LO
= 00
o— -
^00
2 —
=LD
^00
\
>^
Il a été tiré de cet ouvrage :
10 0 exemplaires sur papier de Madagascar,
numérotés de i à 400.
Exemplaire N° -*- —
TROISIEME CENTENAIRE
DE PASCAL
nn^
V
y.
17
LE TROISIÈME CENTENAIRE
DE PASCAL
AVANT-PROPOS
Dans la vie de chacun de nous, pour fragmentaire ou
affairée qu'elle soit, il est de ces grands espaces libres de
recueillement, de ces examens de conscience, de ces « journées
du souvenir », que nous cherchons à préserver, afin d'y
renouveler notre provision de forces, de courage, de calme
surtout. Ainsi, \z. Revue hebdomadaire que nous voudrions
calquer toujours plus étroitement, plus « actuellement »,
sur la vie de notre temps, oublie soudain la politique et les
romans, et se recueille toute, aujourd'hui, dans un souvenir.
C'est la première fois, croyons-nous , depuis les trente-deux
ans de sa vie bien remplie, qu'elle fait ainsi place nette
pour une telle méditation. Nous ne nous en excusons pas
auprès de nos lecteurs, qui nous font toujours si amicale-
ment confiance. Nous pensons plutôt qu'ils nous sauront gré
d'avoir voulu donner notre note personnelle dans ce vaste
concert qui, depuis un mois, s'élève de tous les points de
la France qui pense. Aussi bien, ce monument que nous
élevons, à notre tour, à Pascal restera-t-il, nous l'espérons,
comme le plus vaste effort, le plus complet, de tous ceux
qui viennent d'être tentés pour se mesurer avec cette grande
et troublante mémoire.
4 LE TROISIÈME CENTENAIRE DE PASCAL
Un monument, disons-nous, non pas une apothéose. On
trouvera ici, nous l'avons souhaité, les témoignages les plus
divers, celui des poètes, des philosophes et des savants, celui
des catholiques les plus orthodoxes et des penseurs les plus
libres. Il était donc inévitable que la restriction se mêlât
à l'éloge. Mais nous ne pouvions pas, s agissant d'un tel
homme, ne pas rester dans l'ordre de la grandeur; et il
n'est Pas jusqu'à notre Paul Valéry lui-même, fidèlement
rebelle à l'apologétique et plus encore au ton de Pascal,
qui ne lui consente, sinon l'obédience, du moins l'hommage
dû à un génie si impérieux.
Puissent donc ces pages atteindre leur but, c'est-à-dire
glorifier, sans discordance et sans maladresse, l'aine des
gloires les plus authentiques de notre pays; rapprocher de
nous l'un de nos grands morts parmi les moins morts qui
soient, et que trois siècles écoulés nous laissent si fraternel;
et, pour obéir à son vœu, forcer ceux d'entre nous dont ce
n'est pas l'habitude, à penser, pour un jour , sur le mode de
l'angoisse, qui était, selon lui, le vrai mode de la pensée.
FRANÇOIS LE GRIX.
LES ENFANCES PASCAL
(I)
Il y a trois siècles, Biaise Pascal naissait à Clermont-
Ferrand. C'est l'événement que la France et toute la
haute humanité commémorent aujourd'hui. En tout
autre temps, nous pouvons glorifier le génie de Pascal à
Port-Royal de Paris, à Port-Royal des Champs, à Saint-
Jacques du Haut-Pas, n'importe où dans le monde, sans
souci du lieu ni de la date, car l'accent des Pensées a
quelque chose d'éternel et d'universel, et plutôt que la
voix d'un individu, semble celle même de l'humanité.
Mais au jour de la naissance de Pascal, il convient que
nous honorions, dans un pèlerinage de gratitude, la terre
et les morts dont il est issu, et la circonstance nous com-
mande le point de vue sous lequel nous voulons considérer
un sujet si multiple. Nous aimerions aujourd'hui, à Cler-
mont, nous faire une idée de ce grand homme, dans ses
origines, au milieu des siens, et le saisir dans ses commen-
cements.
Quelle énigme quasi rehgieuse que l'apparition d'un
génie ! Pourquoi de cet enfant jaillit l'étincelle, et non
de cet autre, né du même sang, sous le même ciel? Com-
ment s'est constitué ce point de perfection, cet équilibre
dangereux? Qu'est-ce que cet assemblage inouï d'un
savant et d'un saint, d'un observateur et d'un vision-
naire? Pascal applique les méthodes expérimentales, en
(i) Discours prononcé à Clermont-Ferrand, au nom de l'Académie
française, le 7 Juillet 1923.
6 LES ENFANCES PASCAL
même temps qu'il éprouve des faveurs surnaturelles.
Rien ne nous rendra-t-il compte d'une si haute complexité,
et faudrait-il crier au miracle ? Pascal serait-il une pierre
noire tombée du ciel, dans Clermont, le 19 juin 1623? Eh !
non, c'est un quartier de nos basaltes d'Auvergne. Cette
haute flamme a jailli de ces germes de feu qu'il y a dans
nos plus humbles cailloux... Évidemment ces rapproche-
ments ne résolvent aucun mystère. Mais en saisissant
obscurément les rapports de cet esprit volcanique avec
sa terre et sa famille, nous éprouvons des jouissances
analogues à celles que nous apporte la musique, quand
de grands accords s'engendrent et s'entre-croisent. Si la
part divine du génie nous échappe fatalement, du moins
pouvons-nous le connaître dans ses premiers mouvements
et ses premières nourritures, jusqu'au jour où, pleinement
formé. Dieu l'enlève aux influences terrestres pour le
pétrir seul. Jusque-là de son point de vue sublime, il
dirait lui-même qu'il n'a été qu'un enfant. C'est dans cette
période que je me renfermerai. Les Enfances Pascal,
comme auraientdit nos pères, voilà le sujet qu'ici, à cette
date, nous voulons méditer.
* *
« Pascal, tout petit, ne pouvait souffrir de voir de l'eau
sans tomber dans des transports d'emportement, et s'il
voyait auprès de lui son père et sa mère ensemble, il
criait et se débattait avec une violence excessive... »
Ainsi raconte sa nièce Marguerite Périer, la miraculée.
Elle ajoute qu'au milieu de l'angoisse que cet état mor-
bide répandait dans toute la maison de la rue des Gras,
le grand-père Pascal se laissa aller à admettre qu'une sor-
cière avait jeté un sort à l'enfant, et, par des menaces, il
obligea une certaine vieille femme à venir réparer le mal
qu'il lui fît avouer qu'elle avait causé.
Quelle clarté ces premiers états violents projettent sur
LES ENFANCES PASCAL 7
toute la vie de celui qui fut le plus passionné des hommes !
Eh ! quoi, ce génie tout spirituel et d'une religion si pure,
il entre dans la vie avec des convulsions ! Une sorcière est
penchée sur son berceau ! Le premier regard de celui qui
va perfectionner la noblesse du sentiment religieux et la
rigueur de l'expérimentation scientifique put voir gri-
macer la superstition ! Dans cette folle scène, à l'ombre de
la cathédrale, nous avons déjà presque tout Pascal. Il y a
un élément pathologique dans ce grand homme, mais
qui le tourmente sans jamais entamer ni l'intégrité de
son esprit, ni la sérénité de sa foi. Dans les dernières années
de sa vie, il voyait constamment un abîme ouvert à son
côté, mais cette hallucination, il l'a connue comme telle,
il n'en a fait aucun état, et, ce phénomène morbide, il ne
l'introduit, il ne l'invoque dans aucun de ses raisonne-
ments. De même ses délires d'enfant ne troublèrent pas
son développement. Si quelque figure mauvaise s'est
penchée sur son berceau, son âme n'a rien reçu. Il est
enveloppé par l'amour de la famille la plus noble et la
plus tendre. Son grand-père, son père, sa mère, qui n'a
plus que peu de mois à vivre, son aînée Gilberte, le petit
cousin Florin, le regardent avec émerveillement. Tous,
ils ont eu très vite la certitude que leur Biaise était
extraordinairement précieux. Ils l'ont deviné, avant nous
tous, et dès son plus bas âge. Écoutez ce que nous
raconte Gilberte : « Dès que mon frère fut en âge qu'on
pût lui parler, il donna des marques d'un esprit tout
extraordinaire par les petites reparties qu'il faisait de la
nature des choses. » Voilà les premiers mots de cette cou-
ronne que les siens lui ont tressée, les premières fleurs de
cette légende qu'ils ont vécue avec lui, avant de l'imposer
à Port-Royal, qui doit à son tour l'imposer à l'univers.
Tout de suite le père comprend sa responsabiUté. Il se
reconnaît une mission envers cet enfant fragile et génial,
d'une sensibilité excessive et d'un esprit tout puissant. Il
décijie de se consacrer à l'éducation du petit Biaise. Et
8 LES ENFANCES PASCAL
d'abord, et presque à son insu, ce qu'il met à la disposi-
tion de l'insatiable questionneur, c'est le trésor des pen-
sées accumulées dans une famille de robe et dans un
milieu de judicature et d'administration financière.
M. Pascal le père était président à la Cour des Aides de
Montferrand. Ces magistrats de l'ancienne France for-
maient un corps vigoureusement caractérisé par l'amour
des choses de l'esprit, le goût du droit et de la procédure,
le sérieux, le respect de soi-même. Dans une époque pleine
de conflits, ils furent d'une solidité morale incomparable.
On ne peut pas imaginer de milieu plus austèrement
sain. S'il s'y trouve plus de bon sens que de bon goût, si
de Patru à Malesherbes, ils ont quelque chose de rude et
de pédant, et s'il faudra le chevalier de Méré pour affiner
Pascal, leurs paroles, à l'occasion, s'élèvent tout aisément
à la grandeur. Le pays d'Auvergne, en particulier, a tou-
jours paru propre à nourrir ces fortes consciences juri-
diques, peu sensibles au va-et-vient des sentiments, intan-
gibles dans leur conception du droit. Pascal, toute sa vie,
demeurera pénétré de l'esprit juridique, même lorsque
son ascétisme n'aura plus rien à voir avec les choses tem-
porelles. Il en transportera volontiers le point de vue
dans sa peinture de l'homme. « Nous devons nous consi-
dérer comme des criminels dans une prison toute remplie
des images de leur libérateur et des instructions pour sortir
de la servitude... » « Qu'on s'imagine un grand nombre
d'hommes dans les chaînes, et tous condamnés à mort,
dont les uns étant chaque jour égorgés à la vue des autres,
ceux qui restent voient leur propre condition dans celle
de leurs semblables... C'est l'image de la condition des
hommes. »
L'idée qu'il se fait de la responsabilité, sa conception
d'êtres humains qui sont avant tout des personnalités
cohérentes avec elles-mêmes, portant dès lors la charge
de leurs actes, ayant à mater les éléments de corruption
LES ENFANCES PASCAL 9
qui agissent au fond de chaque personne, sont d'un homme
qui, enfant, a entendu parler de délinquants, de cou-
pables, de prévenus, de condamnés, d'une société où l'on
a toujours à répondre de quelque chose et à se tenir en
état de comparoir devant le juge. Il est permis de conjec-
turer avec Paul Bourget « que les conversations d'Etienne
Pascal se ressentaient de son métier, et que les problèmes
de responsabilité y tenaient une grande place ». Oui, le
sentiment de la responsabilité, voilà le principe héroïque
dont se nourrira ce génie passionné et sévère. Pascal a
passé sa vie à faire des procès : procès du frère Saint-Ange,
procès des Jésuites, procès des hétérodoxes, procès des
libertins et même de ses amis de Port-Royal, et par-dessus
tout, procès de la raison humaine.
Et, dès Clermont peut-être, commençait à inquiéter
son esprit le problème même de la justice qu'il se posera
plus tard avec angoisse : « J'ai passé longtemps de ma vie
en croyant qu'il y avait une justice ; et en cela je ne me
trompais pas ; car il y en a, selon que Dieu nous l'a voulu
révéler. Mais je ne le prenais pas ainsi, et c'est en quoi je
me trompais ; car je croyais que notre justice était essen-
tiellement juste et que j'avais de quoi la connaître et en
juger. Mais je me suis trouvé tant de fois en faute de
jugement droit, qu'enfin je suis entré en défiance de moi
et puis des autres. J'ai vu tous les pays et hommes chan-
geants. »
Ainsi l'enfant respire et s'agrège, par simple respira-
tion, des éléments qui demeureront à la racine de son
génie. Mais va-t-il se nourrir simplement de ce qui flotte
autour de lui dans l'air? Oh ! non, ce ne sera pas une libre
éducation à la Montaigne que lui réserve son père, homme
de méthode et de discipline. Biaise n'a pas neuf ans
qu'Etienne Pascal veut le transplanter dans un climat
intellectuel plus riche et plus stimulant. Il se démet de sa
charge, et tous quatre, le fils, les deux filles et le père, ils
10 LES ENFANCES PASCAL
viennent à Paris où celui-ci sait retrouver un milieu de
savants qui répond à ses goûts propres et qui doit l'aider
plus tard dans son œuvre d'éducateur. Car, ce petit
Biaise, il ne veut pas l'initier sur l'heure aux sciences. Il
veut le contenir, le modérer. Il prend soin de lui interdire
la connaissance de la géométrie, de peur de le détourner
du grec et du latin. Mais que faire contre une telle préco-
cité de vocation? Vous savez cette histoire aux formes de
légende, et comment le père, débordé par le désobéissant
génie, court chez M. Le Pailleur, qui était son ami
intime, et qui était aussi fort savant. « Lorsqu'il y fut
arrivé, raconte Gilberte, il demeura immobile comme un
homme transporté. M. Le Pailleur voyant cela, et voyant
même qu'il versait quelques larmes, fut épouvanté et le
pria de ne pas lui celer plus longtemps la cause de son
déplaisir. Mon père lui dit : « Je ne pleure pas d'affliction,
mais de joie. »
De tels tableaux, quelle révélation de la violence et du
frémissement perpétuel qu'il y a dans cette famille. On
met toujours l'accent sur le génie de l'enfant. Et, certes,
à juste titre ! Mais il faut le mettre aussi sur les émotions
du père. Le voilà, cet enfiévrement que Pascal hérita.
Les voilà, ces larmes qu'à son tour il ne va pas tarder à
verser. Joie, joie, pleurs de joie ! Des larmes qui viennent
des idées, non des passions. Les pleurs d'une intelligence
qui s'émeut. Ces Pascal sont des gens chez qui la vie
intellectuelle et la vie sensible concourent à une même
exaltation.
Et l'enfant merveilleux pénètre dans le cercle des
maîtres. L'apprentissage s'est fait en dehors d'eux. Ils
n'ont plus qu'à l'accueillir, le petit confrère. Le voilà
associé aux travaux de ce cénacle de mathématiciens qui,
groupé autour du père Mersenne, a été le commencement
de l'Académie des sciences. Il les écoute, docile et surpris
tour à tour. A leur heure, ce sont bien des savants, mais,
le reste du temps, de joyeuses gens. Ils méditent, ils rai-
LES ENFANCES PASCAL II
sonnent, puis ils rient et bavardent. On dirait qu'ils n'ont
pas à connaître plus haut que des problèmes de physique
et de mathématique. Leur âme s'accommode de cette
ignorance, qui leur est même un mol oreiller. Leurs idées
ressemblent à celles d'un Montaigne : la franche liberté
du doute, la haine du pédantisme d'école, la révérence
de la religion, l'éloge de la tranquillité d'esprit. En somme
les idées contre lesquelles plus tard Pascal s'élèvera avec
une force si tragique. Ils veulent suivre la nature. Eh
bien, lui, dès maintenant, il voudrait la rectifier, l'épurer,
la contraindre, la surmonter. Il se saisit de leur savoir,
mais son désir ne s'y satisfait pas. Un tel esprit ne peut
demeurer avec Le Pailleur. Il ira plus outre. Leur paix
n'est pas la sienne. Que lui donnerait leur demi-science,
pour son sentiment? Il a besoin de la religion. Il veut
passer sur un autre plan, s'élever dans une autre sphère. Il
pressent la sainteté.
Et le voilà justement, peu de temps après, à Rouen,
en présence de ces deux médecins qui étaient venus
soigner la jambe cassée d'Etienne Pascal et qui s'inté-
ressaient plus aux maladies de l'âme qu'à celles du corps.
« Ceux-ci, dit Marguerite Périer, s'attachèrent beaucoup à
Biaise Pascal, mon oncle, pour le faire entrer dans des
lectures de piété solide et pour les lui faire goûter. Ils y
réussirent très bien ; car comme il avait un esprit très
solide et très bon, et qu'il n'avait jamais accoutumé,
quoique très jeune, à toutes les folies de la jeunesse, il
connut, avec ces messieurs, le bien ; il le sentit, il l'aima, il
l'embrassa. Et quand ils l'eurent gagné à Dieu, ils eurent
toute la famille ; car lorsque mon grand-père commença
à être en état de s'appliquer à quelque chose après un si
grand mal, son zèle, commençant à goûter Dieu, le lui fit
goûter aussi, n
Méditez une telle histoire. Le père et le fils ont une telle
communion de pensées que tous deux s'émeuvent dans le
12 LES ENFANCES PASCAL
même temps, sous les mêmes influences, mais, cette fois,
c'est le fils qui passe devant et qui, profitant de la force
que lui a donnée son père, l'instruit et, à son tour, le tire
plus haut. Et comme se repliant sur lui-même il s'ap-
plique à raisonner ces étranges rencontres, il songe sou-
dain que l'accident de son père, entraînant la visite des
deux pieux médecins, a été le signe et tout ensemble l'oc-
casion des volontés de Dieu sur lui... Tel que nous le
connaissons, comment ne sentirait-il pas se former en
lui, dès cette heure, ce sentiment profond de la prédesti-
nation, qui donne un caractère si dramatique à son œuvre
et à sa vie? Toutes les idées que plus tard il exprimera
dans le Mystère de Jésus {j'ai versé pour toi telle goutte de
sang) il commence à les expérimenter. Pour lui, Dieu a
inventé des faits, a multiplié les avertissements et les cir-
constances, a créé des événements. « Les événements, ces
leçons que nous recevons de Dieu même ->, dira-t-il plus
tard. Dieu lui a fait la faveur de ne pas l'aveugler comme
tant d'autres. Dieu l'a éclairé, a incliné son cœur avec
une douce violence vers la vérité. C'est donc que Dieu
l'aime et l'a choisi. Ainsi, à Rouen, dans sa vingt-
quatrième année, les idées de Providence et de prédes-
tination se réalisent en Pascal. C'est de la vie religieuse
vécue avant d'être pensée. Et tout cela en étroit accord
avec son père, par le moyen de son père.
*
* *
Les enfances Pascal sont finies. Le jeune génie n'a
plus à faire d'apprentissage. Sa famille, les savants, les
saints, et puis, après quelques dernières oscillations.
Dieu ! Il a passé de cercle en cercle, pour tendre toujours
plus haut vers la vérité. Et de quelle allure ! On est saisi
d'admiration à voir comment le héros sait se porter dans
les profondeurs des milieux successifs qu'il traverse et y
puiser sa nourriture royale. Puissance assimilative, et tout
LES ENFANCES PASCAL 13
ensemble créatrice, du génie qui court à son destin. Cette
ascension, c'est le poème des plus hautes ambitions spiri-
tuelles de l'homme d'aujourd'hui ; c'est une épopée que
nous pouvons opposer à celle où le moyen-âge finissant a
ramassé toutes les expériences les plus belles qu'il attend
d'une grande âme ; c'est notre Divine Comédie, beaucoup
plus humble, certes, à peine esquissée, mais combien plus
actuelle ! Nul Virgile, nulle Béatrice ne guident ce jeune
homme épris de justice, de science et de surnaturel. C'est
tout uniment un enfant de chez nous, que façonnent et
portent, pour s'effacer bientôt devant lui, sa famille et
sa province.
Désormais le grand Pascal va seul, uniquement guidé
par les signes du ciel. Mais remarquez-le encore, où donc
s'impriment ces ordres d'en haut? Sur les femmes de sa
famille principalement. Que ne doit-il pas à Jacqueline?
Et pour confirmer la vision de feu, voici plus tard la gué-
rison de la petite Marguerite Périer.
Nous ne suivrons pas le génie dans son dialogue avec
l'invisible, quand il s'éloigne de plus en plus de l'huma-
nité moyenne. Notre sujet, c'étaient ses attaches fami-
liales et l'heure la plus douce, où il cheminait, la main dans
la main de son père, tantôt le suivant, tantôt le précédant.
C'est la foi de ma vie qu'il y a une sorte d'union vivante
entre le père et les enfants. « Le fils est le secret de son
père », déclare l'Orient, auquel l'Occident répond : a Nos
fils ressemblent à nos pensées les plus profondes. » Pascal,
au milieu des siens, est l'illustration incomparable de cette
sagesse des nations. Il nous montre que la nature ne
parvient pas de prime-saut à ces heureuses réussites que
sont les génies et les saints ; elle s'y essaye par un grand
nombre d'ébauches ; et tout autour de son chef-d'œuvre
nous pouvons retrouver ses maquettes. Biaise Pascal
est tout entier préfiguré par Etienne Pascal, tandis que
Gilberte et Jacqueline en donnent des variantes qui déjà
suffiraient à nous émouvoir. O merveille ! le plus beau
14 LES ENFANCES PASCAL
génie individuel qu'il semble que l'on puisse concevoir est
un génie réceptif et l'achèvement supérieur d'une longue
tradition vivante qui a déjà porté de beaux fruits.
Quelle leçon ! et d'où découlent des règles de vie. Cette
grande figure de Pascal, d'où nous avons tiré, depuis un
siècle, tant d'enseignements, peut encore nous apprendre
ce que c'est que le véritable individualisme, d'autant plus
fort, solide et sûr qu'il tâche de ramener à la surface de
son être, pour les enflammer au feu mystérieux que le ciel
lui prête, les sentiments accumulés dans les longues prépa-
rations de sa race.
Pascal a mis hors de discussion que notre essentiel nous
vient du cœur et de l'instinct. Eh bien ! ce cœur auquel
il s'en remet, ce cœur qui a des raisons que la raison ne
connaît pas, ce cœur par qui nous connaissons les premiers
principes sur lesquels la raison s'appuie, ce cœur enfin
qui nous initie à l'ordre de l'amour et de la charité, il est
antérieur à notre existence individuelle. C'est un cœur
hérité, c'est un cœur filial. Les Enfances Pascal nous le
prouvent.
MAURICE BARRÉS,
de l'Académie française.
JACQUELINE PASCAL
La haute et noble figure de Jacqueline Pascal eût été,
en toutes circonstances, de celles qui frappent et qui
dominent. Aucune femme ne fut plus richement douée :
mais ce qui la fit, dès sa petite enfance, aimer, recher-
cher, couvrir de caresses — sa beauté, ses talents, son
charme — nous sommes tentés de l'oublier, comme elle-
même décida un jour de l'ensevelir. Quand elle rompit
avec le monde, ce fut de cette manière ferme et raison-
nable qui sacrifie sans retour possible les petites choses
aux grandes, l'accessoire à l'essentiel. Comment ne pas
sentir, en méditant sur la beauté de cette destinée,
qu'une âme grandit en proportion de son dépouillement !
Nous ne pensons plus qu'elle fut une petite fille, une
femme charmante. Ce qui reste dans notre mémoire,
c'est son attitude lorsque Dieu l'appelle, sa mise en
marche, son orientation vers les plans supérieurs de la
vie où atteignent seules les âmes magnifiques.
Mais il y a surtout, pour nous attacher, qu'elle fut la
sœur préférée de Biaise Pascal. Elle est associée à sa
gloire comme elle le fut à toute sa vie. Amie, confidente,
souvent conseillère, elle a connu les plus intimes secrets
de ce cœur royal. Aux heures décisives, c'est vers elle
qu'il s'est jeté ; elle a recueiUi, toutes brûlantes de leur
premier feu, des confessions dont l'écho ne finira jamais
d'émouvoir.
Depuis un demi-siècle, le goût de l'indiscrétion crois-
sant chaque jour, on s'est beaucoup préoccupé de savoir
si Pascal a été amoureux. Avec la publication, par Victor
l6 JACQUELINE PASCAL
Cousin, du Discours sur les passions de l'amour, la ques-
tion fut soudain posée. Le mystère dont elle s'enveloppe
ne permet guère d'espérer autre chose que des hypothèses
ingénieuses. Sans doute ne saurons-nous jamais si Pascal
a aimé d'amour; mais nous savons par les témoignages
les plus directs, les plus explicites, qu'il a eu pour Jac-
queline une affection profonde dans laquelle son cœur
tout entier était engagé. Cette tendresse a connu des
crises — elle a été exigeante, jalouse, à certains moments
presque tyrannique. Pascal n'était pas de ceux auxquels
on résiste. Mais sa sœur, d'une personnalité non moins
forte, et qui ne pliait que devant Dieu, lutter, discuta,
s'arracha de lui, sans que fût tarie la charité tendre et
compatissante qui lit toujours d'elle sa consolatrice.
Sous l'austérité, la robe de laine, la volonté définitive
de renoncement, le cœur de Jacqueline ne nous trompe
pas. Dans la dernière partie de sa vie, que l'affaire du
formulaire combla d'amertume, des mots la révèlent :
c'est sa beauté suprême qu'elle ait aimé ce qu'elle croyait
être la vérité jusqu'à en mourir.
*
* *
Les récits abondent sur son enfance merveilleuse. Elle
aussi fut un petit prodige. Elle était la dernière venue au
foyer, et d'une beauté, d'une gentillesse qui enchantaient.
Gilberte Périer, dans le mémoire qu'elle lui a consacré,
donne sur ses premières années des détails charmants.
Cette petite fille de sept ans, qui avait pour l'alphabet
une vive répugnance, entend un jour lire de la poésie,
s'enthousiasme, et réclame d'apprendre sa leçon dans un
livre de vers. Elle en sait bientôt quantité par cœur et
commence même à en faire « qui n'estoient pas mauvais »,
dit la sœur aînée, pleine d'indulgence et d'admiration.
A Paris, où M. Pascal installe sa famille, dans un milieu
aimable, instruit et intelligent, chacun raffole de cette
JACQUELINE PASCAL 17
enfant. Chez Mme Saintot, la maîtresse de Voiture, dont
les deux filles sont ses amies, elle respire le bel esprit qui
flotte dans l'air. Le roi et la reine la caressent, la grande
Mademoiselle lui demande des épigrammes. Richelieu
même se laisse séduire : « Voylà la petite Pascal », s'écrie-
t-il, un jour fameux où elle a joué la comédie, avec
d'autres enfants, et l'a fait rire à plusieurs reprises ;
c'est dans ses bras qu'elle lui demande la grâce de son
père, que des paroles imprudentes avaient compromis ;
et il lui accorde ce qu'elle veut, la baise à tous moments
et l'envoie goûter. La lettre où elle raconte cette scène
à M. Pascal est délicieuse : « Pour moy, je m'estime
extrêmement heureuse d'avoir aidé en quelque façon à
une affaire qui peut vous donner du contentement. » Elle
avait treize ans.
Mais, sous ces dehors brillants et mondains, il y a en
elle un fond d'énergie et de stoïcisme. Après que la petite
vérole, dont elle fut gravement malade, l'eut défigurée,
elle fit des stances pour remercier Dieu. La perte de sa
beauté ne la trouble ni ne la désespère :
Oh ! que mon cœur se sent heureux,
Quand au miroir je vois les creux
Et les marques de ma vérole !
Je les prends pour sacrez temoings,
Suivant votre sainte parole,
Que je ne suis de ceux que vous aimez le moins.
C'est à Rouen, où elle continue d'être fêtée, et obtient
même un prix de poésie — pour lequel Corneille remercie
à sa place — que le trait divin va la frapper. Les circons-
tances sont bien connues : au mois de janvier 1646,
M. Pascal glissa sur la glace, se démit la cuisse et appela
pour le soigner deux gentilshommes, MM. Deslandes et
de la Bouteillerie, à la fois rebouteurs et médecins par
charité, fort attachés aux doctrines nouvelles sur la
grâce, qui s'installent chez lui et y introduisent les idées
d'Arnauld et de Saint-Cyran. Biaise Pascal fut le pre-
l8 JACQUELINE PASCAL
mier qu'ils s'efforcèrent de persuader : « Quand ils l'eurent
gagné à Dieu, écrit Marguerite Périer, ils eurent toute la
famille. » Nous n'en sommes pas étonnés : le feu, l'auto-
rité, le besoin de convaincre, tout ce qui éclatera dans
les Provinciales et dans les Pensées, Pascal en fait d'abord
armes sur les siens : son père, Jacqueline surtout, jusque-
là bons chrétiens, mais ouverts aux pensées du monde.
Personne ne résiste : Gilberte et son mari, quelque
temps après, étant venus à Rouen, trouvent « toute la
famille en Dieu » et entrent avec joie dans ces sentiments.
Mme Périer, de caractère modéré, et que Jacqueline
exhorta souvent à prier, devait rester peut-être à mi-
côte dans cette voie royale et resserrée de la perfection.
Elle ne renonça pas moins de bon cœur aux parures et
ajustements ; quand elle revint à Clermont, elle vit avec
horreur ses petites filles vêtues de robes pleines de galons
d'argent. Elle les leur ôta et les habilla de camelot gris :
« en sorte, écrit avec reconnaissance Marguerite Périer,
que je puis dire que, dès l'âge de deux ou trois ans, je n'ay
jamais porté ni or, ni argent, ni rubans de couleur, ni fri-
sure, ni dentelle. »
M. Pascal, bien que converti, ne céda jamais tout à
fait à Dieu. Le janséniste, dans la longue lutte contre sa
fille, ne pouvait pas étouffer le père. Biaise Pascal devait
revenir quelque temps au monde. Jacqueline seule, dès
ce moment, se donne toute, ne regarde plus que vers son
but. Jusque-là, elle n'avait pas eu la pensée d'entrer
au couvent : « Au contraire en ayant un grand esloi-
gnement et mesme du mespris, déclare sa sœur, parce
qu'elle croyait qu'on y pratiqiioit des choses qui n'estoient
pas capables de satisfaire un esprit raisonnable. »
Combien ils sont beaux, ces Pascal, le frère et la sœur,
qui ne peuvent concevoir un acte sans l'adhésion totale
de l'intelligence ! Ils s'engagent jusqu'au fond de l'être
dans ce qu'ils font. La résolution à peine formée est déjà
parfaite. Bien des jeunes filles, à cette époque, prenaient
JACQUELINE PASCAL 19
le voile sous la pression de leur famille ou des circons-
tances. Angélique Arnauld même, que l'on fit novice à
huit ans, abbesse à onze, par supercherie, avait com-
primé avec peine sa révolte intime : « Je crevais de dépit
et disais en moi-même : si j'étais l'aînée, on me marierait
— ne suis-je pas bien malheureuse de n'être née que la
seconde des filles? » Ce cœur « extraordinaire », comme
l'appela saint François de Sales, ne fut changé qu'après
des années. Jacqueline, elle, lit les traités de M. de Saint-
Cyran, accompagne son frère à Paris, va avec lui entendre
M. Singlin, « et voyant qu'il parloit de la vie chrestienne
d'une manière qui remplissoit tout à fait l'idée qu'elle en
avoit conçue, depuis que Dieu l'avoit touchée, et consi-
dérant que c'estoit luy qui conduisoit la maison de Port-
Royal, elle crut dès lors que l'on pouvoit estre là dedans
religieuse raisonnablement » ; son frère, qui est à ce mo-
ment dans les mêmes sentiments, bien loin de l'en dé-
tourner, l'y confirme. Cette approbation de l'être qu'elle
aime le plus au monde la remplit de joie. Ainsi appuyée
sur lui, fortifiée par lui, elle va vers son Dieu exigeant et
redoutable.
Ce ne fut donc pas, en elle, la lutte de Jacob avec l'ange,
mais elle n'en eut pas moins beaucoup à souffrir. M. Pas-
cal qui avait pour cette dernière fille, le charme de son
foyer, une grande tendresse, ne put accepter l'idée de
s'en séparer. Il reprocha même à son fils « d'avoir fomenté
ce dessein sans le prévenir ». Il y eut de l'aigreur, de la
contrainte, tout un drame de famille caché dans les
âmes. Jacqueline se soumit à son père, sans rien changer
à sa volonté, vécut chez elle comme une religieuse, retirée
dans sa chambre, et communiquant avec M. Singlin « par
adresse et par invention ». Il lui arriva encore, sur le
conseil d'un bon rehgieux, de mettre un hymne en vers.
Mais le scrupule l'ayant prise, elle écrivit à la mère
Agnès qui lui répondit : « C'est un talent dont Dieu ne
vous demandera pas compte, il faut l'ensevelir. » Ne le
20 JACQUELINE PASCAL
regrettons pas. Ce n'est pas dans ces vers médiocres
qu'il faut chercher sa quahté d'âme. Aurait-elle pu,
comme l'a écrit Sainte-Beuve, devenir en littérature une
Mlle de Scudéry et mieux? Nous ne réussissons même pas
à l'imaginer. La place où elle s'est mise est tellement au-
dessus de ces vanités.
Mais, après la mort de M. Pascal, la grande lutte s'en-
gage entre Biaise et elle. C'est maintenant son frère qui
ne se résout pas à s'en séparer. Il demande au moins un
délai. Sans doute il l'exige, avec impétuosité et ardeur,
« d'une manière qui faisoit tellement voir qu'il s'en tenoit
asseuré ». Toujours est-il qu'elle n'ose le contredire et
dissimule ses projets pour que sa douleur ne redouble
pas : elle partira sans le prévenir ni lui dire adieu.
Que l'on ne prononce pas le mot de dureté : c'est une
chose terrible que la vocation. Sainte Thérèse même s'est
débattue. Quand elle frappa un jour, en dehors d'Avila,
à la porte du couvent de l'Incarnation, une douleur exces-
sive lui ôtait presque le sentiment : « Il me semblait,
raconte-t-elle, que mes os se détachaient les uns des
autres. » Mais Thérèse de Ahumada est une Espagnole du
seizième siècle. Jacqueline Pascal est une Française du
dix-septième, lucide et ferme, secrètement tendre, la
sœur de cette admirable Pauline, fille de Corneille, qui
connaissait si bien son devoir.
M. Victor Giraud a dit la beauté incomparable de
son départ. Sa sœur, qui n'a pas reposé de la nuit, va dans
sa chambre où elle la trouve « fort endormie » : « Elle se
leva, écrit Gilberte, s'habilla et s'en alla, faisant cette
action comme toutes les autres, dans une tranquillité et
une égalité d'esprit inconcevables. Nous ne nous disnies
point adieu, de crainte de nous attendrir, et je me destonrnay
de son passage lorsque je la vis preste à sortir. Ce fut le
4 janvier de l'année 1652, estant lors âgée de vingt-six ans
et trois mois. »
De son couvent, elle écrit à Pascal une longue et admi-
JACQUELINE PASCAL 21
rable lettre, pour lui demander son consentement et l'in-
viter à la cérémonie de ses vœux. Elle peut se passer de
son approbation et de son aveu, lui dit-elle, puisqu'ils
n'y sont point nécessaires, mais elle ne laisse pas d'en
avoir besoin. Il y a des mots tendres dans ces pages oii se
succèdent le tu et le vous ; il y a des révoltes et des mots
durs : « Fais par vertu ce qu'il faut que tu fasses par
nécessité. Donne à Dieu ce qu'il te demande en le pre-
nant... Je suis ravie que vous ayez cette occasion de
mériter... Ne m'obligez pas à vous regarder comme
l'obstacle de mon bonheur. »
Quelque temps après, au sujet de la dot, un autre
drame éclata, dont Jacqueline, devenue sœur de Sainte-
Euphémie, a laissé une minutieuse relation. Cette fois,
elle se voyait dans l'obligation d'être reçue par cha-
rité. Mais le jour où la mère Angélique la « tint une heure
entière la tête appuyée sur son sein, en (r)embrassant
avec la tendresse d'une vraie mère », elle ne pleurait pas
seulement d'humiliation : c'était sur son frère tant aimé,
qui lui causait une si cruelle déception, que coulaient
ses larmes.
Pascal d'ailleurs fut plein de confusion, se ressaisit et
fit le nécessaire. Après tant de heurts la paix revint entre
ces deux cœurs. La paix et aussi la confiance totale et
la soumission. Il suffit de voir le rôle de Jacqueline dans
la seconde conversion. Sur les mouvements intérieurs
de l'âme de Pascal, à cette étape décisive, nous avons un
document inestimable, les lettres qu'elle écrit à Mme Pe-
rler — pages où l'on sent passer un frémissement de joie
toute sainte, le transport d'une foi exaucée.
A la fin de septembre 1654, Pascal, au parloir de Port-
Royal de Paris, est venu voir sa sœur. Elle n'a jamais
cessé de l'attendre, de prier pour que la miséricorde de
Dieu opère dans une personne qui lui est si chère. Le
voici. Un aveu s'échappe de ses lèvres, plus douloureux,
plus déchirant qu'elle n'avait peut-être espéré : « A cette
22 JACQUELINE PASCAL
visite, il s'ouvrit à moi d'une manière qui me fit pitié. »
Elle l'écoute, frappée au cœur d'un bonheur sans nom.
Bien qu'il se plaigne d'être « dans un grand abandonne-
ment du côté de Dieu », elle sent s'approcher la grâce..
« Cette confession, écrit-elle, me surprit autant qu'elle
me donna de joie. » Et elle continue d'attendre, laissant
se faire le travail profond. De ses instances auprès de
Dieu, à ce moment, elle ne dit rien, mais nous devinons
ce que dut être sa prière.
Pascal, dans cette période, revient sans cesse à elle,
cédant à ce besoin de s'épancher, d'être consolé, que
connaissent les âmes dévorées d'un tourment divin :
« Si je racontais toutes les autres visites aussi en particu-
lier, il faudrait en faire un volume ; car depuis ce temps,
elles furent si fréquentes et si longues que je pensois
n'avoir plus autre chose à faire. » Enfin elle le remet entre
les mains de M. Singlin.
Ainsi, dans les grands moments, nous voyons à côté
les deux hautes figures, dont l'une est en quelque sorte,
selon le mot de Sainte-Beuve, le double de l'autre. Pour
la défense de Port- Royal, Pascal a donné son génie. Jac-
queline, ce qui est bien dans la vocation des femmes, a
donné sa vie, après une agonie intérieure qu'on ne peut
décrire, << première victime du Formulaire » qu'elle avait
été forcée de signer.
A côté de ce désespoir, voici que nous en évoquons un
autre, celui-là touchant comme la faiblesse. Mlle de
Roannez, que Pascal exhorta, qu'il aima peut-être, et
qui défailht quand il lui manqua, souffrit, elle, un
autre supplice, la peine indicible de l'âme qui a renié ses
vœux et s'épouvante d'y avoir manqué. A son lit de
mort, elle avait demandé que son cœur fût porté à Port-
Royal des Champs. On le lui refusa. JacqueUne Pascal
qui avait une fois ^offert le sien ne le reprit jamais.
JEAN BALDE.
PASCAL ET PORT-ROYAL
« La nature, dit Sully-Prudhomme, semble avoir allumé
dans le multiple génie de Pascal autant de flambeaux
qu'elle a de provinces mystérieuses, depuis l'espace infini
où gravite la matière jusqu'aux abîmes de la conscience
humaine. » C'est pour cela que dans le mois qui vient
de s'écouler, la France, justement fière de son illustre
enfant, a célébré le troisième centenaire de sa naissance
par la voix également autorisée des savants, des philo-
sophes et des littérateurs. Les uns ont dit la magnifique
valeur de son œuvre scientifique, les autres ont essayé
de sonder l'abîme de sa pensée, les derniers ont admiré
l'impeccable beauté de son style. L'Éghse enfin a honoré
en lui ce qu'il fut avant tout : un noble, un grand chrétien.
Pour nous, que nos traditions et nos études ratta-
chent à ce Port-Royal dont il est inséparable, c'est là
que nous voulons l'étudier un instant, dans ce cercle qu'il
fit le sien et où il enferma avec bonheur une vie que la
science ni le monde n'avaient pu remplir. « J'ai une ten-
dresse de cœur pour ceux à qui Dieu m'a uni plus étroite-
ment », écrira-t-il un jour, pensant certes à ses deux
incomparables sœurs ; mais encore aux amis, incompa-
rables aussi, près desquels il avait trouvé ; dans une renon-
ciation totale et douce, ce que lui-même a défini au cours
de sa nuit d'extase : certitude, certitude, sentiment, joie,
paix.
D'autres ont dit avant nous comment Pascal se lia
avec Port-Royal. Les admirables chapitres de Sainte-
24 PASCAL ET PORT-ROVAL
Beuve notamment sont dans toutes les mémoires. Mais
ce sujet, comme bien d'autres, le grand critique ne l'a pas
épuisé, et l'on peut encore après lui, dans le vallon des
Champs où sur les ruines du monastère s'élève, à quelques
pas de celui de Racine, le buste de Pascal, évoquer son
grand souvenir qui semble toujours présent :
Ses pas qu'on n'entend plus sont restés imprimés.
Pascal avait vingt-quatre ans, quand à Paris, en 1647,
il fit une connaissance directe avec ce qu'on appelait : le
Port-Royal. De l'esprit qui y régnait, il avait déjà reçu
le choc un an plus tôt, en Normandie, lorsque à l'insti-
gation de deux gentilshommes du pays, MM. des Landes
et de la Bouteillerie, il s'était mis, ainsi que toute sa fa-
mille, sous la conduite de M. Guillebert, curé de Rou-
ville, ami naguère et disciple de l'abbé de Saint-Cyran. Ce
fut même alors un ouvrage peu connu de Jansénius : la
Ré formation de l'homme intérieur, traduit par Arnauld
d'Andilly et prêté par Guillebert à son pénitent, qui fit
sur celui-ci la plus vive impression.
Mais.'bien plus profonde fut celle ressentie par le jeune
homme à Paris, quand il vint écouter dans l'église de
Port-Royal, au faubourg Saint- Jacques, les prédications
du supérieur, M. Antoine Singlin. Sa sœur Jacqueline était
avec lui. Elle trouva là, la première, son chemin de Damas
et offrit à Dieu dans le silence de son cœur les prémices
de sa vocation religieuse. L'Esprit souffle où il veut,
lisons-nous dans nos saints livres. Quel dut donc être le
souffle qui anima les paroles sacerdotales dont le retentis-
sement fut tel dans les deux âmes de Biaise et de Jacque-
line Pascal !
Pour elle, l'appel fut irrésistible, et si des raisons de
famille, la considération surtout de son vieux père, la
retinrent dans le monde tant qu'il vécut, du moins
ce fut sans y jeter de regards en arrière. Bien avant
son corps, son cœur fut dans la clôture. Elle ne prit
PASCAL ET PORT-ROYAL 25
l'habit à Port-Royal qu'en 1652 ; mais depuis cinq ans
déjà, comme le lui écrivait la mère Agnès Arnauld, elle y
était véritablement religieuse.
Nous connaissons peu de pages plus simplement
belles que celle où Mme Périer (Gilberte Pascal) raconte
le départ de sa sœur, cette sœur dont elle avait été la
mère. Bien qu'elle y consentît de toute son âme, l'in-
quiétude où il la jetait l'empêcha de reposer toute la
nuit qui le précéda, et ce fut elle qui, au matin, alla ré-
veiller Jacqueline endormie. Celle-ci, écrit-eUe, « se leva,
s'habilla et s'en alla, faisant cette action, comme toutes
les autres, dans une tranquillité et une égalité d'esprit
inconcevables ». « Nous ne nous dîmes point adieu,
ajoute-t-elle, de crainte de nous attendrir, et je me dé-
tournai de son passage lorsque je la vis prête à sortir. »
Tout l'esprit de Port-Royal est là dans sa sobre gran-
deur, animant au même degré celle qui part et celle qui
reste. L'émotion est profonde, mais elle est contenue ;
les larmes s'arrêtent au bord des yeux qui ne les lais-
sent pas couler. Jacqueline a entendu la voix de Dieu qui
l'appelle : Magister ad est, vocat te. Elle obéit. Gilberte l'a
compris. Elle s'incline. Dans leurs deux cœurs la grâce en
silence triomphe de la nature.
Les sœurs furent ici beaucoup plus fortes que le frère.
