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Full text of "Troisième centennaire de Pascal"

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Il  a  été  tiré  de  cet  ouvrage  : 
10  0   exemplaires   sur  papier  de  Madagascar, 
numérotés  de  i  à  400. 

Exemplaire   N°    -*-  — 


TROISIEME   CENTENAIRE 

DE   PASCAL 


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V 


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17 


LE  TROISIÈME  CENTENAIRE 

DE  PASCAL 


AVANT-PROPOS 

Dans  la  vie  de  chacun  de  nous,  pour  fragmentaire  ou 
affairée  qu'elle  soit,  il  est  de  ces  grands  espaces  libres  de 
recueillement,  de  ces  examens  de  conscience,  de  ces  «  journées 
du  souvenir  »,  que  nous  cherchons  à  préserver,  afin  d'y 
renouveler  notre  provision  de  forces,  de  courage,  de  calme 
surtout.  Ainsi,  \z.  Revue  hebdomadaire  que  nous  voudrions 
calquer  toujours  plus  étroitement,  plus  «  actuellement  », 
sur  la  vie  de  notre  temps,  oublie  soudain  la  politique  et  les 
romans,  et  se  recueille  toute,  aujourd'hui,  dans  un  souvenir. 
C'est  la  première  fois,  croyons-nous ,  depuis  les  trente-deux 
ans  de  sa  vie  bien  remplie,  qu'elle  fait  ainsi  place  nette 
pour  une  telle  méditation.  Nous  ne  nous  en  excusons  pas 
auprès  de  nos  lecteurs,  qui  nous  font  toujours  si  amicale- 
ment confiance.  Nous  pensons  plutôt  qu'ils  nous  sauront  gré 
d'avoir  voulu  donner  notre  note  personnelle  dans  ce  vaste 
concert  qui,  depuis  un  mois,  s'élève  de  tous  les  points  de 
la  France  qui  pense.  Aussi  bien,  ce  monument  que  nous 
élevons,  à  notre  tour,  à  Pascal  restera-t-il,  nous  l'espérons, 
comme  le  plus  vaste  effort,  le  plus  complet,  de  tous  ceux 
qui  viennent  d'être  tentés  pour  se  mesurer  avec  cette  grande 
et  troublante  mémoire. 


4        LE   TROISIÈME   CENTENAIRE   DE   PASCAL 

Un  monument,  disons-nous,  non  pas  une  apothéose.  On 
trouvera  ici,  nous  l'avons  souhaité,  les  témoignages  les  plus 
divers,  celui  des  poètes,  des  philosophes  et  des  savants,  celui 
des  catholiques  les  plus  orthodoxes  et  des  penseurs  les  plus 
libres.  Il  était  donc  inévitable  que  la  restriction  se  mêlât 
à  l'éloge.  Mais  nous  ne  pouvions  pas,  s  agissant  d'un  tel 
homme,  ne  pas  rester  dans  l'ordre  de  la  grandeur;  et  il 
n'est  Pas  jusqu'à  notre  Paul  Valéry  lui-même,  fidèlement 
rebelle  à  l'apologétique  et  plus  encore  au  ton  de  Pascal, 
qui  ne  lui  consente,  sinon  l'obédience,  du  moins  l'hommage 
dû  à  un  génie  si  impérieux. 

Puissent  donc  ces  pages  atteindre  leur  but,  c'est-à-dire 
glorifier,  sans  discordance  et  sans  maladresse,  l'aine  des 
gloires  les  plus  authentiques  de  notre  pays;  rapprocher  de 
nous  l'un  de  nos  grands  morts  parmi  les  moins  morts  qui 
soient,  et  que  trois  siècles  écoulés  nous  laissent  si  fraternel; 
et,  pour  obéir  à  son  vœu,  forcer  ceux  d'entre  nous  dont  ce 
n'est  pas  l'habitude,  à  penser,  pour  un  jour ,  sur  le  mode  de 
l'angoisse,  qui  était,  selon  lui,  le  vrai  mode  de  la  pensée. 

FRANÇOIS  LE  GRIX. 


LES    ENFANCES    PASCAL 


(I) 


Il  y  a  trois  siècles,  Biaise  Pascal  naissait  à  Clermont- 
Ferrand.  C'est  l'événement  que  la  France  et  toute  la 
haute  humanité  commémorent  aujourd'hui.  En  tout 
autre  temps,  nous  pouvons  glorifier  le  génie  de  Pascal  à 
Port-Royal  de  Paris,  à  Port-Royal  des  Champs,  à  Saint- 
Jacques  du  Haut-Pas,  n'importe  où  dans  le  monde,  sans 
souci  du  lieu  ni  de  la  date,  car  l'accent  des  Pensées  a 
quelque  chose  d'éternel  et  d'universel,  et  plutôt  que  la 
voix  d'un  individu,  semble  celle  même  de  l'humanité. 
Mais  au  jour  de  la  naissance  de  Pascal,  il  convient  que 
nous  honorions,  dans  un  pèlerinage  de  gratitude,  la  terre 
et  les  morts  dont  il  est  issu,  et  la  circonstance  nous  com- 
mande le  point  de  vue  sous  lequel  nous  voulons  considérer 
un  sujet  si  multiple.  Nous  aimerions  aujourd'hui,  à  Cler- 
mont,  nous  faire  une  idée  de  ce  grand  homme,  dans  ses 
origines,  au  milieu  des  siens,  et  le  saisir  dans  ses  commen- 
cements. 

Quelle  énigme  quasi  rehgieuse  que  l'apparition  d'un 
génie  !  Pourquoi  de  cet  enfant  jaillit  l'étincelle,  et  non 
de  cet  autre,  né  du  même  sang,  sous  le  même  ciel?  Com- 
ment s'est  constitué  ce  point  de  perfection,  cet  équilibre 
dangereux?  Qu'est-ce  que  cet  assemblage  inouï  d'un 
savant  et  d'un  saint,  d'un  observateur  et  d'un  vision- 
naire? Pascal  applique  les  méthodes  expérimentales,  en 


(i)  Discours  prononcé  à  Clermont-Ferrand,  au  nom  de  l'Académie 
française,  le  7  Juillet  1923. 


6  LES    ENFANCES    PASCAL 

même  temps  qu'il  éprouve  des  faveurs  surnaturelles. 
Rien  ne  nous  rendra-t-il  compte  d'une  si  haute  complexité, 
et  faudrait-il  crier  au  miracle  ?  Pascal  serait-il  une  pierre 
noire  tombée  du  ciel,  dans  Clermont,  le  19  juin  1623?  Eh  ! 
non,  c'est  un  quartier  de  nos  basaltes  d'Auvergne.  Cette 
haute  flamme  a  jailli  de  ces  germes  de  feu  qu'il  y  a  dans 
nos  plus  humbles  cailloux...  Évidemment  ces  rapproche- 
ments ne  résolvent  aucun  mystère.  Mais  en  saisissant 
obscurément  les  rapports  de  cet  esprit  volcanique  avec 
sa  terre  et  sa  famille,  nous  éprouvons  des  jouissances 
analogues  à  celles  que  nous  apporte  la  musique,  quand 
de  grands  accords  s'engendrent  et  s'entre-croisent.  Si  la 
part  divine  du  génie  nous  échappe  fatalement,  du  moins 
pouvons-nous  le  connaître  dans  ses  premiers  mouvements 
et  ses  premières  nourritures,  jusqu'au  jour  où,  pleinement 
formé.  Dieu  l'enlève  aux  influences  terrestres  pour  le 
pétrir  seul.  Jusque-là  de  son  point  de  vue  sublime,  il 
dirait  lui-même  qu'il  n'a  été  qu'un  enfant.  C'est  dans  cette 
période  que  je  me  renfermerai.  Les  Enfances  Pascal, 
comme  auraientdit  nos  pères,  voilà  le  sujet  qu'ici,  à  cette 
date,  nous  voulons  méditer. 

*  * 

«  Pascal,  tout  petit,  ne  pouvait  souffrir  de  voir  de  l'eau 
sans  tomber  dans  des  transports  d'emportement,  et  s'il 
voyait  auprès  de  lui  son  père  et  sa  mère  ensemble,  il 
criait  et  se  débattait  avec  une  violence  excessive...  » 

Ainsi  raconte  sa  nièce  Marguerite  Périer,  la  miraculée. 
Elle  ajoute  qu'au  milieu  de  l'angoisse  que  cet  état  mor- 
bide répandait  dans  toute  la  maison  de  la  rue  des  Gras, 
le  grand-père  Pascal  se  laissa  aller  à  admettre  qu'une  sor- 
cière avait  jeté  un  sort  à  l'enfant,  et,  par  des  menaces,  il 
obligea  une  certaine  vieille  femme  à  venir  réparer  le  mal 
qu'il  lui  fît  avouer  qu'elle  avait  causé. 

Quelle  clarté  ces  premiers  états  violents  projettent  sur 


LES   ENFANCES   PASCAL  7 

toute  la  vie  de  celui  qui  fut  le  plus  passionné  des  hommes  ! 
Eh  !  quoi,  ce  génie  tout  spirituel  et  d'une  religion  si  pure, 
il  entre  dans  la  vie  avec  des  convulsions  !  Une  sorcière  est 
penchée  sur  son  berceau  !  Le  premier  regard  de  celui  qui 
va  perfectionner  la  noblesse  du  sentiment  religieux  et  la 
rigueur  de  l'expérimentation  scientifique  put  voir  gri- 
macer la  superstition  !  Dans  cette  folle  scène,  à  l'ombre  de 
la  cathédrale,  nous  avons  déjà  presque  tout  Pascal.  Il  y  a 
un  élément  pathologique  dans  ce  grand  homme,  mais 
qui  le  tourmente  sans  jamais  entamer  ni  l'intégrité  de 
son  esprit,  ni  la  sérénité  de  sa  foi.  Dans  les  dernières  années 
de  sa  vie,  il  voyait  constamment  un  abîme  ouvert  à  son 
côté,  mais  cette  hallucination,  il  l'a  connue  comme  telle, 
il  n'en  a  fait  aucun  état,  et,  ce  phénomène  morbide,  il  ne 
l'introduit,  il  ne  l'invoque  dans  aucun  de  ses  raisonne- 
ments. De  même  ses  délires  d'enfant  ne  troublèrent  pas 
son  développement.  Si  quelque  figure  mauvaise  s'est 
penchée  sur  son  berceau,  son  âme  n'a  rien  reçu.  Il  est 
enveloppé  par  l'amour  de  la  famille  la  plus  noble  et  la 
plus  tendre.  Son  grand-père,  son  père,  sa  mère,  qui  n'a 
plus  que  peu  de  mois  à  vivre,  son  aînée  Gilberte,  le  petit 
cousin  Florin,  le  regardent  avec  émerveillement.  Tous, 
ils  ont  eu  très  vite  la  certitude  que  leur  Biaise  était 
extraordinairement  précieux.  Ils  l'ont  deviné,  avant  nous 
tous,  et  dès  son  plus  bas  âge.  Écoutez  ce  que  nous 
raconte  Gilberte  :  «  Dès  que  mon  frère  fut  en  âge  qu'on 
pût  lui  parler,  il  donna  des  marques  d'un  esprit  tout 
extraordinaire  par  les  petites  reparties  qu'il  faisait  de  la 
nature  des  choses.  »  Voilà  les  premiers  mots  de  cette  cou- 
ronne que  les  siens  lui  ont  tressée,  les  premières  fleurs  de 
cette  légende  qu'ils  ont  vécue  avec  lui,  avant  de  l'imposer 
à  Port-Royal,  qui  doit  à  son  tour  l'imposer  à  l'univers. 
Tout  de  suite  le  père  comprend  sa  responsabiUté.  Il  se 
reconnaît  une  mission  envers  cet  enfant  fragile  et  génial, 
d'une  sensibilité  excessive  et  d'un  esprit  tout  puissant.  Il 
décijie  de  se  consacrer  à  l'éducation  du  petit  Biaise.  Et 


8  LES   ENFANCES   PASCAL 

d'abord,  et  presque  à  son  insu,  ce  qu'il  met  à  la  disposi- 
tion de  l'insatiable  questionneur,  c'est  le  trésor  des  pen- 
sées accumulées  dans  une  famille  de  robe  et  dans  un 
milieu  de  judicature  et  d'administration  financière. 

M.  Pascal  le  père  était  président  à  la  Cour  des  Aides  de 
Montferrand.  Ces  magistrats  de  l'ancienne  France  for- 
maient un  corps  vigoureusement  caractérisé  par  l'amour 
des  choses  de  l'esprit,  le  goût  du  droit  et  de  la  procédure, 
le  sérieux,  le  respect  de  soi-même.  Dans  une  époque  pleine 
de  conflits,  ils  furent  d'une  solidité  morale  incomparable. 
On  ne  peut  pas  imaginer  de  milieu  plus  austèrement 
sain.  S'il  s'y  trouve  plus  de  bon  sens  que  de  bon  goût,  si 
de  Patru  à  Malesherbes,  ils  ont  quelque  chose  de  rude  et 
de  pédant,  et  s'il  faudra  le  chevalier  de  Méré  pour  affiner 
Pascal,  leurs  paroles,  à  l'occasion,  s'élèvent  tout  aisément 
à  la  grandeur.  Le  pays  d'Auvergne,  en  particulier,  a  tou- 
jours paru  propre  à  nourrir  ces  fortes  consciences  juri- 
diques, peu  sensibles  au  va-et-vient  des  sentiments,  intan- 
gibles dans  leur  conception  du  droit.  Pascal,  toute  sa  vie, 
demeurera  pénétré  de  l'esprit  juridique,  même  lorsque 
son  ascétisme  n'aura  plus  rien  à  voir  avec  les  choses  tem- 
porelles. Il  en  transportera  volontiers  le  point  de  vue 
dans  sa  peinture  de  l'homme.  «  Nous  devons  nous  consi- 
dérer comme  des  criminels  dans  une  prison  toute  remplie 
des  images  de  leur  libérateur  et  des  instructions  pour  sortir 
de  la  servitude...  »  «  Qu'on  s'imagine  un  grand  nombre 
d'hommes  dans  les  chaînes,  et  tous  condamnés  à  mort, 
dont  les  uns  étant  chaque  jour  égorgés  à  la  vue  des  autres, 
ceux  qui  restent  voient  leur  propre  condition  dans  celle 
de  leurs  semblables...  C'est  l'image  de  la  condition  des 
hommes.  » 

L'idée  qu'il  se  fait  de  la  responsabilité,  sa  conception 
d'êtres  humains  qui  sont  avant  tout  des  personnalités 
cohérentes  avec  elles-mêmes,  portant  dès  lors  la  charge 
de  leurs  actes,  ayant  à  mater  les  éléments  de  corruption 


LES    ENFANCES    PASCAL  9 

qui  agissent  au  fond  de  chaque  personne,  sont  d'un  homme 
qui,  enfant,  a  entendu  parler  de  délinquants,  de  cou- 
pables, de  prévenus,  de  condamnés,  d'une  société  où  l'on 
a  toujours  à  répondre  de  quelque  chose  et  à  se  tenir  en 
état  de  comparoir  devant  le  juge.  Il  est  permis  de  conjec- 
turer avec  Paul  Bourget  «  que  les  conversations  d'Etienne 
Pascal  se  ressentaient  de  son  métier,  et  que  les  problèmes 
de  responsabilité  y  tenaient  une  grande  place  ».  Oui,  le 
sentiment  de  la  responsabilité,  voilà  le  principe  héroïque 
dont  se  nourrira  ce  génie  passionné  et  sévère.  Pascal  a 
passé  sa  vie  à  faire  des  procès  :  procès  du  frère  Saint-Ange, 
procès  des  Jésuites,  procès  des  hétérodoxes,  procès  des 
libertins  et  même  de  ses  amis  de  Port-Royal,  et  par-dessus 
tout,  procès  de  la  raison  humaine. 

Et,  dès  Clermont  peut-être,  commençait  à  inquiéter 
son  esprit  le  problème  même  de  la  justice  qu'il  se  posera 
plus  tard  avec  angoisse  :  «  J'ai  passé  longtemps  de  ma  vie 
en  croyant  qu'il  y  avait  une  justice  ;  et  en  cela  je  ne  me 
trompais  pas  ;  car  il  y  en  a,  selon  que  Dieu  nous  l'a  voulu 
révéler.  Mais  je  ne  le  prenais  pas  ainsi,  et  c'est  en  quoi  je 
me  trompais  ;  car  je  croyais  que  notre  justice  était  essen- 
tiellement juste  et  que  j'avais  de  quoi  la  connaître  et  en 
juger.  Mais  je  me  suis  trouvé  tant  de  fois  en  faute  de 
jugement  droit,  qu'enfin  je  suis  entré  en  défiance  de  moi 
et  puis  des  autres.  J'ai  vu  tous  les  pays  et  hommes  chan- 
geants. » 

Ainsi  l'enfant  respire  et  s'agrège,  par  simple  respira- 
tion, des  éléments  qui  demeureront  à  la  racine  de  son 
génie.  Mais  va-t-il  se  nourrir  simplement  de  ce  qui  flotte 
autour  de  lui  dans  l'air?  Oh  !  non,  ce  ne  sera  pas  une  libre 
éducation  à  la  Montaigne  que  lui  réserve  son  père,  homme 
de  méthode  et  de  discipline.  Biaise  n'a  pas  neuf  ans 
qu'Etienne  Pascal  veut  le  transplanter  dans  un  climat 
intellectuel  plus  riche  et  plus  stimulant.  Il  se  démet  de  sa 
charge,  et  tous  quatre,  le  fils,  les  deux  filles  et  le  père,  ils 


10  LES   ENFANCES   PASCAL 

viennent  à  Paris  où  celui-ci  sait  retrouver  un  milieu  de 
savants  qui  répond  à  ses  goûts  propres  et  qui  doit  l'aider 
plus  tard  dans  son  œuvre  d'éducateur.  Car,  ce  petit 
Biaise,  il  ne  veut  pas  l'initier  sur  l'heure  aux  sciences.  Il 
veut  le  contenir,  le  modérer.  Il  prend  soin  de  lui  interdire 
la  connaissance  de  la  géométrie,  de  peur  de  le  détourner 
du  grec  et  du  latin.  Mais  que  faire  contre  une  telle  préco- 
cité de  vocation?  Vous  savez  cette  histoire  aux  formes  de 
légende,  et  comment  le  père,  débordé  par  le  désobéissant 
génie,  court  chez  M.  Le  Pailleur,  qui  était  son  ami 
intime,  et  qui  était  aussi  fort  savant.  «  Lorsqu'il  y  fut 
arrivé,  raconte  Gilberte,  il  demeura  immobile  comme  un 
homme  transporté.  M.  Le  Pailleur  voyant  cela,  et  voyant 
même  qu'il  versait  quelques  larmes,  fut  épouvanté  et  le 
pria  de  ne  pas  lui  celer  plus  longtemps  la  cause  de  son 
déplaisir.  Mon  père  lui  dit  :  «  Je  ne  pleure  pas  d'affliction, 
mais  de  joie.  » 

De  tels  tableaux,  quelle  révélation  de  la  violence  et  du 
frémissement  perpétuel  qu'il  y  a  dans  cette  famille.  On 
met  toujours  l'accent  sur  le  génie  de  l'enfant.  Et,  certes, 
à  juste  titre  !  Mais  il  faut  le  mettre  aussi  sur  les  émotions 
du  père.  Le  voilà,  cet  enfiévrement  que  Pascal  hérita. 
Les  voilà,  ces  larmes  qu'à  son  tour  il  ne  va  pas  tarder  à 
verser.  Joie,  joie,  pleurs  de  joie  !  Des  larmes  qui  viennent 
des  idées,  non  des  passions.  Les  pleurs  d'une  intelligence 
qui  s'émeut.  Ces  Pascal  sont  des  gens  chez  qui  la  vie 
intellectuelle  et  la  vie  sensible  concourent  à  une  même 
exaltation. 

Et  l'enfant  merveilleux  pénètre  dans  le  cercle  des 
maîtres.  L'apprentissage  s'est  fait  en  dehors  d'eux.  Ils 
n'ont  plus  qu'à  l'accueillir,  le  petit  confrère.  Le  voilà 
associé  aux  travaux  de  ce  cénacle  de  mathématiciens  qui, 
groupé  autour  du  père  Mersenne,  a  été  le  commencement 
de  l'Académie  des  sciences.  Il  les  écoute,  docile  et  surpris 
tour  à  tour.  A  leur  heure,  ce  sont  bien  des  savants,  mais, 
le  reste  du  temps,  de  joyeuses  gens.  Ils  méditent,  ils  rai- 


LES    ENFANCES    PASCAL  II 

sonnent,  puis  ils  rient  et  bavardent.  On  dirait  qu'ils  n'ont 
pas  à  connaître  plus  haut  que  des  problèmes  de  physique 
et  de  mathématique.  Leur  âme  s'accommode  de  cette 
ignorance,  qui  leur  est  même  un  mol  oreiller.  Leurs  idées 
ressemblent  à  celles  d'un  Montaigne  :  la  franche  liberté 
du  doute,  la  haine  du  pédantisme  d'école,  la  révérence 
de  la  religion,  l'éloge  de  la  tranquillité  d'esprit.  En  somme 
les  idées  contre  lesquelles  plus  tard  Pascal  s'élèvera  avec 
une  force  si  tragique.  Ils  veulent  suivre  la  nature.  Eh 
bien,  lui,  dès  maintenant,  il  voudrait  la  rectifier,  l'épurer, 
la  contraindre,  la  surmonter.  Il  se  saisit  de  leur  savoir, 
mais  son  désir  ne  s'y  satisfait  pas.  Un  tel  esprit  ne  peut 
demeurer  avec  Le  Pailleur.  Il  ira  plus  outre. Leur  paix 
n'est  pas  la  sienne.  Que  lui  donnerait  leur  demi-science, 
pour  son  sentiment?  Il  a  besoin  de  la  religion.  Il  veut 
passer  sur  un  autre  plan,  s'élever  dans  une  autre  sphère.  Il 
pressent  la  sainteté. 

Et  le  voilà  justement,  peu  de  temps  après,  à  Rouen, 
en  présence  de  ces  deux  médecins  qui  étaient  venus 
soigner  la  jambe  cassée  d'Etienne  Pascal  et  qui  s'inté- 
ressaient plus  aux  maladies  de  l'âme  qu'à  celles  du  corps. 
«  Ceux-ci,  dit  Marguerite  Périer,  s'attachèrent  beaucoup  à 
Biaise  Pascal,  mon  oncle,  pour  le  faire  entrer  dans  des 
lectures  de  piété  solide  et  pour  les  lui  faire  goûter.  Ils  y 
réussirent  très  bien  ;  car  comme  il  avait  un  esprit  très 
solide  et  très  bon,  et  qu'il  n'avait  jamais  accoutumé, 
quoique  très  jeune,  à  toutes  les  folies  de  la  jeunesse,  il 
connut,  avec  ces  messieurs,  le  bien  ;  il  le  sentit,  il  l'aima,  il 
l'embrassa.  Et  quand  ils  l'eurent  gagné  à  Dieu,  ils  eurent 
toute  la  famille  ;  car  lorsque  mon  grand-père  commença 
à  être  en  état  de  s'appliquer  à  quelque  chose  après  un  si 
grand  mal,  son  zèle,  commençant  à  goûter  Dieu,  le  lui  fit 
goûter  aussi,  n 

Méditez  une  telle  histoire.  Le  père  et  le  fils  ont  une  telle 
communion  de  pensées  que  tous  deux  s'émeuvent  dans  le 


12  LES    ENFANCES    PASCAL 

même  temps,  sous  les  mêmes  influences,  mais,  cette  fois, 
c'est  le  fils  qui  passe  devant  et  qui,  profitant  de  la  force 
que  lui  a  donnée  son  père,  l'instruit  et,  à  son  tour,  le  tire 
plus  haut.  Et  comme  se  repliant  sur  lui-même  il  s'ap- 
plique à  raisonner  ces  étranges  rencontres,  il  songe  sou- 
dain que  l'accident  de  son  père,  entraînant  la  visite  des 
deux  pieux  médecins,  a  été  le  signe  et  tout  ensemble  l'oc- 
casion des  volontés  de  Dieu  sur  lui...  Tel  que  nous  le 
connaissons,  comment  ne  sentirait-il  pas  se  former  en 
lui,  dès  cette  heure,  ce  sentiment  profond  de  la  prédesti- 
nation, qui  donne  un  caractère  si  dramatique  à  son  œuvre 
et  à  sa  vie?  Toutes  les  idées  que  plus  tard  il  exprimera 
dans  le  Mystère  de  Jésus  {j'ai  versé  pour  toi  telle  goutte  de 
sang)  il  commence  à  les  expérimenter.  Pour  lui,  Dieu  a 
inventé  des  faits,  a  multiplié  les  avertissements  et  les  cir- 
constances, a  créé  des  événements.  «  Les  événements,  ces 
leçons  que  nous  recevons  de  Dieu  même  ->,  dira-t-il  plus 
tard.  Dieu  lui  a  fait  la  faveur  de  ne  pas  l'aveugler  comme 
tant  d'autres.  Dieu  l'a  éclairé,  a  incliné  son  cœur  avec 
une  douce  violence  vers  la  vérité.  C'est  donc  que  Dieu 
l'aime  et  l'a  choisi.  Ainsi,  à  Rouen,  dans  sa  vingt- 
quatrième  année,  les  idées  de  Providence  et  de  prédes- 
tination se  réalisent  en  Pascal.  C'est  de  la  vie  religieuse 
vécue  avant  d'être  pensée.  Et  tout  cela  en  étroit  accord 
avec  son  père,  par  le  moyen  de  son  père. 

* 
*  * 

Les  enfances  Pascal  sont  finies.  Le  jeune  génie  n'a 
plus  à  faire  d'apprentissage.  Sa  famille,  les  savants,  les 
saints,  et  puis,  après  quelques  dernières  oscillations. 
Dieu  !  Il  a  passé  de  cercle  en  cercle,  pour  tendre  toujours 
plus  haut  vers  la  vérité.  Et  de  quelle  allure  !  On  est  saisi 
d'admiration  à  voir  comment  le  héros  sait  se  porter  dans 
les  profondeurs  des  milieux  successifs  qu'il  traverse  et  y 
puiser  sa  nourriture  royale.  Puissance  assimilative,  et  tout 


LES    ENFANCES   PASCAL  13 

ensemble  créatrice,  du  génie  qui  court  à  son  destin.  Cette 
ascension,  c'est  le  poème  des  plus  hautes  ambitions  spiri- 
tuelles de  l'homme  d'aujourd'hui  ;  c'est  une  épopée  que 
nous  pouvons  opposer  à  celle  où  le  moyen-âge  finissant  a 
ramassé  toutes  les  expériences  les  plus  belles  qu'il  attend 
d'une  grande  âme  ;  c'est  notre  Divine  Comédie,  beaucoup 
plus  humble,  certes,  à  peine  esquissée,  mais  combien  plus 
actuelle  !  Nul  Virgile,  nulle  Béatrice  ne  guident  ce  jeune 
homme  épris  de  justice,  de  science  et  de  surnaturel.  C'est 
tout  uniment  un  enfant  de  chez  nous,  que  façonnent  et 
portent,  pour  s'effacer  bientôt  devant  lui,  sa  famille  et 
sa  province. 

Désormais  le  grand  Pascal  va  seul,  uniquement  guidé 
par  les  signes  du  ciel.  Mais  remarquez-le  encore,  où  donc 
s'impriment  ces  ordres  d'en  haut?  Sur  les  femmes  de  sa 
famille  principalement.  Que  ne  doit-il  pas  à  Jacqueline? 
Et  pour  confirmer  la  vision  de  feu,  voici  plus  tard  la  gué- 
rison  de  la  petite  Marguerite  Périer. 

Nous  ne  suivrons  pas  le  génie  dans  son  dialogue  avec 
l'invisible,  quand  il  s'éloigne  de  plus  en  plus  de  l'huma- 
nité moyenne.  Notre  sujet,  c'étaient  ses  attaches  fami- 
liales et  l'heure  la  plus  douce,  où  il  cheminait,  la  main  dans 
la  main  de  son  père,  tantôt  le  suivant,  tantôt  le  précédant. 
C'est  la  foi  de  ma  vie  qu'il  y  a  une  sorte  d'union  vivante 
entre  le  père  et  les  enfants.  «  Le  fils  est  le  secret  de  son 
père  »,  déclare  l'Orient,  auquel  l'Occident  répond  :  a  Nos 
fils  ressemblent  à  nos  pensées  les  plus  profondes.  »  Pascal, 
au  milieu  des  siens,  est  l'illustration  incomparable  de  cette 
sagesse  des  nations.  Il  nous  montre  que  la  nature  ne 
parvient  pas  de  prime-saut  à  ces  heureuses  réussites  que 
sont  les  génies  et  les  saints  ;  elle  s'y  essaye  par  un  grand 
nombre  d'ébauches  ;  et  tout  autour  de  son  chef-d'œuvre 
nous  pouvons  retrouver  ses  maquettes.  Biaise  Pascal 
est  tout  entier  préfiguré  par  Etienne  Pascal,  tandis  que 
Gilberte  et  Jacqueline  en  donnent  des  variantes  qui  déjà 
suffiraient  à  nous  émouvoir.  O  merveille  !  le  plus  beau 


14  LES   ENFANCES   PASCAL 

génie  individuel  qu'il  semble  que  l'on  puisse  concevoir  est 
un  génie  réceptif  et  l'achèvement  supérieur  d'une  longue 
tradition  vivante  qui  a  déjà  porté  de  beaux  fruits. 

Quelle  leçon  !  et  d'où  découlent  des  règles  de  vie.  Cette 
grande  figure  de  Pascal,  d'où  nous  avons  tiré,  depuis  un 
siècle,  tant  d'enseignements,  peut  encore  nous  apprendre 
ce  que  c'est  que  le  véritable  individualisme,  d'autant  plus 
fort,  solide  et  sûr  qu'il  tâche  de  ramener  à  la  surface  de 
son  être,  pour  les  enflammer  au  feu  mystérieux  que  le  ciel 
lui  prête,  les  sentiments  accumulés  dans  les  longues  prépa- 
rations de  sa  race. 

Pascal  a  mis  hors  de  discussion  que  notre  essentiel  nous 
vient  du  cœur  et  de  l'instinct.  Eh  bien  !  ce  cœur  auquel 
il  s'en  remet,  ce  cœur  qui  a  des  raisons  que  la  raison  ne 
connaît  pas,  ce  cœur  par  qui  nous  connaissons  les  premiers 
principes  sur  lesquels  la  raison  s'appuie,  ce  cœur  enfin 
qui  nous  initie  à  l'ordre  de  l'amour  et  de  la  charité,  il  est 
antérieur  à  notre  existence  individuelle.  C'est  un  cœur 
hérité,  c'est  un  cœur  filial.  Les  Enfances  Pascal  nous  le 
prouvent. 

MAURICE  BARRÉS, 
de  l'Académie  française. 


JACQUELINE  PASCAL 


La  haute  et  noble  figure  de  Jacqueline  Pascal  eût  été, 
en  toutes  circonstances,  de  celles  qui  frappent  et  qui 
dominent.  Aucune  femme  ne  fut  plus  richement  douée  : 
mais  ce  qui  la  fit,  dès  sa  petite  enfance,  aimer,  recher- 
cher, couvrir  de  caresses  —  sa  beauté,  ses  talents,  son 
charme  —  nous  sommes  tentés  de  l'oublier,  comme  elle- 
même  décida  un  jour  de  l'ensevelir.  Quand  elle  rompit 
avec  le  monde,  ce  fut  de  cette  manière  ferme  et  raison- 
nable qui  sacrifie  sans  retour  possible  les  petites  choses 
aux  grandes,  l'accessoire  à  l'essentiel.  Comment  ne  pas 
sentir,  en  méditant  sur  la  beauté  de  cette  destinée, 
qu'une  âme  grandit  en  proportion  de  son  dépouillement  ! 
Nous  ne  pensons  plus  qu'elle  fut  une  petite  fille,  une 
femme  charmante.  Ce  qui  reste  dans  notre  mémoire, 
c'est  son  attitude  lorsque  Dieu  l'appelle,  sa  mise  en 
marche,  son  orientation  vers  les  plans  supérieurs  de  la 
vie  où  atteignent  seules  les  âmes  magnifiques. 

Mais  il  y  a  surtout,  pour  nous  attacher,  qu'elle  fut  la 
sœur  préférée  de  Biaise  Pascal.  Elle  est  associée  à  sa 
gloire  comme  elle  le  fut  à  toute  sa  vie.  Amie,  confidente, 
souvent  conseillère,  elle  a  connu  les  plus  intimes  secrets 
de  ce  cœur  royal.  Aux  heures  décisives,  c'est  vers  elle 
qu'il  s'est  jeté  ;  elle  a  recueiUi,  toutes  brûlantes  de  leur 
premier  feu,  des  confessions  dont  l'écho  ne  finira  jamais 
d'émouvoir. 

Depuis  un  demi-siècle,  le  goût  de  l'indiscrétion  crois- 
sant chaque  jour,  on  s'est  beaucoup  préoccupé  de  savoir 
si  Pascal  a  été  amoureux.  Avec  la  publication,  par  Victor 


l6  JACQUELINE   PASCAL 

Cousin,  du  Discours  sur  les  passions  de  l'amour,  la  ques- 
tion fut  soudain  posée.  Le  mystère  dont  elle  s'enveloppe 
ne  permet  guère  d'espérer  autre  chose  que  des  hypothèses 
ingénieuses.  Sans  doute  ne  saurons-nous  jamais  si  Pascal 
a  aimé  d'amour;  mais  nous  savons  par  les  témoignages 
les  plus  directs,  les  plus  explicites,  qu'il  a  eu  pour  Jac- 
queline une  affection  profonde  dans  laquelle  son  cœur 
tout  entier  était  engagé.  Cette  tendresse  a  connu  des 
crises  —  elle  a  été  exigeante,  jalouse,  à  certains  moments 
presque  tyrannique.  Pascal  n'était  pas  de  ceux  auxquels 
on  résiste.  Mais  sa  sœur,  d'une  personnalité  non  moins 
forte,  et  qui  ne  pliait  que  devant  Dieu,  lutter,  discuta, 
s'arracha  de  lui,  sans  que  fût  tarie  la  charité  tendre  et 
compatissante  qui  lit  toujours  d'elle  sa  consolatrice. 

Sous  l'austérité,  la  robe  de  laine,  la  volonté  définitive 
de  renoncement,  le  cœur  de  Jacqueline  ne  nous  trompe 
pas.  Dans  la  dernière  partie  de  sa  vie,  que  l'affaire  du 
formulaire  combla  d'amertume,  des  mots  la  révèlent  : 
c'est  sa  beauté  suprême  qu'elle  ait  aimé  ce  qu'elle  croyait 
être  la  vérité  jusqu'à  en  mourir. 


* 
*  * 


Les  récits  abondent  sur  son  enfance  merveilleuse.  Elle 
aussi  fut  un  petit  prodige.  Elle  était  la  dernière  venue  au 
foyer,  et  d'une  beauté,  d'une  gentillesse  qui  enchantaient. 
Gilberte  Périer,  dans  le  mémoire  qu'elle  lui  a  consacré, 
donne  sur  ses  premières  années  des  détails  charmants. 
Cette  petite  fille  de  sept  ans,  qui  avait  pour  l'alphabet 
une  vive  répugnance,  entend  un  jour  lire  de  la  poésie, 
s'enthousiasme,  et  réclame  d'apprendre  sa  leçon  dans  un 
livre  de  vers.  Elle  en  sait  bientôt  quantité  par  cœur  et 
commence  même  à  en  faire  «  qui  n'estoient  pas  mauvais  », 
dit  la  sœur  aînée,  pleine  d'indulgence  et  d'admiration. 

A  Paris,  où  M.  Pascal  installe  sa  famille,  dans  un  milieu 
aimable,  instruit  et  intelligent,  chacun  raffole  de  cette 


JACQUELINE    PASCAL  17 

enfant.  Chez  Mme  Saintot,  la  maîtresse  de  Voiture,  dont 
les  deux  filles  sont  ses  amies,  elle  respire  le  bel  esprit  qui 
flotte  dans  l'air.  Le  roi  et  la  reine  la  caressent,  la  grande 
Mademoiselle  lui  demande  des  épigrammes.  Richelieu 
même  se  laisse  séduire  :  «  Voylà  la  petite  Pascal  »,  s'écrie- 
t-il,  un  jour  fameux  où  elle  a  joué  la  comédie,  avec 
d'autres  enfants,  et  l'a  fait  rire  à  plusieurs  reprises  ; 
c'est  dans  ses  bras  qu'elle  lui  demande  la  grâce  de  son 
père,  que  des  paroles  imprudentes  avaient  compromis  ; 
et  il  lui  accorde  ce  qu'elle  veut,  la  baise  à  tous  moments 
et  l'envoie  goûter.  La  lettre  où  elle  raconte  cette  scène 
à  M.  Pascal  est  délicieuse  :  «  Pour  moy,  je  m'estime 
extrêmement  heureuse  d'avoir  aidé  en  quelque  façon  à 
une  affaire  qui  peut  vous  donner  du  contentement.  »  Elle 
avait  treize  ans. 

Mais,  sous  ces  dehors  brillants  et  mondains,  il  y  a  en 
elle  un  fond  d'énergie  et  de  stoïcisme.  Après  que  la  petite 
vérole,  dont  elle  fut  gravement  malade,  l'eut  défigurée, 
elle  fit  des  stances  pour  remercier  Dieu.  La  perte  de  sa 
beauté  ne  la  trouble  ni  ne  la  désespère  : 

Oh  !  que  mon  cœur  se  sent  heureux, 

Quand  au  miroir  je  vois  les  creux 

Et  les  marques  de  ma  vérole  ! 

Je  les  prends  pour  sacrez  temoings, 

Suivant  votre  sainte  parole, 

Que  je  ne  suis  de  ceux  que  vous  aimez  le  moins. 

C'est  à  Rouen,  où  elle  continue  d'être  fêtée,  et  obtient 
même  un  prix  de  poésie  —  pour  lequel  Corneille  remercie 
à  sa  place  —  que  le  trait  divin  va  la  frapper.  Les  circons- 
tances sont  bien  connues  :  au  mois  de  janvier  1646, 
M.  Pascal  glissa  sur  la  glace,  se  démit  la  cuisse  et  appela 
pour  le  soigner  deux  gentilshommes,  MM.  Deslandes  et 
de  la  Bouteillerie,  à  la  fois  rebouteurs  et  médecins  par 
charité,  fort  attachés  aux  doctrines  nouvelles  sur  la 
grâce,  qui  s'installent  chez  lui  et  y  introduisent  les  idées 
d'Arnauld  et  de  Saint-Cyran.  Biaise  Pascal  fut  le  pre- 


l8  JACQUELINE   PASCAL 

mier  qu'ils  s'efforcèrent  de  persuader  :  «  Quand  ils  l'eurent 
gagné  à  Dieu,  écrit  Marguerite  Périer,  ils  eurent  toute  la 
famille.  »  Nous  n'en  sommes  pas  étonnés  :  le  feu,  l'auto- 
rité, le  besoin  de  convaincre,  tout  ce  qui  éclatera  dans 
les  Provinciales  et  dans  les  Pensées,  Pascal  en  fait  d'abord 
armes  sur  les  siens  :  son  père,  Jacqueline  surtout,  jusque- 
là  bons  chrétiens,  mais  ouverts  aux  pensées  du  monde. 
Personne  ne  résiste  :  Gilberte  et  son  mari,  quelque 
temps  après,  étant  venus  à  Rouen,  trouvent  «  toute  la 
famille  en  Dieu  »  et  entrent  avec  joie  dans  ces  sentiments. 
Mme  Périer,  de  caractère  modéré,  et  que  Jacqueline 
exhorta  souvent  à  prier,  devait  rester  peut-être  à  mi- 
côte  dans  cette  voie  royale  et  resserrée  de  la  perfection. 
Elle  ne  renonça  pas  moins  de  bon  cœur  aux  parures  et 
ajustements  ;  quand  elle  revint  à  Clermont,  elle  vit  avec 
horreur  ses  petites  filles  vêtues  de  robes  pleines  de  galons 
d'argent.  Elle  les  leur  ôta  et  les  habilla  de  camelot  gris  : 
«  en  sorte,  écrit  avec  reconnaissance  Marguerite  Périer, 
que  je  puis  dire  que,  dès  l'âge  de  deux  ou  trois  ans,  je  n'ay 
jamais  porté  ni  or,  ni  argent,  ni  rubans  de  couleur,  ni  fri- 
sure, ni  dentelle.  » 

M.  Pascal,  bien  que  converti,  ne  céda  jamais  tout  à 
fait  à  Dieu.  Le  janséniste,  dans  la  longue  lutte  contre  sa 
fille,  ne  pouvait  pas  étouffer  le  père.  Biaise  Pascal  devait 
revenir  quelque  temps  au  monde.  Jacqueline  seule,  dès 
ce  moment,  se  donne  toute,  ne  regarde  plus  que  vers  son 
but.  Jusque-là,  elle  n'avait  pas  eu  la  pensée  d'entrer 
au  couvent  :  «  Au  contraire  en  ayant  un  grand  esloi- 
gnement  et  mesme  du  mespris,  déclare  sa  sœur,  parce 
qu'elle  croyait  qu'on  y  pratiqiioit  des  choses  qui  n'estoient 
pas  capables  de  satisfaire  un  esprit  raisonnable.  » 

Combien  ils  sont  beaux,  ces  Pascal,  le  frère  et  la  sœur, 
qui  ne  peuvent  concevoir  un  acte  sans  l'adhésion  totale 
de  l'intelligence  !  Ils  s'engagent  jusqu'au  fond  de  l'être 
dans  ce  qu'ils  font.  La  résolution  à  peine  formée  est  déjà 
parfaite.  Bien  des  jeunes  filles,  à  cette  époque,  prenaient 


JACQUELINE   PASCAL  19 

le  voile  sous  la  pression  de  leur  famille  ou  des  circons- 
tances. Angélique  Arnauld  même,  que  l'on  fit  novice  à 
huit  ans,  abbesse  à  onze,  par  supercherie,  avait  com- 
primé avec  peine  sa  révolte  intime  :  «  Je  crevais  de  dépit 
et  disais  en  moi-même  :  si  j'étais  l'aînée,  on  me  marierait 
—  ne  suis-je  pas  bien  malheureuse  de  n'être  née  que  la 
seconde  des  filles?  »  Ce  cœur  «  extraordinaire  »,  comme 
l'appela  saint  François  de  Sales,  ne  fut  changé  qu'après 
des  années.  Jacqueline,  elle,  lit  les  traités  de  M.  de  Saint- 
Cyran,  accompagne  son  frère  à  Paris,  va  avec  lui  entendre 
M.  Singlin,  «  et  voyant  qu'il  parloit  de  la  vie  chrestienne 
d'une  manière  qui  remplissoit  tout  à  fait  l'idée  qu'elle  en 
avoit  conçue,  depuis  que  Dieu  l'avoit  touchée,  et  consi- 
dérant que  c'estoit  luy  qui  conduisoit  la  maison  de  Port- 
Royal,  elle  crut  dès  lors  que  l'on  pouvoit  estre  là  dedans 
religieuse  raisonnablement  »  ;  son  frère,  qui  est  à  ce  mo- 
ment dans  les  mêmes  sentiments,  bien  loin  de  l'en  dé- 
tourner, l'y  confirme.  Cette  approbation  de  l'être  qu'elle 
aime  le  plus  au  monde  la  remplit  de  joie.  Ainsi  appuyée 
sur  lui,  fortifiée  par  lui,  elle  va  vers  son  Dieu  exigeant  et 
redoutable. 

Ce  ne  fut  donc  pas,  en  elle,  la  lutte  de  Jacob  avec  l'ange, 
mais  elle  n'en  eut  pas  moins  beaucoup  à  souffrir.  M.  Pas- 
cal qui  avait  pour  cette  dernière  fille,  le  charme  de  son 
foyer,  une  grande  tendresse,  ne  put  accepter  l'idée  de 
s'en  séparer.  Il  reprocha  même  à  son  fils  «  d'avoir  fomenté 
ce  dessein  sans  le  prévenir  ».  Il  y  eut  de  l'aigreur,  de  la 
contrainte,  tout  un  drame  de  famille  caché  dans  les 
âmes.  Jacqueline  se  soumit  à  son  père,  sans  rien  changer 
à  sa  volonté,  vécut  chez  elle  comme  une  religieuse,  retirée 
dans  sa  chambre,  et  communiquant  avec  M.  Singlin  «  par 
adresse  et  par  invention  ».  Il  lui  arriva  encore,  sur  le 
conseil  d'un  bon  rehgieux,  de  mettre  un  hymne  en  vers. 
Mais  le  scrupule  l'ayant  prise,  elle  écrivit  à  la  mère 
Agnès  qui  lui  répondit  :  «  C'est  un  talent  dont  Dieu  ne 
vous  demandera  pas  compte,  il  faut  l'ensevelir.  »  Ne  le 


20  JACQUELINE    PASCAL 

regrettons  pas.  Ce  n'est  pas  dans  ces  vers  médiocres 
qu'il  faut  chercher  sa  quahté  d'âme.  Aurait-elle  pu, 
comme  l'a  écrit  Sainte-Beuve,  devenir  en  littérature  une 
Mlle  de  Scudéry  et  mieux?  Nous  ne  réussissons  même  pas 
à  l'imaginer.  La  place  où  elle  s'est  mise  est  tellement  au- 
dessus  de  ces  vanités. 

Mais,  après  la  mort  de  M.  Pascal,  la  grande  lutte  s'en- 
gage entre  Biaise  et  elle.  C'est  maintenant  son  frère  qui 
ne  se  résout  pas  à  s'en  séparer.  Il  demande  au  moins  un 
délai.  Sans  doute  il  l'exige,  avec  impétuosité  et  ardeur, 
«  d'une  manière  qui  faisoit  tellement  voir  qu'il  s'en  tenoit 
asseuré  ».  Toujours  est-il  qu'elle  n'ose  le  contredire  et 
dissimule  ses  projets  pour  que  sa  douleur  ne  redouble 
pas  :  elle  partira  sans  le  prévenir  ni  lui  dire  adieu. 

Que  l'on  ne  prononce  pas  le  mot  de  dureté  :  c'est  une 
chose  terrible  que  la  vocation.  Sainte  Thérèse  même  s'est 
débattue.  Quand  elle  frappa  un  jour,  en  dehors  d'Avila, 
à  la  porte  du  couvent  de  l'Incarnation,  une  douleur  exces- 
sive lui  ôtait  presque  le  sentiment  :  «  Il  me  semblait, 
raconte-t-elle,  que  mes  os  se  détachaient  les  uns  des 
autres.  »  Mais  Thérèse  de  Ahumada  est  une  Espagnole  du 
seizième  siècle.  Jacqueline  Pascal  est  une  Française  du 
dix-septième,  lucide  et  ferme,  secrètement  tendre,  la 
sœur  de  cette  admirable  Pauline,  fille  de  Corneille,  qui 
connaissait  si  bien  son  devoir. 

M.  Victor  Giraud  a  dit  la  beauté  incomparable  de 
son  départ.  Sa  sœur,  qui  n'a  pas  reposé  de  la  nuit,  va  dans 
sa  chambre  où  elle  la  trouve  «  fort  endormie  »  :  «  Elle  se 
leva,  écrit  Gilberte,  s'habilla  et  s'en  alla,  faisant  cette 
action  comme  toutes  les  autres,  dans  une  tranquillité  et 
une  égalité  d'esprit  inconcevables.  Nous  ne  nous  disnies 
point  adieu,  de  crainte  de  nous  attendrir,  et  je  me  destonrnay 
de  son  passage  lorsque  je  la  vis  preste  à  sortir.  Ce  fut  le 
4  janvier  de  l'année  1652,  estant  lors  âgée  de  vingt-six  ans 
et  trois  mois.  » 

De  son  couvent,  elle  écrit  à  Pascal  une  longue  et  admi- 


JACQUELINE   PASCAL  21 

rable  lettre,  pour  lui  demander  son  consentement  et  l'in- 
viter à  la  cérémonie  de  ses  vœux.  Elle  peut  se  passer  de 
son  approbation  et  de  son  aveu,  lui  dit-elle,  puisqu'ils 
n'y  sont  point  nécessaires,  mais  elle  ne  laisse  pas  d'en 
avoir  besoin.  Il  y  a  des  mots  tendres  dans  ces  pages  oii  se 
succèdent  le  tu  et  le  vous  ;  il  y  a  des  révoltes  et  des  mots 
durs  :  «  Fais  par  vertu  ce  qu'il  faut  que  tu  fasses  par 
nécessité.  Donne  à  Dieu  ce  qu'il  te  demande  en  le  pre- 
nant... Je  suis  ravie  que  vous  ayez  cette  occasion  de 
mériter...  Ne  m'obligez  pas  à  vous  regarder  comme 
l'obstacle  de  mon  bonheur.  » 

Quelque  temps  après,  au  sujet  de  la  dot,  un  autre 
drame  éclata,  dont  Jacqueline,  devenue  sœur  de  Sainte- 
Euphémie,  a  laissé  une  minutieuse  relation.  Cette  fois, 
elle  se  voyait  dans  l'obligation  d'être  reçue  par  cha- 
rité. Mais  le  jour  où  la  mère  Angélique  la  «  tint  une  heure 
entière  la  tête  appuyée  sur  son  sein,  en  (r)embrassant 
avec  la  tendresse  d'une  vraie  mère  »,  elle  ne  pleurait  pas 
seulement  d'humiliation  :  c'était  sur  son  frère  tant  aimé, 
qui  lui  causait  une  si  cruelle  déception,  que  coulaient 
ses  larmes. 

Pascal  d'ailleurs  fut  plein  de  confusion,  se  ressaisit  et 
fit  le  nécessaire.  Après  tant  de  heurts  la  paix  revint  entre 
ces  deux  cœurs.  La  paix  et  aussi  la  confiance  totale  et 
la  soumission.  Il  suffit  de  voir  le  rôle  de  Jacqueline  dans 
la  seconde  conversion.  Sur  les  mouvements  intérieurs 
de  l'âme  de  Pascal,  à  cette  étape  décisive,  nous  avons  un 
document  inestimable,  les  lettres  qu'elle  écrit  à  Mme  Pe- 
rler —  pages  où  l'on  sent  passer  un  frémissement  de  joie 
toute  sainte,  le  transport  d'une  foi  exaucée. 

A  la  fin  de  septembre  1654,  Pascal,  au  parloir  de  Port- 
Royal  de  Paris,  est  venu  voir  sa  sœur.  Elle  n'a  jamais 
cessé  de  l'attendre,  de  prier  pour  que  la  miséricorde  de 
Dieu  opère  dans  une  personne  qui  lui  est  si  chère.  Le 
voici.  Un  aveu  s'échappe  de  ses  lèvres,  plus  douloureux, 
plus  déchirant  qu'elle  n'avait  peut-être  espéré  :  «  A  cette 


22  JACQUELINE   PASCAL 

visite,  il  s'ouvrit  à  moi  d'une  manière  qui  me  fit  pitié.  » 
Elle  l'écoute,  frappée  au  cœur  d'un  bonheur  sans  nom. 
Bien  qu'il  se  plaigne  d'être  «  dans  un  grand  abandonne- 
ment  du  côté  de  Dieu  »,  elle  sent  s'approcher  la  grâce.. 
«  Cette  confession,  écrit-elle,  me  surprit  autant  qu'elle 
me  donna  de  joie.  »  Et  elle  continue  d'attendre,  laissant 
se  faire  le  travail  profond.  De  ses  instances  auprès  de 
Dieu,  à  ce  moment,  elle  ne  dit  rien,  mais  nous  devinons 
ce  que  dut  être  sa  prière. 

Pascal,  dans  cette  période,  revient  sans  cesse  à  elle, 
cédant  à  ce  besoin  de  s'épancher,  d'être  consolé,  que 
connaissent  les  âmes  dévorées  d'un  tourment  divin  : 
«  Si  je  racontais  toutes  les  autres  visites  aussi  en  particu- 
lier, il  faudrait  en  faire  un  volume  ;  car  depuis  ce  temps, 
elles  furent  si  fréquentes  et  si  longues  que  je  pensois 
n'avoir  plus  autre  chose  à  faire.  »  Enfin  elle  le  remet  entre 
les  mains  de  M.  Singlin. 

Ainsi,  dans  les  grands  moments,  nous  voyons  à  côté 
les  deux  hautes  figures,  dont  l'une  est  en  quelque  sorte, 
selon  le  mot  de  Sainte-Beuve,  le  double  de  l'autre.  Pour 
la  défense  de  Port- Royal,  Pascal  a  donné  son  génie.  Jac- 
queline, ce  qui  est  bien  dans  la  vocation  des  femmes,  a 
donné  sa  vie,  après  une  agonie  intérieure  qu'on  ne  peut 
décrire,  <<  première  victime  du  Formulaire  »  qu'elle  avait 
été  forcée  de  signer. 

A  côté  de  ce  désespoir,  voici  que  nous  en  évoquons  un 
autre,  celui-là  touchant  comme  la  faiblesse.  Mlle  de 
Roannez,  que  Pascal  exhorta,  qu'il  aima  peut-être,  et 
qui  défailht  quand  il  lui  manqua,  souffrit,  elle,  un 
autre  supplice,  la  peine  indicible  de  l'âme  qui  a  renié  ses 
vœux  et  s'épouvante  d'y  avoir  manqué.  A  son  lit  de 
mort,  elle  avait  demandé  que  son  cœur  fût  porté  à  Port- 
Royal  des  Champs.  On  le  lui  refusa.  JacqueUne  Pascal 
qui  avait  une  fois  ^offert  le  sien  ne  le  reprit  jamais. 

JEAN  BALDE. 


PASCAL  ET  PORT-ROYAL 


«  La  nature,  dit  Sully-Prudhomme,  semble  avoir  allumé 
dans  le  multiple  génie  de  Pascal  autant  de  flambeaux 
qu'elle  a  de  provinces  mystérieuses,  depuis  l'espace  infini 
où  gravite  la  matière  jusqu'aux  abîmes  de  la  conscience 
humaine.  »  C'est  pour  cela  que  dans  le  mois  qui  vient 
de  s'écouler,  la  France,  justement  fière  de  son  illustre 
enfant,  a  célébré  le  troisième  centenaire  de  sa  naissance 
par  la  voix  également  autorisée  des  savants,  des  philo- 
sophes et  des  littérateurs.  Les  uns  ont  dit  la  magnifique 
valeur  de  son  œuvre  scientifique,  les  autres  ont  essayé 
de  sonder  l'abîme  de  sa  pensée,  les  derniers  ont  admiré 
l'impeccable  beauté  de  son  style.  L'Éghse  enfin  a  honoré 
en  lui  ce  qu'il  fut  avant  tout  :  un  noble,  un  grand  chrétien. 

Pour  nous,  que  nos  traditions  et  nos  études  ratta- 
chent à  ce  Port-Royal  dont  il  est  inséparable,  c'est  là 
que  nous  voulons  l'étudier  un  instant,  dans  ce  cercle  qu'il 
fit  le  sien  et  où  il  enferma  avec  bonheur  une  vie  que  la 
science  ni  le  monde  n'avaient  pu  remplir.  «  J'ai  une  ten- 
dresse de  cœur  pour  ceux  à  qui  Dieu  m'a  uni  plus  étroite- 
ment »,  écrira-t-il  un  jour,  pensant  certes  à  ses  deux 
incomparables  sœurs  ;  mais  encore  aux  amis,  incompa- 
rables aussi,  près  desquels  il  avait  trouvé  ;  dans  une  renon- 
ciation totale  et  douce,  ce  que  lui-même  a  défini  au  cours 
de  sa  nuit  d'extase  :  certitude,  certitude,  sentiment,  joie, 
paix. 

