerait mal sur les fantaisies malen-
contreuses de l'abbé Gaumc, qui d'ailleurs se rapportent à
NOTE VI
l'ordre scientifique beaucoup plus qu'au philosophique. Phi-
losophiquement, ces cours d'instruction religieuse m'ont
paru sans reproche. Us familiarisent l'adolescent avec les
finesses et les difficultés des idées générales; mieux que la
grammaire et les mathématiques, ils le rompent à la logique.
L'esprit acquiert par là de la délicatesse et de la vigueur. 11
y peut sentir de bonne heure l'enthousiasme de la sagesse.
« Pour moi, m'écrit quelqu'un, je n'oublierai jamais le
battement de cœur que me fit connaître, en troisième, notre
maître d'instruction religieuse, M. l'abbé X..., quand il nous
résuma, en des termes d'une netteté enivrante, l'argument
du baron Cauchy en faveur de la thèse qu'il n'existe pas de
nombre infini. Cet enchaînement magnifique de raisons bien
groupées et étroitement assujetties les unes aux autres, ter-
minées par le rigoureux et majestueux C. Q. F. D. cher aux
géomètres, m'imprima pour la vie la divine notion de la
pure lumière. Depuis, le fond de celte thèse m'a paru mériter
un examen plus approfondi, mais le sentiment ne m'a plus
quitté : je le conserve, continué par le souvenir, avec le
même soin jaloux que mes premières impressions de lecture
de l'Odyssée, d'Anligone et d'Ipkigénie à Aulis. Si par la suite
j'ai continué déraisonner, si j'en ai retiré quelques avantages.
je le dois au plaisir qui me fut donné ce jour-là. » {Soleil du
G octobre i8<)8. )
NOTE VII
LE CŒUR DE L HOMME
<( // eût même exercé ce
cœur à jouer aux échecs et
à résoudre des fractions. »
(Page 33).
Ces remarques étaient faites et rédigées, lorsque M. Jean
Bninhes a publié son discours sur Miclielet (Paris, Perrin),
couronné par l'Académie française. On distinguera dans cette
brochure une analyse exacte et précise du naît' albigisme de
Miclielet et de sa « théorie » du combat entre la liberté et la
fatalité dans l'histoire.
M. Brunhes extrait du livre des Jrsudes cette phrase signi-
ficative à laquelle j'avoue (pie je ne pensais pas, niais qui
confirme parfaitement ma propre analyse. « Plus je creuse
par l'étude, par l'érudition, parles chroniques et {dus je vois
au fond des choses pour premier principe organique le cœur de
l'homme, mon cœur. » Note/ que Michelet pourrait avoir
raison si ces mots n'avaient que leur sens ; mais ils le dépassent
de tous cùtés.
NOTE VIII
SENTIMENT ET VERITE
« Le résultat des opéra-
tions de ce cœur-prodige lui
parut si parfait » (Page 23).
On ne conteste pas que le sentiment n'ajoute de la force
aux tableaux de l'histoire. 11 colore, vivifie, fortifie la vue
des faits; par là il la rend plus distincte et plus claire. Mais
c'est une clarté qui naît de l'historien, non des choses ; elle
peut causer des erreurs.
Un exemple. Michelet est liorrible dans ses descriptions de
supplices. Mais l'horreur qu'il nous communique est celle qu'il
eût éprouvée si, avec ses nerfs du xixe siècle, il eût été pré-
sent à ces spectacles du xive ou du XVIe. Or rien n'est plus
variable que le sentir. Depuis un siècle environ, tandis que
décroissait l'intelligence nationale, il est certain que la sensi-
bilité ht chez nous d'inquiétants progrès : bien qu'aimant la
plnsiologie en histoire, Michelet néglige sans cesse cette
vérité historique et physiologique, plus importante que la fis-
tule de fouis XIV ou le mal de François 1 "'!... Ses pein-
tures tiennent donc à nos nerfs un langage que ne tenait
poinl La réalité aux nerfs <!<•* gens dont il s'occupe. Qued'ana-
chroiiismes il en lire et, de ces anachronismes, que de folies!