Pascal, lui, ne s'inclina pas ; et soit que sa tendresse
jalouse eût voulu garder Jacqueline dans sa propre vie, soit
que l'esprit du monde qu'elle avait vaincu prît sur lui
sa revanche, il eut alors vis-à-vis de sa sœur une attitude
hostile qui attrista profondément la réception de celle-ci
à Port-Royal : « Si vous n'avez pas la force de me suivre,
au moins ne me retenez pas », lui écrivait-elle, en entrant
au monastère. Il devait attendre plus de deux ans avant
de la suivre ; mais les dissentiments qui survinrent alors
entre eux, et où les Mères de Port- Royal jouèrent un si
noble rôle, eurent du moins pour résultat de lui faire
comprendre et apprécier le caractère des religieuses dont il
26 PASCAL ET PORT-ROYAL
devait bientôt se constituer l'immortel défenseur : « Mon
frère, lisons-nous, dans sa vie écrite par Mme Périer,
a toujours eu une netteté d'esprit admirable pour discer-
ner le faux, et on peut dire que toujours et en toutes
choses la vérité a été le seul objet de son esprit, puisque
jamais rien n'a pu le satisfaire que sa connaissance. »
Comment donc n'aurait-il pas subi l'ascendant de la
Mère Angélique Arnauld dont le désintéressement fut
en cette occasion si complet, le sens chrétien si droit,
si dégagé de toute humaine considération : « Voyez-vous,
monsieur, lui avait-elle dit, nous avons appris de M. de
Saint-Cyran à ne rien recevoir pour la maison de Dieu qui
ne vienne de Dieu. Tout ce qui est fait par un autre motif
que la charité n'est point un fruit de l'esprit de Dieu. »
De telles paroles entraient certes dans son cœur, et
comme sa prodigieuse mémoire ne lui laissait rien
oublier, nous en trouverons plus tard l'écho dans cer-
taines de ses Pensées.
Quoi qu'il en soit, il prit assidûment dès lors le chemin
de Port-Royal, et dans les deux années qui suivirent,
l'influence de Jacqueline fut immense. Elle-même le dit,
la conquête à Dieu de ce frère tant aimé fut sa principale
occupation ; et lui de son côté regarda de jour en jour
comme un plus pur néant, non seulement le monde qui
l'avait pensé reprendre, mais encore la science qui l'avait
tant absorbé : « Quand j'ai commencé l'étude de l'homme,
lisons-nous dans les Pensées, j'ai vu que les sciences abs-
traites ne sont pas propres à l'homme et que je m'égarais
plus de ma condition en y pénétrant que les autres en
l'ignorant. J'ai pardonné aux autres d'y peu savoir. »
Mais comme il devait l'écrire aussi, « on se per-
suade mieux pour l'ordinaire par les raisons qu'on a soi-
même trouvées que par celles qui sont venues dans l'es-
prit des autres ». A l'influence de sa sœur, à l'ardente prière
des religieuses, des amis qu'il comptait déjà nombreux à
Port-Royal, se joignit l'effort intime de sa magnifique
PASCAL ET PORT-ROYAL 27
intelligence, et tout cela aboutit à la nuit décisive
du 23 novembre 1654.
Il est à remarquer que dans le Mémorial qu'il en a
écrit, c'est le mot de joie qui revient avec le plus de fré-
quence. Nul doute qu'il en était inondé, et cela n'est pas
inutile à faire observer par ceux auxquels la religion
grave de Port-Royal semble triste : « Joie, paix... Joie,
joie, joie, pleurs de joie... Éternellement en joie pour un
jour d'exercice sur la terre. »
Cela persista, malgré son déplorable état de santé,
quand de l'avis de M. Singlin qui restait à Paris, il s'alla
retirer durant quelque temps, sous la conduite de M. de
Sacy, à Port-Royal des Champs : « J'ai autant de joie de
vous trouver gai dans la solitude, lui écrivait Jacqueline
le 19 janvier 1655, que j'avais de douleur quand je voyais
que vous l'étiez dans le monde. Je ne sais néanmoins com-
ment M. de Sacy s'accommode d'un pénitent si réjoui et
qui prétend satisfaire aux vaines joies et aux divertisse-
ments du monde par des joies un peu plus raisonnables
et par des jeux d'esprit plus permis. »
Les Mémoires de Fontaine nous apprennent quelles
étaient ces joies plus raisonnables et ces jeux d'esprit
plus permis. A Port-Royal où, suivant le même auteur,
« son brillant charmait et enlevait tout le monde », Pascal
avait rencontré M. Arnauld « pour lui prêter le collet
en ce qui regarde les sciences » et M. de Sacy « pour lui
apprendre à les mépriser ». C'est à cette époque qu'eut
lieu son fameux entretien avec ce dernier touchant Épic-
tète et Montaigne. On comprend en le lisant que Pascal
à Port-Royal avait trouvé de quoi ne pas regretter le
monde.
La paix y régnait encore, bien qu'elle touchât à sa fin
et qu'on fût à la veille des persécutions. Mais alors, non
loin de la Mère Angélique gouvernant l'abbaye dans
tout son saint éclat, il y avait aux Granges M. de Sacy
qui conduisait les âmes, M. Hamon qui soignait les corps.
28 PASCAL ET PORT-ROYAL
L'illustre Antoine Le Maître y travaillait dans le silence ■
avec ses oncles d'Andilly et Arnauld que secondait Pierre
Nicole. Lancelot y venait parfois lire ses textes grecs. Le
cousin de Richelieu, l'abbé de Pontchâteau, y faisait
déjà des retraites. M. de Sainte-Marthe était souvent pré-
sent, et le nouveau venu apprenait à le connaître. M. de
Luzancy, M. de Pontis, M. de Saint-Gilles, M. d'Épi-
nay, M. de la Petitière et plusieurs autres y poursuivaient
les exercices d'une pénitence héroïque que contemplait
ravi le jeune Nicolas Fontaine et qu'allait bientôt ad-
mirer Racine adolescent. Port-Royal en un mot était une
thébaïde dans laquelle filtraient les lueurs nouvelles de
l'Académie française.
Entre lui et le savant qu'il avait conquis, l'accord
se fit complet, absolu, indestructible; et bien que
Pascal ne se fixât pas au désert des Champs, ce qui lui
permit de dire par la suite qu'il n'était pas de Port-Royal,
il n'en mit pas moins au service des solitaires tous les
dons merveilleux qui reposaient en lui. Aussi fut-ce très
naturellement que l'année suivante, 1656, à Port-Royal
encore, Arnauld exclu de Sorbonne et persécuté se tourna
vers lui pour réclamer son aide, en lui disant : « Vous qui
êtes jeune, vous devriez faire quelque chose. » Ce quelque
chose fut les Provinciales.
Nous n'avons pas à en parler ici. Tant qu'il y aura au
monde des êtres épris de beauté, on lira et on relira cet
immortel chef-d'œuvre dont la fine ironie et la sublime
éloquence n'ont jamais été dépassées. L'on se demandera
aussi ce qu'il faut le plus admirer, ou de celui qui sut ainsi
défendre ses amis, ou de ceux qui méritèrent d'avoir un
pareil défenseur.
Le miracle de la Sainte Épine, arrivé au monastère du
faubourg Saint-Jacques sur la propre nièce de Pascal,
le 24 mars de la même année, après l'apparition de la
cinquième Lettre, scella, si on peut ainsi parler, son union
avec Port-Royal. Tous deux y virent un signe d'en
PASCAL ET PORT-ROYAL 29
haut, l'intervention manifeste de Dieu ; ils entendirent
ensemble « la voix sainte et terrible qui étonne la nature
et qui console l'Église ».
Pascal fut bouleversé, et du plus intime de son âme jail-
lit un hymne d'actions de grâces : « Comme Dieu, note-
t-il, n'a pas rendu de famille plus heureuse, qu'il fasse
aussi qu'il n'en trouve point de plus reconnaissante. » Et
sans doute dès lors, tout en continuant d'écrire au Provin-
cial, construisit-il en son esprit le plan de l'apologie qu'il
rêvait et qu'il exposa vers le même temps à ses amis de
Port-Royal.
Les Petites Lettres cessèrent brusquement de paraître,
on le sait, au printemps de 1657. La dernière, chose à
remarquer, porte la date du 24 mars, c'est-à-dire le jour
anniversaire du miracle. On a longuement discuté sur cette
retraite prématurée de l'écrivain qui se savait applaudi
par la France entière, et l'on a même supposé qu'un scru-
pule pouvait avoir déterminé Pascal à ne plus contrister
les Jésuites. Hypothèse invraisemblable qui dément l'af-
firmation qu'il fit peu avant sa mort : « Bien loin de
me repentir d'avoir fait les Provinciales, si j'avais à les
faire présentement, je les ferais encore plus fortes. »
Il avait au contraire obéi en les écrivant à un de-
voir de conscience, « se croyant obligé d'avertir tout le
monde de n'aller pas puiser de l'eau à une fontaine empoi-
sonnée ».
Bien plus plausible est la supposition que Pascal, sen-
tant défaillir les forces qui l'avaient soutenu durant sa
lutte, voulait employer les dernières à un ouvrage dont
l'utilité lui semblait plus grande que celle d'une œuvre
de polémique. Ce sanctuaire de Port-Royal où il avait
si ardemment prié, il voulait en faire comme le centre
d'une immense et magnifique église où, aux pieds du
Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, non des philo-
sophes et des savants, il rassemblerait tous les hommes.
On sait ce qu'il en advint, et comment la maladie, puis
30 PASCAL ET PORT-ROYAL
la mort triomphèrent de sa volonté : Pendent opéra
interrupta. Des débris de son rêve, Port-Royal fit les
Pensées et cette collaboration suprême dit avec une suf-
fisante éloquence ce que furent leurs relations durant ses
dernières années.
Le 4 octobre 1661, dans le monastère encore tout
secoué par la perte récente de la Mère Angélique, Jac-
queline mourut à trente-six ans, première victime de la
persécution, sa délicatesse extrême n'ayant pu suppor-
ter les affres de conscience où l'avait jetée l'exigence de la
signature du fojmulaire. « Je parle dans l'excès d'une
douleur à quoi je s,ens bien qu'il faudra que je succombe,
avait-elle écrit quelques mois auparavant au docteur
Arnauld. » Elle y succomba en effet, fidèle à ce qu'elle avait
dit encore : « Si ce n'est pas à nous à défendre la Vérité,
c'est à nous à mourir pour la Vérité. »
Les lettres écrites alors à Pascal et à Mme Périer par les
religieuses et les solitaires montrent de quelle affection
tous les deux restaient l'objet au monastère auquel les
unissaient maintenant, s'ajoutant aux autres, les liens
d'une commune douleur : « Dieu nous fasse la grâce d'aussi
bien mourir », avait dit simplement Pascal en apprenant
cette mort, le coup le plus sensible qui le pût frapper sur
la terre.
Pendant les dix mois qui lui restaient à vivre, il prit
une grande part, tous les mémorialistes le rapportent, à
ce qu'on a appelé les guerres civiles de Port-Royal. Un
érudit moderne a même voulu établir, à l'aide de textes
suspects ou mal lus, qu'il y avait eu brouille complète
entre Pascal et ses amis. C'est là une erreur qui a été
réfutée en son temps. La vérité est qu'il y eut désaccord
au sujet de la signature du formulaire, non parce que
Pascal désavouait ses opinions anciennes, mais au con-
traire parce que, soutenu par quelques-uns des « Mes-
sieurs », il trouvait Arnauld et la plupart des autres trop
modérés, trop désireux d'assurer la paix. « Son humeur
PASCAL ET PORT-ROYAL 3I
bouillante », comme disait sa sœur, n'admettait pas les
tempéraments qu'acceptait l'illustre docteur.
Mais jamais, les mêmes témoins l'affirment, la cha-
rité entre eux ne fut altérée, jamais l'amitié ne fut re-
froidie ; et tant qu'il resta dans son domicile de la Porte
Saint-Michel, Pascal, sans doute, continua d'aller sou-
vent au Port-Royal de Paris. Là, tout lui rappelait Jac-
queline, et il pouvait voir M. Singlin qui y demeura jus-
qu'à ce que la persécution l'en fît sortir. Là aussi, il
retrouvait dans les dehors de la maison d'autres amis,
notamment la vieille marquise de Sablé à laquelle l'atta-
chait une particulière affection. Aujourd'hui encore, dans
l'ancienne abbaye devenue l'hôpital de la Maternité, ce
n'est pas sans émotion que l'on gravit l'escalier qu'il dut
prendre si souvent pour aller chez la marquise, en ce
logement mi-conventuel, mi-mondain où La Rochefou-
cauld venait discuter avec Nicole, où le frère de Louis XIV
ne dédaignait pas de monter, où le jésuite Rapin put
rencontrer parfois l'auteur des Provinciales : « Il vous
regardait par les yeux de la foi, écrira au lendemain de sa
mort la Mère Agnès Arnauld à Mme de Sablé, ce qui lui
donnait un zèle et un amour pour votre âme qu'il aurait
voulu servir aux dépens de sa vie. Et c'est ce qui vous fait
ressentir cette solitude terrible de vous voir délaissée d'un
ami si fidèle qui ne laisse pas son semblable après lui. »
Quand à la fin de juin 1662, Pascal, abandonnant son
logis à des indigents s'en vint demeurer chez Mme Périer
rue des Fossés-Saint- Victor, il n'en sortit plus guère, ter-
rassé par le mal qui ne lui laissait pas de relâche. Et c'est
alors Port-Royal qui vint à lui. Arnauld, Nicole, M. de
Sainte-Marthe se succédèrent à son chevet d'agonisant,
bravant le danger qu'ils couraient d'être arrêtés à une
époque où ils étaient proscrits. M. de Sainte-Marthe l'en-
tendit plusieurs fois en confession ; M. Wallon de Beau-
puis, qui prenait soin des enfants Périer, assista à sa sainte
mort, et l'on devine comment il fut pleuré en lisant les
32 PASCAL ET PORT-ROYAL
lettres écrites après le 19 août : « Je n'y puis penser ni vous
en écrire que les larmes aux yeux, mandait l'abbé de La
Lane à Mme Périer. C'est peu de le regretter pour ses
proches et pour ses amis, il faut le regretter pour toute
l'Église. Ceux qui savent ce qu'il avait fait et ce qu'il
pouvait faire et aurait fait ne peuvent s'en consoler qu'en
adorant la Providence de Dieu qui l'a voulu ôter de ce
monde pour sa gloire et pour récompenser la piété et les
travaux de son serviteur. »
Puis, quand tout fut fini, quand on lui eut jeté un peu
de terre sur la tête, ce fut à ces mêmes amis. Messieurs de
Port-Royal, que Mme Périer s'adressa pour recueillir et
publier les Pensées de son frère. Leur première édition
s'appellera toujours l'édition de Port-Royal.
A travers les temps, ils nous arrivent donc insépara-
blement joints, ces deux noms de Pascal et de Port-Royal,
et l'on se demande seulement si Pascal fit plus pour Port-
Royal ou Port-Royal pour Pascal.
Ne le discutons pas, ou plutôt, disons mieux : sans
Port-Royal nous n'aurions pas tout Pascal. Sans Pascal,
il manquerait un rayon à Port-Royal. Ils se complètent
harmonieusement comme la vertu par le génie, le génie
par la vertu, et dans la paix sereine de l'Histoire une
même admiration les réunit pour jamais.
CÉCILE GAZIER.
VARIATION SUR UNE " PENSÉE
>>
Le silence éternel...
— Quels sons doux et puissants, demande Eustathe
à Pythagore, et quelles harmonies d'une étrange pureté
il me semble d'entendre dans la substance de la nuit
qui nous entoure? Mon âme, à l'extrême de l'ouïe,
accueille avec surprise de lointaines modulations. Elle
se tend, pareille à l'espérance, jusqu'aux limites de mon
sens, pour saisir ces frémissements de cristal et ce mugis-
sement d'une majestueuse lenteur qui m'émerveillent.
Quel est donc le mystérieux instrument de ces délices?
— Le ciel même, lui répondait Pythagore. Tu perçois
ce qui charme les dieux. Il n'y a point de silence dans
l'univers. Un concert de voix éternelles est inséparable
du mouvement des corps célestes. Chacune des étoiles
mobiles, faisant vibrer l'éther selon sa vitesse, commu-
nique à l'étendue le son qui est le propre de son nombre.
Les plus éloignées, qui sont nécessairement les plus
rapides, fournissent à l'ensemble les tons les plus aigus.
Plus graves sont les plus lentes, qui sont les plus proches
de nous ; et la terre immobile est muette. Comme les
sphères obéissent à une loi, les sons qu'elles engendrent
se composent dans cet accord suave et doucement
variable, qui est celui des cieux avec les cieux. L'ordre du
monde pur enchante tes oreilles. L'intelligence, la jus-
tice, l'amour, et les autres perfections qui régnent dans
la partie sublime de l'univers, se font sensibles ; et ce
ravissement que tu éprouves n'est que l'effet d'une divine
et rigoureuse analogie...
34 VARIATION SUR UNE « PENSÉE »
Voilà ce que prêtait aux abîmes de la nuit le profond
désir des anciens Grecs.
Quant aux Juifs, ils ne parlent des cieux qu'ils n'en
célèbrent l'éloquence. Les nuits bibliques retentissent des
louanges du Seigneur. Les étoiles, quelquefois, y paraissent
confondues aux fils de Dieu, qui sont les anges, et cette
innombrable tribu des esprits et des astres fait entendre
à toute la terre une acclamation immense.
« Les cieux énoncent la gloire de Dieu, et l'ouvrage
de ses mains est proclamé par le firmament. »
L'auteur des Psaumes ne trouve pas de termes assez
énergiques pour exprimer toute la puissance de cette voix
extraordinaire : « Le jour vomit au jour la parole divine, et
la nuit enseigne la nuit. Ce ne sont point des babillages,
ni de ces propos qui peuvent échapper à l'oreille, mais
leur résonance se prolonge aux extrémités de la terre...
Non sunt loquelcB neque sermones quorum non audiantur
voces eorum. In omnem terram exivit sonus eorum et in
fines or bis terrœ ver ha eorum.
Et Jéhovah lui-même dit à Job : « Les étoiles du matin
éclataient en chants d'allégresse. »
Pascal ne reçoit des espaces infinis que le silence. Il se
dit « effrayé ». Il se plaint amèrement d'être abandonné
dans le monde. Il n'y découvre pas Celui qui déclarait par
Jérémie : Cœlum et terram ego impleo. Et cet étrange
chrétien ne se trouve pas son Père dans les cieux... Mais
au contraire, « en regardant tout l'univers muet, il entre
en effroi, dit-il, comme un homme qu'on aurait porté
endormi dans une île déserte et effroyable... »
Effroi, effrayé, effroyable; silence éternel; univers muet,
c'est ainsi que parle de ce qui l'entoure, l'une des plus
fortes intelligences qui aient paru.
Elle se ressent, elle se peint, et se lamente, comme une
bête traquée ; mais de plus, qui se traque elle-même, et
VARIATION SUR UNE « PENSÉE » 35
qui excite les grandes ressources qui sont en elle, les puis-
sances de sa logique, les vertus admirables de son lan-
gage, à corrompre tout ce qui est visible et qui n'est point
désolant. Elle se veut fragile et entièrement menacée, et
de toutes parts environnée de périls et de solitude, et de
toutes les causes de terreur et de désespoir. Elle ne peut
souffrir qu'elle soit tombée dans les filets du temps, du
nombre et des dimensions, et qu'elle se soit prise au piège
du système du monde. Il n'est pas de chose créée qui ne
la rappelle à son affreuse condition, et les unes la blessent,
les autres la trompent, toutes l'épouvantent, tellement
que la contemplation ne manque jamais de la faire hurler
à la mort. Elle me fait songer invinciblement à cet aboi
insupportable qu'adressent les chiens à la lune ; mais ce
désespéré, qui est capable de la théorie de la lune, pous-
serait son gémissement tout aussi bien contre ses calculs.
Ce n'est pas seulement ce qui arrive dans le ciel, mais
toute chose ; et non seulement toute chose elle-même,
mais jusqu'à l'innocente représentation des choses, qui
l'irrite et se fait haïr : Quelle vanité que la peinture... Il
invente, pour les images que poursuivent les arts, une
sorte de dédain du second degré.
Je ne puis m'empécher de penser qu'il y a du système
et du travail dans cette attitude parfaitement triste et
dans cet absolu de dégoût. Une phrase bien accordée
exclut la renonciation totale.
Une détresse qui écrit bien n'est pas si achevée qu'elle
n'ait sauvé du naufrage quelque liberté de l'esprit,
quelque sentiment du nombre, quelque logique et
quelque symbolique qui contredisent ce qu'ils disent. Il
y a aussi je ne sais quoi de trouble, et je ne sais quoi de
facile, dans la spécialité que l'on se fait des motifs
tragiques et des objets impressionnants. Qu'est-ce que
nous apprenons aux autres hommes en leur répétant
qu'ils ne sont rien, que la vie est vaine, la nature
36 VARIATION SUR UNE « PENSÉE »
ennemie, la connaissance illusoire ? A quoi sert d'assommer
ce néant qu'ils sont, ou de leur redire ce qu'ils savent?
Je ne suis pas à mon aise devant ce mélange de l'art
avec la nature. Quand je vois l'écrivain reprendre et
empirer la véritable sensation de l'homme, y ajouter
des forces recherchées, et vouloir toutefois que l'on prenne
son industrie pour son émotion, je trouve que cela est
impur et ambigu. Cette confusion du vrai et du faux dans
un ouvrage devient très choquante quand nous la soup-
çonnons de tendre à entraîner notre conviction ou à nous
imprimer une tendance. Si tu veux me séduire ou me
surprendre, prends garde que je ne voie ta main plus
distinctement que ce qu'elle trace.
Je vois trop la main de Pascal.
D'ailleurs, quand même les intentions seraient pures,
le seul souci d'écrire, et le soin que l'on y apporte ont le
même effet naturel qu'une arrière-pensée. Il est inévi-
table de rendre extrême ce qui était modéré, et dense ce
qui était rare, et plus entier ce qui était partagé, et pathé-
tique ce qui n'était qu'animé... Les fausses fenêtres se
dessinent d'elles-mêmes. L'artiste ne peut guère qu'il
n'augmente l'intensité de son impression observée, et il
rend symétriques les développements de son idée pre-
mière, à peu près comme fait le système nerveux quand
il généralise et étend à l'être tout entier quelque modifi-
cation locale. Ce n'est pas là une objection contre l'ar-
tiste, mais un avertissement de ne jamais confondre le
véritable homme qui a fait l'ouvrage, avec l'homme que
l'ouvrage fait supposer.
Cette confusion est de règle pour Pascal. On a tant
écrit sur lui, on l'a tant imaginé et si passionnément con-
sidéré qu'il en est devenu un personnage de tragédie, un
acteur singulier et presque un « emploi » de la comédie
de la connaissance. Certains jouent les Pascal. L'usage
a fait de lui une manière d'Hamlet français et janséniste.
VARIATION SUR UNE « PENSÉE » 37
qui soupèse son propre crâne, crâne de grand géomètre ;
et qui frissonne et songe, sur une terrasse opposée à
l'univers. Il est saisi par le vent très âpre de l'infini, il se
parle sur la marge du néant où il paraît exactement
comme sur le bord d'un théâtre, et il raisonne devant
tout le monde avec le spectre de soi-même.
C'est pourtant un fait assez remarquable que la plu-
part des religions aient placé dans l'extrême altitude le
siège de la Toute-Puissance, comme elles ont trouvé sa
marque et les preuves de son existence dans cet ordre
sidéral, qui d'autre part, a donné aux hommes l'idée, le
modèle primitif, et les premières vérifications des lois
naturelles.
C'est vers le ciel que les mains se tendent ; en lui que
les yeux se réfugient ou se perdent ; c'est lui que montre
le doigt d'un prophète ou d'un consolateur ; c'est du haut
de lui que certaines paroles sont tombées, et que certains
appels de trompettes se feront entendre.
Et sans doute, ni la Cause Première, ni l'Acte Pur, ni
l'Esprit, n'ont point de site, non plus qu'ils n'ont de figure
ni de parties ; mais un instinct qui tient peut-être à notre
structure verticale, mais peut-être le sentiment que nos
destins sont suspendus à des phénomènes très éloignés,
et que toute vie terrestre en dépend, tourne inévitable-
ment les hommes embarrassés, ou affligés, ou tourmentés
dans leurs esprits par leurs questions abusives, vers le
zénith du lieu, vers le haut.
Exhausser, exaucer, sont le même mot.
Kant lui-même, cédant à un secret mouvement de
mysticisme naïf, a conjoint cette espèce d'inspiration
qu'il eut d'une loi morale universelle, à la sensation que
lui causait le spectacle du ciel étoile.
J'ai essayé quelquefois d'observer en moi-même et de
suivre jusqu'aux idées cet effet mystérieux que pro-
38 VARIATION SUR UNE <( PENSÉE »
duisent généralement sur les hommes une nuit pure et
la présence des astres.
Voici que nous ne percevons que des objets qui n'ont
rien à faire avec notre corps. Nous sommes étrangement
simplifiés. Tout ce qui est proche est invisible ; tout ce
qui est sensible est intangible. Nous flottons loin de nous.
Notre regard s'abandonne à la vision, dans un champ
d'événements lumineux, qu'il ne peut s'empêcher d'unir
entre eux par ses mouvements spontanés, comme s'ils
étaient dans le même temps ; traçant des lignes, formant
des figures qui lui appartiennent, qu'il nous impose, et
qu'il introduit dans le spectacle réel.
Cependant la distribution de tous ces points nous
échappe. Nous nous trouvons accablés, lapidés, englobés,
négligés par ce nombreux étincellement.
Nous pouvons compter ces étoiles, nous qui ne pouvons
croire que nous existions à leur regard. Il n'y a aucune
réciprocité d'elles à nous.
Nous ressentons quelque chose qui nous demande une
parole, et une autre chose qui la refuse.
Ce que nous voyons dans le ciel, et ce que nous trou-
vons au fond de nous-mêmes, étant également soustraits
à notre action, et l'un scintillant au delà de nos entre-
prises, l'autre vivant en deçà de nos expressions, il se
fait donc une sorte de relation entre l'attention que nous
attachons au plus loin, et notre attention la plus intime.
Elles sont comme des extrêmes de notre attente, qui se
répondent, et qui se ressemblent par l'espérance de
quelque nouveauté décisive, dans le ciel ou dans le cœur.
A ce nombre d'étoiles qui est prodigieux pour nos
yeux, le fond de l'être oppose un sentiment éperdu d'être
soi, d'être unique, — et cependant d'être seul. Je suis
tout, et incomplet. Je suis tout et partie.
L'obscurité qui nous entoure nous fait une âme toute
nue.
VARIATION SUR UNE « PENSÉE » 39
Cette obscurité est tout ensemencée de clartés inac-
cessibles. L'on peut difficilement se défendre de songer à
des demeures où l'on veille. Nous peuplons vaguement
l'ombre de vivants lumineux et inconnaissables.
Cette même ombre qui nous supprime les environs de
notre corps, par conséquence rabaisse le son de notre
voix et la réduit à une parole intérieure, car nous avons
une tendance à ne parler véritablement qu'à des êtres
peu éloignés.
Nous éprouvons un calme et un malaise singuliers.
Entre le <( moi » et le « non-moi », il n'y a plus de passage.
Pendant la pleine lumière, il existait un enchaînement
de nos pensées avec les choses, par nos actes. Nous échan-
gions des sensations contre des pensées, et des pensées
contre des sensations ; et nos actes servaient d'intermé-
diaires, notre temps servait de monnaie. Mais à présent
il n'y a plus d'échanges, il n'y plus cet homme agissant
qui est mesure des choses. Il n'y a plus que deux présences
distinctes et deux natures incommensurables. Il n'y a
que deux adversaires qui se contemplent et qui ne se
comprennent pas. L'immense agrandissement de nos
perspectives, la réduction de notre pouvoir sont con-
frontés. Nous perdons pendant quelque temps l'illusion
familière que les choses nous correspondent. Une mouche
qui ne peut pas traverser une vitre est notre image.
Nous ne pouvons pas rester à ce point mort. La sensi-
bilité ne connaît point l'équilibre. On pourrait même la
définir comme une fonction dont le rôle est de rompre
dans les vivants tout équilibre de leurs puissances. Il faut
donc que notre esprit s'excite soi-même à se défaire de
sa stupeur et à se reprendre de cette solennelle et immo-
bile surprise que lui causent le sentiment d'être tout, et
l'évidence de n'être rien.
On voit alors le solitaire par essence, l'esprit, se défendre
par ses pensées. Notre corps se défend contre le monde,
par ses réflexes et par ses diverses sécrétions ; et tantôt.
40 VARIATION SUR UNE « PENSÉE »
il les produit comme au hasard, et comme pour faire
hâtivement quelque chose ; et tantôt, ce sont des mou-
vements opportuns et des humeurs efficaces qu'il oppose
exactement à ce qui l'opprime ou qui l'irrite. L'âme
n'agit pas autrement contre l'inhumanité de la nuit. Elle
s'en défend par ses créations qui, les unes, sont naïves
et irrésistibles comme des réflexes ; les autres sont réflé-
chies, retardées, combinées, articulées, et adaptées à la
connaissance qu'elle peut avoir de notre situation.
Nous trouverons donc en nous deux ordres de réponses
à la sensation que j'ai décrite, et que nous donne la vue
du ciel et l'imagination de l'univers. Les unes seront
spontanées, et les autres élaborées. Elles sont bien diffé-
rentes, quoiqu'elles puissent se mêler et se combiner dans
la même tête ; mais il faut les séparer pour les définir.
On les distingue souvent en attribuant les unes au cœur,
les autres à Y esprit. Ces termes sont assez commodes.
Le cœur finit presque toujours, dans sa lutte contre
la figure effrayante du monde, par susciter, à force de
désir, l'idée de quelque Être assez puissant pour contenir,
pour avoir construit, ou pour émettre, ce monstre d'éten-
due et de rayonnements qui nous enferme, qui nous
menace, qui nous fascine, qui nous intrigue et nous
dévore. Et cet Être, ce sera même une Personne, — c'est-
à-dire qu'il y aura quelque ressemblance entre lui et
nous, et je ne sais quel espoir d'une entente indéfinis-
sable. Voilà ce que le cœur trouve. Il tend à se répondre
par un dieu.
On sait bien, d'ailleurs, par l'expérience de l'amour,
que l'unique a besoin de l'unique, et que le vivant veut
le vivant.
Voyons maintenant quel autre genre de pensées peut
nous venir, si nous différons notre sentiment, et si nous
essayons d'opposer à l'énorme pression de toutes les
choses, une patience infinie et un immense intérêt. L'es-
prit cherche.
VARIATION SUR UNE « PENSÉE » 41
L'esprit ne se hâtera pas d'imaginer ce qu'il lui faut
pour soutenir la considération de l'univers. Il examinera,
sans égard au temps, ni à la durée d'une vie particulière.
Il y a un contraste remarquable entre la promptitude,
l'impatience, l'inquiétude du « cœur », et cette lenteur
faite de critique et d'espoir. Ce retard, qui peut être
illimité, a pour effet de transformer le problème. Le
problème transformé pourra transformer le question-
neur.
Nous observerons que nous ne pouvons penser à notre
univers qu'en le concevant comme un objet nettement
séparable de nous, et distinctement opposé à notre cons-
cience. Nous pourrons alors le comparer aux petits sys-
tèmes que nous savons décrire, définir, mesurer, expéri-
menter. Nous traiterons le tout comme une partie. Nous
serons conduits à lui ajuster une logique dont les opé-
rations nous permettront de prédire ses changements,
ou d'en limiter le domaine.
(Nous comparerons, par exemple, l'ensemble des étoiles
à un nuage gazeux, nous essaierons sur un essaim sidéral
les définitions et les lois trouvées en étudiant les gaz au
laboratoire, nous nous ferons une idée « statistique de
l'univers, nous penserons à son « énergie interne », à sa
« température », etc.).
Notre travail consistera, en somme, à rapprocher ce
qui était si stupéfiant et si émouvant, de ce qui est familier
à nos sens, accessible à notre action, et qui se conforme
d'assez près à nos raisonnements.
Mais il résulte, — il doit nécessairement résulter à la
longue, de ce travail illimité, une certaine variation
(déjà sensible) de ce familier, de ce possible, de ce raison-
nable, qui constituent à chaque instant les conditions
de notre apaisement. Comme les hommes ont accepté les
antipodes, ils s'apprivoiseront avec la « courbure d'uni-
vers », et avec bien d'autres étrangetés. Il n'est pas impos-
sible, — il est même assez probable, — que cette accou-
42 VARIATION SUR UNE « PENSÉE »
tumance transforme peu à peu, non seulement nos idées,
mais certaines de nos réactions immédiates.
Ce qu'on pourrait nommer « la réaction de Pascal »
peut devenir une rareté et un objet de curiosité pour les
psychologues.
Pascal avait « trouvé, » mais sans doute parce qu'il ne
cherchait plus. La cessation de la recherche, et la forme
de cette cessation, peuvent donner le sentiment de la
trouvaille.
Mais il n'a jamais eu de foi dans la recherche en tant
qu'elle espère dans l'imprévu.
Il a tiré de soi-même le silence éternel que ni les hommes
véritablement religieux, ni les hommes véritablement
profonds n'ont jamais observé dans l'univers.
Il a exagéré affreusement, grossièrement l'opposition
de la connaissance et du salut, puisqu'on voyait dans le
même siècle, de savantes personnes qui ne faisaient pas
moins bien leur salut, je pense, que lui le sien, mais qui
n'en faisaient point souffrir les sciences. Il y avait Cava-
lieri, qui s'essayait aux indivisibles ; il y avait ce Saccheri,
qui soupçonnait, sans se l'avouer, ce qu'il y a de convenu
dans Euclide et entr'ouvrait une porte à bien des
audaces futures de la géométrie. Ce n'étaient, il est vrai,
que des Jésuites.
PAUL VALÉRY.
PASCAL
ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE'"'
Nonne cor nostrum ardens erat in
nobis dum loqiieretur in via.
Pendant qu'il cheminait avec nous,
n'est -il pas vrai qu'une chaleur céleste
émanait de ses paroles et nous embra-
sait.
(S. Luc, XXIV, 32.)
Quand Sa Grandeur Mgr l'évêque de Clermont me fit
l'honneur insigne de m'inviter à prendre la parole dans
cette cérémonie toute spirituelle, toute religieuse et pure-
ment pascalienne dont l'Académie à^ Clermont venait de
prendre l'initiative, ma première pensée avait été de me
borner à réciter, à méditer devant ces autels quelques-unes
des prières de Pascal, et, par là même, de ressusciter en
quelque sorte ce grand chrétien au milieu de vous, de le
ressusciter, dis-je, dans sa posture la plus vraie, la plus
caractéristique, et tel qu'on put le voir ici même, à genoux,
soumettant son être à l'Être infini. Par là nous ne lui
aurions pas seulement rendu le seul hommage qui fût
aujourd'hui de quelque prix à ses yeux, mais encore, et
en même temps, nous aurions touché le fond même de
son génie et découvert le secret de son prestige. Si Pascal
n'eût été, en effet, qu'un géomètre et qu'un écrivain, la
(i) Premier point d'un sermon prêché dans la cathédrale de Clermont,
le dimanche 8 juillet, pour le troisième centenaire de Pascal.
44 PASCAL ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE
France et le monde le fêteraient encore, sans doute, mais
non pas avec cette nuance particulière de vénération à
laquelle n'ont pas droit les héros de l'analyse ou de la
plume, et que seuls peuvent attendre de nous ceux qui
ont fixé leur demeure habituelle dans l'ordre de la cha-
rité. Qu'on le veuille, qu'on le sache ou non, dès que
l'on s'approche de Pascal, on change d'attitude, de style,
et même de curiosité. On baisse le ton, comme si l'on
entrait dans une chapelle. En cette présence auguste,
l'incroyant lui-même, s'il a l'esprit et le cœur bien faits,
sent invinciblement que la moindre familiarité serait une
faute de goût et une sottise. Bref, notre ferveur le canonise
en quelque manière, tant elle ressemble à cette émotion
spéciale, solennelle et douce, heureuse et craintive qui se
forme en nous à la rencontre d'un saint : « Nonne cor nos-
truni ardens erat in nobis duni loqtieretur in via. Pendant
qu'il cheminait avec nous, n'est-il pas vrai qu'une céleste
chaleur émanait de ses paroles et nous embrasait... »
S'il en est ainsi, qui ne voit que notre meilleure occu-
pation en ce jour devrait être de nous offrir à ce foyer
et au moment où il est le plus intense, de nous agenouiller
près de Pascal à genoux. Et c'est bien là ce que nous
ferons, mais auparavant il ne m'a pas semblé inutile
d'examiner loyalement, |courageusement, si cette prière
nous était vraiment permise, à nous catholiques, veux-je
dire, qui entendons régler toutes les démarches de notre
vie intérieure sur les directions de l'Église, à nous qui
résisterions à cette prière où Pascal nous invite, si nous
pensions entrer, si par cette prière même, nous pénétrions,
si peu que ce fût, dans une autre communion que celle des
saints. Après tout, ce n'est pas ici une tribune acadé-
mique, c'est la chaire de vérité : celui qui vient d'y
monter n'est pas un simple lettré, un des multiples his-
toriens du jansénisme et de Pascal, mais un prêtre deux
fois tenu de peser tous ses mots dans les balances du
sanctuaire et par les engagements de son sacerdoce, et
PASCAL ET L EGLISE CATHOLIQUE 45
par le crédit qu'a bien voulu lui accorder le digne succes-
seur de ce Massillon, si doux et si ferme, à qui, selon ses
propres paroles, « Dieu avait fait la grâce d'être ennemi
de toutes les extrémités ».
Au seuil du problème qui se pose à nous se dresse
un vieux préjugé qu'ont entretenu, avec une égale obsti-
nation, et les panégyristes du jansénisme et un certain
nombre de ses adversaires. On nous représente le jansé-
nisme comme un bloc solide, constamment identique à
lui-même, tout mauvais ou tout admirable, depuis ses
débuts dans l'histoire jusqu'aux convulsions ridicules
ou sinistres de son agonie. (C'est le thème que dévelop-
pait hier encore le chroniqueur sincère, mais débile et
passionné du Mouvement janséniste.) Or rien n'est moins
conforme à la vérité qu'une pareille construction. Croyez-
en plutôt le génial Sainte-Beuve. Pour lui, c'est à peine si
le vrai pensionnaire de Port-Royal aurait survécu à l'abbé
de Saint-Cyran. Dès le temps des Provinciales, la trans-
formation, la décadence auraient commencé. De leur point
de vue doctrinal, qui présentement est seul à nous retenir,
les théologiens de métier, qui savent la valeur exacte, le
juste poids des qualifications canoniques, ne jugent pas
autrement que Sainte-Beuve. Ils se refusent à réunir
sous la même condamnation un Saint-Cyran et un Père
Quesnel, par exemple, celui-ci ayant catégoriquement
refusé de se soumettre à une bulle pontificale, acceptée
par l'Église universelle, l'autre ne s'étant jamais porté à
des extrémités aussi décisives. Avant et après la bulle
Unigenitus, avant et après la révolte formelle contre l'au-
torité suprême, elle serait, pour nous théologiens, la
grande ligne de partage dans le développement du jansé-
nisme. Non que l'on approuve pour cela la conduite du
grand Arnauld et de ses disciples. Sainte-Beuve lui-même
y trouvait beaucoup à répondre. On dit simplement qu'à
les juger, comme il le faut bien, sur leurs actes et sur
leurs paroles, les premières générations jansénistes n'ont
46 PASCAL ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE
pas commis le délit formel d'hérésie ou de schisme.
Ni les témoins français de leur politique ondoyante,
ni les papes de ce temps-là n'ont vu en eux des frères
séparés, des rebelles au sens canonique du mot. Ce n'est
pas non plus, d'ailleurs. Dieu nous en garde ! que nous
regardions comme autant de réprouvés tous les malheu-
reux qui ont suivi le Père Quesnel dans sa résistance aux
décisions solennelles de l'Église. On se débattait alors
dans une confusion inextricable, et la plupart ne savaient
ce qu'ils faisaient. Mais enfin les conditions n'étaient plus
du tout les mêmes : le conflit avait changé non pas seu-
lement d'acuité mais de nature. La fronde mal dessinée
d'hier, avec ses habiletés, ses retraites, ses contra-
dictions, était devenue une secte véritable : hérésie, pas
encore, peut-être ; mais certainement schisme, attentat
encore incertain et partagé, mais déjà très grave contre
l'unité de l'Église. D'où, pour les gardiens de la disci-
pline, de nouveaux cas de conscience, plus cruels à
résoudre et plus pressants. Fallait-il refuser les derniers
sacrements à la bonne Marguerite Périer qui ne voulait
pas rétracter son appel? On hésita beaucoup, nous le
savons, et il semble bien que, sans l'intervention de
votre admirable MassiUon, la miraculée de la Sainte
Épine, la fille, la petite- fille et la nièce de tant de pré-
destinés serait morte sans avoir reçu l'hostie sainte.
Aucune difficulté de ce genre auprès de Pascal mou-
rant. Aux yeux de l'excellent prêtre qui le visita souvent
pendant ses dernières semaines, il n'était qu'un catho-
lique comme les autres.
Les fautes dont il avait à se repentir ne relevaient que
du for intérieur. Simple laïque, du reste, il n'avait eu à
signer aucun formulaire. Cette ligne qu'on a trouvée
dans ses papiers, et qui ne porte ni date ni signature,
est un appel du tribunal faillible de l'jndex au tribunal
infaillible de Jésus, ne ressemble d'aucune manière, je ne
dis pas seulement à une déclaration solennelle de mystère
PASCAL ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE 47
mais encore à l'appel chétif et caduc d'une Marguerite
Wiener, octogénaire. Tout au plus velléité passagère de
révolte, insensiblement oubliée peut-être, et peut-être
aussi, expressément rachetée par une déclaration con-
traire et les larmes de la pénitence. Cri silencieux de
détresse et de confiance, lancé, nous ne savons à quel
moment, ni dans quel esprit ; intimes colloques avec
Celui à qui nous pouvons tout dire ; écho résigné à la
plainte du Calvaire : Mon Dieu, pourquoi m'avez-vous
abandonné? En dehors du souverain Juge qui nous com-
prend mieux que nous ne nous comprenons nous-mêmes,
nul ici-bas n'a le droit d'écouter aux dernières portes de
l'âme. En la personne du Père Beurrier, c'est toute l'Église
qui absout Pascal mourant et qui le reconnaît pour sien.
« Proficiscere : Ame chrétienne, âme cathoHque, partez
pour le ciel ! » Appliquer sciemment, délibérément à Pascal
un nom de secte serait une faute mortelle contre la
justice. "
Mais si, maintenant, laissant les précisions bienfai-
santes des théologiens et des casuistes, nous prenons ce
mot janséniste au sens large, au sens historique et légen-
daire, la plus élémentaire loyauté nous oblige d'avouer
que Pascal, quoi qu'il en ait dit, est bien de ce groupe
spirituel, de cette école dogmatique, enfin de cette fronde
que, d'un nom glorieux et douloureux tout ensemble,
nous appelons Port-Royal. Il leur appartient, par ses
vertus, par ses tendances théologiques et par l'impétuo-
sité étourdie de .ses polémiques. Puisque, pour l'instant,
nous le confessons ici, devant Dieu, je ne dis rien encore
de ses vertus, de sa foi profonde, du sentiment auguste
qu'il avait des choses célestes, en un mot, de tout ce
qu'il a de commun avec Jacqueline, la Mère Angélique,
la Mère Agnès, M. Singlin, M. de Saci, M. Hamon,
et tant et tant d'autres. Pour nous comme pour
Sainte-Beuve, c'est là le vrai Port-Royal, mais il en
est un autre, et où Pascal s'est attardé trop longtemps.
48 PASCAL ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Le Port-Royal où dominent — c'est toujours Sainte-
Beuve qui parle — « ces divisions mortes et corruptibles
que l'homme, en tout temps, a introduites dans le fruit
abondant du christianisme » ; celui qui semble attacher
moins de prix à « la pulpe mûrie » et nourrissante qu'à
« la cloison amère >\ à la vive réalité de la grâce qu'aux
spéculations sur la grâce ; celui qui risque de perdre la
simplicité, la joie, la charité et la fidélité des enfants
parmi des « complications de diplomatie canonique et
de vocifération scolastique ».