D'autres  ont  dit  avant  nous  comment  Pascal  se  lia 
avec  Port-Royal.  Les  admirables  chapitres  de  Sainte- 


24  PASCAL    ET    PORT-ROVAL 

Beuve  notamment  sont  dans  toutes  les  mémoires.  Mais 
ce  sujet,  comme  bien  d'autres,  le  grand  critique  ne  l'a  pas 
épuisé,  et  l'on  peut  encore  après  lui,  dans  le  vallon  des 
Champs  où  sur  les  ruines  du  monastère  s'élève,  à  quelques 
pas  de  celui  de  Racine,  le  buste  de  Pascal,  évoquer  son 
grand  souvenir  qui  semble  toujours  présent  : 

Ses  pas  qu'on  n'entend  plus  sont  restés  imprimés. 

Pascal  avait  vingt-quatre  ans,  quand  à  Paris,  en  1647, 
il  fit  une  connaissance  directe  avec  ce  qu'on  appelait  :  le 
Port-Royal.  De  l'esprit  qui  y  régnait,  il  avait  déjà  reçu 
le  choc  un  an  plus  tôt,  en  Normandie,  lorsque  à  l'insti- 
gation de  deux  gentilshommes  du  pays,  MM.  des  Landes 
et  de  la  Bouteillerie,  il  s'était  mis,  ainsi  que  toute  sa  fa- 
mille, sous  la  conduite  de  M.  Guillebert,  curé  de  Rou- 
ville,  ami  naguère  et  disciple  de  l'abbé  de  Saint-Cyran.  Ce 
fut  même  alors  un  ouvrage  peu  connu  de  Jansénius  :  la 
Ré  formation  de  l'homme  intérieur,  traduit  par  Arnauld 
d'Andilly  et  prêté  par  Guillebert  à  son  pénitent,  qui  fit 
sur  celui-ci  la  plus  vive  impression. 

Mais.'bien  plus  profonde  fut  celle  ressentie  par  le  jeune 
homme  à  Paris,  quand  il  vint  écouter  dans  l'église  de 
Port-Royal,  au  faubourg  Saint- Jacques,  les  prédications 
du  supérieur,  M.  Antoine  Singlin.  Sa  sœur  Jacqueline  était 
avec  lui.  Elle  trouva  là,  la  première,  son  chemin  de  Damas 
et  offrit  à  Dieu  dans  le  silence  de  son  cœur  les  prémices 
de  sa  vocation  religieuse.  L'Esprit  souffle  où  il  veut, 
lisons-nous  dans  nos  saints  livres.  Quel  dut  donc  être  le 
souffle  qui  anima  les  paroles  sacerdotales  dont  le  retentis- 
sement fut  tel  dans  les  deux  âmes  de  Biaise  et  de  Jacque- 
line Pascal  ! 

Pour  elle,  l'appel  fut  irrésistible,  et  si  des  raisons  de 
famille,  la  considération  surtout  de  son  vieux  père,  la 
retinrent  dans  le  monde  tant  qu'il  vécut,  du  moins 
ce  fut  sans  y  jeter  de  regards  en  arrière.  Bien  avant 
son  corps,  son  cœur  fut  dans  la  clôture.  Elle  ne  prit 


PASCAL    ET    PORT-ROYAL  25 

l'habit  à  Port-Royal  qu'en  1652  ;  mais  depuis  cinq  ans 
déjà,  comme  le  lui  écrivait  la  mère  Agnès  Arnauld,  elle  y 
était  véritablement  religieuse. 

Nous  connaissons  peu  de  pages  plus  simplement 
belles  que  celle  où  Mme  Périer  (Gilberte  Pascal)  raconte 
le  départ  de  sa  sœur,  cette  sœur  dont  elle  avait  été  la 
mère.  Bien  qu'elle  y  consentît  de  toute  son  âme,  l'in- 
quiétude où  il  la  jetait  l'empêcha  de  reposer  toute  la 
nuit  qui  le  précéda,  et  ce  fut  elle  qui,  au  matin,  alla  ré- 
veiller Jacqueline  endormie.  Celle-ci,  écrit-eUe,  «  se  leva, 
s'habilla  et  s'en  alla,  faisant  cette  action,  comme  toutes 
les  autres,  dans  une  tranquillité  et  une  égalité  d'esprit 
inconcevables  ».  «  Nous  ne  nous  dîmes  point  adieu, 
ajoute-t-elle,  de  crainte  de  nous  attendrir,  et  je  me  dé- 
tournai de  son  passage  lorsque  je  la  vis  prête  à  sortir.  » 

Tout  l'esprit  de  Port-Royal  est  là  dans  sa  sobre  gran- 
deur, animant  au  même  degré  celle  qui  part  et  celle  qui 
reste.  L'émotion  est  profonde,  mais  elle  est  contenue  ; 
les  larmes  s'arrêtent  au  bord  des  yeux  qui  ne  les  lais- 
sent pas  couler.  Jacqueline  a  entendu  la  voix  de  Dieu  qui 
l'appelle  :  Magister  ad  est,  vocat  te.  Elle  obéit.  Gilberte  l'a 
compris.  Elle  s'incline.  Dans  leurs  deux  cœurs  la  grâce  en 
silence  triomphe  de  la  nature. 

Les  sœurs  furent  ici  beaucoup  plus  fortes  que  le  frère. 
Pascal,  lui,  ne  s'inclina  pas  ;  et  soit  que  sa  tendresse 
jalouse  eût  voulu  garder  Jacqueline  dans  sa  propre  vie,  soit 
que  l'esprit  du  monde  qu'elle  avait  vaincu  prît  sur  lui 
sa  revanche,  il  eut  alors  vis-à-vis  de  sa  sœur  une  attitude 
hostile  qui  attrista  profondément  la  réception  de  celle-ci 
à  Port-Royal  :  «  Si  vous  n'avez  pas  la  force  de  me  suivre, 
au  moins  ne  me  retenez  pas  »,  lui  écrivait-elle,  en  entrant 
au  monastère.  Il  devait  attendre  plus  de  deux  ans  avant 
de  la  suivre  ;  mais  les  dissentiments  qui  survinrent  alors 
entre  eux,  et  où  les  Mères  de  Port- Royal  jouèrent  un  si 
noble  rôle,  eurent  du  moins  pour  résultat  de  lui  faire 
comprendre  et  apprécier  le  caractère  des  religieuses  dont  il 


26  PASCAL    ET   PORT-ROYAL 

devait  bientôt  se  constituer  l'immortel  défenseur  :  «  Mon 
frère,  lisons-nous,  dans  sa  vie  écrite  par  Mme  Périer, 
a  toujours  eu  une  netteté  d'esprit  admirable  pour  discer- 
ner le  faux,  et  on  peut  dire  que  toujours  et  en  toutes 
choses  la  vérité  a  été  le  seul  objet  de  son  esprit,  puisque 
jamais  rien  n'a  pu  le  satisfaire  que  sa  connaissance.  » 

Comment  donc  n'aurait-il  pas  subi  l'ascendant  de  la 
Mère  Angélique  Arnauld  dont  le  désintéressement  fut 
en  cette  occasion  si  complet,  le  sens  chrétien  si  droit, 
si  dégagé  de  toute  humaine  considération  :  «  Voyez-vous, 
monsieur,  lui  avait-elle  dit,  nous  avons  appris  de  M.  de 
Saint-Cyran  à  ne  rien  recevoir  pour  la  maison  de  Dieu  qui 
ne  vienne  de  Dieu.  Tout  ce  qui  est  fait  par  un  autre  motif 
que  la  charité  n'est  point  un  fruit  de  l'esprit  de  Dieu.  » 
De  telles  paroles  entraient  certes  dans  son  cœur,  et 
comme  sa  prodigieuse  mémoire  ne  lui  laissait  rien 
oublier,  nous  en  trouverons  plus  tard  l'écho  dans  cer- 
taines de  ses  Pensées. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  prit  assidûment  dès  lors  le  chemin 
de  Port-Royal,  et  dans  les  deux  années  qui  suivirent, 
l'influence  de  Jacqueline  fut  immense.  Elle-même  le  dit, 
la  conquête  à  Dieu  de  ce  frère  tant  aimé  fut  sa  principale 
occupation  ;  et  lui  de  son  côté  regarda  de  jour  en  jour 
comme  un  plus  pur  néant,  non  seulement  le  monde  qui 
l'avait  pensé  reprendre,  mais  encore  la  science  qui  l'avait 
tant  absorbé  :  «  Quand  j'ai  commencé  l'étude  de  l'homme, 
lisons-nous  dans  les  Pensées,  j'ai  vu  que  les  sciences  abs- 
traites ne  sont  pas  propres  à  l'homme  et  que  je  m'égarais 
plus  de  ma  condition  en  y  pénétrant  que  les  autres  en 
l'ignorant.  J'ai  pardonné  aux  autres  d'y  peu  savoir.  » 

Mais  comme  il  devait  l'écrire  aussi,  «  on  se  per- 
suade mieux  pour  l'ordinaire  par  les  raisons  qu'on  a  soi- 
même  trouvées  que  par  celles  qui  sont  venues  dans  l'es- 
prit des  autres  ».  A  l'influence  de  sa  sœur,  à  l'ardente  prière 
des  religieuses,  des  amis  qu'il  comptait  déjà  nombreux  à 
Port-Royal,  se  joignit  l'effort  intime  de  sa  magnifique 


PASCAL    ET    PORT-ROYAL  27 

intelligence,    et    tout    cela   aboutit   à   la    nuit    décisive 
du  23  novembre  1654. 

Il  est  à  remarquer  que  dans  le  Mémorial  qu'il  en  a 
écrit,  c'est  le  mot  de  joie  qui  revient  avec  le  plus  de  fré- 
quence. Nul  doute  qu'il  en  était  inondé,  et  cela  n'est  pas 
inutile  à  faire  observer  par  ceux  auxquels  la  religion 
grave  de  Port-Royal  semble  triste  :  «  Joie,  paix...  Joie, 
joie,  joie,  pleurs  de  joie...  Éternellement  en  joie  pour  un 
jour  d'exercice  sur  la  terre.  » 

Cela  persista,  malgré  son  déplorable  état  de  santé, 
quand  de  l'avis  de  M.  Singlin  qui  restait  à  Paris,  il  s'alla 
retirer  durant  quelque  temps,  sous  la  conduite  de  M.  de 
Sacy,  à  Port-Royal  des  Champs  :  «  J'ai  autant  de  joie  de 
vous  trouver  gai  dans  la  solitude,  lui  écrivait  Jacqueline 
le  19  janvier  1655,  que  j'avais  de  douleur  quand  je  voyais 
que  vous  l'étiez  dans  le  monde.  Je  ne  sais  néanmoins  com- 
ment M.  de  Sacy  s'accommode  d'un  pénitent  si  réjoui  et 
qui  prétend  satisfaire  aux  vaines  joies  et  aux  divertisse- 
ments du  monde  par  des  joies  un  peu  plus  raisonnables 
et  par  des  jeux  d'esprit  plus  permis.  » 

Les  Mémoires  de  Fontaine  nous  apprennent  quelles 
étaient  ces  joies  plus  raisonnables  et  ces  jeux  d'esprit 
plus  permis.  A  Port-Royal  où,  suivant  le  même  auteur, 
«  son  brillant  charmait  et  enlevait  tout  le  monde  »,  Pascal 
avait  rencontré  M.  Arnauld  «  pour  lui  prêter  le  collet 
en  ce  qui  regarde  les  sciences  »  et  M.  de  Sacy  «  pour  lui 
apprendre  à  les  mépriser  ».  C'est  à  cette  époque  qu'eut 
lieu  son  fameux  entretien  avec  ce  dernier  touchant  Épic- 
tète  et  Montaigne.  On  comprend  en  le  lisant  que  Pascal 
à  Port-Royal  avait  trouvé  de  quoi  ne  pas  regretter  le 
monde. 

La  paix  y  régnait  encore,  bien  qu'elle  touchât  à  sa  fin 
et  qu'on  fût  à  la  veille  des  persécutions.  Mais  alors,  non 
loin  de  la  Mère  Angélique  gouvernant  l'abbaye  dans 
tout  son  saint  éclat,  il  y  avait  aux  Granges  M.  de  Sacy 
qui  conduisait  les  âmes,  M.  Hamon  qui  soignait  les  corps. 


28  PASCAL   ET   PORT-ROYAL 

L'illustre  Antoine  Le  Maître  y  travaillait  dans  le  silence  ■ 
avec  ses  oncles  d'Andilly  et  Arnauld  que  secondait  Pierre 
Nicole.  Lancelot  y  venait  parfois  lire  ses  textes  grecs.  Le 
cousin  de  Richelieu,  l'abbé  de  Pontchâteau,  y  faisait 
déjà  des  retraites.  M.  de  Sainte-Marthe  était  souvent  pré- 
sent, et  le  nouveau  venu  apprenait  à  le  connaître.  M.  de 
Luzancy,  M.  de  Pontis,  M.  de  Saint-Gilles,  M.  d'Épi- 
nay,  M.  de  la  Petitière  et  plusieurs  autres  y  poursuivaient 
les  exercices  d'une  pénitence  héroïque  que  contemplait 
ravi  le  jeune  Nicolas  Fontaine  et  qu'allait  bientôt  ad- 
mirer Racine  adolescent.  Port-Royal  en  un  mot  était  une 
thébaïde  dans  laquelle  filtraient  les  lueurs  nouvelles  de 
l'Académie  française. 

Entre  lui  et  le  savant  qu'il  avait  conquis,  l'accord 
se  fit  complet,  absolu,  indestructible;  et  bien  que 
Pascal  ne  se  fixât  pas  au  désert  des  Champs,  ce  qui  lui 
permit  de  dire  par  la  suite  qu'il  n'était  pas  de  Port-Royal, 
il  n'en  mit  pas  moins  au  service  des  solitaires  tous  les 
dons  merveilleux  qui  reposaient  en  lui.  Aussi  fut-ce  très 
naturellement  que  l'année  suivante,  1656,  à  Port-Royal 
encore,  Arnauld  exclu  de  Sorbonne  et  persécuté  se  tourna 
vers  lui  pour  réclamer  son  aide,  en  lui  disant  :  «  Vous  qui 
êtes  jeune,  vous  devriez  faire  quelque  chose.  »  Ce  quelque 
chose  fut  les  Provinciales. 

Nous  n'avons  pas  à  en  parler  ici.  Tant  qu'il  y  aura  au 
monde  des  êtres  épris  de  beauté,  on  lira  et  on  relira  cet 
immortel  chef-d'œuvre  dont  la  fine  ironie  et  la  sublime 
éloquence  n'ont  jamais  été  dépassées.  L'on  se  demandera 
aussi  ce  qu'il  faut  le  plus  admirer,  ou  de  celui  qui  sut  ainsi 
défendre  ses  amis,  ou  de  ceux  qui  méritèrent  d'avoir  un 
pareil  défenseur. 

Le  miracle  de  la  Sainte  Épine,  arrivé  au  monastère  du 
faubourg  Saint-Jacques  sur  la  propre  nièce  de  Pascal, 
le  24  mars  de  la  même  année,  après  l'apparition  de  la 
cinquième  Lettre,  scella,  si  on  peut  ainsi  parler,  son  union 
avec  Port-Royal.   Tous   deux   y  virent   un  signe   d'en 


PASCAL    ET    PORT-ROYAL  29 

haut,  l'intervention  manifeste  de  Dieu  ;  ils  entendirent 
ensemble  «  la  voix  sainte  et  terrible  qui  étonne  la  nature 
et  qui  console  l'Église  ». 

Pascal  fut  bouleversé,  et  du  plus  intime  de  son  âme  jail- 
lit un  hymne  d'actions  de  grâces  :  «  Comme  Dieu,  note- 
t-il,  n'a  pas  rendu  de  famille  plus  heureuse,  qu'il  fasse 
aussi  qu'il  n'en  trouve  point  de  plus  reconnaissante.  »  Et 
sans  doute  dès  lors,  tout  en  continuant  d'écrire  au  Provin- 
cial, construisit-il  en  son  esprit  le  plan  de  l'apologie  qu'il 
rêvait  et  qu'il  exposa  vers  le  même  temps  à  ses  amis  de 
Port-Royal. 

Les  Petites  Lettres  cessèrent  brusquement  de  paraître, 
on  le  sait,  au  printemps  de  1657.  La  dernière,  chose  à 
remarquer,  porte  la  date  du  24  mars,  c'est-à-dire  le  jour 
anniversaire  du  miracle.  On  a  longuement  discuté  sur  cette 
retraite  prématurée  de  l'écrivain  qui  se  savait  applaudi 
par  la  France  entière,  et  l'on  a  même  supposé  qu'un  scru- 
pule pouvait  avoir  déterminé  Pascal  à  ne  plus  contrister 
les  Jésuites.  Hypothèse  invraisemblable  qui  dément  l'af- 
firmation qu'il  fit  peu  avant  sa  mort  :  «  Bien  loin  de 
me  repentir  d'avoir  fait  les  Provinciales,  si  j'avais  à  les 
faire  présentement,  je  les  ferais  encore  plus  fortes.  » 
Il  avait  au  contraire  obéi  en  les  écrivant  à  un  de- 
voir de  conscience,  «  se  croyant  obligé  d'avertir  tout  le 
monde  de  n'aller  pas  puiser  de  l'eau  à  une  fontaine  empoi- 
sonnée ». 

Bien  plus  plausible  est  la  supposition  que  Pascal,  sen- 
tant défaillir  les  forces  qui  l'avaient  soutenu  durant  sa 
lutte,  voulait  employer  les  dernières  à  un  ouvrage  dont 
l'utilité  lui  semblait  plus  grande  que  celle  d'une  œuvre 
de  polémique.  Ce  sanctuaire  de  Port-Royal  où  il  avait 
si  ardemment  prié,  il  voulait  en  faire  comme  le  centre 
d'une  immense  et  magnifique  église  où,  aux  pieds  du 
Dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob,  non  des  philo- 
sophes et  des  savants,  il  rassemblerait  tous  les  hommes. 

On  sait  ce  qu'il  en  advint,  et  comment  la  maladie,  puis 


30  PASCAL    ET    PORT-ROYAL 

la  mort  triomphèrent  de  sa  volonté  :  Pendent  opéra 
interrupta.  Des  débris  de  son  rêve,  Port-Royal  fit  les 
Pensées  et  cette  collaboration  suprême  dit  avec  une  suf- 
fisante éloquence  ce  que  furent  leurs  relations  durant  ses 
dernières  années. 

Le  4  octobre  1661,  dans  le  monastère  encore  tout 
secoué  par  la  perte  récente  de  la  Mère  Angélique,  Jac- 
queline mourut  à  trente-six  ans,  première  victime  de  la 
persécution,  sa  délicatesse  extrême  n'ayant  pu  suppor- 
ter les  affres  de  conscience  où  l'avait  jetée  l'exigence  de  la 
signature  du  fojmulaire.  «  Je  parle  dans  l'excès  d'une 
douleur  à  quoi  je  s,ens  bien  qu'il  faudra  que  je  succombe, 
avait-elle  écrit  quelques  mois  auparavant  au  docteur 
Arnauld.  »  Elle  y  succomba  en  effet,  fidèle  à  ce  qu'elle  avait 
dit  encore  :  «  Si  ce  n'est  pas  à  nous  à  défendre  la  Vérité, 
c'est  à  nous  à  mourir  pour  la  Vérité.  » 

Les  lettres  écrites  alors  à  Pascal  et  à  Mme  Périer  par  les 
religieuses  et  les  solitaires  montrent  de  quelle  affection 
tous  les  deux  restaient  l'objet  au  monastère  auquel  les 
unissaient  maintenant,  s'ajoutant  aux  autres,  les  liens 
d'une  commune  douleur  :  «  Dieu  nous  fasse  la  grâce  d'aussi 
bien  mourir  »,  avait  dit  simplement  Pascal  en  apprenant 
cette  mort,  le  coup  le  plus  sensible  qui  le  pût  frapper  sur 
la  terre. 

Pendant  les  dix  mois  qui  lui  restaient  à  vivre,  il  prit 
une  grande  part,  tous  les  mémorialistes  le  rapportent,  à 
ce  qu'on  a  appelé  les  guerres  civiles  de  Port-Royal.  Un 
érudit  moderne  a  même  voulu  établir,  à  l'aide  de  textes 
suspects  ou  mal  lus,  qu'il  y  avait  eu  brouille  complète 
entre  Pascal  et  ses  amis.  C'est  là  une  erreur  qui  a  été 
réfutée  en  son  temps.  La  vérité  est  qu'il  y  eut  désaccord 
au  sujet  de  la  signature  du  formulaire,  non  parce  que 
Pascal  désavouait  ses  opinions  anciennes,  mais  au  con- 
traire parce  que,  soutenu  par  quelques-uns  des  «  Mes- 
sieurs »,  il  trouvait  Arnauld  et  la  plupart  des  autres  trop 
modérés,  trop  désireux  d'assurer  la  paix.  «  Son  humeur 


PASCAL    ET    PORT-ROYAL  3I 

bouillante  »,  comme  disait  sa  sœur,  n'admettait  pas  les 
tempéraments  qu'acceptait  l'illustre  docteur. 

Mais  jamais,  les  mêmes  témoins  l'affirment,  la  cha- 
rité entre  eux  ne  fut  altérée,  jamais  l'amitié  ne  fut  re- 
froidie ;  et  tant  qu'il  resta  dans  son  domicile  de  la  Porte 
Saint-Michel,  Pascal,  sans  doute,  continua  d'aller  sou- 
vent au  Port-Royal  de  Paris.  Là,  tout  lui  rappelait  Jac- 
queline, et  il  pouvait  voir  M.  Singlin  qui  y  demeura  jus- 
qu'à ce  que  la  persécution  l'en  fît  sortir.  Là  aussi,  il 
retrouvait  dans  les  dehors  de  la  maison  d'autres  amis, 
notamment  la  vieille  marquise  de  Sablé  à  laquelle  l'atta- 
chait une  particulière  affection.  Aujourd'hui  encore,  dans 
l'ancienne  abbaye  devenue  l'hôpital  de  la  Maternité,  ce 
n'est  pas  sans  émotion  que  l'on  gravit  l'escalier  qu'il  dut 
prendre  si  souvent  pour  aller  chez  la  marquise,  en  ce 
logement  mi-conventuel,  mi-mondain  où  La  Rochefou- 
cauld venait  discuter  avec  Nicole,  où  le  frère  de  Louis  XIV 
ne  dédaignait  pas  de  monter,  où  le  jésuite  Rapin  put 
rencontrer  parfois  l'auteur  des  Provinciales  :  «  Il  vous 
regardait  par  les  yeux  de  la  foi,  écrira  au  lendemain  de  sa 
mort  la  Mère  Agnès  Arnauld  à  Mme  de  Sablé,  ce  qui  lui 
donnait  un  zèle  et  un  amour  pour  votre  âme  qu'il  aurait 
voulu  servir  aux  dépens  de  sa  vie.  Et  c'est  ce  qui  vous  fait 
ressentir  cette  solitude  terrible  de  vous  voir  délaissée  d'un 
ami  si  fidèle  qui  ne  laisse  pas  son  semblable  après  lui.  » 

Quand  à  la  fin  de  juin  1662,  Pascal,  abandonnant  son 
logis  à  des  indigents  s'en  vint  demeurer  chez  Mme  Périer 
rue  des  Fossés-Saint- Victor,  il  n'en  sortit  plus  guère,  ter- 
rassé par  le  mal  qui  ne  lui  laissait  pas  de  relâche.  Et  c'est 
alors  Port-Royal  qui  vint  à  lui.  Arnauld,  Nicole,  M.  de 
Sainte-Marthe  se  succédèrent  à  son  chevet  d'agonisant, 
bravant  le  danger  qu'ils  couraient  d'être  arrêtés  à  une 
époque  où  ils  étaient  proscrits.  M.  de  Sainte-Marthe  l'en- 
tendit plusieurs  fois  en  confession  ;  M.  Wallon  de  Beau- 
puis,  qui  prenait  soin  des  enfants  Périer,  assista  à  sa  sainte 
mort,  et  l'on  devine  comment  il  fut  pleuré  en  lisant  les 


32  PASCAL    ET    PORT-ROYAL 

lettres  écrites  après  le  19  août  :  «  Je  n'y  puis  penser  ni  vous 
en  écrire  que  les  larmes  aux  yeux,  mandait  l'abbé  de  La 
Lane  à  Mme  Périer.  C'est  peu  de  le  regretter  pour  ses 
proches  et  pour  ses  amis,  il  faut  le  regretter  pour  toute 
l'Église.  Ceux  qui  savent  ce  qu'il  avait  fait  et  ce  qu'il 
pouvait  faire  et  aurait  fait  ne  peuvent  s'en  consoler  qu'en 
adorant  la  Providence  de  Dieu  qui  l'a  voulu  ôter  de  ce 
monde  pour  sa  gloire  et  pour  récompenser  la  piété  et  les 
travaux  de  son  serviteur.  » 

Puis,  quand  tout  fut  fini,  quand  on  lui  eut  jeté  un  peu 
de  terre  sur  la  tête,  ce  fut  à  ces  mêmes  amis.  Messieurs  de 
Port-Royal,  que  Mme  Périer  s'adressa  pour  recueillir  et 
publier  les  Pensées  de  son  frère.  Leur  première  édition 
s'appellera  toujours  l'édition  de  Port-Royal. 

A  travers  les  temps,  ils  nous  arrivent  donc  insépara- 
blement joints,  ces  deux  noms  de  Pascal  et  de  Port-Royal, 
et  l'on  se  demande  seulement  si  Pascal  fit  plus  pour  Port- 
Royal  ou  Port-Royal  pour  Pascal. 

Ne  le  discutons  pas,  ou  plutôt,  disons  mieux  :  sans 
Port-Royal  nous  n'aurions  pas  tout  Pascal.  Sans  Pascal, 
il  manquerait  un  rayon  à  Port-Royal.  Ils  se  complètent 
harmonieusement  comme  la  vertu  par  le  génie,  le  génie 
par  la  vertu,  et  dans  la  paix  sereine  de  l'Histoire  une 
même  admiration  les  réunit  pour  jamais. 

CÉCILE  GAZIER. 


VARIATION  SUR  UNE  "  PENSÉE 


>> 


Le  silence  éternel... 

—  Quels  sons  doux  et  puissants,  demande  Eustathe 
à  Pythagore,  et  quelles  harmonies  d'une  étrange  pureté 
il  me  semble  d'entendre  dans  la  substance  de  la  nuit 
qui  nous  entoure?  Mon  âme,  à  l'extrême  de  l'ouïe, 
accueille  avec  surprise  de  lointaines  modulations.  Elle 
se  tend,  pareille  à  l'espérance,  jusqu'aux  limites  de  mon 
sens,  pour  saisir  ces  frémissements  de  cristal  et  ce  mugis- 
sement d'une  majestueuse  lenteur  qui  m'émerveillent. 
Quel  est  donc  le  mystérieux  instrument  de  ces  délices? 

—  Le  ciel  même,  lui  répondait  Pythagore.  Tu  perçois 
ce  qui  charme  les  dieux.  Il  n'y  a  point  de  silence  dans 
l'univers.  Un  concert  de  voix  éternelles  est  inséparable 
du  mouvement  des  corps  célestes.  Chacune  des  étoiles 
mobiles,  faisant  vibrer  l'éther  selon  sa  vitesse,  commu- 
nique à  l'étendue  le  son  qui  est  le  propre  de  son  nombre. 
Les  plus  éloignées,  qui  sont  nécessairement  les  plus 
rapides,  fournissent  à  l'ensemble  les  tons  les  plus  aigus. 
Plus  graves  sont  les  plus  lentes,  qui  sont  les  plus  proches 
de  nous  ;  et  la  terre  immobile  est  muette.  Comme  les 
sphères  obéissent  à  une  loi,  les  sons  qu'elles  engendrent 
se  composent  dans  cet  accord  suave  et  doucement 
variable,  qui  est  celui  des  cieux  avec  les  cieux.  L'ordre  du 
monde  pur  enchante  tes  oreilles.  L'intelligence,  la  jus- 
tice, l'amour,  et  les  autres  perfections  qui  régnent  dans 
la  partie  sublime  de  l'univers,  se  font  sensibles  ;  et  ce 
ravissement  que  tu  éprouves  n'est  que  l'effet  d'une  divine 
et  rigoureuse  analogie... 


34  VARIATION    SUR    UNE  «   PENSÉE   » 

Voilà  ce  que  prêtait  aux  abîmes  de  la  nuit  le  profond 
désir  des  anciens  Grecs. 

Quant  aux  Juifs,  ils  ne  parlent  des  cieux  qu'ils  n'en 
célèbrent  l'éloquence.  Les  nuits  bibliques  retentissent  des 
louanges  du  Seigneur.  Les  étoiles,  quelquefois,  y  paraissent 
confondues  aux  fils  de  Dieu,  qui  sont  les  anges,  et  cette 
innombrable  tribu  des  esprits  et  des  astres  fait  entendre 
à  toute  la  terre  une  acclamation  immense. 

«  Les  cieux  énoncent  la  gloire  de  Dieu,  et  l'ouvrage 
de  ses  mains  est  proclamé  par  le  firmament.  » 

L'auteur  des  Psaumes  ne  trouve  pas  de  termes  assez 
énergiques  pour  exprimer  toute  la  puissance  de  cette  voix 
extraordinaire  :  «  Le  jour  vomit  au  jour  la  parole  divine,  et 
la  nuit  enseigne  la  nuit.  Ce  ne  sont  point  des  babillages, 
ni  de  ces  propos  qui  peuvent  échapper  à  l'oreille,  mais 
leur  résonance  se  prolonge  aux  extrémités  de  la  terre... 
Non  sunt  loquelcB  neque  sermones  quorum  non  audiantur 
voces  eorum.  In  omnem  terram  exivit  sonus  eorum  et  in 
fines  or  bis  terrœ  ver  ha  eorum. 

Et  Jéhovah  lui-même  dit  à  Job  :  «  Les  étoiles  du  matin 
éclataient  en  chants  d'allégresse.  » 

Pascal  ne  reçoit  des  espaces  infinis  que  le  silence.  Il  se 
dit  «  effrayé  ».  Il  se  plaint  amèrement  d'être  abandonné 
dans  le  monde.  Il  n'y  découvre  pas  Celui  qui  déclarait  par 
Jérémie  :  Cœlum  et  terram  ego  impleo.  Et  cet  étrange 
chrétien  ne  se  trouve  pas  son  Père  dans  les  cieux...  Mais 
au  contraire,  «  en  regardant  tout  l'univers  muet,  il  entre 
en  effroi,  dit-il,  comme  un  homme  qu'on  aurait  porté 
endormi  dans  une  île  déserte  et  effroyable...  » 

Effroi,  effrayé,  effroyable;  silence  éternel;  univers  muet, 
c'est  ainsi  que  parle  de  ce  qui  l'entoure,  l'une  des  plus 
fortes  intelligences  qui  aient  paru. 

Elle  se  ressent,  elle  se  peint,  et  se  lamente,  comme  une 
bête  traquée  ;  mais  de  plus,  qui  se  traque  elle-même,  et 


VARIATION   SUR    UNE  «   PENSÉE   »  35 

qui  excite  les  grandes  ressources  qui  sont  en  elle,  les  puis- 
sances de  sa  logique,  les  vertus  admirables  de  son  lan- 
gage, à  corrompre  tout  ce  qui  est  visible  et  qui  n'est  point 
désolant.  Elle  se  veut  fragile  et  entièrement  menacée,  et 
de  toutes  parts  environnée  de  périls  et  de  solitude,  et  de 
toutes  les  causes  de  terreur  et  de  désespoir.  Elle  ne  peut 
souffrir  qu'elle  soit  tombée  dans  les  filets  du  temps,  du 
nombre  et  des  dimensions,  et  qu'elle  se  soit  prise  au  piège 
du  système  du  monde.  Il  n'est  pas  de  chose  créée  qui  ne 
la  rappelle  à  son  affreuse  condition,  et  les  unes  la  blessent, 
les  autres  la  trompent,  toutes  l'épouvantent,  tellement 
que  la  contemplation  ne  manque  jamais  de  la  faire  hurler 
à  la  mort.  Elle  me  fait  songer  invinciblement  à  cet  aboi 
insupportable  qu'adressent  les  chiens  à  la  lune  ;  mais  ce 
désespéré,  qui  est  capable  de  la  théorie  de  la  lune,  pous- 
serait son  gémissement  tout  aussi  bien  contre  ses  calculs. 
Ce  n'est  pas  seulement  ce  qui  arrive  dans  le  ciel,  mais 
toute  chose  ;  et  non  seulement  toute  chose  elle-même, 
mais  jusqu'à  l'innocente  représentation  des  choses,  qui 
l'irrite  et  se  fait  haïr  :  Quelle  vanité  que  la  peinture...  Il 
invente,  pour  les  images  que  poursuivent  les  arts,  une 
sorte  de  dédain  du  second  degré. 

Je  ne  puis  m'empécher  de  penser  qu'il  y  a  du  système 
et  du  travail  dans  cette  attitude  parfaitement  triste  et 
dans  cet  absolu  de  dégoût.  Une  phrase  bien  accordée 
exclut  la  renonciation  totale. 

Une  détresse  qui  écrit  bien  n'est  pas  si  achevée  qu'elle 
n'ait  sauvé  du  naufrage  quelque  liberté  de  l'esprit, 
quelque  sentiment  du  nombre,  quelque  logique  et 
quelque  symbolique  qui  contredisent  ce  qu'ils  disent.  Il 
y  a  aussi  je  ne  sais  quoi  de  trouble,  et  je  ne  sais  quoi  de 
facile,  dans  la  spécialité  que  l'on  se  fait  des  motifs 
tragiques  et  des  objets  impressionnants.  Qu'est-ce  que 
nous  apprenons  aux  autres  hommes  en  leur  répétant 
qu'ils  ne   sont   rien,   que   la    vie   est   vaine,   la    nature 


36  VARIATION    SUR    UNE  «   PENSÉE  » 

ennemie,  la  connaissance  illusoire  ?  A  quoi  sert  d'assommer 
ce  néant  qu'ils  sont,  ou  de  leur  redire  ce  qu'ils  savent? 

Je  ne  suis  pas  à  mon  aise  devant  ce  mélange  de  l'art 
avec  la  nature.  Quand  je  vois  l'écrivain  reprendre  et 
empirer  la  véritable  sensation  de  l'homme,  y  ajouter 
des  forces  recherchées,  et  vouloir  toutefois  que  l'on  prenne 
son  industrie  pour  son  émotion,  je  trouve  que  cela  est 
impur  et  ambigu.  Cette  confusion  du  vrai  et  du  faux  dans 
un  ouvrage  devient  très  choquante  quand  nous  la  soup- 
çonnons de  tendre  à  entraîner  notre  conviction  ou  à  nous 
imprimer  une  tendance.  Si  tu  veux  me  séduire  ou  me 
surprendre,  prends  garde  que  je  ne  voie  ta  main  plus 
distinctement  que  ce  qu'elle  trace. 

Je  vois  trop  la  main  de  Pascal. 

D'ailleurs,  quand  même  les  intentions  seraient  pures, 
le  seul  souci  d'écrire,  et  le  soin  que  l'on  y  apporte  ont  le 
même  effet  naturel  qu'une  arrière-pensée.  Il  est  inévi- 
table de  rendre  extrême  ce  qui  était  modéré,  et  dense  ce 
qui  était  rare,  et  plus  entier  ce  qui  était  partagé,  et  pathé- 
tique ce  qui  n'était  qu'animé...  Les  fausses  fenêtres  se 
dessinent  d'elles-mêmes.  L'artiste  ne  peut  guère  qu'il 
n'augmente  l'intensité  de  son  impression  observée,  et  il 
rend  symétriques  les  développements  de  son  idée  pre- 
mière, à  peu  près  comme  fait  le  système  nerveux  quand 
il  généralise  et  étend  à  l'être  tout  entier  quelque  modifi- 
cation locale.  Ce  n'est  pas  là  une  objection  contre  l'ar- 
tiste, mais  un  avertissement  de  ne  jamais  confondre  le 
véritable  homme  qui  a  fait  l'ouvrage,  avec  l'homme  que 
l'ouvrage  fait  supposer. 

Cette  confusion  est  de  règle  pour  Pascal.  On  a  tant 
écrit  sur  lui,  on  l'a  tant  imaginé  et  si  passionnément  con- 
sidéré qu'il  en  est  devenu  un  personnage  de  tragédie,  un 
acteur  singulier  et  presque  un  «  emploi  »  de  la  comédie 
de  la  connaissance.  Certains  jouent  les  Pascal.  L'usage 
a  fait  de  lui  une  manière  d'Hamlet  français  et  janséniste. 


VARIATION   SUR    UNE  «   PENSÉE   »  37 

qui  soupèse  son  propre  crâne,  crâne  de  grand  géomètre  ; 
et  qui  frissonne  et  songe,  sur  une  terrasse  opposée  à 
l'univers.  Il  est  saisi  par  le  vent  très  âpre  de  l'infini,  il  se 
parle  sur  la  marge  du  néant  où  il  paraît  exactement 
comme  sur  le  bord  d'un  théâtre,  et  il  raisonne  devant 
tout  le  monde  avec  le  spectre  de  soi-même. 

C'est  pourtant  un  fait  assez  remarquable  que  la  plu- 
part des  religions  aient  placé  dans  l'extrême  altitude  le 
siège  de  la  Toute-Puissance,  comme  elles  ont  trouvé  sa 
marque  et  les  preuves  de  son  existence  dans  cet  ordre 
sidéral,  qui  d'autre  part,  a  donné  aux  hommes  l'idée,  le 
modèle  primitif,  et  les  premières  vérifications  des  lois 
naturelles. 

C'est  vers  le  ciel  que  les  mains  se  tendent  ;  en  lui  que 
les  yeux  se  réfugient  ou  se  perdent  ;  c'est  lui  que  montre 
le  doigt  d'un  prophète  ou  d'un  consolateur  ;  c'est  du  haut 
de  lui  que  certaines  paroles  sont  tombées,  et  que  certains 
appels  de  trompettes  se  feront  entendre. 

Et  sans  doute,  ni  la  Cause  Première,  ni  l'Acte  Pur,  ni 
l'Esprit,  n'ont  point  de  site,  non  plus  qu'ils  n'ont  de  figure 
ni  de  parties  ;  mais  un  instinct  qui  tient  peut-être  à  notre 
structure  verticale,  mais  peut-être  le  sentiment  que  nos 
destins  sont  suspendus  à  des  phénomènes  très  éloignés, 
et  que  toute  vie  terrestre  en  dépend,  tourne  inévitable- 
ment les  hommes  embarrassés,  ou  affligés,  ou  tourmentés 
dans  leurs  esprits  par  leurs  questions  abusives,  vers  le 
zénith  du  lieu,  vers  le  haut. 

Exhausser,  exaucer,  sont  le  même  mot. 

Kant  lui-même,  cédant  à  un  secret  mouvement  de 
mysticisme  naïf,  a  conjoint  cette  espèce  d'inspiration 
qu'il  eut  d'une  loi  morale  universelle,  à  la  sensation  que 
lui  causait  le  spectacle  du  ciel  étoile. 

J'ai  essayé  quelquefois  d'observer  en  moi-même  et  de 
suivre  jusqu'aux  idées   cet   effet  mystérieux  que  pro- 


38  VARIATION    SUR    UNE  <(   PENSÉE   » 

duisent  généralement  sur  les  hommes  une  nuit  pure  et 
la  présence  des  astres. 

Voici  que  nous  ne  percevons  que  des  objets  qui  n'ont 
rien  à  faire  avec  notre  corps.  Nous  sommes  étrangement 
simplifiés.  Tout  ce  qui  est  proche  est  invisible  ;  tout  ce 
qui  est  sensible  est  intangible.  Nous  flottons  loin  de  nous. 
Notre  regard  s'abandonne  à  la  vision,  dans  un  champ 
d'événements  lumineux,  qu'il  ne  peut  s'empêcher  d'unir 
entre  eux  par  ses  mouvements  spontanés,  comme  s'ils 
étaient  dans  le  même  temps  ;  traçant  des  lignes,  formant 
des  figures  qui  lui  appartiennent,  qu'il  nous  impose,  et 
qu'il  introduit  dans  le  spectacle  réel. 

Cependant  la  distribution  de  tous  ces  points  nous 
échappe.  Nous  nous  trouvons  accablés,  lapidés,  englobés, 
négligés  par  ce  nombreux  étincellement. 

Nous  pouvons  compter  ces  étoiles,  nous  qui  ne  pouvons 
croire  que  nous  existions  à  leur  regard.  Il  n'y  a  aucune 
réciprocité  d'elles  à  nous. 

Nous  ressentons  quelque  chose  qui  nous  demande  une 
parole,  et  une  autre  chose  qui  la  refuse. 

Ce  que  nous  voyons  dans  le  ciel,  et  ce  que  nous  trou- 
vons au  fond  de  nous-mêmes,  étant  également  soustraits 
à  notre  action,  et  l'un  scintillant  au  delà  de  nos  entre- 
prises, l'autre  vivant  en  deçà  de  nos  expressions,  il  se 
fait  donc  une  sorte  de  relation  entre  l'attention  que  nous 
attachons  au  plus  loin,  et  notre  attention  la  plus  intime. 
Elles  sont  comme  des  extrêmes  de  notre  attente,  qui  se 
répondent,  et  qui  se  ressemblent  par  l'espérance  de 
quelque  nouveauté  décisive,  dans  le  ciel  ou  dans  le  cœur. 

A  ce  nombre  d'étoiles  qui  est  prodigieux  pour  nos 
yeux,  le  fond  de  l'être  oppose  un  sentiment  éperdu  d'être 
soi,  d'être  unique,  —  et  cependant  d'être  seul.  Je  suis 
tout,  et  incomplet.  Je  suis  tout  et  partie. 

L'obscurité  qui  nous  entoure  nous  fait  une  âme  toute 
nue. 


VARIATION    SUR    UNE   «   PENSÉE   »  39 

Cette  obscurité  est  tout  ensemencée  de  clartés  inac- 
cessibles. L'on  peut  difficilement  se  défendre  de  songer  à 
des  demeures  où  l'on  veille.  Nous  peuplons  vaguement 
l'ombre  de  vivants  lumineux  et  inconnaissables. 

Cette  même  ombre  qui  nous  supprime  les  environs  de 
notre  corps,  par  conséquence  rabaisse  le  son  de  notre 
voix  et  la  réduit  à  une  parole  intérieure,  car  nous  avons 
une  tendance  à  ne  parler  véritablement  qu'à  des  êtres 
peu  éloignés. 

Nous  éprouvons  un  calme  et  un  malaise  singuliers. 
Entre  le  <(  moi  »  et  le  «  non-moi  »,  il  n'y  a  plus  de  passage. 
Pendant  la  pleine  lumière,  il  existait  un  enchaînement 
de  nos  pensées  avec  les  choses,  par  nos  actes.  Nous  échan- 
gions des  sensations  contre  des  pensées,  et  des  pensées 
contre  des  sensations  ;  et  nos  actes  servaient  d'intermé- 
diaires, notre  temps  servait  de  monnaie.  Mais  à  présent 
il  n'y  a  plus  d'échanges,  il  n'y  plus  cet  homme  agissant 
qui  est  mesure  des  choses.  Il  n'y  a  plus  que  deux  présences 
distinctes  et  deux  natures  incommensurables.  Il  n'y  a 
que  deux  adversaires  qui  se  contemplent  et  qui  ne  se 
comprennent  pas.  L'immense  agrandissement  de  nos 
perspectives,  la  réduction  de  notre  pouvoir  sont  con- 
frontés. Nous  perdons  pendant  quelque  temps  l'illusion 
familière  que  les  choses  nous  correspondent.  Une  mouche 
qui  ne  peut  pas  traverser  une  vitre  est  notre  image. 

Nous  ne  pouvons  pas  rester  à  ce  point  mort.  La  sensi- 
bilité ne  connaît  point  l'équilibre.  On  pourrait  même  la 
définir  comme  une  fonction  dont  le  rôle  est  de  rompre 
dans  les  vivants  tout  équilibre  de  leurs  puissances.  Il  faut 
donc  que  notre  esprit  s'excite  soi-même  à  se  défaire  de 
sa  stupeur  et  à  se  reprendre  de  cette  solennelle  et  immo- 
bile surprise  que  lui  causent  le  sentiment  d'être  tout,  et 
l'évidence  de  n'être  rien. 

On  voit  alors  le  solitaire  par  essence,  l'esprit,  se  défendre 
par  ses  pensées.  Notre  corps  se  défend  contre  le  monde, 
par  ses  réflexes  et  par  ses  diverses  sécrétions  ;  et  tantôt. 


40  VARIATION   SUR    UNE  «   PENSÉE  » 

il  les  produit  comme  au  hasard,  et  comme  pour  faire 
hâtivement  quelque  chose  ;  et  tantôt,  ce  sont  des  mou- 
vements opportuns  et  des  humeurs  efficaces  qu'il  oppose 
exactement  à  ce  qui  l'opprime  ou  qui  l'irrite.  L'âme 
n'agit  pas  autrement  contre  l'inhumanité  de  la  nuit.  Elle 
s'en  défend  par  ses  créations  qui,  les  unes,  sont  naïves 
et  irrésistibles  comme  des  réflexes  ;  les  autres  sont  réflé- 
chies, retardées,  combinées,  articulées,  et  adaptées  à  la 
connaissance  qu'elle  peut  avoir  de  notre  situation. 

Nous  trouverons  donc  en  nous  deux  ordres  de  réponses 
à  la  sensation  que  j'ai  décrite,  et  que  nous  donne  la  vue 
du  ciel  et  l'imagination  de  l'univers.  Les  unes  seront 
spontanées,  et  les  autres  élaborées.  Elles  sont  bien  diffé- 
rentes, quoiqu'elles  puissent  se  mêler  et  se  combiner  dans 
la  même  tête  ;  mais  il  faut  les  séparer  pour  les  définir. 
On  les  distingue  souvent  en  attribuant  les  unes  au  cœur, 
les  autres  à  Y  esprit.  Ces  termes  sont  assez  commodes. 

Le  cœur  finit  presque  toujours,  dans  sa  lutte  contre 
la  figure  effrayante  du  monde,  par  susciter,  à  force  de 
désir,  l'idée  de  quelque  Être  assez  puissant  pour  contenir, 
pour  avoir  construit,  ou  pour  émettre,  ce  monstre  d'éten- 
due et  de  rayonnements  qui  nous  enferme,  qui  nous 
menace,  qui  nous  fascine,  qui  nous  intrigue  et  nous 
dévore.  Et  cet  Être,  ce  sera  même  une  Personne,  —  c'est- 
à-dire  qu'il  y  aura  quelque  ressemblance  entre  lui  et 
nous,  et  je  ne  sais  quel  espoir  d'une  entente  indéfinis- 
sable. Voilà  ce  que  le  cœur  trouve.  Il  tend  à  se  répondre 
par  un  dieu. 

On  sait  bien,  d'ailleurs,  par  l'expérience  de  l'amour, 
que  l'unique  a  besoin  de  l'unique,  et  que  le  vivant  veut 
le  vivant. 

Voyons  maintenant  quel  autre  genre  de  pensées  peut 
nous  venir,  si  nous  différons  notre  sentiment,  et  si  nous 
essayons  d'opposer  à  l'énorme  pression  de  toutes  les 
choses,  une  patience  infinie  et  un  immense  intérêt.  L'es- 
prit cherche. 


VARIATION    SUR    UNE  «   PENSÉE  »  41 

L'esprit  ne  se  hâtera  pas  d'imaginer  ce  qu'il  lui  faut 
pour  soutenir  la  considération  de  l'univers.  Il  examinera, 
sans  égard  au  temps,  ni  à  la  durée  d'une  vie  particulière. 
Il  y  a  un  contraste  remarquable  entre  la  promptitude, 
l'impatience,  l'inquiétude  du  «  cœur  »,  et  cette  lenteur 
faite  de  critique  et  d'espoir.  Ce  retard,  qui  peut  être 
illimité,  a  pour  effet  de  transformer  le  problème.  Le 
problème  transformé  pourra  transformer  le  question- 
neur. 

Nous  observerons  que  nous  ne  pouvons  penser  à  notre 
univers  qu'en  le  concevant  comme  un  objet  nettement 
séparable  de  nous,  et  distinctement  opposé  à  notre  cons- 
cience. Nous  pourrons  alors  le  comparer  aux  petits  sys- 
tèmes que  nous  savons  décrire,  définir,  mesurer,  expéri- 
menter. Nous  traiterons  le  tout  comme  une  partie.  Nous 
serons  conduits  à  lui  ajuster  une  logique  dont  les  opé- 
rations nous  permettront  de  prédire  ses  changements, 
ou  d'en  limiter  le  domaine. 

(Nous  comparerons,  par  exemple,  l'ensemble  des  étoiles 
à  un  nuage  gazeux,  nous  essaierons  sur  un  essaim  sidéral 
les  définitions  et  les  lois  trouvées  en  étudiant  les  gaz  au 
laboratoire,  nous  nous  ferons  une  idée  «  statistique  de 
l'univers,  nous  penserons  à  son  «  énergie  interne  »,  à  sa 
«  température  »,  etc.). 

Notre  travail  consistera,  en  somme,  à  rapprocher  ce 
qui  était  si  stupéfiant  et  si  émouvant,  de  ce  qui  est  familier 
à  nos  sens,  accessible  à  notre  action,  et  qui  se  conforme 
d'assez  près  à  nos  raisonnements. 

Mais  il  résulte,  —  il  doit  nécessairement  résulter  à  la 
longue,  de  ce  travail  illimité,  une  certaine  variation 
(déjà  sensible)  de  ce  familier,  de  ce  possible,  de  ce  raison- 
nable, qui  constituent  à  chaque  instant  les  conditions 
de  notre  apaisement.  Comme  les  hommes  ont  accepté  les 
antipodes,  ils  s'apprivoiseront  avec  la  «  courbure  d'uni- 
vers »,  et  avec  bien  d'autres  étrangetés.  Il  n'est  pas  impos- 
sible, —  il  est  même  assez  probable,  —  que  cette  accou- 


42  VARIATION    SUR    UNE  «    PENSÉE  » 

tumance  transforme  peu  à  peu,  non  seulement  nos  idées, 
mais  certaines  de  nos  réactions  immédiates. 

Ce  qu'on  pourrait  nommer  «  la  réaction  de  Pascal  » 
peut  devenir  une  rareté  et  un  objet  de  curiosité  pour  les 
psychologues. 

Pascal  avait  «  trouvé,  »  mais  sans  doute  parce  qu'il  ne 
cherchait  plus.  La  cessation  de  la  recherche,  et  la  forme 
de  cette  cessation,  peuvent  donner  le  sentiment  de  la 
trouvaille. 

Mais  il  n'a  jamais  eu  de  foi  dans  la  recherche  en  tant 
qu'elle  espère  dans  l'imprévu. 

Il  a  tiré  de  soi-même  le  silence  éternel  que  ni  les  hommes 
véritablement  religieux,  ni  les  hommes  véritablement 
profonds  n'ont  jamais  observé  dans  l'univers. 

Il  a  exagéré  affreusement,  grossièrement  l'opposition 
de  la  connaissance  et  du  salut,  puisqu'on  voyait  dans  le 
même  siècle,  de  savantes  personnes  qui  ne  faisaient  pas 
moins  bien  leur  salut,  je  pense,  que  lui  le  sien,  mais  qui 
n'en  faisaient  point  souffrir  les  sciences.  Il  y  avait  Cava- 
lieri,  qui  s'essayait  aux  indivisibles  ;  il  y  avait  ce  Saccheri, 
qui  soupçonnait,  sans  se  l'avouer,  ce  qu'il  y  a  de  convenu 
dans  Euclide  et  entr'ouvrait  une  porte  à  bien  des 
audaces  futures  de  la  géométrie.  Ce  n'étaient,  il  est  vrai, 
que  des  Jésuites. 

PAUL  VALÉRY. 


PASCAL 

ET   L'ÉGLISE   CATHOLIQUE'"' 


Nonne  cor  nostrum  ardens  erat  in 
nobis  dum  loqiieretur  in  via. 

Pendant  qu'il  cheminait  avec  nous, 
n'est -il  pas  vrai  qu'une  chaleur  céleste 
émanait  de  ses  paroles  et  nous  embra- 
sait. 

(S.  Luc,  XXIV,  32.) 


Quand  Sa  Grandeur  Mgr  l'évêque  de  Clermont  me  fit 
l'honneur  insigne  de  m'inviter  à  prendre  la  parole  dans 
cette  cérémonie  toute  spirituelle,  toute  religieuse  et  pure- 
ment pascalienne  dont  l'Académie  à^  Clermont  venait  de 
prendre  l'initiative,  ma  première  pensée  avait  été  de  me 
borner  à  réciter,  à  méditer  devant  ces  autels  quelques-unes 
des  prières  de  Pascal,  et,  par  là  même,  de  ressusciter  en 
quelque  sorte  ce  grand  chrétien  au  milieu  de  vous,  de  le 
ressusciter,  dis-je,  dans  sa  posture  la  plus  vraie,  la  plus 
caractéristique,  et  tel  qu'on  put  le  voir  ici  même,  à  genoux, 
soumettant  son  être  à  l'Être  infini.  Par  là  nous  ne  lui 
aurions  pas  seulement  rendu  le  seul  hommage  qui  fût 
aujourd'hui  de  quelque  prix  à  ses  yeux,  mais  encore,  et 
en  même  temps,  nous  aurions  touché  le  fond  même  de 
son  génie  et  découvert  le  secret  de  son  prestige.  Si  Pascal 
n'eût  été,  en  effet,  qu'un  géomètre  et  qu'un  écrivain,  la 


(i)  Premier  point  d'un  sermon  prêché  dans  la  cathédrale  de  Clermont, 
le  dimanche  8  juillet,  pour  le  troisième  centenaire  de  Pascal. 