NOTE VIII 73
M. Funck-Brentano a comparé la Jeanne d'Arc de Mi-
clielet aux études précises faites sur le même sujet par
Siméon Luco. Le morceau, si vanté, a beaucoup perdu de
son prix. Il serait curieux de montrer comment la plupart
des erreurs de cette idvlle nous arrivent tout droit du cœur
de Michelet.
\OTE IX
TEMPÉRAMENT DE LA SCIENCE PAU LA SAGESSE
<( ...Quand, à l'exemple
de certains positivistes, on
hésite à se réjouir de la per-
fection des microscopes ou
qu'on se fait scrupule d'ob-
server les constellations. »
(Page l\o).
C'est moins la conscience, comme le croyait Rabelais, que
la sagesse dont peut être tempérée la science. Il ne faut donc
point se hâter de sourire des avertissements donnés par la
philosophie à l'hystérie de quelques savants.
L'ancien directeur du positivisme, M. Pierre Laffitte, dans
sa Théorie ijéiièrale de l'entendement, parle « de ces appareils
de précision par qui nos sens acquièrent une si extraordinaire
puissance » et se demande si le résultat en est proportionnel à
l'orgueil que nous en avons.
11 écrit :
« Loin de nous assurément la pensée de médire d'inven-
tions dont plusieurs témoignent si éioquemment en laveur
du génie humain et nous rendenl d'incontestables services en
une foule de cas particuliers ; mais en quoi, nous le deman-
dons, ces instruments si perfectionnés nous ont-ils aidés à
trouver des lois:1 Ce dont nous sommes sûrs, en revanche,
NOTE IX ^5
c'est qu'ils ont contribué à en détruire, et qu'en nous mon-
trant quantité de faits inaperçus, ils ont contribué à ruiner
nombre de relations ou de similitudes que nous tenions pour
démontrées, et qui, suffisantes pour la pratique, pouvaient
sans danger être tenues comme certaines. La belle avance, en
vérité! Rien ne serait mieux assurément que de perfectionner
notre faculté contemplative, s'il était en notre pouvoir de perfec-
tionner du même coup la méditation. Alors que nous embrassons
déjà avec une difficulté singulière la marche des phénomènes
que nos sens, dans leur médiocrité, nous révèlent, n'est-ce
point folie que d'en chercher de nouveaux? N'est-ce point
duperie que d'accumuler les obstacles, que de nous embarras-
ser de nos propres mains, que de compliquer le spectacle du
inonde quand il y aurait plutôt lieu de le simplifier? »
En admettant (pie cette sagesse soit un peu courte et qu'au
milieu des mystères de l'univers il y ait profil pour la science
à chercher parfois l'aventure, on voit ici sur quels principes
se devrait régler tout au moins la conduite ordinaire de nos
savants. Mais, sous couleur d'évolutionnisme, ils ont tous
aujourd'hui la rage delà nouveauté, même fausse.
NOTE X
RENCONTRE DES ATHEES
ET DES CATHOLIQUES
(i ...les Jésuites de 1 857 ,
lorsqu'un ami d'Auguste
Comte vint leur offrir
l'alliance positiviste. »
(Page 43).
Le projet de liguer les athées et les catholiques n'est pas
une imagination de M. Brunetière, comme on le répète sou-
vent.
La dernière année de sa vie (1857), Auguste Comte députa
l'un de ces disciples, Alfred Sabatier, au Gesu de Rome pour
y négocier, avec le R. P. Beckx, une alliance entre le positi-
visme et l'Institut des Jésuites contre le déisme, le protestan-
tisme et les autres formes de l'anarchie moderne « qui entre-
tiennent la société dans un état permanent de fermentation ».