Nous jugeons ici Pascal avec une liberté entière, mais
à la façon de ces confesseurs qu'il n'aimait pas, de ceux
qui, fidèles aux leçons de saint Paul, inclinent toujours
à croire le bien plutôt que le mal. Ils estiment en effet que
chaque cas de conscience particulier a quelque chose de
singulier, d'unique, qui ne s'est pas encore présenté et ne
se présentera jamais plus, et que, mauvaise en soi, pour
qui la compare aux défenses du Décalogue, toute action
peut voir sa malice se nuancer, s'atténuer, s'effacer même
peut-être selon les dispositions de l'agent. C'est là, sans
doute, la raison profonde qui guide les casuistes dans leurs
spéculations, parfois trop hardies ou trop subtiles, sur
le permis et le défendu. Ainsi, pour qui les juge dans l'abs-
trait, deux secondes suffisent à condamner les Provin-
ciales. Non possumus. Publier un libelle est, nécessaire-
ment, foncièrement immoral. Mais si l'auteur n'a pas su
où portaient ses coups, s'il n'a ni prévu ni voulu les consé-
quences désastreuses de son initiative, les pierres tombent
de nos mains, et nous nous retirons en silence, assez
lentement néanmoins pour entendre descendre sur les
pécheurs plus malheureux que coupables les paroles du
pardon : « Ils ne t'ont pas condamné, je ne te condamnerai
pas davantage ». Louis de Montalte est coupable, Pascal
innocent. C'est un impulsif, brusquement appelé à venger
certains principes de la morale qu'on lui dit menacés par
d'imprudents sophistes, appelé aussi à défendre, du même
PASCAL ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE 49
coup, ses bienfaiteurs, ses amis, tout un couvent dont il
connaît la sainteté. Quelques hommes du métier le caté-
chisent en hâte, lui passionnément docile aux maîtres
successifs qu'il se donne, et qu'il jugera quelque jour,
sans doute, nous savons avec quelle violence maladive,
mais après leur avoir d'abord obéi. C'est un géomètre
rigide, qui n'a pas encore appris à tempérer par l'esprit
de finesse, à soumettre aux souples intuitions du cœur, les
certitudes courtes, cassantes, trompeuses de la raison
raisonnante. Avec cela, sûr de ses intentions droites, sûr
de l'unique amour qui remplit sa vie et que lui rappelle
sans cesse la feuille de parchemin cousue dans la dou-
blure de son pourpoint. Ajoutez les infaillibles pressen-
timents du génie, la confuse mais pressante révélation du
chef-d'œuvre qui veut naître. Nescio quid majus. Que de
menaces, mais aussi que d'excuses ! Et bientôt l'Église
navrée verra se réaliser une fois de plus la prophétie de
son fondateur : un jour viendra où ceux qui vous persé-
cuteront penseront venger ainsi la cause de Dieu. Que
nous importe, du reste, le plus ou moins d'exactitude
dans les citations des Provinciales. Comme tous les autres
savants, les casuistes se trompent, mais, pour discuter
leurs erreurs particulières, c'est l'ensemble de la théo-
logie morale, c'est toute une science délicate et profonde
qu'il faudrait déjà posséder — science dont Louis de
Montalte ignore jusqu'aux éléments. Mais cela, je veux
dire ce péché d'incompétence, ne serait rien, si la charité
était restée sauve, si, content de censurer quelques
jésuites, Pascal s'était scrupuleusement défendu de vouer
au mépris de lecteurs sans nombre toute ime immense
famille d'honnêtes savants, d'apôtres, de directeurs, de
mystiques et de martyrs, cette compagnie enfin, plus
sainte encore que célèbre, qui ne porte pas en vain le
nom de Jésus. Nolite langer e Christos meos, a dit le Sei-
gneur, ne touchez pas à mes Christs. Hélas ! nous ne
sommes tous que mensonges, inconscience et misère :
50 PASCAL ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Si iniquitates observaveris, Domine, Domine, quis susti-
nebif. « Que Dieu ne nous impute pas nos péchés, s'écriait
Pascal, c'est-à-dire toutes les conséquences et suites de
nos péchés, qui sont effroyables ». Heureux Pascal ! Dieu
certainement ne lui a pas imputé. Dieu, je l'espère, lui
aura caché l'histoire posthume des Provinciales.
Ses erreurs, ses oscillations dogmatiques — Ecrits sur
la grâce; Pensées — nous font moins de peine, soit parce
que la doctrine janséniste a perdu son ancienne puissance
de séduction, l'Église universelle — et les docteurs et la
foule — ne pouvant supporter, ne pouvant même com-
prendre aujourd'hui d'autre théologie que celle de saint
François de Sales ; soit parce que la mort n'a pas permis
à Pascal de se dégager des contradictions où il n'a cessé
de se débattre ; soit enfin et surtout parce que, dans les
derniers mois de sa vie, il renonça formellement à ces
controverses, abjurant en quelque sorte la mission
de théologien qu'il s'était imprudemment donnée, et s'en
rapportant, sur ces délicates matières de la grâce, à
l'enseignement de l'Église.
Oh 1 je ne l'ignore pas, quelques-uns qui se croient
sur Pascal un je ne sais quel droit de propriété sou-
tiennent que cet apaisement final, que cet humble retour
à la docilité des simples fidèles sont invraisemblables
pour qui se rappelle la triste scène où Pascal, reprochant
au grand Arnauld de biaiser dans la défense de la vérité
janséniste, s'évanouit d'indignation et de douleur. Eh !
quoi, ignorent-ils leur Pascal au point de le voir immo-
bile, fermé, incapable de revenir sur les premiers em-
portements de son extraordinaire et passagère violence?
Au point de ne pas le voir tel que son histoire vraie
nous le montre, d'abord dominateur, méprisant, intrai-
table, colère, puis, dès qu'il a eu le temps de se
calmer, humble et doux comme un enfant. Jacqueline le
connaissait mieux. En vérité, ce dernier paroxysme, où
l'on prétend le figer, annonçait plutôt et promettait même
PASCAL ET L'EGLISE CATHOLIQUE 5I
une prochaine détente, des remords, de longues heures
de réflexion calme, de plus longues prières pour demander
la grâce des pacifiques, les inspirations, les tendres mur-
mures de Celui qui ne nous parle ni dans le tremblement
de terre, ni dans l'ouragan.
Le Seigneur ne vient pas à nous dans nos convulsions.
Or ce jour même de l'évanouissement, ou peu après,
Pascal aura senti monter en lui l'horreur de l'abîme,
passer sur lui l'ombre toute proche du Tentateur. Il se
trouvait au bord de la révolte finale. N'allait-il pas jusqu'à
laisser entendre, avec Luther et Calvin, que Rome avait
trahi la cause de la vérité ; n'allait-il pas jusqu'à paraître
oublier ce qu'il avait promis jadis, et de quel cœur!
« Je ne m'en séparerai jamais. » Il se calma, il ouvrit les
yeux, il comprit, il se convertit une fois de plus.
Un document capital, et qui me paraît irréfutable,
nous atteste cette évolution décisive. C'est le témoi-
gnage formel, explicite, et formellement renouvelé du
curé de Saint-Étienne-du-Mont, Beurrier, que Pascal,
dans sa dernière maladie, avait envoyé chercher. « Dès
notre première entrevue, raconte Beurrier, il me mit sur
les matières du temps qui faisaient tant de bruit entre
les doctes catholiques sur la doctrine de la grâce, de la
puissance et autorité du Pape, et me dit qu'il gémissait
fort de voir cette division entre les fidèles..., m'ajoutant
qu'on l'avait voulu engager dans ces disputes, mais que...,
depuis deux ans, il s'était retiré brusquement (recon-
naissez là une fois de plus, les revirements soudains, les
bonds de Pascal), vu la grande difficulté de ces ques-
tions, si difficiles, de la grâce et de la prédestination. Et
pour la question de l'autorité du Pape, il l'estimait aussi
de conséquence et très difficile à vouloir connaître ses
bornes, et qu'ainsi, n'ayant point étudié la scolastique,
il avait jugé qu'il se devait retirer de ces disputes... et,
ainsi, qu'il se tenait aux sentiments de l'Église touchant
ces grandes questions, et qu'il voulait avoir une parfaite
52 PASCAL ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE
soumission au vicaire de Jésus-Christ, qui est le Souve-
rain Pontife. »
Le voici donc tout à fait des nôtres. Il a rompu, non
pas certes avec le Port-Royal des saints, non pas avec
les polémistes de Port-Royal, mais avec la théologie
querelleuse, dangeureuse de Port- Royal. Les claires paroles
de Beurrier ne permettent pas le moindre doute à ce
sujet, quoi que les derniers jansénistes aient essayé d'en
penser. Au reste, nous n'avons pas besoin de ce docu-
ment. La séparation qu'il atteste, séparation paisible et
sans éclats de rupture, se préparait, se dessinait depuis
longtemps dans l'âme de Pascal, je dirais volontiers
depuis toujours. Non, Pascal n'a jamais été qu'en ap-
parence le lieutenant du grand Arnauld. Ces deux
hommes ne se meuvent pas dans le même ordre et
quand ils se passionnent pour ou contre les mêmes idéo-
logies ou les mêmes formules, la passion qui les aveugle
n'est pas la même. Purement intellectuelle et ratioci-
nante chez Arnauld, ou, si l'on peut dire, à fleur d'âme ;
intellectuelle aussi et géométrique, mais avant tout
morale et religieuse chez Pascal. S'il a cru démontrer
ses thèses et écraser ses adversaires, Arnauld est content :
Recepit mercedem, vanus vanam. Mais Pascal, aucun
triomphe de ce genre ne le comblerait. C'est Dieu qu'il
cherche, la réalité et la possession de Dieu, à travers les
disputes mêmes, où son génie de géomètre n'est pas sans
prendre quelque plaisir, mais à chaque dispute nouvelle,
il sent bien que nulle dissertation, même victorieuse, sur
la casuistique, sur Jansénius, sur les formulaires ne le
rapproche du Libérateur, ne lui rend Dieu plus sensible.
Ce n'est pas à coups de syllogisme que l'on force les
portes du Saint des Saints : Non in dialectica compiacint
Deo salvum facere populum suum. Angoisse dont Arnauld
n'a point souffert : honnête chrétien, certes, et sans
reproche, du moins à ses propres yeux, mais plus occupé
à construire ou à renverser des systèmes christologiques
PASCAL ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE 53
qu'à s'unir par le fond de l'âme à la personne du Christ.
Angoisse, d'ailleurs, qui bien loin d'endormir l'intelli-
gence, la stimule au contraire, la nourrit, l'éclairé, ne
serait-ce qu'en lui rappelant ses limites. Pour peu que
l'on ait essayé de voir dans l'intimité de Pascal, on sent
d'avance que, tôt ou tard, la fougue de ses convictions
improvisées et d'autant plus intrépides, s'apaisera, faisant
place à un sens de plus en plus aigu, accablant et exaltant
du mystère.
Vous venez de l'entendre : questions difficiles, très
difficiles. L'étrange mot sous la plume d'un géomètre.
Lorsque jadis, dans le programme de ses concours,
le jeune Pascal faisait sonner, d'un air triomphal, la
difficulté d'un problème, il entendait : difficile à tout
autre qu'à lui-même. Quant au grand Arnauld, rien ne
lui fut ni ne lui sera jamais difficile : hésiter n'est pas
dans ses habitudes ; quoi qu'il en dise, il est sûr d'avoir
raison, d'avoir seul raison. Pascal hésite maintenait ;
il se retire de ces disputes deux fois décevantes, puis-
qu'elles n'ont comblé ni le vide de son cœur, ni les
exigences de son esprit. Il quitte la partie, non sans nous
avoir livré, et de sa main, les raisons de son embarras :
« S'il y a jamais un temps auquel on doive faire profes-
sion des contraires, c'est quand on reproche qu'on en
omet un. Donc les jésuites et les jansénistes ont tort en
les celant, mais les jansénistes plus, car les jésuites ont
mieux fait profession des deux, » Humble aveu, et com-
bien troublant pour ceux qui, malgré le témoignage écla-
tant de Beurrier, s'obstinent à proclamer ex cathedra que
Pascal ne varia jamais.
« On est tout naturellement amené à se demander,
conclut l'un d'eux, si Pascal, par un de ces lapsus
auquel tout écrivain est exposé, — surtout un malade
traçant fiévreusement sur un papier de rencontre des
notes destinées à lui seul — n'a pas tout simplement écrit
jansénistes pour calvinistes. » Le maladroit ! Il veut que
54 PASCAL ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE
Pascal, en cela d'ailleurs tout semblable à nous, brouille
automatiquement les deux mots : jansénisme, calvinisme.
Mais non, dites plutôt que Pascal s'aperçoit enfin que
la théologie est une science difficile et qu'il n'a pas le
droit d'y parler en maître, puisque, de sa vie, « il n'a
point étudié la scolas tique ». Ajoutez à cela une voix
que Pascal avait essayé jadis, mais en vain, de ne pas
entendre, la voix de la charité. Lui qui s'est prononcé
si nettement contre les guerres civiles, comment n'aurait-
il pas souffert de voir une nouvelle Fronde — et celle-
ci théologique — diviser, déchirer l'Église? Et ne conve-
nait-il pas que la déj ansénisation progressive de Pascal
— s'il est permis de parler ainsi, — comme elle avait
commencé par la charité, s'achevât par elle.
C'est ainsi que s'évanouirent insensiblement toutes les
barrières où une conscience délicate aurait pu craindre
de se heurter, dans son élan vers Pascal. C'est qu'aussi
bien, inflexible sur les vérités dont elle a la garde, l'Église
ne traite pas avec la même rigueur immuable tous ceux
de ses enfants qui l'ont fait souffrir.
Au front de quelques-uns d'entre eux, elle lit un signe
sinistre, et, sans prononcer sur ces malheureux la suprême
sentence que Dieu se réserve, elle voudrait les effacer de
l'histoire, elle ne les connaît que pour maudire le jour où
ils sont venus au monde. Devant plusieurs autres, elle
hésite d'abord, entre la sévérité et la bienveillance, mais
déjà elle incline à leur pardonner beaucoup, distinguant
entre leur orientation profonde et tels autres chemins de
traverse qui les ont tentés. Elle nous permet de redire
avec amour le nom du grand Origène, elle se souvient
qu'Erasme a aimé Thomas More le martyr, et qu'il a com-
battu Luther ; elle n'a pas fermé la douce chapelle floren-
tine où de futurs canonisés priaient de tout leur cœur celui
qu'ils appelaient le bienheureux Jérôme Savonarole. Si
elle fait ainsi pencher en leur faveur ses justes balances,
ce n'est pas faiblesse doctrinale, c'est peur de manquer à
PASCAL ET L'ÉGLISE CATHOLIQUE 55
la vérité, à la justice eUe-même, d'imiter l'erreur cruelle
du Pharisien qui ne sut pas deviner que Madeleine était
sauvée déjà et déjà toute sainte, quand elle entra dans
la maison de Simon ou encore peur de manquer de
reconnaissance envers de grands services rendus et de
contrarier par là le mystère des desseins de Dieu.
Ces nobles âmes, jadis plus ou moins voilées, ou divisées,
ou inachevées n'ont pas cessé d'agir sur le monde, leur vie
posthume corrigeant, effaçant peu à peu les erreurs, les
mauvais exemples de leur existence première. Que si
l'inquiète vigilance du fils aimé lui reproche un excès de
mansuétude, l'invite à se ressouvenir de sa première
froideur et de ses premiers anathèmes, l'Église répond
avec le prophète : Quomodo maledicam ad maledixit Do-
minus. Comment oserais-je maudire celui que le Seigneur
a béni, le docteur imprévu que la Providence nous avait
gardé pour éclairer les ténèbres de l'heure présente, pour
nous ramener des âmes sans nombre?
Quam pulchra tahernacula tua Jacob! Qu'elle est belle et
rayonnante la cellule de Pascal ! Mais c'est assez l'expli-
quer, l'excuser et le définir. Prions avec lui !...
HENRI BREMOND
de l'Académie française.
PASCAL APOLOGISTE
Pascal ne nous livre pas une doctrine, une chose faite,
c'est de sa vie même, c'est de ce qu'il y a de plus secret,
de plus complexe et de plus mobile au monde, d'un cœur
gravitant dans l'univers spirituel, que sa grande raison
pathétique promène devant nous les reflets. Il est donc
particulièrement malaisé de trouver le juste lieu d'où le
considérer (et « il n'y a qu'un point indivisible qui soit le
véritable lieu »). Cela est cependant tout à fait nécessaire.
Ni théologien, ni philosophe ; nullement métaphysi-
cien. C'est proprement d'un spirituel, c'est d'une âme
touchée de grâces mystiques, et aiguillonnée du Saint-
Esprit, que sortent les Pensées. Voilà ce qui fait leur
force.
Où trouver vraiment Pascal? Dans le Mystère de
J}.SHS. «Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde : il
ne faut pas dormir pendant ce temps-là... Jésus étant
dans l'agonie et dans les plus grandes peines, prions plus
longtemps...
— « Console-toi, tu ne me chercherais pas, si tu ne
m'avais trouvé. Je pensais à toi dans mon agonie, j'ai
versé telles gouttes de sang pour toi... Veux-tu qu'il
me coûte toujours du sang de mon humanité, sans que tu
donnes des larmes?
« Si tu connaissais tes péchés, tu perdrais cœur.
— « Je le perdrai donc, Seigneur, car je crois leur
malice sur votre assurance.
— « Non, car moi, par qui tu l'apprends, t'en peux
PASCAL APOLOGISTE 57
guérir... Je t'aime plus ardemment que tu n'as aimé tes
souillures... »
Ces paroles qu'il faut citer toujours, si connues soient-
elles, ne sentez-vous passer en elles la même secrète
vertu qui atteste en le moindre mot des mystiques l'ac-
tion de leur maître? Le vrai, le plus vrai Pascal est celui
du Mystère de Jésus, et surtout peut-être celui dont nous
ne savons que le silence et la longue agonie, celui que
Dieu ceint lui-même et conduit où il ne veut pas aller,
et qu'il purifie pendant quatre années de pitoyable lan-
gueur. « Il n'avait rien dans l'esprit et dans le cœur que
les pauvres... Comme il ne pouvait travailler, son prin-
cipal divertissement était d'aller visiter les églises où il
y avait des reliques exposées, ou quelque solennité... Il
faisait tout cela si dévotement et si simplement, que
tous ceux qui le voyaient en étaient surpris (i). » Il était
loin alors des Provinciales et de la machine arithmétique.
Celui qu'il aimait lui parlait au cœur.
Comprenons après cela que les Pensées ne sont pas des
notes quelconques, fixées par un esprit curieux selon les
hasards de la réflexion, et moins encore des fragments
philosophiques comparables à ceux qu'un Leibniz, par
exemple, nous a laissés. Ce sont les matériaux d'un orga-
nisme parfaitement déterminé dans son espèce et dans sa
fin. L'auteur des Pensées ne fait pas, selon un lieu com-
mun trop facile, « éclater tous les cadres » des classifi-
cations humaines (il n'y a que Dieu qui soit au-dessus de
tous les genres). Il est, très déterminément et très volon-
tairement, un apologiste. Pour le considérer, il faut se
placer dans la perspective de cette discipline spéciale
qu'est l'apologétique, je ne dis pas seulement la science
théorique ainsi nommée, et qui est une partie de la théo-
logie, je dis l'apologétique vivante et pratique, l'art
d'orienter les âmes vers leur Principe.
(i) Mme Périer.
58 PASCAL APOLOGISTE
Cet art est quelque chose de proprement sacré, Pascal
le sait bien, et la première leçon qu'il nous donne ici est
une leçon d'humilité. Agir sur le cœur de l'homme pour
le disposer à la grâce, c'est œuvre d'une délicatesse
étrange, et, de soi, déjà surnaturelle. Si l'Esprit de Dieu
ne conduit vos doigts, gare à l'irréparable. A vrai dire,
ceux-là seuls s'y entendent auxquels cet Esprit donne
dans le concret et le particulier, sous une lumière d'ordre
divin, le sens de la réalité humaine, et des jointures qui
s'y font de la nature et de la grâce. Aussi bien les maîtres
de l'apologétique vivante ne se rencontrent-ils que parmi
les mystiques.
De là vient que l'art apologétique de Pascal, s'il reste
inférieur à celui des apôtres et des saints, a néanmoins une
valeur authentique et de premier rang. Ce qui fait, au
seuil des temps modernes, de l'âge réflexe, le caractère
unique et l'importance des Pensées, la grandeur de
l'œuvre (et sa misère), c'est que les lumières aiguës
qu'éveillent les touches mystiques s'y trouvent appli-
quées, non pas, comme dans les autres écrits des spiri-
tuels, à la contemplation des choses divines, mais à la
science de la créature, à la science pratique de l'homme à
tourner vers Dieu. Et cela chez un esprit d'une force natu-
rellement prodigieuse, qui ployant en vainqueur toutes
choses à ses fins, Epictète et Montaigne, Méré et Miton
comme l'infini géométrique et la règle des partis, assume
au service des vertus théologales la plus rare expérience
du monde et des hauteurs du savoir humain.
Pascal a raison de dire qu'il est presque sans compa-
gnons dans l'étude de l'homme, — entendons de la nature
humaine considérée non pas abstraitement et en elle-
même, comme font les philosophes, mais dans les condi-
tions concrètes de son existence ici-bas. Les saints pour-
tant, ayant part à la science de celui qui savait lui-même
ce qui est dans l'homme, l'ont connue mieux que lui. Saint
Dominique, approchant des villes, s'asseyait au bord de
PASCAL APOLOGISTE 59
la route, et pleurait. N'avait-il pas le don de Science,
qui fait voir ce que nous sommes par rapport à Dieu? A
ce don, d'après saint Augustin et saint Thomas, répond
la troisième Béatitude, parce qu'il n'est pas possible
de connaître la créature dans la lumière divine sans la
connaître aussi dans les larmes ; et pour qui l'entend,
cet enseignement sacré va plus loin que toute la psycho-
logie de Pascal. Il reste qu'on n'ôtera jamais à Pascal
cette maîtrise en la science de l'homme, qui est son privi-
lège dans la famille des grands esprits, ce sens admirable,
non pas janséniste, mais profondément et authentique-
ment catholique, des conditions concrètes de notre na-
ture et des options qu'elles exigent, qui lui fait percevoir
avec une véhémence infaillible que l'état concret qui
répondrait à la pure nature est un état fictif, et qu'en
fait il n'est pas ici-bas d'autre état pour nous que l'état
de nature déchue, ou l'état de grâce : vérité cardinale
dans l'ordre pratique, qui ne dispense pas (là est l'erreur
des pascalisants) de la connaissance philosophique de la na-
ture humaine abstraitement considérée comme telle, mais
qui doit normalement faire équilibre à cette connaissance,
si l'on ne veut pas rendre vaine la croix du Christ. C'est
ici que Pascal s'oppose le plus foncièrement à Descartes,
et que vraiment seul à la fin, de la dure solitude des dou-
leurs de l'inteUigence, il dresse, comme un haut signal, la
revendication de la conscience chrétienne en face de
l'apostasie rationahste qu'il sent venir, et dont le vent
mortel glace d'horreur sa chair malade.
*
* *
Plaçons-nous donc au point de vue qui convient,
comprenons que les Pensées nous livrent, — dans son élan
natif, préservée par un bienheureux état d'inachève-
ment de la trop belle rhétorique où elle se fût composée, et
dont nous pouvons juger par trois ou quatre morceaux
6o PASCAL APOLOGISTE
célèbres, — une apologie de la religion chrétienne écrite
en esprit de foi et en ardeur de charité. Il devient alors
possible, réserve faite de quelques idées incurablement
jansénistes, de donner à toutes les grandes thèses de
Pascal un sens conforme à l'orthodoxie catholique, que
dis-je, à la stricte théologie thomiste. Il sufht pour cela
de tout ramener à l'intention maîtresse.
En matière pratique, c'est à la fin que tout est sus-
pendu. Quelle fin ici? Un terme divin : la vertu de foi,
qui nous fait connaître Dieu, non pas seulement comme
auteur des choses, mais dans le mystère incompréhensible
de sa déité : Filins, qui est in sinu Patris, ipse enarravit.
De la foi et de l'acte de foi, Pascal a une idée dont la
sève est thomiste. Il sait que la foi « est au-dessus » des
sens et de la raison, <( et non pas contre ». Il sait qu'elle
dépend de la volonté, mais qu'elle reste, étant connais-
sance, formellement un acte de l'intelligence (« la vo-
lonté est un des principaux organes de la créance, non
qu'elle forme la créance... »), il sait que son acte est
simple, et non pas discursif (« Dieu sensible au cœur »), il
sait qii'obscure à cause de l'inévidence de son objet, elle
comporte néanmoins une kimière propre, qui fait voir
toutes choses « d'une façon toute nouvelle », — quasi
oculo Dei, dit saint Thomas. Il sait surtout qu'elle est
essentiellement surnaturelle, en sorte que sa certitude est
en elle-même plus forte que toute certitude scientifique,
et que son motif formel, — Dieu même se révélant, —
est incomparablement supérieur à toute raison et démons-
tration humaine. « La foi est différente de la preuve :
l'une est humaine, l'autre est un don de Dieu. » — « La
foi est un don de Dieu ; ne croyez pas que nous disions
que c'est un don de raisonnement. »
« Il y a trois choses, dit saint Thomas, qui nous con-
duisent à la foi du Christ : la raison naturelle, les témoi-
gnages de la Loi et des prophètes, la prédication des
apôtres et de leurs successeurs. Mais quand un homme
PASCAL APOLOGISTE 6l
a été ainsi conduit comme par la main jusqu'à la foi,
alors il peut dire qu'il ne croit pour aucun des motifs
précédents : ni à cause de la raison naturelle, ni à cause
des témoignages de la Loi, ni à cause de la prédication
des hommes, mais seulement à cause de la Vérité pre-
mière elle-même... C'est de la lumière que Dieu infuse
que la foi tient sa certitude (i). »
Et Pascal : « Cette religion si grande en miracles, saints,
pieux, irréprochables,... si grande en science, après avoir
étalé tous ses miracles et toute sa sagesse, elle réprouve
tout cela, et dit qu'elle n'a ni sagesse ni signes, mais la
croix et la folio.
« Car ceux qui par ces signes et cette sagesse, ont
mérité votre créance, et qui vous ont prouvé leur carac-
tère, vous déclarent que rien de tout cela ne peut nous
changer, et nous rendre capables de connaître et aimer
Dieu, que la vertu de la folie de la croix, sans sagesse
ni signes ; et non point les signes sans cette vertu...
<( Notre religion est sage et folle. Sage, parce qu'elle
est la plus savante, et la plus fondée en miracles, pro-
phéties, etc. Folle, parce que ce n'est point tout cela qui
fait qu'on en est ; cela fait bien condamner ceux qui n'en
sont pas, mais non pas croire ceux qui en sont. Ce qui
les fait croire, c'est la croix, ne evacuata sit crux. Et ainsi
saint Paul, qui est venu en sagesse et signes, dit qu'il
n'est venu ni en sagesse ni en signes : car il venait pour
convertir. Mais ceux qui ne viennent que pour convaincre
peuvent dire qu'ils viennent en sagesse et signes. »
Ainsi donc les preuves humaines sont requises et
nécessaires, il faut à l'acte de foi des préparations et des
justifications rationnelles. Et à quelle autre fin Pascal
écrit-il? « Il faut ouvrir son esprit aux preuves. » {C'est
Descartes qui, en fait d'apologétique, se contente d'être
« de la religion de son roi et de sa nourrice. » Le pur ratio-
(i) Saint Thomas, in Joannetn, c. IV, lect. 5, n. 2.
62 PASCAL APOLOGISTE
nalisme rejoint ici le fidéisme, parce que preuves histo-
riques et morales ne sont rien pour lui.) Mais les preuves
humaines et les justifications rationnelles sont la con-
dition, non le principe de la foi infuse. C'est la grâce
seule qui a le rôle décisif; et l'apologétique n'a pas à
engendrer la foi, mais seulement à y préparer l'âme. Les
âmes sont à Dieu, lui seul y entre : quel est ce roi de
gloire? Le Seigneur est ce roi, <:< On agit comme si on avait
mission pour faire triompher la vérité, au lieu que nous
n'avons mission que pour combattre pour elle. » Je vois
dans le soin du véritable apologète à respecter l'opération
de Dieu dans les âmes la plus haute application de cette
grande parole.
Nous rendons grâces à Pascal d'avoir rappelé à tant
de baptisés en partance pour les paradis de la science
humaine, et à certains théologiens qui plaquent les vertus
chrétiennes sur l'homme de la nature, comme un peu
d'or sur du cuivre, que ce n'est pas une chose plus ou
moins difficile, comme d'être un Archimède ou un César,
mais bien une chose entièrement impossible à la seule
nature que d'être un chrétien : ex Deo natus. Nous lui ren-
dons grâces d'avoir affirmé magnifiquement la surnaiu-
r alité de la foi. C'est à la lumière de cette doctrine qu'il
faut considérer les Pensées. J'aimerais montrer en détail
comment elle les éclaire. Je dois me borner aux quelques
indications qui suivent.
Tout l'effort de Pascal tend non pas à « convaincre les
athées », mais à préparer dans les âmes l'intention de la
foi. Dès lors, que pour rendre son argumentation efficace
il requièra l'intervention du cœur et de la volonté, com-
ment s'en étonner? Il ne se tient pas dans l'ordre de la
connaissance spéculative, il se tient dans l'ordre con-
cret et individuel des préparations pratiques de la foi,
il intègre ses preuves à ce grand mouvement d'intelli-
gence et de volonté, où il s'agit pour chacun de nous de
sauver son unique, (jui exige la rectification du désir par
PASCAL APOLOGISTE 63
rapport à la fin ultime, et qui suppose dès le principe les
prévenances de la grâce. Si le cœur n'est incliné, ici nulle
raison ne vaut. « Ce discours est fait par un homme qui
s'est mis à genoux pour prier cet Être infini de se sou-
mettre votre cœur. »
Les preuves qu'il fournit, il entend cependant qu'elles
soient, en elles-mêmes, objectivement valables et con-
traignantes. « Fondements indubitables, et qui ne peu-
vent être mis en doute par quelque personne que ce soit. »
Quelles preuves? Miracles, Prophéties, Figures... (et
ramassées avec quelle force (i).) Loin qu'il fasse fi de ce
qu'on appelle la « crédibilité objective », c'est elle qui
devait former le corps de son apologie (2). Mais ces preuves
d'ordre historique et moral, dont il a esquissé contre les
cartésiens la théorie logique, et qui sont nécessitantes
pour la raison, fondées sur des faits donnés extérieurs à
notre conscience, c'est l'enseignement révélé lui-même
qui nous les propose (car Pascal sent bien, avec les tho-
mistes, que la défense rationnelle de la foi doit rester
encore sous la régulation de la foi ;) et parce qu'elles com-
manderont toute notre conduite, et qu'elles nous mettent
en face d'une fin surnaturelle, elles sont telles, en fait,
que selon la disposition des cœurs elles éclairent les uns
et aveuglent les autres. Ce n'est pas au Dieu des philo-
sophes, c'est au Dieu caché de la foi qu'elles nous con-
duisent.
Quant à la considération de notre nature, de ses con-
trariétés et de ses besoins, le rôle immense qu'elle joue
dans l'apologétique de Pascal reste préalable aux preuves
elles-mêmes. Il s'agit là, essentiellement, non de prouver,
mais de disposer le sujet à entendre la preuve, et tout
d'abord de le tirer de sa négligence en une affaire dont
l'enjeu est lui-même, « et son éternité, et son tout », de
(i) Cf. R. P. Lagrange, Pascal et les prophéties messianiques, Revue
biblique, octobre 1906.
{2) Cf. A. Gardeil, laCrédibililéetr Apologétique, p. i44etsui\.
64 PASCAL APOLOGISTE
l'amener à chercher la vérité, et à délibérer de sa propre
vie. Art d'ébranler l'âme, où Pascal est maître. Ainsi
entendue, sa méthode apparaît dans sa force et sa légi-
timité, le pari lui-même devient acceptable comme argu-
ment ad homineni, si déficient et incomplet soit-il, remède
désespéré pour éveiller d'entre les morts ceux qui sont
ensevelis dans la chair.
Enfin si Pascal ne fait pas appel aux preuves ration-
nelles de l'existence de Dieu, n'est-ce pas, encore une
fois, qu'il n'est pas question pour lui de philosopher, mais
de convertir? Son attitude pratique se comprend si l'on
se place au point de vue des aptitudes réelles présentées
à l'égard des arguments métaphysiques, je ne dis pas
par les simples, en qui le sens commun garde sa vigueur
intègre, je dis par la catégorie très déterminée de gens
cultivés auxquels il avait affaire. Presque tout ce qu'il
dit, du reste, de la faiblesse de la raison, si on le rapporte,
non à la raison elle-même, mais à ce qu'elle est de fait
dans la plupart des hommes, un thomiste l'accorderait
volontiers. « Nature corrompue, dit -il : l'homme n'agit
point par la raison, qui fait son être. » Saint Thomas va
plus loin, et enseigne qu'il est naturel que l'animal rai-
sonnable use le plus souvent mal de sa raison. (De là
une saine politique à fond pessimiste dont Pascal a
exprimé les principes avec une force incomparable, quoique
d'une manière outrée.) Ajoutez à cela que les malades
auxquels il s'adresse sont précisément des malades de la
raison, atteints de cette hypertrophie intellectuelle qui
commence alors à se manifester, et qui a pu surexciter
magnifiquement, dans le domaine mathématique, l'acti-
vité de la faculté lésée, la rendant toutefois malhabile aux
spéculations supérieures. Est-ce à de tels malades raidis
contre le vrai qu'on va « prouver la divinité par les ou-
vrages de la nature,... le cours de la lune et des planètes »?
Montrez-leur d'abord qvie « ce n'est pas par notre capacité
à concevoir » les choses « que nous devons juger de leur
PASCAL APOLOGISTE 65
vérité », apprenez-leur à se soumettre au réel, à com-
prendre que la raison n'évite l'absurde qu'en reconnais-
sant l'Incompréhensible. Faites-leur demander la gratia
sanans, et attendre « l'inspiration » dans les « humilia-
tions. >>
Surtout réveillez en eux le désir naturel de l'absolue
vérité. Dites-leur : « Nous sommes incapables de ne pas
souhaiter la vérité et le bonheur » ; dites-leur : « A moins
d'aimer la vérité on ne saurait la connaître. » Voilà l'es-
sentiel bienfait de l'apologétique pascalienne, pour lequel
tant d'âmes envelopperont Pascal de leur gratitude dans
l'éternité. Ce qui est vraiment humain dans cette apolo-
gétique, et ce qui fait son efficacité, c'est que prenant
pour acquises, quelle que soit la question de droit, les
impuissances rationnelles auxquelles de fait se butent
les incroyants, elle les dresse néanmoins tout entiers vers
la vérité qu'ils ignorent. En éveillant, lui non philosophe,
un désir métaphysique, Pascal, aidé de la grâce, les
oriente vers un terme qui dépasse à l'infini la métaphy-
sique. Ce penseur dont le pragmatisme a essayé de se
réclamer, le secret de son influence est son amour de la
vérité pure, son incoercible sentiment des droits absolus
de la vérité sur nous...
*
Ainsi pourrait-on, me semble-t-il, dégager pour Pascal,
comme il demandait qu'on le fît, pour « tout auteur »,
ce « sens auquel tous les principes contraires s'accordent»,
— sinon doctrinalement (car il y a chez lui, quoi qu'on
fasse, des contradictions trop marquées), au moins dans
l'intention vivante et centrale. Et ce sens est le sens
catholique. Que les Provinciales aient mérité d'être
condamnées par l'Église (qui a frappé aussi, ne l'oublions
pas, les propositions laxistes et probabilistes qui scanda-
66 PASCAL APOLOGISTE
lisaient Pascal (i), que Pascal, à certains moments, ail
connu des mouvements bien amers, et qui sentent la
secte, il ne serait même pas besoin, cependant, du
témoignage de Beurrier sur l'admirable soumission de ses
derniers jours pour comprendre que son cœur n'a jamais
cessé d'être fidèle. Initié à la théologie par les jansé-
nistes, c'est la foi infuse toute nue qui l'élève peu à
peu au-dessus du jansénisme, et le garde en contact
avec la vérité. Bien plus que les conversations de
Nicole, c'est elle qui dès la dix-septième et la dix-hui-
tième Provinciales, comme le notent Janssens et M. Jac-
ques Chevalier, l'oriente vers le thomisme. Une théologie
purement orthodoxe apparaît ainsi comme la limite idéale
de sa pensée.
En fait néanmoins, il serait puéril de ne pas l'avouer,
il n'est pas parvenu au plein équilibre doctrinal, et n'a
pas su se maintenir parfaitement dans cette pure ligne
formelle à laquelle tendait l'instinct de sa foi. Défail-
lances accidentelles, déficiences et scories humaines qui
sont précisément ce qu'aiment en lui des esprits qu'il
aurait hais, car ils n'aiment pas la vérité, mais l'homme,
et ne cherchent dans les grandes âmes qu'ils admirent
qu'à s'aimer eux-mêmes avec plus de concupiscence et de
délectation.
Que dirons-nous ici? Comme le montrait très juste-
ment le P. Petitot dans un récent article (2), Pascal, et
c'est le principe de toutes ses faiblesses, a une incu-
rable défiance à l'égard de la métaphysique. Je sais bien
qu'incomparablement plus sensé que beaucoup de ceux
qui invoquent aujourd'hui son patronage, s'il ne se ser-
vait point de preuves métaphysiques, « ce n'est pas qu'il
(i) Décret d'Innocent XI, 2 mars 1679. Denzinger-Bannwart, 1151-
1216. — « Si mes lettres sont condamnées à Rome, avait écrit Pascal
dans une de ses pensées les plus amères, ce que j'y condamne est
condamné dans le ciel. » Et sera condamné un jour par Rome, eût-il dû
ajouter s'il avait eu plus de confiance en l'Église.
(2) Revue des Jeunes, 10 mai 1923.
PASCAL APOLOGISTE 67
les crût méprisables (i) » ; il sentait la force du raisonnement
qui nous contraint de monter le long des degrés de per-
fection, jusqu'au premier Être : « N'y a-t-il point une
vérité substantielle, voyant tant de choses qui ne sont
point la vérité même? » Il a pourtant écrit d'autre part :
« Sans l'Écriture, sans le péché originel, sans Médiateur
nécessaire promis et arrivé, on ne peut prouver absolu-
ment Dieu f>, et il est visible que s'il refusait de philoso-
pher ce n'est pas seulement, comme je le supposais tout
à l'heure, par égard aux indispositions des esprits auxquels
il s'adressait ; sur lui-même les vérités d'ordre méta-
physique n'avaient que très peu de prise, son génie exclu-
sif était trop prodigieusement mathématicien et phy-
sicien pour que l'absolue immatérialité de l'abstraction
métaphysique lui pût sembler respirable. Bref on voit
déjà poindre chez lui cette singulière infirmité de la
raison pure et ce culte étroit du fait (physique ou histo-
rique) dont l'intelligence souffrira tant après lui. Non que
le fait ne doive commander, certes ! Mais à condition
d'être assumé dans la lumière de l'intelligence. De l'em-
pirisme aussi il faut dire : « Marque de force d'esprit, mais
jusqu'à un certain degré seulement. » C'est une illusion
capitale de croire que l'homme peut se passer durable-
ment des suprêmes certitudes d'ordre naturel que lui
procure la sagesse de l'intelligence élevée aux premières
causes. Le rationalisme de Descartes et l'expérimenta-
lisme de Pascal se faisant vis-à-vis, rien ne montre
mieux, — et chez quels protagonistes ! — le mal dont
l'esprit moderne souffre dès le principe, et dont une
saine métaphysique l'aurait seule pu guérir.
Mais c'est le jansénisme qui introduit dans la pensée
de Pascal les plus graves discordances et les menaces de
déséquilibre les plus aiguës. Il a rendu plus nocives chez
lui l'insuffisance métaphysique et l'aversion pour la phi-
(i) Mme Périer.
68 PASCAL ATOLOGISTE
iosophie que je viens de signaler, et la disposition com-
plémentaire à remplacer par le feu de la volonté la
lumière des intelligibilités suprêmes. Son pessimisme en
matière humaine, si rationnel et si juste en principe, mais
que ces dispositions naturelles tendaient déjà à outrer et à
épaissir, en est devenu définitivement faussé : le péché ori-
ginel nous a dénaturés, corrompus dans notre essence. J'ai
montré ailleurs les conséquences capitales, absolument
contraires aux vérités les plus chères à Pascal, que cette
déviation du dogme chrétien a entraînées (i). Notons
ici la contradiction introduite par là au cœur de l'apolo-
gétique pascalienne : si « cette belle raison corrompue a
tout corrompu », pourquoi entreprendre de prouver la
vérité de la religion, et montrer que celle-ci n'est pas
contraire aux principes de la raison? Si l'homme est
devenu essentiellement l'ennemi de Dieu, il faut que la
grâce et la charité détruisent nature et raison. Pascal
ne s'est pas enfoncé dans cette direction, parce qu'il y
avait en lui une répugnance essentielle à la haine héré-
tique de l'intelligence et de la nature. Il n'a pas résisté
cependant à la tentation de froisser radicalement cette
raison dont les insoumissions et les sophismes font
obstacle à la foi, cette raison de son siècle, non pas
ordonnée, hélas, en la sagesse métaphysique, mais exas-
pérée d'ambition mathématique, et dont, à l'égard du
moins de tout ce qui n'est pas la révélation, il sent en lui-
même les impatiences. Il a pour tout ce qui est humain
des ironies et des duretés elles-mêmes très humaines, une
passion trop fiévreuse est mise au service de Dieu, la
joie et la beauté, la douceur et la liberté de la création
sensible, et de notre art, qui l'imite, sont méconnues avec
zèle.
A l'image du Christ étroit des Jansénistes, la pensée
de Pascal a perdu, malgré Pascal, l'ampleur universelle
(i) Revue universelle, i" mai et i" juin 1923.
PASCAL APOLOGISTE 69
et universellement rédimante qui fait la gloire d'un
Thomas d'Aquin. Et par une conséquence nécessaire bien
qu'imprévue, exclusivement concentrée sur le péché d'ori-
gine et sur le problème du salut, elle est, à vrai dire, tournée
vers l'homme plus que vers Dieu ; anéantissant plutôt
que vivifiant la créature sous la grâce, elle reste en réalité
accrochée au Moi humain ; car on a beau crier que le moi
est haïssable, — si un afflux supérieur ne l'exténue, plus
fort on le frappe, plus il se gonfle, — il ne meurt qu'en la
vie divine, il n'y a qu'en Dieu qu'il se perd.
De là tout ce qui subsiste d'humain et de réflexe dans
la spiritualité même de Pascal. M. Bremond a excellem-
ment montré, dans une analyse trop dure au premier
regard, mais en définitive d'une sûre perspicacité, que la
prière de Pascal, qui, malgré la pure ardeur du plus
véritable amour, garde des traces ineffaçables de ses
attaches avec le jansénisme, reste « anthropocentrique »,
avide de signes distincts et sensibles ; et l'on peut se
demander si son idée même de la foi, dont nous avons
noté plus haut l'essentielle orthodoxie, ne fléchit pas un
peu sous ce besoin de senti (« Dieu sensible au cœur » :
s'agit-il du pur assentiment de la foi, ou d'un goût expé-
rimental qui peut manquer, et qui n'est nullement essen-
tiel à la foi)? Si grand qu'il soit, Pascal reste très loin
des souveraines altitudes où vit la contemplation des
saints. Cum dUatasti cor meuni. Il lui a manqué un cœur
dUaté. « Même quand il répand son âme dans le Mystère
de Jésus, il est tendu et poignant plus que tendre, » (i)
j'entends d'une tendresse qui s'oublie soi-même. C'est
qu'étant vraiment de l'Église et l'aimant fidèlement,
(i) H. Clérissac, Le mystère de l'Église. M. Bremond, qui cite ce mot,
nous dit (École de Port-Royal, p. 323) qu'il a peine à partager l'im-
pression qu'il traduit. Il ajoute cependant (p. 382), à propos de la joie
de Pascal : « Au reste, cette joie qu'il a choisie mériterait un autre nom,
qui la distinguât de la joie toute catholique annoncée au monde par les
anges de Noël. Elle garde quelque chose de tendu, de sévère et morne. »
N'est-ce pas précisément ce que disait le P. Clérissac?