44  PASCAL    ET    L'ÉGLISE   CATHOLIQUE 

France  et  le  monde  le  fêteraient  encore,  sans  doute,  mais 
non  pas  avec  cette  nuance  particulière  de  vénération  à 
laquelle  n'ont  pas  droit  les  héros  de  l'analyse  ou  de  la 
plume,  et  que  seuls  peuvent  attendre  de  nous  ceux  qui 
ont  fixé  leur  demeure  habituelle  dans  l'ordre  de  la  cha- 
rité. Qu'on  le  veuille,  qu'on  le  sache  ou  non,  dès  que 
l'on  s'approche  de  Pascal,  on  change  d'attitude,  de  style, 
et  même  de  curiosité.  On  baisse  le  ton,  comme  si  l'on 
entrait  dans  une  chapelle.  En  cette  présence  auguste, 
l'incroyant  lui-même,  s'il  a  l'esprit  et  le  cœur  bien  faits, 
sent  invinciblement  que  la  moindre  familiarité  serait  une 
faute  de  goût  et  une  sottise.  Bref,  notre  ferveur  le  canonise 
en  quelque  manière,  tant  elle  ressemble  à  cette  émotion 
spéciale,  solennelle  et  douce,  heureuse  et  craintive  qui  se 
forme  en  nous  à  la  rencontre  d'un  saint  :  «  Nonne  cor  nos- 
truni  ardens  erat  in  nobis  duni  loqtieretur  in  via.  Pendant 
qu'il  cheminait  avec  nous,  n'est-il  pas  vrai  qu'une  céleste 
chaleur  émanait  de  ses  paroles  et  nous  embrasait...  » 

S'il  en  est  ainsi,  qui  ne  voit  que  notre  meilleure  occu- 
pation en  ce  jour  devrait  être  de  nous  offrir  à  ce  foyer 
et  au  moment  où  il  est  le  plus  intense,  de  nous  agenouiller 
près  de  Pascal  à  genoux.  Et  c'est  bien  là  ce  que  nous 
ferons,  mais  auparavant  il  ne  m'a  pas  semblé  inutile 
d'examiner  loyalement,  |courageusement,  si  cette  prière 
nous  était  vraiment  permise,  à  nous  catholiques,  veux-je 
dire,  qui  entendons  régler  toutes  les  démarches  de  notre 
vie  intérieure  sur  les  directions  de  l'Église,  à  nous  qui 
résisterions  à  cette  prière  où  Pascal  nous  invite,  si  nous 
pensions  entrer,  si  par  cette  prière  même,  nous  pénétrions, 
si  peu  que  ce  fût,  dans  une  autre  communion  que  celle  des 
saints.  Après  tout,  ce  n'est  pas  ici  une  tribune  acadé- 
mique, c'est  la  chaire  de  vérité  :  celui  qui  vient  d'y 
monter  n'est  pas  un  simple  lettré,  un  des  multiples  his- 
toriens du  jansénisme  et  de  Pascal,  mais  un  prêtre  deux 
fois  tenu  de  peser  tous  ses  mots  dans  les  balances  du 
sanctuaire  et  par  les  engagements  de  son  sacerdoce,  et 


PASCAL   ET   L  EGLISE   CATHOLIQUE  45 

par  le  crédit  qu'a  bien  voulu  lui  accorder  le  digne  succes- 
seur de  ce  Massillon,  si  doux  et  si  ferme,  à  qui,  selon  ses 
propres  paroles,  «  Dieu  avait  fait  la  grâce  d'être  ennemi 
de  toutes  les  extrémités  ». 

Au  seuil  du  problème  qui  se  pose  à  nous  se  dresse 
un  vieux  préjugé  qu'ont  entretenu,  avec  une  égale  obsti- 
nation, et  les  panégyristes  du  jansénisme  et  un  certain 
nombre  de  ses  adversaires.  On  nous  représente  le  jansé- 
nisme comme  un  bloc  solide,  constamment  identique  à 
lui-même,  tout  mauvais  ou  tout  admirable,  depuis  ses 
débuts  dans  l'histoire  jusqu'aux  convulsions  ridicules 
ou  sinistres  de  son  agonie.  (C'est  le  thème  que  dévelop- 
pait hier  encore  le  chroniqueur  sincère,  mais  débile  et 
passionné  du  Mouvement  janséniste.)  Or  rien  n'est  moins 
conforme  à  la  vérité  qu'une  pareille  construction.  Croyez- 
en  plutôt  le  génial  Sainte-Beuve.  Pour  lui,  c'est  à  peine  si 
le  vrai  pensionnaire  de  Port-Royal  aurait  survécu  à  l'abbé 
de  Saint-Cyran.  Dès  le  temps  des  Provinciales,  la  trans- 
formation, la  décadence  auraient  commencé.  De  leur  point 
de  vue  doctrinal,  qui  présentement  est  seul  à  nous  retenir, 
les  théologiens  de  métier,  qui  savent  la  valeur  exacte,  le 
juste  poids  des  qualifications  canoniques,  ne  jugent  pas 
autrement  que  Sainte-Beuve.  Ils  se  refusent  à  réunir 
sous  la  même  condamnation  un  Saint-Cyran  et  un  Père 
Quesnel,  par  exemple,  celui-ci  ayant  catégoriquement 
refusé  de  se  soumettre  à  une  bulle  pontificale,  acceptée 
par  l'Église  universelle,  l'autre  ne  s'étant  jamais  porté  à 
des  extrémités  aussi  décisives.  Avant  et  après  la  bulle 
Unigenitus,  avant  et  après  la  révolte  formelle  contre  l'au- 
torité suprême,  elle  serait,  pour  nous  théologiens,  la 
grande  ligne  de  partage  dans  le  développement  du  jansé- 
nisme. Non  que  l'on  approuve  pour  cela  la  conduite  du 
grand  Arnauld  et  de  ses  disciples.  Sainte-Beuve  lui-même 
y  trouvait  beaucoup  à  répondre.  On  dit  simplement  qu'à 
les  juger,  comme  il  le  faut  bien,  sur  leurs  actes  et  sur 
leurs  paroles,  les  premières  générations  jansénistes  n'ont 


46  PASCAL   ET    L'ÉGLISE   CATHOLIQUE 

pas  commis  le  délit  formel  d'hérésie  ou  de  schisme. 
Ni  les  témoins  français  de  leur  politique  ondoyante, 
ni  les  papes  de  ce  temps-là  n'ont  vu  en  eux  des  frères 
séparés,  des  rebelles  au  sens  canonique  du  mot.  Ce  n'est 
pas  non  plus,  d'ailleurs.  Dieu  nous  en  garde  !  que  nous 
regardions  comme  autant  de  réprouvés  tous  les  malheu- 
reux qui  ont  suivi  le  Père  Quesnel  dans  sa  résistance  aux 
décisions  solennelles  de  l'Église.  On  se  débattait  alors 
dans  une  confusion  inextricable,  et  la  plupart  ne  savaient 
ce  qu'ils  faisaient.  Mais  enfin  les  conditions  n'étaient  plus 
du  tout  les  mêmes  :  le  conflit  avait  changé  non  pas  seu- 
lement d'acuité  mais  de  nature.  La  fronde  mal  dessinée 
d'hier,  avec  ses  habiletés,  ses  retraites,  ses  contra- 
dictions, était  devenue  une  secte  véritable  :  hérésie,  pas 
encore,  peut-être  ;  mais  certainement  schisme,  attentat 
encore  incertain  et  partagé,  mais  déjà  très  grave  contre 
l'unité  de  l'Église.  D'où,  pour  les  gardiens  de  la  disci- 
pline, de  nouveaux  cas  de  conscience,  plus  cruels  à 
résoudre  et  plus  pressants.  Fallait-il  refuser  les  derniers 
sacrements  à  la  bonne  Marguerite  Périer  qui  ne  voulait 
pas  rétracter  son  appel?  On  hésita  beaucoup,  nous  le 
savons,  et  il  semble  bien  que,  sans  l'intervention  de 
votre  admirable  MassiUon,  la  miraculée  de  la  Sainte 
Épine,  la  fille,  la  petite- fille  et  la  nièce  de  tant  de  pré- 
destinés serait  morte  sans  avoir  reçu  l'hostie  sainte. 
Aucune  difficulté  de  ce  genre  auprès  de  Pascal  mou- 
rant. Aux  yeux  de  l'excellent  prêtre  qui  le  visita  souvent 
pendant  ses  dernières  semaines,  il  n'était  qu'un  catho- 
lique comme  les  autres. 

Les  fautes  dont  il  avait  à  se  repentir  ne  relevaient  que 
du  for  intérieur.  Simple  laïque,  du  reste,  il  n'avait  eu  à 
signer  aucun  formulaire.  Cette  ligne  qu'on  a  trouvée 
dans  ses  papiers,  et  qui  ne  porte  ni  date  ni  signature, 
est  un  appel  du  tribunal  faillible  de  l'jndex  au  tribunal 
infaillible  de  Jésus,  ne  ressemble  d'aucune  manière,  je  ne 
dis  pas  seulement  à  une  déclaration  solennelle  de  mystère 


PASCAL   ET   L'ÉGLISE   CATHOLIQUE  47 

mais  encore  à  l'appel  chétif  et  caduc  d'une  Marguerite 
Wiener,  octogénaire.  Tout  au  plus  velléité  passagère  de 
révolte,  insensiblement  oubliée  peut-être,  et  peut-être 
aussi,  expressément  rachetée  par  une  déclaration  con- 
traire et  les  larmes  de  la  pénitence.  Cri  silencieux  de 
détresse  et  de  confiance,  lancé,  nous  ne  savons  à  quel 
moment,  ni  dans  quel  esprit  ;  intimes  colloques  avec 
Celui  à  qui  nous  pouvons  tout  dire  ;  écho  résigné  à  la 
plainte  du  Calvaire  :  Mon  Dieu,  pourquoi  m'avez-vous 
abandonné?  En  dehors  du  souverain  Juge  qui  nous  com- 
prend mieux  que  nous  ne  nous  comprenons  nous-mêmes, 
nul  ici-bas  n'a  le  droit  d'écouter  aux  dernières  portes  de 
l'âme.  En  la  personne  du  Père  Beurrier,  c'est  toute  l'Église 
qui  absout  Pascal  mourant  et  qui  le  reconnaît  pour  sien. 
«  Proficiscere  :  Ame  chrétienne,  âme  cathoHque,  partez 
pour  le  ciel  !  »  Appliquer  sciemment,  délibérément  à  Pascal 
un  nom  de  secte  serait  une  faute  mortelle  contre  la 
justice.  " 

Mais  si,  maintenant,  laissant  les  précisions  bienfai- 
santes des  théologiens  et  des  casuistes,  nous  prenons  ce 
mot  janséniste  au  sens  large,  au  sens  historique  et  légen- 
daire, la  plus  élémentaire  loyauté  nous  oblige  d'avouer 
que  Pascal,  quoi  qu'il  en  ait  dit,  est  bien  de  ce  groupe 
spirituel,  de  cette  école  dogmatique,  enfin  de  cette  fronde 
que,  d'un  nom  glorieux  et  douloureux  tout  ensemble, 
nous  appelons  Port-Royal.  Il  leur  appartient,  par  ses 
vertus,  par  ses  tendances  théologiques  et  par  l'impétuo- 
sité étourdie  de  .ses  polémiques.  Puisque,  pour  l'instant, 
nous  le  confessons  ici,  devant  Dieu,  je  ne  dis  rien  encore 
de  ses  vertus,  de  sa  foi  profonde,  du  sentiment  auguste 
qu'il  avait  des  choses  célestes,  en  un  mot,  de  tout  ce 
qu'il  a  de  commun  avec  Jacqueline,  la  Mère  Angélique, 
la  Mère  Agnès,  M.  Singlin,  M.  de  Saci,  M.  Hamon, 
et  tant  et  tant  d'autres.  Pour  nous  comme  pour 
Sainte-Beuve,  c'est  là  le  vrai  Port-Royal,  mais  il  en 
est  un  autre,  et  où  Pascal  s'est  attardé  trop  longtemps. 


48  PASCAL    ET    L'ÉGLISE  CATHOLIQUE 

Le  Port-Royal  où  dominent  —  c'est  toujours  Sainte- 
Beuve  qui  parle  —  «  ces  divisions  mortes  et  corruptibles 
que  l'homme,  en  tout  temps,  a  introduites  dans  le  fruit 
abondant  du  christianisme  »  ;  celui  qui  semble  attacher 
moins  de  prix  à  «  la  pulpe  mûrie  »  et  nourrissante  qu'à 
«  la  cloison  amère  >\  à  la  vive  réalité  de  la  grâce  qu'aux 
spéculations  sur  la  grâce  ;  celui  qui  risque  de  perdre  la 
simplicité,  la  joie,  la  charité  et  la  fidélité  des  enfants 
parmi  des  «  complications  de  diplomatie  canonique  et 
de  vocifération  scolastique  ». 

Nous  jugeons  ici  Pascal  avec  une  liberté  entière,  mais 
à  la  façon  de  ces  confesseurs  qu'il  n'aimait  pas,  de  ceux 
qui,  fidèles  aux  leçons  de  saint  Paul,  inclinent  toujours 
à  croire  le  bien  plutôt  que  le  mal.  Ils  estiment  en  effet  que 
chaque  cas  de  conscience  particulier  a  quelque  chose  de 
singulier,  d'unique,  qui  ne  s'est  pas  encore  présenté  et  ne 
se  présentera  jamais  plus,  et  que,  mauvaise  en  soi,  pour 
qui  la  compare  aux  défenses  du  Décalogue,  toute  action 
peut  voir  sa  malice  se  nuancer,  s'atténuer,  s'effacer  même 
peut-être  selon  les  dispositions  de  l'agent.  C'est  là,  sans 
doute,  la  raison  profonde  qui  guide  les  casuistes  dans  leurs 
spéculations,  parfois  trop  hardies  ou  trop  subtiles,  sur 
le  permis  et  le  défendu.  Ainsi,  pour  qui  les  juge  dans  l'abs- 
trait, deux  secondes  suffisent  à  condamner  les  Provin- 
ciales. Non  possumus.  Publier  un  libelle  est,  nécessaire- 
ment, foncièrement  immoral.  Mais  si  l'auteur  n'a  pas  su 
où  portaient  ses  coups,  s'il  n'a  ni  prévu  ni  voulu  les  consé- 
quences désastreuses  de  son  initiative,  les  pierres  tombent 
de  nos  mains,  et  nous  nous  retirons  en  silence,  assez 
lentement  néanmoins  pour  entendre  descendre  sur  les 
pécheurs  plus  malheureux  que  coupables  les  paroles  du 
pardon  :  «  Ils  ne  t'ont  pas  condamné,  je  ne  te  condamnerai 
pas  davantage  ».  Louis  de  Montalte  est  coupable,  Pascal 
innocent.  C'est  un  impulsif,  brusquement  appelé  à  venger 
certains  principes  de  la  morale  qu'on  lui  dit  menacés  par 
d'imprudents  sophistes,  appelé  aussi  à  défendre,  du  même 


PASCAL    ET    L'ÉGLISE   CATHOLIQUE  49 

coup,  ses  bienfaiteurs,  ses  amis,  tout  un  couvent  dont  il 
connaît  la  sainteté.  Quelques  hommes  du  métier  le  caté- 
chisent en  hâte,  lui  passionnément  docile  aux  maîtres 
successifs  qu'il  se  donne,  et  qu'il  jugera  quelque  jour, 
sans  doute,  nous  savons  avec  quelle  violence  maladive, 
mais  après  leur  avoir  d'abord  obéi.  C'est  un  géomètre 
rigide,  qui  n'a  pas  encore  appris  à  tempérer  par  l'esprit 
de  finesse,  à  soumettre  aux  souples  intuitions  du  cœur,  les 
certitudes  courtes,  cassantes,  trompeuses  de  la  raison 
raisonnante.  Avec  cela,  sûr  de  ses  intentions  droites,  sûr 
de  l'unique  amour  qui  remplit  sa  vie  et  que  lui  rappelle 
sans  cesse  la  feuille  de  parchemin  cousue  dans  la  dou- 
blure de  son  pourpoint.  Ajoutez  les  infaillibles  pressen- 
timents du  génie,  la  confuse  mais  pressante  révélation  du 
chef-d'œuvre  qui  veut  naître.  Nescio  quid  majus.  Que  de 
menaces,  mais  aussi  que  d'excuses  !  Et  bientôt  l'Église 
navrée  verra  se  réaliser  une  fois  de  plus  la  prophétie  de 
son  fondateur  :  un  jour  viendra  où  ceux  qui  vous  persé- 
cuteront penseront  venger  ainsi  la  cause  de  Dieu.  Que 
nous  importe,  du  reste,  le  plus  ou  moins  d'exactitude 
dans  les  citations  des  Provinciales.  Comme  tous  les  autres 
savants,  les  casuistes  se  trompent,  mais,  pour  discuter 
leurs  erreurs  particulières,  c'est  l'ensemble  de  la  théo- 
logie morale,  c'est  toute  une  science  délicate  et  profonde 
qu'il  faudrait  déjà  posséder  —  science  dont  Louis  de 
Montalte  ignore  jusqu'aux  éléments.  Mais  cela,  je  veux 
dire  ce  péché  d'incompétence,  ne  serait  rien,  si  la  charité 
était  restée  sauve,  si,  content  de  censurer  quelques 
jésuites,  Pascal  s'était  scrupuleusement  défendu  de  vouer 
au  mépris  de  lecteurs  sans  nombre  toute  ime  immense 
famille  d'honnêtes  savants,  d'apôtres,  de  directeurs,  de 
mystiques  et  de  martyrs,  cette  compagnie  enfin,  plus 
sainte  encore  que  célèbre,  qui  ne  porte  pas  en  vain  le 
nom  de  Jésus.  Nolite  langer e  Christos  meos,  a  dit  le  Sei- 
gneur, ne  touchez  pas  à  mes  Christs.  Hélas  !  nous  ne 
sommes  tous  que  mensonges,  inconscience  et   misère  : 


50  PASCAL    ET   L'ÉGLISE   CATHOLIQUE 

Si  iniquitates  observaveris,  Domine,  Domine,  quis  susti- 
nebif.  «  Que  Dieu  ne  nous  impute  pas  nos  péchés,  s'écriait 
Pascal,  c'est-à-dire  toutes  les  conséquences  et  suites  de 
nos  péchés,  qui  sont  effroyables  ».  Heureux  Pascal  !  Dieu 
certainement  ne  lui  a  pas  imputé.  Dieu,  je  l'espère,  lui 
aura  caché  l'histoire  posthume  des  Provinciales. 

Ses  erreurs,  ses  oscillations  dogmatiques  —  Ecrits  sur 
la  grâce;  Pensées  —  nous  font  moins  de  peine,  soit  parce 
que  la  doctrine  janséniste  a  perdu  son  ancienne  puissance 
de  séduction,  l'Église  universelle  —  et  les  docteurs  et  la 
foule  —  ne  pouvant  supporter,  ne  pouvant  même  com- 
prendre aujourd'hui  d'autre  théologie  que  celle  de  saint 
François  de  Sales  ;  soit  parce  que  la  mort  n'a  pas  permis 
à  Pascal  de  se  dégager  des  contradictions  où  il  n'a  cessé 
de  se  débattre  ;  soit  enfin  et  surtout  parce  que,  dans  les 
derniers  mois  de  sa  vie,  il  renonça  formellement  à  ces 
controverses,  abjurant  en  quelque  sorte  la  mission 
de  théologien  qu'il  s'était  imprudemment  donnée,  et  s'en 
rapportant,  sur  ces  délicates  matières  de  la  grâce,  à 
l'enseignement  de  l'Église. 

Oh  1  je  ne  l'ignore  pas,  quelques-uns  qui  se  croient 
sur  Pascal  un  je  ne  sais  quel  droit  de  propriété  sou- 
tiennent que  cet  apaisement  final,  que  cet  humble  retour 
à  la  docilité  des  simples  fidèles  sont  invraisemblables 
pour  qui  se  rappelle  la  triste  scène  où  Pascal,  reprochant 
au  grand  Arnauld  de  biaiser  dans  la  défense  de  la  vérité 
janséniste,  s'évanouit  d'indignation  et  de  douleur.  Eh  ! 
quoi,  ignorent-ils  leur  Pascal  au  point  de  le  voir  immo- 
bile, fermé,  incapable  de  revenir  sur  les  premiers  em- 
portements de  son  extraordinaire  et  passagère  violence? 
Au  point  de  ne  pas  le  voir  tel  que  son  histoire  vraie 
nous  le  montre,  d'abord  dominateur,  méprisant,  intrai- 
table, colère,  puis,  dès  qu'il  a  eu  le  temps  de  se 
calmer,  humble  et  doux  comme  un  enfant.  Jacqueline  le 
connaissait  mieux.  En  vérité,  ce  dernier  paroxysme,  où 
l'on  prétend  le  figer,  annonçait  plutôt  et  promettait  même 


PASCAL    ET   L'EGLISE   CATHOLIQUE  5I 

une  prochaine  détente,  des  remords,  de  longues  heures 
de  réflexion  calme,  de  plus  longues  prières  pour  demander 
la  grâce  des  pacifiques,  les  inspirations,  les  tendres  mur- 
mures de  Celui  qui  ne  nous  parle  ni  dans  le  tremblement 
de  terre,  ni  dans  l'ouragan. 

Le  Seigneur  ne  vient  pas  à  nous  dans  nos  convulsions. 
Or  ce  jour  même  de  l'évanouissement,  ou  peu  après, 
Pascal  aura  senti  monter  en  lui  l'horreur  de  l'abîme, 
passer  sur  lui  l'ombre  toute  proche  du  Tentateur.  Il  se 
trouvait  au  bord  de  la  révolte  finale.  N'allait-il  pas  jusqu'à 
laisser  entendre,  avec  Luther  et  Calvin,  que  Rome  avait 
trahi  la  cause  de  la  vérité  ;  n'allait-il  pas  jusqu'à  paraître 
oublier  ce  qu'il  avait  promis  jadis,  et  de  quel  cœur! 
«  Je  ne  m'en  séparerai  jamais.  »  Il  se  calma,  il  ouvrit  les 
yeux,  il  comprit,  il  se  convertit  une  fois  de  plus. 

Un  document  capital,  et  qui  me  paraît  irréfutable, 
nous  atteste  cette  évolution  décisive.  C'est  le  témoi- 
gnage formel,  explicite,  et  formellement  renouvelé  du 
curé  de  Saint-Étienne-du-Mont,  Beurrier,  que  Pascal, 
dans  sa  dernière  maladie,  avait  envoyé  chercher.  «  Dès 
notre  première  entrevue,  raconte  Beurrier,  il  me  mit  sur 
les  matières  du  temps  qui  faisaient  tant  de  bruit  entre 
les  doctes  catholiques  sur  la  doctrine  de  la  grâce,  de  la 
puissance  et  autorité  du  Pape,  et  me  dit  qu'il  gémissait 
fort  de  voir  cette  division  entre  les  fidèles...,  m'ajoutant 
qu'on  l'avait  voulu  engager  dans  ces  disputes,  mais  que..., 
depuis  deux  ans,  il  s'était  retiré  brusquement  (recon- 
naissez là  une  fois  de  plus,  les  revirements  soudains,  les 
bonds  de  Pascal),  vu  la  grande  difficulté  de  ces  ques- 
tions, si  difficiles,  de  la  grâce  et  de  la  prédestination.  Et 
pour  la  question  de  l'autorité  du  Pape,  il  l'estimait  aussi 
de  conséquence  et  très  difficile  à  vouloir  connaître  ses 
bornes,  et  qu'ainsi,  n'ayant  point  étudié  la  scolastique, 
il  avait  jugé  qu'il  se  devait  retirer  de  ces  disputes...  et, 
ainsi,  qu'il  se  tenait  aux  sentiments  de  l'Église  touchant 
ces  grandes  questions,  et  qu'il  voulait  avoir  une  parfaite 


52  PASCAL   ET   L'ÉGLISE   CATHOLIQUE 

soumission  au  vicaire  de  Jésus-Christ,  qui  est  le  Souve- 
rain Pontife.  » 

Le  voici  donc  tout  à  fait  des  nôtres.  Il  a  rompu,  non 
pas  certes  avec  le  Port-Royal  des  saints,  non  pas  avec 
les  polémistes  de  Port-Royal,  mais  avec  la  théologie 
querelleuse,  dangeureuse  de  Port- Royal.  Les  claires  paroles 
de  Beurrier  ne  permettent  pas  le  moindre  doute  à  ce 
sujet,  quoi  que  les  derniers  jansénistes  aient  essayé  d'en 
penser.  Au  reste,  nous  n'avons  pas  besoin  de  ce  docu- 
ment. La  séparation  qu'il  atteste,  séparation  paisible  et 
sans  éclats  de  rupture,  se  préparait,  se  dessinait  depuis 
longtemps  dans  l'âme  de  Pascal,  je  dirais  volontiers 
depuis  toujours.  Non,  Pascal  n'a  jamais  été  qu'en  ap- 
parence le  lieutenant  du  grand  Arnauld.  Ces  deux 
hommes  ne  se  meuvent  pas  dans  le  même  ordre  et 
quand  ils  se  passionnent  pour  ou  contre  les  mêmes  idéo- 
logies ou  les  mêmes  formules,  la  passion  qui  les  aveugle 
n'est  pas  la  même.  Purement  intellectuelle  et  ratioci- 
nante chez  Arnauld,  ou,  si  l'on  peut  dire,  à  fleur  d'âme  ; 
intellectuelle  aussi  et  géométrique,  mais  avant  tout 
morale  et  religieuse  chez  Pascal.  S'il  a  cru  démontrer 
ses  thèses  et  écraser  ses  adversaires,  Arnauld  est  content  : 
Recepit  mercedem,  vanus  vanam.  Mais  Pascal,  aucun 
triomphe  de  ce  genre  ne  le  comblerait.  C'est  Dieu  qu'il 
cherche,  la  réalité  et  la  possession  de  Dieu,  à  travers  les 
disputes  mêmes,  où  son  génie  de  géomètre  n'est  pas  sans 
prendre  quelque  plaisir,  mais  à  chaque  dispute  nouvelle, 
il  sent  bien  que  nulle  dissertation,  même  victorieuse,  sur 
la  casuistique,  sur  Jansénius,  sur  les  formulaires  ne  le 
rapproche  du  Libérateur,  ne  lui  rend  Dieu  plus  sensible. 

Ce  n'est  pas  à  coups  de  syllogisme  que  l'on  force  les 
portes  du  Saint  des  Saints  :  Non  in  dialectica  compiacint 
Deo  salvum  facere  populum  suum.  Angoisse  dont  Arnauld 
n'a  point  souffert  :  honnête  chrétien,  certes,  et  sans 
reproche,  du  moins  à  ses  propres  yeux,  mais  plus  occupé 
à  construire  ou  à  renverser  des  systèmes  christologiques 


PASCAL   ET   L'ÉGLISE   CATHOLIQUE  53 

qu'à  s'unir  par  le  fond  de  l'âme  à  la  personne  du  Christ. 
Angoisse,  d'ailleurs,  qui  bien  loin  d'endormir  l'intelli- 
gence, la  stimule  au  contraire,  la  nourrit,  l'éclairé,  ne 
serait-ce  qu'en  lui  rappelant  ses  limites.  Pour  peu  que 
l'on  ait  essayé  de  voir  dans  l'intimité  de  Pascal,  on  sent 
d'avance  que,  tôt  ou  tard,  la  fougue  de  ses  convictions 
improvisées  et  d'autant  plus  intrépides,  s'apaisera,  faisant 
place  à  un  sens  de  plus  en  plus  aigu,  accablant  et  exaltant 
du  mystère. 

Vous  venez  de  l'entendre  :  questions  difficiles,  très 
difficiles.  L'étrange  mot  sous  la  plume  d'un  géomètre. 
Lorsque  jadis,  dans  le  programme  de  ses  concours, 
le  jeune  Pascal  faisait  sonner,  d'un  air  triomphal,  la 
difficulté  d'un  problème,  il  entendait  :  difficile  à  tout 
autre  qu'à  lui-même.  Quant  au  grand  Arnauld,  rien  ne 
lui  fut  ni  ne  lui  sera  jamais  difficile  :  hésiter  n'est  pas 
dans  ses  habitudes  ;  quoi  qu'il  en  dise,  il  est  sûr  d'avoir 
raison,  d'avoir  seul  raison.  Pascal  hésite  maintenait  ; 
il  se  retire  de  ces  disputes  deux  fois  décevantes,  puis- 
qu'elles n'ont  comblé  ni  le  vide  de  son  cœur,  ni  les 
exigences  de  son  esprit.  Il  quitte  la  partie,  non  sans  nous 
avoir  livré,  et  de  sa  main,  les  raisons  de  son  embarras  : 
«  S'il  y  a  jamais  un  temps  auquel  on  doive  faire  profes- 
sion des  contraires,  c'est  quand  on  reproche  qu'on  en 
omet  un.  Donc  les  jésuites  et  les  jansénistes  ont  tort  en 
les  celant,  mais  les  jansénistes  plus,  car  les  jésuites  ont 
mieux  fait  profession  des  deux,  »  Humble  aveu,  et  com- 
bien troublant  pour  ceux  qui,  malgré  le  témoignage  écla- 
tant de  Beurrier,  s'obstinent  à  proclamer  ex  cathedra  que 
Pascal  ne  varia  jamais. 

«  On  est  tout  naturellement  amené  à  se  demander, 
conclut  l'un  d'eux,  si  Pascal,  par  un  de  ces  lapsus 
auquel  tout  écrivain  est  exposé,  —  surtout  un  malade 
traçant  fiévreusement  sur  un  papier  de  rencontre  des 
notes  destinées  à  lui  seul  —  n'a  pas  tout  simplement  écrit 
jansénistes  pour  calvinistes.  »  Le  maladroit  !  Il  veut  que 


54  PASCAL   ET   L'ÉGLISE   CATHOLIQUE 

Pascal,  en  cela  d'ailleurs  tout  semblable  à  nous,  brouille 
automatiquement  les  deux  mots  :  jansénisme,  calvinisme. 
Mais  non,  dites  plutôt  que  Pascal  s'aperçoit  enfin  que 
la  théologie  est  une  science  difficile  et  qu'il  n'a  pas  le 
droit  d'y  parler  en  maître,  puisque,  de  sa  vie,  «  il  n'a 
point  étudié  la  scolas tique  ».  Ajoutez  à  cela  une  voix 
que  Pascal  avait  essayé  jadis,  mais  en  vain,  de  ne  pas 
entendre,  la  voix  de  la  charité.  Lui  qui  s'est  prononcé 
si  nettement  contre  les  guerres  civiles,  comment  n'aurait- 
il  pas  souffert  de  voir  une  nouvelle  Fronde  —  et  celle- 
ci  théologique  —  diviser,  déchirer  l'Église?  Et  ne  conve- 
nait-il pas  que  la  déj  ansénisation  progressive  de  Pascal 
—  s'il  est  permis  de  parler  ainsi,  —  comme  elle  avait 
commencé  par  la  charité,  s'achevât  par  elle. 

C'est  ainsi  que  s'évanouirent  insensiblement  toutes  les 
barrières  où  une  conscience  délicate  aurait  pu  craindre 
de  se  heurter,  dans  son  élan  vers  Pascal.  C'est  qu'aussi 
bien,  inflexible  sur  les  vérités  dont  elle  a  la  garde,  l'Église 
ne  traite  pas  avec  la  même  rigueur  immuable  tous  ceux 
de  ses  enfants  qui  l'ont  fait  souffrir. 

Au  front  de  quelques-uns  d'entre  eux,  elle  lit  un  signe 
sinistre,  et,  sans  prononcer  sur  ces  malheureux  la  suprême 
sentence  que  Dieu  se  réserve,  elle  voudrait  les  effacer  de 
l'histoire,  elle  ne  les  connaît  que  pour  maudire  le  jour  où 
ils  sont  venus  au  monde.  Devant  plusieurs  autres,  elle 
hésite  d'abord,  entre  la  sévérité  et  la  bienveillance,  mais 
déjà  elle  incline  à  leur  pardonner  beaucoup,  distinguant 
entre  leur  orientation  profonde  et  tels  autres  chemins  de 
traverse  qui  les  ont  tentés.  Elle  nous  permet  de  redire 
avec  amour  le  nom  du  grand  Origène,  elle  se  souvient 
qu'Erasme  a  aimé  Thomas  More  le  martyr,  et  qu'il  a  com- 
battu Luther  ;  elle  n'a  pas  fermé  la  douce  chapelle  floren- 
tine où  de  futurs  canonisés  priaient  de  tout  leur  cœur  celui 
qu'ils  appelaient  le  bienheureux  Jérôme  Savonarole.  Si 
elle  fait  ainsi  pencher  en  leur  faveur  ses  justes  balances, 
ce  n'est  pas  faiblesse  doctrinale,  c'est  peur  de  manquer  à 


PASCAL    ET    L'ÉGLISE    CATHOLIQUE  55 

la  vérité,  à  la  justice  eUe-même,  d'imiter  l'erreur  cruelle 
du  Pharisien  qui  ne  sut  pas  deviner  que  Madeleine  était 
sauvée  déjà  et  déjà  toute  sainte,  quand  elle  entra  dans 
la  maison  de  Simon  ou  encore  peur  de  manquer  de 
reconnaissance  envers  de  grands  services  rendus  et  de 
contrarier  par  là  le  mystère  des  desseins  de  Dieu. 

Ces  nobles  âmes,  jadis  plus  ou  moins  voilées,  ou  divisées, 
ou  inachevées  n'ont  pas  cessé  d'agir  sur  le  monde,  leur  vie 
posthume  corrigeant,  effaçant  peu  à  peu  les  erreurs,  les 
mauvais  exemples  de  leur  existence  première.  Que  si 
l'inquiète  vigilance  du  fils  aimé  lui  reproche  un  excès  de 
mansuétude,  l'invite  à  se  ressouvenir  de  sa  première 
froideur  et  de  ses  premiers  anathèmes,  l'Église  répond 
avec  le  prophète  :  Quomodo  maledicam  ad  maledixit  Do- 
minus.  Comment  oserais-je  maudire  celui  que  le  Seigneur 
a  béni,  le  docteur  imprévu  que  la  Providence  nous  avait 
gardé  pour  éclairer  les  ténèbres  de  l'heure  présente,  pour 
nous  ramener  des  âmes  sans  nombre? 

Quam  pulchra  tahernacula  tua  Jacob!  Qu'elle  est  belle  et 
rayonnante  la  cellule  de  Pascal  !  Mais  c'est  assez  l'expli- 
quer, l'excuser  et  le  définir.  Prions  avec  lui  !... 

HENRI BREMOND 

de  l'Académie  française. 


PASCAL   APOLOGISTE 


Pascal  ne  nous  livre  pas  une  doctrine,  une  chose  faite, 
c'est  de  sa  vie  même,  c'est  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  secret, 
de  plus  complexe  et  de  plus  mobile  au  monde,  d'un  cœur 
gravitant  dans  l'univers  spirituel,  que  sa  grande  raison 
pathétique  promène  devant  nous  les  reflets.  Il  est  donc 
particulièrement  malaisé  de  trouver  le  juste  lieu  d'où  le 
considérer  (et  «  il  n'y  a  qu'un  point  indivisible  qui  soit  le 
véritable  lieu  »).  Cela  est  cependant  tout  à  fait  nécessaire. 

Ni  théologien,  ni  philosophe  ;  nullement  métaphysi- 
cien. C'est  proprement  d'un  spirituel,  c'est  d'une  âme 
touchée  de  grâces  mystiques,  et  aiguillonnée  du  Saint- 
Esprit,  que  sortent  les  Pensées.  Voilà  ce  qui  fait  leur 
force. 

Où  trouver  vraiment  Pascal?  Dans  le  Mystère  de 
J}.SHS.  «Jésus  sera  en  agonie  jusqu'à  la  fin  du  monde  :  il 
ne  faut  pas  dormir  pendant  ce  temps-là...  Jésus  étant 
dans  l'agonie  et  dans  les  plus  grandes  peines,  prions  plus 
longtemps... 

—  «  Console-toi,  tu  ne  me  chercherais  pas,  si  tu  ne 
m'avais  trouvé.  Je  pensais  à  toi  dans  mon  agonie,  j'ai 
versé  telles  gouttes  de  sang  pour  toi...  Veux-tu  qu'il 
me  coûte  toujours  du  sang  de  mon  humanité,  sans  que  tu 
donnes  des  larmes? 

«    Si  tu  connaissais  tes  péchés,  tu  perdrais  cœur. 

—  «  Je  le  perdrai  donc,  Seigneur,  car  je  crois  leur 
malice  sur  votre  assurance. 

—  «  Non,  car  moi,  par  qui  tu  l'apprends,  t'en  peux 


PASCAL    APOLOGISTE  57 

guérir...  Je  t'aime  plus  ardemment  que  tu  n'as  aimé  tes 
souillures...  » 

Ces  paroles  qu'il  faut  citer  toujours,  si  connues  soient- 
elles,  ne  sentez-vous  passer  en  elles  la  même  secrète 
vertu  qui  atteste  en  le  moindre  mot  des  mystiques  l'ac- 
tion de  leur  maître?  Le  vrai,  le  plus  vrai  Pascal  est  celui 
du  Mystère  de  Jésus,  et  surtout  peut-être  celui  dont  nous 
ne  savons  que  le  silence  et  la  longue  agonie,  celui  que 
Dieu  ceint  lui-même  et  conduit  où  il  ne  veut  pas  aller, 
et  qu'il  purifie  pendant  quatre  années  de  pitoyable  lan- 
gueur. «  Il  n'avait  rien  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur  que 
les  pauvres...  Comme  il  ne  pouvait  travailler,  son  prin- 
cipal divertissement  était  d'aller  visiter  les  églises  où  il 
y  avait  des  reliques  exposées,  ou  quelque  solennité...  Il 
faisait  tout  cela  si  dévotement  et  si  simplement,  que 
tous  ceux  qui  le  voyaient  en  étaient  surpris  (i).  »  Il  était 
loin  alors  des  Provinciales  et  de  la  machine  arithmétique. 
Celui  qu'il  aimait  lui  parlait  au  cœur. 

Comprenons  après  cela  que  les  Pensées  ne  sont  pas  des 
notes  quelconques,  fixées  par  un  esprit  curieux  selon  les 
hasards  de  la  réflexion,  et  moins  encore  des  fragments 
philosophiques  comparables  à  ceux  qu'un  Leibniz,  par 
exemple,  nous  a  laissés.  Ce  sont  les  matériaux  d'un  orga- 
nisme parfaitement  déterminé  dans  son  espèce  et  dans  sa 
fin.  L'auteur  des  Pensées  ne  fait  pas,  selon  un  lieu  com- 
mun trop  facile,  «  éclater  tous  les  cadres  »  des  classifi- 
cations humaines  (il  n'y  a  que  Dieu  qui  soit  au-dessus  de 
tous  les  genres).  Il  est,  très  déterminément  et  très  volon- 
tairement, un  apologiste.  Pour  le  considérer,  il  faut  se 
placer  dans  la  perspective  de  cette  discipline  spéciale 
qu'est  l'apologétique,  je  ne  dis  pas  seulement  la  science 
théorique  ainsi  nommée,  et  qui  est  une  partie  de  la  théo- 
logie, je  dis  l'apologétique  vivante  et  pratique,  l'art 
d'orienter  les  âmes  vers  leur  Principe. 

(i)  Mme  Périer. 


58  PASCAL    APOLOGISTE 

Cet  art  est  quelque  chose  de  proprement  sacré,  Pascal 
le  sait  bien,  et  la  première  leçon  qu'il  nous  donne  ici  est 
une  leçon  d'humilité.  Agir  sur  le  cœur  de  l'homme  pour 
le  disposer  à  la  grâce,  c'est  œuvre  d'une  délicatesse 
étrange,  et,  de  soi,  déjà  surnaturelle.  Si  l'Esprit  de  Dieu 
ne  conduit  vos  doigts,  gare  à  l'irréparable.  A  vrai  dire, 
ceux-là  seuls  s'y  entendent  auxquels  cet  Esprit  donne 
dans  le  concret  et  le  particulier,  sous  une  lumière  d'ordre 
divin,  le  sens  de  la  réalité  humaine,  et  des  jointures  qui 
s'y  font  de  la  nature  et  de  la  grâce.  Aussi  bien  les  maîtres 
de  l'apologétique  vivante  ne  se  rencontrent-ils  que  parmi 
les  mystiques. 

De  là  vient  que  l'art  apologétique  de  Pascal,  s'il  reste 
inférieur  à  celui  des  apôtres  et  des  saints,  a  néanmoins  une 
valeur  authentique  et  de  premier  rang.  Ce  qui  fait,  au 
seuil  des  temps  modernes,  de  l'âge  réflexe,  le  caractère 
unique  et  l'importance  des  Pensées,  la  grandeur  de 
l'œuvre  (et  sa  misère),  c'est  que  les  lumières  aiguës 
qu'éveillent  les  touches  mystiques  s'y  trouvent  appli- 
quées, non  pas,  comme  dans  les  autres  écrits  des  spiri- 
tuels, à  la  contemplation  des  choses  divines,  mais  à  la 
science  de  la  créature,  à  la  science  pratique  de  l'homme  à 
tourner  vers  Dieu.  Et  cela  chez  un  esprit  d'une  force  natu- 
rellement prodigieuse,  qui  ployant  en  vainqueur  toutes 
choses  à  ses  fins,  Epictète  et  Montaigne,  Méré  et  Miton 
comme  l'infini  géométrique  et  la  règle  des  partis,  assume 
au  service  des  vertus  théologales  la  plus  rare  expérience 
du  monde  et  des  hauteurs  du  savoir  humain. 

Pascal  a  raison  de  dire  qu'il  est  presque  sans  compa- 
gnons dans  l'étude  de  l'homme,  —  entendons  de  la  nature 
humaine  considérée  non  pas  abstraitement  et  en  elle- 
même,  comme  font  les  philosophes,  mais  dans  les  condi- 
tions concrètes  de  son  existence  ici-bas.  Les  saints  pour- 
tant, ayant  part  à  la  science  de  celui  qui  savait  lui-même 
ce  qui  est  dans  l'homme,  l'ont  connue  mieux  que  lui.  Saint 
Dominique,  approchant  des  villes,  s'asseyait  au  bord  de 


PASCAL   APOLOGISTE  59 

la  route,  et  pleurait.  N'avait-il  pas  le  don  de  Science, 
qui  fait  voir  ce  que  nous  sommes  par  rapport  à  Dieu?  A 
ce  don,  d'après  saint  Augustin  et  saint  Thomas,  répond 
la  troisième  Béatitude,  parce  qu'il  n'est  pas  possible 
de  connaître  la  créature  dans  la  lumière  divine  sans  la 
connaître  aussi  dans  les  larmes  ;  et  pour  qui  l'entend, 
cet  enseignement  sacré  va  plus  loin  que  toute  la  psycho- 
logie de  Pascal.  Il  reste  qu'on  n'ôtera  jamais  à  Pascal 
cette  maîtrise  en  la  science  de  l'homme,  qui  est  son  privi- 
lège dans  la  famille  des  grands  esprits,  ce  sens  admirable, 
non  pas  janséniste,  mais  profondément  et  authentique- 
ment  catholique,  des  conditions  concrètes  de  notre  na- 
ture et  des  options  qu'elles  exigent,  qui  lui  fait  percevoir 
avec  une  véhémence  infaillible  que  l'état  concret  qui 
répondrait  à  la  pure  nature  est  un  état  fictif,  et  qu'en 
fait  il  n'est  pas  ici-bas  d'autre  état  pour  nous  que  l'état 
de  nature  déchue,  ou  l'état  de  grâce  :  vérité  cardinale 
dans  l'ordre  pratique,  qui  ne  dispense  pas  (là  est  l'erreur 
des  pascalisants)  de  la  connaissance  philosophique  de  la  na- 
ture humaine  abstraitement  considérée  comme  telle,  mais 
qui  doit  normalement  faire  équilibre  à  cette  connaissance, 
si  l'on  ne  veut  pas  rendre  vaine  la  croix  du  Christ.  C'est 
ici  que  Pascal  s'oppose  le  plus  foncièrement  à  Descartes, 
et  que  vraiment  seul  à  la  fin,  de  la  dure  solitude  des  dou- 
leurs de  l'inteUigence,  il  dresse,  comme  un  haut  signal,  la 
revendication  de  la  conscience  chrétienne  en  face  de 
l'apostasie  rationahste  qu'il  sent  venir,  et  dont  le  vent 
mortel  glace  d'horreur  sa  chair  malade. 

* 
*  * 

Plaçons-nous  donc  au  point  de  vue  qui  convient, 
comprenons  que  les  Pensées  nous  livrent,  —  dans  son  élan 
natif,  préservée  par  un  bienheureux  état  d'inachève- 
ment de  la  trop  belle  rhétorique  où  elle  se  fût  composée,  et 
dont  nous  pouvons  juger  par  trois  ou  quatre  morceaux 


6o  PASCAL   APOLOGISTE 

célèbres,  —  une  apologie  de  la  religion  chrétienne  écrite 
en  esprit  de  foi  et  en  ardeur  de  charité.  Il  devient  alors 
possible,  réserve  faite  de  quelques  idées  incurablement 
jansénistes,  de  donner  à  toutes  les  grandes  thèses  de 
Pascal  un  sens  conforme  à  l'orthodoxie  catholique,  que 
dis-je,  à  la  stricte  théologie  thomiste.  Il  sufht  pour  cela 
de  tout  ramener  à  l'intention  maîtresse. 

En  matière  pratique,  c'est  à  la  fin  que  tout  est  sus- 
pendu. Quelle  fin  ici?  Un  terme  divin  :  la  vertu  de  foi, 
qui  nous  fait  connaître  Dieu,  non  pas  seulement  comme 
auteur  des  choses,  mais  dans  le  mystère  incompréhensible 
de  sa  déité  :  Filins,  qui  est  in  sinu  Patris,  ipse  enarravit. 

De  la  foi  et  de  l'acte  de  foi,  Pascal  a  une  idée  dont  la 
sève  est  thomiste.  Il  sait  que  la  foi  «  est  au-dessus  »  des 
sens  et  de  la  raison,  <(  et  non  pas  contre  ».  Il  sait  qu'elle 
dépend  de  la  volonté,  mais  qu'elle  reste,  étant  connais- 
sance, formellement  un  acte  de  l'intelligence  («  la  vo- 
lonté est  un  des  principaux  organes  de  la  créance,  non 
qu'elle  forme  la  créance...  »),  il  sait  que  son  acte  est 
simple,  et  non  pas  discursif  («  Dieu  sensible  au  cœur  »),  il 
sait  qii'obscure  à  cause  de  l'inévidence  de  son  objet,  elle 
comporte  néanmoins  une  kimière  propre,  qui  fait  voir 
toutes  choses  «  d'une  façon  toute  nouvelle  »,  —  quasi 
oculo  Dei,  dit  saint  Thomas.  Il  sait  surtout  qu'elle  est 
essentiellement  surnaturelle,  en  sorte  que  sa  certitude  est 
en  elle-même  plus  forte  que  toute  certitude  scientifique, 
et  que  son  motif  formel,  —  Dieu  même  se  révélant,  — 
est  incomparablement  supérieur  à  toute  raison  et  démons- 
tration humaine.  «  La  foi  est  différente  de  la  preuve  : 
l'une  est  humaine,  l'autre  est  un  don  de  Dieu.  »  —  «  La 
foi  est  un  don  de  Dieu  ;  ne  croyez  pas  que  nous  disions 
que  c'est  un  don  de  raisonnement.  » 

«  Il  y  a  trois  choses,  dit  saint  Thomas,  qui  nous  con- 
duisent à  la  foi  du  Christ  :  la  raison  naturelle,  les  témoi- 
gnages de  la  Loi  et  des  prophètes,  la  prédication  des 
apôtres  et  de  leurs  successeurs.  Mais  quand  un  homme 


PASCAL    APOLOGISTE  6l 

a  été  ainsi  conduit  comme  par  la  main  jusqu'à  la  foi, 
alors  il  peut  dire  qu'il  ne  croit  pour  aucun  des  motifs 
précédents  :  ni  à  cause  de  la  raison  naturelle,  ni  à  cause 
des  témoignages  de  la  Loi,  ni  à  cause  de  la  prédication 
des  hommes,  mais  seulement  à  cause  de  la  Vérité  pre- 
mière elle-même...  C'est  de  la  lumière  que  Dieu  infuse 
que  la  foi  tient  sa  certitude  (i).  » 

Et  Pascal  :  «  Cette  religion  si  grande  en  miracles,  saints, 
pieux,  irréprochables,...  si  grande  en  science,  après  avoir 
étalé  tous  ses  miracles  et  toute  sa  sagesse,  elle  réprouve 
tout  cela,  et  dit  qu'elle  n'a  ni  sagesse  ni  signes,  mais  la 
croix  et  la  folio. 

«  Car  ceux  qui  par  ces  signes  et  cette  sagesse,  ont 
mérité  votre  créance,  et  qui  vous  ont  prouvé  leur  carac- 
tère, vous  déclarent  que  rien  de  tout  cela  ne  peut  nous 
changer,  et  nous  rendre  capables  de  connaître  et  aimer 
Dieu,  que  la  vertu  de  la  folie  de  la  croix,  sans  sagesse 
ni  signes  ;  et  non  point  les  signes  sans  cette  vertu... 

<(  Notre  religion  est  sage  et  folle.  Sage,  parce  qu'elle 
est  la  plus  savante,  et  la  plus  fondée  en  miracles,  pro- 
phéties, etc.  Folle,  parce  que  ce  n'est  point  tout  cela  qui 
fait  qu'on  en  est  ;  cela  fait  bien  condamner  ceux  qui  n'en 
sont  pas,  mais  non  pas  croire  ceux  qui  en  sont.  Ce  qui 
les  fait  croire,  c'est  la  croix,  ne  evacuata  sit  crux.  Et  ainsi 
saint  Paul,  qui  est  venu  en  sagesse  et  signes,  dit  qu'il 
n'est  venu  ni  en  sagesse  ni  en  signes  :  car  il  venait  pour 
convertir.  Mais  ceux  qui  ne  viennent  que  pour  convaincre 
peuvent  dire  qu'ils  viennent  en  sagesse  et  signes.  » 

Ainsi  donc  les  preuves  humaines  sont  requises  et 
nécessaires,  il  faut  à  l'acte  de  foi  des  préparations  et  des 
justifications  rationnelles.  Et  à  quelle  autre  fin  Pascal 
écrit-il?  «  Il  faut  ouvrir  son  esprit  aux  preuves.  »  {C'est 
Descartes  qui,  en  fait  d'apologétique,  se  contente  d'être 
«  de  la  religion  de  son  roi  et  de  sa  nourrice.  »  Le  pur  ratio- 

(i)  Saint  Thomas,  in  Joannetn,  c.  IV,  lect.  5,  n.  2. 


62  PASCAL    APOLOGISTE 

nalisme  rejoint  ici  le  fidéisme,  parce  que  preuves  histo- 
riques et  morales  ne  sont  rien  pour  lui.)  Mais  les  preuves 
humaines  et  les  justifications  rationnelles  sont  la  con- 
dition, non  le  principe  de  la  foi  infuse.  C'est  la  grâce 
seule  qui  a  le  rôle  décisif;  et  l'apologétique  n'a  pas  à 
engendrer  la  foi,  mais  seulement  à  y  préparer  l'âme.  Les 
âmes  sont  à  Dieu,  lui  seul  y  entre  :  quel  est  ce  roi  de 
gloire?  Le  Seigneur  est  ce  roi,  <:<  On  agit  comme  si  on  avait 
mission  pour  faire  triompher  la  vérité,  au  lieu  que  nous 
n'avons  mission  que  pour  combattre  pour  elle.  »  Je  vois 
dans  le  soin  du  véritable  apologète  à  respecter  l'opération 
de  Dieu  dans  les  âmes  la  plus  haute  application  de  cette 
grande  parole. 

Nous  rendons  grâces  à  Pascal  d'avoir  rappelé  à  tant 
de  baptisés  en  partance  pour  les  paradis  de  la  science 
humaine,  et  à  certains  théologiens  qui  plaquent  les  vertus 
chrétiennes  sur  l'homme  de  la  nature,  comme  un  peu 
d'or  sur  du  cuivre,  que  ce  n'est  pas  une  chose  plus  ou 
moins  difficile,  comme  d'être  un  Archimède  ou  un  César, 
mais  bien  une  chose  entièrement  impossible  à  la  seule 
nature  que  d'être  un  chrétien  :  ex  Deo  natus.  Nous  lui  ren- 
dons grâces  d'avoir  affirmé  magnifiquement  la  surnaiu- 
r alité  de  la  foi.  C'est  à  la  lumière  de  cette  doctrine  qu'il 
faut  considérer  les  Pensées.  J'aimerais  montrer  en  détail 
comment  elle  les  éclaire.  Je  dois  me  borner  aux  quelques 
indications  qui  suivent. 

Tout  l'effort  de  Pascal  tend  non  pas  à  «  convaincre  les 
athées  »,  mais  à  préparer  dans  les  âmes  l'intention  de  la 
foi.  Dès  lors,  que  pour  rendre  son  argumentation  efficace 
il  requièra  l'intervention  du  cœur  et  de  la  volonté,  com- 
ment s'en  étonner?  Il  ne  se  tient  pas  dans  l'ordre  de  la 
connaissance  spéculative,  il  se  tient  dans  l'ordre  con- 
cret et  individuel  des  préparations  pratiques  de  la  foi, 
il  intègre  ses  preuves  à  ce  grand  mouvement  d'intelli- 
gence et  de  volonté,  où  il  s'agit  pour  chacun  de  nous  de 
sauver  son  unique,  (jui  exige  la  rectification  du  désir  par 


PASCAL   APOLOGISTE  63 

rapport  à  la  fin  ultime,  et  qui  suppose  dès  le  principe  les 
prévenances  de  la  grâce.  Si  le  cœur  n'est  incliné,  ici  nulle 
raison  ne  vaut.  «  Ce  discours  est  fait  par  un  homme  qui 
s'est  mis  à  genoux  pour  prier  cet  Être  infini  de  se  sou- 
mettre votre  cœur.  » 

Les  preuves  qu'il  fournit,  il  entend  cependant  qu'elles 
soient,  en  elles-mêmes,  objectivement  valables  et  con- 
traignantes. «  Fondements  indubitables,  et  qui  ne  peu- 
vent être  mis  en  doute  par  quelque  personne  que  ce  soit.  » 
Quelles  preuves?  Miracles,  Prophéties,  Figures...  (et 
ramassées  avec  quelle  force  (i).)  Loin  qu'il  fasse  fi  de  ce 
qu'on  appelle  la  «  crédibilité  objective  »,  c'est  elle  qui 
devait  former  le  corps  de  son  apologie  (2).  Mais  ces  preuves 
d'ordre  historique  et  moral,  dont  il  a  esquissé  contre  les 
cartésiens  la  théorie  logique,  et  qui  sont  nécessitantes 
pour  la  raison,  fondées  sur  des  faits  donnés  extérieurs  à 
notre  conscience,  c'est  l'enseignement  révélé  lui-même 
qui  nous  les  propose  (car  Pascal  sent  bien,  avec  les  tho- 
mistes, que  la  défense  rationnelle  de  la  foi  doit  rester 
encore  sous  la  régulation  de  la  foi  ;)  et  parce  qu'elles  com- 
manderont toute  notre  conduite,  et  qu'elles  nous  mettent 
en  face  d'une  fin  surnaturelle,  elles  sont  telles,  en  fait, 
que  selon  la  disposition  des  cœurs  elles  éclairent  les  uns 
et  aveuglent  les  autres.  Ce  n'est  pas  au  Dieu  des  philo- 
sophes, c'est  au  Dieu  caché  de  la  foi  qu'elles  nous  con- 
duisent. 

Quant  à  la  considération  de  notre  nature,  de  ses  con- 
trariétés et  de  ses  besoins,  le  rôle  immense  qu'elle  joue 
dans  l'apologétique  de  Pascal  reste  préalable  aux  preuves 
elles-mêmes.  Il  s'agit  là,  essentiellement,  non  de  prouver, 
mais  de  disposer  le  sujet  à  entendre  la  preuve,  et  tout 
d'abord  de  le  tirer  de  sa  négligence  en  une  affaire  dont 
l'enjeu  est  lui-même,  «  et  son  éternité,  et  son  tout  »,  de 

(i)  Cf.  R.  P.  Lagrange,  Pascal  et  les  prophéties  messianiques,  Revue 
biblique,  octobre  1906. 

{2)  Cf.  A.  Gardeil,  laCrédibililéetr Apologétique, p.  i44etsui\. 