Le Français fut reçu par un dignitaire de l'Ordre, qui, dès
les premiers mots, perdit le sens de l'entretien, car il prenait
Auguste Comte pour Charles Comte, l'économiste. Les inter-
locuteurs se séparèrent, sans avoir eu contact, sur ces mots
d'Alfred Sabatier : « Quand les orages politiques de l'avenir
manifesteront toute l'intensité de la crise moderne, vous trou-
verez les jeunes positivistes |uèls ;'i se faire tuer pour vous
NOTE X. -7
comme vous êtes prêts à vous laisser massacrer pour Dieu. »
Les choses ont marché depuis 1807. Du côté des Jésuites,
mieux renseignés, est sorti un excellent analyste du positi-
visme : l'Autrichien Gruber1. D'autre part, « ces orages poli-
tiques de l'avenir » dont parlait Alfred Sabatier, sont deve-
nus comme présents, et la crise intellectuelle semble plus
l'or te de jour en jour. Celle-ci aura bientôt fait de déclasser
les « libres penseurs » et les « incroyants », pour les répartir
en esprits anarchiques et en esprits politiques, en barbares et
en citoyens. Commentant la démarche de Comte et de Saba-
tier, le D'Audi lire nd écrivait, il y a peu d'années: « Le posi-
tivisme invite ceux qui ne croient plus en Dieu et qui veulent
travaillera la régénération de leur espèce à se faire positivistes,
et il engage ceux qui y croient à redevenir catholiques2. »
« Athées i) positivistes et catholiques théologiens ont là-dessus,
au temporel comme au spirituel, de profonds intérêts com-
muns, les intérêts de la tradition et du monde civilisé, mc-
1. Un agrégé de philosophie, M. Georges humas, a résumé l'entretien du
positiviste et du jésuite dans un article ironique et malicieux île la Revue
de Paris (i*r octobre 1898). Mais, bien qu'il ait conduit la suite de son
histoire fort au delà de la mort de Comte, il s'est gardé de souiller mot des
travaux du Père lîruher. M. (îeorges Dumas veut évidemment insister sur
les différences du systi atholique et du positivisme; il néglige les res-
semblances. Or, si les premières sonl claires, elles sont d'ordre métaphy-
sique et ne s'imposent poinl en un s|ijei de politique toute pure ; au lieu que
I. » secondes, d une égale clarté, sont ici d'intérèl capital. J'ai résumé ces
ressemblances, ces sympathies, ces affinités, au cours d'une polémique avet
M Georges Renard, de la Lanterne, dans /.,< Qazette de France des 11 et
■:.'{ juillet el 1 5 août 1 898
1. C'esl d'ailleurs, à peine modifiée pour les termes, la formule dont so
servait Auguste Comte dans une lettre à John Metcalf, en i856
11 // (.mi maintenant presser tous ceux oui croient en Dieu de revenir nu catho-
licisme, au nom de la raison el de la morale; tandis que, nu mime titre, tous
qui n'y croient pas doivent devenir positivistes. 4
~0 NOTE X
nacés d'une dilapidation soudaine ou même temps que d'une
dégénérescence insensible. S'ils se distribuaient entre ces deux
systèmes, l'un et l'autre énergiquement ordonnés, les dé-
fenseurs du genre humain auraient vite raison de leur
adversaire, l'esprit de l'anarchie mystique. C'est contre cet
esprit, ennemi-né des groupements nationaux aussi bien que
des combinaisons rationnelles, que les deux Frances peuvent
se réunir encore. Si elles ne parviennent à tomber d'accord
de ce qui est vrai, il leur reste à s'entendre sur le bon et l'utile.
Je ne prétends point que cela arrive nécessairement ; mais
si cela n'arrive pas, nous sommes perdus.
NOTE XI
EA FETE DE MICHELET
u ...Aussi bien a-t-elle
échoué »... (Page 4g-)
« Voilà les fêtes deMichelet terminées », écrit M. Ledrain,
qui y a un pou présidé. « Nous leur aurions souhaité je ne
sais quoi de plus populaire et de plus joyeux. C'a été partout
des lectures et des conférences, quelque chose de froid et de
puritain, un mélange de prêche el d'école normale. » (Eclair,
i5 août 1898).