70 PASCAL APOLOGISTE
sachant que « l'histoire de l'Église doit être proprement
appelée l'histoire de la vérité », cependant il n'a pas assez
vécu du mystère de la Cité-Épouse, pas assez demandé
aux divines influences de la maternité de l'Église de le
conduire jusqu'à/cette perfection où il tendait.
*
* *
Le cas de Pascal est donc tout le contraire d'un cas
simple. Sa pensée est une réaction triomphante de la
foi théologale et des dons infus contre des énergies étran-
gères qui sont vaincues et subjuguées, mais qui le brûlent.
Ange excitateur des âmes, admirable et fervent témoin
de la vérité, pour ceux qui l'écoutant sont dociles à la
grâce, et qu'il mène à plus grand que lui. Maître dange-
reux et plein de mirages, pour ceux qui prétendent vivre
de lui en refusant la vie essentielle qui l'anime. Alors
c'est tout ce qui en lui était risque de dissolution, qu'ils
reçoivent de lui. C'est, trahissant les vérités qui lui sont
le plus chères, une leçon d'irrationalisme et de mépris
de l'intelligence qu'ils lui demandent, colorée encore
d'héroïsme parce qu'ils vont la prendre chez un chrétien.
Insensés, qui veulent une victoire de Pascal où ne vain-
crait pas Jésus-Christ.
Il est arrivé de nos jours à Pascal cette chose éton-
nante, et qui montre d'une façon bien cruelle à quel point
il s'est trompé en croyant pouvoir se passer de la sagesse
métaphysique. Il est tombé entre les mains des philo
sophes.
On arrache cet immense esprit de son lieu véritable,
qui est l'art de convertir, et qui est placé tout entier
sous le signe de la foi infuse, et on le transporte au pays
de la spéculation philosophique, sous le signe de la con-
naissance purement naturelle. Alors tout se déforme.
M. Bergson écrit qu'il a « introduit en philosophie une cer-
PASCAL APOLOGISTE yT-
taine manière de penser qui n'est pas la pure raison (i) a,
et il nous laisse soupçonner que sa propre intnilion pour-
rait trouver place en cette manière de penser. M. Blondel
voit en Pascal un des initiateurs de sa connaissance
réelle. D'autres le regardent comme un précurseur de
l'idéalisme kantien, ou du pragmatisme de William
James. D'autres s'imaginent qu'en énonçant cette
maxime si juste, fondement de tout l'effort logique de
la pensée hum.aine, qu' « il y a un grand nombre de vérités
qui semblent répugnantes, et qui subsistent toutes dans
un ordre admirable » parce qu'une raison supérieure les
concilie, il nous enseigne à nous affranchir de la logique
de la contradiction. Bref, une foule d'auteurs que, trop
subtile, la pointe d'une vraie métaphysique déconcerte,
installent leurs théories dans tous les endroits où l'ex-
pression passionnée de Pascal « appuie tout autour, plus
sur le faux que sur le vrai ».
Pourtant il n'appartient pas aux philosophes, il les
méprise, et même avec excès. Quelques-uns lui font gloire,
au nom de la « vie », de n'avoir pas eu de système. Alors
par quel étrange abus l'annexent-ils à leurs systèmes, et
lui empruntent-ils des armes contre la raison, qu'ils
devraient servir? Lui-même cependant, à le prendre en
son sens le plus authentique, raisonneur affamé de
« preuves solides », convaincu que « toute la dignité de
l'homme est en la pensée », c'est devant la foi seule et
la grâce que ce mystique abaissait la raison. C'est par
ordre à la grâce, et pour préparer à la foi, qu'il exigeait
l'intervention du cœur. C'est pour opposer la connais-
sance de Dieu par la foi surnaturelle à toute connais-
sance philosophique de Dieu, qu'il disait que le cœur sent
Dieu, et non la raison. « Voilà ce que c'est que la foi, Dieu
sensible au cœur, non à la raison. »
Pour le reste on sait bien que s'il subordonnait dans
(i) Notice pour la Science française, 1915, p. 7-
72 PASCAL APOLOGISTE
la connaissance spéculative le raisonnement au « cœur »,
il entendait alors par ce mot la même chose précisément
que les anciens appelaient inielligentia (perception immé-
diate des premiers principes : « le cœur sent qu'il y a
trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont
infinis... ») On sait bien qu'il a écrit : « Personne n'ignore
qu'il y a deux entrées par où les opinions sont reçues dans
l'âme, qui sont ses deux principales puissances, l'enten-
dement et la volonté. La plus naturelle est celle de l'en-
tendement, car on ne devrait jamais consentir qu'aux
vérités démontrées; mais la plus ordinaire, quoique
contre la nature, est celle de la volonté ; car tout ce qu'il
y a d'hommes sont presque toujours emportés à croire
non pas par la preuve mais par l'agrément. Cette voie est
basse, indigne, et étrangère... » Voilà bien un Pascal
anti-intellectualiste! « La raison nous commande bien
plus impérieusement qu'un maître. Car en désobéissant
à l'un on est malheureux, et en désobéissant à l'autre on
est un sot. » Et encore : « Soumission et usage de la raison,
en quoi consiste le vrai christianisme. »
JACQUES MARITAIN.
LE SECRET DE PASCAL
« Il est impossible que ceux qui
aiment Dieu de tout leur cœur mécon-
naissent l'Église tant elle est évi-
dente. »
(Pascal.)
Je revois son masque mortuaire : le sourire étrange et
magnifique flottant aux coins de la bouche, le frémis-
sement avide aux ailes du nez aquilin, les yeux fermés
sur la lumière d'un amour inextinguible. Ainsi donc les
pouvoirs publics ont résolu de fêter cet homme. Que
vont-ils louer en lui? Le savant? Mais ce jeune prodige
qui dès douze ans refait en cachette les propositions
d'Euclide, qui, à seize, écrit un traité des coniques, à dix-
huit invente une machine arithmétique, qui avant vingt-
cinq ans confirme par ses expériences la découverte de
Toricelli sur la pesanteur de l'air, ce jeune prodige enfin
qui est si bien parti pour devenir, selon l'expression rituelle
des religions laïques « un bienfaiteur de l'humanité »,
le voici qui soudain tombe dans la dévotion, raille la
vanité des sciences et fait plus de cas des figuratifs de
la Sainte Écriture et du miracle de la Sainte Épine que
de la méthode cartésienne. Par quel bout vont-ils le
prendre, ce railleur impitoyable du sens propre, ce farouche
adorateur du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, non
des philosophes et des savants? L'esprit moderne vante
la recherche incessante du bien-être et Pascal accepte
en les adorant la pauvreté et les souffrances ; l'esprit
moderne ne voit d'affranchissement que par l'autonomie
de la raison et Pascal vient nous dire que cette raison
74 LE SECRET DE PASCAL
ployable en tout sens n'est vraiment raisonnable qu'en
se désavouant et en remettant sa liberté aux mains de
la grâce ; l'esprit moderne fait naître Dieu de nos émo-
tions, Pascal pourchasse le moi en ses délectations et
concupiscences et n'a de cesse qu'il ne l'ait livré au
Père céleste dans une renonciation totale et douce.
Sans doute la phraséologie romantique est là pour voiler
ces contradictions gênantes et ils célébreront sans risques
le grand poète qui a jeté la sonde plus profond que nul
autre dans les abîmes de l'âme. Peut-être aussi fera-t-on
de l'auteur des Provinciales un précurseur de la libération
intellectuelle, un défenseur de la raison et de la morale
humaine, etc. Tout est possible. Mais sans doute aussi,
en dehors des sphères officielles, y aura-t-il des louanges
de meilleure qualité. Déjà en 1914, dans la préface qu'il
écrivait au beau livre un peu trop bergsonien de son
disciple Edouard Berth : les Méfaits des intellectuels,
Georges Sorel annonçait que l'heure de Pascal approchait
et que dans quinze ou vingt ans les étudiants, enfin las
de l'optimisme rationaliste et de toutes ses fantasma-
gories sociales et politiques aussi niaises que meurtrières,
crieraient : « Parlez-nous de Pascal » comme au treizième
siècle les élèves des Universités italiennes criaient à leurs
professeurs : « Parlez-nous de l'âme ! » Parce qu'on trouve
dans les Pensées, expliquait Sorel, les plus fortes pages
qu'un auteur français ait écrites sur le mal. Le délai
proposé par Sorel n'est pas encore écoulé et il est vrai
qu'il est bien évanoui, le mythe romanesque d'un Pascal
épouvanté qu'hall ucinent jeûnes et macérations et qui
s'abêtit par désespoir dans une foi hors de toute raison.
Cette légende a fait place dans les jeunes générations
au culte ému du plus attachant des maîtres, du plus
fervent des lyriques et qui nous parle comme s'il était
présent ; sa voix pathétique, tour à tour railleuse ou
exaltée, a soufflé à plus d'un ce courage désabusé un peu
amer mais si fort, si chaste et baigné d'un amour divin
LE SECRET DE PASCAL 75
OÙ tout l'être s'éternise. Celui qui s'arrête au bord de
cet amour et ne croit pas ce que Pascal a cru, n'aime
pas ce qu'il a aimé, celui-là ne comprendra jamais Pascal ;
pour vivre entièrement de sa flamme, il faut le suivre
jusqu'où veut nous mener cet esprit dont la logique et
la passion mêlent des feux d'une intensité unique. Ne
goûter en lui que le pyrrhonien et le lâcher ainsi au
moment où tremblant d'impatience il va nous jeter en
Dieu, c'est trahir toute son œuvre. C'est quand il n'a plus
que faire de Montaigne qu'il est le plus grand. Le Pascal
des Pensées est déjà tout entier dans le Discours sur les
fassions de l'amour; il y a dans le mondain de la pre-
mière période la même fougue grave, la même soif d'ab-
solu, et il est impossible de ne pas reconnaître déjà sa
marque dans l'impérieuse maxime : « L'égarement à
aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l'in-
justice dans l'esprit. » Pascal dès l'éveil de ses puissances
cherche la plénitude de l'être, et comme il voit que
l'homme plein de besoins ne vit que d'emprunts à l'exté-
rieur de lui-même, il cherche d'abord avidement dans
les sciences physiques, puis dans le commerce de ses
semblables de quoi étendre sa connaissance et sa faim de
l'être. Mais avec cet appétit d'absolu qui est le signe des
mystiques, il s'est vite aperçu de la vanité de cette connais-
sance, et que l'être n'est point possédé ni connu dans sa
plénitude par le moyen des créatures, mais en Dieu seul.
C'est donc Dieu qu'il faut posséder. Mais Pascal a
trop aimé le pyrrhonisme pour ignorer combien Dieu
échappe à notre nature et que ses pensées ne sont point
les nôtres; il abhorre en effet le déisme autant que
l'athéisme, sachant combien nous sommes portés à
prendre nos désirs pour la volonté même de Dieu et nos
illusions pour la vérité. C'est pourquoi il pose avec une
telle brusquerie la nécessité de l'Homme-Dieu médiateur,
non seulement pour connaître Dieu mais pour nous con-
naître nous-mêmes. « Non seulement, dit-il, nous ne con-
76 LE SECRET DE PASCAL
naissons Dieu que par Jésus-Christ, mais nous ne nous
connaissons nous-mêmes que par Jésus-Christ. » Nous
voyons tout de suite que ce Christ présenté ainsi dans
la pleine lumière de sa personnalité et de sa mission divine
n'a rien à voir avec le fantôme vaporeux de Renan, le
Christ dissous par la grossière alchimie des exégètes alle-
mands et que la Vie de Jésus a vulgarisé ; il ne s'agit
plus ici du parfum du vase vide ni de l'ombre d'une ombre.
Le Christ de Pascal est celui du catéchisme, celui qui
parut à Thomas avec la plaie au côté, les trous des clous
aux mains et aux pieds et qui s'est élevé ainsi à la droite
de son Père, le Christ que garde l'Église et qu'elle donne
à ses enfants sous les espèces du pain, le Christ vivant
aujourd'hui comme hier, un Christ tout objectif en dépit
des immanentistes qui ont cru pouvoir tirer Pascal à
eux et que celui-ci cherche non seulement par la médi-
tation, mais aussi par les prophéties, les miracles et
toute la suite de l'histoire : « Jésus-Christ que les deux
testaments regardent, l'Ancien comme son attente, le
Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur
centre. » Quand on parle des influences qui ont agi sur
Pascal, c'est toujours Montaigne, le chevalier de Méré,
Jacqueline, Nicole ou M. Singlin que l'on cite ; c'est bien.
Mais on n'insiste pas assez sur sa fréquentation assidue
de l'Écriture Sainte, de saint Augustin et surtout de
saint Paul. Le Discours sur le bon usage des 'maladies,
c'est déjà toute la mystique de saint Paul, cette vie dans
le Christ que ni les tribulations, ni les démons, ni la mort
ne peuvent nous ravir.
Cet amour du Christ sens et clef de toute la créa-
tion, de l'univers comme de l'homme, image fidèle
du Père en qui celui-ci a mis toutes ses complai-
sances, voilà le secret de Pascal que l'on voit rayonner
sur son masque sublime. Quand il nous a ravis dans
sa paix qui surpasse toute paix, toutes les Pensées
s'éclairent ; leurs violences de mépris elles-mêmes, en ce
LE SECRET DE PASCAL 77
qui regarde la nature humaine, apparaissent bien plutôt
comme des excès de langage mystique que comme un
fanatisme janséniste ; c'est, bien plutôt que rigorisme,
amour impatient de son objet et qui veut tout lui donner.
Dans saint Jean de la Croix et sainte Thérèse, on trouve
les mêmes sévérités pour les joies sensibles et leurs souil-
lures qui offusquent l'âme. Pascal reste homme dans tous
ses désirs ; s'il rabaisse l'homme, c'est qu'il est trop lucide
pour ne pas voir que sa grandeur ne peut se reconquérir
qu'en rejetant toutes ses misères. Dépouillons Adam pour
revêtir Jésus-Christ afin que sans quitter l'homme nous
devenions des dieux en participant à la chair et au sang
d'un Dieu. Du estis. Alors on comprend ce que Pascal
entend par l'ordre de la charité qui n'est point un sen-
timent d'amour vague, mais l'ordre du monde rétabli
en Jésus-Christ.
Non, ce n'est pas l'épouvante de la mort qui flotte
sur le masque à la bouche fermée, aux yeux clos. C'est —
et ceci n'avait pas échappé à Sainte-Beuve — la certitude
et les pleurs de joie que Pascal avait notés durant la
nuit du 23 novembre 1654, c'est la profonde, ineffable
adhésion à la pensée du Père, Fiat vohintas tua, consignée
dans le Mystère de Jésus. C'est la joie, les pleurs de joie
d'avoir compris que ce n'est que par la douleur qu'on
sauve le monde et qu'un chrétien couché sur un grabat et
offrant ses souffrances en union avec la passion du Verbe
fait reculer les phantasmes de l'erreur qui séduisent les
pauvres hommes. C'est la joie, les pleurs de joie d'avoir
trouvé l'Époux qui seul rassasie, en qui se quitter pour
toujours, créature de domination, de bruit, de curiosité,
de faste, de néant
Je revois son masque mortuaire : le sourire étrange et
magnifique flottant aux coins de la bouche, le frémisse-
ment avide aux ailes du nez aquilin, les yeux fermés sur
la lumière d'un amour inextinguible...
ROBERT VALLERY-RADOT.
DES RAPPORTS DE LA VIE
ET DE LA PENSÉE CHEZ PASCAL
« Le moi est haïssable », a écrit Pascal, le Pascal clas-
sique, le Pascal chrétien, teinté, pour un temps du moins,
de jansénisme. Mais c'est aussi Pascal, un Pascal aimé
des romantiques, plus proche de notre âge peut-être, qui
a dit : « Ce n'est pas dans Montaigne, mais dans moi, que
je trouve tout ce que j'y vois. » De fait, c'est en lui qu'il
a trouvé tout ce qu'il a vu : Pascal n'est pas un auteur,
mais un homme ; sa science n'est pas livresque, mais
humaine, et « toute composée de pensées nées sur les
entretiens ordinaires de la vie » ; sa doctrine n'est pas un
système, mais une voie : jamais il ne ferme, ni du côté du
petit infini, ni du côté du grand infini, le mouvement de
pensée qui le porte vers le principe et vers la fin de toutes
choses. C'est dire que, chez lui, il n'y a rien de mort, rien
de clos, rien de figé, mais que toute son œuvre est vivante,
d'une vie intérieure et supérieure, qui, née de l'âme, y
retourne.
L'âme d'où procède cette œuvre, et qui s'y exprime,
c'est l'âme même de Pascal. Il n'a sans doute bien connu
que lui-même : en cela, nous lui ressemblons tous. Mais il
a sur la plupart ce privilège que, portant au dedans de
soi un univers, il lui a suffi de s'observer lui-même pour
connaître l'univers, et pour acquérir une expérience com-
plète de la nature et de l'homme : de l'homme suspendu
entre les deux infinis, situé entre les corps et Dieu, tou-
jours au-dessous ou au-dessus de lui-même, jamais dans
DES RAPPORTS DE LA VIE ET DE LA PENSÉE 79
son assiette propre, jamais capable de se satisfaire, mais
toujours contraint de sortir de soi, de se renoncer, de se
dépasser, pour se connaître et pour se trouver. « La vraie
et unique vertu est donc de se haïr (car on est haïssable
par sa concupiscence), et de chercher un être véritable-
ment aimable, pour l'aimer. Mais, comme nous ne pou-
vons aimer ce qui est hors de nous, il faut aimer un être
qui soit en nous, et cela est vrai d'un chacun de tous les
hommes. Or, il n'y a que l'Être universel qui soit tel. Le
royaume de Dieu est en nous : le bien universel est en
nous, est nous-même, et n'est pas nous. »
De la sorte, Pascal a su haïr, combattre et, non sans
quelque peine, extirper de son âme ce moi humain, dont
la nature est de n'aimer que soi et de ne considérer que
soi, cet amour-propre qui est la source de toutes nos
injustices, de notre déraison, de notre aversion pour la
vérité, et dont l'âme se nourrit et s'empoisonne au point
de se porter, par une aberration et un aveuglement in-
compréhensibles, à se faire Dieu. Mais, en même temps
qu'il sortait de soi pour ne chercher que l'Être universel
et n'aimer que lui, — « s'il y a un seul principe de tout,
une seule fin de tout, tout par lui, tout pour lui », — il a
su trouver le seul bien qui contente l'âme, qui la remplit
toute et lui donne une joie parfaite, parce qu'il se fait
sentir à elle-même comme son unique bien, comme un
bien qui est en nous sans être nous, et qui nous permet
ainsi de nous aimer sans injustice ni péché, de nous con-
naître sans nous haïr.
Voilà comment Pascal a pu, tout à la fois, se connaître
et s'aimer ; ou, ce qui revient au même, — car celui qui
se connaît ne peut que se haïr, — voilà comment il a pu,
tout à la fois, se haïr et s'aimer, se perdre et se trouver :
voilà comment, dans son œuvre, il a pu réunir le double
avantage d'une expérience spontanée, ardente, jaillis-
sante, comme les productions de la vie, qui n'est que soi,
qui ne cherche que soi, et large, ordonnée, universelle.
8o DES RAPPORTS DE LA VIE ET DE LA PENSÉE
comme les perceptions de l'intelligence, qui cherche tou-
jours hors de soi, du côté de la vérité, de l'impersonnel.
Chez lui, par un miracle presque unique dans l'histoire de
la pensée humaine, la vie et l'intelligence, au lieu de se
contrarier et de se détruire, se sont, après d'inévitables
luttes, accordées pour réaliser une harmonie supérieure :
et, si l'œuvre porte surtout la trace de ces « efforts con-
traires » entre lesquels son cœur a été déchiré, de cette
« violence amoureuse » par laquelle Dieu lui a procuré
sa liberté, « comme un enfant que sa mère arrache d'entre
les bras des voleurs », ne nous en plaignons point, car
c'est là ce qui en fait l'intérêt tragique, c'est là ce qui la
rend si profondément émouvante pour tous ceux qui
luttent, et qui cherchent, et qui résistent encore. Mais
l'œuvre tout entière, à travers cette guerre préférable à
une « fausse paix », s'achemine vers l'ordre, vers l'har-
monie, vers la paix véritable, celle de Jésus-Christ : « Ainsi
je tends les bras à mon Libérateur, qui, ayant été prédit
durant quatre mille ans, est venu souffrir et mourir pour
moi sur la terre... Ceux qui croient que le bien de l'homme
est en la chair, et le mal en ce qui le détourne des plaisirs
des sens, qu'il s'en soûle et qu'il y meure. Mais ceux
qui cherchent Dieu de tout leur cœur..., qu'ils se consolent,
je leur annonce une heureuse nouvelle : il y a un libéra-
teur pour eux, je le leur ferai voir... » Un libérateur
qui accorde toutes les contrariétés, comme il unit en lui
les deux natures, humaine et divine, et qui, parce qu'il
est « le véritable Dieu des hommes », est toute notre
vertu et notre fécilité, l'objet de notre amour et de notre
connaissance, en qui et par qui seul nous pouvons et nous
connaître et nous aimer.
* *
Comment se réalise cette harmonie supérieure? C'est
ce qu'il nous faut tâcher d'exposer brièvement.
Plus que tout autre penseur, même chez les modernes.
CHEZ PASCAL 8l
Pascal nous offre le spectacle de ce duel entre deux ten-
dances contraires qu'un philosophe a signalé comme la
caractéristique de la philosophie contemporaine, et qu'on
peut dénommer en gros la lutte de l'esprit romantique et
de l'esprit classique, de l'idée de vie et de l'idée de raison.
De la vie, telle que l'ont définie un Claude Bernard,
un Cournot, un Bergson, l'œuvre de Pascal tient toutes
les qualités distinctives : l'harmonie complexe, la coordi-
nation parfaite de l'ensemble et des parties constituantes,
le merveilleux concert de toutes les forces de l'être en vue
d'une certaine fin vers laquelle tout converge : et c'est
l'ordre même du cœur, cet ordre qui « consiste principale-
ment à la digression sur chaque point qu'on rapporte à
la fin pour la montrer toujours ». De la vie encore, Pascal
tient cette pure spontanéité qu'est l'instinct, ce stimulus
interne qui s'ordonne comme de lui-même vers son objet,
cette idée directrice qui préside au développement de
toutes les fonctions vitales : et telle est la vertu du cœur,
dont il a écrit en un saisissant raccourci « Cœur, instinct,
principes » ; tel est l'efficace de cette « nature qui nous
soutient au défaut du « discours », qui y supplée par
une « idée de la vérité » invincible à tout le pyrrhonisme,
par un « instinct que nous ne pouvons réprimer, qui nous
élève », par des « principes naturels » exactement appro-
priés à nos besoins, qui soutiennent la raison impuissante,
qui l'empêchent d'extravaguer, et qui, en lui résistant,
la forcent sans cesse à se dépasser elle-même. De la vie,
enfin, la pensée et la langue de Pascal tiennent l'inépui-
sable variété, le pouvoir de rajeunissement perpétuel,
l'imprévisibilité, l'élan, le rythme qui caractérisent la
création vitale, et aussi la fécondité d'une énergie qui ne
s'épuise pas, mais se multiplie et crée de l'être, en donnant
de son être. Et, par là, Pascal, si l'on veut, apparaît
comme éminemment romantique ; par là, son œuvre
présente de surprenantes affinités avec le romantisme,
dont le fond est bien cela : le mouvement vital. En elle
82 DES RAPPORTS DE LA VIE ET DE LA PENSÉE
se retrouve cette diversité dans l'unité qui est la marque
propre des œuvres de la nature, particulièrement de la
nature vivante, comparées aux produits artificiels de
l'activité humaine : elle est belle, non pas seulement par
l'ordonnance à laquelle les matériaux ont été plies, mais
par la structure des matériaux eux-mêmes ; elle est belle
à la façon d'un arbre plutôt que d'un édifice, dans le
détail de son organisation intime aussi bien que dans son
aspect extérieur, parce que le détail comme l'ensemble
est fait sur un modèle unique, auquel tout a un rapport
parfait.
Mais cette œuvre de vie est une œuvre de raison aussi,
et, par là, elle est éminemment classique et universelle.
Vivant par le cœur, l'homme est ordonnateur par l'in-
telligence : Pascal n'accorde tout à l'un que pour enrichir
et développer plus sûrement l'autre. Il ne s'absorbe
jamais dans la nature : il la domine. L'inquiétude même
de l'âme, qui souffre au sein de la joie, et qui, lorsqu'elle
a trouvé, cherche encore en gémissant, lui interdit de
s'identifier avec le plaisir qui passe, et la pousse invin-
ciblement, comme l'a noté Maurice Blondel, à se ratta-
cher à du fixe, à de l'absolu, ce qui est le propre de l'in-
telligence : « Les fleuves de Babylone coulent, et tombent,
et entraînent », écrit magnifiquement Pascal, commentant
le psaume cxxxvii. « O sainte Sion, où tout est stable
et où rien ne tombe ! Il faut s'asseoir sur les fleuves, non
sous ou dedans, mais dessus ; et non debout, mais assis :
pour être humble, étant assis, et en sûreté, étant dessus.
Mais nous serons debout dans les porches de Hiérusalem. »
Comme notre volonté, notre raison porte la marque de
l'infini pour lequel nous sommes produits : « Pensée fait
la grandeur de l'homme », a dit Pascal. Lorsqu'il exalte
l'instinct, ce n'est jamais aux dépens de la raison : cette
intuition qui, d'après lui, nous donne le vrai, pour parler
la langue d'aujourd'hui, n'est irrationnelle, ou extra-
rationnelle, ou suprarationnelle, que si l'on identifie la
CHEZ PASCAL 83
raison à notre raison. Elle passe notre raison, elle la heurte
même : cela est assuré. Mais, pour une raison supérieure,
elle serait pure lumière. Ce qui, en elle, demeure pressen-
timent imparfait, vue et sentiment obscurs, dont on ne
peut rendre compte, tout cela n'est point, de soi, irréduc-
tible à la raison : tout cela tient à l'impuissance naturelle
et immuable où sont les hommes de traiter quelque science
que ce soit dans un ordre absolument accompli, et d'ar-
river à cette méthode, de toutes la plus éminente, qui,
en définissant tous les termes et en prouvant toutes les
propositions, fournirait les démonstrations de la plus
haute excellence. Ce qui passe la géométrie nous surpasse,
mais ne surpasse point une raison parfaite : de celle-ci
le cœur nous approche plus que notre « raison », que cette
faculté discursive aux vues lentes, dures et inflexibles ; mais
la valeur du cœur ou de l'instinct vient précisément de ce
qu'il est, pour nous, le substitut de cette plus haute raison :
elle ne tient en aucune manière à son caractère irrationnel.
C'est donc bien, malgré tout, l'esprit qui est régulateur :
notre pensée est avide d'intelligibilité parfaite ; mais la
vie elle-même est la mise en œuvre d'une intelligence, et
elle tend à l'intelligence : c'est une raison qui, ne s'étant
pas montée elle-même, demeure obscure à elle-même, qui
possède sans doute, et c'est son avantage, la sûreté, l'in-
faillibilité même de tout ce qui obéit, sans y réfléchir,
à l'ordre reçu ou à l'impulsion donnée, mais qui néanmoins
aspire à un ordre autonome, quand bien même elle devrait
acheter la conscience de soi et la liberté au prix de l'er-
reur et de la faute. Chez l'homme, elle arrive à la cons-
cience et à la liberté : elle a ainsi la possibilité de déchoir,
mais elle a aussi le pouvoir de s'élever ; c'est pourquoi,
au contraire de l'animal qui se tient dans son ordre de
perfection bornée, l'homme est toujours soit au-dessous,
soit au-dessus de la nature. « S'il s'abaisse, je le vante » :
car c'est de la pensée qu'il doit se relever. Mais, « s'il se
vante, je l'abaisse » : car cette pensée elle-même ne se
84 DES RAPPORTS DE LA VIE ET DE LA PENSÉE
suffit point ; elle n'est juge souverain ni de soi, ni du monde.
Aussi la démarche suprême de la raison est-elle de se
renoncer, afin de se dépasser : c'est en s'appuyant sur le
cœur, donc en se renonçant, que la raison humaine pourra
se hausser jusqu'à cette réalité qui la dépasse, et qui la
fait être. Et, dans cette abdication même de la raison
devant la nature, dans cette soumission de l'intelligence à
l'incompréhensible que sent l'instinct, mais qu'elle ne
connaît pas, se trouve le principe fécond de la vie supé-
rieure de l'homme : puisque, en se renonçant, l'esprit fait
acte de « charité », et que, par les humiliations, il s'offre
aux inspirations, qui seules peuvent faire le vrai et salu-
taire effet.
*
La conciliation de la vie et de la pensée, chez l'homme,
n'est donc pas chose simple : l'esprit dirige les forces vi-
tales, la nature, l'instinct, mais après s'être plié à elles,
car c'est à cette condition seulement qu'il pourra dis-
cerner et suivre l'ordre qu'y a mis Dieu, et dont elles pré-
sentent partout, à qui sait voir, la figure ou le signe.
Alors, au lieu de découper et de disposer le réel selon un
ordre factice, la raison saura, ainsi que le recommande
Platon, le diviser en ses articulations naturelles, imitant
en cela l'art de nos vieux fendeurs, qui suivent le fil du
bois, au lieu de le trancher brutalement comme font les
machines ; elle n'imposera pas son dessein à la nature :
elle s'efforcera d'en retrouver le dessein ; car le rôle de la
raison est de prendre conscience et possession de cette
raison latente des choses. Suam habet fortuna rationem.
Et c'est pourquoi le véritable usage de la raison, dans
les choses naturelles comme dans les choses surnaturelles,
est de se soumettre au réeel, non de se soumettre le réel.
Là, sans nul doute, gît le secret de l'éloquence de Pascal.
« Il faut de l'agréable et du réel ; mais il faut que cet
agréable soit lui-même pris du vrai. » Et il faut, en outre
CHEZ PASCAL 85.
que celui qui parle se mette à la place de ceux à qui il
s'adresse, qu'il ait bien étudié leur cœur pour en savoir
tous les ressorts, et qu'il communie avec ce que chacun
d'eux a de singulier, d'ineffable, d'unique, pour établir
une correspondance exacte entre eux et lui : « A mesure
qu'on a plus d'esprit, on trouve qu'il y a plus d'hommes
originaux, » Donc, de toutes manières, il faut que celui
qui parle et qui pense s'oublie lui-même, pour modeler
sa pensée sur le vrai et pour l'adapter à ceux qu'il veut
atteindre.
Même règle en toutes choses. « Il ne faut pas juger de
la nature selon nous, mais selon elle. » Cette maxime
décisive est celle qui a présidé à toutes les démarches de
la pensée de Pascal, et qui lui a permis d'extraire de ses
expériences propres et personnelles une expérience va-
lable pour tous et véritablement impersonnelle : en sorte
que nulle œuvre, sans en excepter même celle de Mon-
taigne dont la gamme est moins riche, ne porte autant
que l'œuvre de Pascal la marque d'un homme et le sceau
de l'humanité. C'est là ce que nous permettra d'établir
une rapide investigation des sources vives auxquelles
s'est alimentée sa pensée.
I. — La science, d'abord. Au lieu d'édifier comme Des-
cartes un système, merveille d'audace et de génie cons-
tructif, vrai en gros, mais faux en détail, nous voyons
Pascal, en physique, comme en géométrie, comme en
analyse, concentrer son attention sur un sujet, appréhendé
en profondeur, qu'il cherche à s'assimiler complètement,
à transformer en sa propre substance, puis qu'il élargit à
l'infini, par perspective, non par réduction : cela est
visible dans la première découverte mathématique qu'il
fit, à l'âge de seize ans, et qui lui livra, en une seule pro-
position, les propriétés innombrables des coniques ; comme
dans l'expérience sur le vide, qui devient avec lui le
principe de toute une mécanique de l'équilibre, et des
multiples applications qui en découlent ; comme dans
86 DES RAPPORTS DE LA VIE ET DE LA PENSÉE
rarrangement numérique de son triangle arithmétique,
où il voit incluses une foule de propriétés ressortissant à
l'analyse combinatoire, au calcul des probabilités, au
calcul intégral, et cela en raison de « la liaison toujours
admirable que la nature, éprise d'unité, établit entre les
choses les plus éloignées en apparence ». Or, de ces « effets
de nature », de ces « expériences » prises sur le vif, — et
ce n'est point par hasard que Pascal applique le même
terme à l'expérience physique et à l'expérience morale, —
il dégage aussitôt, non point des lois abstraites, mais les
principes, à la fois universels et concrets, qui régissent la
diversité ime et l'unité diverse du réel. Ces principes, ce
sont les principes dominateurs de sa pensée comme du
réel :
— La démarche suprême de la raison est de constater
le mystère là où il est, en sorte que la philosophie est une
« ignorance savante qui se connaît ».
— Dieu est incompréhensible à notre logique, mais
sans lui les faits, l'univers entier et notre moi lui-même
sont absolument incompréhensibles : et ainsi, entre les
incompréhensibles où se meut notre raison, ce sont les
faits qui départagent, en sorte qu'il ne faut pas dire que
ce qui est incompréhensible (à notre logique) ne saurait
être, mais que ce qui est ne saurait être incompréhen-
sible (à la plus haute raison).
— L'homme est un milieu entre rien et tout : son intel-
ligence, comme son corps, se meut entre deux infinis de
grandeur et de petitesse, qui sont relatifs l'un à l'autre,
et qui lui échappent, mais qui se rejoignent en Dieu, et en
Dieu seul.
— Il y a, entre les ordres de grandeur, une disconti-
nuité ou une hétérogénéité telle qu'on n'accroît ni ne
diminue une grandeur donnée en y ajoutant ou en en
retranchant, en tel nombre qu'on voudra, des grandeurs
d'un ordre d'infinitude inférieur ; et l'ordre, qui est la
vertu cardinale, ne peut être observé que si l'on respecte
CHEZ PASCAL 87
la hiérarchie des ordres : cependant, il y a entre ces ordres,
lorsqu'on descend du supérieur à l'inférieur, une sorte
de continuité qui fait que l'inférieur apparaît comme
l'image ou comme la figure du supérieur.
2. — Ces considérations sur les sciences amènent tout
naturellement Pascal à son véritable objet, qui est
l'homme. En effet, écrit-il au sujet de l'infinie divisibilité
de l'espace, « ceux qui verront clairement ces vérités
pourront admirer la grandeur et la puissance de la nature
dans cette double infinité qui nous environne de toutes
parts... Sur quoi on peut apprendre à s'estimer à son juste
prix et former des réflexions qui valent mieux que tout
le reste de la géométrie même. » Ainsi, ce très grand sa-
vant, après qu'il a donné des coups de sonde qui l'ont
mené au cœur des choses, au lieu de se contenter des
résultats acquis, n'y voit qu'un point de départ pour de
nouvelles recherches : alors, sans abandonner la science,
il se tourne vers l'homme, il va du dehors au dedans.
Vanité des sciences, qui ne sauraient nous consoler au
temps d'affliction ! La géométrie est le plus beau métier
du monde, mais ce n'est qu'un métier : elle est bonne
pour faire l'essai, mais non pas l'emploi de notre force...
Pascal étudie l'homme, le monde, la conversation des
femmes, l'amour, le jeu. Il en acquiert une expérience
directe. Il découvre l'esprit de finesse, et cette souplesse
de pensée qui des yeux va jusqu'au cœur, et par le mouve-
ment du dehors connaît ce qui se passe au dedans. Il
comprend, il éprouve peut-être, les délices et le tourment
de l'amour : de l'amour qui nous force à sortir de nous-
même pour chercher ailleurs de quoi aimer, et qui, par
un mouvement contraire, ramène tout à soi, afin de rem-
plir le grand vide que l'homme a fait en sortant de soi-
même. Enfin, le divertissement lui rend plus manifeste
encore ce double instinct, principe de toute l'inquiétude
humaine, dont l'un, qui vient du ressentiment de nos
misères continuelles, nous porte à nous fuir, à chercher
88 DES RAPPORTS DE LA VIE ET DE LA PENSÉE
l'occupation, à chercher notre bonheur même hors de
nous, et dont l'autre, qui reste de la grandeur de notre
première nature, nous fait connaître que le bonheur n'est
en effet que dans le repos, et nous ramène sans cesse
au centre de nous-même. Et ainsi, d'une part, nous sommes
pleins de choses qui nous jettent au dehors : notre instinct,
nos passions, les objets eux-mêmes, qui du dehors nous
tentent et nous appellent. Et, d'autre part, nous sentons
que chacun est un tout à soi-même, car, lui mort, le tout
est mort pour soi ; et nous savons que nous sommes
incapables d'aimer autre chose que nous, de trouver le
bonheur ailleurs qu'en nous.
Or, ce double instinct est vrai. Mais l'expérience nous
pipe, et, soit que nous sortions de nous-même, soit que
nous rentrions en nous, nous ne trouvons jamais ni le
vrai bien, ni le bonheur, nous errons partout avec inquié-
tude et sans succès, dans des ténèbres impénétrables, à la
recherche d'une ombre sans consistance, ou du rêve d'un
rêve. « Qu'est-ce donc que nous crie cette avidité et cette
impuissance, sinon qu'il y a eu autrefois dans l'homme un
véritable bonheur, dont il ne lui reste maintenant que la
marque et la trace toute vide, et qu'il essaye inutilement
de remplir de tout ce qui l'environne..., parce que le
gouffre infini ne peut être rempli que par un objet infini
et immuable, c'est-à-dire que par Dieu même? Lui seul
est son véritable bien. »
3. — Et voici — le 23 novembre 1654 ~ Q^g, du fond
de cet abîme qu'a ouvert en lui le monde, du fond de ce
gouffre infini qu'il a tenté inutilement de remplir avec
des biens finis, monte vers Dieu le cri de ce savant, de
cet homme, de ce chrétien. Il a toujours été un savant,
un homme, un chrétien, sans doute ; mais jamais encore
il n'avait compris, il éprouve maintenant pour la première}
fois, et pour la première fois il sent et il sait, que l'Infini^
qu'il a vainement cherché dans les créatures, est là, quel
cet Infini s'offre à l'âme dans la souffrance, dans l'humi-
CHEZ PASCAL 89
liation, au moment même où elle est près de désespérer
de soi et de toutes choses, et qu'il suffît de le chercher
pour qu'il se donne à elle, la console et lui assure la joie,
la certitude et la paix, dans une renonciation illumina-
trice, dans un assujettissement libérateur. Alors, il se
détache de tout et de soi-même ; il congédie ses lumières
propres pour faire place, au dedans de soi, à une lumière
supérieure, à une lumière toute pure : lumière qui éclaire
l'esprit, feu qui échauffe le cœur, force qui meut la vo-
lonté. Son âme s'aperçoit que le souverain bien n'est
point dans les choses qui sont en elle, ni hors d'elle, ni
devant elle, mais au-dessus d'elle : et, dans cette éléva-
tion si transcendante, qui traverse toutes les créatures
pour ne s'arrêter qu'au trône de Dieu, dans ce mouve-
ment vers l'Infini concret, vers le Dieu-homme, Jésus-
Christ, dans cet anéantissement de soi au sein des immen-
sités qui se multiplient sans cesse à sa vue, elle trouve enfin
ce qu'elle cherchait, elle se trouve elle-même, avec toutes
ses puissances magnifiées, arrachée par la force de la
grâce à la concupiscence, à l'orgueil, à la volonté propre,
à tout ce qui fait notre misère, unie, sans cesser d'être
elle-même, à Dieu et aux autres hommes en Dieu. « Le
bonheur n'est ni hors de nous, ni dans nous ; il est en
Dieu, et hors et dans nous. » « En aimant le corps, il
s'aime soi-même, parce qu'il n'a d'être qu'en lui, par lui
et pour lui... Adhaerens Deo unus spiritus est. On s'aime,
parce qu'on est membre de Jésus-Christ. On aime Jésus-
Christ, parce qu'il est le corps (i) dont on est membre.
Tout est un, l'un est en l'autre, comme les trois Per-
sonnes. »
Qui a jamais traduit avec un tel accent, avec ce frémis-
sement intérieur de tout l'être, et avec cette souveraine
lucidité d'intelligence : l'inquiétude, les luttes, le tourment,
(i) Ou, plus exactement, la tête du corps, qui est l'Église (Épître
aux Éphésicns, I, 22-23 ; IV, 15-16).
90 DES RAPPORTS DE LA VIE ET DE LA PENSÉE
mais aussi la joie, la paix, la lumière de l'âme humaine
en quête de l'infini? Ah ! certes, ce génie impérieux et
clairvoyant, passionné et sage, qui allie toute la fougue
de la vie à toute la sérénité de la raison, qui ne brise sa
raison que pour la courber devant le réel et la retremper
aux sources de l'être, cet homme est plus et mieux encore
que le créateur de la physique et de la mathématique
mt)dernes, que le merveilleux analyste du cœur humain,
que le penseur aux intuitions profondes pour lesquelles
nos sondes sont trop courtes : il est l'homme le plus vrai-
ment homme qui ait été, le plus propre à réveiller au
dedans de nous cette vue spirituelle dont l'organe a été
comme atrophié par les faussse clartés où nous avons
choisi de vivre pour notre malheur. Il nous a montré la
voie, il nous a indiqué le remède : sans abdiquer jamais
son intelligence, sans jamais renoncer à l'amour, il a su
concilier les exigences de la pensée et de la vie en s 'élevant
à l'ordre supérieur de l'Infini vivant, lumière de l'esprit,
aliment du cœur.
A nous de le suivre, si nous voulons être dignes de lui.
Car il ne voudrait pas de notre admiration, il repousserait
même, comme une douloureuse injure, l'admiration sté-
rile de celui qui s'écrierait : « Oh ! ce discours me trans-
porte, me ravit, etc. », et qui refuserait de se mettre à
genoux, comme il l'a fait, pour prier l'Être infini de
soumettre tout son être comme il lui a soumis tout le
sien.
JACQUES CHEVALIER.
LA RENCONTRE AVEC PASCAL
Je regarde sur ma table, à portée de ma main, cette
édition scolaire des Pensées et opuscules, publiée chez
Hachette avec une introduction, des notices, des notes
et deux fac-similés du manuscrit des Pensées, par M. Léon
Brunschvicg. Ce « bouquin « traîné partout avec moi
depuis l'année de ma seconde, déchiré, jauni, chargé
de notes, de coups d'ongles, de photographies, de dates,
de pétales séchés, pareil à ces livres dont parle Rimbaud
« qui avaient trempé dans l'Océan » — clos et comme
mort dans le temps des folies et des divertissements, —
revivait, se rouvrait, certains soirs, en même temps
que mon âme, et pour ma soif revenue, la source de
nouveau bouillonnait.
M. Pierre Lasserre m'assure que Renan, dans ses
derniers débats intérieurs avant de quitter Saint-Sulpice,
chercha du secours auprès de Pascal et qu'un instant
il espéra que l'auteur des Pensées le sauverait. Ce qu'il
n'a pu faire pour Renan, Pascal l'a réussi pour quelques-
uns d'entre nous qui n'étions pas, c'est vrai, des philo-
sophes (car le grec même, hélas ! nous était de l'hébreu).
Il est intervenu dans notre destin au moment où en nous,
à l'enfant dévot, crédule, succédait l'adolescent plein
d'ébriété et qui, soulevé hors du nid, découvre soudain
le double univers de la connaissance et des passions.