64  PASCAL   APOLOGISTE 

l'amener  à  chercher  la  vérité,  et  à  délibérer  de  sa  propre 
vie.  Art  d'ébranler  l'âme,  où  Pascal  est  maître.  Ainsi 
entendue,  sa  méthode  apparaît  dans  sa  force  et  sa  légi- 
timité, le  pari  lui-même  devient  acceptable  comme  argu- 
ment ad  homineni,  si  déficient  et  incomplet  soit-il,  remède 
désespéré  pour  éveiller  d'entre  les  morts  ceux  qui  sont 
ensevelis  dans  la  chair. 

Enfin  si  Pascal  ne  fait  pas  appel  aux  preuves  ration- 
nelles de  l'existence  de  Dieu,  n'est-ce  pas,  encore  une 
fois,  qu'il  n'est  pas  question  pour  lui  de  philosopher,  mais 
de  convertir?  Son  attitude  pratique  se  comprend  si  l'on 
se  place  au  point  de  vue  des  aptitudes  réelles  présentées 
à  l'égard  des  arguments  métaphysiques,  je  ne  dis  pas 
par  les  simples,  en  qui  le  sens  commun  garde  sa  vigueur 
intègre,  je  dis  par  la  catégorie  très  déterminée  de  gens 
cultivés  auxquels  il  avait  affaire.  Presque  tout  ce  qu'il 
dit,  du  reste,  de  la  faiblesse  de  la  raison,  si  on  le  rapporte, 
non  à  la  raison  elle-même,  mais  à  ce  qu'elle  est  de  fait 
dans  la  plupart  des  hommes,  un  thomiste  l'accorderait 
volontiers.  «  Nature  corrompue,  dit -il  :  l'homme  n'agit 
point  par  la  raison,  qui  fait  son  être.  »  Saint  Thomas  va 
plus  loin,  et  enseigne  qu'il  est  naturel  que  l'animal  rai- 
sonnable use  le  plus  souvent  mal  de  sa  raison.  (De  là 
une  saine  politique  à  fond  pessimiste  dont  Pascal  a 
exprimé  les  principes  avec  une  force  incomparable,  quoique 
d'une  manière  outrée.)  Ajoutez  à  cela  que  les  malades 
auxquels  il  s'adresse  sont  précisément  des  malades  de  la 
raison,  atteints  de  cette  hypertrophie  intellectuelle  qui 
commence  alors  à  se  manifester,  et  qui  a  pu  surexciter 
magnifiquement,  dans  le  domaine  mathématique,  l'acti- 
vité de  la  faculté  lésée,  la  rendant  toutefois  malhabile  aux 
spéculations  supérieures.  Est-ce  à  de  tels  malades  raidis 
contre  le  vrai  qu'on  va  «  prouver  la  divinité  par  les  ou- 
vrages de  la  nature,...  le  cours  de  la  lune  et  des  planètes  »? 
Montrez-leur  d'abord  qvie  «  ce  n'est  pas  par  notre  capacité 
à  concevoir  »  les  choses  «  que  nous  devons  juger  de  leur 


PASCAL   APOLOGISTE  65 

vérité  »,  apprenez-leur  à  se  soumettre  au  réel,  à  com- 
prendre que  la  raison  n'évite  l'absurde  qu'en  reconnais- 
sant l'Incompréhensible.  Faites-leur  demander  la  gratia 
sanans,  et  attendre  «  l'inspiration  »  dans  les  «  humilia- 
tions. >> 

Surtout  réveillez  en  eux  le  désir  naturel  de  l'absolue 
vérité.  Dites-leur  :  «  Nous  sommes  incapables  de  ne  pas 
souhaiter  la  vérité  et  le  bonheur  »  ;  dites-leur  :  «  A  moins 
d'aimer  la  vérité  on  ne  saurait  la  connaître.  »  Voilà  l'es- 
sentiel bienfait  de  l'apologétique  pascalienne,  pour  lequel 
tant  d'âmes  envelopperont  Pascal  de  leur  gratitude  dans 
l'éternité.  Ce  qui  est  vraiment  humain  dans  cette  apolo- 
gétique, et  ce  qui  fait  son  efficacité,  c'est  que  prenant 
pour  acquises,  quelle  que  soit  la  question  de  droit,  les 
impuissances  rationnelles  auxquelles  de  fait  se  butent 
les  incroyants,  elle  les  dresse  néanmoins  tout  entiers  vers 
la  vérité  qu'ils  ignorent.  En  éveillant,  lui  non  philosophe, 
un  désir  métaphysique,   Pascal,  aidé  de  la  grâce,  les 
oriente  vers  un  terme  qui  dépasse  à  l'infini  la  métaphy- 
sique. Ce  penseur  dont  le  pragmatisme  a  essayé  de  se 
réclamer,  le  secret  de  son  influence  est  son  amour  de  la 
vérité  pure,  son  incoercible  sentiment  des  droits  absolus 
de  la  vérité  sur  nous... 


* 


Ainsi  pourrait-on,  me  semble-t-il,  dégager  pour  Pascal, 
comme  il  demandait  qu'on  le  fît,  pour  «  tout  auteur  », 
ce  «  sens  auquel  tous  les  principes  contraires  s'accordent», 
—  sinon  doctrinalement  (car  il  y  a  chez  lui,  quoi  qu'on 
fasse,  des  contradictions  trop  marquées),  au  moins  dans 
l'intention  vivante  et  centrale.  Et  ce  sens  est  le  sens 
catholique.  Que  les  Provinciales  aient  mérité  d'être 
condamnées  par  l'Église  (qui  a  frappé  aussi,  ne  l'oublions 
pas,  les  propositions  laxistes  et  probabilistes  qui  scanda- 


66  PASCAL   APOLOGISTE 

lisaient  Pascal  (i),  que  Pascal,  à  certains  moments,  ail 
connu  des  mouvements  bien  amers,  et  qui  sentent  la 
secte,  il  ne  serait  même  pas  besoin,  cependant,  du 
témoignage  de  Beurrier  sur  l'admirable  soumission  de  ses 
derniers  jours  pour  comprendre  que  son  cœur  n'a  jamais 
cessé  d'être  fidèle.  Initié  à  la  théologie  par  les  jansé- 
nistes, c'est  la  foi  infuse  toute  nue  qui  l'élève  peu  à 
peu  au-dessus  du  jansénisme,  et  le  garde  en  contact 
avec  la  vérité.  Bien  plus  que  les  conversations  de 
Nicole,  c'est  elle  qui  dès  la  dix-septième  et  la  dix-hui- 
tième Provinciales,  comme  le  notent  Janssens  et  M.  Jac- 
ques Chevalier,  l'oriente  vers  le  thomisme.  Une  théologie 
purement  orthodoxe  apparaît  ainsi  comme  la  limite  idéale 
de  sa  pensée. 

En  fait  néanmoins,  il  serait  puéril  de  ne  pas  l'avouer, 
il  n'est  pas  parvenu  au  plein  équilibre  doctrinal,  et  n'a 
pas  su  se  maintenir  parfaitement  dans  cette  pure  ligne 
formelle  à  laquelle  tendait  l'instinct  de  sa  foi.  Défail- 
lances accidentelles,  déficiences  et  scories  humaines  qui 
sont  précisément  ce  qu'aiment  en  lui  des  esprits  qu'il 
aurait  hais,  car  ils  n'aiment  pas  la  vérité,  mais  l'homme, 
et  ne  cherchent  dans  les  grandes  âmes  qu'ils  admirent 
qu'à  s'aimer  eux-mêmes  avec  plus  de  concupiscence  et  de 
délectation. 

Que  dirons-nous  ici?  Comme  le  montrait  très  juste- 
ment le  P.  Petitot  dans  un  récent  article  (2),  Pascal,  et 
c'est  le  principe  de  toutes  ses  faiblesses,  a  une  incu- 
rable défiance  à  l'égard  de  la  métaphysique.  Je  sais  bien 
qu'incomparablement  plus  sensé  que  beaucoup  de  ceux 
qui  invoquent  aujourd'hui  son  patronage,  s'il  ne  se  ser- 
vait point  de  preuves  métaphysiques,  «  ce  n'est  pas  qu'il 

(i)  Décret  d'Innocent  XI,  2  mars  1679.  Denzinger-Bannwart,  1151- 
1216.  —  «  Si  mes  lettres  sont  condamnées  à  Rome,  avait  écrit  Pascal 
dans  une  de  ses  pensées  les  plus  amères,  ce  que  j'y  condamne  est 
condamné  dans  le  ciel.  »  Et  sera  condamné  un  jour  par  Rome,  eût-il  dû 
ajouter  s'il  avait  eu  plus  de  confiance  en  l'Église. 

(2)  Revue  des  Jeunes,  10  mai  1923. 


PASCAL   APOLOGISTE  67 

les  crût  méprisables  (i)  »  ;  il  sentait  la  force  du  raisonnement 
qui  nous  contraint  de  monter  le  long  des  degrés  de  per- 
fection, jusqu'au  premier  Être  :  «  N'y  a-t-il  point  une 
vérité  substantielle,  voyant  tant  de  choses  qui  ne  sont 
point  la  vérité  même?  »  Il  a  pourtant  écrit  d'autre  part  : 
«  Sans  l'Écriture,  sans  le  péché  originel,  sans  Médiateur 
nécessaire  promis  et  arrivé,  on  ne  peut  prouver  absolu- 
ment Dieu  f>,  et  il  est  visible  que  s'il  refusait  de  philoso- 
pher ce  n'est  pas  seulement,  comme  je  le  supposais  tout 
à  l'heure,  par  égard  aux  indispositions  des  esprits  auxquels 
il  s'adressait  ;   sur  lui-même  les  vérités  d'ordre  méta- 
physique n'avaient  que  très  peu  de  prise,  son  génie  exclu- 
sif était  trop  prodigieusement  mathématicien  et  phy- 
sicien pour  que  l'absolue  immatérialité  de  l'abstraction 
métaphysique  lui  pût  sembler  respirable.  Bref  on  voit 
déjà  poindre  chez  lui   cette  singulière  infirmité  de  la 
raison  pure  et  ce  culte  étroit  du  fait  (physique  ou  histo- 
rique) dont  l'intelligence  souffrira  tant  après  lui.  Non  que 
le  fait  ne  doive  commander,  certes  !  Mais  à  condition 
d'être  assumé  dans  la  lumière  de  l'intelligence.  De  l'em- 
pirisme aussi  il  faut  dire  :  «  Marque  de  force  d'esprit,  mais 
jusqu'à  un  certain  degré  seulement.  »  C'est  une  illusion 
capitale  de  croire  que  l'homme  peut  se  passer  durable- 
ment des  suprêmes  certitudes  d'ordre  naturel  que  lui 
procure  la  sagesse  de  l'intelligence  élevée  aux  premières 
causes.   Le  rationalisme  de  Descartes  et  l'expérimenta- 
lisme   de    Pascal   se  faisant  vis-à-vis,   rien   ne  montre 
mieux,  —  et  chez  quels  protagonistes  !  —  le  mal  dont 
l'esprit  moderne   souffre  dès    le  principe,  et  dont  une 
saine  métaphysique  l'aurait  seule  pu  guérir. 

Mais  c'est  le  jansénisme  qui  introduit  dans  la  pensée 
de  Pascal  les  plus  graves  discordances  et  les  menaces  de 
déséquilibre  les  plus  aiguës.  Il  a  rendu  plus  nocives  chez 
lui  l'insuffisance  métaphysique  et  l'aversion  pour  la  phi- 

(i)  Mme  Périer. 


68  PASCAL   ATOLOGISTE 

iosophie  que  je  viens  de  signaler,  et  la  disposition  com- 
plémentaire à  remplacer  par  le  feu  de  la  volonté  la 
lumière  des  intelligibilités  suprêmes.  Son  pessimisme  en 
matière  humaine,  si  rationnel  et  si  juste  en  principe,  mais 
que  ces  dispositions  naturelles  tendaient  déjà  à  outrer  et  à 
épaissir,  en  est  devenu  définitivement  faussé  :  le  péché  ori- 
ginel nous  a  dénaturés,  corrompus  dans  notre  essence.  J'ai 
montré  ailleurs  les  conséquences  capitales,  absolument 
contraires  aux  vérités  les  plus  chères  à  Pascal,  que  cette 
déviation  du  dogme  chrétien  a  entraînées  (i).  Notons 
ici  la  contradiction  introduite  par  là  au  cœur  de  l'apolo- 
gétique pascalienne  :  si  «  cette  belle  raison  corrompue  a 
tout  corrompu  »,  pourquoi  entreprendre  de  prouver  la 
vérité  de  la  religion,  et  montrer  que  celle-ci  n'est  pas 
contraire  aux  principes  de  la  raison?   Si  l'homme  est 
devenu  essentiellement  l'ennemi  de  Dieu,  il  faut  que  la 
grâce  et  la  charité  détruisent  nature  et  raison.  Pascal 
ne  s'est  pas  enfoncé  dans  cette  direction,  parce  qu'il  y 
avait  en  lui  une  répugnance  essentielle  à  la  haine  héré- 
tique de  l'intelligence  et  de  la  nature.  Il  n'a  pas  résisté 
cependant  à  la  tentation  de  froisser  radicalement  cette 
raison    dont    les    insoumissions    et    les    sophismes    font 
obstacle  à  la  foi,  cette  raison  de  son  siècle,  non  pas 
ordonnée,  hélas,  en  la  sagesse  métaphysique,  mais  exas- 
pérée d'ambition  mathématique,  et  dont,  à  l'égard  du 
moins  de  tout  ce  qui  n'est  pas  la  révélation,  il  sent  en  lui- 
même  les  impatiences.  Il  a  pour  tout  ce  qui  est  humain 
des  ironies  et  des  duretés  elles-mêmes  très  humaines,  une 
passion  trop  fiévreuse  est  mise  au  service  de  Dieu,  la 
joie  et  la  beauté,  la  douceur  et  la  liberté  de  la  création 
sensible,  et  de  notre  art,  qui  l'imite,  sont  méconnues  avec 
zèle. 

A  l'image  du  Christ  étroit  des  Jansénistes,  la  pensée 
de  Pascal  a  perdu,  malgré  Pascal,  l'ampleur  universelle 

(i)  Revue  universelle,  i"  mai  et  i"  juin  1923. 


PASCAL   APOLOGISTE  69 

et  universellement  rédimante  qui  fait  la  gloire  d'un 
Thomas  d'Aquin.  Et  par  une  conséquence  nécessaire  bien 
qu'imprévue,  exclusivement  concentrée  sur  le  péché  d'ori- 
gine et  sur  le  problème  du  salut,  elle  est,  à  vrai  dire,  tournée 
vers  l'homme  plus  que  vers  Dieu  ;  anéantissant  plutôt 
que  vivifiant  la  créature  sous  la  grâce,  elle  reste  en  réalité 
accrochée  au  Moi  humain  ;  car  on  a  beau  crier  que  le  moi 
est  haïssable,  —  si  un  afflux  supérieur  ne  l'exténue,  plus 
fort  on  le  frappe,  plus  il  se  gonfle,  —  il  ne  meurt  qu'en  la 
vie  divine,  il  n'y  a  qu'en  Dieu  qu'il  se  perd. 

De  là  tout  ce  qui  subsiste  d'humain  et  de  réflexe  dans 
la  spiritualité  même  de  Pascal.  M.  Bremond  a  excellem- 
ment montré,  dans  une  analyse  trop  dure  au  premier 
regard,  mais  en  définitive  d'une  sûre  perspicacité,  que  la 
prière  de  Pascal,  qui,  malgré  la  pure  ardeur  du  plus 
véritable  amour,  garde  des  traces  ineffaçables  de  ses 
attaches  avec  le  jansénisme,  reste  «  anthropocentrique  », 
avide  de  signes  distincts  et  sensibles  ;  et  l'on  peut  se 
demander  si  son  idée  même  de  la  foi,  dont  nous  avons 
noté  plus  haut  l'essentielle  orthodoxie,  ne  fléchit  pas  un 
peu  sous  ce  besoin  de  senti  («  Dieu  sensible  au  cœur  »  : 
s'agit-il  du  pur  assentiment  de  la  foi,  ou  d'un  goût  expé- 
rimental qui  peut  manquer,  et  qui  n'est  nullement  essen- 
tiel à  la  foi)?  Si  grand  qu'il  soit,  Pascal  reste  très  loin 
des  souveraines  altitudes  où  vit  la  contemplation  des 
saints.  Cum  dUatasti  cor  meuni.  Il  lui  a  manqué  un  cœur 
dUaté.  «  Même  quand  il  répand  son  âme  dans  le  Mystère 
de  Jésus,  il  est  tendu  et  poignant  plus  que  tendre,  »  (i) 
j'entends  d'une  tendresse  qui  s'oublie  soi-même.  C'est 
qu'étant   vraiment   de   l'Église   et   l'aimant    fidèlement, 

(i)  H.  Clérissac,  Le  mystère  de  l'Église.  M.  Bremond,  qui  cite  ce  mot, 
nous  dit  (École  de  Port-Royal,  p.  323)  qu'il  a  peine  à  partager  l'im- 
pression qu'il  traduit.  Il  ajoute  cependant  (p.  382),  à  propos  de  la  joie 
de  Pascal  :  «  Au  reste,  cette  joie  qu'il  a  choisie  mériterait  un  autre  nom, 
qui  la  distinguât  de  la  joie  toute  catholique  annoncée  au  monde  par  les 
anges  de  Noël.  Elle  garde  quelque  chose  de  tendu,  de  sévère  et  morne.  » 
N'est-ce  pas  précisément  ce  que  disait  le  P.  Clérissac? 


70  PASCAL   APOLOGISTE 

sachant  que  «  l'histoire  de  l'Église  doit  être  proprement 
appelée  l'histoire  de  la  vérité  »,  cependant  il  n'a  pas  assez 
vécu  du  mystère  de  la  Cité-Épouse,  pas  assez  demandé 
aux  divines  influences  de  la  maternité  de  l'Église  de  le 
conduire  jusqu'à/cette  perfection  où  il  tendait. 


* 
*  * 


Le  cas  de  Pascal  est  donc  tout  le  contraire  d'un  cas 
simple.  Sa  pensée  est  une  réaction  triomphante  de  la 
foi  théologale  et  des  dons  infus  contre  des  énergies  étran- 
gères qui  sont  vaincues  et  subjuguées,  mais  qui  le  brûlent. 
Ange  excitateur  des  âmes,  admirable  et  fervent  témoin 
de  la  vérité,  pour  ceux  qui  l'écoutant  sont  dociles  à  la 
grâce,  et  qu'il  mène  à  plus  grand  que  lui.  Maître  dange- 
reux et  plein  de  mirages,  pour  ceux  qui  prétendent  vivre 
de  lui  en  refusant  la  vie  essentielle  qui  l'anime.  Alors 
c'est  tout  ce  qui  en  lui  était  risque  de  dissolution,  qu'ils 
reçoivent  de  lui.  C'est,  trahissant  les  vérités  qui  lui  sont 
le  plus  chères,  une  leçon  d'irrationalisme  et  de  mépris 
de  l'intelligence  qu'ils  lui  demandent,  colorée  encore 
d'héroïsme  parce  qu'ils  vont  la  prendre  chez  un  chrétien. 
Insensés,  qui  veulent  une  victoire  de  Pascal  où  ne  vain- 
crait pas  Jésus-Christ. 

Il  est  arrivé  de  nos  jours  à  Pascal  cette  chose  éton- 
nante, et  qui  montre  d'une  façon  bien  cruelle  à  quel  point 
il  s'est  trompé  en  croyant  pouvoir  se  passer  de  la  sagesse 
métaphysique.  Il  est  tombé  entre  les  mains  des  philo 
sophes. 

On  arrache  cet  immense  esprit  de  son  lieu  véritable, 
qui  est  l'art  de  convertir,  et  qui  est  placé  tout  entier 
sous  le  signe  de  la  foi  infuse,  et  on  le  transporte  au  pays 
de  la  spéculation  philosophique,  sous  le  signe  de  la  con- 
naissance purement  naturelle.  Alors  tout  se  déforme. 
M.  Bergson  écrit  qu'il  a  «  introduit  en  philosophie  une  cer- 


PASCAL    APOLOGISTE  yT- 

taine  manière  de  penser  qui  n'est  pas  la  pure  raison  (i)  a, 
et  il  nous  laisse  soupçonner  que  sa  propre  intnilion  pour- 
rait trouver  place  en  cette  manière  de  penser.  M.  Blondel 
voit  en  Pascal  un  des  initiateurs  de  sa  connaissance 
réelle.  D'autres  le  regardent  comme  un  précurseur  de 
l'idéalisme  kantien,  ou  du  pragmatisme  de  William 
James.  D'autres  s'imaginent  qu'en  énonçant  cette 
maxime  si  juste,  fondement  de  tout  l'effort  logique  de 
la  pensée  hum.aine,  qu'  «  il  y  a  un  grand  nombre  de  vérités 
qui  semblent  répugnantes,  et  qui  subsistent  toutes  dans 
un  ordre  admirable  »  parce  qu'une  raison  supérieure  les 
concilie,  il  nous  enseigne  à  nous  affranchir  de  la  logique 
de  la  contradiction.  Bref,  une  foule  d'auteurs  que,  trop 
subtile,  la  pointe  d'une  vraie  métaphysique  déconcerte, 
installent  leurs  théories  dans  tous  les  endroits  où  l'ex- 
pression passionnée  de  Pascal  «  appuie  tout  autour,  plus 
sur  le  faux  que  sur  le  vrai  ». 

Pourtant  il  n'appartient  pas  aux  philosophes,  il  les 
méprise,  et  même  avec  excès.  Quelques-uns  lui  font  gloire, 
au  nom  de  la  «  vie  »,  de  n'avoir  pas  eu  de  système.  Alors 
par  quel  étrange  abus  l'annexent-ils  à  leurs  systèmes,  et 
lui  empruntent-ils  des  armes  contre  la  raison,  qu'ils 
devraient  servir?  Lui-même  cependant,  à  le  prendre  en 
son  sens  le  plus  authentique,  raisonneur  affamé  de 
«  preuves  solides  »,  convaincu  que  «  toute  la  dignité  de 
l'homme  est  en  la  pensée  »,  c'est  devant  la  foi  seule  et 
la  grâce  que  ce  mystique  abaissait  la  raison.  C'est  par 
ordre  à  la  grâce,  et  pour  préparer  à  la  foi,  qu'il  exigeait 
l'intervention  du  cœur.  C'est  pour  opposer  la  connais- 
sance de  Dieu  par  la  foi  surnaturelle  à  toute  connais- 
sance philosophique  de  Dieu,  qu'il  disait  que  le  cœur  sent 
Dieu,  et  non  la  raison.  «  Voilà  ce  que  c'est  que  la  foi,  Dieu 
sensible  au  cœur,  non  à  la  raison.  » 

Pour  le  reste  on  sait  bien  que  s'il  subordonnait  dans 

(i)  Notice  pour  la  Science  française,  1915,  p.  7- 


72  PASCAL   APOLOGISTE 

la  connaissance  spéculative  le  raisonnement  au  «  cœur  », 
il  entendait  alors  par  ce  mot  la  même  chose  précisément 
que  les  anciens  appelaient  inielligentia  (perception  immé- 
diate des  premiers  principes  :  «  le  cœur  sent  qu'il  y  a 
trois  dimensions  dans  l'espace,  et  que  les  nombres  sont 
infinis...  »)  On  sait  bien  qu'il  a  écrit  :  «  Personne  n'ignore 
qu'il  y  a  deux  entrées  par  où  les  opinions  sont  reçues  dans 
l'âme,  qui  sont  ses  deux  principales  puissances,  l'enten- 
dement et  la  volonté.  La  plus  naturelle  est  celle  de  l'en- 
tendement, car  on  ne  devrait  jamais  consentir  qu'aux 
vérités  démontrées;  mais  la  plus  ordinaire,  quoique 
contre  la  nature,  est  celle  de  la  volonté  ;  car  tout  ce  qu'il 
y  a  d'hommes  sont  presque  toujours  emportés  à  croire 
non  pas  par  la  preuve  mais  par  l'agrément.  Cette  voie  est 
basse,  indigne,  et  étrangère...  »  Voilà  bien  un  Pascal 
anti-intellectualiste!  «  La  raison  nous  commande  bien 
plus  impérieusement  qu'un  maître.  Car  en  désobéissant 
à  l'un  on  est  malheureux,  et  en  désobéissant  à  l'autre  on 
est  un  sot.  »  Et  encore  :  «  Soumission  et  usage  de  la  raison, 
en  quoi  consiste  le  vrai  christianisme.  » 

JACQUES  MARITAIN. 


LE  SECRET  DE  PASCAL 


«  Il  est  impossible  que  ceux  qui 
aiment  Dieu  de  tout  leur  cœur  mécon- 
naissent l'Église  tant  elle  est  évi- 
dente. » 

(Pascal.) 


Je  revois  son  masque  mortuaire  :  le  sourire  étrange  et 
magnifique  flottant  aux  coins  de  la  bouche,  le  frémis- 
sement avide  aux  ailes  du  nez  aquilin,  les  yeux  fermés 
sur  la  lumière  d'un  amour  inextinguible.  Ainsi  donc  les 
pouvoirs  publics  ont  résolu  de  fêter  cet  homme.  Que 
vont-ils  louer  en  lui?  Le  savant?  Mais  ce  jeune  prodige 
qui  dès  douze  ans  refait  en  cachette  les  propositions 
d'Euclide,  qui,  à  seize,  écrit  un  traité  des  coniques,  à  dix- 
huit  invente  une  machine  arithmétique,  qui  avant  vingt- 
cinq  ans  confirme  par  ses  expériences  la  découverte  de 
Toricelli  sur  la  pesanteur  de  l'air,  ce  jeune  prodige  enfin 
qui  est  si  bien  parti  pour  devenir,  selon  l'expression  rituelle 
des  religions  laïques  «  un  bienfaiteur  de  l'humanité  », 
le  voici  qui  soudain  tombe  dans  la  dévotion,  raille  la 
vanité  des  sciences  et  fait  plus  de  cas  des  figuratifs  de 
la  Sainte  Écriture  et  du  miracle  de  la  Sainte  Épine  que 
de  la  méthode  cartésienne.  Par  quel  bout  vont-ils  le 
prendre,  ce  railleur  impitoyable  du  sens  propre,  ce  farouche 
adorateur  du  Dieu  d'Abraham,  d'Isaac  et  de  Jacob,  non 
des  philosophes  et  des  savants?  L'esprit  moderne  vante 
la  recherche  incessante  du  bien-être  et  Pascal  accepte 
en  les  adorant  la  pauvreté  et  les  souffrances  ;  l'esprit 
moderne  ne  voit  d'affranchissement  que  par  l'autonomie 
de  la  raison  et  Pascal  vient  nous  dire  que  cette  raison 


74  LE    SECRET    DE   PASCAL 

ployable  en  tout  sens  n'est  vraiment  raisonnable  qu'en 
se  désavouant  et  en  remettant  sa  liberté  aux  mains  de 
la  grâce  ;  l'esprit  moderne  fait  naître  Dieu  de  nos  émo- 
tions, Pascal  pourchasse  le  moi  en  ses  délectations  et 
concupiscences  et  n'a  de  cesse  qu'il  ne  l'ait  livré  au 
Père  céleste  dans  une  renonciation  totale  et  douce. 

Sans  doute  la  phraséologie  romantique  est  là  pour  voiler 
ces  contradictions  gênantes  et  ils  célébreront  sans  risques 
le  grand  poète  qui  a  jeté  la  sonde  plus  profond  que  nul 
autre  dans  les  abîmes  de  l'âme.  Peut-être  aussi  fera-t-on 
de  l'auteur  des  Provinciales  un  précurseur  de  la  libération 
intellectuelle,  un  défenseur  de  la  raison  et  de  la  morale 
humaine,  etc.  Tout  est  possible.  Mais  sans  doute  aussi, 
en  dehors  des  sphères  officielles,  y  aura-t-il  des  louanges 
de  meilleure  qualité.  Déjà  en  1914,  dans  la  préface  qu'il 
écrivait  au  beau  livre  un  peu  trop  bergsonien  de  son 
disciple  Edouard  Berth  :  les  Méfaits  des  intellectuels, 
Georges  Sorel  annonçait  que  l'heure  de  Pascal  approchait 
et  que  dans  quinze  ou  vingt  ans  les  étudiants,  enfin  las 
de  l'optimisme  rationaliste  et  de  toutes  ses  fantasma- 
gories sociales  et  politiques  aussi  niaises  que  meurtrières, 
crieraient  :  «  Parlez-nous  de  Pascal  »  comme  au  treizième 
siècle  les  élèves  des  Universités  italiennes  criaient  à  leurs 
professeurs  :  «  Parlez-nous  de  l'âme  !  »  Parce  qu'on  trouve 
dans  les  Pensées,  expliquait  Sorel,  les  plus  fortes  pages 
qu'un  auteur  français  ait  écrites  sur  le  mal.  Le  délai 
proposé  par  Sorel  n'est  pas  encore  écoulé  et  il  est  vrai 
qu'il  est  bien  évanoui,  le  mythe  romanesque  d'un  Pascal 
épouvanté  qu'hall ucinent  jeûnes  et  macérations  et  qui 
s'abêtit  par  désespoir  dans  une  foi  hors  de  toute  raison. 
Cette  légende  a  fait  place  dans  les  jeunes  générations 
au  culte  ému  du  plus  attachant  des  maîtres,  du  plus 
fervent  des  lyriques  et  qui  nous  parle  comme  s'il  était 
présent  ;  sa  voix  pathétique,  tour  à  tour  railleuse  ou 
exaltée,  a  soufflé  à  plus  d'un  ce  courage  désabusé  un  peu 
amer  mais  si  fort,  si  chaste  et  baigné  d'un  amour  divin 


LE    SECRET    DE    PASCAL  75 

OÙ  tout  l'être  s'éternise.  Celui  qui  s'arrête  au  bord  de 
cet  amour  et  ne  croit  pas  ce  que  Pascal  a  cru,  n'aime 
pas  ce  qu'il  a  aimé,  celui-là  ne  comprendra  jamais  Pascal  ; 
pour  vivre  entièrement  de  sa  flamme,  il  faut  le  suivre 
jusqu'où  veut  nous  mener  cet  esprit  dont  la  logique  et 
la  passion  mêlent  des  feux  d'une  intensité  unique.  Ne 
goûter  en  lui  que  le  pyrrhonien  et  le  lâcher  ainsi  au 
moment  où  tremblant  d'impatience  il  va  nous  jeter  en 
Dieu,  c'est  trahir  toute  son  œuvre.  C'est  quand  il  n'a  plus 
que  faire  de  Montaigne  qu'il  est  le  plus  grand.  Le  Pascal 
des  Pensées  est  déjà  tout  entier  dans  le  Discours  sur  les 
fassions  de  l'amour;  il  y  a  dans  le  mondain  de  la  pre- 
mière période  la  même  fougue  grave,  la  même  soif  d'ab- 
solu, et  il  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  déjà  sa 
marque  dans  l'impérieuse  maxime   :   «  L'égarement  à 
aimer  en  divers  endroits  est  aussi  monstrueux  que  l'in- 
justice dans  l'esprit.  »  Pascal  dès  l'éveil  de  ses  puissances 
cherche  la  plénitude  de  l'être,   et  comme  il  voit  que 
l'homme  plein  de  besoins  ne  vit  que  d'emprunts  à  l'exté- 
rieur de  lui-même,  il  cherche  d'abord  avidement  dans 
les  sciences  physiques,  puis  dans  le  commerce  de  ses 
semblables  de  quoi  étendre  sa  connaissance  et  sa  faim  de 
l'être.  Mais  avec  cet  appétit  d'absolu  qui  est  le  signe  des 
mystiques,  il  s'est  vite  aperçu  de  la  vanité  de  cette  connais- 
sance, et  que  l'être  n'est  point  possédé  ni  connu  dans  sa 
plénitude  par  le  moyen  des  créatures,  mais  en  Dieu  seul. 
C'est  donc  Dieu  qu'il  faut  posséder.  Mais  Pascal  a 
trop  aimé  le  pyrrhonisme  pour  ignorer  combien  Dieu 
échappe  à  notre  nature  et  que  ses  pensées  ne  sont  point 
les  nôtres;  il  abhorre  en  effet  le  déisme  autant  que 
l'athéisme,    sachant    combien    nous    sommes    portés    à 
prendre  nos  désirs  pour  la  volonté  même  de  Dieu  et  nos 
illusions  pour  la  vérité.  C'est  pourquoi  il  pose  avec  une 
telle  brusquerie  la  nécessité  de  l'Homme-Dieu  médiateur, 
non  seulement  pour  connaître  Dieu  mais  pour  nous  con- 
naître nous-mêmes.  «  Non  seulement,  dit-il,  nous  ne  con- 


76  LE   SECRET    DE    PASCAL 

naissons  Dieu  que  par  Jésus-Christ,  mais  nous  ne  nous 
connaissons  nous-mêmes  que  par  Jésus-Christ.  »  Nous 
voyons  tout  de  suite  que  ce  Christ  présenté  ainsi  dans 
la  pleine  lumière  de  sa  personnalité  et  de  sa  mission  divine 
n'a  rien  à  voir  avec  le  fantôme  vaporeux  de  Renan,  le 
Christ  dissous  par  la  grossière  alchimie  des  exégètes  alle- 
mands et  que  la  Vie  de  Jésus  a  vulgarisé  ;  il  ne  s'agit 
plus  ici  du  parfum  du  vase  vide  ni  de  l'ombre  d'une  ombre. 
Le  Christ  de  Pascal  est  celui  du  catéchisme,  celui  qui 
parut  à  Thomas  avec  la  plaie  au  côté,  les  trous  des  clous 
aux  mains  et  aux  pieds  et  qui  s'est  élevé  ainsi  à  la  droite 
de  son  Père,  le  Christ  que  garde  l'Église  et  qu'elle  donne 
à  ses  enfants  sous  les  espèces  du  pain,  le  Christ  vivant 
aujourd'hui  comme  hier,  un  Christ  tout  objectif  en  dépit 
des  immanentistes  qui  ont  cru  pouvoir  tirer  Pascal  à 
eux  et  que  celui-ci  cherche  non  seulement  par  la  médi- 
tation, mais  aussi  par  les  prophéties,  les  miracles  et 
toute  la  suite  de  l'histoire  :  «  Jésus-Christ  que  les  deux 
testaments  regardent,  l'Ancien  comme  son  attente,  le 
Nouveau  comme  son  modèle,  tous  deux  comme  leur 
centre.  »  Quand  on  parle  des  influences  qui  ont  agi  sur 
Pascal,  c'est  toujours  Montaigne,  le  chevalier  de  Méré, 
Jacqueline,  Nicole  ou  M.  Singlin  que  l'on  cite  ;  c'est  bien. 
Mais  on  n'insiste  pas  assez  sur  sa  fréquentation  assidue 
de  l'Écriture  Sainte,  de  saint  Augustin  et  surtout  de 
saint  Paul.  Le  Discours  sur  le  bon  usage  des  'maladies, 
c'est  déjà  toute  la  mystique  de  saint  Paul,  cette  vie  dans 
le  Christ  que  ni  les  tribulations,  ni  les  démons,  ni  la  mort 
ne  peuvent  nous  ravir. 

Cet  amour  du  Christ  sens  et  clef  de  toute  la  créa- 
tion, de  l'univers  comme  de  l'homme,  image  fidèle 
du  Père  en  qui  celui-ci  a  mis  toutes  ses  complai- 
sances, voilà  le  secret  de  Pascal  que  l'on  voit  rayonner 
sur  son  masque  sublime.  Quand  il  nous  a  ravis  dans 
sa  paix  qui  surpasse  toute  paix,  toutes  les  Pensées 
s'éclairent  ;  leurs  violences  de  mépris  elles-mêmes,  en  ce 


LE   SECRET   DE    PASCAL  77 

qui  regarde  la  nature  humaine,  apparaissent  bien  plutôt 
comme  des  excès  de  langage  mystique  que  comme  un 
fanatisme  janséniste  ;  c'est,  bien  plutôt  que  rigorisme, 
amour  impatient  de  son  objet  et  qui  veut  tout  lui  donner. 
Dans  saint  Jean  de  la  Croix  et  sainte  Thérèse,  on  trouve 
les  mêmes  sévérités  pour  les  joies  sensibles  et  leurs  souil- 
lures qui  offusquent  l'âme.  Pascal  reste  homme  dans  tous 
ses  désirs  ;  s'il  rabaisse  l'homme,  c'est  qu'il  est  trop  lucide 
pour  ne  pas  voir  que  sa  grandeur  ne  peut  se  reconquérir 
qu'en  rejetant  toutes  ses  misères.  Dépouillons  Adam  pour 
revêtir  Jésus-Christ  afin  que  sans  quitter  l'homme  nous 
devenions  des  dieux  en  participant  à  la  chair  et  au  sang 
d'un  Dieu.  Du  estis.  Alors  on  comprend  ce  que  Pascal 
entend  par  l'ordre  de  la  charité  qui  n'est  point  un  sen- 
timent d'amour  vague,  mais  l'ordre  du  monde  rétabli 
en  Jésus-Christ. 

Non,  ce  n'est  pas  l'épouvante  de  la  mort  qui  flotte 
sur  le  masque  à  la  bouche  fermée,  aux  yeux  clos.  C'est  — 
et  ceci  n'avait  pas  échappé  à  Sainte-Beuve  —  la  certitude 
et  les  pleurs  de  joie  que  Pascal  avait  notés  durant  la 
nuit  du  23  novembre  1654,  c'est  la  profonde,  ineffable 
adhésion  à  la  pensée  du  Père,  Fiat  vohintas  tua,  consignée 
dans  le  Mystère  de  Jésus.  C'est  la  joie,  les  pleurs  de  joie 
d'avoir  compris  que  ce  n'est  que  par  la  douleur  qu'on 
sauve  le  monde  et  qu'un  chrétien  couché  sur  un  grabat  et 
offrant  ses  souffrances  en  union  avec  la  passion  du  Verbe 
fait  reculer  les  phantasmes  de  l'erreur  qui  séduisent  les 
pauvres  hommes.  C'est  la  joie,  les  pleurs  de  joie  d'avoir 
trouvé  l'Époux  qui  seul  rassasie,  en  qui  se  quitter  pour 
toujours,  créature  de  domination,  de  bruit,  de  curiosité, 
de  faste,  de  néant 

Je  revois  son  masque  mortuaire  :  le  sourire  étrange  et 
magnifique  flottant  aux  coins  de  la  bouche,  le  frémisse- 
ment avide  aux  ailes  du  nez  aquilin,  les  yeux  fermés  sur 
la  lumière  d'un  amour  inextinguible... 

ROBERT  VALLERY-RADOT. 


DES  RAPPORTS  DE  LA  VIE 
ET  DE  LA  PENSÉE  CHEZ  PASCAL 


«  Le  moi  est  haïssable  »,  a  écrit  Pascal,  le  Pascal  clas- 
sique, le  Pascal  chrétien,  teinté,  pour  un  temps  du  moins, 
de  jansénisme.  Mais  c'est  aussi  Pascal,  un  Pascal  aimé 
des  romantiques,  plus  proche  de  notre  âge  peut-être,  qui 
a  dit  :  «  Ce  n'est  pas  dans  Montaigne,  mais  dans  moi,  que 
je  trouve  tout  ce  que  j'y  vois.  »  De  fait,  c'est  en  lui  qu'il 
a  trouvé  tout  ce  qu'il  a  vu  :  Pascal  n'est  pas  un  auteur, 
mais  un  homme  ;  sa  science  n'est  pas  livresque,  mais 
humaine,  et  «  toute  composée  de  pensées  nées  sur  les 
entretiens  ordinaires  de  la  vie  »  ;  sa  doctrine  n'est  pas  un 
système,  mais  une  voie  :  jamais  il  ne  ferme,  ni  du  côté  du 
petit  infini,  ni  du  côté  du  grand  infini,  le  mouvement  de 
pensée  qui  le  porte  vers  le  principe  et  vers  la  fin  de  toutes 
choses.  C'est  dire  que,  chez  lui,  il  n'y  a  rien  de  mort,  rien 
de  clos,  rien  de  figé,  mais  que  toute  son  œuvre  est  vivante, 
d'une  vie  intérieure  et  supérieure,  qui,  née  de  l'âme,  y 
retourne. 

L'âme  d'où  procède  cette  œuvre,  et  qui  s'y  exprime, 
c'est  l'âme  même  de  Pascal.  Il  n'a  sans  doute  bien  connu 
que  lui-même  :  en  cela,  nous  lui  ressemblons  tous.  Mais  il 
a  sur  la  plupart  ce  privilège  que,  portant  au  dedans  de 
soi  un  univers,  il  lui  a  suffi  de  s'observer  lui-même  pour 
connaître  l'univers,  et  pour  acquérir  une  expérience  com- 
plète de  la  nature  et  de  l'homme  :  de  l'homme  suspendu 
entre  les  deux  infinis,  situé  entre  les  corps  et  Dieu,  tou- 
jours au-dessous  ou  au-dessus  de  lui-même,  jamais  dans 


DES  RAPPORTS  DE  LA  VIE  ET  DE  LA  PENSÉE    79 

son  assiette  propre,  jamais  capable  de  se  satisfaire,  mais 
toujours  contraint  de  sortir  de  soi,  de  se  renoncer,  de  se 
dépasser,  pour  se  connaître  et  pour  se  trouver.  «  La  vraie 
et  unique  vertu  est  donc  de  se  haïr  (car  on  est  haïssable 
par  sa  concupiscence),  et  de  chercher  un  être  véritable- 
ment aimable,  pour  l'aimer.  Mais,  comme  nous  ne  pou- 
vons aimer  ce  qui  est  hors  de  nous,  il  faut  aimer  un  être 
qui  soit  en  nous,  et  cela  est  vrai  d'un  chacun  de  tous  les 
hommes.  Or,  il  n'y  a  que  l'Être  universel  qui  soit  tel.  Le 
royaume  de  Dieu  est  en  nous  :  le  bien  universel  est  en 
nous,  est  nous-même,  et  n'est  pas  nous.  » 

De  la  sorte,  Pascal  a  su  haïr,  combattre  et,  non  sans 
quelque  peine,  extirper  de  son  âme  ce  moi  humain,  dont 
la  nature  est  de  n'aimer  que  soi  et  de  ne  considérer  que 
soi,  cet  amour-propre  qui  est  la  source  de  toutes  nos 
injustices,  de  notre  déraison,  de  notre  aversion  pour  la 
vérité,  et  dont  l'âme  se  nourrit  et  s'empoisonne  au  point 
de  se  porter,  par  une  aberration  et  un  aveuglement  in- 
compréhensibles, à  se  faire  Dieu.  Mais,  en  même  temps 
qu'il  sortait  de  soi  pour  ne  chercher  que  l'Être  universel 
et  n'aimer  que  lui,  —  «  s'il  y  a  un  seul  principe  de  tout, 
une  seule  fin  de  tout,  tout  par  lui,  tout  pour  lui  »,  —  il  a 
su  trouver  le  seul  bien  qui  contente  l'âme,  qui  la  remplit 
toute  et  lui  donne  une  joie  parfaite,  parce  qu'il  se  fait 
sentir  à  elle-même  comme  son  unique  bien,  comme  un 
bien  qui  est  en  nous  sans  être  nous,  et  qui  nous  permet 
ainsi  de  nous  aimer  sans  injustice  ni  péché,  de  nous  con- 
naître sans  nous  haïr. 

Voilà  comment  Pascal  a  pu,  tout  à  la  fois,  se  connaître 
et  s'aimer  ;  ou,  ce  qui  revient  au  même,  —  car  celui  qui 
se  connaît  ne  peut  que  se  haïr,  —  voilà  comment  il  a  pu, 
tout  à  la  fois,  se  haïr  et  s'aimer,  se  perdre  et  se  trouver  : 
voilà  comment,  dans  son  œuvre,  il  a  pu  réunir  le  double 
avantage  d'une  expérience  spontanée,  ardente,  jaillis- 
sante, comme  les  productions  de  la  vie,  qui  n'est  que  soi, 
qui  ne  cherche  que  soi,  et  large,  ordonnée,  universelle. 


8o  DES  RAPPORTS  DE  LA  VIE  ET  DE  LA  PENSÉE 

comme  les  perceptions  de  l'intelligence,  qui  cherche  tou- 
jours hors  de  soi,  du  côté  de  la  vérité,  de  l'impersonnel. 
Chez  lui,  par  un  miracle  presque  unique  dans  l'histoire  de 
la  pensée  humaine,  la  vie  et  l'intelligence,  au  lieu  de  se 
contrarier  et  de  se  détruire,  se  sont,  après  d'inévitables 
luttes,  accordées  pour  réaliser  une  harmonie  supérieure  : 
et,  si  l'œuvre  porte  surtout  la  trace  de  ces  «  efforts  con- 
traires »  entre  lesquels  son  cœur  a  été  déchiré,  de  cette 
«  violence  amoureuse  »  par  laquelle  Dieu  lui  a  procuré 
sa  liberté,  «  comme  un  enfant  que  sa  mère  arrache  d'entre 
les  bras  des  voleurs  »,  ne  nous  en  plaignons  point,  car 
c'est  là  ce  qui  en  fait  l'intérêt  tragique,  c'est  là  ce  qui  la 
rend  si  profondément  émouvante  pour  tous  ceux  qui 
luttent,  et  qui  cherchent,  et  qui  résistent  encore.  Mais 
l'œuvre  tout  entière,  à  travers  cette  guerre  préférable  à 
une  «  fausse  paix  »,  s'achemine  vers  l'ordre,  vers  l'har- 
monie, vers  la  paix  véritable,  celle  de  Jésus-Christ  :  «  Ainsi 
je  tends  les  bras  à  mon  Libérateur,  qui,  ayant  été  prédit 
durant  quatre  mille  ans,  est  venu  souffrir  et  mourir  pour 
moi  sur  la  terre...  Ceux  qui  croient  que  le  bien  de  l'homme 
est  en  la  chair,  et  le  mal  en  ce  qui  le  détourne  des  plaisirs 
des  sens,  qu'il  s'en  soûle  et  qu'il  y  meure.  Mais  ceux 
qui  cherchent  Dieu  de  tout  leur  cœur...,  qu'ils  se  consolent, 
je  leur  annonce  une  heureuse  nouvelle  :  il  y  a  un  libéra- 
teur pour  eux,  je  le  leur  ferai  voir...  »  Un  libérateur 
qui  accorde  toutes  les  contrariétés,  comme  il  unit  en  lui 
les  deux  natures,  humaine  et  divine,  et  qui,  parce  qu'il 
est  «  le  véritable  Dieu  des  hommes  »,  est  toute  notre 
vertu  et  notre  fécilité,  l'objet  de  notre  amour  et  de  notre 
connaissance,  en  qui  et  par  qui  seul  nous  pouvons  et  nous 
connaître  et  nous  aimer. 

*  * 

Comment  se  réalise  cette  harmonie  supérieure?  C'est 
ce  qu'il  nous  faut  tâcher  d'exposer  brièvement. 

Plus  que  tout  autre  penseur,  même  chez  les  modernes. 


CHEZ    PASCAL  8l 

Pascal  nous  offre  le  spectacle  de  ce  duel  entre  deux  ten- 
dances contraires  qu'un  philosophe  a  signalé  comme  la 
caractéristique  de  la  philosophie  contemporaine,  et  qu'on 
peut  dénommer  en  gros  la  lutte  de  l'esprit  romantique  et 
de  l'esprit  classique,  de  l'idée  de  vie  et  de  l'idée  de  raison. 
De  la  vie,  telle  que  l'ont  définie  un  Claude  Bernard, 
un  Cournot,  un  Bergson,  l'œuvre  de  Pascal  tient  toutes 
les  qualités  distinctives  :  l'harmonie  complexe,  la  coordi- 
nation parfaite  de  l'ensemble  et  des  parties  constituantes, 
le  merveilleux  concert  de  toutes  les  forces  de  l'être  en  vue 
d'une  certaine  fin  vers  laquelle  tout  converge  :  et  c'est 
l'ordre  même  du  cœur,  cet  ordre  qui  «  consiste  principale- 
ment à  la  digression  sur  chaque  point  qu'on  rapporte  à 
la  fin  pour  la  montrer  toujours  ».  De  la  vie  encore,  Pascal 
tient  cette  pure  spontanéité  qu'est  l'instinct,  ce  stimulus 
interne  qui  s'ordonne  comme  de  lui-même  vers  son  objet, 
cette  idée  directrice  qui  préside  au  développement  de 
toutes  les  fonctions  vitales  :  et  telle  est  la  vertu  du  cœur, 
dont  il  a  écrit  en  un  saisissant  raccourci  «  Cœur,  instinct, 
principes  »  ;  tel  est  l'efficace  de  cette  «  nature  qui  nous 
soutient  au  défaut  du  «  discours  »,  qui  y  supplée  par 
une  «  idée  de  la  vérité  »  invincible  à  tout  le  pyrrhonisme, 
par  un  «  instinct  que  nous  ne  pouvons  réprimer,  qui  nous 
élève  »,  par  des  «  principes  naturels  »  exactement  appro- 
priés à  nos  besoins,  qui  soutiennent  la  raison  impuissante, 
qui  l'empêchent  d'extravaguer,  et  qui,  en  lui  résistant, 
la  forcent  sans  cesse  à  se  dépasser  elle-même.  De  la  vie, 
enfin,  la  pensée  et  la  langue  de  Pascal  tiennent  l'inépui- 
sable variété,  le  pouvoir  de  rajeunissement  perpétuel, 
l'imprévisibilité,  l'élan,  le  rythme  qui  caractérisent  la 
création  vitale,  et  aussi  la  fécondité  d'une  énergie  qui  ne 
s'épuise  pas,  mais  se  multiplie  et  crée  de  l'être,  en  donnant 
de  son  être.  Et,  par  là,  Pascal,  si  l'on  veut,  apparaît 
comme  éminemment  romantique  ;  par  là,  son  œuvre 
présente  de  surprenantes  affinités  avec  le  romantisme, 
dont  le  fond  est  bien  cela  :  le  mouvement  vital.  En  elle 


82  DES  RAPPORTS  DE  LA  VIE  ET  DE  LA  PENSÉE 

se  retrouve  cette  diversité  dans  l'unité  qui  est  la  marque 
propre  des  œuvres  de  la  nature,  particulièrement  de  la 
nature  vivante,  comparées  aux  produits  artificiels  de 
l'activité  humaine  :  elle  est  belle,  non  pas  seulement  par 
l'ordonnance  à  laquelle  les  matériaux  ont  été  plies,  mais 
par  la  structure  des  matériaux  eux-mêmes  ;  elle  est  belle 
à  la  façon  d'un  arbre  plutôt  que  d'un  édifice,  dans  le 
détail  de  son  organisation  intime  aussi  bien  que  dans  son 
aspect  extérieur,  parce  que  le  détail  comme  l'ensemble 
est  fait  sur  un  modèle  unique,  auquel  tout  a  un  rapport 
parfait. 

Mais  cette  œuvre  de  vie  est  une  œuvre  de  raison  aussi, 
et,  par  là,  elle  est  éminemment  classique  et  universelle. 
Vivant  par  le  cœur,  l'homme  est  ordonnateur  par  l'in- 
telligence :  Pascal  n'accorde  tout  à  l'un  que  pour  enrichir 
et  développer  plus  sûrement  l'autre.  Il  ne  s'absorbe 
jamais  dans  la  nature  :  il  la  domine.  L'inquiétude  même 
de  l'âme,  qui  souffre  au  sein  de  la  joie,  et  qui,  lorsqu'elle 
a  trouvé,  cherche  encore  en  gémissant,  lui  interdit  de 
s'identifier  avec  le  plaisir  qui  passe,  et  la  pousse  invin- 
ciblement, comme  l'a  noté  Maurice  Blondel,  à  se  ratta- 
cher à  du  fixe,  à  de  l'absolu,  ce  qui  est  le  propre  de  l'in- 
telligence :  «  Les  fleuves  de  Babylone  coulent,  et  tombent, 
et  entraînent  »,  écrit  magnifiquement  Pascal,  commentant 
le  psaume  cxxxvii.  «  O  sainte  Sion,  où  tout  est  stable 
et  où  rien  ne  tombe  !  Il  faut  s'asseoir  sur  les  fleuves,  non 
sous  ou  dedans,  mais  dessus  ;  et  non  debout,  mais  assis  : 
pour  être  humble,  étant  assis,  et  en  sûreté,  étant  dessus. 
Mais  nous  serons  debout  dans  les  porches  de  Hiérusalem.  » 
Comme  notre  volonté,  notre  raison  porte  la  marque  de 
l'infini  pour  lequel  nous  sommes  produits  :  «  Pensée  fait 
la  grandeur  de  l'homme  »,  a  dit  Pascal.  Lorsqu'il  exalte 
l'instinct,  ce  n'est  jamais  aux  dépens  de  la  raison  :  cette 
intuition  qui,  d'après  lui,  nous  donne  le  vrai,  pour  parler 
la  langue  d'aujourd'hui,  n'est  irrationnelle,  ou  extra- 
rationnelle, ou  suprarationnelle,  que  si  l'on  identifie  la 


CHEZ    PASCAL  83 

raison  à  notre  raison.  Elle  passe  notre  raison,  elle  la  heurte 
même  :  cela  est  assuré.  Mais,  pour  une  raison  supérieure, 
elle  serait  pure  lumière.  Ce  qui,  en  elle,  demeure  pressen- 
timent imparfait,  vue  et  sentiment  obscurs,  dont  on  ne 
peut  rendre  compte,  tout  cela  n'est  point,  de  soi,  irréduc- 
tible à  la  raison  :  tout  cela  tient  à  l'impuissance  naturelle 
et  immuable  où  sont  les  hommes  de  traiter  quelque  science 
que  ce  soit  dans  un  ordre  absolument  accompli,  et  d'ar- 
river à  cette  méthode,  de  toutes  la  plus  éminente,  qui, 
en  définissant  tous  les  termes  et  en  prouvant  toutes  les 
propositions,  fournirait  les  démonstrations  de  la  plus 
haute  excellence.  Ce  qui  passe  la  géométrie  nous  surpasse, 
mais  ne  surpasse  point  une  raison  parfaite  :  de  celle-ci 
le  cœur  nous  approche  plus  que  notre  «  raison  »,  que  cette 
faculté  discursive  aux  vues  lentes,  dures  et  inflexibles  ;  mais 
la  valeur  du  cœur  ou  de  l'instinct  vient  précisément  de  ce 
qu'il  est,  pour  nous,  le  substitut  de  cette  plus  haute  raison  : 
elle  ne  tient  en  aucune  manière  à  son  caractère  irrationnel. 
C'est  donc  bien,  malgré  tout,  l'esprit  qui  est  régulateur  : 
notre  pensée  est  avide  d'intelligibilité  parfaite  ;  mais  la 
vie  elle-même  est  la  mise  en  œuvre  d'une  intelligence,  et 
elle  tend  à  l'intelligence  :  c'est  une  raison  qui,  ne  s'étant 
pas  montée  elle-même,  demeure  obscure  à  elle-même,  qui 
possède  sans  doute,  et  c'est  son  avantage,  la  sûreté,  l'in- 
faillibilité même  de  tout  ce  qui  obéit,  sans  y  réfléchir, 
à  l'ordre  reçu  ou  à  l'impulsion  donnée,  mais  qui  néanmoins 
aspire  à  un  ordre  autonome,  quand  bien  même  elle  devrait 
acheter  la  conscience  de  soi  et  la  liberté  au  prix  de  l'er- 
reur et  de  la  faute.  Chez  l'homme,  elle  arrive  à  la  cons- 
cience et  à  la  liberté  :  elle  a  ainsi  la  possibilité  de  déchoir, 
mais  elle  a  aussi  le  pouvoir  de  s'élever  ;  c'est  pourquoi, 
au  contraire  de  l'animal  qui  se  tient  dans  son  ordre  de 
perfection  bornée,  l'homme  est  toujours  soit  au-dessous, 
soit  au-dessus  de  la  nature.  «  S'il  s'abaisse,  je  le  vante  »  : 
car  c'est  de  la  pensée  qu'il  doit  se  relever.  Mais,  «  s'il  se 
vante,  je  l'abaisse  »  :  car  cette  pensée  elle-même  ne  se 


84  DES  RAPPORTS  DE  LA  VIE  ET  DE  LA  PENSÉE 

suffit  point  ;  elle  n'est  juge  souverain  ni  de  soi,  ni  du  monde. 
Aussi  la  démarche  suprême  de  la  raison  est-elle  de  se 
renoncer,  afin  de  se  dépasser  :  c'est  en  s'appuyant  sur  le 
cœur,  donc  en  se  renonçant,  que  la  raison  humaine  pourra 
se  hausser  jusqu'à  cette  réalité  qui  la  dépasse,  et  qui  la 
fait  être.  Et,  dans  cette  abdication  même  de  la  raison 
devant  la  nature,  dans  cette  soumission  de  l'intelligence  à 
l'incompréhensible  que  sent  l'instinct,  mais  qu'elle  ne 
connaît  pas,  se  trouve  le  principe  fécond  de  la  vie  supé- 
rieure de  l'homme  :  puisque,  en  se  renonçant,  l'esprit  fait 
acte  de  «  charité  »,  et  que,  par  les  humiliations,  il  s'offre 
aux  inspirations,  qui  seules  peuvent  faire  le  vrai  et  salu- 
taire effet. 