l l\
TABLE
Dédicace i
Avant-propos ni
Note à l'édition de 1912 iv
Chateaubriand ou l'Anarchie 7
Michelet ou la Démocratie 17
Sainte-Beuve ou l'Empirisme organisateur 29
Épilogue 4g
Notes 5i
I. De l'esprit classique 53
II. Le goût de chair 5<i
III. Les Déistes 58
IV. Chateaubriand et les idées révolutionnaires 63
V. Chateaubriand en Juillet i83o 66
\ I Misère logique 67
\ II. Le cœur de l'homme 71
VIII. Sentiment et vérité 7:'.
IV Tempéri int de la science par la sagesse 7'i
V Rencontre des athées el des catholiques 76
\l. La fête de Michelet 79
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fort volume in-8, xv-717 pages et 16 phototypies hors texte ... 15 fr.
CHAMPION (Pierre). La librairie de Charles d'Orléans. 1910, in-8 et
album in-fol. de 34 phototypies 20 fr.
CHAMPION (Edouard). Les idées politiques et religieuses de Fustel
de Coulanges (d'après des documents inédits). 1903, in~S ... 2 fr.
CHAMPION (Edouard). Itinéraire de Paris à Jérusalem, par Julien,
domestique de Chateaubriand, publié d'après le manuscrit original.
5e édition. 1904, in-16, et facsimilés 3 fr. 50
CHATEAUBRIAND. Correspondance générale, publiée pour la pre-
mière fois avec une introduction, des notes et des tables par L. Thomas.
Formera environ 5 volumes auxquels on souscrit. Paru t. Ier, fort vol.
in-8, 400 pages et portrait inédit 10 fr.
COCHIN (Augustin), archivisle-paléographe. La crise de l'histoire ré-
volutionnaire. Taine et M. Aulard. In-8, 2e édition 2 fr. 50
COCHIN (Augustin) et CHARPENTIER (Charles). La campagne électo-
rale de 1789 en Bourgogne. 1904, in-8 1 fr. 50
GERARD-GAILLT (E.). Un académicien grand seigneur et libertin
au XVIIe siècle, Bussy-Rabutin. sa vie, ses œuvres et ses
amies. In-8 de xm-427 pages 6 fr.
Couronné par l'Académie française.
LE GOFF1C (Ch.). La Bretagne et les Pays celtiques. L'Ame Bre-
tonne. I-II séries, 5e édition illustrée, chaque 3 fr. 50
Vient de paraître : 3< série in-12, 3 fr. 50.
Dans cette nouvelle édition, complètement refondue et enrichie d'un nouveau tome
inédit, c'est tout le passé de la vieille péninsule armoricaine, mœurs, traditions.
croyances, littérature, etc.. qui nous est présenté en une synthèse puissante. L'art
breton, si original, y a sa place prés de l'art dramatique, d'un archaïsme si savou-
reux. Le prêtre, le harde, le soldat sont étudiés dans des monographies spéciales. De
lins etdélicats portraits Ernesl Renan, Henriette Renan, Jules Simon, II. de La Vil-
lemarqué, F.-M. Lu/cl, N. Quellien, Emile Souvestre, l'amiral Réveillére, Jean-Louis
Hamon, Gustave Geffroy, Yann Nibor, Jalfrcimmi Taldir, etc.) achèvent de nous
renseigner sur les caractères essentiels de V Ame Bretonne.
Le livre de Charles Le Goffic, couronné par l'Académie française d'une de ses
plus hautes récompenses, le prix Née, réservé à « l'auteur de l'œuvre la plus origi-
omme forme e1 comme pensée », ce livre ne t'ait pas seulement aimer la Bre-
tagne : il l'explique.
LONGNON Ibriri). Pierre de Ronsard. Essai de biographie. Ses
ancêtres, sa jeunesse. 1912, in-8, xn-512 pages el portrait .... 8 fr.
VILLON (François). CEuvreB, éditées par un ancien archiviste [Auo.
I. mm. min], avec une introduction bio-bibliographique, un index des noms
propres e1 un glossaire. 1911, in-12 de sVx-124 pages.' 2 fr.
Quelques exemplaires sur hollande 5 fr.
PARIS. — TYP. TH. RKNOUARP.