Avant toute lecteure philosophique ou voluptueuse, avant
l'expérience de l'amour, il respire dans le vent ce qu'il
ignore encore et certaines images le frappent, déjà l'incli-
nent au reniement. Il croit voir, d'un côté, le troupeau
92 LA RENCONTRE AVEC PASCAL
marmonnant des femmes, toutes les laideurs, toutes les
misères, la pauvreté intellectuelle, de basses crédulités,
la haine, la peur des passions charmantes et inconnues,
et sous prétexte d'édification, le parti pris contre les
plus nobles œuvres en faveur de rapsodies menteuses et
imbéciles ; de l'autre côté, les jeunes professeurs qu'on
admire, les écrivains fameux, leurs pensées hardies, une
curiosité avide, une recherche sans frein, une part légitime
concédée aux exigences du cœur. A cet instant où sur
une impression, sur des images, le choix d'un adolescent
se fixe, sa rencontre avec Pascal peut être décisive : tous
les ordres de grandeurs dans un seul homme et qui jus-
tement est ce chrétien ! « Les libertins, écrivait déjà Bayle
en 1684, ne peuvent plus nous dire qu'il n'y a que de
petits esprits qui aient de la piété, car on leur en fait
voir de la mieux poussée dans l'un des plus grands
géomètres, des plus subtils métaphysiciens, et des plus
pénétrants esprits qui aient jamais été au monde. »
Ce qu'il y a d'antipathique dans le renoncement de cer-
taines personnes, c'est qu'elles ne possèdent rien à quoi
elles puissent renoncer. Le christianisme attire la foule
de ceux qui croient que l'Évangile les autorise à se glorifier
de leur néant. Et où l'on voit bien que l'Église n'est
pas du temps et qu'elle se moque du jugement et des
railleries du monde, c'est à l'accueil qu'elle fait aux
rebuts apparents du monde (apparents, parce que parmi
eux certains atteignent la sainteté et, donc, recèlent
sous leur misère visible, une grandeur invisible). Mais
pour des jeunes garçons violents, et épris des puissances
de la chair, cette foule misérable autour du Christ les
éloigne ; c'est l'instant que Biaise Pascal peut les sauver,
surtout s'ils le voient tel qu'il fut réellement, avant sa
conversion définitive : différent d'eux infiniment par le
génie et par les connaissances, mais leur frère par l'orgueil
intellectuel et même par un certain attrait qu'il trouve
aux passions.
LA RENCONTRE AVEC PASCAL 93
Dans la vie de ce mathématicien philosophe, ami de
Fermât, du duc de Roannez et du chevalier de Méré,
et qu'à vingt ans l'Europe entière admire, les périodes
dites « mondaines » n'ont-elles pas été réduites à l'excès?
Des spécialistes se sont donné beaucoup de mal pour
nous contraindre à douter que le Discours sur les passions
de l'amour soit de Pascal. Même si les raisons matérielles
de croire à l'authenticité de ces pages admirables ne nous
paraissaient de beaucoup les plus fortes, il suffirait de
les lire pour asseoir notre créance, tant Pascal s'y découvre
à chaque phrase et tant nous y reconnaissons cet accent
qui ne s'imite pas. Ce jeune savant est du monde au
point de dédier à la reine de Suède sa machine arithmé-
tique en une lettre où s'étale un orgueil intellectuel
forcené. Il appartient au monde jusqu'à chicaner sa sœur
Jacqueline sur la dot qu'elle prétend donner à Port-
Royal : c'est que les hautes fréquentations où il se
complaît le mettent dans de grands embarras d'argent.
La mère Angélique dit, parlant de lui à Jacqueline, qu'il
est « dans la vanité et les amusements ». Ce Pascal de
1652 a-t-il aimé, ou seulement discouru sur l'amour?
C'est vrai que beaucoup ne connaissent cette passion que
par ouï-dire, — beaucoup, mais non certes les grandes
âmes. Quelle grande âme n'a aimé et n'a souffert? « Dans
une grande âme tout est grand », nous dit superbement
Pascal. Et après l'exclamation fameuse sur la vie qui
commence par l'amour et qui finit par l'ambition, il
ajoute : « La vie tumultueuse est agréable aux grands
esprits, mais ceux qui sont médiocres n'y ont aucun
plaisir. » Le sentiment de sa grandeur, Pascal le possède
au point d'écrire, dans le même temps, à la reine de
Suède, que le pouvoir des rois sur les sujets n'est qu'une
image du pouvoir des esprits sur les esprits qui leur sont
inférieurs. On ne saurait être plus persuadé qu'il ne l'est
de la prééminence de l'esprit, et il le montre en maint
endroit « avec sa franchise et sa naïveté ordinaires » (c'est
94 LA RENCONTRE AVEC PASCAL
lui-même qui dans une lettre à Mme Périer emploie ces
expressions). Or Pascal, grande âme, ne semble pas croire
qu'une grande âme puisse ignorer l'amour ; car cette vie
tumultueuse qui est agréable aux grands esprits est aussi,
nous assure-t-il, « un merveilleux acheminement à la
passion ». Le tumulte d'une belle vie possède, selon lui,
une puissance incomparable de séduction : « La vie de
tempête surprend, frappe et pénètre. » Ce pourrait être
un mot de la Grande Mademoiselle ou du Coadjuteur. Au
reste, voici l'aveu de Pascal : « On a beau se cacher, l'on
aime toujours. » Rhétorique, affirme-t-on. Mais comment
une connaissance par ouï-dire de l'amour eût-elle fourni
à Pascal sur cette passion des lumières qu'aucun autre
que lui n'a possédées à son époque? Il est certain qu'il
a pressenti toutes les subtilités où se sont complu, dans
leurs analyses, les auteurs modernes. Avant l'Homme libre
de Barrés, Pascal savait que ce qui augmente beaucoup
le plaisir de l'exaltation, c'est de l'analyser, et qu'il faut
sentir le plus possible en analysant le plus possible. Pascal
le savait qui a écrit : « La netteté d'esprit cause aussi la
netteté de la passion. C'est pourquoi un esprit grand et
net aime avec ardeur, et il voit distinctement ce qu'il
aime. » Pascal a pressenti que c'est nous-mêmes qui nous
cherchons dans les autres et que nous créons de notre
propre substance l'objet de notre passion : « Il faut que
l'homme trouve dans soi-même le modèle de cette beauté
qu'il cherche au dehors... » Il n'ignorait pas que nous ne
nous éprenons pas de la beauté, mais d'une certaine
beauté à notre mesure : « ...et c'est en ce sens que l'on
peut dire que chacun a l'original de sa beauté dont il
cherche la copie dans le grand monde ». Il a connu exacte-
ment ce que Proust a appelé « les intermittences du cœur »,
comme en témoignent ces lignes étonnantes : « L'atta-
chement à une même pensée fatigue et ruine l'esprit de
l'homme. C'est pourquoi, pour la solidité du plaisir de
l'amour, il faut quelquefois ne pas savoir que l'on aime :
LA RENCONTRE AVEC PASCAL 95
et ce n'est pas commettre une infidélité, car l'on n'en
aime pas d'autre ; c'est reprendre des forces pour mieux
aimer. Cela se fait sans que l'on y pense... « Et enfin
il a proclamé la tyrannie de l'amour : « C'est un tyran
qui ne souffre point de compagnon, il veut être seul ; il
faut que toutes les passions ploient et lui obéissent. »
Pascal a osé cette affirmation qu'un romancier, obligé
de peindre les réalités de l'amour, devrait mettre en
exergue de ses ouvrages : «La passion ne peut pas être
sans excès. »
Sufiît-il de n'avoir étudié l'amour que du dehors, pour
aller si vite dans sa connaissance? Des endroits du Dis-
cours, moins surprenants, plus familiers, trahissent sans
aucun doute l'expérience de la tendresse : sur les résolu-
tions que l'on prend de faire et de dire certaines choses
quand la personne aimée sera là, mais sa présence
dérange tous nos plans ; sur la perpétuelle nouveauté que
nous trouvons à cette présence qui est « une cessation
d'inquiétudes » (trois cents pages de Proust tiennent dans
ces deux mots). Certes il n'est pas un familier de Pascal
qui lui puisse refuser, selon l'expression de Sainte-Beuve,
une nature très capable d'orages. Mais, faut-il admettre
d'emblée avec Sainte-Beuve que ces orages, Pascal les
épuisa dans la sphère de la science et dans les angoisses
religieuses? D'autre part, sauf Mlle de Roannez qu'il
dirige comme le ferait M. Singlin, et sauf ces précieuses
de Clermont, auprès de qui Fléchier rapporte que Pascal
fut empressé, aucune femme du monde n'apparaît dans
sa vie. A y regarder de près, les passages du Discours
moins passionnés mais où se montre quelque expérience,
peuvent avoir été inspirés à Pascal par la simple amitié.
Aussi différents que soient ces deux sentiments dans
leur essence, ils ont en effet quelques caractères communs.
Or le dix-septième siècle nous paraît être vraiment le
Monomotapa de l'amitié. La vie de société, l'habitude
des honnêtes gens de mettre en commun leurs recherches,
96 LA RENCONTRE AVEC PASCAL
de se tenir au courant de leurs lectures et de leurs tra-
vaux, les moyens de communication si précaires qu'ils
introduisaient dans les moindres séparations, cette in-
quiétude et cette angoisse qu'exprime la fable des Deux
Pigeons, les longs commerces épistolaires, ces civilités
infinies du langage d'alors qui devaient finir par susciter
les sentiments dont elles n'avaient d'abord été qu'une
feinte, — tout cela développait à merveille l'amitié et
lui prétait de ces délicatesses qui, sans la confondre
jamais avec un sentiment plus vif, pouvaient aider un
Pascal à en imaginer certains caractères. Ainsi ce qu'il
écrit de la présence et de l'absence lui put être inspiré
par ce jeune duc de Roannez qui lui était si attaché
« qu'il ne pouvait se passer de lui à ce point qu'il l'amena
avec lui dans son gouvernement du Poitou... » (Marguerite
Périer.) A l'instant de la conversion définitive, Jacque-
line et M. Singlin jugent à propos d'éloigner Pascal de
Paris pour être plus à soi qu'il n'était à cause du retour
de son ami le duc de Roannez qui l'occupait tout entier.
Il lui confia ce secret, et avec son consentement, qui ne
fut pas donné sans larmes, il partit le lendemain de la
fête des Rois... » (Lettre de Jacqueline à Mme Périer.)
Que nous voilà loin de l'effrayant génie, du misan-
thrope sublime des manuels de littérature ! « L'usage
délicieux et criminel du monde », a-t-il écrit dans sa
Prière pour le bon usage des maladies. Ainsi Polyeucte
appelle la volupté : source délicieuse. Pascal a renoncé,
mais il n'était point fermé à ces délices. Son cœur, comme
tout autre jeune cœur, capable d'orages, ouvert peut-être
à l'amour, assurément à l'orgueil, sensible à l'amitié,
ne fait rien quand il se convertit que tourner vers l'être
infini cette puissance infinie de sentiment. Comme elle
est pathétique, la suprême rencontre de l'abbé Ernest
Renan avec Pascal dont M. Pierre Lasserre a retrouvé
les traces ! Pascal a, en effet, d'avance ruiné les obstacles
que Renan accumule entre son âme et Dieu. Renan écrit
LA RENCONTRE AVEC PASCAL 97
quelque part qu'il monterait volontiers à genoux l'esca-
lier de la Santa Casa, si l'on ne voulait point l'obliger
d'admettre l'interprétation messianique de tel psaume.
Pascal lui eût enseigné que ce ne sont point des textes
qui nous donnent Dieu et qu'il n'est pas la récompense
du philologue. Mais, dira-t-on, la science de l'exégèse
était, du temps de Pascal, fort peu poussée. Peut-être
s'il avait connu les travaux de Strauss, de Harnack, de
Loisy... Hé bien, s'il les avait connus, il aurait répété ce
qu'il disait à Mme Périer, que : « l'Écriture sainte n'est
pas une science de l'esprit, mais une science du cœur qui
n'est intelligible que pour ceux qui ont le cœur droit,
et que les autres n'éprouvent que de l'obscurité. » Certes
il ne nie pas les miracles, ni les prophéties, mais il leur
accorde si peu d'importance pour la foi qu'ils lui inspirent
cette terrible boutade : « Vous croyez que (les prophéties)
sont rapportées pour vous faire croire? non, c'est pour
vous éloigner de croire. » Et encore : « Les miracles ne
servent pas à convertir mais à condamner. » Tci, le jansé-
niste se trahit. Mais enfin c'est l'évidence, puisqu'il y a
tant d'incrédules, que miracles et prophéties ne sont
point des preuves suffisantes et qu'elles n'ont guère plus
de valeur pratique pour vaincre le doute « que le cours de
la lune et des planètes » dont Pascal trouve si ridicule
l'abus qu'en ont fait tant d'apologistes. « C'est leur donner
sujet de croire (aux incrédules) que les preuves de notre
religion sont bien faibles. » Que nous apporte donc Pascal
qui lui permette de se montrer si dédaigneux des preuves
traditionnelles? Mais ici, mettons d'abord à sa place
l'argument du « pari » qui, parce qu'il est le plus déve-
loppé dans le manuscrit des Pensées, s'offre comme un
facile point de mire aux adversaires. Au vrai, l'apologé-
tique de Pascal s'y ramène si peu qu'on peut dire qu'elle
existe toute en dehors de lui. Cet argument ne tend qu'à
nous faire sortir de notre indifférence. L'essentiel de Pascal
est ailleurs. En bref, l'auteur des Pensées établit entre le
98 LA RENCONTRE AVEC PASCAL
christianisme et l'homme un rapport de clef à serrure.
L'homme avec sa complexité, le christianisme avec sa
complexité entrent exactement l'un dans l'autre. Pas un
dogme, si l'on peut dire, qui ne comble l'un de nos
abîmes, qui n'en remplisse étroitement la capacité.
Démonstration qui vaut dans la mesure où l'image qu'on
nous montre de l'homme ne sera pas machinée pour
les besoins de la cause. Mais justement personne avec
Pascal et personne après lui n'a pu dessiner en quelques
traits simples et étemels cette carte en relief de l'homme,
avec ses sommets et avec ses creux. Cependant Voltaire
oppose à Pascal qu'il ne suffit pas qu'une religion
explique l'homme pour que nous la considérions comme
révélée. Certes ! Mais cela sufht pour que nous désirions
qu'elle le soit. Et de même que ce rapport entre le catho-
licisme et nous, Pascal l'a établi en usant de sa raison,
c'est d'abord à notre raison qu'il s'adresse. Il est vrai
que par la raison toute seule nous n'atteignons pas
Dieu. Inclinons donc l'automate, abêtissons-nous... Hé
quoi ! s'abêtir? Proposition odieuse qui fait soudain jaiUir
la parole sublime : « S'offrir par les humiliations aux
inspirations. » Voilà le pont jeté, de la rive jusqu'oii nous
avait conduit une raison passionnée, à l'autre rive où
l'amour nous guette. Ici Pascal nous rend ce que Rimbaud
appelle : « la clef du festin ancien... » La charité est cette
clef.
Qu'a-t-on parlé du génie tremblant et terrifié de Pascal?
car quel homme a mieux connu le paisible amour? Il
semble que lui ait été épargnée toute nuit obscure des
mystiques. A aucun autre cœur. Dieu ne fut plus sen-
sible. Pascal échappe au plus sombre du jansénisme parce
qu'il se sait préféré, il se sait choisi. La nuit du 23 no-
vembre, il en reçoit confirmation, cette nuit des pleurs
de joie, de la certitude sans ombre, de la renonciation
totale et douce, de la paix. Et comme si n'eussent pas
suffi les paroles de son Dieu qui, à travers Pascal, nous
LA RENCONTRE AVEC PASCAL 99
atteignent et nous brûlent encore : « Tu ne me chercherais
pas si tu ne m'avais déjà trouvé... Je t'ai aimé plus ardem-
ment que tu n'as aimé tes souillures... » Voici pour le
combler, la guérison de la petite Périer par le seul con-
tact de la Sainte Épine. En dépit de son jansénisme,
Pascal portait donc, en son corps malade et douloureux,
l'âme la plus joyeuse : « J'ai autant de joie, lui écrivait
Jacqueline, de vous trouver gai dans la solitude que
j'avais de douleur quand je voyais que vous l'étiez dans
le monde. Je ne sais néanmoins comment M. de Saci
s'accommode d'un pénitent si réjoui... » Pascal, pénitent
réjoui, écrit à Mlle de Roannez que les peines des chré-
tiens « ne sont pas sans plaisir et ne sont jamais sur-
montées que par le plaisir ». Il l'avertit de ne point
croire « que la piété ne consiste qu'en amertumes sans
consolations ». Quelle sainte volupté éclate dans cette
belle expression janséniste : « La délectation victorieuse
de la grâce ! »
Mais ce bonheur enfin possédé. Biaise Pascal l'a payé
de tout ce que le monde met au plus haut prix : le plaisir,
ce ne serait rien, mais les sciences où il montrait un pro-
digieux génie ; mais même les plus légitimes tendresses,
car il poussait le scrupule jusqu'à rebuter ses sœurs,
et il ne voulait point qu'on l'aimât : « Il est injuste qu'on
s'attache à moi... Je tromperais ceux à qui j'en ferais
naître le désir, car je ne suis la fin de personne... « Le
jeune homme qui l'avait jusque-là suivi, à cet instant
se détourne et s'éloigne triste : la parole presque impos-
sible à prononcer, sinon des lèvres du moins du cœur,
c'est celle qui a ouvert à Pascal le royaume de la joie :
« Seigneur, je vous donne tout. »
FRANÇOIS MAURIAC.
PASCAL
LIBÉRATEUR DE L'INTELLIGENCE
Dans ce sanctuaire naturel de Port-Royal des Champs,
qu'aucune destruction n'est parvenue à profaner, nous
nous étions donné rendez-vous tacitement, spontanément,
le dimanche 17 juin, pour nous unir d'intention à Pascal
solitaire, fervent et mortifié. Ce Pascal « sensible au
cœur )), nous l'avons trouvé, en effet. Communion à
laquelle des non-chrétiens ont participé aussi, sans nulle
velléité de croire la Sainte Épine, et sans se dissimuler
que la preuve par les Prophéties ne tient pas debout.
Au retour, la leçon de Pascal lui-même opérant, j'ai
senti l'incomplet d'un hommage pourtant si décent.
Tout ce qui dans Pascal est autre me devenait plus pré-
sent, par l'oubli même où on l'avait laissé. Il est à propos
de dé-localiser Pascal, murmurais-je après cette tentative
de le colloquer tout entier à Port-Royal. Et après la
messe chantée dans l'émouvante petite église de Saint-
Lambert, où Bédier, Hallays, Brunschvicg... ont pris
l'eau bénite, par volonté de se conformer aux gestes de
Celui que nous honorions, — Qu'on n'oublie pourtant
pas, me disais- je, Pascal maître de logique, et qui en donna
de si vertes leçons au Père Noël et au Père Annat ; ce
Pascal d'une raison presque insolente, et qui s'offre à
nous avec Montaigne à sa droite et Galilée à sa gauche ;
ce Pascal dont l'empirisme souple et bien discipliné
nous livre, bien mieux que Descartes, le secret des Clas-
siques français.
PASCAL LIBÉRATEUR DE L'INTELLIGENCE lOI
A qui la faute, si l'inattention des lecteurs trop sensi-
tifs, envers Pascal héros de l'intelligence, a conduit Paul
Valéry à le méconnaître, de sorte qu'il immole (à son
dieu Léonard) ce pauvre homme « qui, ayant changé sa
neuve lampe contre une vieille, se perd à coudre des
papiers dans ses poches, quand c'était l'heure de donner
à la France la gloire du calcul de l'infini... »?
En insistant, comme je vais le faire pour compenser,
sur le côté ensoleillé de l'esprit de Pascal, je vous con-
jure de ne pas perdre de vue, cependant, l'autre côté, le
nocturne, le tragique, le cœur sans fond. Lui-même nous
avertit que la grandeur d'un esprit pose un problème de
conciliation des contraires. « Je n'admire point l'excès
d'une vertu... si je ne vois en même temps l'excès de la vertu
opposée... Car autrement ce n'est pas monter, c'est tomber.
On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité,
mais bien en touchant les deux à la fois, et remplissant
tout l'entre-deux... » (fr. 353).
Veuillez donc, en considérant la plénitude du bon sens
chez ce multiple Pascal, ne pas perdre de vue ce qui en
est fort écarté (et pourtant non m.oins sien) : quant à
l'humeur, une immodération, qui ne se rencontre guère
avec l'intelligence circonspecte, un emportement d'orgueil,
et, comme il dit, des passions de feu ; — quant à la
volonté, une énergie têtue, rarement associée à la liberté
de l'intelligence, et qui donne de toute sa masse sur le
point où elle s'applique ; toutefois moins persévérante
qu'on ne s'y attendait, car de tant d'entreprises, où il
est entré avec impétuosité, pas une n'a été menée à
terme, peut-être parce qu'il découvre en tout l'au-delà,
l'infini, avec lequel la capacité de l'homme le plus grand
connaît qu'elle n'a point de mesure ; — quant à la con-
science religieuse ; au lieu du besoin de sérénité, carac-
téristique des vastes intelligences, un besoin d'inquié-
tude, propre plutôt aux esprits bornés, et qui se manifeste
par le sens aigu de l'alternative, de l'antagonisme, en
102 PASCAL LIBÉRATEUR DE L'INTELLIGENCE
nous, du bien et du mal ; par quoi Pascal est naturel-
lement augustinien ; il y ajoute le vertige du joueur :
une partie se joue pour nous, en nous, dont l'enjeu est
infini ; quiconque n'a pas gagné a perdu le tout, il est
perdu. Et le parieur, le calculateur des probabilités, le
démonstrateur de l'infini prêtent leurs précisions à
l'angoisse da chrétien.
Tout ceci dûment rappelé, puis reculé au loin, ne regar-
dons plus que ce qui s'y oppose : la parfaite santé de
l'intelligence.
*
* *
En consultant, à la fin du tome XI de la grande édi-
tion Brunschvicg-Pierre Boutroux-Félix Gazier, la table
de tous les écrits conservés de Pascal, ce qui frappe
d'abord, c'est la diversité des sujets. Géométrie, arithmé-
tique, mécanique, physique, théologie, polémique, morale,
spiritualité, sans compter les digressions, qui touchent à
tout. On dirait qu'il y a pluralité d'auteurs, ou s'il n'y en
a qu'un, que c'est un encyclopédiste.
Mais il s'en faut bien. Au travers de cette étrange
diversité d'œuvres, lesquelles toutes furent provoquées
par des rencontres non cherchées — de même pour Ga-
lilée, point du tout pour Descartes — et qui toutes gisent
interrompues, spectacle d'inconstance et de désordre,
une seule et même œuvre, poursuivie de l'une à l'autre,
persévéramment : ainsi se présente la carrière de Pascal.
Cette table nous énumère les occasions de son travail;
ainsi elle fait croire à de nombreux travaux — tels ceux
d'un Diderot ; — elle cache l'unité de son vrai travail.
Ce travail unique de Pascal, quel est-il? — La libé-
ration progressive de l'intelligence.
Tout enfant, Biaise Pascal voulait, au rapport de sa
sœur, savoir la raison des effets. Il ne se contentait pas
des premières dont on l'amusait, et qui probablement
PASCAL LIBÉRATEUR DE L'INTELLIGENCE I03
étaient de la nature des preuves scolastiques ; car il
perçait, au delà des mots, jusqu'aux choses. « Il a tou-
jours eu, ajoute Mme Périer, une netteté d'esprit admi-
rable pour discerner le faux; ...quand on ne lui disait
pas de bonnes raisons, il en cherchait lui-même ; ...il ne
quittait point qu'il n'en eût trouvé quelqu'une qui le
pût satisfaire... »
Mais n'en pourrait-on raconter autant de n'importe
quel physicien-né? Ce qui est particulier à Pascal, c'est
que l'ordre de phénomènes auquel il s'est toute sa vie
attaché, afin d'en scruter les causes, est non pas phy-
sique, mais intellectuel : c'est l'erreur. « L'art de ne point
errer », tout le monde le cherche, dit-il lui-même. Peu de
gens au contraire ; mais lui, si fait, et avec constance.
Encore n'est-ce pas l'art seulement, mais la science
qui est à la base de cet art : la recherche des causes,
soit naturelles, soit artificielles, de toutes les illusions,
de toutes les sophistications, de toutes les apathies par
lesquelles l'esprit des hommes manque la vérité, son
seul bien, ou l'altère, ou la cache, aux autres et à soi,
ou 3' résiste quand elle lui est montrée.
Cette unique chasse, dans les domaines variés que les
circonstances lui ouvrent, — conjectures sur la pesanteur
de la colonne d'air, ou controverses théologiques sur la
grâce, — l'attire d'abord, et lui inspire une sorte d'enthou-
sasme de découverte. Ce n'est pas digression, mais au
contraire retour à sa piste, à sa mission, à son centre.
Lorsqu'on lit de suite ces écrits qui font des pointes en
tous sens, on est frappé de ce fait que, dans la polémique
sur le Vide, ou dans les Provinciales, ou dans l'Esprit
géométrique, ou dans l'introduction méthodologique à
l'apologie contre les athées, ou dans les parties de la
Logique de Port-Royal, qui sûrement viennent de lui,...
il n'est pas une page où soit perdue de vue cette voca-
tion apollinienne de Pascal. 'L'Art de persuader est,
peut-on dire, au rond-point. C'est de là que la conver-
104 PASCAL LIBÉRATEUR DE L'INTELLIGENCE
gence de ce labeur, l'unité de cette œuvre apparaît.
En même temps que cohérente, elle est progressive.
Pascal fait un pas, puis un second et un troisième, au
delà de la simple et abstraite intelligence ; en quoi il est
supérieurement intelligent, puisqu'il rend l'intelligence de
plus en plus concrète, et polymorphe à l'mstar de la nature.
Il est parti cependant de la logique du mathématicien.
Le maximum de rigueur et le maximum de généralité sont
ici ce qu'on vise. Un bon exemple est ce que Pascal
établit, dans ce domaine, touchant la divisibilité des
nombres, abstraction faite du système de numération
qu'on aura choisi. Son travail, ici, est de débarrasser
l'intelligence du piège des langages conventionnels.
Puis il avance, le voici au stade suivant : la logique
du physicien. Il s'agit de consulter la nature, par des
expériences correctes. Dans ce domaine, qu'il suffise de
rappeler comment est conçue, réglée, interprétée l'expé-
rience du Puy de Dôme. Son travail, ici, est de délivrer
l'intelligence de la réalisation vaine des entités méta-
physiques et de la certitude préalable. S'offrir en toute
candeur au contrôle du fait : de cette abnégation géné-
reuse est sortie toute la fécondité scientifique de l'intel-
ligence des modernes.
Puis le chercheur s'élève, au delà de ce palier qu'on
peut appeler positiviste, à un autre ordre de vérités,
plus secrètes, plus concrètes, pour lesquelles une méthode
plus concrète aussi est à trouver : des vérités qu'il s'agit
de maintenir vivantes dans l'esprit, car mortes elles ne
sont plus vraies. On peut savoir positivement les choses,
et que « ce soient des paroles mortes et des semences qui,
quoique pareilles à celles qui ont produit des arbres si
fertiles, sont demeurées sèches et infructueuses dans l'es-
prit stérile qui les a reçues en vain... Il faut donc sonder
comme cette pensée est logée en son auteur ; comment,
par où, jiisqu'oii il la possède... » {Art de persuader.) Pascal
poussant de la critique des faits à la critique des idées
PASCAL LIBÉRATEUR DE L'INTELLIGENCE 105
surpasse en intelligence tous les scolastiques, ceux du
moyen âge, et aussi bien un Comte ou un Taine.
D'autre part, Pascal, les circonstances l'y ayant jeté,
exerce son inventivité dans les disputes. Il y a certes une
méthode du disputeur; ce grand chercheur de méthodes
n'en doute point et le principe de celle-ci, s'il s'agit non
de vaincre, mais de convaincre, il le trouve. On ne con-
vainc les gens que par leurs propres raisons. « Quand
on veut reprendre avec titilité et montrer à un autre qu'il
se trompe, il faut observer par quel côté il envisage la
chose, car elle est vraie ordinairement de ce côté-là, et
lui avouer cette vérité, mais lui découvrir le côté par où
elle est fausse... » {fr. 9). L'effort d'intelligence, ici, est
de se critiquer d'abord soi-même, de se rendre attentif
à l'objet seul, puis hospitalier à l'imagination des autres.
Par cette discipline d'objectivité, Pascal se range entre
Montaigne, Leibniz et Goethe. Il est piquant de noter
que le savant de tout à l'heure s'approprie maintenant
le secret des poètes de théâtre, Sophocle ou Molière :
il « ne prouve qu'en obligeant tout le monde à faire ré-
flexion sur soi-même et à trouver la vérité dont il parle... »
{Passions de l'amour.)
Enfin, au sommet de sa recherche, Pascal rassemblant
ses forces qui défaillent, découvre et fonde la Logique du
convertisseur, dont l'efficacité neuve devait faire le prix
singulier de V Apologie. « La volonté » étant « organe de
la créance », il s'agit de scruter les mobiles de la volonté,
d'en acquérir le maniement. D'abord les mobiles subcons-
cients : il faudra « incliner l'automate », mais ceci n'est
qu'un commencement... Il faudra, ce qui va loin au delà,
provoquer la liberté intérieure de l'autre, par l'ascendant
de notre propre liberté ; l'Esprit agit lui-même, par notre
canal, qu'il faut désobstruer. Nous voici donc arrivés à
ce qui est, pour un augustinien, le mystère adorable de la
grâce; mais sans avoir renié pour cela l'ordre dont nous
étions partis, celui de la preuve, de la méthode ration-
I06 PASCAL LIBÉRATEUR DE L'INTELLIGENCE
nelle. Et au contraire, puisque à chaque degré nous avons
pris soin d'accommoder nos méthodes, ainsi que la raison
le veut, à l'objet de plus en plus concret qui se découvre
à nous peu à peu.
Tel est, représenté dans un raccourci quelque peu déri-
soire, le trajet accompli par cet esprit conquérant, qui a
voulu comprendre à fond ceci, et ceci, et ceci encore ;
acquérir de nouvelles provinces, sans quitter ce qu'il tient.
Cette « agilité de l'esprit », comme il dit (fr. 351), est
la plus belle. Ainsi se déploie, en cette prolifération
d'ouvrages qui semblent avortés, parce que la vie a
manqué à l'auteur, mais non la hardiesse ni la force, ce
qu'il appelle encore « la fécondité inépuisable de l'esprit. »
{Préface pour un traité du Vide.)
Mais Pascal lui-même est-il un esprit libre? — Si vous
voulez dire « un homme affranchi de superstitions », non.
Pascal en eut, de telles et de si surannées, qu'un niais
aujourd'hui les perce à jour. Mais ce puissant esprit non
libéré n'en est pas moins un puissant libérateur. A son
école, ceux qui se targuent d'être libres apprendront la
manière, en s'approfondissant, de se libérer mieux. S'ils
se trouvent à même de le compléter, de le rectifier, comme
il l'a d'ailleurs prophétisé (dans la Préface citée tout à
l'heure), en se plaçant à des points de vue insoupçonnés
de lui, à celui de la critique historique notamment, c'est
en suivant sa leçon, d'appliquer dans chaque ordre la
méthode propre à cet ordre, donc en relevant de lui
encore. Pascal, c'est un maître à penser plus moderne que
n'est Descartes avec sa mathématique universelle.
Et quant à dompter l'inintelligence sous sa forme dan-
gereuse, le fanatisme, si Voltaire, à première vue, s'y
entend mieux que lui, on peut douter que la méthode
voltairienne, de bafouer les « esprits serfs », est plus sûre
que la méthode pascalienne, qui les explique à eux-mêmes.
PAUL DESJARDINS
PASCAL ET LE " LIBERTIN
9>
S'il est vrai qu'une œuvre est durable dans la mesure
où l'humanité peut y trouver éternellement la pâture
d'un de ses grands intérêts, l'œuvre de Pascal est singu-
lièrement bien assurée de l'avenir. Elle accroche presque
tous les grands intérêts humains, parfois les plus opposés.
Elle attache à la fois l'artiste et le savant. Elle harcèle
l'exégète et le psychologue. Elle absorbe l'homme de foi.
Elle arrête aussi tout particulièrement l'incroyant, le
« libertin ».
En général, il faut bien le dire, l'incroyant donne assez
peu d'audience aux grands docteurs chrétiens qui préten-
dent le confondre ; c'est que, le plus souvent, il a affaire
à des hommes qui, par volonté ou par impuissance, ne se
mettent pas un instant proprement à sa place et ne
lui opposent donc aucun argument vraiment ajusté à son
cas. Croit-on qu'il ait bien heu d'être ému, autrement
que comme artiste, par un Bossuet lui servant pour
toute dialectique : « Qu'ont-ils vu, ces rares génies,
qu'ont-ils vu plus que les autres? Pensent-ils avoir vu
mieux les difficultés à cause qu'ils y succombent, et que
les autres qui les ont vues les ont méprisées? Ils n'ont
rien vu, ils n'entendent rien, ils n'ont pas même de quoi
établir le néant auquel ils espèrent après cette vie, etc. » ;
ou par un La Bruyère qui, ébloui de l'évidence de Dieu,
ne sait que prendre en pitié l'infirme qui ne le voit pas?
Avec Pascal, je suis tout de suite retenu par un adver-
saire qui, pour me réfuter, commence par épouser mon
cas en toute loyauté et compréhension. Cette attitude
I08 PASCAL ET LE « LIBERTIN »
presque unique du grand penseur tient peut-être chez
lui, en partie, à l'esprit mathématique, pour lequel la
réponse à un problème doit sortir tout entière de la pé-
nétration de ses données.
Ce n'est pas que l'idée que Pascal se forme de l'incré-
dule ne soit en certains sens assez bornée. Par exemple,
il ne sait le voir que sous l'espèce du débauché, ne se
libérant de l'idée de Dieu que pour céder sans crainte à
tous ses appétits. Il est vrai que c'est la seule conception
qu'on s'en faisait de son temps (i) et, vraisemblablement,
pour cause ; l'incrédule dont l'immoralité ne dépasse
point celle de la moyenne des croyants semble une
espèce assez récente ; dans un ouvrage classique sur les
Libertins en France ait dix-septième siècle, l'auteur, dont
la sympathie pour eux ne se cache pas, est forcé de
reconnaître leur manque constant de tenue morale ; le
pieux Saint-Simon ne paraît point, comme tel grand
romancier de nos jours, s'imposer une sainte obligation
quand il s'effare de voir le président de Maisons et sa
femme, gens si impies qu'ils avaient cherché pour leur
fils un précepteur irréligieux, avoir pourtant des mœurs
irréprochables. — Aussi bien Pascal ignore-t-il encore une
autre espèce d'incroyant. <( Il faut, s'écrie-t-il, ou croire,
(i) Elle est formulée en toute conscience par Massillon dans son
sermon Sur la vérité d'un avenir • « Mes frères, trouvez-moi, si vous le
pouvez, des hommes sages, véritables, chastes, réglés, tempérants, qui
ne croient point en Dieu, qui n'attendent point d'avenir, qui regardent
les adultères, les abominations, les incestes comme les penchants et les
jeux d'une nature innocente... Quelle consolation pour nous, mes frères,
qui croyons, qu'il faille renoncer aux mœurs, à la probité, à la pudeur, à
tous les sentiments de l'humanité avant que de renoncer à la foi, et n'être
plus homme pour n'être plus chrétien ! « Massillon conçoit, toutefois,
l'athée aux mœurs inattaquables, dont son siècle avait donné un exemple
éclatant, mais c'est pour en dénoncer immédiatement le caractère d'excep-
tion : « Cet impie (Spinosa) vivait caché, retiré, tranquille ; il faisait son
unique occupation de ses productions ténébreuses, et n'avait besoin,
pour se rassurer, que de lui-même. Mais ceux qui le cherchaient avec
tant d'empressement, qui voulaient le voir, l'entendre, le consulter,
ces hommes frivoles et dissolus, c'étaient des insensés qui souhaitaient de
devenir impies. »
PASCAL ET LE « LIBERTIN » IO9
OU nier, ou douter », évidemment convaincu qu'avec
ces deux derniers termes il a épuisé toutes les positions
possibles de l'impie en face de la question de l'existence
de Dieu. Il oublie que nier ou douter, c'est encore se poser
la question, et qu'il existe une troisième sorte d'athée,
qui ne se la pose même pas, soit que sa sereine nature
fasse qu'il ne pense jamais à ces sortes de problèmes,
soit que son esprit compliqué trouve la question incom-
préhensible en ses termes, n'arrive point, par exemple,
à comprendre ce que peut signifier le mot d'existence
appliqué à un objet qui diffère par essence de tous ceux
sur lesquels nous avons formé cette notion. Toutefois,
cette sorte d'athée est, elle aussi, de formation récente et,
aujourd'hui encore, assez peu répandue. En somme, la
conception de Pascal est très suffisamment générale.
* *
Mais la grande originalité de Pascal pour le libertin,
c'est la netteté avec laquelle il lui déclare qu'il ne peut
lui opposer aucune preuve rationnelle, que la foi ne se
peut fonder que sur des raisons du cœur. Certes, on avait
déjà vu de pieux docteurs nier la compétence de la raison
en matière religieuse, et pas toujours pour la refuser
seulement à l'adversaire. Mais ce qui ne s'était jamais
vu, c'est qu'on le fît avec tant de force, tant de parti pris,
tant de décision à se fermer toute, possibilité de rentrer
sous cape dans la place qu'on abandonne ; ce qui ne s'était
jamais vu, c'est un croyant qui donne des armes à
l'incrédule au cas où celui-ci se laisserait prendre par un
semblant de logique, qui lui déclare qu'il serait inexcu-
sable s'il se convertissait pour autre chose que des raisons
non démontrables (i). Ici, Pascal donne pleine satisfac-
(i) Cette interprétation de Renouvier me semble irréfutable : « Pascal
vient de rappeler que les chrétiens eux-mêmes ont appelé leur religion
une sottise, et déclaré qu'ils ne pouvaient en rendre raison ; il en a conclu
IIO PASCAL ET LE « LIBERTIN »
tion au vrai rationaliste, pour lequel l'erreur n'est point
du tout que l'on croie à Dieu, mais qu'on prétende y croire
par l'effet de la raison ; pour lequel, au surplus, demander
sa croyance à des états d'esprit irrationnels représente,
en cette affaire, la vraie position rationnelle. Ajoutons
que le vrai rationaliste devra, pour mériter ce nom,
accepter aussi le revers de l'affirmation pascalienne, à
savoir que, s'il n'y a point de preuve pour l'existence
de Dieu, il n'y en a pas davantage pour sa non-existence ;
qu'autrement dit, il lui faudra convenir que, si le maître
des Pensées s'est enseveli lui-même en tant que démons-
trateur sous l'écroulement du temple de la raison, il y a
aussi enseveli son adversaire. L'incroyant qui accepte
cette totalité de l'attitude agnostique constitue, lui
encore, une variété du genre assez peu répandue.
Chose bien suggestive, cette position de Pascal à l'égard
du problème religieux n'est généralement point encore
comprise par l'humanité de culture moyenne, je veux
dire ceux qui se forment une idée des maîtres et ne les
lisent pas, du moins attentivement. Les uns persistent à
croire que l'auteur des Pensées est un démonstrateur,
dont la foi repose sur la raison ; s'ils sont si triomphants
en jetant à la face du sceptique le cas de « cet homme de
science qui a cru en Dieu », c'est évidemment qu'ils croient
lui asséner l'exemple (ils le croient aussi pour Pasteur)
de l'esprit scientifique conduisant à la foi ; on les déçoit
profondément en leur représentant que ces hommes ont
que, s'ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole; que c'est en manquant
de preuves qu'ils ne manquent pas de sens; et il ne craint pas de susciter
cette objection : « Oui, mais encore que cela excuse ceux qui l'oflrent
telle et les ôte de blâme de la produire sans raison, cela n'excuse pas ceux
qui la reçoivent. » Ces mots précèdent immédiatement le passage: «Exa.
minons donc ce point... » dans lequel la question de l'existence de Dieu
est, sur ce motif que « la raison n'y peut rien déterminer », traitée d'après
la règle des partis. Pascal admet donc que le libertin serait inexcusable
de se convertir, si on ne lui faisait voir son intérêt par la règle des partis,
puisqu'on avoue n'avoir point à lui donner de raisons capables de le
convaincre. »
PASCAL ET LE « LIBERTIN » III
fait preuve d'esprit scientifique précisément en deman-
dant leur croyance à autre chose qu'à l'esprit de science.
Combien, aujourd'hui encore, diraient avec l'auteur du
Génie du christianisme : « Si Dieu n'a point permis à
Pascal d'exécuter son dessein (d'achever les Pensées),
c'est qu'apparemment il n'est pas bon que certains doutes
sur la foi soient éclair cis... » Les autres savent que la foi
du grand janséniste n'est point fondée sur la raison ; mais
alors, ou bien ils la nient (i), ou bien ils l'expliquent
toute par des motifs bas (la peur, voire l'hallucination).
Bref, les uns comme les autres veulent que la foi, si elle
est de bon aloi, vienne de raisons logiques. En d'autres
termes, l'admission de l'irrationnel comme source des
convictions religieuses est une notion qui, malgré l'ap-
parence, ne s'est pas encore incorporée à la philosophie
de l'humanité moyenne. L'humanité, en ce sens grossier
et quoi qu'elle en dise, semble incurablement rationaliste.
*
* *
Les satisfactions que Pascal donne au rationaliste se
terminent, on s'en doute, à celles que nous venons de
dire. Nous n'avons que l'embarras du choix parmi les
traits qui nous enfoncent comme dans la chair la forme
profondément irrationnelle de ce grand esprit : aversion
de la clarté, primat donné aux arguments du cœur, culte
de la chose qui se sent, mépris de celle qui s'explique,
adoration de l'idée de miracle, exaltation du contradic-
toire, du mystérieux, de l'incompréhensible (même en
mathématique : culte du nombre infini). Il est le père
évident, d'ailleurs hautement reconnu, de notre littéra-
(i) Ceux-là ne sont pas toujours des incroyants : par exemple, Cousin.
Chateaubriand parle d'une édition des réflexions de Voltaire sur les
Pensées, 012, lorsque Pascal dit que la raison de l'homme seule ne peut
arriver à une démonstration de l'existence de Dieu, les éditeurs déclarent
en note qu'« il est beau de voir Voltaire prendre le parti de Dieu contre
Pascal ».
112 PASCAL ET LE « LIBERTIN »
ture de ce dernier demi-siècle en sa religion du trouble
et sa levée de boucliers contre le « clair et distinct », et
l'on comprend qu'elle lui ait fait une place à part entre
les maîtres français. On oserait parfois même se demander
en quoi cet adorateur de l'inintelligible est français et
enser que les compatriotes de Hegel et de Schellingd
seraient peut-être fondés à dire, mieux encore pour lui
que pour Rousseau, que « c'est par accident qu'il n'est
point né chez eux », si la merveilleuse transparence de
son verbe, l'admirable et constante clarté de sa pensée,
même dans son procès de la clarté (i), n'apparentaient
étroitement aux Bossuet et Descartes cet homme extraor-
dinaire, qu'on ne peut ranger dans aucune classe parce
qu'il appartient à toutes. S'il fallait pourtant lui en assi-
gner une, je le placerais sur la ligne des saint Paul et des
Luther, de ceux qui empêchent éternellement l'humanité
de s'endormir, comme elle le voudrait, dans la paix du
compréhensible, et la forcent sans relâche à la vivifiante
inquiétude. Pascal donne une dernière joie au rationa-
liste ; celle de rendre justice à l'irrationaliste et à sa haute
fonction et de lui porter ainsi un coup que celui-ci ne lui
rendra jamais.
JULIEN BENDA.
(i) Aussi sa proscription de tout panthéisme.