* 


La  conciliation  de  la  vie  et  de  la  pensée,  chez  l'homme, 
n'est  donc  pas  chose  simple  :  l'esprit  dirige  les  forces  vi- 
tales, la  nature,  l'instinct,  mais  après  s'être  plié  à  elles, 
car  c'est  à  cette  condition  seulement  qu'il  pourra  dis- 
cerner et  suivre  l'ordre  qu'y  a  mis  Dieu,  et  dont  elles  pré- 
sentent partout,  à  qui  sait  voir,  la  figure  ou  le  signe. 
Alors,  au  lieu  de  découper  et  de  disposer  le  réel  selon  un 
ordre  factice,  la  raison  saura,  ainsi  que  le  recommande 
Platon,  le  diviser  en  ses  articulations  naturelles,  imitant 
en  cela  l'art  de  nos  vieux  fendeurs,  qui  suivent  le  fil  du 
bois,  au  lieu  de  le  trancher  brutalement  comme  font  les 
machines  ;  elle  n'imposera  pas  son  dessein  à  la  nature  : 
elle  s'efforcera  d'en  retrouver  le  dessein  ;  car  le  rôle  de  la 
raison  est  de  prendre  conscience  et  possession  de  cette 
raison  latente  des  choses.  Suam  habet  fortuna  rationem. 
Et  c'est  pourquoi  le  véritable  usage  de  la  raison,  dans 
les  choses  naturelles  comme  dans  les  choses  surnaturelles, 
est  de  se  soumettre  au  réeel,  non  de  se  soumettre  le  réel. 

Là,  sans  nul  doute,  gît  le  secret  de  l'éloquence  de  Pascal. 
«  Il  faut  de  l'agréable  et  du  réel  ;  mais  il  faut  que  cet 
agréable  soit  lui-même  pris  du  vrai.  »  Et  il  faut,  en  outre 


CHEZ   PASCAL  85. 

que  celui  qui  parle  se  mette  à  la  place  de  ceux  à  qui  il 
s'adresse,  qu'il  ait  bien  étudié  leur  cœur  pour  en  savoir 
tous  les  ressorts,  et  qu'il  communie  avec  ce  que  chacun 
d'eux  a  de  singulier,  d'ineffable,  d'unique,  pour  établir 
une  correspondance  exacte  entre  eux  et  lui  :  «  A  mesure 
qu'on  a  plus  d'esprit,  on  trouve  qu'il  y  a  plus  d'hommes 
originaux,  »  Donc,  de  toutes  manières,  il  faut  que  celui 
qui  parle  et  qui  pense  s'oublie  lui-même,  pour  modeler 
sa  pensée  sur  le  vrai  et  pour  l'adapter  à  ceux  qu'il  veut 
atteindre. 

Même  règle  en  toutes  choses.  «  Il  ne  faut  pas  juger  de 
la  nature  selon  nous,  mais  selon  elle.  »  Cette  maxime 
décisive  est  celle  qui  a  présidé  à  toutes  les  démarches  de 
la  pensée  de  Pascal,  et  qui  lui  a  permis  d'extraire  de  ses 
expériences  propres  et  personnelles  une  expérience  va- 
lable pour  tous  et  véritablement  impersonnelle  :  en  sorte 
que  nulle  œuvre,  sans  en  excepter  même  celle  de  Mon- 
taigne dont  la  gamme  est  moins  riche,  ne  porte  autant 
que  l'œuvre  de  Pascal  la  marque  d'un  homme  et  le  sceau 
de  l'humanité.  C'est  là  ce  que  nous  permettra  d'établir 
une  rapide  investigation  des  sources  vives  auxquelles 
s'est  alimentée  sa  pensée. 

I.  —  La  science,  d'abord.  Au  lieu  d'édifier  comme  Des- 
cartes un  système,  merveille  d'audace  et  de  génie  cons- 
tructif,  vrai  en  gros,  mais  faux  en  détail,  nous  voyons 
Pascal,  en  physique,  comme  en  géométrie,  comme  en 
analyse,  concentrer  son  attention  sur  un  sujet,  appréhendé 
en  profondeur,  qu'il  cherche  à  s'assimiler  complètement, 
à  transformer  en  sa  propre  substance,  puis  qu'il  élargit  à 
l'infini,  par  perspective,  non  par  réduction  :  cela  est 
visible  dans  la  première  découverte  mathématique  qu'il 
fit,  à  l'âge  de  seize  ans,  et  qui  lui  livra,  en  une  seule  pro- 
position, les  propriétés  innombrables  des  coniques  ;  comme 
dans  l'expérience  sur  le  vide,  qui  devient  avec  lui  le 
principe  de  toute  une  mécanique  de  l'équilibre,  et  des 
multiples  applications  qui  en  découlent  ;  comme  dans 


86  DES  RAPPORTS  DE  LA  VIE  ET  DE  LA  PENSÉE 

rarrangement  numérique  de  son  triangle  arithmétique, 
où  il  voit  incluses  une  foule  de  propriétés  ressortissant  à 
l'analyse  combinatoire,  au  calcul  des  probabilités,  au 
calcul  intégral,  et  cela  en  raison  de  «  la  liaison  toujours 
admirable  que  la  nature,  éprise  d'unité,  établit  entre  les 
choses  les  plus  éloignées  en  apparence  ».  Or,  de  ces  «  effets 
de  nature  »,  de  ces  «  expériences  »  prises  sur  le  vif,  —  et 
ce  n'est  point  par  hasard  que  Pascal  applique  le  même 
terme  à  l'expérience  physique  et  à  l'expérience  morale,  — 
il  dégage  aussitôt,  non  point  des  lois  abstraites,  mais  les 
principes,  à  la  fois  universels  et  concrets,  qui  régissent  la 
diversité  ime  et  l'unité  diverse  du  réel.  Ces  principes,  ce 
sont  les  principes  dominateurs  de  sa  pensée  comme  du 
réel  : 

—  La  démarche  suprême  de  la  raison  est  de  constater 
le  mystère  là  où  il  est,  en  sorte  que  la  philosophie  est  une 
«  ignorance  savante  qui  se  connaît  ». 

—  Dieu  est  incompréhensible  à  notre  logique,  mais 
sans  lui  les  faits,  l'univers  entier  et  notre  moi  lui-même 
sont  absolument  incompréhensibles  :  et  ainsi,  entre  les 
incompréhensibles  où  se  meut  notre  raison,  ce  sont  les 
faits  qui  départagent,  en  sorte  qu'il  ne  faut  pas  dire  que 
ce  qui  est  incompréhensible  (à  notre  logique)  ne  saurait 
être,  mais  que  ce  qui  est  ne  saurait  être  incompréhen- 
sible (à  la  plus  haute  raison). 

—  L'homme  est  un  milieu  entre  rien  et  tout  :  son  intel- 
ligence, comme  son  corps,  se  meut  entre  deux  infinis  de 
grandeur  et  de  petitesse,  qui  sont  relatifs  l'un  à  l'autre, 
et  qui  lui  échappent,  mais  qui  se  rejoignent  en  Dieu,  et  en 
Dieu  seul. 

—  Il  y  a,  entre  les  ordres  de  grandeur,  une  disconti- 
nuité ou  une  hétérogénéité  telle  qu'on  n'accroît  ni  ne 
diminue  une  grandeur  donnée  en  y  ajoutant  ou  en  en 
retranchant,  en  tel  nombre  qu'on  voudra,  des  grandeurs 
d'un  ordre  d'infinitude  inférieur  ;  et  l'ordre,  qui  est  la 
vertu  cardinale,  ne  peut  être  observé  que  si  l'on  respecte 


CHEZ    PASCAL  87 

la  hiérarchie  des  ordres  :  cependant,  il  y  a  entre  ces  ordres, 
lorsqu'on  descend  du  supérieur  à  l'inférieur,  une  sorte 
de  continuité  qui  fait  que  l'inférieur  apparaît  comme 
l'image  ou  comme  la  figure  du  supérieur. 

2.  —  Ces  considérations  sur  les  sciences  amènent  tout 
naturellement  Pascal  à  son  véritable  objet,  qui  est 
l'homme.  En  effet,  écrit-il  au  sujet  de  l'infinie  divisibilité 
de  l'espace,  «  ceux  qui  verront  clairement  ces  vérités 
pourront  admirer  la  grandeur  et  la  puissance  de  la  nature 
dans  cette  double  infinité  qui  nous  environne  de  toutes 
parts...  Sur  quoi  on  peut  apprendre  à  s'estimer  à  son  juste 
prix  et  former  des  réflexions  qui  valent  mieux  que  tout 
le  reste  de  la  géométrie  même.  »  Ainsi,  ce  très  grand  sa- 
vant, après  qu'il  a  donné  des  coups  de  sonde  qui  l'ont 
mené  au  cœur  des  choses,  au  lieu  de  se  contenter  des 
résultats  acquis,  n'y  voit  qu'un  point  de  départ  pour  de 
nouvelles  recherches  :  alors,  sans  abandonner  la  science, 
il  se  tourne  vers  l'homme,  il  va  du  dehors  au  dedans. 
Vanité  des  sciences,  qui  ne  sauraient  nous  consoler  au 
temps  d'affliction  !  La  géométrie  est  le  plus  beau  métier 
du  monde,  mais  ce  n'est  qu'un  métier  :  elle  est  bonne 
pour  faire  l'essai,  mais  non  pas  l'emploi  de  notre  force... 
Pascal  étudie  l'homme,  le  monde,  la  conversation  des 
femmes,  l'amour,  le  jeu.  Il  en  acquiert  une  expérience 
directe.  Il  découvre  l'esprit  de  finesse,  et  cette  souplesse 
de  pensée  qui  des  yeux  va  jusqu'au  cœur,  et  par  le  mouve- 
ment du  dehors  connaît  ce  qui  se  passe  au  dedans.  Il 
comprend,  il  éprouve  peut-être,  les  délices  et  le  tourment 
de  l'amour  :  de  l'amour  qui  nous  force  à  sortir  de  nous- 
même  pour  chercher  ailleurs  de  quoi  aimer,  et  qui,  par 
un  mouvement  contraire,  ramène  tout  à  soi,  afin  de  rem- 
plir le  grand  vide  que  l'homme  a  fait  en  sortant  de  soi- 
même.  Enfin,  le  divertissement  lui  rend  plus  manifeste 
encore  ce  double  instinct,  principe  de  toute  l'inquiétude 
humaine,  dont  l'un,  qui  vient  du  ressentiment  de  nos 
misères  continuelles,  nous  porte  à  nous  fuir,  à  chercher 


88  DES  RAPPORTS  DE  LA  VIE  ET  DE  LA  PENSÉE 

l'occupation,  à  chercher  notre  bonheur  même  hors  de 
nous,  et  dont  l'autre,  qui  reste  de  la  grandeur  de  notre 
première  nature,  nous  fait  connaître  que  le  bonheur  n'est 
en  effet  que  dans  le  repos,  et  nous  ramène  sans  cesse 
au  centre  de  nous-même.  Et  ainsi,  d'une  part,  nous  sommes 
pleins  de  choses  qui  nous  jettent  au  dehors  :  notre  instinct, 
nos  passions,  les  objets  eux-mêmes,  qui  du  dehors  nous 
tentent  et  nous  appellent.  Et,  d'autre  part,  nous  sentons 
que  chacun  est  un  tout  à  soi-même,  car,  lui  mort,  le  tout 
est  mort  pour  soi  ;  et  nous  savons  que  nous  sommes 
incapables  d'aimer  autre  chose  que  nous,  de  trouver  le 
bonheur  ailleurs  qu'en  nous. 

Or,  ce  double  instinct  est  vrai.  Mais  l'expérience  nous 
pipe,  et,  soit  que  nous  sortions  de  nous-même,  soit  que 
nous  rentrions  en  nous,  nous  ne  trouvons  jamais  ni  le 
vrai  bien,  ni  le  bonheur,  nous  errons  partout  avec  inquié- 
tude et  sans  succès,  dans  des  ténèbres  impénétrables,  à  la 
recherche  d'une  ombre  sans  consistance,  ou  du  rêve  d'un 
rêve.  «  Qu'est-ce  donc  que  nous  crie  cette  avidité  et  cette 
impuissance,  sinon  qu'il  y  a  eu  autrefois  dans  l'homme  un 
véritable  bonheur,  dont  il  ne  lui  reste  maintenant  que  la 
marque  et  la  trace  toute  vide,  et  qu'il  essaye  inutilement 
de  remplir  de  tout  ce  qui  l'environne...,  parce  que  le 
gouffre  infini  ne  peut  être  rempli  que  par  un  objet  infini 
et  immuable,  c'est-à-dire  que  par  Dieu  même?  Lui  seul 
est  son  véritable  bien.  » 

3.  —  Et  voici  —  le  23  novembre  1654  ~  Q^g,  du  fond 
de  cet  abîme  qu'a  ouvert  en  lui  le  monde,  du  fond  de  ce 
gouffre  infini  qu'il  a  tenté  inutilement  de  remplir  avec 
des  biens  finis,  monte  vers  Dieu  le  cri  de  ce  savant,  de 
cet  homme,  de  ce  chrétien.  Il  a  toujours  été  un  savant, 
un  homme,  un  chrétien,  sans  doute  ;  mais  jamais  encore 
il  n'avait  compris,  il  éprouve  maintenant  pour  la  première} 
fois,  et  pour  la  première  fois  il  sent  et  il  sait,  que  l'Infini^ 
qu'il  a  vainement  cherché  dans  les  créatures,  est  là,  quel 
cet  Infini  s'offre  à  l'âme  dans  la  souffrance,  dans  l'humi- 


CHEZ    PASCAL  89 

liation,  au  moment  même  où  elle  est  près  de  désespérer 
de  soi  et  de  toutes  choses,  et  qu'il  suffît  de  le  chercher 
pour  qu'il  se  donne  à  elle,  la  console  et  lui  assure  la  joie, 
la  certitude  et  la  paix,  dans  une  renonciation  illumina- 
trice,  dans  un  assujettissement  libérateur.  Alors,  il  se 
détache  de  tout  et  de  soi-même  ;  il  congédie  ses  lumières 
propres  pour  faire  place,  au  dedans  de  soi,  à  une  lumière 
supérieure,  à  une  lumière  toute  pure  :  lumière  qui  éclaire 
l'esprit,  feu  qui  échauffe  le  cœur,  force  qui  meut  la  vo- 
lonté.  Son  âme  s'aperçoit  que  le  souverain  bien  n'est 
point  dans  les  choses  qui  sont  en  elle,  ni  hors  d'elle,  ni 
devant  elle,  mais  au-dessus  d'elle  :  et,  dans  cette  éléva- 
tion si  transcendante,  qui  traverse  toutes  les  créatures 
pour  ne  s'arrêter  qu'au  trône  de  Dieu,  dans  ce  mouve- 
ment vers  l'Infini  concret,  vers  le  Dieu-homme,  Jésus- 
Christ,  dans  cet  anéantissement  de  soi  au  sein  des  immen- 
sités qui  se  multiplient  sans  cesse  à  sa  vue,  elle  trouve  enfin 
ce  qu'elle  cherchait,  elle  se  trouve  elle-même,  avec  toutes 
ses   puissances  magnifiées,  arrachée  par  la  force  de  la 
grâce  à  la  concupiscence,  à  l'orgueil,  à  la  volonté  propre, 
à  tout  ce  qui  fait  notre  misère,  unie,  sans  cesser  d'être 
elle-même,  à  Dieu  et  aux  autres  hommes  en  Dieu.  «  Le 
bonheur  n'est  ni  hors  de  nous,  ni  dans  nous  ;  il  est  en 
Dieu,  et  hors  et  dans  nous.  »  «  En  aimant  le  corps,  il 
s'aime  soi-même,  parce  qu'il  n'a  d'être  qu'en  lui,  par  lui 
et  pour  lui...  Adhaerens  Deo  unus  spiritus  est.  On  s'aime, 
parce  qu'on  est  membre  de  Jésus-Christ.  On  aime  Jésus- 
Christ,  parce  qu'il  est  le  corps  (i)  dont  on  est  membre. 
Tout  est  un,  l'un  est  en  l'autre,  comme  les  trois  Per- 
sonnes. » 

Qui  a  jamais  traduit  avec  un  tel  accent,  avec  ce  frémis- 
sement intérieur  de  tout  l'être,  et  avec  cette  souveraine 
lucidité  d'intelligence  :  l'inquiétude,  les  luttes,  le  tourment, 


(i)  Ou,  plus  exactement,  la  tête  du  corps,  qui  est  l'Église  (Épître 
aux  Éphésicns,  I,  22-23  ;  IV,  15-16). 


90  DES  RAPPORTS  DE  LA  VIE  ET  DE  LA  PENSÉE 

mais  aussi  la  joie,  la  paix,  la  lumière  de  l'âme  humaine 
en  quête  de  l'infini?  Ah  !  certes,  ce  génie  impérieux  et 
clairvoyant,  passionné  et  sage,  qui  allie  toute  la  fougue 
de  la  vie  à  toute  la  sérénité  de  la  raison,  qui  ne  brise  sa 
raison  que  pour  la  courber  devant  le  réel  et  la  retremper 
aux  sources  de  l'être,  cet  homme  est  plus  et  mieux  encore 
que  le  créateur  de  la  physique  et  de  la  mathématique 
mt)dernes,  que  le  merveilleux  analyste  du  cœur  humain, 
que  le  penseur  aux  intuitions  profondes  pour  lesquelles 
nos  sondes  sont  trop  courtes  :  il  est  l'homme  le  plus  vrai- 
ment homme  qui  ait  été,  le  plus  propre  à  réveiller  au 
dedans  de  nous  cette  vue  spirituelle  dont  l'organe  a  été 
comme  atrophié  par  les  faussse  clartés  où  nous  avons 
choisi  de  vivre  pour  notre  malheur.  Il  nous  a  montré  la 
voie,  il  nous  a  indiqué  le  remède  :  sans  abdiquer  jamais 
son  intelligence,  sans  jamais  renoncer  à  l'amour,  il  a  su 
concilier  les  exigences  de  la  pensée  et  de  la  vie  en  s 'élevant 
à  l'ordre  supérieur  de  l'Infini  vivant,  lumière  de  l'esprit, 
aliment  du  cœur. 

A  nous  de  le  suivre,  si  nous  voulons  être  dignes  de  lui. 
Car  il  ne  voudrait  pas  de  notre  admiration,  il  repousserait 
même,  comme  une  douloureuse  injure,  l'admiration  sté- 
rile de  celui  qui  s'écrierait  :  «  Oh  !  ce  discours  me  trans- 
porte, me  ravit,  etc.  »,  et  qui  refuserait  de  se  mettre  à 
genoux,  comme  il  l'a  fait,  pour  prier  l'Être  infini  de 
soumettre  tout  son  être  comme  il  lui  a  soumis  tout  le 
sien. 

JACQUES  CHEVALIER. 


LA    RENCONTRE  AVEC   PASCAL 


Je  regarde  sur  ma  table,  à  portée  de  ma  main,  cette 
édition  scolaire  des  Pensées  et  opuscules,  publiée  chez 
Hachette  avec  une  introduction,  des  notices,  des  notes 
et  deux  fac-similés  du  manuscrit  des  Pensées,  par  M.  Léon 
Brunschvicg.  Ce  «  bouquin  «  traîné  partout  avec  moi 
depuis  l'année  de  ma  seconde,  déchiré,  jauni,  chargé 
de  notes,  de  coups  d'ongles,  de  photographies,  de  dates, 
de  pétales  séchés,  pareil  à  ces  livres  dont  parle  Rimbaud 
«  qui  avaient  trempé  dans  l'Océan  »  —  clos  et  comme 
mort  dans  le  temps  des  folies  et  des  divertissements,  — 
revivait,  se  rouvrait,  certains  soirs,  en  même  temps 
que  mon  âme,  et  pour  ma  soif  revenue,  la  source  de 
nouveau  bouillonnait. 

M.  Pierre  Lasserre  m'assure  que  Renan,  dans  ses 
derniers  débats  intérieurs  avant  de  quitter  Saint-Sulpice, 
chercha  du  secours  auprès  de  Pascal  et  qu'un  instant 
il  espéra  que  l'auteur  des  Pensées  le  sauverait.  Ce  qu'il 
n'a  pu  faire  pour  Renan,  Pascal  l'a  réussi  pour  quelques- 
uns  d'entre  nous  qui  n'étions  pas,  c'est  vrai,  des  philo- 
sophes (car  le  grec  même,  hélas  !  nous  était  de  l'hébreu). 
Il  est  intervenu  dans  notre  destin  au  moment  où  en  nous, 
à  l'enfant  dévot,  crédule,  succédait  l'adolescent  plein 
d'ébriété  et  qui,  soulevé  hors  du  nid,  découvre  soudain 
le  double  univers  de  la  connaissance  et  des  passions. 
Avant  toute  lecteure  philosophique  ou  voluptueuse,  avant 
l'expérience  de  l'amour,  il  respire  dans  le  vent  ce  qu'il 
ignore  encore  et  certaines  images  le  frappent,  déjà  l'incli- 
nent au  reniement.  Il  croit  voir,  d'un  côté,  le  troupeau 


92  LA    RENCONTRE    AVEC    PASCAL 

marmonnant  des  femmes,  toutes  les  laideurs,  toutes  les 
misères,  la  pauvreté  intellectuelle,  de  basses  crédulités, 
la  haine,  la  peur  des  passions  charmantes  et  inconnues, 
et  sous  prétexte  d'édification,  le  parti  pris  contre  les 
plus  nobles  œuvres  en  faveur  de  rapsodies  menteuses  et 
imbéciles  ;  de  l'autre  côté,  les  jeunes  professeurs  qu'on 
admire,  les  écrivains  fameux,  leurs  pensées  hardies,  une 
curiosité  avide,  une  recherche  sans  frein,  une  part  légitime 
concédée  aux  exigences  du  cœur.  A  cet  instant  où  sur 
une  impression,  sur  des  images,  le  choix  d'un  adolescent 
se  fixe,  sa  rencontre  avec  Pascal  peut  être  décisive  :  tous 
les  ordres  de  grandeurs  dans  un  seul  homme  et  qui  jus- 
tement est  ce  chrétien  !  «  Les  libertins,  écrivait  déjà  Bayle 
en  1684,  ne  peuvent  plus  nous  dire  qu'il  n'y  a  que  de 
petits  esprits  qui  aient  de  la  piété,  car  on  leur  en  fait 
voir  de  la  mieux  poussée  dans  l'un  des  plus  grands 
géomètres,  des  plus  subtils  métaphysiciens,  et  des  plus 
pénétrants  esprits  qui  aient  jamais  été  au  monde.  » 

Ce  qu'il  y  a  d'antipathique  dans  le  renoncement  de  cer- 
taines personnes,  c'est  qu'elles  ne  possèdent  rien  à  quoi 
elles  puissent  renoncer.  Le  christianisme  attire  la  foule 
de  ceux  qui  croient  que  l'Évangile  les  autorise  à  se  glorifier 
de  leur  néant.  Et  où  l'on  voit  bien  que  l'Église  n'est 
pas  du  temps  et  qu'elle  se  moque  du  jugement  et  des 
railleries  du  monde,  c'est  à  l'accueil  qu'elle  fait  aux 
rebuts  apparents  du  monde  (apparents,  parce  que  parmi 
eux  certains  atteignent  la  sainteté  et,  donc,  recèlent 
sous  leur  misère  visible,  une  grandeur  invisible).  Mais 
pour  des  jeunes  garçons  violents,  et  épris  des  puissances 
de  la  chair,  cette  foule  misérable  autour  du  Christ  les 
éloigne  ;  c'est  l'instant  que  Biaise  Pascal  peut  les  sauver, 
surtout  s'ils  le  voient  tel  qu'il  fut  réellement,  avant  sa 
conversion  définitive  :  différent  d'eux  infiniment  par  le 
génie  et  par  les  connaissances,  mais  leur  frère  par  l'orgueil 
intellectuel  et  même  par  un  certain  attrait  qu'il  trouve 
aux  passions. 


LA  RENCONTRE  AVEC  PASCAL       93 

Dans  la  vie  de  ce  mathématicien  philosophe,  ami  de 
Fermât,  du  duc  de  Roannez  et  du  chevalier  de  Méré, 
et  qu'à  vingt  ans  l'Europe  entière  admire,  les  périodes 
dites  «  mondaines  »  n'ont-elles  pas  été  réduites  à  l'excès? 
Des  spécialistes  se  sont  donné  beaucoup  de  mal  pour 
nous  contraindre  à  douter  que  le  Discours  sur  les  passions 
de  l'amour  soit  de  Pascal.  Même  si  les  raisons  matérielles 
de  croire  à  l'authenticité  de  ces  pages  admirables  ne  nous 
paraissaient  de  beaucoup  les  plus  fortes,  il  suffirait  de 
les  lire  pour  asseoir  notre  créance,  tant  Pascal  s'y  découvre 
à  chaque  phrase  et  tant  nous  y  reconnaissons  cet  accent 
qui  ne  s'imite  pas.  Ce  jeune  savant  est  du  monde  au 
point  de  dédier  à  la  reine  de  Suède  sa  machine  arithmé- 
tique en  une  lettre  où  s'étale  un  orgueil  intellectuel 
forcené.  Il  appartient  au  monde  jusqu'à  chicaner  sa  sœur 
Jacqueline  sur  la  dot  qu'elle  prétend  donner  à  Port- 
Royal  :  c'est  que  les  hautes  fréquentations  où  il  se 
complaît  le  mettent  dans  de  grands  embarras  d'argent. 
La  mère  Angélique  dit,  parlant  de  lui  à  Jacqueline,  qu'il 
est  «  dans  la  vanité  et  les  amusements  ».  Ce  Pascal  de 
1652  a-t-il  aimé,  ou  seulement  discouru  sur  l'amour? 
C'est  vrai  que  beaucoup  ne  connaissent  cette  passion  que 
par  ouï-dire,  —  beaucoup,  mais  non  certes  les  grandes 
âmes.  Quelle  grande  âme  n'a  aimé  et  n'a  souffert?  «  Dans 
une  grande  âme  tout  est  grand  »,  nous  dit  superbement 
Pascal.  Et  après  l'exclamation  fameuse  sur  la  vie  qui 
commence  par  l'amour  et  qui  finit  par  l'ambition,  il 
ajoute  :  «  La  vie  tumultueuse  est  agréable  aux  grands 
esprits,  mais  ceux  qui  sont  médiocres  n'y  ont  aucun 
plaisir.  »  Le  sentiment  de  sa  grandeur,  Pascal  le  possède 
au  point  d'écrire,  dans  le  même  temps,  à  la  reine  de 
Suède,  que  le  pouvoir  des  rois  sur  les  sujets  n'est  qu'une 
image  du  pouvoir  des  esprits  sur  les  esprits  qui  leur  sont 
inférieurs.  On  ne  saurait  être  plus  persuadé  qu'il  ne  l'est 
de  la  prééminence  de  l'esprit,  et  il  le  montre  en  maint 
endroit  «  avec  sa  franchise  et  sa  naïveté  ordinaires  »  (c'est 


94  LA   RENCONTRE   AVEC   PASCAL 

lui-même  qui  dans  une  lettre  à  Mme  Périer  emploie  ces 
expressions).  Or  Pascal,  grande  âme,  ne  semble  pas  croire 
qu'une  grande  âme  puisse  ignorer  l'amour  ;  car  cette  vie 
tumultueuse  qui  est  agréable  aux  grands  esprits  est  aussi, 
nous  assure-t-il,  «  un  merveilleux  acheminement  à  la 
passion  ».  Le  tumulte  d'une  belle  vie  possède,  selon  lui, 
une  puissance  incomparable  de  séduction  :  «  La  vie  de 
tempête  surprend,  frappe  et  pénètre.  »  Ce  pourrait  être 
un  mot  de  la  Grande  Mademoiselle  ou  du  Coadjuteur.  Au 
reste,  voici  l'aveu  de  Pascal  :  «  On  a  beau  se  cacher,  l'on 
aime  toujours.  »  Rhétorique,  affirme-t-on.  Mais  comment 
une  connaissance  par  ouï-dire  de  l'amour  eût-elle  fourni 
à  Pascal  sur  cette  passion  des  lumières  qu'aucun  autre 
que  lui  n'a  possédées  à  son  époque?  Il  est  certain  qu'il 
a  pressenti  toutes  les  subtilités  où  se  sont  complu,  dans 
leurs  analyses,  les  auteurs  modernes.  Avant  l'Homme  libre 
de  Barrés,  Pascal  savait  que  ce  qui  augmente  beaucoup 
le  plaisir  de  l'exaltation,  c'est  de  l'analyser,  et  qu'il  faut 
sentir  le  plus  possible  en  analysant  le  plus  possible.  Pascal 
le  savait  qui  a  écrit  :  «  La  netteté  d'esprit  cause  aussi  la 
netteté  de  la  passion.  C'est  pourquoi  un  esprit  grand  et 
net  aime  avec  ardeur,  et  il  voit  distinctement  ce  qu'il 
aime.  »  Pascal  a  pressenti  que  c'est  nous-mêmes  qui  nous 
cherchons  dans  les  autres  et  que  nous  créons  de  notre 
propre  substance  l'objet  de  notre  passion  :  «  Il  faut  que 
l'homme  trouve  dans  soi-même  le  modèle  de  cette  beauté 
qu'il  cherche  au  dehors...  »  Il  n'ignorait  pas  que  nous  ne 
nous  éprenons  pas  de  la  beauté,  mais  d'une  certaine 
beauté  à  notre  mesure  :  «  ...et  c'est  en  ce  sens  que  l'on 
peut  dire  que  chacun  a  l'original  de  sa  beauté  dont  il 
cherche  la  copie  dans  le  grand  monde  ».  Il  a  connu  exacte- 
ment ce  que  Proust  a  appelé  «  les  intermittences  du  cœur  », 
comme  en  témoignent  ces  lignes  étonnantes  :  «  L'atta- 
chement à  une  même  pensée  fatigue  et  ruine  l'esprit  de 
l'homme.  C'est  pourquoi,  pour  la  solidité  du  plaisir  de 
l'amour,  il  faut  quelquefois  ne  pas  savoir  que  l'on  aime  : 


LA    RENCONTRE   AVEC    PASCAL  95 

et  ce  n'est  pas  commettre  une  infidélité,  car  l'on  n'en 
aime  pas  d'autre  ;  c'est  reprendre  des  forces  pour  mieux 
aimer.  Cela  se  fait  sans  que  l'on  y  pense...  «  Et  enfin 
il  a  proclamé  la  tyrannie  de  l'amour  :  «  C'est  un  tyran 
qui  ne  souffre  point  de  compagnon,  il  veut  être  seul  ;  il 
faut  que  toutes  les  passions  ploient  et  lui  obéissent.  » 
Pascal  a  osé  cette  affirmation  qu'un  romancier,  obligé 
de  peindre  les  réalités  de  l'amour,  devrait  mettre  en 
exergue  de  ses  ouvrages  :  «La  passion  ne  peut  pas  être 
sans  excès.  » 

Sufiît-il  de  n'avoir  étudié  l'amour  que  du  dehors,  pour 
aller  si  vite  dans  sa  connaissance?  Des  endroits  du  Dis- 
cours, moins  surprenants,  plus  familiers,  trahissent  sans 
aucun  doute  l'expérience  de  la  tendresse  :  sur  les  résolu- 
tions que  l'on  prend  de  faire  et  de  dire  certaines  choses 
quand  la  personne  aimée  sera  là,  mais  sa  présence 
dérange  tous  nos  plans  ;  sur  la  perpétuelle  nouveauté  que 
nous  trouvons  à  cette  présence  qui  est  «  une  cessation 
d'inquiétudes  »  (trois  cents  pages  de  Proust  tiennent  dans 
ces  deux  mots).  Certes  il  n'est  pas  un  familier  de  Pascal 
qui  lui  puisse  refuser,  selon  l'expression  de  Sainte-Beuve, 
une  nature  très  capable  d'orages.  Mais,  faut-il  admettre 
d'emblée  avec  Sainte-Beuve  que  ces  orages,  Pascal  les 
épuisa  dans  la  sphère  de  la  science  et  dans  les  angoisses 
religieuses?  D'autre  part,  sauf  Mlle  de  Roannez  qu'il 
dirige  comme  le  ferait  M.  Singlin,  et  sauf  ces  précieuses 
de  Clermont,  auprès  de  qui  Fléchier  rapporte  que  Pascal 
fut  empressé,  aucune  femme  du  monde  n'apparaît  dans 
sa  vie.  A  y  regarder  de  près,  les  passages  du  Discours 
moins  passionnés  mais  où  se  montre  quelque  expérience, 
peuvent  avoir  été  inspirés  à  Pascal  par  la  simple  amitié. 
Aussi  différents  que  soient  ces  deux  sentiments  dans 
leur  essence,  ils  ont  en  effet  quelques  caractères  communs. 
Or  le  dix-septième  siècle  nous  paraît  être  vraiment  le 
Monomotapa  de  l'amitié.  La  vie  de  société,  l'habitude 
des  honnêtes  gens  de  mettre  en  commun  leurs  recherches, 


96  LA    RENCONTRE   AVEC   PASCAL 

de  se  tenir  au  courant  de  leurs  lectures  et  de  leurs  tra- 
vaux, les  moyens  de  communication  si  précaires  qu'ils 
introduisaient  dans  les  moindres  séparations,  cette  in- 
quiétude et  cette  angoisse  qu'exprime  la  fable  des  Deux 
Pigeons,  les  longs  commerces  épistolaires,  ces  civilités 
infinies  du  langage  d'alors  qui  devaient  finir  par  susciter 
les  sentiments  dont  elles  n'avaient  d'abord  été  qu'une 
feinte,  —  tout  cela  développait  à  merveille  l'amitié  et 
lui  prétait  de  ces  délicatesses  qui,  sans  la  confondre 
jamais  avec  un  sentiment  plus  vif,  pouvaient  aider  un 
Pascal  à  en  imaginer  certains  caractères.  Ainsi  ce  qu'il 
écrit  de  la  présence  et  de  l'absence  lui  put  être  inspiré 
par  ce  jeune  duc  de  Roannez  qui  lui  était  si  attaché 
«  qu'il  ne  pouvait  se  passer  de  lui  à  ce  point  qu'il  l'amena 
avec  lui  dans  son  gouvernement  du  Poitou...  »  (Marguerite 
Périer.)  A  l'instant  de  la  conversion  définitive,  Jacque- 
line et  M.  Singlin  jugent  à  propos  d'éloigner  Pascal  de 
Paris  pour  être  plus  à  soi  qu'il  n'était  à  cause  du  retour 
de  son  ami  le  duc  de  Roannez  qui  l'occupait  tout  entier. 
Il  lui  confia  ce  secret,  et  avec  son  consentement,  qui  ne 
fut  pas  donné  sans  larmes,  il  partit  le  lendemain  de  la 
fête  des  Rois...  »  (Lettre  de  Jacqueline  à  Mme  Périer.) 

Que  nous  voilà  loin  de  l'effrayant  génie,  du  misan- 
thrope sublime  des  manuels  de  littérature  !  «  L'usage 
délicieux  et  criminel  du  monde  »,  a-t-il  écrit  dans  sa 
Prière  pour  le  bon  usage  des  maladies.  Ainsi  Polyeucte 
appelle  la  volupté  :  source  délicieuse.  Pascal  a  renoncé, 
mais  il  n'était  point  fermé  à  ces  délices.  Son  cœur,  comme 
tout  autre  jeune  cœur,  capable  d'orages,  ouvert  peut-être 
à  l'amour,  assurément  à  l'orgueil,  sensible  à  l'amitié, 
ne  fait  rien  quand  il  se  convertit  que  tourner  vers  l'être 
infini  cette  puissance  infinie  de  sentiment.  Comme  elle 
est  pathétique,  la  suprême  rencontre  de  l'abbé  Ernest 
Renan  avec  Pascal  dont  M.  Pierre  Lasserre  a  retrouvé 
les  traces  !  Pascal  a,  en  effet,  d'avance  ruiné  les  obstacles 
que  Renan  accumule  entre  son  âme  et  Dieu.  Renan  écrit 


LA    RENCONTRE    AVEC   PASCAL  97 

quelque  part  qu'il  monterait  volontiers  à  genoux  l'esca- 
lier de  la  Santa  Casa,  si  l'on  ne  voulait  point  l'obliger 
d'admettre  l'interprétation  messianique  de  tel  psaume. 
Pascal  lui  eût  enseigné  que  ce  ne  sont  point  des  textes 
qui  nous  donnent  Dieu  et  qu'il  n'est  pas  la  récompense 
du  philologue.   Mais,   dira-t-on,  la  science  de  l'exégèse 
était,  du  temps  de  Pascal,  fort  peu  poussée.  Peut-être 
s'il  avait  connu  les  travaux  de  Strauss,  de  Harnack,  de 
Loisy...  Hé  bien,  s'il  les  avait  connus,  il  aurait  répété  ce 
qu'il  disait  à  Mme  Périer,  que  :  «  l'Écriture  sainte  n'est 
pas  une  science  de  l'esprit,  mais  une  science  du  cœur  qui 
n'est  intelligible  que  pour  ceux  qui  ont  le  cœur  droit, 
et  que  les  autres  n'éprouvent  que  de  l'obscurité.  »  Certes 
il  ne  nie  pas  les  miracles,  ni  les  prophéties,  mais  il  leur 
accorde  si  peu  d'importance  pour  la  foi  qu'ils  lui  inspirent 
cette  terrible  boutade  :  «  Vous  croyez  que  (les  prophéties) 
sont  rapportées  pour  vous  faire  croire?  non,  c'est  pour 
vous  éloigner  de  croire.  »  Et  encore  :  «  Les  miracles  ne 
servent  pas  à  convertir  mais  à  condamner.  »  Tci,  le  jansé- 
niste se  trahit.  Mais  enfin  c'est  l'évidence,  puisqu'il  y  a 
tant  d'incrédules,   que  miracles  et   prophéties  ne  sont 
point  des  preuves  suffisantes  et  qu'elles  n'ont  guère  plus 
de  valeur  pratique  pour  vaincre  le  doute  «  que  le  cours  de 
la  lune  et  des  planètes  »  dont  Pascal  trouve  si  ridicule 
l'abus  qu'en  ont  fait  tant  d'apologistes.  «  C'est  leur  donner 
sujet  de  croire  (aux  incrédules)  que  les  preuves  de  notre 
religion  sont  bien  faibles.  »  Que  nous  apporte  donc  Pascal 
qui  lui  permette  de  se  montrer  si  dédaigneux  des  preuves 
traditionnelles?    Mais  ici,   mettons  d'abord  à  sa  place 
l'argument  du  «  pari  »  qui,  parce  qu'il  est  le  plus  déve- 
loppé dans  le  manuscrit  des  Pensées,  s'offre  comme  un 
facile  point  de  mire  aux  adversaires.  Au  vrai,  l'apologé- 
tique de  Pascal  s'y  ramène  si  peu  qu'on  peut  dire  qu'elle 
existe  toute  en  dehors  de  lui.  Cet  argument  ne  tend  qu'à 
nous  faire  sortir  de  notre  indifférence.  L'essentiel  de  Pascal 
est  ailleurs.  En  bref,  l'auteur  des  Pensées  établit  entre  le 


98  LA    RENCONTRE   AVEC    PASCAL 

christianisme  et  l'homme  un  rapport  de  clef  à  serrure. 
L'homme  avec  sa  complexité,  le  christianisme  avec  sa 
complexité  entrent  exactement  l'un  dans  l'autre.  Pas  un 
dogme,  si  l'on  peut  dire,  qui  ne  comble  l'un  de  nos 
abîmes,  qui  n'en  remplisse  étroitement  la  capacité. 
Démonstration  qui  vaut  dans  la  mesure  où  l'image  qu'on 
nous  montre  de  l'homme  ne  sera  pas  machinée  pour 
les  besoins  de  la  cause.  Mais  justement  personne  avec 
Pascal  et  personne  après  lui  n'a  pu  dessiner  en  quelques 
traits  simples  et  étemels  cette  carte  en  relief  de  l'homme, 
avec  ses  sommets  et  avec  ses  creux.  Cependant  Voltaire 
oppose  à  Pascal  qu'il  ne  suffit  pas  qu'une  religion 
explique  l'homme  pour  que  nous  la  considérions  comme 
révélée.  Certes  !  Mais  cela  sufht  pour  que  nous  désirions 
qu'elle  le  soit.  Et  de  même  que  ce  rapport  entre  le  catho- 
licisme et  nous,  Pascal  l'a  établi  en  usant  de  sa  raison, 
c'est  d'abord  à  notre  raison  qu'il  s'adresse.  Il  est  vrai 
que  par  la  raison  toute  seule  nous  n'atteignons  pas 
Dieu.  Inclinons  donc  l'automate,  abêtissons-nous...  Hé 
quoi  !  s'abêtir?  Proposition  odieuse  qui  fait  soudain  jaiUir 
la  parole  sublime  :  «  S'offrir  par  les  humiliations  aux 
inspirations.  »  Voilà  le  pont  jeté,  de  la  rive  jusqu'oii  nous 
avait  conduit  une  raison  passionnée,  à  l'autre  rive  où 
l'amour  nous  guette.  Ici  Pascal  nous  rend  ce  que  Rimbaud 
appelle  :  «  la  clef  du  festin  ancien...  »  La  charité  est  cette 
clef. 

Qu'a-t-on  parlé  du  génie  tremblant  et  terrifié  de  Pascal? 
car  quel  homme  a  mieux  connu  le  paisible  amour?  Il 
semble  que  lui  ait  été  épargnée  toute  nuit  obscure  des 
mystiques.  A  aucun  autre  cœur.  Dieu  ne  fut  plus  sen- 
sible. Pascal  échappe  au  plus  sombre  du  jansénisme  parce 
qu'il  se  sait  préféré,  il  se  sait  choisi.  La  nuit  du  23  no- 
vembre, il  en  reçoit  confirmation,  cette  nuit  des  pleurs 
de  joie,  de  la  certitude  sans  ombre,  de  la  renonciation 
totale  et  douce,  de  la  paix.  Et  comme  si  n'eussent  pas 
suffi  les  paroles  de  son  Dieu  qui,  à  travers  Pascal,  nous 


LA    RENCONTRE   AVEC   PASCAL  99 

atteignent  et  nous  brûlent  encore  :  «  Tu  ne  me  chercherais 
pas  si  tu  ne  m'avais  déjà  trouvé...  Je  t'ai  aimé  plus  ardem- 
ment que  tu  n'as  aimé  tes  souillures...  »  Voici  pour  le 
combler,  la  guérison  de  la  petite  Périer  par  le  seul  con- 
tact de  la  Sainte  Épine.  En  dépit  de  son  jansénisme, 
Pascal  portait  donc,  en  son  corps  malade  et  douloureux, 
l'âme  la  plus  joyeuse  :  «  J'ai  autant  de  joie,  lui  écrivait 
Jacqueline,  de  vous  trouver  gai  dans  la  solitude  que 
j'avais  de  douleur  quand  je  voyais  que  vous  l'étiez  dans 
le  monde.  Je  ne  sais  néanmoins  comment  M.  de  Saci 
s'accommode  d'un  pénitent  si  réjoui...  »  Pascal,  pénitent 
réjoui,  écrit  à  Mlle  de  Roannez  que  les  peines  des  chré- 
tiens «  ne  sont  pas  sans  plaisir  et  ne  sont  jamais  sur- 
montées que  par  le  plaisir  ».  Il  l'avertit  de  ne  point 
croire  «  que  la  piété  ne  consiste  qu'en  amertumes  sans 
consolations  ».  Quelle  sainte  volupté  éclate  dans  cette 
belle  expression  janséniste  :  «  La  délectation  victorieuse 
de  la  grâce  !  » 

Mais  ce  bonheur  enfin  possédé.  Biaise  Pascal  l'a  payé 
de  tout  ce  que  le  monde  met  au  plus  haut  prix  :  le  plaisir, 
ce  ne  serait  rien,  mais  les  sciences  où  il  montrait  un  pro- 
digieux génie  ;  mais  même  les  plus  légitimes  tendresses, 
car  il  poussait  le  scrupule  jusqu'à  rebuter  ses  sœurs, 
et  il  ne  voulait  point  qu'on  l'aimât  :  «  Il  est  injuste  qu'on 
s'attache  à  moi...  Je  tromperais  ceux  à  qui  j'en  ferais 
naître  le  désir,  car  je  ne  suis  la  fin  de  personne...  «  Le 
jeune  homme  qui  l'avait  jusque-là  suivi,  à  cet  instant 
se  détourne  et  s'éloigne  triste  :  la  parole  presque  impos- 
sible à  prononcer,  sinon  des  lèvres  du  moins  du  cœur, 
c'est  celle  qui  a  ouvert  à  Pascal  le  royaume  de  la  joie  : 
«  Seigneur,  je  vous  donne  tout.  » 

FRANÇOIS  MAURIAC. 


PASCAL 

LIBÉRATEUR  DE  L'INTELLIGENCE 


Dans  ce  sanctuaire  naturel  de  Port-Royal  des  Champs, 
qu'aucune  destruction  n'est  parvenue  à  profaner,  nous 
nous  étions  donné  rendez-vous  tacitement,  spontanément, 
le  dimanche  17  juin,  pour  nous  unir  d'intention  à  Pascal 
solitaire,  fervent  et  mortifié.  Ce  Pascal  «  sensible  au 
cœur  )),  nous  l'avons  trouvé,  en  effet.  Communion  à 
laquelle  des  non-chrétiens  ont  participé  aussi,  sans  nulle 
velléité  de  croire  la  Sainte  Épine,  et  sans  se  dissimuler 
que  la  preuve  par  les  Prophéties  ne  tient  pas  debout. 

Au  retour,  la  leçon  de  Pascal  lui-même  opérant,  j'ai 
senti  l'incomplet  d'un  hommage  pourtant  si  décent. 
Tout  ce  qui  dans  Pascal  est  autre  me  devenait  plus  pré- 
sent, par  l'oubli  même  où  on  l'avait  laissé.  Il  est  à  propos 
de  dé-localiser  Pascal,  murmurais-je  après  cette  tentative 
de  le  colloquer  tout  entier  à  Port-Royal.  Et  après  la 
messe  chantée  dans  l'émouvante  petite  église  de  Saint- 
Lambert,  où  Bédier,  Hallays,  Brunschvicg...  ont  pris 
l'eau  bénite,  par  volonté  de  se  conformer  aux  gestes  de 
Celui  que  nous  honorions,  —  Qu'on  n'oublie  pourtant 
pas,  me  disais- je,  Pascal  maître  de  logique,  et  qui  en  donna 
de  si  vertes  leçons  au  Père  Noël  et  au  Père  Annat  ;  ce 
Pascal  d'une  raison  presque  insolente,  et  qui  s'offre  à 
nous  avec  Montaigne  à  sa  droite  et  Galilée  à  sa  gauche  ; 
ce  Pascal  dont  l'empirisme  souple  et  bien  discipliné 
nous  livre,  bien  mieux  que  Descartes,  le  secret  des  Clas- 
siques français. 


PASCAL    LIBÉRATEUR    DE    L'INTELLIGENCE     lOI 

A  qui  la  faute,  si  l'inattention  des  lecteurs  trop  sensi- 
tifs,  envers  Pascal  héros  de  l'intelligence,  a  conduit  Paul 
Valéry  à  le  méconnaître,  de  sorte  qu'il  immole  (à  son 
dieu  Léonard)  ce  pauvre  homme  «  qui,  ayant  changé  sa 
neuve  lampe  contre  une  vieille,  se  perd  à  coudre  des 
papiers  dans  ses  poches,  quand  c'était  l'heure  de  donner 
à  la  France  la  gloire  du  calcul  de  l'infini...  »? 

En  insistant,  comme  je  vais  le  faire  pour  compenser, 
sur  le  côté  ensoleillé  de  l'esprit  de  Pascal,  je  vous  con- 
jure de  ne  pas  perdre  de  vue,  cependant,  l'autre  côté,  le 
nocturne,  le  tragique,  le  cœur  sans  fond.  Lui-même  nous 
avertit  que  la  grandeur  d'un  esprit  pose  un  problème  de 
conciliation  des  contraires.  «  Je  n'admire  point  l'excès 
d'une  vertu...  si  je  ne  vois  en  même  temps  l'excès  de  la  vertu 
opposée...  Car  autrement  ce  n'est  pas  monter,  c'est  tomber. 
On  ne  montre  pas  sa  grandeur  pour  être  à  une  extrémité, 
mais  bien  en  touchant  les  deux  à  la  fois,  et  remplissant 
tout  l'entre-deux...  »  (fr.  353). 

Veuillez  donc,  en  considérant  la  plénitude  du  bon  sens 
chez  ce  multiple  Pascal,  ne  pas  perdre  de  vue  ce  qui  en 
est  fort  écarté  (et  pourtant  non  m.oins  sien)  :  quant  à 
l'humeur,  une  immodération,  qui  ne  se  rencontre  guère 
avec  l'intelligence  circonspecte,  un  emportement  d'orgueil, 
et,  comme  il  dit,  des  passions  de  feu  ;  —  quant  à  la 
volonté,  une  énergie  têtue,  rarement  associée  à  la  liberté 
de  l'intelligence,  et  qui  donne  de  toute  sa  masse  sur  le 
point  où  elle  s'applique  ;  toutefois  moins  persévérante 
qu'on  ne  s'y  attendait,  car  de  tant  d'entreprises,  où  il 
est  entré  avec  impétuosité,  pas  une  n'a  été  menée  à 
terme,  peut-être  parce  qu'il  découvre  en  tout  l'au-delà, 
l'infini,  avec  lequel  la  capacité  de  l'homme  le  plus  grand 
connaît  qu'elle  n'a  point  de  mesure  ;  —  quant  à  la  con- 
science religieuse  ;  au  lieu  du  besoin  de  sérénité,  carac- 
téristique des  vastes  intelligences,  un  besoin  d'inquié- 
tude, propre  plutôt  aux  esprits  bornés,  et  qui  se  manifeste 
par  le  sens  aigu  de  l'alternative,  de  l'antagonisme,  en 


102      PASCAL    LIBÉRATEUR   DE    L'INTELLIGENCE 

nous,  du  bien  et  du  mal  ;  par  quoi  Pascal  est  naturel- 
lement augustinien  ;  il  y  ajoute  le  vertige  du  joueur  : 
une  partie  se  joue  pour  nous,  en  nous,  dont  l'enjeu  est 
infini  ;  quiconque  n'a  pas  gagné  a  perdu  le  tout,  il  est 
perdu.  Et  le  parieur,  le  calculateur  des  probabilités,  le 
démonstrateur  de  l'infini  prêtent  leurs  précisions  à 
l'angoisse  da  chrétien. 

Tout  ceci  dûment  rappelé,  puis  reculé  au  loin,  ne  regar- 
dons plus  que  ce  qui  s'y  oppose  :  la  parfaite  santé  de 
l'intelligence. 

* 

*  * 

En  consultant,  à  la  fin  du  tome  XI  de  la  grande  édi- 
tion Brunschvicg-Pierre  Boutroux-Félix  Gazier,  la  table 
de  tous  les  écrits  conservés  de  Pascal,  ce  qui  frappe 
d'abord,  c'est  la  diversité  des  sujets.  Géométrie,  arithmé- 
tique, mécanique,  physique,  théologie,  polémique,  morale, 
spiritualité,  sans  compter  les  digressions,  qui  touchent  à 
tout.  On  dirait  qu'il  y  a  pluralité  d'auteurs,  ou  s'il  n'y  en 
a  qu'un,  que  c'est  un  encyclopédiste. 

Mais  il  s'en  faut  bien.  Au  travers  de  cette  étrange 
diversité  d'œuvres,  lesquelles  toutes  furent  provoquées 
par  des  rencontres  non  cherchées  —  de  même  pour  Ga- 
lilée, point  du  tout  pour  Descartes  —  et  qui  toutes  gisent 
interrompues,  spectacle  d'inconstance  et  de  désordre, 
une  seule  et  même  œuvre,  poursuivie  de  l'une  à  l'autre, 
persévéramment  :  ainsi  se  présente  la  carrière  de  Pascal. 
Cette  table  nous  énumère  les  occasions  de  son  travail; 
ainsi  elle  fait  croire  à  de  nombreux  travaux  —  tels  ceux 
d'un  Diderot  ;  —  elle  cache  l'unité  de  son  vrai  travail. 

Ce  travail  unique  de  Pascal,  quel  est-il?  —  La  libé- 
ration progressive  de  l'intelligence. 

Tout  enfant,  Biaise  Pascal  voulait,  au  rapport  de  sa 
sœur,  savoir  la  raison  des  effets.  Il  ne  se  contentait  pas 
des  premières  dont  on  l'amusait,  et  qui  probablement 


PASCAL    LIBÉRATEUR    DE    L'INTELLIGENCE      I03 

étaient  de  la  nature  des  preuves  scolastiques  ;  car  il 
perçait,  au  delà  des  mots,  jusqu'aux  choses.  «  Il  a  tou- 
jours eu,  ajoute  Mme  Périer,  une  netteté  d'esprit  admi- 
rable pour  discerner  le  faux;  ...quand  on  ne  lui  disait 
pas  de  bonnes  raisons,  il  en  cherchait  lui-même  ;  ...il  ne 
quittait  point  qu'il  n'en  eût  trouvé  quelqu'une  qui  le 
pût  satisfaire...  » 

Mais  n'en  pourrait-on  raconter  autant  de  n'importe 
quel  physicien-né?  Ce  qui  est  particulier  à  Pascal,  c'est 
que  l'ordre  de  phénomènes  auquel  il  s'est  toute  sa  vie 
attaché,  afin  d'en  scruter  les  causes,  est  non  pas  phy- 
sique, mais  intellectuel  :  c'est  l'erreur.  «  L'art  de  ne  point 
errer  »,  tout  le  monde  le  cherche,  dit-il  lui-même.  Peu  de 
gens  au  contraire  ;  mais  lui,  si  fait,  et  avec  constance. 
Encore  n'est-ce  pas  l'art  seulement,  mais  la  science 
qui  est  à  la  base  de  cet  art  :  la  recherche  des  causes, 
soit  naturelles,  soit  artificielles,  de  toutes  les  illusions, 
de  toutes  les  sophistications,  de  toutes  les  apathies  par 
lesquelles  l'esprit  des  hommes  manque  la  vérité,  son 
seul  bien,  ou  l'altère,  ou  la  cache,  aux  autres  et  à  soi, 
ou  3'  résiste  quand  elle  lui  est  montrée. 

Cette  unique  chasse,  dans  les  domaines  variés  que  les 
circonstances  lui  ouvrent,  —  conjectures  sur  la  pesanteur 
de  la  colonne  d'air,  ou  controverses  théologiques  sur  la 
grâce,  — l'attire  d'abord,  et  lui  inspire  une  sorte  d'enthou- 
sasme  de  découverte.  Ce  n'est  pas  digression,  mais  au 
contraire  retour  à  sa  piste,  à  sa  mission,  à  son  centre. 
Lorsqu'on  lit  de  suite  ces  écrits  qui  font  des  pointes  en 
tous  sens,  on  est  frappé  de  ce  fait  que,  dans  la  polémique 
sur  le  Vide,  ou  dans  les  Provinciales,  ou  dans  l'Esprit 
géométrique,  ou  dans  l'introduction  méthodologique  à 
l'apologie  contre  les  athées,  ou  dans  les  parties  de  la 
Logique  de  Port-Royal,  qui  sûrement  viennent  de  lui,... 
il  n'est  pas  une  page  où  soit  perdue  de  vue  cette  voca- 
tion apollinienne  de  Pascal.  'L'Art  de  persuader  est, 
peut-on  dire,  au  rond-point.  C'est  de  là  que  la  conver- 


104    PASCAL    LIBÉRATEUR    DE    L'INTELLIGENCE 

gence  de  ce  labeur,  l'unité   de  cette  œuvre  apparaît. 

En  même  temps  que  cohérente,  elle  est  progressive. 
Pascal  fait  un  pas,  puis  un  second  et  un  troisième,  au 
delà  de  la  simple  et  abstraite  intelligence  ;  en  quoi  il  est 
supérieurement  intelligent,  puisqu'il  rend  l'intelligence  de 
plus  en  plus  concrète,  et  polymorphe  à  l'mstar  de  la  nature. 

Il  est  parti  cependant  de  la  logique  du  mathématicien. 
Le  maximum  de  rigueur  et  le  maximum  de  généralité  sont 
ici  ce  qu'on  vise.  Un  bon  exemple  est  ce  que  Pascal 
établit,  dans  ce  domaine,  touchant  la  divisibilité  des 
nombres,  abstraction  faite  du  système  de  numération 
qu'on  aura  choisi.  Son  travail,  ici,  est  de  débarrasser 
l'intelligence  du  piège  des  langages  conventionnels. 

Puis  il  avance,  le  voici  au  stade  suivant  :  la  logique 
du  physicien.  Il  s'agit  de  consulter  la  nature,  par  des 
expériences  correctes.  Dans  ce  domaine,  qu'il  suffise  de 
rappeler  comment  est  conçue,  réglée,  interprétée  l'expé- 
rience du  Puy  de  Dôme.  Son  travail,  ici,  est  de  délivrer 
l'intelligence  de  la  réalisation  vaine  des  entités  méta- 
physiques et  de  la  certitude  préalable.  S'offrir  en  toute 
candeur  au  contrôle  du  fait  :  de  cette  abnégation  géné- 
reuse est  sortie  toute  la  fécondité  scientifique  de  l'intel- 
ligence des  modernes. 

Puis  le  chercheur  s'élève,  au  delà  de  ce  palier  qu'on 
peut  appeler  positiviste,  à  un  autre  ordre  de  vérités, 
plus  secrètes,  plus  concrètes,  pour  lesquelles  une  méthode 
plus  concrète  aussi  est  à  trouver  :  des  vérités  qu'il  s'agit 
de  maintenir  vivantes  dans  l'esprit,  car  mortes  elles  ne 
sont  plus  vraies.  On  peut  savoir  positivement  les  choses, 
et  que  «  ce  soient  des  paroles  mortes  et  des  semences  qui, 
quoique  pareilles  à  celles  qui  ont  produit  des  arbres  si 
fertiles,  sont  demeurées  sèches  et  infructueuses  dans  l'es- 
prit stérile  qui  les  a  reçues  en  vain...  Il  faut  donc  sonder 
comme  cette  pensée  est  logée  en  son  auteur  ;  comment, 
par  où,  jiisqu'oii  il  la  possède...  »  {Art  de  persuader.)  Pascal 
poussant  de  la  critique  des  faits  à  la  critique  des  idées 


PASCAL    LIBÉRATEUR   DE   L'INTELLIGENCE      105 

surpasse  en  intelligence  tous  les  scolastiques,  ceux  du 
moyen  âge,  et  aussi  bien  un  Comte  ou  un  Taine. 

D'autre  part,  Pascal,  les  circonstances  l'y  ayant  jeté, 
exerce  son  inventivité  dans  les  disputes.  Il  y  a  certes  une 
méthode  du  disputeur;  ce  grand  chercheur  de  méthodes 
n'en  doute  point  et  le  principe  de  celle-ci,  s'il  s'agit  non 
de  vaincre,  mais  de  convaincre,  il  le  trouve.  On  ne  con- 
vainc les  gens  que  par  leurs  propres  raisons.  «  Quand 
on  veut  reprendre  avec  titilité  et  montrer  à  un  autre  qu'il 
se  trompe,  il  faut  observer  par  quel  côté  il  envisage  la 
chose,  car  elle  est  vraie  ordinairement  de  ce  côté-là,  et 
lui  avouer  cette  vérité,  mais  lui  découvrir  le  côté  par  où 
elle  est  fausse...  »  {fr.  9).  L'effort  d'intelligence,  ici,  est 
de  se  critiquer  d'abord  soi-même,  de  se  rendre  attentif 
à  l'objet  seul,  puis  hospitalier  à  l'imagination  des  autres. 
Par  cette  discipline  d'objectivité,  Pascal  se  range  entre 
Montaigne,  Leibniz  et  Goethe.  Il  est  piquant  de  noter 
que  le  savant  de  tout  à  l'heure  s'approprie  maintenant 
le  secret  des  poètes  de  théâtre,  Sophocle  ou  Molière  : 
il  «  ne  prouve  qu'en  obligeant  tout  le  monde  à  faire  ré- 
flexion sur  soi-même  et  à  trouver  la  vérité  dont  il  parle...  » 
{Passions  de  l'amour.) 

Enfin,  au  sommet  de  sa  recherche,  Pascal  rassemblant 
ses  forces  qui  défaillent,  découvre  et  fonde  la  Logique  du 
convertisseur,  dont  l'efficacité  neuve  devait  faire  le  prix 
singulier  de  V Apologie.  «  La  volonté  »  étant  «  organe  de 
la  créance  »,  il  s'agit  de  scruter  les  mobiles  de  la  volonté, 
d'en  acquérir  le  maniement.  D'abord  les  mobiles  subcons- 
cients :  il  faudra  «  incliner  l'automate  »,  mais  ceci  n'est 
qu'un  commencement...  Il  faudra,  ce  qui  va  loin  au  delà, 
provoquer  la  liberté  intérieure  de  l'autre,  par  l'ascendant 
de  notre  propre  liberté  ;  l'Esprit  agit  lui-même,  par  notre 
canal,  qu'il  faut  désobstruer.  Nous  voici  donc  arrivés  à 
ce  qui  est,  pour  un  augustinien,  le  mystère  adorable  de  la 
grâce;  mais  sans  avoir  renié  pour  cela  l'ordre  dont  nous 
étions  partis,  celui  de  la  preuve,  de  la  méthode  ration- 


I06    PASCAL    LIBÉRATEUR    DE    L'INTELLIGENCE 

nelle.  Et  au  contraire,  puisque  à  chaque  degré  nous  avons 
pris  soin  d'accommoder  nos  méthodes,  ainsi  que  la  raison 
le  veut,  à  l'objet  de  plus  en  plus  concret  qui  se  découvre 
à  nous  peu  à  peu. 

Tel  est,  représenté  dans  un  raccourci  quelque  peu  déri- 
soire, le  trajet  accompli  par  cet  esprit  conquérant,  qui  a 
voulu  comprendre  à  fond  ceci,  et  ceci,  et  ceci  encore  ; 
acquérir  de  nouvelles  provinces,  sans  quitter  ce  qu'il  tient. 

Cette  «  agilité  de  l'esprit  »,  comme  il  dit  (fr.  351),  est 
la  plus  belle.  Ainsi  se  déploie,  en  cette  prolifération 
d'ouvrages  qui  semblent  avortés,  parce  que  la  vie  a 
manqué  à  l'auteur,  mais  non  la  hardiesse  ni  la  force,  ce 
qu'il  appelle  encore  «  la  fécondité  inépuisable  de  l'esprit.  » 
{Préface  pour  un  traité  du  Vide.) 

Mais  Pascal  lui-même  est-il  un  esprit  libre?  —  Si  vous 
voulez  dire  «  un  homme  affranchi  de  superstitions  »,  non. 
Pascal  en  eut,  de  telles  et  de  si  surannées,  qu'un  niais 
aujourd'hui  les  perce  à  jour.  Mais  ce  puissant  esprit  non 
libéré  n'en  est  pas  moins  un  puissant  libérateur.  A  son 
école,  ceux  qui  se  targuent  d'être  libres  apprendront  la 
manière,  en  s'approfondissant,  de  se  libérer  mieux.  S'ils 
se  trouvent  à  même  de  le  compléter,  de  le  rectifier,  comme 
il  l'a  d'ailleurs  prophétisé  (dans  la  Préface  citée  tout  à 
l'heure),  en  se  plaçant  à  des  points  de  vue  insoupçonnés 
de  lui,  à  celui  de  la  critique  historique  notamment,  c'est 
en  suivant  sa  leçon,  d'appliquer  dans  chaque  ordre  la 
méthode  propre  à  cet  ordre,  donc  en  relevant  de  lui 
encore.  Pascal,  c'est  un  maître  à  penser  plus  moderne  que 
n'est  Descartes  avec  sa  mathématique  universelle. 

Et  quant  à  dompter  l'inintelligence  sous  sa  forme  dan- 
gereuse, le  fanatisme,  si  Voltaire,  à  première  vue,  s'y 
entend  mieux  que  lui,  on  peut  douter  que  la  méthode 
voltairienne,  de  bafouer  les  «  esprits  serfs  »,  est  plus  sûre 
que  la  méthode  pascalienne,  qui  les  explique  à  eux-mêmes. 

PAUL  DESJARDINS 


PASCAL  ET  LE  "  LIBERTIN 


9> 


S'il  est  vrai  qu'une  œuvre  est  durable  dans  la  mesure 
où  l'humanité  peut  y  trouver  éternellement  la  pâture 
d'un  de  ses  grands  intérêts,  l'œuvre  de  Pascal  est  singu- 
lièrement bien  assurée  de  l'avenir.  Elle  accroche  presque 
tous  les  grands  intérêts  humains,  parfois  les  plus  opposés. 
Elle  attache  à  la  fois  l'artiste  et  le  savant.  Elle  harcèle 
l'exégète  et  le  psychologue.  Elle  absorbe  l'homme  de  foi. 
Elle  arrête  aussi  tout  particulièrement  l'incroyant,  le 
«  libertin  ». 

En  général,  il  faut  bien  le  dire,  l'incroyant  donne  assez 
peu  d'audience  aux  grands  docteurs  chrétiens  qui  préten- 
dent le  confondre  ;  c'est  que,  le  plus  souvent,  il  a  affaire 
à  des  hommes  qui,  par  volonté  ou  par  impuissance,  ne  se 
mettent  pas  un  instant  proprement  à  sa  place  et  ne 
lui  opposent  donc  aucun  argument  vraiment  ajusté  à  son 
cas.  Croit-on  qu'il  ait  bien  heu  d'être  ému,  autrement 
que  comme  artiste,  par  un  Bossuet  lui  servant  pour 
toute  dialectique  :  «  Qu'ont-ils  vu,  ces  rares  génies, 
qu'ont-ils  vu  plus  que  les  autres?  Pensent-ils  avoir  vu 
mieux  les  difficultés  à  cause  qu'ils  y  succombent,  et  que 
les  autres  qui  les  ont  vues  les  ont  méprisées?  Ils  n'ont 
rien  vu,  ils  n'entendent  rien,  ils  n'ont  pas  même  de  quoi 
établir  le  néant  auquel  ils  espèrent  après  cette  vie,  etc.  »  ; 
ou  par  un  La  Bruyère  qui,  ébloui  de  l'évidence  de  Dieu, 
ne  sait  que  prendre  en  pitié  l'infirme  qui  ne  le  voit  pas? 
Avec  Pascal,  je  suis  tout  de  suite  retenu  par  un  adver- 
saire qui,  pour  me  réfuter,  commence  par  épouser  mon 
cas  en  toute  loyauté  et  compréhension.  Cette  attitude 


I08  PASCAL    ET    LE   «    LIBERTIN   » 

presque  unique  du  grand  penseur  tient  peut-être  chez 
lui,  en  partie,  à  l'esprit  mathématique,  pour  lequel  la 
réponse  à  un  problème  doit  sortir  tout  entière  de  la  pé- 
nétration de  ses  données. 

Ce  n'est  pas  que  l'idée  que  Pascal  se  forme  de  l'incré- 
dule ne  soit  en  certains  sens  assez  bornée.  Par  exemple, 
il  ne  sait  le  voir  que  sous  l'espèce  du  débauché,  ne  se 
libérant  de  l'idée  de  Dieu  que  pour  céder  sans  crainte  à 
tous  ses  appétits.  Il  est  vrai  que  c'est  la  seule  conception 
qu'on  s'en  faisait  de  son  temps  (i)  et,  vraisemblablement, 
pour  cause  ;  l'incrédule  dont  l'immoralité  ne  dépasse 
point  celle  de  la  moyenne  des  croyants  semble  une 
espèce  assez  récente  ;  dans  un  ouvrage  classique  sur  les 
Libertins  en  France  ait  dix-septième  siècle,  l'auteur,  dont 
la  sympathie  pour  eux  ne  se  cache  pas,  est  forcé  de 
reconnaître  leur  manque  constant  de  tenue  morale  ;  le 
pieux  Saint-Simon  ne  paraît  point,  comme  tel  grand 
romancier  de  nos  jours,  s'imposer  une  sainte  obligation 
quand  il  s'effare  de  voir  le  président  de  Maisons  et  sa 
femme,  gens  si  impies  qu'ils  avaient  cherché  pour  leur 
fils  un  précepteur  irréligieux,  avoir  pourtant  des  mœurs 
irréprochables.  —  Aussi  bien  Pascal  ignore-t-il  encore  une 
autre  espèce  d'incroyant.  <(  Il  faut,  s'écrie-t-il,  ou  croire, 

(i)  Elle  est  formulée  en  toute  conscience  par  Massillon  dans  son 
sermon  Sur  la  vérité  d'un  avenir  •  «  Mes  frères,  trouvez-moi,  si  vous  le 
pouvez,  des  hommes  sages,  véritables,  chastes,  réglés,  tempérants,  qui 
ne  croient  point  en  Dieu,  qui  n'attendent  point  d'avenir,  qui  regardent 
les  adultères,  les  abominations,  les  incestes  comme  les  penchants  et  les 
jeux  d'une  nature  innocente...  Quelle  consolation  pour  nous,  mes  frères, 
qui  croyons,  qu'il  faille  renoncer  aux  mœurs,  à  la  probité,  à  la  pudeur,  à 
tous  les  sentiments  de  l'humanité  avant  que  de  renoncer  à  la  foi,  et  n'être 
plus  homme  pour  n'être  plus  chrétien  !  «  Massillon  conçoit,  toutefois, 
l'athée  aux  mœurs  inattaquables,  dont  son  siècle  avait  donné  un  exemple 
éclatant,  mais  c'est  pour  en  dénoncer  immédiatement  le  caractère  d'excep- 
tion :  «  Cet  impie  (Spinosa)  vivait  caché,  retiré,  tranquille  ;  il  faisait  son 
unique  occupation  de  ses  productions  ténébreuses,  et  n'avait  besoin, 
pour  se  rassurer,  que  de  lui-même.  Mais  ceux  qui  le  cherchaient  avec 
tant  d'empressement,  qui  voulaient  le  voir,  l'entendre,  le  consulter, 
ces  hommes  frivoles  et  dissolus,  c'étaient  des  insensés  qui  souhaitaient  de 
devenir  impies.  » 


PASCAL    ET    LE   «   LIBERTIN   »  IO9 

OU  nier,  ou  douter  »,  évidemment  convaincu  qu'avec 
ces  deux  derniers  termes  il  a  épuisé  toutes  les  positions 
possibles  de  l'impie  en  face  de  la  question  de  l'existence 
de  Dieu.  Il  oublie  que  nier  ou  douter,  c'est  encore  se  poser 
la  question,  et  qu'il  existe  une  troisième  sorte  d'athée, 
qui  ne  se  la  pose  même  pas,  soit  que  sa  sereine  nature 
fasse  qu'il  ne  pense  jamais  à  ces  sortes  de  problèmes, 
soit  que  son  esprit  compliqué  trouve  la  question  incom- 
préhensible en  ses  termes,  n'arrive  point,  par  exemple, 
à  comprendre  ce  que  peut  signifier  le  mot  d'existence 
appliqué  à  un  objet  qui  diffère  par  essence  de  tous  ceux 
sur  lesquels  nous  avons  formé  cette  notion.  Toutefois, 
cette  sorte  d'athée  est,  elle  aussi,  de  formation  récente  et, 
aujourd'hui  encore,  assez  peu  répandue.  En  somme,  la 
conception   de   Pascal  est   très   suffisamment  générale. 


*  * 


Mais  la  grande  originalité  de  Pascal  pour  le  libertin, 
c'est  la  netteté  avec  laquelle  il  lui  déclare  qu'il  ne  peut 
lui  opposer  aucune  preuve  rationnelle,  que  la  foi  ne  se 
peut  fonder  que  sur  des  raisons  du  cœur.  Certes,  on  avait 
déjà  vu  de  pieux  docteurs  nier  la  compétence  de  la  raison 
en  matière  religieuse,  et  pas  toujours  pour  la  refuser 
seulement  à  l'adversaire.  Mais  ce  qui  ne  s'était  jamais 
vu,  c'est  qu'on  le  fît  avec  tant  de  force,  tant  de  parti  pris, 
tant  de  décision  à  se  fermer  toute,  possibilité  de  rentrer 
sous  cape  dans  la  place  qu'on  abandonne  ;  ce  qui  ne  s'était 
jamais  vu,  c'est  un  croyant  qui  donne  des  armes  à 
l'incrédule  au  cas  où  celui-ci  se  laisserait  prendre  par  un 
semblant  de  logique,  qui  lui  déclare  qu'il  serait  inexcu- 
sable s'il  se  convertissait  pour  autre  chose  que  des  raisons 
non  démontrables  (i).  Ici,  Pascal  donne  pleine  satisfac- 

(i)  Cette  interprétation  de  Renouvier  me  semble  irréfutable  :  «  Pascal 
vient  de  rappeler  que  les  chrétiens  eux-mêmes  ont  appelé  leur  religion 
une  sottise,  et  déclaré  qu'ils  ne  pouvaient  en  rendre  raison  ;  il  en  a  conclu 


IIO  PASCAL    ET    LE   «   LIBERTIN   » 

tion  au  vrai  rationaliste,  pour  lequel  l'erreur  n'est  point 
du  tout  que  l'on  croie  à  Dieu,  mais  qu'on  prétende  y  croire 
par  l'effet  de  la  raison  ;  pour  lequel,  au  surplus,  demander 
sa  croyance  à  des  états  d'esprit  irrationnels  représente, 
en  cette  affaire,  la  vraie  position  rationnelle.  Ajoutons 
que  le  vrai  rationaliste  devra,  pour  mériter  ce  nom, 
accepter  aussi  le  revers  de  l'affirmation  pascalienne,  à 
savoir  que,  s'il  n'y  a  point  de  preuve  pour  l'existence 
de  Dieu,  il  n'y  en  a  pas  davantage  pour  sa  non-existence  ; 
qu'autrement  dit,  il  lui  faudra  convenir  que,  si  le  maître 
des  Pensées  s'est  enseveli  lui-même  en  tant  que  démons- 
trateur sous  l'écroulement  du  temple  de  la  raison,  il  y  a 
aussi  enseveli  son  adversaire.  L'incroyant  qui  accepte 
cette  totalité  de  l'attitude  agnostique  constitue,  lui 
encore,  une  variété  du  genre  assez  peu  répandue. 

Chose  bien  suggestive,  cette  position  de  Pascal  à  l'égard 
du  problème  religieux  n'est  généralement  point  encore 
comprise  par  l'humanité  de  culture  moyenne,  je  veux 
dire  ceux  qui  se  forment  une  idée  des  maîtres  et  ne  les 
lisent  pas,  du  moins  attentivement.  Les  uns  persistent  à 
croire  que  l'auteur  des  Pensées  est  un  démonstrateur, 
dont  la  foi  repose  sur  la  raison  ;  s'ils  sont  si  triomphants 
en  jetant  à  la  face  du  sceptique  le  cas  de  «  cet  homme  de 
science  qui  a  cru  en  Dieu  »,  c'est  évidemment  qu'ils  croient 
lui  asséner  l'exemple  (ils  le  croient  aussi  pour  Pasteur) 
de  l'esprit  scientifique  conduisant  à  la  foi  ;  on  les  déçoit 
profondément  en  leur  représentant  que  ces  hommes  ont 

que,  s'ils  la  prouvaient,  ils  ne  tiendraient  pas  parole;  que  c'est  en  manquant 
de  preuves  qu'ils  ne  manquent  pas  de  sens;  et  il  ne  craint  pas  de  susciter 
cette  objection  :  «  Oui,  mais  encore  que  cela  excuse  ceux  qui  l'oflrent 
telle  et  les  ôte  de  blâme  de  la  produire  sans  raison,  cela  n'excuse  pas  ceux 
qui  la  reçoivent.  »  Ces  mots  précèdent  immédiatement  le  passage:  «Exa. 
minons  donc  ce  point...  »  dans  lequel  la  question  de  l'existence  de  Dieu 
est,  sur  ce  motif  que  «  la  raison  n'y  peut  rien  déterminer  »,  traitée  d'après 
la  règle  des  partis.  Pascal  admet  donc  que  le  libertin  serait  inexcusable 
de  se  convertir,  si  on  ne  lui  faisait  voir  son  intérêt  par  la  règle  des  partis, 
puisqu'on  avoue  n'avoir  point  à  lui  donner  de  raisons  capables  de  le 
convaincre.  » 


PASCAL    ET   LE  «   LIBERTIN  »  III 

fait  preuve  d'esprit  scientifique  précisément  en  deman- 
dant leur  croyance  à  autre  chose  qu'à  l'esprit  de  science. 
Combien,  aujourd'hui  encore,  diraient  avec  l'auteur  du 
Génie  du  christianisme  :  «  Si  Dieu  n'a  point  permis  à 
Pascal  d'exécuter  son  dessein  (d'achever  les  Pensées), 
c'est  qu'apparemment  il  n'est  pas  bon  que  certains  doutes 
sur  la  foi  soient  éclair cis...  »  Les  autres  savent  que  la  foi 
du  grand  janséniste  n'est  point  fondée  sur  la  raison  ;  mais 
alors,  ou  bien  ils  la  nient  (i),  ou  bien  ils  l'expliquent 
toute  par  des  motifs  bas  (la  peur,  voire  l'hallucination). 
Bref,  les  uns  comme  les  autres  veulent  que  la  foi,  si  elle 
est  de  bon  aloi,  vienne  de  raisons  logiques.  En  d'autres 
termes,  l'admission  de  l'irrationnel  comme  source  des 
convictions  religieuses  est  une  notion  qui,  malgré  l'ap- 
parence, ne  s'est  pas  encore  incorporée  à  la  philosophie 
de  l'humanité  moyenne.  L'humanité,  en  ce  sens  grossier 
et  quoi  qu'elle  en  dise,  semble  incurablement  rationaliste. 

* 
*  * 

Les  satisfactions  que  Pascal  donne  au  rationaliste  se 
terminent,  on  s'en  doute,  à  celles  que  nous  venons  de 
dire.  Nous  n'avons  que  l'embarras  du  choix  parmi  les 
traits  qui  nous  enfoncent  comme  dans  la  chair  la  forme 
profondément  irrationnelle  de  ce  grand  esprit  :  aversion 
de  la  clarté,  primat  donné  aux  arguments  du  cœur,  culte 
de  la  chose  qui  se  sent,  mépris  de  celle  qui  s'explique, 
adoration  de  l'idée  de  miracle,  exaltation  du  contradic- 
toire, du  mystérieux,  de  l'incompréhensible  (même  en 
mathématique  :  culte  du  nombre  infini).  Il  est  le  père 
évident,  d'ailleurs  hautement  reconnu,  de  notre  littéra- 

(i)  Ceux-là  ne  sont  pas  toujours  des  incroyants  :  par  exemple,  Cousin. 
Chateaubriand  parle  d'une  édition  des  réflexions  de  Voltaire  sur  les 
Pensées,  012,  lorsque  Pascal  dit  que  la  raison  de  l'homme  seule  ne  peut 
arriver  à  une  démonstration  de  l'existence  de  Dieu,  les  éditeurs  déclarent 
en  note  qu'«  il  est  beau  de  voir  Voltaire  prendre  le  parti  de  Dieu  contre 
Pascal  ». 


112  PASCAL    ET    LE   «   LIBERTIN   » 

ture  de  ce  dernier  demi-siècle  en  sa  religion  du  trouble 
et  sa  levée  de  boucliers  contre  le  «  clair  et  distinct  »,  et 
l'on  comprend  qu'elle  lui  ait  fait  une  place  à  part  entre 
les  maîtres  français.  On  oserait  parfois  même  se  demander 
en  quoi  cet  adorateur  de  l'inintelligible  est  français  et 
enser  que  les  compatriotes  de  Hegel  et  de  Schellingd 
seraient  peut-être  fondés  à  dire,  mieux  encore  pour  lui 
que  pour  Rousseau,  que  «  c'est  par  accident  qu'il  n'est 
point  né  chez  eux  »,  si  la  merveilleuse  transparence  de 
son  verbe,  l'admirable  et  constante  clarté  de  sa  pensée, 
même  dans  son  procès  de  la  clarté  (i),  n'apparentaient 
étroitement  aux  Bossuet  et  Descartes  cet  homme  extraor- 
dinaire, qu'on  ne  peut  ranger  dans  aucune  classe  parce 
qu'il  appartient  à  toutes.  S'il  fallait  pourtant  lui  en  assi- 
gner une,  je  le  placerais  sur  la  ligne  des  saint  Paul  et  des 
Luther,  de  ceux  qui  empêchent  éternellement  l'humanité 
de  s'endormir,  comme  elle  le  voudrait,  dans  la  paix  du 
compréhensible,  et  la  forcent  sans  relâche  à  la  vivifiante 
inquiétude.  Pascal  donne  une  dernière  joie  au  rationa- 
liste ;  celle  de  rendre  justice  à  l'irrationaliste  et  à  sa  haute 
fonction  et  de  lui  porter  ainsi  un  coup  que  celui-ci  ne  lui 
rendra  jamais. 

JULIEN  BENDA. 
(i)  Aussi  sa  proscription  de  tout  panthéisme. 


PASCAL   ET  LES  SCIENCES 


«  Il  y  avait  un  homme,  écrit  Chateaubriand,  qui,  à 
douze  ans,  avec  des  barres  et  des  ronds,  avait  créé  les 
mathématiques  ;  qui,  à  seize  ans,  avait  fait  le  plus  savant 
traité  des  coniques  qu'on  eût  vu  depuis  l'antiquité  ;  qui, 
à  dix-neuf,  réduisit  en  machine  une  science  qui  existe 
tout  entière  dans  l'entendement  ;  qui,  à  vingt-trois, 
démontra  les  phénomènes  de  la  pesanteur  de  l'air,  et 
détruisit  une  des  grandes  erreurs  de  l'ancienne  physique  ; 
qui,  à  cet  âge  où  les  autres  hommes  commencent  à  peine 
de  naître,  ayant  achevé  de  parcourir  le  cercle  des  sciences 
humaines,  s'aperçut  de  leur  néant  et  tourna  ses  pensées 
vers  la  religion  ;  qui,  depuis  ce  moment  jusqu'à  sa  mort, 
arrivé  dans  sa  trente-neuvième  année,  toujours  infirme 
et  souffrant,  fixa  la  langue  que  parlèrent  Bossuet  et 
Racine,  donna  le  modèle  de  la  plus  parfaite  plaisanterie 
comme  du  raisonnement  le  plus  fort  ;  enfin  qui,  dans  les 
courts  intervalles  de  ses  maux,  résolut,  par  distraction, 
un  des  plus  hauts  problèmes  de  la  géométrie,  et  jeta 
sur  le  papier  des  pensées  qui  tiennent  autant  du  Dieu 
que  de  l'homme.  Cet  effrayant  génie  se  nommait  Biaise 
Pascal.  » 

Il  est  difficile  de  condenser  davantage  et  d'une  manière 
plus  saisissante,  l'essentiel  de  l'œuvre  de  Pascal.  Mais 
il  est  difficile  aussi  de  donner  de  Pascal  une  idée  plus 
romantique  et  plus  fausse  que  celle  qui  s'attache  aux 
deux  mots  accouplés  d'  «  effrayant  génie  ».  Un  être  incom- 
préhensible à  l'homme  ne  saurait  être  un  homme  :  «  On 


114  PASCAL    ET    LES    SCIENCES 

ne  s'imagine  Platon  et  Aristote  qu'avec  de  grandes 
robes  de  pédants.  C'étaient  des  gens  honnêtes,  et,  comme 
les  autres,  riant  avec  leurs  amis  ;  et,  quand  ils  se  sont 
divertis  à  faire  leurs  Lois  et  leur  Politique,  ils  l'ont  fait 
en  se  jouant  ;  c'était  la  partie  la  moins  philosophe  et  la 
moins  sérieuse  de  leur  vie,  la  plus  philosophe  était  de 
vivre  simplement  et  tranquillement...  »  Nulle  pensée 
qui  se  puisse  mieux  appliquer  à  Pascal.  Ce  grand  génie 
ne  fut  ni  un  romantique,  ni  un  sceptique,  ni  un  illu- 
miné ;  mais  l'esprit  le  plus  complet,  le  mieux  équilibré 
et,  dans  l'ordre  des  sciences,  le  plies  sûr,  le  plus  inquiet  de 
perfection  et  de  certitude,  que  la  France  ait  jamais 
produit. 

Mais  il  fut  sublime.  Et  une  certaine  sorte  de  sublime 
qui  est  justement  la  sienne  échappe  presque  toujours 
aux  recours  de  notre  esprit.  Il  faut  que  nos  pieds  sentant 
le  sol  pour  que  nos  têtes  restent  libres.  Ainsi  le  génie 
risquera  d'éluder  les  tentatives  de  notre  intelligence 
pour  le  comprendre,  si  nous  ne  savons  nous  introduire 
dans  sa  familiarité.  On  ne  saisira  jamais  le  vrai  Pascal 
dans  ses  découvertes  hydrostatiques  ou  mathématiques 
pas  plus  que  dans  la  dialectique  de  sa  mysticité,  si  on  ne 
veut,  une  fois  pour  toutes,  s'imposer  fermement  à  l'es- 
prit qu'il  fut  un  homme  rude,  un  homme  de  bon  sens, 
manieur  de  choses,  l'inventeur  des  brouettes,  des  baquets, 
des  omnibus,  de  mille  objets  pratiques,  sensible  tout 
spécialement  aux  qualités  physiques  de  la  matière,  doué 
d'une  extraordinaire  plasticité,  d'une  prodigieuse  activité 
des  sens,  dont  il  jouissait  au  point  de  vouloir  s'en  punir 
comme  d'un  péché  ;  un  homme  enfin,  et  qui,  s'il  disait 
cette  parole  sublime  :  «  Le  silence  éternel  de  ces  espaces 
infinis  m'effraye  »  la  disait  sans  intention  de  sublime, 
bonnement,  exprimant  tout  simplement  un  fait,  avec  le 
bon  sens  d'un  brave  homme  qui  ne  songe  pas  à  la  litté- 
rature, et  avec  l'accent  auvergnat. 

Mais  le  bon  sens  n'est  autre  chose  que  l'auxiliaire  et 


PASCAL   ET    LES    SCIENCES  II5 

le  parent  de  l'instinct  de  conservation,  qu'une  certaine 
représentation  utile  de  l'existence,  un  moyen  pratique 
et  sûr  de  régler  sans  danger  les  relations  de  l'être  avec 
l'extérieur  et,  par  conséquent,  une  certaine  conscience 
de.  soi-même.  Développé  à  l'extrême  chez  Pascal,  il  lui 
a  vite  enseigné  que  l'homme  est  un  tout,  que  les  classi- 
fications des  facultés  ne  sont  que  scolaires.  La  raison 
par  exemple  n'a  point  d'existence  réelle  et  séparée  ; 
elle  est  un  concept  ;  et  le  concept  lui-même  n'est  nulle- 
ment réel  ni  séparé,  il  n'est  rien  ;  rien.  Ou  plutôt  l'être 
moral  tout  entier  progresse  dans  la  voie  de  ses  actes 
suivant  les  impulsions  internes  que  notre  méthode 
humaine  d'acquisitions  par  le  procédé  d'analogies  assi- 
mile à  des  mouvements,  à  des  démarches,  à  des  déclan- 
chements  d'organismes  moraux  ayant  leur  identité 
propre  et,  pour  ainsi  dire,  leur  personnalité.  Tout  ceci 
revient  donc  à  dire  que  la  raison,  le  cœur,  l'entende- 
ment, etc.,  sont  des  catégories  imaginaires,  des  réseaux 
fictifs  jetés  sur  l'être  et  le  divisant  en  domaines  égale- 
ment fictifs  comme  le  font  sur  l'image  de  la  terre  les 
cercles  parallèles  et  les  méridiens.  Un  homme  en  pleine 
possession  de  lui-même  a  le  sentiment  que  toutes  les 
hétérogénéités  et  les  complexités  intimes  sont  fondues 
en  une  unité  supérieure,  qui  est  cet  être  pensant  dont  il 
suffit,  suivant  Descartes,  qu'il  pense  pour  être  certain 
qu'il  est.  Les  facultés  n'auront  donc  leur  commodité 
de  catalogue,  et  encore  provisoire,  que  par  l'analyse 
psychologique.  Pour  tout  le  reste,  l'homme  conquiert 
par  tout  son  être  :  cœur,  intelligence,  esprit,  intuition, 
raison.  Les  découvertes  mathématiques  de  Pascal 
proviennent  parfois  de  cette  même  intuition  sans  paroles 
qui  le  plongeait  dans  l'extase,  la  nuit  du  Mystère  de  Jésus. 
Et,  réciproquement,  toute  transposition  du  domaine 
mathématique  au  domaine  psychologique  lui  paraîtra 
légitime  :  l'apologétique  du  pari,  l'apologétique  des  deux 
infinis  ont  leurs  racines  visibles  dans  les  préoccupations 


Il6  PASCAL    ET   LES   SCIENCES 

scientifiques  de  leur  auteur.  Il  les  tient  pour  de  bonnes 
armes.  Il  tient  qu'il  est  un  homme  faible  et  perdu  dans 
l'univers  hostile,  et  que,  ces  bonnes  armes,  solides,  effi- 
caces et  qui  le  contentent  pleinement,  il  ne  s'agit  pas  de 
les  refuser  parce  qu'elles  n'ont  pas  l'estampille  des 
docteurs  :  il  s'agit  de  s'en  servir. 

Ce  bon  sens,  ce  réalisme,  cet  éloignement  instinctif 
de  toute  métaphysique  se  marquent  dès  les  premières 
manifestations  du  génie  de  Pascal,  dès  l'écrit  qui  le  fit 
connaître,  ce  fameux  Essay  pour  les  Coniques  qu'il  publia 
à  l'âge  de  seize  ans  et  qui  contient  l'une  des  propositions 
les  plus  importantes  de  la  géométrie,  désignée  aujour- 
d'hui sous  le  nom  de  Théorème  de  Pascal.  Les  relations 
amicales    qu'avait    nouées    son   père    avec    le   Jésuite 
Mersenne  et  les  plus  grands  mathématiciens  de  son  temps 
permettaient  au  jeune  Biaise,  s'il  l'eût  voulu,  de  suivre 
les   directions   toutes   nouvelles   que   lui   traçaient   par 
exemple  Descartes,  Fermât,  Roberval  :  l'un,  théoricien 
de  l'algèbre   géométrique,   le   deuxième,  théoricien  des 
nombres,  le  troisième,  théoricien  de  la  mécanique  ration- 
nelle. Or,  le  choix  de  Pascal  et  sa  dilection  se  portèrent 
ailleurs.  Il  découvrit  avec  ravissement  les  travaux  du 
Lyonnais  Desargues  qui  vivait  en  dehors  des  mathémati- 
ciens de  son  temps,  publiait  des  ouvrages  assez  étranges 
pour  l'époque  sous   les   titres  plus  étranges  encore  de 
Brouillon-Projet,  Leçons  de  Ténèbres,  s'était  fait  un  lan- 
gage spécial,  comme  les  praticiens  appareilleurs  ou  tail- 
leurs de  pierres,  et  ne  se  préoccupait  uniquement  que  de 
problèmes  pratiques  dont  la  solution  intéressât  la  stéréo- 
tomie, l'architecture,  la  gnomonie,  la  perspective,  pro- 
blèmes, qu'il  traitait  d'une  manière  également  pratique, 
intuitive,  réaliste,  en  usant  de  cette  rare  faculté  que  les 
élèves   de   l'École  Centrale    d'aujourd'hui   appellent   la 
vision  dans  l'espace.  Pascal  agit  de  même.  Il  abandonna 
entièrement  l'antique  méthode  d'Apollonius  qui  consiste 
à  tracer  des  figures  imaginaires  dans  un  plan  imaginaire  ; 


PASCAL   ET   LES    SCIENCES  II7 

il  considéra  les  coniques  {ellipse,  parabole,  hyperbole) 
comme  les  modifications  d'un  cercle  réel  situé  dans  l'es- 
pace à  trois  dimensions,  hors  du  plan  fictif  de  la  conique. 
Qu'on  imagine   toutes  les   formes   que   pourra   prendre 
l'ombre  que,  devant  une  bougie,  porte  une  bague  sur  un 
écran,  quand  on  déplacera  la  bague  ou  la  bougie.  En  lan- 
gage mathématique    l'ombre    de  la  bague  s'appelle  la 
conique.  Elle  est  la  perspective  d'un  cercle  et  sa  forme 
variable  dépend  du  cône  de  lumière   (dont  le  sommet 
est  la  bougie  et  dont  la  bague  circulaire  est  le  contour), 
c'est-à-dire  de  la  position  relative  du  cercle  et  du  point 
de  perspective  adoptés  par  l'observateur.  Pascal  montra 
ainsi  que  toute  propriété  géométrique  de  cette  bague, 
de  ce  cercle  concret,  se  conserve  et  peut  se  transposer 
et  se  traduire  dans  la  géométrie  de  la  conique  qui  est 
son    image    perspective.    En    conséquence,    il    suffirait 
d'étudier  le   cercle,   de   découvrir  ses  propriétés,   pour, 
par  une  méthode  infaillible,  avoir  la  faculté  d'étendre, 
mutatis  miUandis,  ces  propriétés  aux  trois  coniques  qui 
dérivaient  de  lui  par  la  perspective  :  ellipse,  parabole, 
hyperbole,  sans  avoir  à  recommencer  d'études  spéciales 
pour  celles-ci.   Extraordinaire  exemple  d'un  génie  éco- 
nome, concret,  réaliste,  synthétique  ;  d'un  génie  rigoureux, 
épris   de   certitude,    assoifïé   de   perfection  ;   d'un   génie 
entièrement  opposé  au  génie  analytique,  abstrait,  méta- 
physicien et  prodigue  d'hypothèses,  d'un  Descartes. 

Notre  raison  ne  serait  point  satisfaite  si,  par  une 
évolution  qui  nous  semble  naturelle  et  impérieusement 
appelée  par  une  telle  sorte  de  tempérament,  Pascal  ne 
s'était  orienté,  depuis  cette  concrétisation  encore  timide 
et  présentée  comme  une  auxiliaire  passagère  et  fictive 
de  la  mathématique,  vers  une  autre  concrétisation  maté- 
riellement réalisable.  Et  c'est  en  effet  ce  qu'il  fit  peu 
d'années  après  (1640)  en  inventant  la  machine  arithmé- 
tique. Il  a  écrit  lui-même  qu'il  dut,  pour  réaliser  son  des- 
sein, effectuer  «  la  légitime  et  nécessaire  alliance  de  la 


Il8  PASCAL    ET    LES    SCIENCES 

théorie  avec  l'art  »  et  c'est-à-dire  combiner  «  les  lumières 
de  la  géométrie,  de  la  physique  et  de  la  mécanique  ». 
Que  cette  invention  ait  été  capitale  dans  la  vie  de  Pascal, 
c'est  ce  dont  il  nous  assure  par  l'enthousiasme  et  l'orgueil 
qu'il  ne  cessa  de  ressentir  toutes  les  fois  qu'il  eut  l'occasion 
d'en  parler.  Et,  en  effet,  pour  ce  grand  réaliste,  cette 
réussite  était  la  preuve  palpable  de  l'accord  entre  la 
science  et  la  vie,  de  la  légitimité  de  «  cette  véritable 
science  qui,  par  une  préférence  toute  particulière,  a 
l'avantage  de  ne  rien  enseigner  qu'elle  ne  démontre  ». 
Et  c'est  pendant  les  longues  années  de  tâtonnements, 
de  fabrication,  de  mise  au  point  de  cette  machine  qu'il 
éprouva  le  sentiment  jusqu'alors  insoupçonné  de  lui, 
que  la  nature  n'est  pas  simple,  que  la  science  nous  donne 
des  lumières  sur  elle,  mais  que  l'esprit  géométrique  né 
suffit  pas  seul  à  nous  conduire  à  travers  l'infinie  com- 
plexité des  conjonctures  humaines.  Saisie  dans  ses  phéno- 
mènes les  plus  humbles,  dans  les  expériences  les  plus 
faciles,  et  même  dans  ces  constructions  tout  artificielles 
et  provoquées  que  constituait  la  mise  au  jour  d'une 
machine  (la  moins  vivante  des  machines  puisqu'elle 
n'obéit  pas  à  une  force  mystérieuse  de  l'univers  comme 
les  orages  ou  les  vapeurs,  mais  à  la  main  humaine,  et 
redevient  inerte  dès  que  celle-ci  l'abandonne),  la  nature 
ne  laisse  aux  doigts  du  mathématicien  ou  du  logicien 
qu'une  proie  illusoire,  un  schéma  de  squelette.  Le  rationnel 
n'est  pas  la  vie.  Pour  la  première  fois,  Pascal  a  pensé 
qu'il  existe  une  sorte  d'empirisme  infiniment  subtil,  dont 
les  intuitions  échappent  même  aux  mailles  du  discours, 
dont  la  mise  en  action  ne  se  raconterait  qu'à  l'aide  d'une 
suite  d'images  d'une  telle  complication  —  et  si  ténues 
—  que  l'expérience  en  est  plus  facile  que  la  description. 
Le  chevalier  de  Méré  n'aura  pas  grand'chose  à  dire  pour 
que  germe  le  concept  de  l'esprit  de  finesse  dans  un  cerveau 
qui  le  possédait  avant  de  l'avoir  défini  et  nommé  ;  et  qui 
ne  l'aurait  pas  cherché  «  s'il  ne  l'avait  eu  déjà  trouvé  ». 


PASCAL    ET   LES   SCIENCES  II9 

Il  était  fatal,  sans  doute,  qu'ainsi  orienté,  Pascal 
aboutît  aux  recherches  qui  ont  donné  à  son  nom,  dans  les 
annales  des  sciences  physiques  et  naturelles,  un  éclat 
aussi  pur  que  celui  dont  il  jouit  dans  les  domaines  de  la 
mathématique  et  des  lettres.  Telle  était,  comme  nous 
l'avons  montré,  la  logique  interne  de  son  génie.  Mais 
qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  les  mots.  Rien  d'extérieur 
à  Pascal  ne  pouvait  le  contraindre  à  suivre  les  chemins 
qu'il  a  pris  ;  en  vérité,  de  tels  tempéraments  ne  suivent 
que  les  chemins  qu'ils  se  tracent,  dont  ils  ont  besoin 
pour  explorer  des  régions  nouvelles  et  respirer  l'air  vierge 
indispensable  à  leurs  poumons  de  créateurs.  La  logique 
de  leur  démarche  n'apparaît  que  par  la  suite  ;  elle  est 
proprement  leur  fait,  leur  invention.  Ce  qu'ils  ont  amené 
au  jour  dévoile  sa  place  dans  la  nature  et,  par  conséquent, 
exige  une  place  correspondante  dans  le  système  qui 
traduit  l'univers  à  nos  yeux.  Étant  réel,  il  faut  que  les 
hypothèses  cosmologiques  l'absorbent  ou  se  trans- 
forment pour  s'y  plier  ;  étant  réel,  il  faut  que  les  intelli- 
gences contemporaines  s'y  adaptent  ;  étant  réel,  il  faut, 
par  la  force  même  des  choses  (qu'on  donne  à  cette  expres- 
sion toute  sa  puissance  naïve  et  tout  son  sens  originel) 
qu'il  nous  devienne  évident;  et  c'est-à-dire  qu'il  fasse 
figure  d'intuition  dans  la  pensée  et  d'axiome  dans  la 
logique.  Ainsi  établie  solidement  et  classée,  toute  décou- 
verte d'importance  appartient  à  une  chaîne  de  déduc- 
tions telle  qu'on  doit  pouvoir  deviner  sa  place  d'avance 
dans  cette  chaîne  et  lui  assigner  la  plus  grande  des 
gloires,  celle  de  paraître  simple.  Ainsi  étaient  simples 
la  démarche  de  Pasteur  et  celle  de  Copernic,  de  Newton 
ou  d'Einstein  ;  ainsi  la  découverte  de  l'Amérique  et  l'œuf 
de  Colomb. 

Et  ainsi  nous  paraît  simple  la  décision  qui  tourna 
Pascal  vers  les  expériences  de  Galilée  et  de  Torricelli 
dès  qu'elles  eurent  été  portées  par  le  père  Mersenne  à  la 
connaissance  de  ses  amis.  Il  se  hâta  de  les  reproduire 


120  PASCAL    ET   LES   SCIENCES 

pour  les  interpréter.  On  sait  du  reste  avec  quelle  ardeur, 
quel  goût  de  la  matière  maniée,  ordonnée  et  soumise, 
il  s'adonna  à  cette  tâche.  On  n'ignore  pas  qu'il  est  le 
premier  à  avoir  fourni  aux  sciences  physiques  un  exemple 
complet,  irréprochable  et  définitif,  d'expérimentation 
et  de  discussion  ;  il  a  démontré  irréfutablement  l'exis- 
tence du  vide,  dissipé  l'idole  pseudo-métaphysique  de 
«  l'horreur  du  vide  »,  établi  la  réalité  et  la  valeur  de  la 
pression  atmosphérique.  Rien  d'une  systématique  anti- 
cipée dans  sa  démarche  ;  là  où  Descartes  (et  la  contro- 
verse de  la  priorité  de  l'idée  dans  la  fameuse  expérience 
du  Puy-de-Dôme  nous  en  est  la  preuve)  prévoyait  une 
conséquence  des  théories  consiructives  préalablement  in- 
duites, Pascal  voit  au  contraire  un  fondement  de  théories 
explicatives  postérieurement  déduites;  le  premier  se  soumet 
d'avance  un  système  de  la  nature  dont  les  expériences 
lui  diront  ensuite  la  valeur  ;  le  second  se  soumet  à  la 
nature  et  tire  ensuite  des  expériences  le  système  dont  il 
sait  d'avance  la  valeur. 

La  figure  que  le  tempérament  pascalien  se  donne  des 
choses,  figure  toute  nouvelle  à  son  époque,  ressort  donc 
très  clairement  des  expériences  sur  le  vide  et  du  Traité 
où  il  les  expose.  Mais  elle  est  encore  plus  explicite  et  plus 
nette  dans  son  Traité  de  l'Equilibre  des  Liqueurs  (qui  a 
fondé  la  science  hydrostatique)  et  particulièrement  dans 
sa  théorie  de  la  Presse  Hydraulique.  Il  ne  sera  plus  fait, 
à  partir  de  Pascal,  mention  de  la  qualité  des  choses;  les 
choses  sont  telles  qu'elles  sont,  et  leur  essence  n'est 
plus  en  question  ;  les  vertus  naturelles,  l'horreur  du  vide, 
le  lieu  propre  des  graves,  etc.,  tout  cela  n'a,  désormais, 
aucun  intérêt  pour  le  savant  ;  son  rôle  est  de  réaliser 
des  expériences  capables  d'infirmer  ou  de  confirmer 
les  théories  préconçues  et  surtout  de  déduire  les  théories 
nouvelles  ;  celles-ci,  dans  leur  pureté  pascalienne,  sont 
des  synthèses  où  la  description  des  phénomènes  fait 
revivre  ces  phénomènes  eux-mêmes  dans  leur  histoire 


PASCAL   ET    LES    SCIENCES  121 

et  leur  allure  concrète,  bien  que  sous  une  forme  le  plus 
proche  possible  de  la  rigueur  géométrique.  Et  la  carac- 
téristique de  cette  œuvre  est  une  certaine  saveur  de 
réalité  qui  en  exclut  cette  sorte  de  sécheresse  propre  aux 
systèmes  absolument  mécanistes,  tels  que  celui  de  Des- 
cartes. 

Saveur  de  réalité  qui  dénonce  un  tel  goût  de  la  vie  ! 
Les  grands  travaux  mathématiques  de  Pascal  qui  vont 
suivre  ont  tous,  à  leur  origine,  la  vie.  Pseudonyme  d'un 
pseudonyme,  cet  Amos  Dettonville,  qui  nous  donna 
les  Lettres  sur  la  Roulette  et  dont  le  nom  est  l'anagramme 
du  Louis  de  Montalte,  qui  nous  donna  les  Lettres  provin- 
ciales, rejoint  le  lointain  égyptien  Amos  dans  son  souci 
des  applications  pratiques.  Et,  de  même  que  le  géomètre 
du  Pharaon  devait  à  l'arpentage  son  théorème  du  carré 
de  l'hypothénuse,  Pascal  doit  à  son  souci  de  ramener 
à  des  règles  pratiques  la  conduite  des  jeux  de  hasard, 
sa  fameuse  loi  des  partis.  Et  c'est  encore  à  son  souci 
du  concret  qu'il  doit  cet  extraordinaire  triangle  arithmé- 
tique d'où  il  a  tiré  la  détermination  des  ordres  numé- 
riques, le  calcul  combinatoire,  celui  des  probabilités, 
l'usage  équivalent  de  ce  qui  sera  plus  tard  le  binôme  de 
Newton,  l'intégration  des  formules  paraboliques...  La 
diversité  des  voies  de  l'esprit  humain  est  confondante 
quand   intervient   la   miraculeuse    puissance    du   génie. 

Alors  que  Descartes  condense  dans  l'abstraction  pure 
de  la  formule  algébrique  l'univers  visible  et  concret 
des  formes  géométriques,  Pascal  continue  son  œuvre 
contraire,  s'empare  du  chiffre  abstrait  et  par  les  voies 
de  l'analyse  combinatoire,  en  exprime  la  valeur  concrète  ; 
il  en  déduit  l'enchaînement,  la  hiérarchie,  la  raison 
véritable,  il  le  rend  vivant  aux  yeux  de  l'esprit  ;  il  en 
exclut  le  mécanisme  universel,  en  tire  des  apph cations 
innombrables,  merveilles  d'ingéniosité  et  de  fécondité. 
Il  se  joue  à  forger  des  chaînes  logiques  dont  demeurent 
visibles  tous  les  chaînons  ;  il  invente  le  raisonnement  par 


122  PASCAL    ET    LES   SCIENCES 

récurrence  dont  Henri  Poincaré  dira  plus  tard  (sans  en 
citer  l'inventeur)  qu'il  est  le  plus  fécond  des  procès 
mathématiques.  Il  découvre  les  principes  de  l'analyse 
infinitésimale  par  l'application  de  ce  goût  combinatoire 
et  divisionneur,  qui  lui  est  propre,  aux  figures  concrètes 
de  la  géométrie  ;  le  même  goût  lui  permet,  par  une  voie 
analogue  de  récurrence  et  de  simplification  réalisatrice, 
de  ramener  les  divers  types  algébriques  d'intégrales  à 
des  calculs  de  volumes  géométriques  apparents,  tangibles 
et  visibles  ;  et  enfin,  pour  la  première  fois  dans  l'histoire 
de  la  science,  de  donner  avec  rigueur  la  somme  des  quan- 
tités infiniment  grandes  de  nombres  infiniments  petits. 
C'est  le  calcul  de  l'infini. 