PASCAL ET LES SCIENCES
« Il y avait un homme, écrit Chateaubriand, qui, à
douze ans, avec des barres et des ronds, avait créé les
mathématiques ; qui, à seize ans, avait fait le plus savant
traité des coniques qu'on eût vu depuis l'antiquité ; qui,
à dix-neuf, réduisit en machine une science qui existe
tout entière dans l'entendement ; qui, à vingt-trois,
démontra les phénomènes de la pesanteur de l'air, et
détruisit une des grandes erreurs de l'ancienne physique ;
qui, à cet âge où les autres hommes commencent à peine
de naître, ayant achevé de parcourir le cercle des sciences
humaines, s'aperçut de leur néant et tourna ses pensées
vers la religion ; qui, depuis ce moment jusqu'à sa mort,
arrivé dans sa trente-neuvième année, toujours infirme
et souffrant, fixa la langue que parlèrent Bossuet et
Racine, donna le modèle de la plus parfaite plaisanterie
comme du raisonnement le plus fort ; enfin qui, dans les
courts intervalles de ses maux, résolut, par distraction,
un des plus hauts problèmes de la géométrie, et jeta
sur le papier des pensées qui tiennent autant du Dieu
que de l'homme. Cet effrayant génie se nommait Biaise
Pascal. »
Il est difficile de condenser davantage et d'une manière
plus saisissante, l'essentiel de l'œuvre de Pascal. Mais
il est difficile aussi de donner de Pascal une idée plus
romantique et plus fausse que celle qui s'attache aux
deux mots accouplés d' « effrayant génie ». Un être incom-
préhensible à l'homme ne saurait être un homme : « On
114 PASCAL ET LES SCIENCES
ne s'imagine Platon et Aristote qu'avec de grandes
robes de pédants. C'étaient des gens honnêtes, et, comme
les autres, riant avec leurs amis ; et, quand ils se sont
divertis à faire leurs Lois et leur Politique, ils l'ont fait
en se jouant ; c'était la partie la moins philosophe et la
moins sérieuse de leur vie, la plus philosophe était de
vivre simplement et tranquillement... » Nulle pensée
qui se puisse mieux appliquer à Pascal. Ce grand génie
ne fut ni un romantique, ni un sceptique, ni un illu-
miné ; mais l'esprit le plus complet, le mieux équilibré
et, dans l'ordre des sciences, le plies sûr, le plus inquiet de
perfection et de certitude, que la France ait jamais
produit.
Mais il fut sublime. Et une certaine sorte de sublime
qui est justement la sienne échappe presque toujours
aux recours de notre esprit. Il faut que nos pieds sentant
le sol pour que nos têtes restent libres. Ainsi le génie
risquera d'éluder les tentatives de notre intelligence
pour le comprendre, si nous ne savons nous introduire
dans sa familiarité. On ne saisira jamais le vrai Pascal
dans ses découvertes hydrostatiques ou mathématiques
pas plus que dans la dialectique de sa mysticité, si on ne
veut, une fois pour toutes, s'imposer fermement à l'es-
prit qu'il fut un homme rude, un homme de bon sens,
manieur de choses, l'inventeur des brouettes, des baquets,
des omnibus, de mille objets pratiques, sensible tout
spécialement aux qualités physiques de la matière, doué
d'une extraordinaire plasticité, d'une prodigieuse activité
des sens, dont il jouissait au point de vouloir s'en punir
comme d'un péché ; un homme enfin, et qui, s'il disait
cette parole sublime : « Le silence éternel de ces espaces
infinis m'effraye » la disait sans intention de sublime,
bonnement, exprimant tout simplement un fait, avec le
bon sens d'un brave homme qui ne songe pas à la litté-
rature, et avec l'accent auvergnat.
Mais le bon sens n'est autre chose que l'auxiliaire et
PASCAL ET LES SCIENCES II5
le parent de l'instinct de conservation, qu'une certaine
représentation utile de l'existence, un moyen pratique
et sûr de régler sans danger les relations de l'être avec
l'extérieur et, par conséquent, une certaine conscience
de. soi-même. Développé à l'extrême chez Pascal, il lui
a vite enseigné que l'homme est un tout, que les classi-
fications des facultés ne sont que scolaires. La raison
par exemple n'a point d'existence réelle et séparée ;
elle est un concept ; et le concept lui-même n'est nulle-
ment réel ni séparé, il n'est rien ; rien. Ou plutôt l'être
moral tout entier progresse dans la voie de ses actes
suivant les impulsions internes que notre méthode
humaine d'acquisitions par le procédé d'analogies assi-
mile à des mouvements, à des démarches, à des déclan-
chements d'organismes moraux ayant leur identité
propre et, pour ainsi dire, leur personnalité. Tout ceci
revient donc à dire que la raison, le cœur, l'entende-
ment, etc., sont des catégories imaginaires, des réseaux
fictifs jetés sur l'être et le divisant en domaines égale-
ment fictifs comme le font sur l'image de la terre les
cercles parallèles et les méridiens. Un homme en pleine
possession de lui-même a le sentiment que toutes les
hétérogénéités et les complexités intimes sont fondues
en une unité supérieure, qui est cet être pensant dont il
suffit, suivant Descartes, qu'il pense pour être certain
qu'il est. Les facultés n'auront donc leur commodité
de catalogue, et encore provisoire, que par l'analyse
psychologique. Pour tout le reste, l'homme conquiert
par tout son être : cœur, intelligence, esprit, intuition,
raison. Les découvertes mathématiques de Pascal
proviennent parfois de cette même intuition sans paroles
qui le plongeait dans l'extase, la nuit du Mystère de Jésus.
Et, réciproquement, toute transposition du domaine
mathématique au domaine psychologique lui paraîtra
légitime : l'apologétique du pari, l'apologétique des deux
infinis ont leurs racines visibles dans les préoccupations
Il6 PASCAL ET LES SCIENCES
scientifiques de leur auteur. Il les tient pour de bonnes
armes. Il tient qu'il est un homme faible et perdu dans
l'univers hostile, et que, ces bonnes armes, solides, effi-
caces et qui le contentent pleinement, il ne s'agit pas de
les refuser parce qu'elles n'ont pas l'estampille des
docteurs : il s'agit de s'en servir.
Ce bon sens, ce réalisme, cet éloignement instinctif
de toute métaphysique se marquent dès les premières
manifestations du génie de Pascal, dès l'écrit qui le fit
connaître, ce fameux Essay pour les Coniques qu'il publia
à l'âge de seize ans et qui contient l'une des propositions
les plus importantes de la géométrie, désignée aujour-
d'hui sous le nom de Théorème de Pascal. Les relations
amicales qu'avait nouées son père avec le Jésuite
Mersenne et les plus grands mathématiciens de son temps
permettaient au jeune Biaise, s'il l'eût voulu, de suivre
les directions toutes nouvelles que lui traçaient par
exemple Descartes, Fermât, Roberval : l'un, théoricien
de l'algèbre géométrique, le deuxième, théoricien des
nombres, le troisième, théoricien de la mécanique ration-
nelle. Or, le choix de Pascal et sa dilection se portèrent
ailleurs. Il découvrit avec ravissement les travaux du
Lyonnais Desargues qui vivait en dehors des mathémati-
ciens de son temps, publiait des ouvrages assez étranges
pour l'époque sous les titres plus étranges encore de
Brouillon-Projet, Leçons de Ténèbres, s'était fait un lan-
gage spécial, comme les praticiens appareilleurs ou tail-
leurs de pierres, et ne se préoccupait uniquement que de
problèmes pratiques dont la solution intéressât la stéréo-
tomie, l'architecture, la gnomonie, la perspective, pro-
blèmes, qu'il traitait d'une manière également pratique,
intuitive, réaliste, en usant de cette rare faculté que les
élèves de l'École Centrale d'aujourd'hui appellent la
vision dans l'espace. Pascal agit de même. Il abandonna
entièrement l'antique méthode d'Apollonius qui consiste
à tracer des figures imaginaires dans un plan imaginaire ;
PASCAL ET LES SCIENCES II7
il considéra les coniques {ellipse, parabole, hyperbole)
comme les modifications d'un cercle réel situé dans l'es-
pace à trois dimensions, hors du plan fictif de la conique.
Qu'on imagine toutes les formes que pourra prendre
l'ombre que, devant une bougie, porte une bague sur un
écran, quand on déplacera la bague ou la bougie. En lan-
gage mathématique l'ombre de la bague s'appelle la
conique. Elle est la perspective d'un cercle et sa forme
variable dépend du cône de lumière (dont le sommet
est la bougie et dont la bague circulaire est le contour),
c'est-à-dire de la position relative du cercle et du point
de perspective adoptés par l'observateur. Pascal montra
ainsi que toute propriété géométrique de cette bague,
de ce cercle concret, se conserve et peut se transposer
et se traduire dans la géométrie de la conique qui est
son image perspective. En conséquence, il suffirait
d'étudier le cercle, de découvrir ses propriétés, pour,
par une méthode infaillible, avoir la faculté d'étendre,
mutatis miUandis, ces propriétés aux trois coniques qui
dérivaient de lui par la perspective : ellipse, parabole,
hyperbole, sans avoir à recommencer d'études spéciales
pour celles-ci. Extraordinaire exemple d'un génie éco-
nome, concret, réaliste, synthétique ; d'un génie rigoureux,
épris de certitude, assoifïé de perfection ; d'un génie
entièrement opposé au génie analytique, abstrait, méta-
physicien et prodigue d'hypothèses, d'un Descartes.
Notre raison ne serait point satisfaite si, par une
évolution qui nous semble naturelle et impérieusement
appelée par une telle sorte de tempérament, Pascal ne
s'était orienté, depuis cette concrétisation encore timide
et présentée comme une auxiliaire passagère et fictive
de la mathématique, vers une autre concrétisation maté-
riellement réalisable. Et c'est en effet ce qu'il fit peu
d'années après (1640) en inventant la machine arithmé-
tique. Il a écrit lui-même qu'il dut, pour réaliser son des-
sein, effectuer « la légitime et nécessaire alliance de la
Il8 PASCAL ET LES SCIENCES
théorie avec l'art » et c'est-à-dire combiner « les lumières
de la géométrie, de la physique et de la mécanique ».
Que cette invention ait été capitale dans la vie de Pascal,
c'est ce dont il nous assure par l'enthousiasme et l'orgueil
qu'il ne cessa de ressentir toutes les fois qu'il eut l'occasion
d'en parler. Et, en effet, pour ce grand réaliste, cette
réussite était la preuve palpable de l'accord entre la
science et la vie, de la légitimité de « cette véritable
science qui, par une préférence toute particulière, a
l'avantage de ne rien enseigner qu'elle ne démontre ».
Et c'est pendant les longues années de tâtonnements,
de fabrication, de mise au point de cette machine qu'il
éprouva le sentiment jusqu'alors insoupçonné de lui,
que la nature n'est pas simple, que la science nous donne
des lumières sur elle, mais que l'esprit géométrique né
suffit pas seul à nous conduire à travers l'infinie com-
plexité des conjonctures humaines. Saisie dans ses phéno-
mènes les plus humbles, dans les expériences les plus
faciles, et même dans ces constructions tout artificielles
et provoquées que constituait la mise au jour d'une
machine (la moins vivante des machines puisqu'elle
n'obéit pas à une force mystérieuse de l'univers comme
les orages ou les vapeurs, mais à la main humaine, et
redevient inerte dès que celle-ci l'abandonne), la nature
ne laisse aux doigts du mathématicien ou du logicien
qu'une proie illusoire, un schéma de squelette. Le rationnel
n'est pas la vie. Pour la première fois, Pascal a pensé
qu'il existe une sorte d'empirisme infiniment subtil, dont
les intuitions échappent même aux mailles du discours,
dont la mise en action ne se raconterait qu'à l'aide d'une
suite d'images d'une telle complication — et si ténues
— que l'expérience en est plus facile que la description.
Le chevalier de Méré n'aura pas grand'chose à dire pour
que germe le concept de l'esprit de finesse dans un cerveau
qui le possédait avant de l'avoir défini et nommé ; et qui
ne l'aurait pas cherché « s'il ne l'avait eu déjà trouvé ».
PASCAL ET LES SCIENCES II9
Il était fatal, sans doute, qu'ainsi orienté, Pascal
aboutît aux recherches qui ont donné à son nom, dans les
annales des sciences physiques et naturelles, un éclat
aussi pur que celui dont il jouit dans les domaines de la
mathématique et des lettres. Telle était, comme nous
l'avons montré, la logique interne de son génie. Mais
qu'on ne se méprenne pas sur les mots. Rien d'extérieur
à Pascal ne pouvait le contraindre à suivre les chemins
qu'il a pris ; en vérité, de tels tempéraments ne suivent
que les chemins qu'ils se tracent, dont ils ont besoin
pour explorer des régions nouvelles et respirer l'air vierge
indispensable à leurs poumons de créateurs. La logique
de leur démarche n'apparaît que par la suite ; elle est
proprement leur fait, leur invention. Ce qu'ils ont amené
au jour dévoile sa place dans la nature et, par conséquent,
exige une place correspondante dans le système qui
traduit l'univers à nos yeux. Étant réel, il faut que les
hypothèses cosmologiques l'absorbent ou se trans-
forment pour s'y plier ; étant réel, il faut que les intelli-
gences contemporaines s'y adaptent ; étant réel, il faut,
par la force même des choses (qu'on donne à cette expres-
sion toute sa puissance naïve et tout son sens originel)
qu'il nous devienne évident; et c'est-à-dire qu'il fasse
figure d'intuition dans la pensée et d'axiome dans la
logique. Ainsi établie solidement et classée, toute décou-
verte d'importance appartient à une chaîne de déduc-
tions telle qu'on doit pouvoir deviner sa place d'avance
dans cette chaîne et lui assigner la plus grande des
gloires, celle de paraître simple. Ainsi étaient simples
la démarche de Pasteur et celle de Copernic, de Newton
ou d'Einstein ; ainsi la découverte de l'Amérique et l'œuf
de Colomb.
Et ainsi nous paraît simple la décision qui tourna
Pascal vers les expériences de Galilée et de Torricelli
dès qu'elles eurent été portées par le père Mersenne à la
connaissance de ses amis. Il se hâta de les reproduire
120 PASCAL ET LES SCIENCES
pour les interpréter. On sait du reste avec quelle ardeur,
quel goût de la matière maniée, ordonnée et soumise,
il s'adonna à cette tâche. On n'ignore pas qu'il est le
premier à avoir fourni aux sciences physiques un exemple
complet, irréprochable et définitif, d'expérimentation
et de discussion ; il a démontré irréfutablement l'exis-
tence du vide, dissipé l'idole pseudo-métaphysique de
« l'horreur du vide », établi la réalité et la valeur de la
pression atmosphérique. Rien d'une systématique anti-
cipée dans sa démarche ; là où Descartes (et la contro-
verse de la priorité de l'idée dans la fameuse expérience
du Puy-de-Dôme nous en est la preuve) prévoyait une
conséquence des théories consiructives préalablement in-
duites, Pascal voit au contraire un fondement de théories
explicatives postérieurement déduites; le premier se soumet
d'avance un système de la nature dont les expériences
lui diront ensuite la valeur ; le second se soumet à la
nature et tire ensuite des expériences le système dont il
sait d'avance la valeur.
La figure que le tempérament pascalien se donne des
choses, figure toute nouvelle à son époque, ressort donc
très clairement des expériences sur le vide et du Traité
où il les expose. Mais elle est encore plus explicite et plus
nette dans son Traité de l'Equilibre des Liqueurs (qui a
fondé la science hydrostatique) et particulièrement dans
sa théorie de la Presse Hydraulique. Il ne sera plus fait,
à partir de Pascal, mention de la qualité des choses; les
choses sont telles qu'elles sont, et leur essence n'est
plus en question ; les vertus naturelles, l'horreur du vide,
le lieu propre des graves, etc., tout cela n'a, désormais,
aucun intérêt pour le savant ; son rôle est de réaliser
des expériences capables d'infirmer ou de confirmer
les théories préconçues et surtout de déduire les théories
nouvelles ; celles-ci, dans leur pureté pascalienne, sont
des synthèses où la description des phénomènes fait
revivre ces phénomènes eux-mêmes dans leur histoire
PASCAL ET LES SCIENCES 121
et leur allure concrète, bien que sous une forme le plus
proche possible de la rigueur géométrique. Et la carac-
téristique de cette œuvre est une certaine saveur de
réalité qui en exclut cette sorte de sécheresse propre aux
systèmes absolument mécanistes, tels que celui de Des-
cartes.
Saveur de réalité qui dénonce un tel goût de la vie !
Les grands travaux mathématiques de Pascal qui vont
suivre ont tous, à leur origine, la vie. Pseudonyme d'un
pseudonyme, cet Amos Dettonville, qui nous donna
les Lettres sur la Roulette et dont le nom est l'anagramme
du Louis de Montalte, qui nous donna les Lettres provin-
ciales, rejoint le lointain égyptien Amos dans son souci
des applications pratiques. Et, de même que le géomètre
du Pharaon devait à l'arpentage son théorème du carré
de l'hypothénuse, Pascal doit à son souci de ramener
à des règles pratiques la conduite des jeux de hasard,
sa fameuse loi des partis. Et c'est encore à son souci
du concret qu'il doit cet extraordinaire triangle arithmé-
tique d'où il a tiré la détermination des ordres numé-
riques, le calcul combinatoire, celui des probabilités,
l'usage équivalent de ce qui sera plus tard le binôme de
Newton, l'intégration des formules paraboliques... La
diversité des voies de l'esprit humain est confondante
quand intervient la miraculeuse puissance du génie.
Alors que Descartes condense dans l'abstraction pure
de la formule algébrique l'univers visible et concret
des formes géométriques, Pascal continue son œuvre
contraire, s'empare du chiffre abstrait et par les voies
de l'analyse combinatoire, en exprime la valeur concrète ;
il en déduit l'enchaînement, la hiérarchie, la raison
véritable, il le rend vivant aux yeux de l'esprit ; il en
exclut le mécanisme universel, en tire des apph cations
innombrables, merveilles d'ingéniosité et de fécondité.
Il se joue à forger des chaînes logiques dont demeurent
visibles tous les chaînons ; il invente le raisonnement par
122 PASCAL ET LES SCIENCES
récurrence dont Henri Poincaré dira plus tard (sans en
citer l'inventeur) qu'il est le plus fécond des procès
mathématiques. Il découvre les principes de l'analyse
infinitésimale par l'application de ce goût combinatoire
et divisionneur, qui lui est propre, aux figures concrètes
de la géométrie ; le même goût lui permet, par une voie
analogue de récurrence et de simplification réalisatrice,
de ramener les divers types algébriques d'intégrales à
des calculs de volumes géométriques apparents, tangibles
et visibles ; et enfin, pour la première fois dans l'histoire
de la science, de donner avec rigueur la somme des quan-
tités infiniment grandes de nombres infiniments petits.
C'est le calcul de l'infini.
C'est le calcul de l'infini, et les historiens des sciences
n'y ont rien compris. Ils n'ont rien compris à Pascal.
Ils font gloire de la découverte de la formule des arran-
gements à Fermât, de la découverte de la loi des cœfiî-
cients du binôme à Newton, de la découverte des diffé-
rentielles à Leibniz. Tout cela est dans Pascal ; et la
meilleure preuve est que Leibniz avoue y avoir trouvé
ce dont on lui fait gloire. Mais la conception des mathé-
maticiens contemporains est une conception algébrique.
Toute mathématique qui ne se met pas en formules leur
est étrangère. Ils demandent à l'homme de génie, non pas
de résoudre des problèmes, mais de donner des recettes
algébriques^ quasi-mécaniques, qui permettent à tous
les honnêtes professeurs, même médiocres, de faire les
mêmes calculs que lui. Pascal ne croyait pas à la possibi-
lité, à la fécondité de cette recherche. Y eût-il cru qu'il
n'eût pu s'y livrer. S'y fût-il livré qu'il n'y eût probable-
ment pas réussi : un pommier ne peut donner d'abricots.
Le génie original, concret, personnel de ce géomètre,
s'opposait à la création d'algorithmes algébriques nou-
veaux. Et, en effet, ainsi que le signale Leibniz, l'algo-
rithme, dont devait se servir celui-ci, se trouve enchâssé
en fait dans un des Mémoires de Pascal qui ne l'y a pas
PASCAL ET LES SCIENCES 123
VU, « les yeux fermés par une espèce de sort ». Quelle
fausse idée du génie de Pascal ! Pascal ne l'a pas vu parce
que son génie était autre et ne pouvait ni le voir, ni le
chercher. Pascal n'en avait pas besoin ; il eût résolu tous
les problèmes d'intégration qui lui eussent été posés et
l'être de cet algorithme, à qui ne manquait plus qu'un
nom, se fût fatalement présenté dans chacune de ces
démonstrations ; et Pascal ne l'eût pas vu ; car il n'avait
en rien affaire à lui. Ce qui est grave, ce n'est pas qu'il
n'ait pas vu cela ! sa découverte demeure : aux algé-
bristes de la formuler et Leibniz n'y a pas manqué ; ce
qui est grave, c'est que, contre Descartes, il n'ait pas cru
à la fécondité de l'algèbre. L'histoire, il faut le dire, a
prouvé que Descartes avait raison. Si les mathématiques
ne comptaient que des Pascal, elles demeureraient ins-
tables, hésitantes, à la merci du génie, et ne seraient
jamais en possession des méthodes générales qui en font
un instrument pratique à la portée de tous les cerveaux.
S'il n'y avait eu que Pascal et ni Fermât, ni Newton, ni
Leibniz, il faudrait chercher à chaque fois les coefficients
des arrangements et du binôme dans le triangle arithmé-
tique, et toutes les intégrations demeureraient problé-
matiques. Mais il eût été vain de demander à La Fontaine
une méthode générale de faire des vers, un Art Poétique :
il n'y croyait pas. Ainsi de Pascal. Son génie était tout
inspiration ; l'intuition lui paraissait le seul instrument
de découverte ; et, comme il advient toujours, il n'expri-
mait, ce faisant, que son propre tempérament. C'était
là encore une face de son respect et de son attachement
pour le réel ; c'était le sentiment de l'infinité de ce que
nous pouvons tenir dans nos mains, sentiment com«
mun à tous ceux qui n'ont de goût que pour la saveur
du concret et savent combien cehii-ci est limité ; c'était
la certitude corollaire que l'infini nous échappe et est
d'un autre ordre (on sait la place que tiennent dans ses
Pensées les spéculations sur les deux infinis) ; et enfin,
124 PASCAL ET LES SCIENCES
conclusion normale, étonnante et prophétique qui définit
si bien un génie si original, c'était l'intuition de la rela-
tivité universelle qu'il exprima complètement dans
ces lignes peu connues : « Ces trois choses, qui comprennent
tout l'univers (mouvement, nombre, espace), selon ces
paroles : Deus fecit omnia in -pondère, in numéro et men-
siira, ont une liaison réciproque et nécessaire. Car on ne
peut imaginer de mouvement sans quelque chose qui se
meuve ; et cette chose étant une, cette unité est l'origine
de tous les nombres ; et enfin le mouvement ne pouvant
être sans espace, on voit ces trois choses enfermées dans
la première. Le temps même y est aussi compris : car le
mouvement et le temps sont relatifs l'un à l'autre ; la
promptitude et la lenteur, qui sont les différences des
mouvements, ayant un rapport nécessaire avec le temps. »
On saisit ici le procédé du passage pascalien de l'ordre
scientifique à l'ordre métaphysique. Laissons aux philo-
sophes le souci d'en discuter la valeur. Et, pour achever
de nous rendre présent dans son développement harmo-
nieux le génie de ce grand homme, dont toutes les
recherches n'aspiraient qu'à la perfection intellectuelle,
rappelons-nous avec Mme Perrier que « sur la fin de sa
vie, il ne voulut connaître d'autre science que celle de
la perfection morale. »
Exemple admirable qui démontre la possibilité d'une
transposition de l'intelligence au cœur menée sans défail-
lance jusqu'à son terme. Car il fut le seul génie qui ait
su confondre toutes ses activités pour réaliser cette unité
du soi dont nous avons tous conscience, et nul mortel
n'a eu, depuis sa mort, et peut-être même depuis qu'il
y a des hommes « et qui pensent >>, la chance et la volonté
d'être plus simplement, plus rigoureusement, plus uni-
versellement et plus totalement soi-même que lui.
LUCIEN FABRE.
LE LANGAGE DE PASCAL
BALBUTIEMENTS SUR LES « PENSÉES »
(I)
« ...Souvent un seul mot est un
discours tout entier... Comme tout
y est pressé, il en sort tant de
lumières de toutes parts, qu'elles
font voir à fond les plus hautes vé-
rités en elles-mêmes, qui peut-être
auraient été obscurcies par un plus
long embarras de paroles. »
(Approbation de M. de Ribeyran,
archidiacre de Comminges, pour
l'édition de Port-Royal.)
« Oh ! qu'il a éclaté aux esprits », est-il dit d'Archimède
dans les Pensées : oh ! que Pascal éclate aux esprits et
aux cœurs. Ravisseur parce que lui-même ravi (2), il
(i) Exception faite pour un emprunt aux Opuscules, ces quelques
notes se réfèrent exclusivement aux Pensées. Dans les Provinciales,
pour reprendre le mot de Chateaubriand, Pascal « fixe la langue que par-
lèrent Bgssuet et Racine ». Pascal y a valeur de modèle, — - mais parce
que modèle, il est inscrit dans la tradition même qu'il inaugure. Dans
les Pensées « l'imagination passe outre » ; et pour en apprécier le langage
il faut les prendre en elles-mêmes, jusqu'à se roidir au besoin contre
certaines des pensées sur le style ; — j'entends, regarder moins aux pré-
ceptes qu'elles édictent qu'au style dont elles les édictent. Selon la pro-
fonde observation de Vauvenargues, « l'art n'est ici lui-même qu'une
nature plus parfaite et l'original des préceptes ». Composant l'œuvre
définitive, Pascal eût -il permis au langage ces irrésistibles sorties? Il
se peut, en vertu de leur contagieuse efficace. Aurait-il au contraire
ramené le langage en deçà? Problème par définition insoluble. Pour
ma part je me rallie sans réserve au mot par lequel Sainte-Beuve arrête
le plus fouillé de ses portraits : « Pascal, admirable écrivain quand il
achève, est peut-être encore supérieur là où il fut interrompu. »
(2) « Comme toutes les vérités sont tirées les unes des autres, c'était
assez qu'il fût appliqué à une, les autres lui venaient comme à la foule,
et se démêlaient à son esprit d'une manière qui l'enlevait lui-même, à
ce qu'il nous a dit souvent, » Vie de Pascal par Mme Périer.
126 LE LANGAGE DE PASCAL
fond sur nous, nous aveugle de sa lumière, arrache à ses
proies l'adhésion. Une force explosive toujours présente
dans l'expression, — voilà ce qui investit le langage de
Pascal de ce caractère immédiat qui partout constitue
la donnée première de son génie. Lancé par lui, le pro-
jectile n'est pas plus tôt parti qu'il arrive. Cet indéfinis-
sable intervalle qu'il faut ailleurs à l'expression pour
prendre sa place, pour y faire luire l'aloi de sa propriété
même, est ici tout éliminé : instantané, l'effet est pro-
duit. Aussi avec Pascal s'agit-il d'un langage plus encore
que d'un style : sans doute nul stj^le français n'égale le
sien, mais l'expression pascalienne — surgissant telle un
bloc de formation primitive, chauffé du dedans, dont
l'irradiation même est étroitement liée aux calories qu'il
dégage — semble toujours antérieure à ces plans de l'es-
pace et du temps sur lesquels se poursuivent, s'accom-
plissent les opérations qui engendrent les grands styles.
C'est que chez Pascal il n'y a pas d'opérations distinctes :
l'acte spirituel est une projection unique, indivisible,
fulgurante ; les trois temps que marque la définition de
Buffon (i) sont en un seul résorbés. D'où que lorsqu'on
pense à Pascal écrivain on pense à lui séparément : son
nom n'est guère de ceux qui se présentent, son autorité
de celles qu'on invoque, lorsqu'on interroge les modèles
pour mieux comprendre les styles : l'expression saisit,
subjugue presque trop pour ne pas passer le point où
un style condescend encore à instruire. Ces jets brûlants
ne se laissent pas refroidir ; non moins qu'au-dessus,
Pascal est toujours en dehors.
*
* *
« Le trait fondamental, cette simplicité ferme et
nue... >) (2), à quoi je voudrais adjoindre : pleine. J'entends
(i) « Bien écrire, c'est bien penser, bien sentir et bieri rendre. »
{2) Sainte-Beuvf, Port-Royal, III, 458.
LE LANGAGE DE PASCAL 127
bien que pour Sainte-Beuve l'idée de plénitude est
incluse en celle de fermeté ; mais je crois que dans le
cas de Pascal il y a lieu de la faire saillir. Simplicité,
nudité, fermeté, on les peut rencontrer chez d'autres, —
et à la rigueur leur union ; mais chez le seul Pascal ces
pleins architecturaux, ce maximum de portée et de cohé-
sion du vocable. Ailleurs la plénitude s'obtient au terme
d'une croissance régulière : elle couronne, récompense le
trajet vers l'expression ; et si sobre que soit celle-ci, elle
n'en apparaît pas moins comme ornée de ce triomphe
même. Dans les Pensées au contraire, la plénitude est
toute de jaillissement, donnée dans le jaillissement, — par
où loin d'envelopper la nudité, elle l'attise.
De cette plénitude avant tout relève le raccourci pas-
calien. « Pour bien écrire il faut sauter les idées intermé-
diaires », dit Montesquieu qui savait pratiquer son adage ;
mais justement en vertu de cette force même de l'expres-
sion, Pascal ne produit pas d'idées intermédiaires, — je
veux dire que nulle chez lui n'est atteinte de débilité. Il
n'opère qu'avec des corps simples qui valent tout ensemble
par leur volume et par leur compression. Le raccourci de
tels autres combine (au sens chimique du terme) ; Pascal,
lui, juxtapose des éléments tout à fait purs ; là où les
premiers amalgament, mentalement il biffe. Raccourci
non point tant d'écrivain que d'ascète qui mate toute
« concupiscence » du langage : Pascal ne tolère rien dans
la phrase dont il estime qu'elle se puisse passer (i) : per-
sonne avec les mots ne joua jeu aussi serré.
* *
Sans doute le style de Pascal est un, en ce sens que tout
dans les Pensées reçoit, subit le sceau d'une même per-
(i) On a noté dans la syntaxe des Pensées l'omission fréquente de
l'article. — Non seulement Pascal emploie toujours les mots dans leur
sens fort ; mais il se plaît aussi à les employer absolument, et la suppres-
128 LE LANGAGE DE PASCAL
sonne, et de la plus impérieuse ; mais cette personne —
irréductible en son noyau — , sous combien d'aspects ne se
manifeste-t-elle pas dont chacun entraîne à sa suite son
langage propre. Telles paroles semblent proférées, du
fond de sa gigantesque langueur, par l'Adam de Michel-
Ange élevant un triste regard vers l'Esprit qui est porté
sur les eaux. « Nous voguons sur un milieu vaste, toujours
incertains et flottants, poussés d'un bout vers l'autre.
Quelque terme où nous pensions nous attacher et nous
affermir, il branle et nous quitte ; et si nous le suivons,
il échappe à nos prises, nous glisse et fuit d'une fuite éter-
nelle. Rien ne s'arrête pour nous. C'est l'état qui nous est
naturel, et toutefois le plus contraire à notre inclination ;
nous brûlons de désir de trouver une assiette ferme, et
une dernière base constante pour y édifier une tour qui
s'élève à l'infini ; mais tout notre fondement craque, et
la terre s'ouvre jusqu'aux abîmes. » Ailleurs, dans le
corps d'un paragraphe ces à-coup dédaigneux (quel
style eut jamais tant de race !) jusqu'au trait final brus-
qué, où, dégoûté d'avoir trop raison, Pascal coupe court,
livre le fond de son exoérience dans une sorte de bouderie
grandiose, et comme avec un haussement d'épaules. « Il
ne faut point détourner l'esprit ailleurs, sinon pour le
délasser, mais dans le temps où cela est à propos, le délasser
quand il faut, et non autrement ; car qui délasse hors de
propos, il (i) lasse ; et qui lasse hors de propos délasse,
car on quitte tout là ; tant la malice de la concupiscence se
plaît à faire tout le contraire de ce qu'on veut obtenir
sion de tout complément, qui chez d'autres laisse parfois le mot un peu
en suspens, chez lui au contraire semble en développer le poids et la
solidité. Ainsi de fournir dans la phrase célèbre : l'imagination « se
lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. »
(i) Ce « il », la rentrée du pronom, me paraît le type de l'accent et
de l'à-coup pascaliens, de même que le « et on quitte tout là » fixe le
geste d'agacement du génie. — Rencontrant cette pensée, un artiste qui
n'est qu'artiste, ou qui est artiste avant tout, un La Bruyère, aurait
sans doute écrit : car qui délasse hors de propos lasse.
LE LANGAGE DE PASCAL 129
de nous sans nous donner du plaisir qui est la monnaie
pour laquelle nous donnons tout ce qu'on veut. »
Les extrêmes du style de Pascal, je les vois dans le
fragment sur la différence entre l'esprit de géométrie et
l'esprit de finesse — surface plane où court sans arrêt
le raisonnement le plus agile et plus pressant, — et les
prières jaculatoires du Mémorial et du Mystère de Jésus
ou (car pour celles-là il y a presque profanation à parler
encore de style) les lignes sur les fleuves de Babylone
dont la lourde volute contrite s'apparente à tel adagio
des derniers quatuors de Beethoven.
*
* *
Artiste sans rival, Pascal est perpétuellement en réac-
tion contre toute attitude artistique vis-à-vis de la pensée.
Pour nombre de grands artistes littéraires la pensée n'est
que le marbre le plus rare de leur atelier, celui qu'ils choi-
sissent pour en faire jaillir la statue parfaite, aux pures et
harmonieuses proportions ; et avec quel soin ne lui ména-
gent-ils pas l'emplacement et la lumière favorables ! Oui,
« Pascal est l'homme de la terre qui savait mettre la
vérité dans un plus beau jour », ce n'est pas moi qui con-
tredirai Vauvenargues quand il trouve une formule digne
de Pascal lui-même ; mais Pascal l'y met pour l'éclairer
en tant que vérité, non pas pour l'éclairer en tant qu'œuvre
d'art. Il faut citer une fois encore l'étonnant passage :
<( Je n'admire pas l'excès d'une vertu, comme de la valeur,
si je ne vois en même temps l'excès de la vertu opposée,
comme en Epaminondas, qui avait l'extrême valeur et
l'extrême bénignité. Car, autrement, ce n'est pas monter,
c'est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à
une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois,
et remplissant tout l'entre-deux. Mais peut-être que ce
n'est qu'un soudain mouvement de l'âme de l'un à l'autre
de ces extrêmes, et qu'elle n'est jamais en effet qu'en un
130 LE LANGAGE DE PASCAL
point, comme le tison de feu. Soit, mais au moins cela
marque l'agilité de l'âme, si cela n'en marque l'étendue. »
Après « et remplissant tout l'entre-deux » il me semble voir
les autres mettre à la ligne, — assurer à l'expression le
recul d'un blanc irréprochable. Pascal au contraire, la
souveraineté même de l'expression l'arme aussitôt de
défiance contre la validité de la pensée ; et avec cette vue
simultanée des vérités qui jamais ne le déserte, il donne
une seconde atteinte ; puis, comme d'un hautain coup de
cravache, il se redresse avec un « soit ». Après quoi, ayant
posé les deux solutions les plus profondes, d'un simple
paraphe il fixe le résidu de conclusion qu'il retient pour
l'heure valable.
« Qu'on ne dise pas que je n'ai rien dit de nouveau : la
disposition des matières est nouvelle... » Et lorsqu'il s'agit
de l'auteur de certain opuscule sur l'Art de persuader, la
disposition est essentielle ; mais il y a autre chose et qui
introduit au cœur même de cette faculté de posséder les
idées par où Pascal est unique, en vertu de laquelle il
n'a nul besoin d'originalité pour être original au plus
haut point. Expérience décisive que de confronter les
Pensées aux passages de Montaigne que les éditions
Havet et Brunschvicg donnent en note : il n'est guère de
pensée de Pascal — et je l'entends des plus frappantes
— qui n'ait à son origine un texte de Montaigne ; et ce-
pendant Pascal avait tous droits d'écrire : « Ce n'est pas
dans Montaigne, mais dans moi, que je trouve tout ce
que j'y vois (i). » Parmi les esprits de premier rang en
(i) Et cette pensée même, c'est dans Montaigne qu'elle prend sa
source : « La vérité et la raison sont communes à un chascun, et ne sont
non plus à qui les a dictes premièrement, qu'à qui les dict aprez : ce
n'est non plus selon Platon que selon moy, puisque luy et moy l'enten-
dons et veoyons de raesme ». {Essais, I, 25.)
LE LANGAGE DE PASCAL 131
effet, nul n'est moins que Montaigne engagé dans sa pensée
propre, alors même que celle-ci lui est le plus personnelle.
Les pensées de Montaigne, une à une Pascal les sort de
l'ample aquarium des Essais où telles de beaux poissons
lustrés elles n'ont jamais fini de virer avec indolence :
chacune d'elles il la repense, d'abord dans le sens même
de Montaigne, la poussant à fond, mettant toujours en
action ce dernier ressort de l'esprit dont la sagesse com-
plaisante de Montaigne redoute au contraire l'entrée en
jeu ; puis aussitôt il lui demande ses raisons et ses titres :
à quoi, où tend-elle? La direction de la pensée, et non
point son attrait spécifique ; — sa relation aux autres
pensées, sa localisation spirituelle, et non point sa valeur
isolée, — tout est là pour Pascal.
« Il faut donc sonder comme cette pensée est logée en
son auteur, comment, par où, jusqu'où il la possède... (i) »
L'originalité de Pascal se fonde sur ce « jusqu'où » qu'il
porte toujours à la limite ; grâce à quoi sa possession des
idées — de celles des autres et des siennes — atteint à
une manière d'absolu ; et cependant malgré l'intensité
quasi- fiévreuse de cette possession multiple, jamais dans
ce champ clos une idée n'usurpe sur l'autre : jamais la
hantise du problème unique n'induit à l'idée fixe. La
plus vaste imagination, — et la plus contractée sur son
objet. Vaste et clos, — lorsqu'on pense à Pascal les deux
mots s'appellent l'un l'autre, réciproquement nécessités :
l'espace intérieur ici, à nul édifice inégal, repousse la
notion de plein air : les figures s'y ordonnent, s'y subor-
donnent (quelle subordination plus infrangible que celle
des ordres pascaliens?) : elles ne s'y coupent point ; nulle
part l'interdépendance des idées n'exerce davantage sa
pesée, jamais les idées mêmes ne passent l'une dans
l'autre.
Mais quand on possède à ce degré les idées ; quand on
(1) De l'Art de persuader.
132 LE LANGAGE DE PASCAL
est à ce point engagé dans chacune d'elles ; quand, pour
reprendre à Pascal un de ses mots, on est « embarqué »
dans chaque proposition qu'on énonce, ce n'est plus sur
un peuple de figures, mais bien sur un peuple d'êtres
vivants que l'on règne. Il semble que les idées chez Pascal
aient des physionomies et des humeurs, — que l'on sur-
prenne l'anxieuse dilatation d'une prunelle, la lassitude
d'une main qui retombe. Il circule à travers les Pensées
une incessante et tout involontaire personnification des
tendances et des passions ; non point jamais saisies dans
quelque être particulier ni surtout ramenées, réduites
à lui ; mais tout au contraire en vertu d'une prodigieuse
individualisation de l'universel, — cette individualisation
qui fait que parfois chez un Shakespeare telle réflexion
générale paraît douée d'une vie encore plus sanguine
que le personnage qui l'articule ; et c'est à dessein que
j'introduis ici le nom de Shakespeare. Rien que dans
Hamlet, Macbeth et Mesure -pour mesure, si la place
ne me manquait, je pourrais citer dix textes qu'un
nouveau contact avec les Pensées m'a aussitôt con-
traint à relire (i). Je songe à ces moments où passe
comme la voix d'un destin devenu conscient, portant
arrêt contre lui-même, exhalant sa plainte irrémédiable ;
— je songe aussi à cette vue toujours conjuguée de la
grandeur et de la misère de l'homme que seuls peut-
être ils détiennent jusqu'en ses profondeurs dernières :
« Quelle chimère est-ce donc que l'homme? Quelle nou-
veauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contra-
diction, quel prodige ! Juge de toutes choses, imbécile ver
de terre ; dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et
d'erreur ; gloire et rebut de l'univers » {Pensées, frag-
ment 434). Comment ne pas sentir que le ton, le diapa-
(i) « Mon Dieu! Mon Dieu! combien me semble abject, plat, fati-
gant, improfitable tout l'ordinaire de cette vie. » (Hamlet, I, 2 ; traduc-
tion inédite d'André Gide.) « Que le cœur de l'homme est creux et plein
d'ordure ! » [Pensées, fragment 143.)
LE LANGAGE DE PASCAL 133
son (i) shakespeariens seul Pascal chez nous les a connus :
en regard de Shakespeare, Pascal est la plus haute
réponse humaine que la France puisse produire.
Humaine, — mais le mot même nous rappelle qu'il
s'agit encore là d'une grandeur que le Pascal des Pensées
eût réprouvée pour sa « superbe ». La grandeur dernière
de Pascal, il faut la voir dans l'opération par laquelle
le plus impatient des génies le cède au saint ; — le cède?
plutôt se détourne de toute destination profane jusqu'à
ne se plus supporter que comme impétueux affluent de
la sainteté. Cette opération, Pascal l'eût appelée, l'appe-
lait (2) la grâce ; et j'aurai garde en ces domaines d'oublier
l'avertissement de Sainte-Beuve (3). Mais sans prétendre
à pénétrer un seul des autres obstacles que Pascal put
rencontrer en lui-même, il suffit qu'il portât en soi la
pierre d'achoppement, — à savoir la nature même de son
génie. Le texte de Mme Périer me paraît à cet égard
capital : « L'extrême vivacité de son esprit le rendait
si impatient quelquefois qu'on avait peine à le satis-
(i) Ce rapprochement ne vaut pas moins pour l'expression dont
Lytton Strachey observe avec justesse « que Shakespeare la porte
toujours jusqu'au point d'éclatement... »
(2) « Pour faire d'un homme un saint, il faut bien que ce soit la grâce,
€t qui en doute ne sait ce que c'est que saint et qu'homme ».
(3) « Le vrai titre du chapitre à son sujet devrait être. De la Sainteté.
Heureux qui serait digne de l'entreprendre ! » {Port-Royal, III, 338.)
Nous le possédons aujourd'hui, — savant, complexe, d'une analyse
partout traversée de tendresse ; c'est dire que nous le tenons de
dignes mains. Le chapitre intitulé « la Prière de Pascal » au tome IV
de l'Histoire littéraire du sentiment religieux en France par Henri
Bremond m'induirait ici en un silence total si les quelques observations
qui suivent ne se proposaient pour unique objet de demander au seul
langage, au seul génie de Pascal des lueurs sur ce qui dépasse en lui
et ce langage et ce génie même ; — si surtout je ne faisais miennes les
belles paroles de Barrés au seuil de ce grand sujet : « Ne rien dire qu'en
me déclarant tout prêt à me rectifier si l'on m'aide à mieux voir. »
{L'Angoisse de Pascal.)
134 LE LANGAGE DE PASCAL
faire (i). » Dans la structure du génie de Pascal l'impa-
tience est l'aiguillon même ; et si Pascal jette cette note
dans les Pensées : « L'inquiétude de son génie — trop de
deux mots hardis », il parle en honnête homme, en ami
de Méré, et de ce point de vue il a raison ; mais juste-
ment ces deux mots hardis sont en son cas applicables à
la lettre. L'inquiétude ressortit ici au génie de Pascal, —
non à Pascal lui-même, du moins en tant que croyant (2).
La dernière parole du Christ dans le Mystère de Jésus :
« Ne t'inquiète donc pas », appose son baume sur l'inquié-
tude de Pascal quant à son salut, non quant à sa foi.
Il paraît bien établi que si cette foi connut les troubles
atmosphériques — auxquels d'ailleurs les plus grands
saints restent soumis — , le noyau n'en fut point entamé.
C'est bien plutôt que la constance même de cette foi —
maintenant Pascal sur un seul sujet, trouvant chez ce
fervent, pour l'y maintenir, l'appui d'une logique qui
oncques ne capitule, s'alimentant à une doctrine qui,
parce qu'elle tend toujours davantage à restreindre le
petit nombre des élus laisse, pour balancer la joie de leur
élection, planer sur la destinée de ces élus mêmes le
contrepoids de la crainte — affronte ici un génie en
pleine croissance, incapable d'immobilité, et duquel
(i) Voici la fin de la phrase : « mais dès aussitôt qu'on l'avertissait,
ou qu'il s'apercevait lui-même qu'il avait fâché quelqu'un par cette
impatience de son esprit, il réparait incontinent sa faute par des trai-
tements si honnêtes qu'il n'a jamais perdu l'amitié de personne par là. »
L'importance du passage me paraît accrue par la place où il figure ;
il fait partie d'un paragraphe qui débute ainsi : « Il n'était pas sans
défauts », et en fait Mme Périer ne relève que deux défauts : cette
impatience et « quelque sorte de domination... dans les conversations »,
les ramenant d'ailleurs l'un et l'autre « au même principe de la vivacité
de son esprit. » Qu'elle insiste sur ce trait et sur celui-là seul — en
souligne assez la portée.
(2) « Et, pourtant, son âme a été tentée par son génie... », dit Barrés
en une de ses intuitions toujours si sûres des drames de la sensibilité
intellectuelle ; et il ajoute : «Ah ! qui pourrait écrire la tentation de
Pascal! » Mais la page liminaire de l'Angoisse de Pascal ne contient-
elle pas une quasi-promesse dont, pour ma part, j'espère bien qu'il
s'acquittera.
LE LANGAGE DE PASCAL 135
l'unique chose qu'on ne puisse obtenir, c'est qu'il consente
à demeurer tranquille. « Jamais les saints ne se sont
tus » ; mais de témoigner pour leur foi n'était pas néces-
sairement aggravé par les poussées en tous sens d'un
génie à soi-même imprévisible. Devoir sacré aux yeux d'un
Pascal que l'Apologie; — peut-être aussi recours majeur
contre les exigences de son génie même : en appelant les
âmes au Christ, Pascal du même coup purifie la sienne.
« Nous sommes pleins de choses qui nous jettent au
dehors » : pour que la vie intérieure de Pascal pût se
poursuivre au sein de la zone du Mémorial, il était essen-
tiel que son génie trouvât à se jeter au dehors, — à quoi
pourvoient les Pensées.
*
* *
Elles y pourvoient d'autant plus sûrement qu'à quelque
sujet qu'il se prenne, le tempérament de Pascal est celui
de l'apologiste-né, du plus grand qui se puisse concevoir :
il en comble, on dirait qu'il en épuise l'idée. Persuader est
le mouvement naturel, l'acte normal de tout son être ; et
si mieux que quiconque il en a déduit et pratiqué l'art,
c'est qu'il possédait, là aussi, « l'original des préceptes ».
Voir d'abord, — mais immédiatement après, faire voir
aux autres ce qu'il voit, de la manière exacte dont il le
voit, — et pour ce les amener à la position d'où cette vue
est inévitable (i). Animé de ce besoin de convertir insé-
parable de maintes formes de la certitude : et c'est de
certitude encore plus que de vérité (2) que Pascal est
(i) « Quand il pensait quelque chose, il se mettait en la place de ceux
qui doivent l'entendre... enfin il était tellement maître de son style
qu'il disait tout ce qu'il voulait, et son discours avait toujours l'effet
qu'il s'était proposé. >> {Vie de Pascal, par Mme Périer.)
(2) « On se fait une idole de la vérité même ; car la vérité hors de la
charité n'est pas Dieu, et est son image, et une idole, qu'il ne faut point
aimer, ni adorer... » A propos de ce fragment, M. Brunschvicg, dans
l'introduction et les notes de l'édition des Grands Écrivains, enre-
gistrant ici '( le désaveu de la vérité qui ne serait que vraie », marque fort
bien que « la vérité n'est pas pour Pascal un absolu ». Seule la charité.
136 LE LANGAGE DE PASCAL
affamé : je le sais, entre les deux termes la démarcation
est difficile, impossible peut-être à tracer : elle se sent
néanmoins, — et surtout en ceci que chez l'homme que
seule la vérité oriente, il existe presque toujours une marge
de pensée si désintéressée que de la vérité même cette
pensée semble alors déprise, — semble, mais son déta-
chement est l'expérience nouvelle qu'elle institue ; elle
opère à distance, avec lenteur, non sans sécurité, à la
façon de l'astronome : dans la fuite du temps elle voit
moins l'adversaire qu'un magicien énigmatique dont le
retrait même détient puissance, — susceptible de de-
venir le complice de ses entreprises ; elle circonvient, elle
flatte ce temps que la pensée de Pascal harcèle, force
sans cesse dans ses derniers retranchements. Sublime-
ment intéressé, Pascal tenant la barre jamais ne relâche
son étreinte.
* *
« On est entré dans sa chambre quand il était seul,
quand il parlait haut (i)... » C'est bien ainsi que je me
représente Pascal, — seul et parlant haut. Solitaire émi-
nemment ; mais non point tant silencieux, — peut-être
Vordre de la charité, a droit a ce titre. C'est parce que Jésus-Christ per-
sonnifie cet ordre que pour Pascal il inclut par là même toute vérité.
Mais ce mot d'inclure (dont je ne crois pas qu'en ce cas l'emploi soit
abusif) montre assez que la vérité ne détient pas ici valeur finale. Déjà
perce une pointe de cette défiance à l'égard de la vérité — et surtout
de sa valeur — qui fera explosion chez Nietzsche. Pascal et Nietzsche
forment d'ailleurs la plus belle des oppositions ; car s'ils mettent en
question la valeur de la vérité, c'est pour des motifs idéalement con-
traires : l'un tout au détriment de « la figure de ce monde qui passe » ;
l'autre tendu dans un effort désespéré pour obtenir que ce monde
puise en soi seul de quoi se surmonter, se transcender.
(i) « On est entré dans sa chambre quand il était seul, quand il par-
lait haut ; on a vu son geste, et l'on s'étonne que ce geste paraisse quel-
quefois impérieux ! » (Port-Royal, III, 457-458.) Sainte-Beuve répond ici
à Nicole qui se plaignait « d'être régenté si fièrement ». — Ai-je besoin
d'ajouter que Sainte-Beuve est tout innocent du sens que je fais rendre
à ce membre de phrase ; — et que d'ailleurs je ne m'en serais pas servi
si sa lecture n'avait éclairé en moi des impressions très anciennes.
LE LANGAGE DE PASCAL 137
parce que ce n'est pas que des « espaces infinis » que
le silence « l'effraie », peut-être parce que tout silence (au
sens absolu du terme) quelque chose en Pascal le re-
doute. Du moins je ne le sens pas — et dans sa sain-
teté même — ami du silence au même degré que tels
autres. « Feu » — le terme essentiel, isolé au milieu
de la ligne en tête du Mémorial — certitude, joie (avec
les pleurs qui en doublent la portée), — tels dans l'écrit
décisif apparaissent les mots entre tous pascaliens : celui
de paix n'y figure qu'une fois, dans le brouillon, et à la
fiai d'une énumération (i). Et cependant la paix ne cor-
respond-elle pas à tout l'entre-deux entre la joie jacula-
toire et l'anéantissement devant Dieu? Agenouillé, Pascal
dialogue avec le Christ, — ou bien il s'abîme à ses pieds :
on sent moins qu'il couve silencieusement en soi la pré-
sence du visiteur. Et sans doute par définition ces mo-
ments-là sont ceux dont se dérobe à nous le témoignage ;
cependant le goût du silence passe dans la manière même
dont on dit : à côté du style de la solitude — dont le
Pascal des Pensées nous transperce — il existe un style
du silence où il semble toujours qu'affleure un recueille-
ment qui nous gagne, — style du saint Augustin des Con-
fessions et des Soliloques, du Plotin de la sixième Ennéade,
de telle méditation d'Eckhardt ou de ce Fénelon de qui
la parole suivante définit si bien Pascal par opposition :
« On aime d'autant plus purement alors qu'on aime
sans sentir, comme on croit avec plus de mérite lorsqu'on
(i) « Certitude. Certitude. Sentiment. Joye. Paix. » Tel est le dis-
positif de la ligne dans le brouilUon qui seul est de la main de Pascal.
Dans la copie figurée du parchemin perdu, le dispositif devient le sui-
vant : « Certitude. Joye. Certitude. Sentiment. Vue, Joye » ( le second
Joye est rajouté au-dessus de la ligne). En l'absence du parchemin, la
copie figurée représente l'autographe définitif de Pascal : introduction
de « vue », réitération de « joye », suppression de « paix » qui se trouve
ainsi disparaître complètement du Mémorial. — Je n'oublie pas la
« renonciation totale et douce », mais celle-ci paraît fondamentale dans
toute opération de la grâce : c'est à partir d'elle, elle posée, qu'il devient
loisible de faire des distinctions.
138 LE LANGAGE DE PASCAL
croit sans voir. » Pour Pascal, sentir et voir sont les
deux nécessités absolues de son être.
*
* *
Et c'est parce qu'il a senti, parce qu'il a vu comme nul
autre qu'à telles heures privilégiées s'est produite à la
plus haute température cette simultanéité, cette fusion
du « sentiment » et de la « vue » qu'atteste le Mémorial,
qu'implique le Mystère de Jésus : ardeur inextinguible
et cependant toute concentrée ; élans d'offrande insé-
parables des resserrements d'humilité. Si ces deux témoi-
gnages nous transportent en deux mondes qui diffèrent
autant que les grands anges éblouis de Melozzo diffèrent
des Pèlerins d'Emmaiis de Rembrandt ; — si dans le
Mémorial il semble que se prosterne une jubilation sacrée
tandis que le Mystère de Jésus est tout embaumé d'une
odeur de divine pauvreté ; — spirituellement cependant
c'est du « centre » que tous deux émanent.
« La vraie et unique vertu est donc de se haïr (car on
est haïssable par sa concupiscence), et de chercher un
être véritablement aimable, pour l'aimer. Mais, comme
nous ne pouvons aimer ce qui est hors de nous, il faut
aimer un être qui soit en nous, et qui ne soit pas nous, et
cela est vrai d'un chacun de tous les hommes. Or il n'y
a que l'Être universel qui soit tel. Le royaume de Dieu
est en nous : le bien universel est en nous, est nous-
même, et n'est pas nous. » Pour l'homme qui écrivait ces
lignes, — après avoir vécu le poignant colloque du Mys-
tère de Jésus plus rien ici-bas ne pouvait subsister que la
Sainteté.
CHARLES DU BOS.
PASCAL
ET LA " VANITÉ DE LA PEINTURE
Comprendre pleinement Pascal, ce serait découvrir
en son œuvre « im sens auquel tous les passages contraires
s'accordent (i) ». Lui-même, dans l'Écriture, chercha
minutieusement un tel sens : le lieu d'où il distinguerait
le mieux en elle ce qui est réalité et ce qui est figure,
signification spirituelle et signification charnelle, occa-
sion de clarté pour les uns et moyen d'aveugler les
autres (2). Cependant, se repliant sur soi, ou peut-être
feuilletant les pages par lesquelles il s'était efforcé
d'arracher au mouvement qui les emportait, et bientôt
les eut dispersés, raisonnements, remarques, inquiétudes,
— d'isoler de tout cela, par surcroît, une forme, — de
découvrir par là un « ordre » qui ne niât point le géomé-
trique mais l'enveloppât, — et non plus ne niât le désordre
mais le contraignît à ne plus être une « confusion sans
dessein (3) » ; — parvint-il jamais à atteindre le point où
toutes contradictions intimes s'effaceraient et où tout
ce qu'il pensa selon la succession des jours lui deviendrait
déchiffrable, d'ensemble? Ou, à mesure qu'il s'approchait
de ce point, ne le voyait-il, et non moins, reculer? Tou-
jours ainsi, à l'infini.
Non par impuissance personnelle ; mais parce qu'en
effet, chez un être comme lui, un « sens » où toutes « con-
(i) Pensées, éd. Brunschvicg [684].
(2) Pensées [675].
(3) Pensées [^7 3]-
140 PASCAL ET LA « VANITÉ DE LA PEINTURE »
trariétés » s'accordent est bien situé à l'infini. Et non
seulement en lui ; — mais dans son œuvre vivant hors de
lui et traversant les temps. Le sens central de ce que
Pascal a réellement dit, — Pascal ni aucun de ses con-
temporains ne l'eût discerné ; et n'est-ce point avant
tout parce que ce sens est à la fois stable et changeant?
A la fois résistant aux heures et modifié par elles. — Et
chacun de nous, aujourd'hui (pourquoi de ce temps et
de ce lieu? et de tel siècle et de tel pays? lui-même eût
précisé que le hasard en dispose), que peut-il, sinon recon-
naître, dans les Pensées, selon quel rythme telle contra-
diction surgissait et disparaissait? Reconnaître aussi
comment, historiquement, les jours ont donné à l'en-
semble de l'œuvre telle signification plutôt que telle
autre.
Ainsi un infini psychologique et un infini historique.
L'un et l'autre moins admis de Pascal que telles autres
formes d'infini. Mais ne s'imposant à nous de la sorte,
l'un et l'autre, que parce que telles pages de Pascal qui
ne les concernaient point furent écrites et, par une dia-
lectique qui le dépassait lui-même, les exigea à leur tour.
*
* *
Les seules contradictions auxquelles fasse allusion
Pascal sont celles qui dans une œuvre opposent divers
« passages ». Mais d'autres sont plus insidieuses : celles,
notamment, qui existent entre les intimes puissances
d'un être et telles conclusions qu'il formule. Maintes fois,
en effet, entre notre pensée qui se détermine et notre pensée
qui prépare il y a un écart ou une rupture. L'acte n'achève
point, en de tels cas, mais dément les virtualités ; et
l'idée où nous sommes conduits ne s'affirme qu'en se
déprenant. Au lieu d'être un épanouissement de nos
dispositions intérieures, elle est une rébellion contre elles
et une revanche. Et souvent ainsi chez Pascal.
PASCAL ET LA « VANITÉ DE LA PEINTURE » 141
En nul grand écrivain l'imagination plastique ne fut
plus dominatrice. Concevoir et préciser, c'est toujours,
pour lui, enserrer l'intuition vagabonde, la soumettre
à des lignes, la contraindre au relief. Même lorsque la
pensée en laquelle il se traduit est tout abstraite, elle ne
se sépare du monde des formes que pour soudain s'y
ajouter. Non par son contenu mais par sa structure elle
sera incorporée à ce monde. Avec ses départs et ses retours,
ses raccourcis et ses insistances, elle est comme un être
visible ; et on ne la pénètre pleinement que si, l'ayant
analysée en tout son détail, on la rassemble enfin et la
contient d'un seul regard. Arrachée à la succession, à
toute dispersion et au temps lui-même, elle n'acquiert
tout son sens qu'en se situant dans l'espace seul.
Pourtant, quand il s'interroge, — ou autour de lui
l'univers, — Pascal, à nul moment, ne semble rechercher
si quelque grandeur est incluse dans ces forces qui, au
fond de lui-même, suscitent des clartés et des ombres et
les jettent sur d'étranges figures persuasives. A peine
songe-t-il, dédaigneusement, à en surprendre la vanité.
A l'occasion des sciences ou des philosophies, — et quand
se dressait la raison, — des ruses devaient être déjouées
ou des alliances reconnues, et traquée la présomption de
l'homme. Mais ici la discussion même ne serait-elle stérile?
Et que le monde puisse avoir esthétiquement un sens,
est-ce même une question qu'il importe de poser? Une
puissance d'interpréter la nature à l'aide de formes rivales,
issues de notre esprit, et parfois plus riches de substance ou
phis durables que les formes vivantes, Pascal ne peut
manquer de la distinguer en lui ; mais jamais il ne tente
de démêler en quelle mesure elle serait une lin ou tout au
moins, peut-être, un signe. Elle n'est pour lui qu'un ins-
trument, et dont il se sert pour convaincre ; mais en elle-
même il la néglige. La surprenant à part, sans doute il
la briserait.
142 PASCAL ET LA « VANITÉ DE LA PEINTURE »
*
* *
Lui qui, cependant, ne veut méconnaître nul des efforts
en lesquels trouve une diversion la détresse ou l'ardeur
de l'homme, il parle à peine des arts plastiques. Parfois
il semble n'être attentif qu'à leurs réussites les plus pré-
caires et à leurs moins subtils projets : « Quelle vanité
que la peinture, qui attire l'admiration par la ressem-
blance des choses dont on n'admire point les origi-
naux (i) ! » La ressemblance ; — chose si risible, quand
deux visages réels, à l'improviste, nous la proposent :
« Deux visages semblables, dont aucun ne fait rire en
particulier, font rire ensemble par leur ressemblance (2). »
Pourquoi, dès lors, la célébrer gravement, quand l'un
des visages comparés est un simulacre? Réussite technique
sans doute ; — mais par là sur le même rang que d'autres
prouesses : un « billard », une « balle » que l'on « pousse »,
— un difficile problème d' « algèbre » que l'on se vante
d'avoir résolu, — une « place » forte que l'on se vante
d'avoir prise (3).
Ainsi se prolongerait la remarque de Pascal sur la res-
semblance en peinture. Mais de telles remarques, parfois,
ont chez lui deux versants. Par delà ce qu'il exprime
d'abord, — une pente d'ombre, qu'il ne parcourt point
tout de suite, mais sur laquelle, plus tard, une lueur subite
sera projetée. Pour la plupart de ses « pensées », que ne
cherche-t-on ce qui les double, — leur horizon secret, —
et l'arrière-plan qui les soutient? Il note, à propos de
l'Écriture : « Et... à la fin de chaque vérité, il faut ajouter
qu'on se souvient de la vérité opposée (4). » Ici, « vérité
opposée », n'est-ce point celle qu'il condense en quelques
(i) Pensées [134].
(2) Pensées [133].
(3) Pensées [139].
(4) Pensées [567].
PASCAL ET LA « VANITÉ DE LA PEINTURE » 143
lignes rapides, lorsque par la notion d'analogie il unit
en une seule vision les développements végétaux et les
dialectiques mentales? « La nature s'imite » ; — « graine...
principe » ; — et « les nombres imitent l'espace, qui sont
de nature si différente » ; — le même mode de croissance
partout ; et « la racine, les branches, les fruits » et « les
principes, les conséquences (i) ». Il ne parle plus des arts
plastiques et de la ressemblance qu'ils poursuivent ;
mais jamais fut-il plus près d'eux et de leurs plus pro-
fondes « raisons »?
*
Le monde mieux déchiffrable grâce aux similitudes;
— en lui, de règne à règne, tout un cours souterrain,
échos et lueurs projetées, occultes correspondances ;
tout cela à éclaircir et préciser. — Ample tentation
métaphysique ; système qui s'échafaude, un jour, au
plus profond de l'esprit de Pascal. Mais curiosité vite
rompue. Et quelques mots tracés à propos de la double
signification de l'Écriture laissent deviner pourquoi ce
refus : « Figure porte absence et présence, plaisir et
déplaisir (2). »
En un autre fragment, qui de même concerne l'Écriture,
le même texte reparaît, mais avec début modifié ; et
cette fois le rapport avec les arts plastiques n'est plus
indirect ; par delà la constatation volontairement ellip-
tique, on surprend la sensibilité de l'homme et le regard
qui fut meurtri : « Un portrait porte absence et présence,
plaisir et déplaisir. La réalité exclut absence et déplai-
sir (3). » N'est-ce point comme transposée selon un autre
mode, — moins sarcastique mais plus décidé, implacable
et grave, — la remarque sur la vanité de la peinture? Se
(i) Pensées [119].
(2) Pensées [677]. ..»
(3) Pensées [678].
144 PASCAL ET LA « VANITÉ DE LA TEINTURE »
plier à étudier le monde selon le jeu des analogies, — que
serait-ce sinon toujours aller de chose en chose et de mou-
vement en mouvement, — en chaque objet en saisir un
autre, — glisser de l'un à l'autre sans fin? Ainsi, toujours
des simulacres ; et plutôt que de leur laisser prise, Pascal
abandonne le système qui déjà s'esquissait en lui.
Geste de négligence et d'ardeur, — et conforme à tant
d'autres qu'il décida sans regret. Sa double grandeur
s'y transcrit.
D'une part, une puissance de sacrifice. Volonté d'éla-
guer ce qui ne concourt à l'unique but, — et à la seule
démonstration qu'il estime urgente. Cela, lorsque est
en question l'ensemble du dessein apologétique ; — mais
non moins à propos de chaque notation particulière.
Car il sent bien que plus un être est conscient de l'uni-
vensel, plus chacune de ses pensées risque de se dissoudre
dans l'indéterminé ; et le péril devient plus pressant, à
m.esure que la vision d'un double infini devient plus
obsédante, et par elle un vertige — ou une séduction —
d'effroi ou de rêverie. Que chaque pensée dès lors soit
circonscrite, — et d'autant plus sévèrement que nous
l'aurons davantage penchée sur l'abîme ! D'ailleurs, le
temps nous presse ; et « entre nous, et l'enfer ou le ciel, il
n'y a que la vie entre deux, qui est la chose du monde la
plus fragile (i). » Et c'est pourquoi Pascal laisse à l'état
d'esquisse furtive telle représentation du monde, qui
suffirait à d'autres pour l'inquiétude de toute une vie.
D'autre part, une profusion acceptée. Perpétuel bour-
geonnement ; et par là, si tenace qu'elle soit, une dialec-
tique jamais desséchée ni artificiellement rectiligne. A
chaque moment, l'idée dénuée de fatigue et capable de
se prolonger selon des directions diverses. Système qui
ne se développe pas à l'écart et à l'exclusion de tous les
autres ; non prisonnier de lui-même et dans une sorte
(i) Pensées [213].
PASCAL ET LA « VANITÉ DE LA PEINTURE » 145
de cécité ; au contraire, encerclé d'autres systèmes pos-
sibles.
Et peut-être, d'ailleurs, est-ce ainsi non seulement
chez Pascal mais, à divers degrés, chez tout autre philo-
sophe souverain. Toujours, en quelque mesure, cette
éhmination du principe de mort que tout système, par
sa configuration et sa solitude, comportera. Plutôt la
puissance systématique s'affirmant si vaste qu'elle ne
se borne pas au seul système qui se construit. Et par telles
diversions, tels commentaires, telles parenthèses, d'autres
systèmes, virtuels, fugaces, — contraires parfois, — et
qui s'ébauchent. Ainsi, en même temps que le pouvoir
architectonique, où l'esprit se déploie et s'assure mais
peut-être va s'emmurer, — le « silence » des « espaces »,
et l'univers maintenu présent.
*
* *
De brèves allusions ; telle comparaison fugitive ;
quelques mots vite abandonnés ; — ce sont les seuls
signes qui nous permettent d'entrevoir ce que pense
Pascal de l'inquiétude esthétique de l'homme, — et
pourquoi il ne s'en occupe pas plus longuement, — et
quelles perspectives, en ce domaine, il ouvre tout à la
fois et délaisse, — et ainsi son génie jusqu'en son apparent
mutisme. Mais ce qui en de tels cas atteste ce génie, ce
n'est pas seulement qu'en prolongeant telle route dont
n'étaient indiqués que les premiers détours, on soit con-
duit vers tels vastes problèmes cosmologiques et en même
temps au centre même de la sensibilité pascalienne ;
c'est aussi que l'on puisse surprendre, à l'autre «extrême»,
tels exemples d'incisives recherches encore non tentées,
— telle divination de méthodes subtiles, où se rejoin-
draient, pour l'analyse des exigences visuelles et des
préférences, sens psychologique et sens géométrique.
Pourquoi le goût de la symétrie? se demande-t-il un
10
146 PASCAL ET LA « VANITÉ DE LA PEINTURE »
jour. Et pourquoi ce goût n'est-il éveillé que par Tune
des dimensions de l'espace? Ne serait-ce pas, d'abord,
pour une raison toute négative, — et parce qu'une autre
ordonnance architecturale nous contraindrait à la fa-
tigue d'une sorte de calcul arbitraire? ensuite, parce que
même loin de l'homme nous obéissons à la figure de
l'homme : « Symétrie, en ce qu'on voit d'une vue, fondée
sur ce qu'il n'y a pas de raison de faire autrement : et
fondée aussi sur la figure de l'homme, d'où il arrive
qu'on ne veut la symétrie qu'en largeur, non en hauteur
ni profondeur (i). » Remarque, en vérité, si perforante
qu'elle établit comme le schème d'une critique générale
des jugements de valeur. Premiers linéaments d'une
science qui expliquerait nos curiosités et nos admirations
par notre structure, et découvrirait au plus profond de
l'art une relativité irrémédiable, — un ensemble de pos-
tulats purement humains, — une sournoise domination
de l'automatisme et des siècles, — de la coutume trans-
mise et de la « machine » longtemps ployée.
Une telle recherche serait parallèle à celle qui porte
si loin Pascal, quand, analysant les déguisements puis
les sursauts de la vie morale, il précise l'importance du
corps et des attitudes ; — jusqu'en ces instants où vont
être franchis les plus hauts degrés de la croyance ; car
« il faut que l'extérieur soit joint à l'intérieur pour obtenir
de Dieu (2). » Tout d'un coup, pourtant, cesserait le paral-
lélisme : c'est que ferait irruption, parmi les possibilités
morales, 1' « inspiration », troisième « moyen de croire » (3).
Elle ne surgit point des profondeurs de nous-mêmes,
mais procède tout entière d'une munificence. Toute rela-
tivité est brisée. Pour que fût concevable, dans l'autre
domaine, un élargissement analogue, — et ainsi le maintien
d'un parallélisme, — il faudrait que fût impliquée dans
(i) Pensées [28].
(2) Pensées [250].
(3) Pensées [245J.
PASCAL ET LA « VANITÉ DE LA PEINTURE » 147
la beauté même et la souveraineté de certaines œuvres
la présence d'un irréductible et d'un élément non relatif,
Pascal ne posa point ce problème. Et serait-il si pleine-
ment lui-même, s'il l'eût posé?
*
* *
Son œuvre, toutefois, en grande partie, c'est ce pro-
blème même rendu sensible. Car, d'où vient que l'ayant
pénétrée nul ne reste le même? Il voudra en vain se
dérober ; il est désormais de ceux « qui cherchent en
gémissant (i). » Les arguments l'y auront aidé; mais,
surtout, par des doigts lointains auront été touchés en
lui les « orgues... bizarres, changeantes, variables ». Et
tant d'autres croient « toucher des orgues ordinaires, en
touchant l'homme (2). »
A cause de tels tableaux, où se seront resserrées ces
pages, ni les rires n'auront plus le même son, ni la même
lourdeur les larmes. Malgré nous, sur tels graves visages
nous apposons les masques que Pascal a creusés. Rencon-
trons-nous un important, nous lui substituons involon-
tairement la silhouette de celui qui « a quatre laquais (3). »
Un seul personnage visible ; mais à côté de son ombre
quatre ombres. Si parfois nous intimide un maintien
solennel, nous sommes soudain désabusés par le « magis-
trat » au « sermon (4) ». Des grandeurs « d'établissement »
dès le début de la vie ; et ï« usurpation de toute la terre ».
Quand tout cela devient un thème vague, les diversions
sont en nous empêchées par deux elliptiques scènes
d'enfants : « Les enfants étonnés voient leurs camarades
respectés (5) » ; — puis, ces quatre autres, qui se disputent
un chien (6).
(i) Pensées [421].
(2) Pensées [m].
(3) Pensées [318J.
{4) Pensées [82].
(5) Pensées [321].
(6) Pensées [295].
148 PASCAL ET LA <( VANITÉ DE LA PEINTURE »
Formes individuelles, et nettement situées ; mais, que
les images en lesquelles se condense le génie de Pascal
obéissent à leur rythme secret, toute part anecdotique
s'évade. Il suffit pour cela que se déchire tout voile et
que ne soient plus cachées les présences oubliées. Peindre
un homme, n'était-ce pas se divertir de la pensée qu'il
mourra? Cette pensée revenue, les traits personnels se
dégradent en une tragique identité. « On jette enfin de
la terre sur la tête ; et en voilà pour jamais (i). » Une fois
ces mots inscrits en lui, nul ne les rejoindra sans que
battent ses paupières. Mais s'agit-il encore de mémoire
personnelle? Au plus profond de l'histoire humaine, le
visage de l'homme n'est plus le même, depuis que se
déployèrent les diptyques pascaliens : d'une part, un être
dénué, caduc, qui « mourra seul (2) » ; d'autre part, —
et le même pourtant, — un être tout élargi de souvenir
et d'attente ; et il prie : « 0 sainte Sion, où tout est stable
et où rien ne tombe (3) ! »
Tableaux de plus en plus génériques, où chaque trait
détient l'essence. A la limite, cependant, — quand le
successif viendra se résoudre dans l'intemporel, — la
forme ne va-t-elle se résorber dans le dénué de forme?
C'est alors, au contraire, qu'en une sorte de fulguration
à la fois métaphysique et géométrique Pascal surprendra
la possibilité d'un symbolisme, où les représentations
normales seraient transcendées mais non abolies, — et de
telle manière que devinssent figurables sinon les attributs
divins, du moins leur attente et leur ombre. « Un point
se mouvant partout d'une vitesse infinie » ; ainsi <( un en
tous lieux et... tout entier en chaque endroit. » « Effet
de nature », rendant concevable l'omniprésence infinie
et « sans parties (4) » ; et jamais symbole plus ample ni
(i) Pensées [210].
(2) Pensées [211].
(3) Pensées [459]-
(4) Pensées [231].
PASCAL ET LA « VANITÉ DE LA PEINTURE » 149
plus strict ne s'empara de notions qui ne semblaient acces-
sibles qu'au raisonnement théologique ou à la foi en un
mystère.
Si vastes qu'elles fussent, étroites eussent semblé à
Pascal des images qui ne procédaient que de lui-même. Les
seules qu'il eût été certain de ne devoir jamais désavouer,
c'étaient celles qu'une longue tradition, — aussi ancienne,
selon lui, que l'homme, — apporta vers lui. C'est dans la
Bible qu'il trouva l'union essentielle des vérités et des
figures ; — et non seulement Dieu mais l'homme ; —
r « opposition invincible (i) » entre Dieu et l'homme ;
— la médiation sans laquelle cette opposition n'eût été
franchie. Par là aussi, dès lors, lui-même, — « prêt à
mourir (2) », — et qui « tend la main (3) », — et pour qui
« telles gouttes de sang » furent versées (4). Tout proches de
lui, « trois fleuves de feu » ; et une « terre de malédiction »,
qu'ils « embrasent plutôt qu'ils n'arrosent ». Il n'est point
seul ; mais tous avec lui. «Heureux ceux qui, étant sur ces
fleuves, non pas plongés, non pas entraînés, mais immo-
biles, mais affermis ! » et qui d'entre eux sera « debout...
dans les porches de la sainte Hiérusalem (5) »?
Êtres, éléments, architectures; rythmes d'angoisse et
de redressement ; formes qui, paradoxalement, se replient
à la fois et grandissent à mesure que se déploie la pensée ;
— tout cela rejoint en nous, au plus profond de l'esprit,
telles figures aperçues aux voûtes de la Sixtine. Et, nous
incitant à résoudre l'une des contradictions ultimes, les
oeuvres qu'érigea un artiste souverain illustrent sans
sacrilège le témoignage d'un homme pour qui « peinture »
fut « vanité ».
JOSEPH BARUZL
(i) Pensées [470].
(2) Pensées [471]
(3) Pensées [458].
(4) Mystère de Jésus.
(5) Pensées [458].
LES EDITIONS ORIGINALES
ce
DES PENSEES "
Pascal mourut le 19 août 1662. Il ne laissait de ses
Pensées que des ébauches, ne les ayant pu pousser au
point de perfection qu'il se proposait de leur donner. Ces
fragments, tels qu'on les trouva « sur de méchants petits
morceaux de papier », dit Brienne, étaient pourtant
quasi célèbres. Ils avaient enthousiasmé ces messieurs de
Port-Royal et, par ouï-dire déjà, inquiétaient leurs enne-
mis. Les « messieurs » songèrent tout de suite à les pu-
blier. Florin Périer, le beau-frère de Pascal, s'était fait
octroyer un privilège pour l'impression de l'ouvrage dès le
27 décembre 1666. Mais on était à ce moment au fort de
la persécution contre Port-Royal et le projet d'édition
fut abandonné pour être repris seulement deux ans plus
tard, lors de la paix de l'Eglise, en 1668. Arnauld venait
d'être reçu de manière très flatteuse par le roi, Port-
Royal des Champs se reconstituait. Bien que délicate
encore, la situation paraissait favorable et les jansénistes
mirent à profit cette trêve pour arrêter le plan du livre
dont la publication leur semblait être à la fois un devoir
de conscience et le laurier le plus digne de leur glorieux
ami.
Un petit comité fut nommé pour examiner et ras-
sembler les illustres brouillons. Il comprenait Antoine
Arnauld, Nicole, le duc de Roannez, Filleau de la Chaise,
LES ÉDITIONS ORIGINALES DES « PENSÉES )< 151
M. Du Bois et Tréville, ce Tréville dont Saint-Simon
disait qu'il était facile et léger, mais « excellait en tout
par un goût difficile à atteindre ». C'était un bel esprit.
Il y a quelque chose de touchant à voir ces graves
solitaires recueillir avec modestie les avis littéraires de
ce dévot brillant. Goibaud du Bois était de l'Académie
française. Le duc de Roannez peut être dit l'ami le
plus intime et le plus éclairé du bienheureux mort. Quant
à Filleau de la Chaise, c'est lui qui rédigea le Discours
sur les « Pensées », imprimé pour la première fois dans
l'édition de 1672 (i). Le comité se mit à l'œuvre avec
piété ; et, comme il fallait s'y attendre, montra plus de
zèle à servir le but moral de l'entreprise que de respect
pour l'intégrité du texte. Nous ne pensons pas qu'il l'en
faille beaucoup blâmer. Avant d'être littérateurs, ces
messieurs étaient chrétiens. On est même tenté de les
défendre contre les vitupérations de Victor Cousin. Certes,
de son point de vue d'homme de lettres, Cousin eut raison
de dénoncer les falsifications qu'avait subi un texte si
important pour l'histoire de notre littérature. Mais l'ex-
cuse des premiers éditeurs est justement d'avoir si bien
senti cette importance, qu'ils se résolurent à ôter des
Pensées ces admirables aspérités dont certains d'entre eux
goûtaient aussi fortement que quiconque les beautés, plu-
tôt que d'en priver tout à fait le public. Or, il est bien cer-
tain que, dans leur forme originelle, elles eussent froissé
des susceptibilités en éveil et ranimé la flamme de dis-
putes à peine éteintes. Aussi bien, cette pudeur intellec-.
tuelle que Pascal lui-même avait instituée, elle comman-
dait de retrancher du livre tout ce qui pouvait paraître
trop spontané, et certes n'y avait pas été mis pour être
imprimé vif. Le comité y porta plus que des soins : de la
vénération. Pouvait-il mieux réussir? Cela n'est pas
évident et il est probable que les Portroyalistes de-
(i) Pour sa trop grande étendue il fut écarté en 1670.
152 LES ÉDITIONS ORIGINALES DES « PENSÉES »
meurent plus proches de la pensée intime de leur
saint, que ses savants éditeurs du dix-neuvième siècle.
Mme Périer s'émut toutefois des changements qu'on
apportait aux reliques de son frère. On l'en approuve,
et il n'est pas douteux que cette haute volonté eut raison
de bien des objections un peu pusillanimes. Brienne, an-
cien secrétaire d'État, ancien Oratorien, méchant poète et
dont la judiciaire devait plus tard se renverser quelque
peu, mais pour l'heure tout féru de jansénisme, Brienne
lui écrivait : « Je vous dirai, madame, que j'ai examiné les
corrections avec un front aussi rechigné que vous auriez
pu faire ; que j 'étais aussi prévenu et aussi chagrin que
vous contre ceux qui avaient osé se rendre de leur auto-
rité privée et sans votre aveu les correcteurs de M. Pascal ;
mais que j'ai trouvé leurs changements et leurs petits
embellissements si raisonnables que mon chagrin a bien-
tôt été dissipé et que j'ai été forcé, malgré que j'en eusse,
à changer ma malignité en reconnaissance et en estime
pour ces mêmes personnes que j'ai reconnu n'avoir eu
que la gloire de monsieur votre frère en vue en tout ce
qu'ils ont fait. » Nous voyons trop bien aujourd'hui ce
que ces petits embellissements ont de malséant pour en
garder une vraie rancune à ceux qui s'en rendirent cou-
pables. Nicole était du nombre. C'est envers ce nive-
leur, ce ratisseur de style, que nous sommes tentés de
nous montrer le plus sévères. D'abord parce qu'il faut le
tenir pour suspect d'avoir donné les coups de serpe les
plus irrémédiables ; ensuite en souvenir de son mot à
l'abbé de Saint-Pierre sur Pascal, qu'il traita un jour de
ramasseur de coquilles. Tout le hasardeux, le subtil lui
échappe, Nicole l'a reconnu. Ce froid grammairien n'avait
sans doute pas trop de goût pour le génie.
Autant qu'il parut nécessaire, le style de Pascal fut
donc appauvri, éteint. C'est toujours dans ce sens-là, du
reste, que se font les embellissements, et les œuvres de Mo-
lière furent taillées, quelque dix ans plus tard, de la
LES ÉDITIONS ORIGINALES DES «PENSÉES» 153
même façon (i). On eût remanié et embelli indéfiniment
sans l'intervention redoublée de Mme Périer. Pascal, au
surplus, eût peut-être corrigé autant, lui qui récrivit jus-
qu'à treize fois sa dix-huitième Lettre au provincial.
Quoi qu'il en soit, le volume enfin au point, il fallut s'as-
surer quelques-unes de ces approbations officielles qui
sont les estampilles à quoi le public dévot distingue les
livres recommandés. Certains prélats ne firent pas d'ob-
jections, l'évêque de Comminges, par exemple, qui osa
dire : « Nous n'étions pas dignes de la perfection de cet
ouvrage. » D'autres proposèrent leurs doutes, et ce
furent de nouveaux délais. « Cependant les docteurs, écri-
vait Arnauld, y ont encore fait beaucoup de remarques,
dont plusieurs nous ont paru raisonnables et qui nous
ont obligés à faire encore de nouveaux cartons. » A la
dernière minute, Harduin de Péréfixe, l'archevêque de
Paris, souleva une difiiculté assez grave : il prétendit
faire ajouter aux approbations un témoignage, rendu par
le curé de Saint-Étienne, de l'esprit dans lequel Pascal
était mort. Ce n'était rien de moins qu'une rétractation
posthume de tout le jansénisme pascalien, et l'arche-
vêque, un peu hésitant (on veut le croire), n'osa s'en
ouvrir d'abord qu'à l'imprimeur Desprez. C'est une
chose, lui dit-il, « qui pourrait bien servir à faire vendre
votre livre, et qui serait bonne à mettre au commence-
ment ». L'honnête Desprez fit tout le détail de cet entre-
tien à Arnauld (2). Pour éviter les complications et en
finir une fois pour toutes, il fut décidé que le livre serait
mis en vente sans plus attendre. Un lancement brusqué
eut donc lieu dans les premières semaines de l'année 1670.
Ces menues précisions historiques sont indispensables
pour suivre la bibliographie quelque peu embrouillée
(i) Vinot et La Grange ne trouvèrent point à leur convenance l'édition
de 1674, préparée par Molière lui-même ; ils ûrent celle de 1682, dont le
texte remanié a généralement été suivi depuis.
(2) Cf. le Recueil d'Utrecht (1740), p. 360.
154 LES ÉDITIONS ORIGINALES DES « PENSÉES »
des premières éditions des Pensées. Elles expliquent jus-
qu'à un certain point les huit éditions originales publiées
à peu près simultanément, et dont nous offrons ici un
rapide aperçu.
1. — La première en date est l'édition de 1669, dont il
n'a été signalé jusqu'ici qu'un seul exemplaire, décou-
vert par le docteur Salacroux, et acquis en 1851 par la
Bibliothèque nationale. Cet unicum est une sorte d'édition
avant la lettre, sans les approbations ni les avertisse-
ments, avec une table des matières incomplète. Elle
compte 365 pages, 41 feuillets préhminaires et 10 feuil-
lets de table. On a supposé pendant longtemps que cet
exemplaire avait été tiré sur épreuves et remis soit au
lieutenant de police, soit au syndic de la communauté des
marchands libraires, soit enfin à la censure ecclésiastique.
Jusqu'à la dernière minute, le comité des Pensées, inspiré
par des scrupules d'orthodoxie et par la crainte (ajoute
Sainte-Beuve) de donner prise aux attaques des adver-
saires de Port-Royal, introduisit des changements qui
sont tous dans le sens d'un adoucissement de pensée ou
d'expression. Cet exemplaire de 1669 est fort intéres-
sant parce qu'il renferme encore quelques hardiesses,
dont on se repentit toutefois, et qui furent aussitôt sup-
primées. Il ne paraît guère probable, pourtant, qu'il soit
unique et il est sans doute qu'il fit partie d'un tirage
très restreint, arrêté en cours de route par l'établisse-
ment de cartons nouveaux. En confirmation de cette hypo-
thèse, nous ajouterons qu'une contrefaçon de l'édition
originale renferme certaines de ces mêmes variantes.
2. L'édition de 1670 en 365 pages. — A quelques va-
riantes près, cette édition est semblable à celle de 1669.
Elle compte 41 feuillets liminaires comprenant la pré-
face, les approbations des évêques et docteurs en
théologie, l'avertissement, 10 feuillets pour la table et
LES ÉDITIONS ORIGINALES DES « PENSÉES » 155
un errata qui manque à beaucoup d'exemplaires (i). On la
reconnaît au chiffre de l'imprimeur Desprez qui se trouve
sur le titre, et à la vignette gravée en tête du premier
chapitre. Cette vignette figure : au centre, le dôme de
la Sorbonne ; à gauche, un premier étage régulièrement
construit et qui attend son couronnement ; à droite, des
pierres éparses parmi lesquelles un homme marche. Le
tout est orné de cette devise : Pendent opéra intenupta.
3. L'édition de 1670 en 334 pages. — Le bibliographe
Brunet a cru que cette édition était la première parce
qu'elle porte, au verso du trente-neuvième feuillet préli-
minaire : « Achevé d'imprimer pour la première fois le
2 janvier 1670. » Ce n'est pourtant que la seconde, et
même la troisième si nous comptons celle de 1669 comme
la première. Elle n'a que 40 feuillets préliminaires (au lieu
de 41) et 334 pages (hsez 358 à cause de deux erreurs de
pagination). Cette édition ne comporte pas l'annonce
seconde édition qui se lit sur le titre de la suivante. L'er-
rata a été supprimé et les fautes sont corrigées. Elle est fort
rare, et renferme un certain nombre de cartons supplé-
mentaires qui n'avaient pas encore été établis pour l'édi-
tion à 365 pages. Ce sont ces resserrements, ces sup-
pressions, qui ont' réduit le texte de 7 pages. Quelques
coquilles y subsistent. Ainsi, page 9, ligne 12, on lit : c'est
ce que je dois, au lieu de : c'est que je dois ; le mot ce y est
biffé à l'encre dans la plupart des exemplaires.
4. L'édition de 1670 en 334 pages. Seconde édition. —
Le 23 mars 1670 Arnauld écrit à M. Périer : «... Au reste,
M. Desprez m'a demandé mon avis s'il mettrait deuxième
édition à celle qu'il débite présentement, et je lui ai dit
qu'il était très important de le faire, afin que M. de
Paris ne parlât plus d'y rien ajouter, voyant que c'est
une chose faite » (2). A vrai dire, cette lettre pourrait
(i) 11 existe des exemplaires oîi les fautes sont corrigées.
{2) Cf. l'édition des Grands Écrivains (Hachette), t. XII, p. clxxiii.
156 LES ÉDITIONS ORIGINALES DES « PENSÉES »
laisser supposer que ces messieurs, pour forcer les choses,
avaient décidé de mettre en circulation, avant tous autres,
des volumes portant la mention seconde édition. Ceux-ci
ont aussi l'achevé d'imprimer à la date du 2 janvier 1670.
Mais l'exemplaire de 1669 fournit la preuve que les volumes
à 365 pages furent tirés en premier. Le texte de cette édi-
tion est exactement semblable à celui de la précédente.
5. Première contrefaçon de l'édition originale de 1670 en
365 pages. — Elle compte 40 feuillets préliminaires (au
lieu de 41), 365 pages de texte et 10 feuillets pour la
table. Le chiffre de Desprez ne figure pas sur le titre. Il
est remplacé par un fleuron. La petite gravure en tête du
chapitre premier en est absente aussi ; elle est remplacée
par une ornementation banale. Le papier est mauvais et le
caractère usé. Un vieux libraire parisien qui s'y connais-
sait, le père Claudin, la croyait fabriquée à Grenoble.