C'est  le  calcul  de  l'infini,  et  les  historiens  des  sciences 
n'y  ont  rien  compris.  Ils  n'ont  rien  compris  à  Pascal. 
Ils  font  gloire  de  la  découverte  de  la  formule  des  arran- 
gements à  Fermât,  de  la  découverte  de  la  loi  des  cœfiî- 
cients  du  binôme  à  Newton,  de  la  découverte  des  diffé- 
rentielles à  Leibniz.  Tout  cela  est  dans  Pascal  ;  et  la 
meilleure  preuve  est  que  Leibniz  avoue  y  avoir  trouvé 
ce  dont  on  lui  fait  gloire.  Mais  la  conception  des  mathé- 
maticiens contemporains  est  une  conception  algébrique. 
Toute  mathématique  qui  ne  se  met  pas  en  formules  leur 
est  étrangère.  Ils  demandent  à  l'homme  de  génie,  non  pas 
de  résoudre  des  problèmes,  mais  de  donner  des  recettes 
algébriques^  quasi-mécaniques,  qui  permettent  à  tous 
les  honnêtes  professeurs,  même  médiocres,  de  faire  les 
mêmes  calculs  que  lui.  Pascal  ne  croyait  pas  à  la  possibi- 
lité, à  la  fécondité  de  cette  recherche.  Y  eût-il  cru  qu'il 
n'eût  pu  s'y  livrer.  S'y  fût-il  livré  qu'il  n'y  eût  probable- 
ment pas  réussi  :  un  pommier  ne  peut  donner  d'abricots. 
Le  génie  original,  concret,  personnel  de  ce  géomètre, 
s'opposait  à  la  création  d'algorithmes  algébriques  nou- 
veaux. Et,  en  effet,  ainsi  que  le  signale  Leibniz,  l'algo- 
rithme, dont  devait  se  servir  celui-ci,  se  trouve  enchâssé 
en  fait  dans  un  des  Mémoires  de  Pascal  qui  ne  l'y  a  pas 


PASCAL   ET   LES   SCIENCES  123 

VU,  «  les  yeux  fermés  par  une  espèce  de  sort  ».  Quelle 
fausse  idée  du  génie  de  Pascal  !  Pascal  ne  l'a  pas  vu  parce 
que  son  génie  était  autre  et  ne  pouvait  ni  le  voir,  ni  le 
chercher.  Pascal  n'en  avait  pas  besoin  ;  il  eût  résolu  tous 
les  problèmes  d'intégration  qui  lui  eussent  été  posés  et 
l'être  de  cet  algorithme,  à  qui  ne  manquait  plus  qu'un 
nom,  se  fût  fatalement  présenté  dans  chacune  de  ces 
démonstrations  ;  et  Pascal  ne  l'eût  pas  vu  ;  car  il  n'avait 
en  rien  affaire  à  lui.  Ce  qui  est  grave,  ce  n'est  pas  qu'il 
n'ait  pas  vu  cela  !  sa  découverte  demeure  :  aux  algé- 
bristes  de  la  formuler  et  Leibniz  n'y  a  pas  manqué  ;  ce 
qui  est  grave,  c'est  que,  contre  Descartes,  il  n'ait  pas  cru 
à  la  fécondité  de  l'algèbre.  L'histoire,  il  faut  le  dire,  a 
prouvé  que  Descartes  avait  raison.  Si  les  mathématiques 
ne  comptaient  que  des  Pascal,  elles  demeureraient  ins- 
tables, hésitantes,  à  la  merci  du  génie,  et  ne  seraient 
jamais  en  possession  des  méthodes  générales  qui  en  font 
un  instrument  pratique  à  la  portée  de  tous  les  cerveaux. 
S'il  n'y  avait  eu  que  Pascal  et  ni  Fermât,  ni  Newton,  ni 
Leibniz,  il  faudrait  chercher  à  chaque  fois  les  coefficients 
des  arrangements  et  du  binôme  dans  le  triangle  arithmé- 
tique, et  toutes  les  intégrations  demeureraient  problé- 
matiques. Mais  il  eût  été  vain  de  demander  à  La  Fontaine 
une  méthode  générale  de  faire  des  vers,  un  Art  Poétique  : 
il  n'y  croyait  pas.  Ainsi  de  Pascal.  Son  génie  était  tout 
inspiration  ;  l'intuition  lui  paraissait  le  seul  instrument 
de  découverte  ;  et,  comme  il  advient  toujours,  il  n'expri- 
mait, ce  faisant,  que  son  propre  tempérament.  C'était 
là  encore  une  face  de  son  respect  et  de  son  attachement 
pour  le  réel  ;  c'était  le  sentiment  de  l'infinité  de  ce  que 
nous  pouvons  tenir  dans  nos  mains,  sentiment  com« 
mun  à  tous  ceux  qui  n'ont  de  goût  que  pour  la  saveur 
du  concret  et  savent  combien  cehii-ci  est  limité  ;  c'était 
la  certitude  corollaire  que  l'infini  nous  échappe  et  est 
d'un  autre  ordre  (on  sait  la  place  que  tiennent  dans  ses 
Pensées  les  spéculations  sur  les  deux  infinis)  ;  et  enfin, 


124  PASCAL   ET    LES   SCIENCES 

conclusion  normale,  étonnante  et  prophétique  qui  définit 
si  bien  un  génie  si  original,  c'était  l'intuition  de  la  rela- 
tivité   universelle    qu'il    exprima    complètement    dans 
ces  lignes  peu  connues  :  «  Ces  trois  choses,  qui  comprennent 
tout  l'univers  (mouvement,  nombre,  espace),  selon  ces 
paroles  :  Deus  fecit  omnia  in  -pondère,  in  numéro  et  men- 
siira,  ont  une  liaison  réciproque  et  nécessaire.  Car  on  ne 
peut  imaginer  de  mouvement  sans  quelque  chose  qui  se 
meuve  ;  et  cette  chose  étant  une,  cette  unité  est  l'origine 
de  tous  les  nombres  ;  et  enfin  le  mouvement  ne  pouvant 
être  sans  espace,  on  voit  ces  trois  choses  enfermées  dans 
la  première.  Le  temps  même  y  est  aussi  compris  :  car  le 
mouvement  et  le  temps  sont  relatifs  l'un  à  l'autre  ;  la 
promptitude  et  la  lenteur,  qui  sont  les  différences  des 
mouvements,  ayant  un  rapport  nécessaire  avec  le  temps.  » 
On  saisit  ici  le  procédé  du  passage  pascalien  de  l'ordre 
scientifique  à  l'ordre  métaphysique.  Laissons  aux  philo- 
sophes le  souci  d'en  discuter  la  valeur.  Et,  pour  achever 
de  nous  rendre  présent  dans  son  développement  harmo- 
nieux le   génie   de   ce   grand  homme,    dont    toutes    les 
recherches  n'aspiraient  qu'à  la  perfection  intellectuelle, 
rappelons-nous  avec  Mme  Perrier  que  «  sur  la  fin  de  sa 
vie,  il  ne  voulut  connaître  d'autre  science  que  celle  de 
la  perfection  morale.  » 

Exemple  admirable  qui  démontre  la  possibilité  d'une 
transposition  de  l'intelligence  au  cœur  menée  sans  défail- 
lance jusqu'à  son  terme.  Car  il  fut  le  seul  génie  qui  ait 
su  confondre  toutes  ses  activités  pour  réaliser  cette  unité 
du  soi  dont  nous  avons  tous  conscience,  et  nul  mortel 
n'a  eu,  depuis  sa  mort,  et  peut-être  même  depuis  qu'il 
y  a  des  hommes  «  et  qui  pensent  >>,  la  chance  et  la  volonté 
d'être  plus  simplement,  plus  rigoureusement,  plus  uni- 
versellement et  plus  totalement  soi-même  que  lui. 

LUCIEN  FABRE. 


LE  LANGAGE  DE  PASCAL 

BALBUTIEMENTS  SUR  LES  «  PENSÉES  » 


(I) 


«  ...Souvent  un  seul  mot  est  un 
discours  tout  entier...  Comme  tout 
y  est  pressé,  il  en  sort  tant  de 
lumières  de  toutes  parts,  qu'elles 
font  voir  à  fond  les  plus  hautes  vé- 
rités en  elles-mêmes,  qui  peut-être 
auraient  été  obscurcies  par  un  plus 
long  embarras  de  paroles.  » 

(Approbation  de  M.  de  Ribeyran, 
archidiacre  de  Comminges,  pour 
l'édition  de  Port-Royal.) 

«  Oh  !  qu'il  a  éclaté  aux  esprits  »,  est-il  dit  d'Archimède 
dans  les  Pensées  :  oh  !  que  Pascal  éclate  aux  esprits  et 
aux  cœurs.   Ravisseur  parce  que  lui-même  ravi   (2),  il 

(i)  Exception  faite  pour  un  emprunt  aux  Opuscules,  ces  quelques 
notes  se  réfèrent  exclusivement  aux  Pensées.  Dans  les  Provinciales, 
pour  reprendre  le  mot  de  Chateaubriand,  Pascal  «  fixe  la  langue  que  par- 
lèrent Bgssuet  et  Racine  ».  Pascal  y  a  valeur  de  modèle,  — -  mais  parce 
que  modèle,  il  est  inscrit  dans  la  tradition  même  qu'il  inaugure.  Dans 
les  Pensées  «  l'imagination  passe  outre  »  ;  et  pour  en  apprécier  le  langage 
il  faut  les  prendre  en  elles-mêmes,  jusqu'à  se  roidir  au  besoin  contre 
certaines  des  pensées  sur  le  style  ;  —  j'entends,  regarder  moins  aux  pré- 
ceptes qu'elles  édictent  qu'au  style  dont  elles  les  édictent.  Selon  la  pro- 
fonde observation  de  Vauvenargues,  «  l'art  n'est  ici  lui-même  qu'une 
nature  plus  parfaite  et  l'original  des  préceptes  ».  Composant  l'œuvre 
définitive,  Pascal  eût -il  permis  au  langage  ces  irrésistibles  sorties?  Il 
se  peut,  en  vertu  de  leur  contagieuse  efficace.  Aurait-il  au  contraire 
ramené  le  langage  en  deçà?  Problème  par  définition  insoluble.  Pour 
ma  part  je  me  rallie  sans  réserve  au  mot  par  lequel  Sainte-Beuve  arrête 
le  plus  fouillé  de  ses  portraits  :  «  Pascal,  admirable  écrivain  quand  il 
achève,  est  peut-être  encore  supérieur  là  où  il  fut  interrompu.  » 

(2)  «  Comme  toutes  les  vérités  sont  tirées  les  unes  des  autres,  c'était 
assez  qu'il  fût  appliqué  à  une,  les  autres  lui  venaient  comme  à  la  foule, 
et  se  démêlaient  à  son  esprit  d'une  manière  qui  l'enlevait  lui-même,  à 
ce  qu'il  nous  a  dit  souvent,  »  Vie  de  Pascal  par  Mme  Périer. 


126  LE   LANGAGE    DE   PASCAL 

fond  sur  nous,  nous  aveugle  de  sa  lumière,  arrache  à  ses 
proies  l'adhésion.  Une  force  explosive  toujours  présente 
dans  l'expression,  —  voilà  ce  qui  investit  le  langage  de 
Pascal  de  ce  caractère  immédiat  qui  partout  constitue 
la  donnée  première  de  son  génie.  Lancé  par  lui,  le  pro- 
jectile n'est  pas  plus  tôt  parti  qu'il  arrive.  Cet  indéfinis- 
sable intervalle  qu'il  faut  ailleurs  à  l'expression  pour 
prendre  sa  place,  pour  y  faire  luire  l'aloi  de  sa  propriété 
même,  est  ici  tout  éliminé  :  instantané,  l'effet  est  pro- 
duit. Aussi  avec  Pascal  s'agit-il  d'un  langage  plus  encore 
que  d'un  style  :  sans  doute  nul  stj^le  français  n'égale  le 
sien,  mais  l'expression  pascalienne  —  surgissant  telle  un 
bloc  de  formation  primitive,  chauffé  du  dedans,  dont 
l'irradiation  même  est  étroitement  liée  aux  calories  qu'il 
dégage  —  semble  toujours  antérieure  à  ces  plans  de  l'es- 
pace et  du  temps  sur  lesquels  se  poursuivent,  s'accom- 
plissent les  opérations  qui  engendrent  les  grands  styles. 
C'est  que  chez  Pascal  il  n'y  a  pas  d'opérations  distinctes  : 
l'acte  spirituel  est  une  projection  unique,  indivisible, 
fulgurante  ;  les  trois  temps  que  marque  la  définition  de 
Buffon  (i)  sont  en  un  seul  résorbés.  D'où  que  lorsqu'on 
pense  à  Pascal  écrivain  on  pense  à  lui  séparément  :  son 
nom  n'est  guère  de  ceux  qui  se  présentent,  son  autorité 
de  celles  qu'on  invoque,  lorsqu'on  interroge  les  modèles 
pour  mieux  comprendre  les  styles  :  l'expression  saisit, 
subjugue  presque  trop  pour  ne  pas  passer  le  point  où 
un  style  condescend  encore  à  instruire.  Ces  jets  brûlants 
ne  se  laissent  pas  refroidir  ;  non  moins  qu'au-dessus, 
Pascal  est  toujours  en  dehors. 

* 
*  * 

«  Le    trait    fondamental,    cette    simplicité    ferme    et 
nue...  >)  (2),  à  quoi  je  voudrais  adjoindre  :  pleine.  J'entends 

(i)  «  Bien  écrire,  c'est  bien  penser,  bien  sentir  et  bieri  rendre.  » 
{2)  Sainte-Beuvf,  Port-Royal,  III,  458. 


LE    LANGAGE   DE   PASCAL  127 

bien  que  pour  Sainte-Beuve  l'idée  de  plénitude  est 
incluse  en  celle  de  fermeté  ;  mais  je  crois  que  dans  le 
cas  de  Pascal  il  y  a  lieu  de  la  faire  saillir.  Simplicité, 
nudité,  fermeté,  on  les  peut  rencontrer  chez  d'autres,  — 
et  à  la  rigueur  leur  union  ;  mais  chez  le  seul  Pascal  ces 
pleins  architecturaux,  ce  maximum  de  portée  et  de  cohé- 
sion du  vocable.  Ailleurs  la  plénitude  s'obtient  au  terme 
d'une  croissance  régulière  :  elle  couronne,  récompense  le 
trajet  vers  l'expression  ;  et  si  sobre  que  soit  celle-ci,  elle 
n'en  apparaît  pas  moins  comme  ornée  de  ce  triomphe 
même.  Dans  les  Pensées  au  contraire,  la  plénitude  est 
toute  de  jaillissement,  donnée  dans  le  jaillissement,  — par 
où  loin  d'envelopper  la  nudité,  elle  l'attise. 

De  cette  plénitude  avant  tout  relève  le  raccourci  pas- 
calien.  «  Pour  bien  écrire  il  faut  sauter  les  idées  intermé- 
diaires »,  dit  Montesquieu  qui  savait  pratiquer  son  adage  ; 
mais  justement  en  vertu  de  cette  force  même  de  l'expres- 
sion, Pascal  ne  produit  pas  d'idées  intermédiaires,  —  je 
veux  dire  que  nulle  chez  lui  n'est  atteinte  de  débilité.  Il 
n'opère  qu'avec  des  corps  simples  qui  valent  tout  ensemble 
par  leur  volume  et  par  leur  compression.  Le  raccourci  de 
tels  autres  combine  (au  sens  chimique  du  terme)  ;  Pascal, 
lui,  juxtapose  des  éléments  tout  à  fait  purs  ;  là  où  les 
premiers  amalgament,  mentalement  il  biffe.  Raccourci 
non  point  tant  d'écrivain  que  d'ascète  qui  mate  toute 
«  concupiscence  »  du  langage  :  Pascal  ne  tolère  rien  dans 
la  phrase  dont  il  estime  qu'elle  se  puisse  passer  (i)  :  per- 
sonne avec  les  mots  ne  joua  jeu  aussi  serré. 


*  * 


Sans  doute  le  style  de  Pascal  est  un,  en  ce  sens  que  tout 
dans  les  Pensées  reçoit,  subit  le  sceau  d'une  même  per- 

(i)  On  a  noté  dans  la  syntaxe  des  Pensées  l'omission  fréquente  de 
l'article.  —  Non  seulement  Pascal  emploie  toujours  les  mots  dans  leur 
sens  fort  ;  mais  il  se  plaît  aussi  à  les  employer  absolument,  et  la  suppres- 


128  LE   LANGAGE   DE   PASCAL 

sonne,  et  de  la  plus  impérieuse  ;  mais  cette  personne  — 
irréductible  en  son  noyau  — ,  sous  combien  d'aspects  ne  se 
manifeste-t-elle  pas  dont  chacun  entraîne  à  sa  suite  son 
langage  propre.  Telles  paroles  semblent  proférées,  du 
fond  de  sa  gigantesque  langueur,  par  l'Adam  de  Michel- 
Ange  élevant  un  triste  regard  vers  l'Esprit  qui  est  porté 
sur  les  eaux.  «  Nous  voguons  sur  un  milieu  vaste,  toujours 
incertains  et  flottants,  poussés  d'un  bout  vers  l'autre. 
Quelque  terme  où  nous  pensions  nous  attacher  et  nous 
affermir,  il  branle  et  nous  quitte  ;  et  si  nous  le  suivons, 
il  échappe  à  nos  prises,  nous  glisse  et  fuit  d'une  fuite  éter- 
nelle. Rien  ne  s'arrête  pour  nous.  C'est  l'état  qui  nous  est 
naturel,  et  toutefois  le  plus  contraire  à  notre  inclination  ; 
nous  brûlons  de  désir  de  trouver  une  assiette  ferme,  et 
une  dernière  base  constante  pour  y  édifier  une  tour  qui 
s'élève  à  l'infini  ;  mais  tout  notre  fondement  craque,  et 
la  terre  s'ouvre  jusqu'aux  abîmes.  »  Ailleurs,  dans  le 
corps  d'un  paragraphe  ces  à-coup  dédaigneux  (quel 
style  eut  jamais  tant  de  race  !)  jusqu'au  trait  final  brus- 
qué, où,  dégoûté  d'avoir  trop  raison,  Pascal  coupe  court, 
livre  le  fond  de  son  exoérience  dans  une  sorte  de  bouderie 
grandiose,  et  comme  avec  un  haussement  d'épaules.  «  Il 
ne  faut  point  détourner  l'esprit  ailleurs,  sinon  pour  le 
délasser,  mais  dans  le  temps  où  cela  est  à  propos,  le  délasser 
quand  il  faut,  et  non  autrement  ;  car  qui  délasse  hors  de 
propos,  il  (i)  lasse  ;  et  qui  lasse  hors  de  propos  délasse, 
car  on  quitte  tout  là  ;  tant  la  malice  de  la  concupiscence  se 
plaît  à  faire  tout  le  contraire  de  ce  qu'on  veut  obtenir 


sion  de  tout  complément,  qui  chez  d'autres  laisse  parfois  le  mot  un  peu 
en  suspens,  chez  lui  au  contraire  semble  en  développer  le  poids  et  la 
solidité.  Ainsi  de  fournir  dans  la  phrase  célèbre  :  l'imagination  «  se 
lassera  plutôt  de  concevoir  que  la  nature  de  fournir.  » 

(i)  Ce  «  il  »,  la  rentrée  du  pronom,  me  paraît  le  type  de  l'accent  et 
de  l'à-coup  pascaliens,  de  même  que  le  «  et  on  quitte  tout  là  »  fixe  le 
geste  d'agacement  du  génie.  —  Rencontrant  cette  pensée,  un  artiste  qui 
n'est  qu'artiste,  ou  qui  est  artiste  avant  tout,  un  La  Bruyère,  aurait 
sans  doute  écrit  :  car  qui  délasse  hors  de  propos  lasse. 


LE    LANGAGE    DE    PASCAL  129 

de  nous  sans  nous  donner  du  plaisir  qui  est  la  monnaie 
pour  laquelle  nous  donnons  tout  ce  qu'on  veut.  » 

Les  extrêmes  du  style  de  Pascal,  je  les  vois  dans  le 
fragment  sur  la  différence  entre  l'esprit  de  géométrie  et 
l'esprit  de  finesse  —  surface  plane  où  court  sans  arrêt 
le  raisonnement  le  plus  agile  et  plus  pressant,  —  et  les 
prières  jaculatoires  du  Mémorial  et  du  Mystère  de  Jésus 
ou  (car  pour  celles-là  il  y  a  presque  profanation  à  parler 
encore  de  style)  les  lignes  sur  les  fleuves  de  Babylone 
dont  la  lourde  volute  contrite  s'apparente  à  tel  adagio 
des  derniers  quatuors  de  Beethoven. 

* 
*  * 

Artiste  sans  rival,  Pascal  est  perpétuellement  en  réac- 
tion contre  toute  attitude  artistique  vis-à-vis  de  la  pensée. 
Pour  nombre  de  grands  artistes  littéraires  la  pensée  n'est 
que  le  marbre  le  plus  rare  de  leur  atelier,  celui  qu'ils  choi- 
sissent pour  en  faire  jaillir  la  statue  parfaite,  aux  pures  et 
harmonieuses  proportions  ;  et  avec  quel  soin  ne  lui  ména- 
gent-ils pas  l'emplacement  et  la  lumière  favorables  !  Oui, 
«  Pascal  est  l'homme  de  la  terre  qui  savait  mettre  la 
vérité  dans  un  plus  beau  jour  »,  ce  n'est  pas  moi  qui  con- 
tredirai Vauvenargues  quand  il  trouve  une  formule  digne 
de  Pascal  lui-même  ;  mais  Pascal  l'y  met  pour  l'éclairer 
en  tant  que  vérité,  non  pas  pour  l'éclairer  en  tant  qu'œuvre 
d'art.  Il  faut  citer  une  fois  encore  l'étonnant  passage  : 
<(  Je  n'admire  pas  l'excès  d'une  vertu,  comme  de  la  valeur, 
si  je  ne  vois  en  même  temps  l'excès  de  la  vertu  opposée, 
comme  en  Epaminondas,  qui  avait  l'extrême  valeur  et 
l'extrême  bénignité.  Car,  autrement,  ce  n'est  pas  monter, 
c'est  tomber.  On  ne  montre  pas  sa  grandeur  pour  être  à 
une  extrémité,  mais  bien  en  touchant  les  deux  à  la  fois, 
et  remplissant  tout  l'entre-deux.  Mais  peut-être  que  ce 
n'est  qu'un  soudain  mouvement  de  l'âme  de  l'un  à  l'autre 
de  ces  extrêmes,  et  qu'elle  n'est  jamais  en  effet  qu'en  un 


130  LE    LANGAGE    DE    PASCAL 

point,  comme  le  tison  de  feu.  Soit,  mais  au  moins  cela 
marque  l'agilité  de  l'âme,  si  cela  n'en  marque  l'étendue.  » 
Après  «  et  remplissant  tout  l'entre-deux  »  il  me  semble  voir 
les  autres  mettre  à  la  ligne,  —  assurer  à  l'expression  le 
recul  d'un  blanc  irréprochable.  Pascal  au  contraire,  la 
souveraineté  même  de  l'expression  l'arme  aussitôt  de 
défiance  contre  la  validité  de  la  pensée  ;  et  avec  cette  vue 
simultanée  des  vérités  qui  jamais  ne  le  déserte,  il  donne 
une  seconde  atteinte  ;  puis,  comme  d'un  hautain  coup  de 
cravache,  il  se  redresse  avec  un  «  soit  ».  Après  quoi,  ayant 
posé  les  deux  solutions  les  plus  profondes,  d'un  simple 
paraphe  il  fixe  le  résidu  de  conclusion  qu'il  retient  pour 
l'heure  valable. 


«  Qu'on  ne  dise  pas  que  je  n'ai  rien  dit  de  nouveau  :  la 
disposition  des  matières  est  nouvelle...  »  Et  lorsqu'il  s'agit 
de  l'auteur  de  certain  opuscule  sur  l'Art  de  persuader,  la 
disposition  est  essentielle  ;  mais  il  y  a  autre  chose  et  qui 
introduit  au  cœur  même  de  cette  faculté  de  posséder  les 
idées  par  où  Pascal  est  unique,  en  vertu  de  laquelle  il 
n'a  nul  besoin  d'originalité  pour  être  original  au  plus 
haut  point.  Expérience  décisive  que  de  confronter  les 
Pensées  aux  passages  de  Montaigne  que  les  éditions 
Havet  et  Brunschvicg  donnent  en  note  :  il  n'est  guère  de 
pensée  de  Pascal  —  et  je  l'entends  des  plus  frappantes 
—  qui  n'ait  à  son  origine  un  texte  de  Montaigne  ;  et  ce- 
pendant Pascal  avait  tous  droits  d'écrire  :  «  Ce  n'est  pas 
dans  Montaigne,  mais  dans  moi,  que  je  trouve  tout  ce 
que  j'y  vois  (i).  »  Parmi  les  esprits  de  premier  rang  en 

(i)  Et  cette  pensée  même,  c'est  dans  Montaigne  qu'elle  prend  sa 
source  :  «  La  vérité  et  la  raison  sont  communes  à  un  chascun,  et  ne  sont 
non  plus  à  qui  les  a  dictes  premièrement,  qu'à  qui  les  dict  aprez  :  ce 
n'est  non  plus  selon  Platon  que  selon  moy,  puisque  luy  et  moy  l'enten- 
dons et  veoyons  de  raesme  ».  {Essais,  I,  25.) 


LE    LANGAGE   DE   PASCAL  131 

effet,  nul  n'est  moins  que  Montaigne  engagé  dans  sa  pensée 
propre,  alors  même  que  celle-ci  lui  est  le  plus  personnelle. 
Les  pensées  de  Montaigne,  une  à  une  Pascal  les  sort  de 
l'ample  aquarium  des  Essais  où  telles  de  beaux  poissons 
lustrés  elles  n'ont  jamais  fini  de  virer  avec  indolence  : 
chacune  d'elles  il  la  repense,  d'abord  dans  le  sens  même 
de  Montaigne,  la  poussant  à  fond,  mettant  toujours  en 
action  ce  dernier  ressort  de  l'esprit  dont  la  sagesse  com- 
plaisante de  Montaigne  redoute  au  contraire  l'entrée  en 
jeu  ;  puis  aussitôt  il  lui  demande  ses  raisons  et  ses  titres  : 
à  quoi,  où  tend-elle?  La  direction  de  la  pensée,  et  non 
point  son  attrait  spécifique  ;  —  sa  relation  aux  autres 
pensées,  sa  localisation  spirituelle,  et  non  point  sa  valeur 
isolée,  —  tout  est  là  pour  Pascal. 

«  Il  faut  donc  sonder  comme  cette  pensée  est  logée  en 
son  auteur,  comment,  par  où,  jusqu'où  il  la  possède...  (i)  » 
L'originalité  de  Pascal  se  fonde  sur  ce  «  jusqu'où  »  qu'il 
porte  toujours  à  la  limite  ;  grâce  à  quoi  sa  possession  des 
idées  —  de  celles  des  autres  et  des  siennes  —  atteint  à 
une  manière  d'absolu  ;  et  cependant  malgré  l'intensité 
quasi- fiévreuse  de  cette  possession  multiple,  jamais  dans 
ce  champ  clos  une  idée  n'usurpe  sur  l'autre  :  jamais  la 
hantise  du  problème  unique  n'induit  à  l'idée  fixe.  La 
plus  vaste  imagination,  —  et  la  plus  contractée  sur  son 
objet.  Vaste  et  clos,  —  lorsqu'on  pense  à  Pascal  les  deux 
mots  s'appellent  l'un  l'autre,  réciproquement  nécessités  : 
l'espace  intérieur  ici,  à  nul  édifice  inégal,  repousse  la 
notion  de  plein  air  :  les  figures  s'y  ordonnent,  s'y  subor- 
donnent (quelle  subordination  plus  infrangible  que  celle 
des  ordres  pascaliens?)  :  elles  ne  s'y  coupent  point  ;  nulle 
part  l'interdépendance  des  idées  n'exerce  davantage  sa 
pesée,  jamais  les  idées  mêmes  ne  passent  l'une  dans 
l'autre. 

Mais  quand  on  possède  à  ce  degré  les  idées  ;  quand  on 

(1)  De  l'Art  de  persuader. 


132  LE    LANGAGE    DE    PASCAL 

est  à  ce  point  engagé  dans  chacune  d'elles  ;  quand,  pour 
reprendre  à  Pascal  un  de  ses  mots,  on  est  «  embarqué  » 
dans  chaque  proposition  qu'on  énonce,  ce  n'est  plus  sur 
un  peuple  de  figures,  mais  bien  sur  un  peuple  d'êtres 
vivants  que  l'on  règne.  Il  semble  que  les  idées  chez  Pascal 
aient  des  physionomies  et  des  humeurs,  —  que  l'on  sur- 
prenne l'anxieuse  dilatation  d'une  prunelle,  la  lassitude 
d'une  main  qui  retombe.  Il  circule  à  travers  les  Pensées 
une  incessante  et  tout  involontaire  personnification  des 
tendances  et  des  passions  ;  non  point  jamais  saisies  dans 
quelque  être  particulier  ni  surtout  ramenées,  réduites 
à  lui  ;  mais  tout  au  contraire  en  vertu  d'une  prodigieuse 
individualisation  de  l'universel,  —  cette  individualisation 
qui  fait  que  parfois  chez  un  Shakespeare  telle  réflexion 
générale  paraît  douée  d'une  vie  encore  plus  sanguine 
que  le  personnage  qui  l'articule  ;  et  c'est  à  dessein  que 
j'introduis  ici  le  nom  de  Shakespeare.  Rien  que  dans 
Hamlet,  Macbeth  et  Mesure  -pour  mesure,  si  la  place 
ne  me  manquait,  je  pourrais  citer  dix  textes  qu'un 
nouveau  contact  avec  les  Pensées  m'a  aussitôt  con- 
traint à  relire  (i).  Je  songe  à  ces  moments  où  passe 
comme  la  voix  d'un  destin  devenu  conscient,  portant 
arrêt  contre  lui-même,  exhalant  sa  plainte  irrémédiable  ; 
—  je  songe  aussi  à  cette  vue  toujours  conjuguée  de  la 
grandeur  et  de  la  misère  de  l'homme  que  seuls  peut- 
être  ils  détiennent  jusqu'en  ses  profondeurs  dernières  : 
«  Quelle  chimère  est-ce  donc  que  l'homme?  Quelle  nou- 
veauté, quel  monstre,  quel  chaos,  quel  sujet  de  contra- 
diction, quel  prodige  !  Juge  de  toutes  choses,  imbécile  ver 
de  terre  ;  dépositaire  du  vrai,  cloaque  d'incertitude  et 
d'erreur  ;  gloire  et  rebut  de  l'univers  »  {Pensées,  frag- 
ment 434).  Comment  ne  pas  sentir  que  le  ton,  le  diapa- 

(i)  «  Mon  Dieu!  Mon  Dieu!  combien  me  semble  abject,  plat,  fati- 
gant, improfitable  tout  l'ordinaire  de  cette  vie.  »  (Hamlet,  I,  2  ;  traduc- 
tion inédite  d'André  Gide.)  «  Que  le  cœur  de  l'homme  est  creux  et  plein 
d'ordure  !  »  [Pensées,  fragment  143.) 


LE    LANGAGE    DE    PASCAL  133 

son  (i)  shakespeariens  seul  Pascal  chez  nous  les  a  connus  : 
en  regard  de  Shakespeare,  Pascal  est  la  plus  haute 
réponse  humaine  que  la  France  puisse  produire. 


Humaine,  —  mais  le  mot  même  nous  rappelle  qu'il 
s'agit  encore  là  d'une  grandeur  que  le  Pascal  des  Pensées 
eût  réprouvée  pour  sa  «  superbe  ».  La  grandeur  dernière 
de  Pascal,  il  faut  la  voir  dans  l'opération  par  laquelle 
le  plus  impatient  des  génies  le  cède  au  saint  ;  —  le  cède? 
plutôt  se  détourne  de  toute  destination  profane  jusqu'à 
ne  se  plus  supporter  que  comme  impétueux  affluent  de 
la  sainteté.  Cette  opération,  Pascal  l'eût  appelée,  l'appe- 
lait (2)  la  grâce  ;  et  j'aurai  garde  en  ces  domaines  d'oublier 
l'avertissement  de  Sainte-Beuve  (3).  Mais  sans  prétendre 
à  pénétrer  un  seul  des  autres  obstacles  que  Pascal  put 
rencontrer  en  lui-même,  il  suffit  qu'il  portât  en  soi  la 
pierre  d'achoppement,  —  à  savoir  la  nature  même  de  son 
génie.  Le  texte  de  Mme  Périer  me  paraît  à  cet  égard 
capital  :  «  L'extrême  vivacité  de  son  esprit  le  rendait 
si  impatient  quelquefois  qu'on  avait  peine  à  le  satis- 

(i)  Ce  rapprochement  ne  vaut  pas  moins  pour  l'expression  dont 
Lytton  Strachey  observe  avec  justesse  «  que  Shakespeare  la  porte 
toujours  jusqu'au  point  d'éclatement...   » 

(2)  «  Pour  faire  d'un  homme  un  saint,  il  faut  bien  que  ce  soit  la  grâce, 
€t  qui  en  doute  ne  sait  ce  que  c'est  que  saint  et  qu'homme  ». 

(3)  «  Le  vrai  titre  du  chapitre  à  son  sujet  devrait  être.  De  la  Sainteté. 
Heureux  qui  serait  digne  de  l'entreprendre  !  »  {Port-Royal,  III,  338.) 
Nous  le  possédons  aujourd'hui,  —  savant,  complexe,  d'une  analyse 
partout  traversée  de  tendresse  ;  c'est  dire  que  nous  le  tenons  de 
dignes  mains.  Le  chapitre  intitulé  «  la  Prière  de  Pascal  »  au  tome  IV 
de  l'Histoire  littéraire  du  sentiment  religieux  en  France  par  Henri 
Bremond  m'induirait  ici  en  un  silence  total  si  les  quelques  observations 
qui  suivent  ne  se  proposaient  pour  unique  objet  de  demander  au  seul 
langage,  au  seul  génie  de  Pascal  des  lueurs  sur  ce  qui  dépasse  en  lui 
et  ce  langage  et  ce  génie  même  ;  —  si  surtout  je  ne  faisais  miennes  les 
belles  paroles  de  Barrés  au  seuil  de  ce  grand  sujet  :  «  Ne  rien  dire  qu'en 
me  déclarant  tout  prêt  à  me  rectifier  si  l'on  m'aide  à  mieux  voir.  » 
{L'Angoisse  de  Pascal.) 


134  LE   LANGAGE   DE   PASCAL 

faire  (i).  »  Dans  la  structure  du  génie  de  Pascal  l'impa- 
tience est  l'aiguillon  même  ;  et  si  Pascal  jette  cette  note 
dans  les  Pensées  :  «  L'inquiétude  de  son  génie  —  trop  de 
deux  mots  hardis  »,  il  parle  en  honnête  homme,  en  ami 
de  Méré,  et  de  ce  point  de  vue  il  a  raison  ;  mais  juste- 
ment ces  deux  mots  hardis  sont  en  son  cas  applicables  à 
la  lettre.  L'inquiétude  ressortit  ici  au  génie  de  Pascal,  — 
non  à  Pascal  lui-même,  du  moins  en  tant  que  croyant  (2). 
La  dernière  parole  du  Christ  dans  le  Mystère  de  Jésus  : 
«  Ne  t'inquiète  donc  pas  »,  appose  son  baume  sur  l'inquié- 
tude de  Pascal  quant  à  son  salut,  non  quant  à  sa  foi. 
Il  paraît  bien  établi  que  si  cette  foi  connut  les  troubles 
atmosphériques  —  auxquels  d'ailleurs  les  plus  grands 
saints  restent  soumis  — ,  le  noyau  n'en  fut  point  entamé. 
C'est  bien  plutôt  que  la  constance  même  de  cette  foi  — 
maintenant  Pascal  sur  un  seul  sujet,  trouvant  chez  ce 
fervent,  pour  l'y  maintenir,  l'appui  d'une  logique  qui 
oncques  ne  capitule,  s'alimentant  à  une  doctrine  qui, 
parce  qu'elle  tend  toujours  davantage  à  restreindre  le 
petit  nombre  des  élus  laisse,  pour  balancer  la  joie  de  leur 
élection,  planer  sur  la  destinée  de  ces  élus  mêmes  le 
contrepoids  de  la  crainte  —  affronte  ici  un  génie  en 
pleine    croissance,    incapable    d'immobilité,    et    duquel 

(i)  Voici  la  fin  de  la  phrase  :  «  mais  dès  aussitôt  qu'on  l'avertissait, 
ou  qu'il  s'apercevait  lui-même  qu'il  avait  fâché  quelqu'un  par  cette 
impatience  de  son  esprit,  il  réparait  incontinent  sa  faute  par  des  trai- 
tements si  honnêtes  qu'il  n'a  jamais  perdu  l'amitié  de  personne  par  là.  » 
L'importance  du  passage  me  paraît  accrue  par  la  place  où  il  figure  ; 
il  fait  partie  d'un  paragraphe  qui  débute  ainsi  :  «  Il  n'était  pas  sans 
défauts  »,  et  en  fait  Mme  Périer  ne  relève  que  deux  défauts  :  cette 
impatience  et  «  quelque  sorte  de  domination...  dans  les  conversations  », 
les  ramenant  d'ailleurs  l'un  et  l'autre  «  au  même  principe  de  la  vivacité 
de  son  esprit.  »  Qu'elle  insiste  sur  ce  trait  et  sur  celui-là  seul  —  en 
souligne  assez  la  portée. 

(2)  «  Et,  pourtant,  son  âme  a  été  tentée  par  son  génie...  »,  dit  Barrés 
en  une  de  ses  intuitions  toujours  si  sûres  des  drames  de  la  sensibilité 
intellectuelle  ;  et  il  ajoute  :  «Ah  !  qui  pourrait  écrire  la  tentation  de 
Pascal!  »  Mais  la  page  liminaire  de  l'Angoisse  de  Pascal  ne  contient- 
elle  pas  une  quasi-promesse  dont,  pour  ma  part,  j'espère  bien  qu'il 
s'acquittera. 


LE    LANGAGE    DE    PASCAL  135 

l'unique  chose  qu'on  ne  puisse  obtenir,  c'est  qu'il  consente 
à  demeurer  tranquille.  «  Jamais  les  saints  ne  se  sont 
tus  »  ;  mais  de  témoigner  pour  leur  foi  n'était  pas  néces- 
sairement aggravé  par  les  poussées  en  tous  sens  d'un 
génie  à  soi-même  imprévisible.  Devoir  sacré  aux  yeux  d'un 
Pascal  que  l'Apologie;  —  peut-être  aussi  recours  majeur 
contre  les  exigences  de  son  génie  même  :  en  appelant  les 
âmes  au  Christ,  Pascal  du  même  coup  purifie  la  sienne. 
«  Nous  sommes  pleins  de  choses  qui  nous  jettent  au 
dehors  »  :  pour  que  la  vie  intérieure  de  Pascal  pût  se 
poursuivre  au  sein  de  la  zone  du  Mémorial,  il  était  essen- 
tiel que  son  génie  trouvât  à  se  jeter  au  dehors,  —  à  quoi 
pourvoient  les  Pensées. 

* 
*  * 

Elles  y  pourvoient  d'autant  plus  sûrement  qu'à  quelque 
sujet  qu'il  se  prenne,  le  tempérament  de  Pascal  est  celui 
de  l'apologiste-né,  du  plus  grand  qui  se  puisse  concevoir  : 
il  en  comble,  on  dirait  qu'il  en  épuise  l'idée.  Persuader  est 
le  mouvement  naturel,  l'acte  normal  de  tout  son  être  ;  et 
si  mieux  que  quiconque  il  en  a  déduit  et  pratiqué  l'art, 
c'est  qu'il  possédait,  là  aussi,  «  l'original  des  préceptes  ». 
Voir  d'abord,  —  mais  immédiatement  après,  faire  voir 
aux  autres  ce  qu'il  voit,  de  la  manière  exacte  dont  il  le 
voit,  —  et  pour  ce  les  amener  à  la  position  d'où  cette  vue 
est  inévitable  (i).  Animé  de  ce  besoin  de  convertir  insé- 
parable de  maintes  formes  de  la  certitude  :  et  c'est  de 
certitude  encore  plus  que  de  vérité  (2)  que  Pascal  est 

(i)  «  Quand  il  pensait  quelque  chose,  il  se  mettait  en  la  place  de  ceux 
qui  doivent  l'entendre...  enfin  il  était  tellement  maître  de  son  style 
qu'il  disait  tout  ce  qu'il  voulait,  et  son  discours  avait  toujours  l'effet 
qu'il  s'était  proposé.  >>  {Vie  de  Pascal,  par  Mme  Périer.) 

(2)  «  On  se  fait  une  idole  de  la  vérité  même  ;  car  la  vérité  hors  de  la 
charité  n'est  pas  Dieu,  et  est  son  image,  et  une  idole,  qu'il  ne  faut  point 
aimer,  ni  adorer...  »  A  propos  de  ce  fragment,  M.  Brunschvicg,  dans 
l'introduction  et  les  notes  de  l'édition  des  Grands  Écrivains,  enre- 
gistrant ici  '(  le  désaveu  de  la  vérité  qui  ne  serait  que  vraie  »,  marque  fort 
bien  que  «  la  vérité  n'est  pas  pour  Pascal  un  absolu  ».  Seule  la  charité. 


136  LE    LANGAGE    DE    PASCAL 

affamé  :  je  le  sais,  entre  les  deux  termes  la  démarcation 
est  difficile,  impossible  peut-être  à  tracer  :  elle  se  sent 
néanmoins,  —  et  surtout  en  ceci  que  chez  l'homme  que 
seule  la  vérité  oriente,  il  existe  presque  toujours  une  marge 
de  pensée  si  désintéressée  que  de  la  vérité  même  cette 
pensée  semble  alors  déprise,  —  semble,  mais  son  déta- 
chement est  l'expérience  nouvelle  qu'elle  institue  ;  elle 
opère  à  distance,  avec  lenteur,  non  sans  sécurité,  à  la 
façon  de  l'astronome  :  dans  la  fuite  du  temps  elle  voit 
moins  l'adversaire  qu'un  magicien  énigmatique  dont  le 
retrait  même  détient  puissance,  —  susceptible  de  de- 
venir le  complice  de  ses  entreprises  ;  elle  circonvient,  elle 
flatte  ce  temps  que  la  pensée  de  Pascal  harcèle,  force 
sans  cesse  dans  ses  derniers  retranchements.  Sublime- 
ment  intéressé,  Pascal  tenant  la  barre  jamais  ne  relâche 
son  étreinte. 

*  * 

«  On  est  entré  dans  sa  chambre  quand  il  était  seul, 
quand  il  parlait  haut  (i)...  »  C'est  bien  ainsi  que  je  me 
représente  Pascal,  —  seul  et  parlant  haut.  Solitaire  émi- 
nemment ;  mais  non  point  tant  silencieux,  —  peut-être 

Vordre  de  la  charité,  a  droit  a  ce  titre.  C'est  parce  que  Jésus-Christ  per- 
sonnifie cet  ordre  que  pour  Pascal  il  inclut  par  là  même  toute  vérité. 
Mais  ce  mot  d'inclure  (dont  je  ne  crois  pas  qu'en  ce  cas  l'emploi  soit 
abusif)  montre  assez  que  la  vérité  ne  détient  pas  ici  valeur  finale.  Déjà 
perce  une  pointe  de  cette  défiance  à  l'égard  de  la  vérité  —  et  surtout 
de  sa  valeur  —  qui  fera  explosion  chez  Nietzsche.  Pascal  et  Nietzsche 
forment  d'ailleurs  la  plus  belle  des  oppositions  ;  car  s'ils  mettent  en 
question  la  valeur  de  la  vérité,  c'est  pour  des  motifs  idéalement  con- 
traires :  l'un  tout  au  détriment  de  «  la  figure  de  ce  monde  qui  passe  »  ; 
l'autre  tendu  dans  un  effort  désespéré  pour  obtenir  que  ce  monde 
puise  en  soi  seul  de  quoi  se  surmonter,  se  transcender. 

(i)  «  On  est  entré  dans  sa  chambre  quand  il  était  seul,  quand  il  par- 
lait haut  ;  on  a  vu  son  geste,  et  l'on  s'étonne  que  ce  geste  paraisse  quel- 
quefois impérieux  !  »  (Port-Royal,  III,  457-458.)  Sainte-Beuve  répond  ici 
à  Nicole  qui  se  plaignait  «  d'être  régenté  si  fièrement  ».  —  Ai-je  besoin 
d'ajouter  que  Sainte-Beuve  est  tout  innocent  du  sens  que  je  fais  rendre 
à  ce  membre  de  phrase  ;  —  et  que  d'ailleurs  je  ne  m'en  serais  pas  servi 
si  sa  lecture  n'avait  éclairé  en  moi  des  impressions  très  anciennes. 


LE   LANGAGE    DE   PASCAL  137 

parce  que  ce  n'est  pas  que  des  «  espaces  infinis  »  que 
le  silence  «  l'effraie  »,  peut-être  parce  que  tout  silence  (au 
sens  absolu  du  terme)    quelque   chose  en  Pascal  le  re- 
doute. Du  moins  je  ne  le  sens  pas  —  et  dans  sa  sain- 
teté même  —  ami  du  silence  au  même  degré  que  tels 
autres.  «  Feu  »  —  le  terme  essentiel,  isolé  au  milieu 
de  la  ligne  en  tête  du  Mémorial  —  certitude,  joie  (avec 
les  pleurs  qui  en  doublent  la  portée),  —  tels  dans  l'écrit 
décisif  apparaissent  les  mots  entre  tous  pascaliens  :  celui 
de  paix  n'y  figure  qu'une  fois,  dans  le  brouillon,  et  à  la 
fiai  d'une  énumération  (i).  Et  cependant  la  paix  ne  cor- 
respond-elle pas  à  tout  l'entre-deux  entre  la  joie  jacula- 
toire et  l'anéantissement  devant  Dieu?  Agenouillé,  Pascal 
dialogue  avec  le  Christ,  —  ou  bien  il  s'abîme  à  ses  pieds  : 
on  sent  moins  qu'il  couve  silencieusement  en  soi  la  pré- 
sence du  visiteur.  Et  sans  doute  par  définition  ces  mo- 
ments-là sont  ceux  dont  se  dérobe  à  nous  le  témoignage  ; 
cependant  le  goût  du  silence  passe  dans  la  manière  même 
dont  on  dit  :  à  côté  du  style  de  la  solitude  —  dont  le 
Pascal  des  Pensées  nous  transperce  —  il  existe  un  style 
du  silence  où  il  semble  toujours  qu'affleure  un  recueille- 
ment qui  nous  gagne,  —  style  du  saint  Augustin  des  Con- 
fessions et  des  Soliloques,  du  Plotin  de  la  sixième  Ennéade, 
de  telle  méditation  d'Eckhardt  ou  de  ce  Fénelon  de  qui 
la  parole  suivante  définit  si  bien  Pascal  par  opposition  : 
«  On  aime   d'autant   plus  purement   alors  qu'on  aime 
sans  sentir,  comme  on  croit  avec  plus  de  mérite  lorsqu'on 

(i)  «  Certitude.  Certitude.  Sentiment.  Joye.  Paix.  »  Tel  est  le  dis- 
positif de  la  ligne  dans  le  brouilUon  qui  seul  est  de  la  main  de  Pascal. 
Dans  la  copie  figurée  du  parchemin  perdu,  le  dispositif  devient  le  sui- 
vant :  «  Certitude.  Joye.  Certitude.  Sentiment.  Vue,  Joye  »  (  le  second 
Joye  est  rajouté  au-dessus  de  la  ligne).  En  l'absence  du  parchemin,  la 
copie  figurée  représente  l'autographe  définitif  de  Pascal  :  introduction 
de  «  vue  »,  réitération  de  «  joye  »,  suppression  de  «  paix  »  qui  se  trouve 
ainsi  disparaître  complètement  du  Mémorial.  —  Je  n'oublie  pas  la 
«  renonciation  totale  et  douce  »,  mais  celle-ci  paraît  fondamentale  dans 
toute  opération  de  la  grâce  :  c'est  à  partir  d'elle,  elle  posée,  qu'il  devient 
loisible  de  faire  des  distinctions. 


138  LE    LANGAGE   DE    PASCAL 

croit  sans  voir.  »  Pour  Pascal,   sentir  et  voir  sont  les 
deux  nécessités  absolues  de  son  être. 


* 
*  * 

Et  c'est  parce  qu'il  a  senti,  parce  qu'il  a  vu  comme  nul 
autre  qu'à  telles  heures  privilégiées  s'est  produite  à  la 
plus  haute  température  cette  simultanéité,  cette  fusion 
du  «  sentiment  »  et  de  la  «  vue  »  qu'atteste  le  Mémorial, 
qu'implique  le  Mystère  de  Jésus  :  ardeur  inextinguible 
et  cependant  toute  concentrée  ;  élans  d'offrande  insé- 
parables des  resserrements  d'humilité.  Si  ces  deux  témoi- 
gnages nous  transportent  en  deux  mondes  qui  diffèrent 
autant  que  les  grands  anges  éblouis  de  Melozzo  diffèrent 
des  Pèlerins  d'Emmaiis  de  Rembrandt  ;  —  si  dans  le 
Mémorial  il  semble  que  se  prosterne  une  jubilation  sacrée 
tandis  que  le  Mystère  de  Jésus  est  tout  embaumé  d'une 
odeur  de  divine  pauvreté  ;  —  spirituellement  cependant 
c'est  du  «  centre  »  que  tous  deux  émanent. 

«  La  vraie  et  unique  vertu  est  donc  de  se  haïr  (car  on 
est  haïssable  par  sa  concupiscence),  et  de  chercher  un 
être  véritablement  aimable,  pour  l'aimer.  Mais,  comme 
nous  ne  pouvons  aimer  ce  qui  est  hors  de  nous,  il  faut 
aimer  un  être  qui  soit  en  nous,  et  qui  ne  soit  pas  nous,  et 
cela  est  vrai  d'un  chacun  de  tous  les  hommes.  Or  il  n'y 
a  que  l'Être  universel  qui  soit  tel.  Le  royaume  de  Dieu 
est  en  nous  :  le  bien  universel  est  en  nous,  est  nous- 
même,  et  n'est  pas  nous.  »  Pour  l'homme  qui  écrivait  ces 
lignes,  —  après  avoir  vécu  le  poignant  colloque  du  Mys- 
tère de  Jésus  plus  rien  ici-bas  ne  pouvait  subsister  que  la 
Sainteté. 

CHARLES  DU  BOS. 


PASCAL 

ET  LA  "  VANITÉ  DE  LA  PEINTURE 


Comprendre  pleinement  Pascal,  ce  serait  découvrir 
en  son  œuvre  «  im  sens  auquel  tous  les  passages  contraires 
s'accordent  (i)  ».  Lui-même,  dans  l'Écriture,  chercha 
minutieusement  un  tel  sens  :  le  lieu  d'où  il  distinguerait 
le  mieux  en  elle  ce  qui  est  réalité  et  ce  qui  est  figure, 
signification  spirituelle  et  signification  charnelle,  occa- 
sion de  clarté  pour  les  uns  et  moyen  d'aveugler  les 
autres  (2).  Cependant,  se  repliant  sur  soi,  ou  peut-être 
feuilletant  les  pages  par  lesquelles  il  s'était  efforcé 
d'arracher  au  mouvement  qui  les  emportait,  et  bientôt 
les  eut  dispersés,  raisonnements,  remarques,  inquiétudes, 
—  d'isoler  de  tout  cela,  par  surcroît,  une  forme,  —  de 
découvrir  par  là  un  «  ordre  »  qui  ne  niât  point  le  géomé- 
trique mais  l'enveloppât,  —  et  non  plus  ne  niât  le  désordre 
mais  le  contraignît  à  ne  plus  être  une  «  confusion  sans 
dessein  (3)  »  ;  —  parvint-il  jamais  à  atteindre  le  point  où 
toutes  contradictions  intimes  s'effaceraient  et  où  tout 
ce  qu'il  pensa  selon  la  succession  des  jours  lui  deviendrait 
déchiffrable,  d'ensemble?  Ou,  à  mesure  qu'il  s'approchait 
de  ce  point,  ne  le  voyait-il,  et  non  moins,  reculer?  Tou- 
jours ainsi,  à  l'infini. 

Non  par  impuissance  personnelle  ;  mais  parce  qu'en 
effet,  chez  un  être  comme  lui,  un  «  sens  »  où  toutes  «  con- 

(i)  Pensées,  éd.  Brunschvicg  [684]. 

(2)  Pensées  [675]. 

(3)  Pensées  [^7 3]- 


140      PASCAL  ET  LA  «  VANITÉ  DE  LA  PEINTURE  » 

trariétés  »  s'accordent  est  bien  situé  à  l'infini.  Et  non 
seulement  en  lui  ;  —  mais  dans  son  œuvre  vivant  hors  de 
lui  et  traversant  les  temps.  Le  sens  central  de  ce  que 
Pascal  a  réellement  dit,  —  Pascal  ni  aucun  de  ses  con- 
temporains ne  l'eût  discerné  ;  et  n'est-ce  point  avant 
tout  parce  que  ce  sens  est  à  la  fois  stable  et  changeant? 
A  la  fois  résistant  aux  heures  et  modifié  par  elles.  —  Et 
chacun  de  nous,  aujourd'hui  (pourquoi  de  ce  temps  et 
de  ce  lieu?  et  de  tel  siècle  et  de  tel  pays?  lui-même  eût 
précisé  que  le  hasard  en  dispose),  que  peut-il,  sinon  recon- 
naître, dans  les  Pensées,  selon  quel  rythme  telle  contra- 
diction surgissait  et  disparaissait?  Reconnaître  aussi 
comment,  historiquement,  les  jours  ont  donné  à  l'en- 
semble de  l'œuvre  telle  signification  plutôt  que  telle 
autre. 

Ainsi  un  infini  psychologique  et  un  infini  historique. 
L'un  et  l'autre  moins  admis  de  Pascal  que  telles  autres 
formes  d'infini.  Mais  ne  s'imposant  à  nous  de  la  sorte, 
l'un  et  l'autre,  que  parce  que  telles  pages  de  Pascal  qui 
ne  les  concernaient  point  furent  écrites  et,  par  une  dia- 
lectique qui  le  dépassait  lui-même,  les  exigea  à  leur  tour. 

* 

*  * 

Les  seules  contradictions  auxquelles  fasse  allusion 
Pascal  sont  celles  qui  dans  une  œuvre  opposent  divers 
«  passages  ».  Mais  d'autres  sont  plus  insidieuses  :  celles, 
notamment,  qui  existent  entre  les  intimes  puissances 
d'un  être  et  telles  conclusions  qu'il  formule.  Maintes  fois, 
en  effet,  entre  notre  pensée  qui  se  détermine  et  notre  pensée 
qui  prépare  il  y  a  un  écart  ou  une  rupture.  L'acte  n'achève 
point,  en  de  tels  cas,  mais  dément  les  virtualités  ;  et 
l'idée  où  nous  sommes  conduits  ne  s'affirme  qu'en  se 
déprenant.  Au  lieu  d'être  un  épanouissement  de  nos 
dispositions  intérieures,  elle  est  une  rébellion  contre  elles 
et  une  revanche.  Et  souvent  ainsi  chez  Pascal. 


PASCAL  ET  LA  «  VANITÉ  DE  LA  PEINTURE  »      141 

En  nul  grand  écrivain  l'imagination  plastique  ne  fut 
plus  dominatrice.  Concevoir  et  préciser,  c'est  toujours, 
pour  lui,  enserrer  l'intuition  vagabonde,  la  soumettre 
à  des  lignes,  la  contraindre  au  relief.  Même  lorsque  la 
pensée  en  laquelle  il  se  traduit  est  tout  abstraite,  elle  ne 
se  sépare  du  monde  des  formes  que  pour  soudain  s'y 
ajouter.  Non  par  son  contenu  mais  par  sa  structure  elle 
sera  incorporée  à  ce  monde.  Avec  ses  départs  et  ses  retours, 
ses  raccourcis  et  ses  insistances,  elle  est  comme  un  être 
visible  ;  et  on  ne  la  pénètre  pleinement  que  si,  l'ayant 
analysée  en  tout  son  détail,  on  la  rassemble  enfin  et  la 
contient  d'un  seul  regard.  Arrachée  à  la  succession,  à 
toute  dispersion  et  au  temps  lui-même,  elle  n'acquiert 
tout  son  sens  qu'en  se  situant  dans  l'espace  seul. 