Pour le texte, cette édition n'en est pas moins fort remar-
quable parce qu'elle contient certaines des variantes qui
ne se retrouvent que dans l'exemplaire unique de 1669.
Par quel hasard? Nous ne saurions le dire avec certi-
tude ; mais il est permis de supposer que l'imprimeur
s'était procuré un exemplaire de 1669, l'avait fait com-
poser, et, le trouvant incomplet, l'avait collationné avec
un volume de second tirage en tenant compte des correc-
tions. Plusieurs d'entre elles, toutefois les moins impor-
tantes, lui auront échappé. Cette contrefaçon mérite
donc l'attention des bibliophiles. Nous en donnerons
ici cet exemple assez caractéristique.
Édition de 1669, P^^S^ 337«
Jésus-Christ et saint Paul ont l'ordre de la charité, non de l'es-
prit ; car ils vouloient échaufer, non instruire. Saint Augustin de
mesme.
Édition de 1670, page' 337.
Jésus-Christ et saint Paul ont bien plus suivy cet ordre du
cœur qui est celuy de la charité que celuy de l'esprit ; car leur but
principal n'estoit pas d'instruire, mais d'échaufer.
LES ÉDITIONS ORIGINALES DES « PENSÉES » 157
Contrefaçon, page 337.
Jésus-Christ et saint Paul ont bien plus suivy cet ordre du
cœur qui est celuy de la chaiité, que celui de l'esprit; car leur
but principal n'estoit pas d'instruire seulement mais d'échaufer.
Saint Augustin de mesme.
6. Seconde contrefaçon de l'édition originale de
1670 (i). — Cette seconde contrefaçon, beaucoup mieux
imprimée que la précédente et sur de meilleur papier,
compte 35 feuillets préliminaires non chiffrés, 365 pages
de texte, 10 feuillets de table, i feuillet pour le privilège
(placé à la fin) et l'errata. Manquent le chiffre de Desprez
sur le titre et la vignette de la Sorbonne. Ils sont rem-
placés par des fleurons, mais différents de ceux de l'édi-
tion précédente. Quant au texte, il est presque semblable
à celui de l'édition authentique de 1670, mais renferme
néanmoins quelques-unes des leçons de 1669, Le passage
de la page 337, que nous venons de reproduire, s'y trouve
rédigé encore un peu différemment.
Deuxième contrefaçon, page 337.
Jésus-Christ et saint Paul ont bien plus suivy cet ordre du
cœur qui est celuy de la charité, que celuy de l'esprit ; car leur
but principal n'estoit pas d'instruire, mais d'échaufer. Saint
Augustin de mesme.
Il faut remarquer ce Saint Augustin de mesme, si soi-
gneusement retranché, et pour cause, du volume authen-
tique soumis par Desprez à l'approbation de l'arche-
vêque de Paris. Or, fait curieux, ce Saint Augustin de
mesme existe aussi dans les exemplaires de la deuxième
édition en 334 pages, ceux qu'Arnauld était si pressé de
faire mettre en vente « afin que M. de Paris ne parlât plus
d'y rien ajouter... » ni, sans doute, d'en rien ôter.
Enfin, pour être complets, mentionnons encore deux
(i) Nous remercions ici M. M. Escoffier, l'obligeant libraire de la Mai-
son du bibliophile, qui a bien voulu mettre son exemplaire à notre dis-
position.
158 LES ÉDITIONS ORIGINALES DES « PENSÉES »
autres contrefaçons, la première en 325, la seconde en
348 pages. Elles ne présentent aucun intérêt pour le
texte. On suppose qu'elles ont été imprimées l'une à
Genève, l'autre à Lyon.
Qu'on nous pardonne ces minces détails. Ils méritaient
d'être relevés non seulement pour les bibliophiles et les
bibliographes, mais encore pour tous ceux qu'intéresse
l'histoire littéraire d'un de nos plus grands écrivains fran-
çais. On y trouve comme l'histoire intime du livre des
Pensées. Et si, plus tard, l'abbé Bossut, Condorcet, Fau-
gère, Havet, et, tout récemment, M. Brunschvicg ont enfin
réussi à nous restituer dans sa pureté originelle le texte
authentique de Pascal, il n'en reste pas moins que l'édi-
tion janséniste, dans sa timidité même, nous demeure
comme un précieux et discret témoin du passé. Gageons
qu'en dépit de leur insuffisance, les petits volumes datés
de 1670 conserveront toujours cette valeur du souvenir,
que l'appareil de notes critiques le plus cornplet ne rem-
placera jamais.
GUY DE POURTALÈS.
IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS
SUR PASCAL
« Le Moi est haïssable. » J'entreprendrai cependant
de regarder Pascal en moi. Et ce n'est point par là que je
croirai déplaire à son ombre. Il s'agit de bien entendre
ce mot, ce mot de guerrier, si personnel, ce mot si vite
suivi d'un « Je » : « Je le haïrai toujours », ce mot de
l'écrivain qui fut le plus une personne et qui était si ravi
de rencontrer le style naturel, parce qu'il trouvait un
homme, au lieu d'un auteur, — disons tout — ce mot du
maître qui, avec La Fontaine, écrit « Je » le plus fréquem-
ment et le plus délibérément... « Quand je m'y suis mis
quelquefois à considérer les diverses agitations des
hommes... » « Ce n'est pas dans Montaigne, mais dans
moi que je trouve tout ce que j'y vois. » « S'il se vante,
je l'abaisse ; s'il s'abaisse, je le vante ; et je le contredis
toujours... » « Je ferais trop d'honneur à mon sujet, si
je le traitais avec ordre... » « Je ne puis approuver que ceux
qui cherchent en gémissant. » « Qu'on ne dise pas que je
n'ai rien dit de nouveau ; la disposition des matières
est nouvelle. »
On ne saurait soutenir sérieusement ni que tous ces
« je » qui frémissent dans des notes ne se seraient pas
retrouvés dans le calme de l'apologie définitive, ni qu'ils
équivalent à des « on » d'observation ou de dialectique,
ni même que, pour ne pas exprimer l'arrogance, ils ex«
priment tous l'humilité et la modestie. Il n'y a jansé-
l6o IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL
nisme qui tienne, et, s'il n'est pas question de chercher
dans Pascal un atome de vanité littéraire ou de gloriole
quelconque, encore est-il qu'il était une personne puis-
sante et agressive, de celles qui, le voulant ou non, font
craquer toutes les disciplines au moindre geste, dont
l'inquiétude et l'agitation émue ont besoin de se déclarer
sans réserve, sans timidité, sans obéissance ; qui d'ail-
leurs savent leur prix et leur force, tout leur prix, toute
leur force, et se délivrent de la fausse modestie avec d'au-
tant plus d'aisance qu'ils connaissent, chose rare, le sens
de la vraie. Remarquez-le, en effet : on croit fort couram-
ment que la modestie suppose qu'on se méconnaît et
qu'on rabaisse intimement son mérite évident. Mais
pourquoi exiger cet excès invraisemblable et, dans la
pratique appauvrissant, alors que le mot ne signifie
que « mesure? » Il faut se connaître, comme on connaît
les autres objets, exactement et dans son étendue. Pascal
moraliste, fort approchant en cela de La Rochefoucauld,
n'a aucune peur de discerner qu'il possède à peu près
tout l'esprit de géométrie et tout l'esprit de finesse
permis à un homme, avec tout l'entre-deux. De plus,
il ne barguigne pas à écrire : « La manière d'écrire... de
Salomon de Tultie (anagramme de Louis de Montalte,
qui est Pascal) est le plus d'usage, qui s'insinue le mieux,
qui demeure le plus dans la mémoire... » et il ne fait pas
difficulté d'ajouter que la pensée qui précède la citation
que nous venons de faire durera « toujours ». D'ailleurs
quelle vanité lui donnerait son génie? Il sait qu'il le tient
de Dieu. Certainement même, il pense que Dieu veut
qu'il sache le prix de ce don d'élection, qui comporte des
devoirs terribles. Et, si l'on nous poussait un peu, nous
dirions que Pascal a connu la vanité proprement dite,
ne fût-ce que pour la vaincre par un effort répété, parce
qu'il a appris de Montaigne et de l'auteur des Maximes
qu'elle se déguise et ne meurt pas. La fameuse pensée :
« La vanité est si ancrée dans le cœur de l'homme... » se
IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL l6l
termine par « et moi, qui écris ceci, ai peut-être cette
envie... » (d'avoir bien écrit). Et ne négligez pas le « nous »
dans mainte réflexion comme celle-ci : « Nous perdons
encore la vie avec joie, pourvu qu'on en parle. »
Car enfin, si les Pensées sont d'un Dieu plutôt que
d'un homme (Chateaubriand), Pascal pourtant n'est
pas Dieu. Il semble toujours que ses commentateurs
l'oublient, tant ils sont montés de ton à son sujet. Voyez
Ernest Havet. Cet esprit fort annote son auteur avec
plus de mystique inspirée qu'un apologiste l'Évangile.
Passe pour Vinet toujours sermonnaire, et chez qui,
d'ailleurs, le protestant ose des contradictions ou des
chicanes qui sentent la superbe et la rancune... Pour Pas-
cal, Cousin se fait bouffi, Faugère ou Molinier vétilleux
et dévots, Boutroux ou Victor Giraud, plus tristes et
nobles que d'habitude. Brunetière lui demande je ne
sais quelle ordination pour être un peu plus rogue et
autoriser ses coups de dents contre de pauvres gens. Il
n'est pas jusqu'à Sainte-Beuve (qui d'ailleurs se sur-
passe en un si grand sujet) qui, dans son Port-Royal,
ne déploie, à son occasion, un mélange assez tumultueux
de magnificence sacerdotale et d'appareil dramatique.
Brunetière écrit quelque part que Pascal ennoblit ses
critiques et qu'on ne trouve pas dans son cortège des
imbéciles, comme Beffara, qui portait en bague une
soi-disant dent de Molière. Et, dans sa bienveillance,
U en cite une demi-douzaine d'autres. Quoiqu'il trouve
son compte à cette remarque, je la crois assez juste. Mais
il pourrait ajouter que les commentateurs de Molière
commentent Molière, au lieu que la plupart de ceux de
Pascal prennent texte de leur dieu pour se montrer et se
démontrer. Il est peut-être temps, et ce sera une humble
nouveauté, de dire ce qu'on a senti à propos de ce poète
en prose. Car, après tout, ne pensez-vous pas qu'O se
pourrait qu'il fût le plus grand poète qu'on ait vu
depuis Platon?
102 IMPRhSSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL
Ce point de vue me suffit, et je ne l'en crois point
diminué. Au contraire : si je rapproche ainsi de moi
son humanité, est-ce que je le réduis, pour autant, à l'état
de lyre instinctive? Mais ceux qui parlent toujours de lui,
comme s'il ne cessait d'être sublime et éloquent, oubUent-
ils que « l'éloquence continue ennuie »? Quand je le
nomme poète, je veux dire que sa poésie contient son
éloquence comme un tout petit département. Si l'on
échoue inévitablement à définir la poésie, il se pourrait
que ce fût parce qu'elle enferme toutes les catégories
de l'esprit et tous les mystères de l'âme, sinon en éclat
et en étalage, au moins en possibilités et en vibrations.
Je ne consentirai jamais à en rétrécir la définition jusqu'à
ne pas dépasser l'homme qui aura rythmé et rimé le
mieux du monde un aveu comme : « Je souffre beaucoup,
parce que cette femme m'a trompé » ou même « Dieu est
bien loin et je suis bien seul ». Et le lyrisme de Pascal
a ceci d'absolument supérieur et singulier qu'il n'émane
pas d'une blessure accidentelle de sa sensibilité. Quelque
intime qu'ait été l'accord de sa vie et de son œuvre, il
n'en est pas de lui comme de Lamartine ou même de
Gœthe, chez qui on a peine à imaginer le Lac sans
Mme Charles et Werther sans Charlotte Kestner. Assu-
rément, partie de ces mésaventures ou de plus plats
mécomptes, il arrive à la poésie de Lamartine et de
Gœthe de s'élever jusqu'à Pascal. Toutefois coupe-t-elle
jamais ses racines, ou rompt-elle son câble? Nous ne par-
lons pas de ceux qui, comme Musset, traînent toujours
l'aile de l'oiseau blessé sur le sol, parfois dans la fange.
On est moins loin de Pascal, il ne paraît plus extraordi-
naire jusqu'à en être inconcevable, avec Vigny, Léo-
pardi, osons ajouter avec Schopenhauer. Auparavant
il y a de cette continuité, de ce vol dans les Rime de
Michel-Ange, dans Shakespeare, il y en aura un peu dans
Keats et Shelley. Mais encore sentent-ils tous avant de
penser. La pensée de Pascal est toujours sentiment. C'est
IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL 163
pourquoi il n'est pas évident qu'on manque sa pensée
en l'abordant par le sentiment.
Passé le cap de la cinquantaine, quelque intelligents
qu'ils soient, comme on en a assez de ces guides à travers
Pascal, tous avec leurs lampes infaillibles dans ces mys-
tères, tous déductifs, systématiques, organisateurs, tous
soucieux de porter une lumière crue dans les petits coins,
tous déterminant les plans, les desseins, les dessous,
restaurant les ruines, cimentant les lézardes, avides
d'un Pascal habitable, bien exposé, doué de tout le con-
fort moderne, en réalité méconnaissant cette âme jusqu'à
la muer dans l'esprit de Descartes, de ce Descartes pour
qui son antipathie était si forte qu'en vérité ce saint en
aura connu quelque chose d'assez semblable à la haine.
Je ne sais si on ne se définit pas mieux par ses horreurs
que par ses tendresses. Du moins, c'est par là qu'on se
discerne sans ombres. Les sérénités de Descartes ont
déterminé dans l'âme de Pascal des souffrances pro-
fondes. Sa répulsion pour tant de calme va jusqu'à la
tempête ; or, dans les tempêtes de Pascal, le fond du ciel
éblouit, parmi les éclairs et les foudres. D'un poète, la
poésie est l'essentiel. Imagine-t-on moins poète que Des-
cartes? Et qu'est-ce qu'un Pascal cartésien? Je dis carté-
sien de squelette et d'aspect, quand même on aurait
établi l'hostilité et jusqu'à l'antagonisme concerté des
deux doctrines.
Si cet homme est Dieu, eh bien ! impiété pour impiété,
outrance pour outrance, il me plaît qu'il soit l' Homme-
Dieu. Il ressemble encore un peu plus à Jésus-Christ
que Socrate. Au lieu d'édicter sa parole comme celle de
Jéhovah ou du Père Éternel, au lieu de le vulgariser en
développements normatifs, en homélies, en commande-
ments et en défenses, j'ai envie de lui dire : « Je vous
aime au plus haut de moi-même. Votre justice m'impose.
Mais comme vous êtes bon ! Il n'y a pas toujours du rai-
sonnement chez vous, il y a tovijours du cœur. Ailleurs
l64 IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL
VOUS déduisez. Mais c'est votre cœur qui est prophète
comme Élie et Jérémie. C'est du droit de votre bonté
divine que vous avez révélé au monde les trois ordres
de valeur. » Jamais un mot si important n'avait retenti
depuis l'ère chrétienne : « Tous les corps, le firmament,
les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le
moindre des esprits ; car il connaît tout cela, et soi ; et
les corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits
ensemble, et toutes leurs productions ne valent pas le
moindre mouvement de charité ; cela est d'un ordre
infiniment plus élevé. » De toutes les affirmations du
monde, celle-ci me paraît la plus évidente, et infiniment
plus, en effet, que les vérités cartésiennes. Et, chaque
fois que j'y repense, elle me paraît plus surprenante,
encore qu'il semble que le premier homme ait dû s'en
aviser. Mais, au fait, qui donc s'en avise dans le gouver-
nement de son âme et de sa conduite? Tel se croit « dis-
tingué » pour ne pas égaler un boxeur à un penseur, qui
ne démêle point l'excellence de François de Xavier ou
la vraie supériorité de Pascal lui-même. Longtemps
après la mort de celui-ci, on voit Corneille s'entêter de
plus en plus dans son idolâtrie des grandeurs « de chair ».
Il a traduit l'Imitation, et il ignore que « les saints ont
leur empire, leur éclat, leurs victoires, leur lustre et n'ont
nul besoin des grandeurs chamelles ou spirituelles, où
elles n'ont nul rapport ». Bien plus il a créé Polyeucte,
en qui il y a tant de Pascal, et l'enseignement des Pensées
est pour ce vieil orgueilleux comme s'il n'avait pas été.
Et, tout autour de Pascal, dans ce grand siècle héroïque
et dur, il règne une superbe et une libido sciendi qui font
de l'homme le plus humain un isolé douloureux. Le pre-
mier écho que je trouve de son cœur, c'est dans le cœur
de Rousseau. Car je compte pour rien trois ou quatre
accents chétifs et délicats de La Bruyère... Je sais bien
qu'il y a Bossuet. Mais vraiment il ne souffre pas assez.
Celui-ci ne nous dit pas un mot où je n'entende l'admi-
IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL 165
rable paternité d'Œdipe : « Déplorables enfants, la dou-
leur de chacun de vous ne tombe que sur lui et sur nul
autre, tandis que mon âme à moi gémit sur le pays et
sur moi et sur toi à la fois. »
Ainsi je voudrais qu'on approchât toujours Pascal
avec l'humble enthousiasme qui respire dans la trop
célèbre Prière sur l'Acropole. Et je l'en crois beaucoup
plus digne que Minerve Promachos : c'est qu'il semble
que le sens de l'auteur des Pensées ait étrangement fait
défaut à Renan. Cette lacune est caractéristique aussi
bien de celui qui n'est pas pénétré, que de celui qui se
refuse à pénétrer. Cherchez le trou, le très gros trou de
Renan, vous trouverez ce qui dans Pascal est comble,
plénitude et solidité. Renan a bien trop d'esprit pour
ignorer combien la langue du sentiment passe la langue
de l'esprit. C'est pourquoi il irise toutes ses idées avec
un certain prisme lyrique, mais ce n'est encore que jeu
et délectation d'esprit. L'autre, le grand, aurait
honte de penser avec son esprit pur. Quand il a jugé
si durement la poésie, il parle déjà d'une poésie à la
Renan, celle qui s'amuse et s'aime, et il ne faut que le
bien entendre pour lire ce qu'il n'a pas écrit, que « la vraie
poésie se moque de la poésie », tout comme il a écrit : « La
vraie éloquence se moque de l'éloquence, la vraie morale
se moque de la morale », « se moquer de la philosophie,
c'est vraiment philosopher ». Rien n'est plus « divin » et
ne tombe de plus haut que le mépris d'un poète pour
les contrefacteurs de poésie. De Pascal à Renan, s'il
l'eût connu, il y aurait eu un jugement et un arrêt d'une
autre sévérité que le fameux vers de Musset :
Le dernier des mortels est celui qui cheville.
Il aurait prononcé quelque chose comme ceci : « Puisque
votre sérénité est affreuse et incurable, pourquoi ce verbe
aux palpitations délicates, pourquoi cette perpétuelle
et diabolique habileté à traduire la sensibilité muette
l66 IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL
et pudique des autres, à leur renvoyer en musique frémis-
sante les accents qui viennent d'eux, que vous n'avez
pas créés, que peut-être vous ne comprenez pas, et que
toute votre attitude incomparablement orgueilleuse
paraît railler? »
« L'homme n'est ni ange, ni bête... » Renan n'a pas
fait l'ange, comme Epictète, ni la bête, comme Mon-
taigne. Il a fait le diable. Il s'est complu à être le diable,
il est vrai, avec des séductions angéliques, et c'est ainsi
qu'on est le plus diable. Dans Polyeucte, le diable, aux
yeux de Néarque, c'est Pauline, et Gœthe a eu bien raison
d'exiger que Méphistophélès fût beau. Il déclara expres-
sément que ses gestes doivent être, non d'un singe, mais
d'un chat, animal aux perversités délicieuses et aux
perfidies déconcertantes. Pour mieux aimer Pascal,
donc pour le mieux comprendre, j'ai besoin de déceler
le fond insincère et mince de ce Renan si déchu et que
j'ai vu exalter comme un Platon moins étroit et de plus
souple et plus diverse intelligence.
*
* *
Il m'a plu d'aimer et de définir Pascal par son con-
traire. C'est le sens de ce qui précède. Mais j'en tire deux
autres leçons. C'est, en premier lieu, que la ruine de
l'auteur de l'Avenir de la science est plus instructive
qu'un accident individuel. Si Voltaire jugeait un peu vite
que dire du mal de Boileau porte malheur, il semble
plus sûr qu'ignorer Pascal ou le méconnaître, ou même
ne pas lui faire une place d'élite dans sa réflexion émue,
soit un signe funeste et, pour une gloire éclatante, le
présage d'une caducité rapide. En second lieu, il y aurait
à songer au diable, en dehors de tout credo et de toute
église. Dégagez-le du catholicisme et du manichéisme,
il est tout autre chose qu'un croquemitaine grandiose ;
il vit, il est éternel. Et ce n'est pas, même devenu agnos-
IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL 167
tique au vingtième siècle, Pascal qui y renoncerait. Il
y a dans l'homme le meilleur des racines d'injustice, des
appétits de déloyauté, un goût, souvent une passion du mal
pour le mal (« Souvenez-vous, écrit Mérimée à l'inconnue,
qu'il n'y a rien de plus commun que de faire le mal pour
le mal ») qui sont bien inexplicables, quand on a renoncé
au péché originel. L'évolution, Schopenhauer et n'importe
qui font ici long feu. A force de logique, ils n'expliquent
rien. Car c'est justement le caprice et l'illogisme dans
la malfaisance qui déroutent. Ni Baudelaire, ni Barbey
d'Aurevilly, ni Victor Hugo ne se moquaient du monde,
quand ils imaginaient si fortement, si personnellement
un génie du mal. Leurs intuitions profondes s'illuminent
d'intelligence à la lueur magnifique de Faust. Ce que l'on
est tenté de croire, par l'exemple de Méphisto et de Renan,
c'est qu'une certaine suavité n'est point bonne et que le
jeu abusif et complaisant du cerveau dessèche, endurcit,
parfois rend féroce. Toutes les délectations sont de
vilaines sœurs, et ce n'est pas du tout par le dilettantisme
qu'on doit espérer promouvoir le monde, quelque parade
qu'on fasse de je ne sais quel nisus inconscient et d'un
dieu inexistant, mais éventuel et probable.
« Je suis pour ceux qui cherchent en gémissant. » Voilà
la parole pitoyable, évangélique, le cri d'amour blessé
pour le prochain qui éclaire les antipathies par où Pascal
rentre en lui dans ses fuites, et se découvre dans ses
répulsions : il se connaît en se séparant de Descartes
d'abord, puis d'Epictète et de Montaigne, puis de Renan»
si vous voulez, c'est-à-dire de Méré, de Milton, des liber-
tins à l'élégance insoucieuse, puis des savants et des
philosophes présomptueux. Tous ces gens sont éternels.
Leurs pâles et innombrables successeurs foisonnent
aujourd'hui, et il faut être « ignorant comme un maître
d'école » pour considérer Pascal ainsi qu'un grand homme
très démodé, une antiquaille pour érudits ou un épou-
vantail scolaire, limité aux quatre points cardinaux par
l68 IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL
son jansénisme, inimaginable en un mot devant notre
« modernité ». Au vrai, il y serait bien moins dépaysé
que n'importe qui de son siècle... Sachez le lire, soyez
digne de lui, il est d'une actualité frémissante, de celle
qui porte toujours quelque part la réflexion opportune
et hautaine qui sied après la lecture du journal et de
ses niaiseries ou de ses misères quotidiennes.
On lit dans le Mystère de Jésus : « Je pensais à toi dans
mon agonie; j'ai versé telle goutte de sang pour toi. »
Je voudrais qu'on lût le plus parfait imitateur de Jésus
en croyant entendre de sa bouche les mêmes paroles.
Sans doute, elles ne seraient que figurées, puisqu'il n'est
pas mort sur la croix. Mais cette métaphore ne serait
pas une hyperbole ou à peine. La charité la plus immense
est l'âme de la poésie de Pascal.
*
* *
Cette poésie, maintenant, j'essaie de la serrer de plus
près et d'y démêler les principaux éléments qui me
pénètrent et me possèdent. Je crois en entrevoir quatre
essentiels ; l'idéal, l'héroïsme, le sens du mystère et ce que
j'appellerai, faute d'un mot plus ramassé, l'intelligence
du cœur.
Je nomme idéal, chez l'auteur des Pensées, cet essor
incomparablement aisé par où il s'élève des obscurités du
sentiment personnel et de l'angoisse lyrique vers ce qu'il y
a de plus général et de plus sublime dans l'idée, sans s'ar-
rêter aux régions intermédiaires, comme l'aigle de Vigny
Monte aussi vite au ciel que l'éclair en descend.
Ou plutôt (car ce n'est pas toujours cette ligne directe
et ascendante) Pascal vole à l'idée, tantôt dans le triomphe
de l'amour, tantôt dans la puissance agitée de la con-
quête, tantôt dans le désordre furieux d'une sorte dg
IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL 169
fièvre, avec des angles brusques, des retours, les agita-
tions d'une intolérable indécision, tantôt enfin en planant
largement et mesurant d'une aile égale les vastes champs
altiers de la certitude, toujours à une extrême hauteur;
mais le noble oiseau est si grand qu'on ne le perd pas de
vue. Il y a des moments de vertige : « Le silence étemel
de ces espaces infinis m'effraie. » « Je vois ces effroyables
espaces de l'univers qui m'enferment... » « Qui se consi-
dère de la sorte, s'effrayera de soi-même... » « Qu'il se
perde dans ces merveilles. » D'autres fois, l'audace n'a
d'égale que la sérénité ; ainsi dans la page célèbre entre
toutes : « Que l'homme contemple donc la nature entière
dans sa haute et pleine majesté... » Un mot résume, de
quelque façon qu'elle se manifeste, cette invincible ten-
dance vers l'idéal : « Qu'il éloigne sa vue des objets bas
qui l'environnent. » Il faut que Pascal monte et surmonte.
C'est l'amour sous sa forme la plus belle, l'enthousiasme
pour la vérité qui soulève ses deux ailes énormes et
légères. Aussi agile que celle du Timée et du Banquet
de Platon, comme son inspiration est plus tendre et
plus enivrée, puisque son Dieu est une personne à son
image et que tout ce qui n'est qu'abstraction pour le
grec païen ravit ses yeux et ses oreilles ardentes !
En second lieu, Pascal est poète en tant que héros.
Comme son exemple emplit toute la définition de l'amour,
il comble celle de l'héroïsme. Il aide à ennoblir le mot.
Son grand contemporain, Corneille (dont les éditions,
ne l'oublions pas, furent jusqu'à la Révolution quatre
fois plus nombreuses que celles de Racine), a mis comme
une marque privilégiée sur le héros ; c'est son domaine,
son monopole. Comme il doit au théâtre une popularité
d'un aloi moins pur, mais d'un tapage plus grand que celle
de Pascal, il est propre à nous asservir à l'idée très despo-
tique, souvent très exiguë et très contestable, qu'il s'est
faite du héros et dont il n'a cessé de sertir et de durcir
170 IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL
les contours. Comme Descartes et Montaigne à d'autres
égards, Corneille est un excellent contraste pour carac-
tériser l'héroïsme de Pascal. Non qu'il n'y ait de frappantes
analogies. Ils sont tous deux de formidables logiciens.
Ils tirent les conséquences des principes avec une har-
diesse que le scandale du paradoxe fouette, au lieu de la
déconcerter. Corneille veut être extraordinaire, et Pascal
ne hait point de l'être, ou plutôt n'en a cure. Le premier
a de l'effronterie naïve, le second de l'agressivité. La
psychologie du premier, l'observation morale du second
rencontrent l'éloquence en chemin. Tous deux voient
grand, lier, coloré. Ils subissent d'abord, ils répandent
ensuite autour d'eux une atmosphère héroïque. Elle se
respire partout avant 1660. Mais que de différences, de
contrariété ! Corneille, pendant sept ou huit ans, fait et
presque consomme cette magnifique découverte, la vie
intérieure dans le drame, puis il la méconnaît, la répudie,
et peu s'en faut, la blasphème. Il perfectionne le mélo-
drame, le préfère, s'en éprend et le théorise. Les gestes
remplacent les âmes ; les jactances faciles se substituent
aux conflits des valeurs morales et aux victoires doulou-
reuses. L'ambition et la vengeance deviennent presti-
gieuses, même chez les femmes. L'orgueil et même la
vanité, cette basse flatterie à l'opinion, se déploient de
toutes parts, comme des vertus empanachées. Et toutes
ces aberrations s'imposent comme exemples, et formulent
leurs outrances en lois éternelles. C'est ici que je crois
entendre crier la souffrance de Pascal. Comment ne
protesterait-il pas? Oui, c'est bien à Corneille qu'il en a,
quand il rabaisse à leur plan les « grandeurs de chair ».
Sans y songer peut-être, il rencontre encore un élève
des jésuites dans cet idolâtre des rois et des nobles. Lui,
qui n'a peut-être connu du théâtre que Corneille, qui sait
si ce n'est pas son indignation devant les maximes de
Perthariie ou de Tite et Bérénice qui l'a rendu si brutal
dans le geste par où il dépouille les princes, les magis-
IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL 171
trats et les médecins de leurs oripeaux? Quoi qu'il en
soit, toutes les satires de l'époque, tous les sermons,
toutes les railleries contre la royauté et les grands, pa-
raissent de faibles déclamations au prix de ce qu'ose
Pascal. Et ce n'est point rancune. C'est tendresse ; il faut
désabuser le prochain. Et c'est conscience du véritable
héroïsme, dont il est le modèle, mais dont il ne connaît
en lui que l'appétit insatiable. Le véritable héroïsme est
intérieur et consiste, pour commencer très chétivement,
par savoir déplaire. Il n'est pas pour lui de public, puis-
que aussi bien « le dernier acte est sanglant, quelque
belle que soit la comédie en tout le reste ». Il comporte
encore plus de sacrifice que d'action. Ou plutôt, il est
inconcevable sans la volonté de mourir à soi-même. J'ap-
pelle héroïque, et non mystique, le détachement de Pascal,
parce qu'il reste admirable pour un incroyant ; je vois
une volonté épique dans sa progression, point du tout
ce qu'on nomme la grâce, qu'on entende par là le miracle,
l'extase ou l'auto-suggestion. Il dompte le plaisir, il
dompte la maladie, il réduit presque à rien les exigences
de son pauvre corps. Et, comme cela dure une vie entière,
c'est plus beau que Polyeucte qui dure un jour. Rien de
sainte Catherine de Sienne, pas même de François de
Sales ou de Fénelon. Rien de ravi, de dépossédé, de gra-
cieux. Où a-t-on pu trouver mystique ce génie dru et
viril, sinon en ce qu'il vit en pensée dans un autre monde,
dont celui-ci n'est que le signe ou l'image? Et, si la pro-
fondeur de la sensibilité inquiète ou douloureuse est
une part de la poésie, qui fut plus poète que cet homme?
Il l'est plus encore, et de façon plus rare, par le sens
du mystère. Il suggère dix fois, cent fois au delà de ce
qu'il dit. La capacité cartésienne des mots est étendue
par lui à l'infini. Il est plus que le plus grand écrivain,
on croirait qu'il invente le langage. L'art se perd chez
lui dans le génie au point que c'est l'injurier que de le
172 IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL
nommer artiste. Et c'est bien en effet le style génial
qu'il appelle le style naturel. Ce n'est rien de dire qu'il
a, le premier, fait entrer la peinture et la musique dans
la littérature, quoique, après tout, on lui fasse un déni
de justice quand on attribue chez nous cette initiative
ou cet enrichissement à Rousseau ou à Chateaubriand.
Ces termes de manuels sentent la technique, la boutique
et la rhétorique. Et qui niera le faste savant de René
ou même ce qu'il y a de tendu et de volontaire dans la
manière de Rousseau? Tous deux ne veulent-ils pas labo-
rieusement leur nouveauté? Leur peinture et leur musique
se savent musique et peinture : il y reste du plaqué, du
contraint, surtout du superficiel. Toujours on sent le
temps écoulé entre le sentiment et son mode d'expres-
sion : d'où l'insuffisance de cette expression. Les limites
ou le factice de ces innovations éclatent chez les roman-
tiques. Souvent, ce n'est plus que musicalité rossinienne
ou pittoresque à la Louis Boulanger.
Ne parlons pas trop de la peinture de Pascal à propos
du sens du mystère. Cet art n'en est certes pas incapable,
témoins Giotto, Rembrandt, voire telle décoration murale
de notre Salon d'automne actuel... La peinture, à devenir
mystique ou à se charger de pensée, ne s'évanouit pas
toujours, comme en Allemagne. Mais enfin le dessin, la
couleur, les modelés, les perspectives sont des précisions
sensuelles. Le clair-obscur, les raccourcis sont plus sugges-
tifs ; ils abondent dans Pascal. Ils marquent souvent le
dégoût pour les crudités illusoires de la matière qui ont
blessé sa vue. Et, par ainsi, sensations d'une violence
inouïe d'abord, ils aboutissent à de l'immatérialité, à de
l'âme déchirée et mystérieuse... (« On jette de la terre sur
la tête, et en voilà pour jamais ». — Les « trognes armées »
des soldats — l'homme qui a perdu son fils unique « tout
occupé à voir par où passera ce sanglier. » — « L'éternue-
ment absorbe toutes les fonctions de l'âme. » — « Le plus
grand philosophe du monde sur une planche... » — « Notre
IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL I73
propre intérêt est encore un merveilleux instrument
pour nous crever les yeux agréablement. ») Remarquez-
vous le perpétuel étonnement. Peintre ou géomètre,
Pascal est toujours étonné. Cet homme, que Voltaire
appelle fanatique, n'a jamais son siège fait, au rebours
de la plupart des écrivains qui démontrent ou décrivent
avec outrecuidance, pour nous informer. Sa modestie
en cela rejoint son sens du mystère, et il n'est pas un mot
chez lui, même peint et réaliste, qui ne murmure en sour-
dine la rêverie d'Hamlet : « Il y a plus de choses, Horatio,
sur la terre et dans les cieux, que notre philosophie n'eh
peut expliquer. »
Mais la musique de Pascal est bien autre chose ! Elle
n'ajoute pas seulement au texte, elle fait voir l'invisible,
sentir l'insensible. Surtout elle entoure tout ce qu'elle
exprime d'un halo d'inexprimé qui atteint et remue
toutes les profondeurs, comme sous-marines, de notre
inconscient. Le mystère du monde et le mystère de l'âme
s'y déclarent parfois dans de pâles éclairs, où l'œil n'aper-
çoit plus d'horizon. « C'est une sphère dont le centre
est partout, la circonférence nulle part », et tant d'autres
exemples ressassés, mais que l'on cite, à l'ordinaire, comme
des réussites verbales et sans en mesurer la portée. Or
c'est de là qu'il faudrait partir pour savoir si Pascal
est au juste un dogmatique, un sceptique, un métaphy-
sicien, un moraliste, questions sur quoi se divisent ses
exégètes, questions toujours mal posées et peut-être
illusoires, si Pascal est un poète.
Cela se verra mieux, et c'est notre dernier point, si
nous nous hasardons à définir en lui ce que nous avons
nommé l'intelligence du cœur. Cet homme si intelligent,
méprise l'intelligence pure. Tout le bergsonisme flotte
sur lui, comme une barqvie sur un grand fleuve. M. Bou-
troux ne consent pas à ce que les Pensées soient les linéa-
ments d'une apologie. Ou'ont-elles à faire en effet avec
174 IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL
l'apologétique usitée avant lui? Un poète ne démontre
point par ordre, il suggère. Toute la philosophie ne vaut
pas « une heure de peine » et je ne discerne rien qui m'em-
pêche de présumer que la théologie ne mérite pas mieux.
Plus que tout le reste, il semble que la composition dans
les Pensées soit d'un poète, telle, du moins que l'on doit
la présumer. Il n'a pas manqué de lecteurs superficiels
pour attribuer le désordre apparent du manuscrit à
l'inachèvement de l'œuvre, et, le pis, ce sont toutes ces
tentatives pour tracer, dans cette espèce de forum romain,
des rues et des emplacements les moins éloignés pos-
sibles de nos architectures rectilignes. Le désaccord,
en ce point, commence au lendemain de la mort de Pascal.
Rien d'étonnant : son plan, si plan il y a, il en savait la
nature inouïe. Mais il le constituait, dans le détail à
chaque création. « J'écrirai ici mes pensées sans ordre,
et non pas peut-être dans une confusion sans dessein ;
c'est le véritable ordre, et qui marquera toujours mon
objet par le désordre même... je ferais trop d'honneur
à mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je veux
montrer qu'il en est incapable. » Et l'on sait qu'il a
proclamé son droit à la digression sur chaque point.
Plusieurs fois, parlant de son dessein, il prend ce ton
paradoxal à l'égard de la raison et de la déduction. L'in-
tuition, voilà d'où il part, et ce qu'il veut atteindre en
nous. « Le cœur a ses raisons que la raison n'entend pas. »
Dans le coeur s'installe la grâce, et de là elle se répand.
Ses sources et son effusion sont également obscures.
C'est, à chaque mot, à chaque don, pour l'écrivain, comme
une révélation amoureuse, plaintive, charitable, obsé-
dante : l'apostolat, à chaque élan, est inédit, dans son
fond qui emporte sa forme. Si bien que ce qu'il y a peut-
être de plus analogue à l'éloquence, à l'onction, à la fer-
veur, au zèle des Pensées, c'est la poésie de Lamartine.
Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s'attache à notre âme et la force d'aimer?
IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL 175
De toute cette poésie émane une affreuse tristesse,
plus décourageante, semble-t-il, que celle de Dante.
Toute sa foi, tout son amour n'ont pu procurer à ce jan-
séniste une heure de paix. Il a empoisonné l'activité et
le repos. Sa vie, qu'il cache, mais qu'on a recherchée
avec passion, n'a pas un sourire, pas de rêverie, pas de
rémission. La plaisanterie des Provinciales est sans
joie. A la fin, il est torturé dans son corps et dans son
âme, qui ne se sépare pas de son esprit. Il écrit les Pensées
dans les trêves d'une agonie, et les cris qu'il y pousse
paraissent étrangers à ceux qu'auraient pu lui arracher
ses maux physiques. Il se ferme, il nous ferme tous les
chemins qui ne conduisent pas à la croix. Quand il y arrive
et l'embrasse, il semble haletant et épuisé. Ses espoirs
sont des convulsions. Deux ou trois fois, il dit que l'uni-
vers est un cachot, et l'athéisme de Vigny reprendra
l'image. Ainsi non seulement la poésie de Pascal est
incomparablement triste, mais cette tristesse, qui n'est
pas un élément de cette poésie, qui en est l'amer et meur-
trier parfum, en exprime tous les sucs et nous plonge
dans les abîmes les plus insondables de cette âme la plus
humaine, la plus forte, la plus fière qui fût.
Je n'ai rien dit de sa doctrine. La partie de son dessein
la plus discernable est celle où il amoncelle les ruines. Il
en résulte une effroyable faillite de son objet et de ses espé-
rances. Je ne conçois point l'aisance impertinente (en tous
les sens du mot) avec laquelle des critiques incrédules et
fort peu inquiets l'enseignent, le révèlent, discutent la
qualité de son apologie par rapport à l'orthodoxie. Tous
se croient provisoirement des fidèles et des théologiens,
quelques-uns ont le ton de Bossuet, quelque arrogance en
plus. Avec une gravité imperturbable, ces esprits forts
finissent toujours par lui décerner un « satisfecit », une
sorte de billet de confession, soyons plus polis, un bonnet
de docteur irréfragable. Mais cela, c'est justement le bout
de leur oreille : je ne sais pas de chrétien sérieux, donc
176 IMPRESSIONS ET CONCLUSIONS SUR PASCAL
tourmenté, qui ne le fût davantage, à faire des Pensées
son livre de chevet. Pour ce qui est de n'importe quel
prêtre en 1922, oh ! j'en suis bien sûr, d'abord il tiendra
le jansénisme pour une hérésie périmée (comme d'aiUeurs
le gallicanisme de Bossuet) et il aura cent et une manières
de trouver dangereux ce terrible avocat, qui, avant
d'anéantir les objections, les rend si puissantes et, par
qui, dans tant de pages, Épictète, Montaigne et, déjà,
Rousseau sont tellement plus Épictète, Montaigne et
Rousseau qu'ils ne le sont chez eux.
Mais peut-être surtout l'Église moderne se défie-t-elle
de ce poète qui prêche le salut avec tant de désespoir
et de cet ange de lumière, de cet inspiré indocile qui re-
pense le Credo avec son cœur, enfin de ce père spirituel
(ô scandale), de Vigny, de Léopardi, de Schopenhauer,
de Nietzsche... J'abrège la liste : à dater de Chamfort,
pas un pessimiste mécréant qui ne porte au front la res-
semblance de l'Ancêtre. Mais ce n'est pas cela qui m'em-
pêchera de l'aimer. Et justement je n'ai prétendu que
dire pourquoi je l'aimais. Je ne sais quoi d'une intuition
pascalienne m'assure que beaucoup l'aiment de la même
manière.
CHARLES-GUSTAVE AMIOT.
i
I
ICONOGRAPHIE CHOISIE
DE PASCAL
.-.fSit'iifS' -CjJ.'îS-'.ï" ■ .M
^iV
U-
.^-v
#_.'
"^ ê'¥3H'4^ fr} if^AM£(y^ ^ti^rr^-^pt^
ff^frs.H^
A- Jir- P^"^ ^"^^
^ / .v*«^" P^'
32269. — Biaise Pascal, jeune.
(Dessin fait d'après nature par Domat.)
HPPIPV
^H^^P 3|
Ip\ ^ ^^S
É, >' sHB
j SmÊSu
%1'f ^^^^^^^^-
"^■^^^^B
^^^^^m.
^^^^^SÊÊÊt
I^^li. ,
i~-ff ta»
»— 'uimn^^^^^^^^H
Pli^^^"°>
^^^^^H
mm ^^ ' .
L 'i
^^^^^''^ .jé^^^^^Ih^^^b
mk.--^^éÊâ
BëHBhI
a
u
(A
d
«>>
(]) o
s-
3 fl
bj]0
3«
s «
M
a
'O -g,
'^ .S
— '5
gi3
§1
a „
_o ^
'cj ^
a o
=^ o
3 >
S =i
es
H
.(])
p.
d
M
'■*%
ta
«
4J
rt
m
■fH
rt
a<
O)
<u
S
-d
1— 1
(U
;<
s
S
W
W
o
CO
1
N
r^
CN
N
CO
>.
O
ai
32274. — Biaise Pascal.
(D'après le tableau de Quesnel, appartenant à M. le marquis Doria.)
32275. — Jansénius.
(D'après un tableau du temps conservé au musée de Port-Royal.)
•n J■'l^,^. r
1,.„). :. ,. .-.
Ir %<''-■
' "■■-■■ ri
r •■- -'
.-■' '■'^^/"^-
.r.:. 0..- ^' r%. .'-~ <f ^ -, ,5.
Q .
'k^
^^
■Y"
^.-Zc-..,.
r-
/i'«f;'( ^^
/^ .-
^
^9
Z22,l&. — Autographes et cachet de Pascal.
(Mémorial et Testament.)
#1'- .y
«■&U.
.^-^
i)
M. PASCAL
SUR LA RELiGiON,
ET SUR QUELQUES
AUTRES SUJETS.
fî^ a#î €9é««fô' î^5 «^«fôî** î^^ i^. (^
L
C<î,^^r<? ^Indifférence des Athées:
I^^^H U E ceux qui combattent:
la Reiigion apprcsmcnt au
moins quelle elle eft avant
» que de la combattre. Si
cette Religion le vantoit d'avoir une
veus claire de Dieu , <Sc de-lepolleUcr
A
32277. — Première page de l'édition originale des « Pensées ».
32282. — Le masque mortuaire de Biaise Pascal.
Cet ouvrage a été achevé d'imprimer par
Plon-Nourrit et C'*",
à Paris, le 12 juillet 1923.
•N.
< !^
X.
E
1903
T7
Troisième centennaire de Pascal
V
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
/
/ -' ^