Pourtant,  quand  il  s'interroge,  —  ou  autour  de  lui 
l'univers,  —  Pascal,  à  nul  moment,  ne  semble  rechercher 
si  quelque  grandeur  est  incluse  dans  ces  forces  qui,  au 
fond  de  lui-même,  suscitent  des  clartés  et  des  ombres  et 
les  jettent  sur  d'étranges  figures  persuasives.  A  peine 
songe-t-il,  dédaigneusement,  à  en  surprendre  la  vanité. 
A  l'occasion  des  sciences  ou  des  philosophies,  —  et  quand 
se  dressait  la  raison,  —  des  ruses  devaient  être  déjouées 
ou  des  alliances  reconnues,  et  traquée  la  présomption  de 
l'homme.  Mais  ici  la  discussion  même  ne  serait-elle  stérile? 
Et  que  le  monde  puisse  avoir  esthétiquement  un  sens, 
est-ce  même  une  question  qu'il  importe  de  poser?  Une 
puissance  d'interpréter  la  nature  à  l'aide  de  formes  rivales, 
issues  de  notre  esprit,  et  parfois  plus  riches  de  substance  ou 
phis  durables  que  les  formes  vivantes,  Pascal  ne  peut 
manquer  de  la  distinguer  en  lui  ;  mais  jamais  il  ne  tente 
de  démêler  en  quelle  mesure  elle  serait  une  lin  ou  tout  au 
moins,  peut-être,  un  signe.  Elle  n'est  pour  lui  qu'un  ins- 
trument, et  dont  il  se  sert  pour  convaincre  ;  mais  en  elle- 
même  il  la  néglige.  La  surprenant  à  part,  sans  doute  il 
la  briserait. 


142      PASCAL  ET  LA  «  VANITÉ  DE  LA  PEINTURE  » 


* 
*    * 


Lui  qui,  cependant,  ne  veut  méconnaître  nul  des  efforts 
en  lesquels  trouve  une  diversion  la  détresse  ou  l'ardeur 
de  l'homme,  il  parle  à  peine  des  arts  plastiques.  Parfois 
il  semble  n'être  attentif  qu'à  leurs  réussites  les  plus  pré- 
caires et  à  leurs  moins  subtils  projets  :  «  Quelle  vanité 
que  la  peinture,  qui  attire  l'admiration  par  la  ressem- 
blance des  choses  dont  on  n'admire  point  les  origi- 
naux (i)  !  »  La  ressemblance  ;  —  chose  si  risible,  quand 
deux  visages  réels,  à  l'improviste,  nous  la  proposent  : 
«  Deux  visages  semblables,  dont  aucun  ne  fait  rire  en 
particulier,  font  rire  ensemble  par  leur  ressemblance  (2).  » 
Pourquoi,  dès  lors,  la  célébrer  gravement,  quand  l'un 
des  visages  comparés  est  un  simulacre?  Réussite  technique 
sans  doute  ;  —  mais  par  là  sur  le  même  rang  que  d'autres 
prouesses  :  un  «  billard  »,  une  «  balle  »  que  l'on  «  pousse  », 
—  un  difficile  problème  d'  «  algèbre  »  que  l'on  se  vante 
d'avoir  résolu,  —  une  «  place  »  forte  que  l'on  se  vante 
d'avoir  prise  (3). 

Ainsi  se  prolongerait  la  remarque  de  Pascal  sur  la  res- 
semblance en  peinture.  Mais  de  telles  remarques,  parfois, 
ont  chez  lui  deux  versants.  Par  delà  ce  qu'il  exprime 
d'abord,  —  une  pente  d'ombre,  qu'il  ne  parcourt  point 
tout  de  suite,  mais  sur  laquelle,  plus  tard,  une  lueur  subite 
sera  projetée.  Pour  la  plupart  de  ses  «  pensées  »,  que  ne 
cherche-t-on  ce  qui  les  double,  —  leur  horizon  secret,  — 
et  l'arrière-plan  qui  les  soutient?  Il  note,  à  propos  de 
l'Écriture  :  «  Et...  à  la  fin  de  chaque  vérité,  il  faut  ajouter 
qu'on  se  souvient  de  la  vérité  opposée  (4).  »  Ici,  «  vérité 
opposée  »,  n'est-ce  point  celle  qu'il  condense  en  quelques 

(i)  Pensées  [134]. 

(2)  Pensées  [133]. 

(3)  Pensées  [139]. 

(4)  Pensées  [567]. 


PASCAL  ET  LA  «  VANITÉ  DE  LA  PEINTURE  »     143 

lignes  rapides,  lorsque  par  la  notion  d'analogie  il  unit 
en  une  seule  vision  les  développements  végétaux  et  les 
dialectiques  mentales?  «  La  nature  s'imite  »  ;  —  «  graine... 
principe  »  ;  —  et  «  les  nombres  imitent  l'espace,  qui  sont 
de  nature  si  différente  »  ;  —  le  même  mode  de  croissance 
partout  ;  et  «  la  racine,  les  branches,  les  fruits  »  et  «  les 
principes,  les  conséquences  (i)  ».  Il  ne  parle  plus  des  arts 
plastiques  et  de  la  ressemblance  qu'ils  poursuivent  ; 
mais  jamais  fut-il  plus  près  d'eux  et  de  leurs  plus  pro- 
fondes «  raisons  »? 


* 


Le  monde  mieux  déchiffrable  grâce  aux  similitudes; 
—  en  lui,  de  règne  à  règne,  tout  un  cours  souterrain, 
échos  et  lueurs  projetées,  occultes  correspondances  ; 
tout  cela  à  éclaircir  et  préciser.  —  Ample  tentation 
métaphysique  ;  système  qui  s'échafaude,  un  jour,  au 
plus  profond  de  l'esprit  de  Pascal.  Mais  curiosité  vite 
rompue.  Et  quelques  mots  tracés  à  propos  de  la  double 
signification  de  l'Écriture  laissent  deviner  pourquoi  ce 
refus  :  «  Figure  porte  absence  et  présence,  plaisir  et 
déplaisir  (2).  » 

En  un  autre  fragment,  qui  de  même  concerne  l'Écriture, 
le  même  texte  reparaît,  mais  avec  début  modifié  ;  et 
cette  fois  le  rapport  avec  les  arts  plastiques  n'est  plus 
indirect  ;  par  delà  la  constatation  volontairement  ellip- 
tique, on  surprend  la  sensibilité  de  l'homme  et  le  regard 
qui  fut  meurtri  :  «  Un  portrait  porte  absence  et  présence, 
plaisir  et  déplaisir.  La  réalité  exclut  absence  et  déplai- 
sir (3).  »  N'est-ce  point  comme  transposée  selon  un  autre 
mode,  —  moins  sarcastique  mais  plus  décidé,  implacable 
et  grave,  —  la  remarque  sur  la  vanité  de  la  peinture?  Se 

(i)  Pensées  [119]. 

(2)  Pensées  [677].  ..» 

(3)  Pensées  [678]. 


144      PASCAL  ET  LA  «  VANITÉ  DE  LA  TEINTURE  » 

plier  à  étudier  le  monde  selon  le  jeu  des  analogies,  —  que 
serait-ce  sinon  toujours  aller  de  chose  en  chose  et  de  mou- 
vement en  mouvement,  —  en  chaque  objet  en  saisir  un 
autre,  —  glisser  de  l'un  à  l'autre  sans  fin?  Ainsi,  toujours 
des  simulacres  ;  et  plutôt  que  de  leur  laisser  prise,  Pascal 
abandonne  le  système  qui  déjà  s'esquissait  en  lui. 

Geste  de  négligence  et  d'ardeur,  —  et  conforme  à  tant 
d'autres  qu'il  décida  sans  regret.  Sa  double  grandeur 
s'y  transcrit. 

D'une  part,  une  puissance  de  sacrifice.  Volonté  d'éla- 
guer ce  qui  ne  concourt  à  l'unique  but,  —  et  à  la  seule 
démonstration  qu'il  estime  urgente.  Cela,  lorsque  est 
en  question  l'ensemble  du  dessein  apologétique  ;  —  mais 
non  moins  à  propos  de  chaque  notation  particulière. 
Car  il  sent  bien  que  plus  un  être  est  conscient  de  l'uni- 
vensel,  plus  chacune  de  ses  pensées  risque  de  se  dissoudre 
dans  l'indéterminé  ;  et  le  péril  devient  plus  pressant,  à 
m.esure  que  la  vision  d'un  double  infini  devient  plus 
obsédante,  et  par  elle  un  vertige  —  ou  une  séduction  — 
d'effroi  ou  de  rêverie.  Que  chaque  pensée  dès  lors  soit 
circonscrite,  —  et  d'autant  plus  sévèrement  que  nous 
l'aurons  davantage  penchée  sur  l'abîme  !  D'ailleurs,  le 
temps  nous  presse  ;  et  «  entre  nous,  et  l'enfer  ou  le  ciel,  il 
n'y  a  que  la  vie  entre  deux,  qui  est  la  chose  du  monde  la 
plus  fragile  (i).  »  Et  c'est  pourquoi  Pascal  laisse  à  l'état 
d'esquisse  furtive  telle  représentation  du  monde,  qui 
suffirait  à  d'autres  pour  l'inquiétude  de  toute  une  vie. 

D'autre  part,  une  profusion  acceptée.  Perpétuel  bour- 
geonnement ;  et  par  là,  si  tenace  qu'elle  soit,  une  dialec- 
tique jamais  desséchée  ni  artificiellement  rectiligne.  A 
chaque  moment,  l'idée  dénuée  de  fatigue  et  capable  de 
se  prolonger  selon  des  directions  diverses.  Système  qui 
ne  se  développe  pas  à  l'écart  et  à  l'exclusion  de  tous  les 
autres  ;  non  prisonnier  de  lui-même  et  dans  une  sorte 

(i)  Pensées  [213]. 


PASCAL  ET  LA  «  VANITÉ  DE  LA  PEINTURE  »      145 

de  cécité  ;  au  contraire,  encerclé  d'autres  systèmes  pos- 
sibles. 

Et  peut-être,  d'ailleurs,  est-ce  ainsi  non  seulement 
chez  Pascal  mais,  à  divers  degrés,  chez  tout  autre  philo- 
sophe souverain.  Toujours,  en  quelque  mesure,  cette 
éhmination  du  principe  de  mort  que  tout  système,  par 
sa  configuration  et  sa  solitude,  comportera.  Plutôt  la 
puissance  systématique  s'affirmant  si  vaste  qu'elle  ne 
se  borne  pas  au  seul  système  qui  se  construit.  Et  par  telles 
diversions,  tels  commentaires,  telles  parenthèses,  d'autres 
systèmes,  virtuels,  fugaces,  —  contraires  parfois,  —  et 
qui  s'ébauchent.  Ainsi,  en  même  temps  que  le  pouvoir 
architectonique,  où  l'esprit  se  déploie  et  s'assure  mais 
peut-être  va  s'emmurer,  —  le  «  silence  »  des  «  espaces  », 
et  l'univers  maintenu  présent. 

* 
*  * 

De  brèves  allusions  ;  telle  comparaison  fugitive  ; 
quelques  mots  vite  abandonnés  ;  —  ce  sont  les  seuls 
signes  qui  nous  permettent  d'entrevoir  ce  que  pense 
Pascal  de  l'inquiétude  esthétique  de  l'homme,  —  et 
pourquoi  il  ne  s'en  occupe  pas  plus  longuement,  —  et 
quelles  perspectives,  en  ce  domaine,  il  ouvre  tout  à  la 
fois  et  délaisse,  —  et  ainsi  son  génie  jusqu'en  son  apparent 
mutisme.  Mais  ce  qui  en  de  tels  cas  atteste  ce  génie,  ce 
n'est  pas  seulement  qu'en  prolongeant  telle  route  dont 
n'étaient  indiqués  que  les  premiers  détours,  on  soit  con- 
duit vers  tels  vastes  problèmes  cosmologiques  et  en  même 
temps  au  centre  même  de  la  sensibilité  pascalienne  ; 
c'est  aussi  que  l'on  puisse  surprendre,  à  l'autre  «extrême», 
tels  exemples  d'incisives  recherches  encore  non  tentées, 
—  telle  divination  de  méthodes  subtiles,  où  se  rejoin- 
draient, pour  l'analyse  des  exigences  visuelles  et  des 
préférences,    sens    psychologique   et  sens    géométrique. 

Pourquoi  le  goût  de  la  symétrie?  se  demande-t-il  un 

10 


146      PASCAL  ET  LA  «  VANITÉ  DE  LA  PEINTURE  » 

jour.  Et  pourquoi  ce  goût  n'est-il  éveillé  que  par  Tune 
des  dimensions  de  l'espace?  Ne  serait-ce  pas,  d'abord, 
pour  une  raison  toute  négative,  —  et  parce  qu'une  autre 
ordonnance  architecturale  nous  contraindrait  à  la  fa- 
tigue d'une  sorte  de  calcul  arbitraire?  ensuite,  parce  que 
même  loin  de  l'homme  nous  obéissons  à  la  figure  de 
l'homme  :  «  Symétrie,  en  ce  qu'on  voit  d'une  vue,  fondée 
sur  ce  qu'il  n'y  a  pas  de  raison  de  faire  autrement  :  et 
fondée  aussi  sur  la  figure  de  l'homme,  d'où  il  arrive 
qu'on  ne  veut  la  symétrie  qu'en  largeur,  non  en  hauteur 
ni  profondeur  (i).  »  Remarque,  en  vérité,  si  perforante 
qu'elle  établit  comme  le  schème  d'une  critique  générale 
des  jugements  de  valeur.  Premiers  linéaments  d'une 
science  qui  expliquerait  nos  curiosités  et  nos  admirations 
par  notre  structure,  et  découvrirait  au  plus  profond  de 
l'art  une  relativité  irrémédiable,  —  un  ensemble  de  pos- 
tulats purement  humains,  —  une  sournoise  domination 
de  l'automatisme  et  des  siècles,  —  de  la  coutume  trans- 
mise et  de  la  «  machine  »  longtemps  ployée. 

Une  telle  recherche  serait  parallèle  à  celle  qui  porte 
si  loin  Pascal,  quand,  analysant  les  déguisements  puis 
les  sursauts  de  la  vie  morale,  il  précise  l'importance  du 
corps  et  des  attitudes  ;  —  jusqu'en  ces  instants  où  vont 
être  franchis  les  plus  hauts  degrés  de  la  croyance  ;  car 
«  il  faut  que  l'extérieur  soit  joint  à  l'intérieur  pour  obtenir 
de  Dieu  (2).  »  Tout  d'un  coup,  pourtant,  cesserait  le  paral- 
lélisme :  c'est  que  ferait  irruption,  parmi  les  possibilités 
morales,  1'  «  inspiration  »,  troisième  «  moyen  de  croire  »  (3). 
Elle  ne  surgit  point  des  profondeurs  de  nous-mêmes, 
mais  procède  tout  entière  d'une  munificence.  Toute  rela- 
tivité est  brisée.  Pour  que  fût  concevable,  dans  l'autre 
domaine,  un  élargissement  analogue,  —  et  ainsi  le  maintien 
d'un  parallélisme,  —  il  faudrait  que  fût  impliquée  dans 

(i)  Pensées  [28]. 

(2)  Pensées  [250]. 

(3)  Pensées  [245J. 


PASCAL  ET  LA  «  VANITÉ  DE  LA  PEINTURE  »     147 

la  beauté  même  et  la  souveraineté  de  certaines  œuvres 
la  présence  d'un  irréductible  et  d'un  élément  non  relatif, 
Pascal  ne  posa  point  ce  problème.  Et  serait-il  si  pleine- 
ment lui-même,  s'il  l'eût  posé? 


* 

*  * 


Son  œuvre,  toutefois,  en  grande  partie,  c'est  ce  pro- 
blème même  rendu  sensible.  Car,  d'où  vient  que  l'ayant 
pénétrée  nul  ne  reste  le  même?  Il  voudra  en  vain  se 
dérober  ;  il  est  désormais  de  ceux  «  qui  cherchent  en 
gémissant  (i).  »  Les  arguments  l'y  auront  aidé;  mais, 
surtout,  par  des  doigts  lointains  auront  été  touchés  en 
lui  les  «  orgues...  bizarres,  changeantes,  variables  ».  Et 
tant  d'autres  croient  «  toucher  des  orgues  ordinaires,  en 
touchant  l'homme  (2).  » 

A  cause  de  tels  tableaux,  où  se  seront  resserrées  ces 
pages,  ni  les  rires  n'auront  plus  le  même  son,  ni  la  même 
lourdeur  les  larmes.  Malgré  nous,  sur  tels  graves  visages 
nous  apposons  les  masques  que  Pascal  a  creusés.  Rencon- 
trons-nous un  important,  nous  lui  substituons  involon- 
tairement la  silhouette  de  celui  qui  «  a  quatre  laquais  (3).  » 
Un  seul  personnage  visible  ;  mais  à  côté  de  son  ombre 
quatre  ombres.  Si  parfois  nous  intimide  un  maintien 
solennel,  nous  sommes  soudain  désabusés  par  le  «  magis- 
trat »  au  «  sermon  (4)  ».  Des  grandeurs  «  d'établissement  » 
dès  le  début  de  la  vie  ;  et  ï«  usurpation  de  toute  la  terre  ». 
Quand  tout  cela  devient  un  thème  vague,  les  diversions 
sont  en  nous  empêchées  par  deux  elliptiques  scènes 
d'enfants  :  «  Les  enfants  étonnés  voient  leurs  camarades 
respectés  (5)  »  ;  —  puis,  ces  quatre  autres,  qui  se  disputent 
un  chien  (6). 

(i)  Pensées  [421]. 

(2)  Pensées  [m]. 

(3)  Pensées  [318J. 
{4)  Pensées  [82]. 

(5)  Pensées  [321]. 

(6)  Pensées  [295]. 


148     PASCAL  ET  LA  <(  VANITÉ  DE  LA  PEINTURE  » 

Formes  individuelles,  et  nettement  situées  ;  mais,  que 
les  images  en  lesquelles  se  condense  le  génie  de  Pascal 
obéissent  à  leur  rythme  secret,  toute  part  anecdotique 
s'évade.  Il  suffit  pour  cela  que  se  déchire  tout  voile  et 
que  ne  soient  plus  cachées  les  présences  oubliées.  Peindre 
un  homme,  n'était-ce  pas  se  divertir  de  la  pensée  qu'il 
mourra?  Cette  pensée  revenue,  les  traits  personnels  se 
dégradent  en  une  tragique  identité.  «  On  jette  enfin  de 
la  terre  sur  la  tête  ;  et  en  voilà  pour  jamais  (i).  »  Une  fois 
ces  mots  inscrits  en  lui,  nul  ne  les  rejoindra  sans  que 
battent  ses  paupières.  Mais  s'agit-il  encore  de  mémoire 
personnelle?  Au  plus  profond  de  l'histoire  humaine,  le 
visage  de  l'homme  n'est  plus  le  même,  depuis  que  se 
déployèrent  les  diptyques  pascaliens  :  d'une  part,  un  être 
dénué,  caduc,  qui  «  mourra  seul  (2)  »  ;  d'autre  part,  — 
et  le  même  pourtant,  —  un  être  tout  élargi  de  souvenir 
et  d'attente  ;  et  il  prie  :  «  0  sainte  Sion,  où  tout  est  stable 
et  où  rien  ne  tombe  (3)  !  » 

Tableaux  de  plus  en  plus  génériques,  où  chaque  trait 
détient  l'essence.  A  la  limite,  cependant,  —  quand  le 
successif  viendra  se  résoudre  dans  l'intemporel,  —  la 
forme  ne  va-t-elle  se  résorber  dans  le  dénué  de  forme? 
C'est  alors,  au  contraire,  qu'en  une  sorte  de  fulguration 
à  la  fois  métaphysique  et  géométrique  Pascal  surprendra 
la  possibilité  d'un  symbolisme,  où  les  représentations 
normales  seraient  transcendées  mais  non  abolies,  —  et  de 
telle  manière  que  devinssent  figurables  sinon  les  attributs 
divins,  du  moins  leur  attente  et  leur  ombre.  «  Un  point 
se  mouvant  partout  d'une  vitesse  infinie  »  ;  ainsi  <(  un  en 
tous  lieux  et...  tout  entier  en  chaque  endroit.  »  «  Effet 
de  nature  »,  rendant  concevable  l'omniprésence  infinie 
et  «  sans  parties  (4)  »  ;  et  jamais  symbole  plus  ample  ni 

(i)  Pensées  [210]. 

(2)  Pensées  [211]. 

(3)  Pensées  [459]- 

(4)  Pensées  [231]. 


PASCAL  ET  LA  «  VANITÉ  DE  LA  PEINTURE  »      149 

plus  strict  ne  s'empara  de  notions  qui  ne  semblaient  acces- 
sibles qu'au  raisonnement  théologique  ou  à  la  foi  en  un 
mystère. 

Si  vastes  qu'elles  fussent,  étroites  eussent  semblé  à 
Pascal  des  images  qui  ne  procédaient  que  de  lui-même.  Les 
seules  qu'il  eût  été  certain  de  ne  devoir  jamais  désavouer, 
c'étaient  celles  qu'une  longue  tradition,  —  aussi  ancienne, 
selon  lui,  que  l'homme,  —  apporta  vers  lui.  C'est  dans  la 
Bible  qu'il  trouva  l'union  essentielle  des  vérités  et  des 
figures  ;  —  et  non  seulement  Dieu  mais  l'homme  ;  — 
r  «  opposition  invincible  (i)  »  entre  Dieu  et  l'homme  ; 

—  la  médiation  sans  laquelle  cette  opposition  n'eût  été 
franchie.  Par  là  aussi,  dès  lors,  lui-même,  —  «  prêt  à 
mourir  (2)  »,  —  et  qui  «  tend  la  main  (3)  »,  —  et  pour  qui 
«  telles  gouttes  de  sang  »  furent  versées  (4).  Tout  proches  de 
lui,  «  trois  fleuves  de  feu  »  ;  et  une  «  terre  de  malédiction  », 
qu'ils  «  embrasent  plutôt  qu'ils  n'arrosent  ».  Il  n'est  point 
seul  ;  mais  tous  avec  lui.  «Heureux  ceux  qui,  étant  sur  ces 
fleuves,  non  pas  plongés,  non  pas  entraînés,  mais  immo- 
biles, mais  affermis  !  »  et  qui  d'entre  eux  sera  «  debout... 
dans  les  porches  de  la  sainte  Hiérusalem  (5)  »? 

Êtres,  éléments,  architectures;  rythmes  d'angoisse  et 
de  redressement  ;  formes  qui,  paradoxalement,  se  replient 
à  la  fois  et  grandissent  à  mesure  que  se  déploie  la  pensée  ; 

—  tout  cela  rejoint  en  nous,  au  plus  profond  de  l'esprit, 
telles  figures  aperçues  aux  voûtes  de  la  Sixtine.  Et,  nous 
incitant  à  résoudre  l'une  des  contradictions  ultimes,  les 
oeuvres  qu'érigea  un  artiste  souverain  illustrent  sans 
sacrilège  le  témoignage  d'un  homme  pour  qui  «  peinture  » 
fut  «  vanité  ». 

JOSEPH  BARUZL 

(i)  Pensées  [470]. 

(2)  Pensées  [471] 

(3)  Pensées  [458]. 

(4)  Mystère  de  Jésus. 

(5)  Pensées  [458]. 


LES  EDITIONS  ORIGINALES 


ce 


DES       PENSEES  " 


Pascal  mourut  le  19  août  1662.  Il  ne  laissait  de  ses 
Pensées  que  des  ébauches,  ne  les  ayant  pu  pousser  au 
point  de  perfection  qu'il  se  proposait  de  leur  donner.  Ces 
fragments,  tels  qu'on  les  trouva  «  sur  de  méchants  petits 
morceaux  de  papier  »,  dit  Brienne,  étaient  pourtant 
quasi  célèbres.  Ils  avaient  enthousiasmé  ces  messieurs  de 
Port-Royal  et,  par  ouï-dire  déjà,  inquiétaient  leurs  enne- 
mis. Les  «  messieurs  »  songèrent  tout  de  suite  à  les  pu- 
blier. Florin  Périer,  le  beau-frère  de  Pascal,  s'était  fait 
octroyer  un  privilège  pour  l'impression  de  l'ouvrage  dès  le 
27  décembre  1666.  Mais  on  était  à  ce  moment  au  fort  de 
la  persécution  contre  Port-Royal  et  le  projet  d'édition 
fut  abandonné  pour  être  repris  seulement  deux  ans  plus 
tard,  lors  de  la  paix  de  l'Eglise,  en  1668.  Arnauld  venait 
d'être  reçu  de  manière  très  flatteuse  par  le  roi,  Port- 
Royal  des  Champs  se  reconstituait.  Bien  que  délicate 
encore,  la  situation  paraissait  favorable  et  les  jansénistes 
mirent  à  profit  cette  trêve  pour  arrêter  le  plan  du  livre 
dont  la  publication  leur  semblait  être  à  la  fois  un  devoir 
de  conscience  et  le  laurier  le  plus  digne  de  leur  glorieux 

ami. 

Un  petit  comité  fut  nommé  pour  examiner  et  ras- 
sembler les  illustres  brouillons.  Il  comprenait  Antoine 
Arnauld,  Nicole,  le  duc  de  Roannez,  Filleau  de  la  Chaise, 


LES    ÉDITIONS   ORIGINALES    DES   «  PENSÉES  )<    151 

M.  Du  Bois  et  Tréville,  ce  Tréville  dont  Saint-Simon 
disait  qu'il  était  facile  et  léger,  mais  «  excellait  en  tout 
par  un  goût  difficile  à  atteindre  ».  C'était  un  bel  esprit. 
Il  y  a  quelque  chose  de  touchant  à  voir  ces  graves 
solitaires  recueillir  avec  modestie  les  avis  littéraires  de 
ce  dévot  brillant.  Goibaud  du  Bois  était  de  l'Académie 
française.  Le  duc  de  Roannez  peut  être  dit  l'ami  le 
plus  intime  et  le  plus  éclairé  du  bienheureux  mort.  Quant 
à  Filleau  de  la  Chaise,  c'est  lui  qui  rédigea  le  Discours 
sur  les  «  Pensées  »,  imprimé  pour  la  première  fois  dans 
l'édition  de  1672  (i).  Le  comité  se  mit  à  l'œuvre  avec 
piété  ;  et,  comme  il  fallait  s'y  attendre,  montra  plus  de 
zèle  à  servir  le  but  moral  de  l'entreprise  que  de  respect 
pour  l'intégrité  du  texte.  Nous  ne  pensons  pas  qu'il  l'en 
faille  beaucoup  blâmer.  Avant  d'être  littérateurs,  ces 
messieurs  étaient  chrétiens.  On  est  même  tenté  de  les 
défendre  contre  les  vitupérations  de  Victor  Cousin.  Certes, 
de  son  point  de  vue  d'homme  de  lettres,  Cousin  eut  raison 
de  dénoncer  les  falsifications  qu'avait  subi  un  texte  si 
important  pour  l'histoire  de  notre  littérature.  Mais  l'ex- 
cuse des  premiers  éditeurs  est  justement  d'avoir  si  bien 
senti  cette  importance,  qu'ils  se  résolurent  à  ôter  des 
Pensées  ces  admirables  aspérités  dont  certains  d'entre  eux 
goûtaient  aussi  fortement  que  quiconque  les  beautés,  plu- 
tôt que  d'en  priver  tout  à  fait  le  public.  Or,  il  est  bien  cer- 
tain que,  dans  leur  forme  originelle,  elles  eussent  froissé 
des  susceptibilités  en  éveil  et  ranimé  la  flamme  de  dis- 
putes à  peine  éteintes.  Aussi  bien,  cette  pudeur  intellec-. 
tuelle  que  Pascal  lui-même  avait  instituée,  elle  comman- 
dait de  retrancher  du  livre  tout  ce  qui  pouvait  paraître 
trop  spontané,  et  certes  n'y  avait  pas  été  mis  pour  être 
imprimé  vif.  Le  comité  y  porta  plus  que  des  soins  :  de  la 
vénération.  Pouvait-il  mieux  réussir?  Cela  n'est  pas 
évident  et  il  est  probable  que  les    Portroyalistes  de- 

(i)  Pour  sa  trop  grande  étendue  il  fut  écarté  en  1670. 


152     LES    ÉDITIONS   ORIGINALES    DES  «  PENSÉES  » 

meurent    plus    proches    de    la    pensée    intime    de    leur 
saint,  que  ses  savants  éditeurs  du  dix-neuvième  siècle. 
Mme  Périer  s'émut  toutefois  des  changements  qu'on 
apportait  aux  reliques  de  son  frère.  On  l'en  approuve, 
et  il  n'est  pas  douteux  que  cette  haute  volonté  eut  raison 
de  bien  des  objections  un  peu  pusillanimes.  Brienne,  an- 
cien secrétaire  d'État,  ancien  Oratorien,  méchant  poète  et 
dont  la  judiciaire  devait  plus  tard  se  renverser  quelque 
peu,  mais  pour  l'heure  tout  féru  de  jansénisme,  Brienne 
lui  écrivait  :  «  Je  vous  dirai,  madame,  que  j'ai  examiné  les 
corrections  avec  un  front  aussi  rechigné  que  vous  auriez 
pu  faire  ;  que  j 'étais  aussi  prévenu  et  aussi  chagrin  que 
vous  contre  ceux  qui  avaient  osé  se  rendre  de  leur  auto- 
rité privée  et  sans  votre  aveu  les  correcteurs  de  M.  Pascal  ; 
mais  que  j'ai  trouvé  leurs  changements  et  leurs  petits 
embellissements  si  raisonnables  que  mon  chagrin  a  bien- 
tôt été  dissipé  et  que  j'ai  été  forcé,  malgré  que  j'en  eusse, 
à  changer  ma  malignité  en  reconnaissance  et  en  estime 
pour  ces  mêmes  personnes  que  j'ai  reconnu  n'avoir  eu 
que  la  gloire  de  monsieur  votre  frère  en  vue  en  tout  ce 
qu'ils  ont  fait.  »  Nous  voyons  trop  bien  aujourd'hui  ce 
que  ces  petits  embellissements  ont  de  malséant  pour  en 
garder  une  vraie  rancune  à  ceux  qui  s'en  rendirent  cou- 
pables. Nicole  était  du  nombre.   C'est   envers  ce  nive- 
leur,  ce  ratisseur   de  style,  que  nous  sommes  tentés  de 
nous  montrer  le  plus  sévères.  D'abord  parce  qu'il  faut  le 
tenir  pour  suspect  d'avoir  donné  les  coups  de  serpe  les 
plus  irrémédiables  ;  ensuite  en  souvenir  de  son  mot  à 
l'abbé  de  Saint-Pierre  sur  Pascal,  qu'il  traita  un  jour  de 
ramasseur  de  coquilles.  Tout  le  hasardeux,  le  subtil  lui 
échappe,  Nicole  l'a  reconnu.  Ce  froid  grammairien  n'avait 
sans  doute  pas  trop  de  goût  pour  le  génie. 

Autant  qu'il  parut  nécessaire,  le  style  de  Pascal  fut 
donc  appauvri,  éteint.  C'est  toujours  dans  ce  sens-là,  du 
reste,  que  se  font  les  embellissements,  et  les  œuvres  de  Mo- 
lière furent  taillées,  quelque  dix  ans  plus  tard,  de  la 


LES    ÉDITIONS    ORIGINALES    DES   «PENSÉES»    153 

même  façon  (i).  On  eût  remanié  et  embelli  indéfiniment 
sans  l'intervention  redoublée  de  Mme  Périer.  Pascal,  au 
surplus,  eût  peut-être  corrigé  autant,  lui  qui  récrivit  jus- 
qu'à treize  fois  sa  dix-huitième  Lettre  au  provincial. 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  volume  enfin  au  point,  il  fallut  s'as- 
surer quelques-unes  de  ces  approbations  officielles  qui 
sont  les  estampilles  à  quoi  le  public  dévot  distingue  les 
livres  recommandés.  Certains  prélats  ne  firent  pas  d'ob- 
jections, l'évêque  de  Comminges,  par  exemple,  qui  osa 
dire  :  «  Nous  n'étions  pas  dignes  de  la  perfection  de  cet 
ouvrage.  »  D'autres  proposèrent  leurs  doutes,  et  ce 
furent  de  nouveaux  délais.  «  Cependant  les  docteurs,  écri- 
vait Arnauld,  y  ont  encore  fait  beaucoup  de  remarques, 
dont  plusieurs  nous  ont  paru  raisonnables  et  qui  nous 
ont  obligés  à  faire  encore  de  nouveaux  cartons.  »  A  la 
dernière  minute,  Harduin  de  Péréfixe,  l'archevêque  de 
Paris,  souleva  une  difiiculté  assez  grave  :  il  prétendit 
faire  ajouter  aux  approbations  un  témoignage,  rendu  par 
le  curé  de  Saint-Étienne,  de  l'esprit  dans  lequel  Pascal 
était  mort.  Ce  n'était  rien  de  moins  qu'une  rétractation 
posthume  de  tout  le  jansénisme  pascalien,  et  l'arche- 
vêque, un  peu  hésitant  (on  veut  le  croire),  n'osa  s'en 
ouvrir  d'abord  qu'à  l'imprimeur  Desprez.  C'est  une 
chose,  lui  dit-il,  «  qui  pourrait  bien  servir  à  faire  vendre 
votre  livre,  et  qui  serait  bonne  à  mettre  au  commence- 
ment ».  L'honnête  Desprez  fit  tout  le  détail  de  cet  entre- 
tien à  Arnauld  (2).  Pour  éviter  les  complications  et  en 
finir  une  fois  pour  toutes,  il  fut  décidé  que  le  livre  serait 
mis  en  vente  sans  plus  attendre.  Un  lancement  brusqué 
eut  donc  lieu  dans  les  premières  semaines  de  l'année  1670. 

Ces  menues  précisions  historiques  sont  indispensables 
pour   suivre  la  bibliographie   quelque   peu   embrouillée 

(i)  Vinot  et  La  Grange  ne  trouvèrent  point  à  leur  convenance  l'édition 
de  1674,  préparée  par  Molière  lui-même  ;  ils  ûrent  celle  de  1682,  dont  le 
texte  remanié  a  généralement  été  suivi  depuis. 

(2)  Cf.  le  Recueil  d'Utrecht  (1740),  p.  360. 


154    LES   ÉDITIONS   ORIGINALES   DES  «  PENSÉES  » 

des  premières  éditions  des  Pensées.  Elles  expliquent  jus- 
qu'à un  certain  point  les  huit  éditions  originales  publiées 
à  peu  près  simultanément,  et  dont  nous  offrons  ici  un 
rapide  aperçu. 

1.  —  La  première  en  date  est  l'édition  de  1669,  dont  il 
n'a  été  signalé  jusqu'ici  qu'un  seul  exemplaire,  décou- 
vert par  le  docteur  Salacroux,  et  acquis  en  1851  par  la 
Bibliothèque  nationale.  Cet  unicum  est  une  sorte  d'édition 
avant  la  lettre,  sans  les  approbations  ni  les  avertisse- 
ments, avec  une  table  des  matières  incomplète.  Elle 
compte  365  pages,  41  feuillets  préhminaires  et  10  feuil- 
lets de  table.  On  a  supposé  pendant  longtemps  que  cet 
exemplaire  avait  été  tiré  sur  épreuves  et  remis  soit  au 
lieutenant  de  police,  soit  au  syndic  de  la  communauté  des 
marchands  libraires,  soit  enfin  à  la  censure  ecclésiastique. 
Jusqu'à  la  dernière  minute,  le  comité  des  Pensées,  inspiré 
par  des  scrupules  d'orthodoxie  et  par  la  crainte  (ajoute 
Sainte-Beuve)  de  donner  prise  aux  attaques  des  adver- 
saires de  Port-Royal,  introduisit  des  changements  qui 
sont  tous  dans  le  sens  d'un  adoucissement  de  pensée  ou 
d'expression.  Cet  exemplaire  de  1669  est  fort  intéres- 
sant parce  qu'il  renferme  encore  quelques  hardiesses, 
dont  on  se  repentit  toutefois,  et  qui  furent  aussitôt  sup- 
primées. Il  ne  paraît  guère  probable,  pourtant,  qu'il  soit 
unique  et  il  est  sans  doute  qu'il  fit  partie  d'un  tirage 
très  restreint,  arrêté  en  cours  de  route  par  l'établisse- 
ment de  cartons  nouveaux.  En  confirmation  de  cette  hypo- 
thèse, nous  ajouterons  qu'une  contrefaçon  de  l'édition 
originale  renferme  certaines  de  ces  mêmes  variantes. 

2.  L'édition  de  1670  en  365  pages.  —  A  quelques  va- 
riantes près,  cette  édition  est  semblable  à  celle  de  1669. 
Elle  compte  41  feuillets  liminaires  comprenant  la  pré- 
face, les  approbations  des  évêques  et  docteurs  en 
théologie,  l'avertissement,  10  feuillets  pour  la  table  et 


LES    ÉDITIONS   ORIGINALES    DES  «  PENSÉES  »    155 

un  errata  qui  manque  à  beaucoup  d'exemplaires  (i).  On  la 
reconnaît  au  chiffre  de  l'imprimeur  Desprez  qui  se  trouve 
sur  le  titre,  et  à  la  vignette  gravée  en  tête  du  premier 
chapitre.  Cette  vignette  figure  :  au  centre,  le  dôme  de 
la  Sorbonne  ;  à  gauche,  un  premier  étage  régulièrement 
construit  et  qui  attend  son  couronnement  ;  à  droite,  des 
pierres  éparses  parmi  lesquelles  un  homme  marche.  Le 
tout  est  orné  de  cette  devise  :  Pendent  opéra  intenupta. 

3.  L'édition  de  1670  en  334  pages.  —  Le  bibliographe 
Brunet  a  cru  que  cette  édition  était  la  première  parce 
qu'elle  porte,  au  verso  du  trente-neuvième  feuillet  préli- 
minaire :  «  Achevé  d'imprimer  pour  la  première  fois  le 
2  janvier  1670.  »  Ce  n'est  pourtant  que  la  seconde,  et 
même  la  troisième  si  nous  comptons  celle  de  1669  comme 
la  première.  Elle  n'a  que  40  feuillets  préliminaires  (au  lieu 
de  41)  et  334  pages  (hsez  358  à  cause  de  deux  erreurs  de 
pagination).  Cette  édition  ne  comporte  pas  l'annonce 
seconde  édition  qui  se  lit  sur  le  titre  de  la  suivante.  L'er- 
rata  a  été  supprimé  et  les  fautes  sont  corrigées.  Elle  est  fort 
rare,  et  renferme  un  certain  nombre  de  cartons  supplé- 
mentaires qui  n'avaient  pas  encore  été  établis  pour  l'édi- 
tion à  365  pages.  Ce  sont  ces  resserrements,  ces  sup- 
pressions, qui  ont' réduit  le  texte  de  7  pages.  Quelques 
coquilles  y  subsistent.  Ainsi,  page  9,  ligne  12,  on  lit  :  c'est 
ce  que  je  dois,  au  lieu  de  :  c'est  que  je  dois  ;  le  mot  ce  y  est 
biffé  à  l'encre  dans  la  plupart  des  exemplaires. 

4.  L'édition  de  1670  en  334  pages.  Seconde  édition.  — 
Le  23  mars  1670  Arnauld  écrit  à  M.  Périer  :  «...  Au  reste, 
M.  Desprez  m'a  demandé  mon  avis  s'il  mettrait  deuxième 
édition  à  celle  qu'il  débite  présentement,  et  je  lui  ai  dit 
qu'il  était  très  important  de  le  faire,  afin  que  M.  de 
Paris  ne  parlât  plus  d'y  rien  ajouter,  voyant  que  c'est 
une  chose  faite  »  (2).  A  vrai  dire,  cette  lettre  pourrait 

(i)  11  existe  des  exemplaires  oîi  les  fautes  sont  corrigées. 

{2)  Cf.  l'édition  des  Grands  Écrivains  (Hachette),  t.  XII,  p.  clxxiii. 


156    LES   ÉDITIONS   ORIGINALES   DES  «  PENSÉES  » 

laisser  supposer  que  ces  messieurs,  pour  forcer  les  choses, 
avaient  décidé  de  mettre  en  circulation,  avant  tous  autres, 
des  volumes  portant  la  mention  seconde  édition.  Ceux-ci 
ont  aussi  l'achevé  d'imprimer  à  la  date  du  2  janvier  1670. 
Mais  l'exemplaire  de  1669  fournit  la  preuve  que  les  volumes 
à  365  pages  furent  tirés  en  premier.  Le  texte  de  cette  édi- 
tion est  exactement  semblable  à  celui  de  la  précédente. 

5.  Première  contrefaçon  de  l'édition  originale  de  1670  en 
365  pages.  —  Elle  compte  40  feuillets  préliminaires  (au 
lieu  de  41),  365  pages  de  texte  et  10  feuillets  pour  la 
table.  Le  chiffre  de  Desprez  ne  figure  pas  sur  le  titre.  Il 
est  remplacé  par  un  fleuron.  La  petite  gravure  en  tête  du 
chapitre  premier  en  est  absente  aussi  ;  elle  est  remplacée 
par  une  ornementation  banale.  Le  papier  est  mauvais  et  le 
caractère  usé.  Un  vieux  libraire  parisien  qui  s'y  connais- 
sait, le  père  Claudin,  la  croyait  fabriquée  à  Grenoble. 
Pour  le  texte,  cette  édition  n'en  est  pas  moins  fort  remar- 
quable parce  qu'elle  contient  certaines  des  variantes  qui 
ne  se  retrouvent  que  dans  l'exemplaire  unique  de  1669. 
Par  quel  hasard?  Nous  ne  saurions  le  dire  avec  certi- 
tude ;  mais  il  est  permis  de  supposer  que  l'imprimeur 
s'était  procuré  un  exemplaire  de  1669,  l'avait  fait  com- 
poser, et,  le  trouvant  incomplet,  l'avait  collationné  avec 
un  volume  de  second  tirage  en  tenant  compte  des  correc- 
tions. Plusieurs  d'entre  elles,  toutefois  les  moins  impor- 
tantes, lui  auront  échappé.  Cette  contrefaçon  mérite 
donc  l'attention  des  bibliophiles.  Nous  en  donnerons 
ici  cet  exemple  assez  caractéristique. 

Édition  de  1669,  P^^S^  337« 

Jésus-Christ  et  saint  Paul  ont  l'ordre  de  la  charité,  non  de  l'es- 
prit ;  car  ils  vouloient  échaufer,  non  instruire.  Saint  Augustin  de 
mesme. 

Édition  de   1670,  page'  337. 

Jésus-Christ  et  saint  Paul  ont  bien  plus  suivy  cet  ordre  du 
cœur  qui  est  celuy  de  la  charité  que  celuy  de  l'esprit  ;  car  leur  but 
principal  n'estoit  pas  d'instruire,  mais  d'échaufer. 


LES   ÉDITIONS   ORIGINALES    DES  «  PENSÉES  »    157 

Contrefaçon,  page  337. 

Jésus-Christ  et  saint  Paul  ont  bien  plus  suivy  cet  ordre  du 
cœur  qui  est  celuy  de  la  chaiité,  que  celui  de  l'esprit;  car  leur 
but  principal  n'estoit  pas  d'instruire  seulement  mais  d'échaufer. 
Saint  Augustin  de  mesme. 

6.  Seconde  contrefaçon  de  l'édition  originale  de 
1670  (i).  —  Cette  seconde  contrefaçon,  beaucoup  mieux 
imprimée  que  la  précédente  et  sur  de  meilleur  papier, 
compte  35  feuillets  préliminaires  non  chiffrés,  365  pages 
de  texte,  10  feuillets  de  table,  i  feuillet  pour  le  privilège 
(placé  à  la  fin)  et  l'errata.  Manquent  le  chiffre  de  Desprez 
sur  le  titre  et  la  vignette  de  la  Sorbonne.  Ils  sont  rem- 
placés par  des  fleurons,  mais  différents  de  ceux  de  l'édi- 
tion précédente.  Quant  au  texte,  il  est  presque  semblable 
à  celui  de  l'édition  authentique  de  1670,  mais  renferme 
néanmoins  quelques-unes  des  leçons  de  1669,  Le  passage 
de  la  page  337,  que  nous  venons  de  reproduire,  s'y  trouve 
rédigé  encore  un  peu  différemment. 

Deuxième  contrefaçon,    page   337. 

Jésus-Christ  et  saint  Paul  ont  bien  plus  suivy  cet  ordre  du 
cœur  qui  est  celuy  de  la  charité,  que  celuy  de  l'esprit  ;  car  leur 
but  principal  n'estoit  pas  d'instruire,  mais  d'échaufer.  Saint 
Augustin  de  mesme. 

Il  faut  remarquer  ce  Saint  Augustin  de  mesme,  si  soi- 
gneusement retranché,  et  pour  cause,  du  volume  authen- 
tique soumis  par  Desprez  à  l'approbation  de  l'arche- 
vêque de  Paris.  Or,  fait  curieux,  ce  Saint  Augustin  de 
mesme  existe  aussi  dans  les  exemplaires  de  la  deuxième 
édition  en  334  pages,  ceux  qu'Arnauld  était  si  pressé  de 
faire  mettre  en  vente  «  afin  que  M.  de  Paris  ne  parlât  plus 
d'y  rien  ajouter...  »  ni,  sans  doute,  d'en  rien  ôter. 

Enfin,  pour  être  complets,  mentionnons  encore  deux 

(i)  Nous  remercions  ici  M.  M.  Escoffier,  l'obligeant  libraire  de  la  Mai- 
son  du  bibliophile,  qui  a  bien  voulu  mettre  son  exemplaire  à  notre  dis- 
position. 


158    LES   ÉDITIONS    ORIGINALES   DES  «  PENSÉES  » 

autres  contrefaçons,  la  première  en  325,  la  seconde  en 
348  pages.  Elles  ne  présentent  aucun  intérêt  pour  le 
texte.  On  suppose  qu'elles  ont  été  imprimées  l'une  à 
Genève,  l'autre  à  Lyon. 

Qu'on  nous  pardonne  ces  minces  détails.  Ils  méritaient 
d'être  relevés  non  seulement  pour  les  bibliophiles  et  les 
bibliographes,  mais  encore  pour  tous  ceux  qu'intéresse 
l'histoire  littéraire  d'un  de  nos  plus  grands  écrivains  fran- 
çais. On  y  trouve  comme  l'histoire  intime  du  livre  des 
Pensées.  Et  si,  plus  tard,  l'abbé  Bossut,  Condorcet,  Fau- 
gère,  Havet,  et,  tout  récemment,  M.  Brunschvicg  ont  enfin 
réussi  à  nous  restituer  dans  sa  pureté  originelle  le  texte 
authentique  de  Pascal,  il  n'en  reste  pas  moins  que  l'édi- 
tion janséniste,  dans  sa  timidité  même,  nous  demeure 
comme  un  précieux  et  discret  témoin  du  passé.  Gageons 
qu'en  dépit  de  leur  insuffisance,  les  petits  volumes  datés 
de  1670  conserveront  toujours  cette  valeur  du  souvenir, 
que  l'appareil  de  notes  critiques  le  plus  cornplet  ne  rem- 
placera jamais. 

GUY  DE  POURTALÈS. 


IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS 

SUR  PASCAL 


«  Le  Moi  est  haïssable.  »  J'entreprendrai  cependant 
de  regarder  Pascal  en  moi.  Et  ce  n'est  point  par  là  que  je 
croirai  déplaire  à  son  ombre.  Il  s'agit  de  bien  entendre 
ce  mot,  ce  mot  de  guerrier,  si  personnel,  ce  mot  si  vite 
suivi  d'un  «  Je  »  :  «  Je  le  haïrai  toujours  »,  ce  mot  de 
l'écrivain  qui  fut  le  plus  une  personne  et  qui  était  si  ravi 
de  rencontrer  le  style  naturel,  parce  qu'il  trouvait  un 
homme,  au  lieu  d'un  auteur,  —  disons  tout  —  ce  mot  du 
maître  qui,  avec  La  Fontaine,  écrit  «  Je  »  le  plus  fréquem- 
ment et  le  plus  délibérément...  «  Quand  je  m'y  suis  mis 
quelquefois  à  considérer  les  diverses  agitations  des 
hommes...  »  «  Ce  n'est  pas  dans  Montaigne,  mais  dans 
moi  que  je  trouve  tout  ce  que  j'y  vois.  »  «  S'il  se  vante, 
je  l'abaisse  ;  s'il  s'abaisse,  je  le  vante  ;  et  je  le  contredis 
toujours...  »  «  Je  ferais  trop  d'honneur  à  mon  sujet,  si 
je  le  traitais  avec  ordre...  »  «  Je  ne  puis  approuver  que  ceux 
qui  cherchent  en  gémissant.  »  «  Qu'on  ne  dise  pas  que  je 
n'ai  rien  dit  de  nouveau  ;  la  disposition  des  matières 
est  nouvelle.  » 

On  ne  saurait  soutenir  sérieusement  ni  que  tous  ces 
«  je  »  qui  frémissent  dans  des  notes  ne  se  seraient  pas 
retrouvés  dans  le  calme  de  l'apologie  définitive,  ni  qu'ils 
équivalent  à  des  «  on  »  d'observation  ou  de  dialectique, 
ni  même  que,  pour  ne  pas  exprimer  l'arrogance,  ils  ex« 
priment  tous  l'humilité  et  la  modestie.  Il  n'y  a  jansé- 


l6o    IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL 

nisme  qui  tienne,  et,  s'il  n'est  pas  question  de  chercher 
dans  Pascal  un  atome  de  vanité  littéraire  ou  de  gloriole 
quelconque,  encore  est-il  qu'il  était  une  personne  puis- 
sante et  agressive,  de  celles  qui,  le  voulant  ou  non,  font 
craquer  toutes  les  disciplines  au  moindre  geste,  dont 
l'inquiétude  et  l'agitation  émue  ont  besoin  de  se  déclarer 
sans  réserve,  sans  timidité,  sans  obéissance  ;  qui  d'ail- 
leurs savent  leur  prix  et  leur  force,  tout  leur  prix,  toute 
leur  force,  et  se  délivrent  de  la  fausse  modestie  avec  d'au- 
tant plus  d'aisance  qu'ils  connaissent,  chose  rare,  le  sens 
de  la  vraie.  Remarquez-le,  en  effet  :  on  croit  fort  couram- 
ment que  la  modestie  suppose  qu'on  se  méconnaît  et 
qu'on  rabaisse  intimement  son  mérite  évident.  Mais 
pourquoi  exiger  cet  excès  invraisemblable  et,  dans  la 
pratique  appauvrissant,  alors  que  le  mot  ne  signifie 
que  «  mesure?  »  Il  faut  se  connaître,  comme  on  connaît 
les  autres  objets,  exactement  et  dans  son  étendue.  Pascal 
moraliste,  fort  approchant  en  cela  de  La  Rochefoucauld, 
n'a  aucune  peur  de  discerner  qu'il  possède  à  peu  près 
tout  l'esprit  de  géométrie  et  tout  l'esprit  de  finesse 
permis  à  un  homme,  avec  tout  l'entre-deux.  De  plus, 
il  ne  barguigne  pas  à  écrire  :  «  La  manière  d'écrire...  de 
Salomon  de  Tultie  (anagramme  de  Louis  de  Montalte, 
qui  est  Pascal)  est  le  plus  d'usage,  qui  s'insinue  le  mieux, 
qui  demeure  le  plus  dans  la  mémoire...  »  et  il  ne  fait  pas 
difficulté  d'ajouter  que  la  pensée  qui  précède  la  citation 
que  nous  venons  de  faire  durera  «  toujours  ».  D'ailleurs 
quelle  vanité  lui  donnerait  son  génie?  Il  sait  qu'il  le  tient 
de  Dieu.  Certainement  même,  il  pense  que  Dieu  veut 
qu'il  sache  le  prix  de  ce  don  d'élection,  qui  comporte  des 
devoirs  terribles.  Et,  si  l'on  nous  poussait  un  peu,  nous 
dirions  que  Pascal  a  connu  la  vanité  proprement  dite, 
ne  fût-ce  que  pour  la  vaincre  par  un  effort  répété,  parce 
qu'il  a  appris  de  Montaigne  et  de  l'auteur  des  Maximes 
qu'elle  se  déguise  et  ne  meurt  pas.  La  fameuse  pensée  : 
«  La  vanité  est  si  ancrée  dans  le  cœur  de  l'homme...  »  se 


IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL   l6l 

termine  par  «  et  moi,  qui  écris  ceci,  ai  peut-être  cette 
envie...  »  (d'avoir  bien  écrit).  Et  ne  négligez  pas  le  «  nous  » 
dans  mainte  réflexion  comme  celle-ci  :  «  Nous  perdons 
encore  la  vie  avec  joie,  pourvu  qu'on  en  parle.  » 

Car  enfin,  si  les  Pensées  sont  d'un  Dieu  plutôt  que 
d'un  homme  (Chateaubriand),  Pascal  pourtant  n'est 
pas  Dieu.  Il  semble  toujours  que  ses  commentateurs 
l'oublient,  tant  ils  sont  montés  de  ton  à  son  sujet.  Voyez 
Ernest  Havet.  Cet  esprit  fort  annote  son  auteur  avec 
plus  de  mystique  inspirée  qu'un  apologiste  l'Évangile. 
Passe  pour  Vinet  toujours  sermonnaire,  et  chez  qui, 
d'ailleurs,  le  protestant  ose  des  contradictions  ou  des 
chicanes  qui  sentent  la  superbe  et  la  rancune...  Pour  Pas- 
cal, Cousin  se  fait  bouffi,  Faugère  ou  Molinier  vétilleux 
et  dévots,  Boutroux  ou  Victor  Giraud,  plus  tristes  et 
nobles  que  d'habitude.  Brunetière  lui  demande  je  ne 
sais  quelle  ordination  pour  être  un  peu  plus  rogue  et 
autoriser  ses  coups  de  dents  contre  de  pauvres  gens.  Il 
n'est  pas  jusqu'à  Sainte-Beuve  (qui  d'ailleurs  se  sur- 
passe en  un  si  grand  sujet)  qui,  dans  son  Port-Royal, 
ne  déploie,  à  son  occasion,  un  mélange  assez  tumultueux 
de  magnificence  sacerdotale  et  d'appareil  dramatique. 
Brunetière  écrit  quelque  part  que  Pascal  ennoblit  ses 
critiques  et  qu'on  ne  trouve  pas  dans  son  cortège  des 
imbéciles,  comme  Beffara,  qui  portait  en  bague  une 
soi-disant  dent  de  Molière.  Et,  dans  sa  bienveillance, 
U  en  cite  une  demi-douzaine  d'autres.  Quoiqu'il  trouve 
son  compte  à  cette  remarque,  je  la  crois  assez  juste.  Mais 
il  pourrait  ajouter  que  les  commentateurs  de  Molière 
commentent  Molière,  au  lieu  que  la  plupart  de  ceux  de 
Pascal  prennent  texte  de  leur  dieu  pour  se  montrer  et  se 
démontrer.  Il  est  peut-être  temps,  et  ce  sera  une  humble 
nouveauté,  de  dire  ce  qu'on  a  senti  à  propos  de  ce  poète 
en  prose.  Car,  après  tout,  ne  pensez-vous  pas  qu'O  se 
pourrait  qu'il  fût  le  plus  grand  poète  qu'on  ait  vu 
depuis   Platon? 


102    IMPRhSSIONS  ET  CONCLUSIONS   SUR  PASCAL 

Ce  point  de  vue  me  suffit,  et  je  ne  l'en  crois  point 
diminué.  Au  contraire  :  si  je  rapproche  ainsi  de  moi 
son  humanité,  est-ce  que  je  le  réduis,  pour  autant,  à  l'état 
de  lyre  instinctive?  Mais  ceux  qui  parlent  toujours  de  lui, 
comme  s'il  ne  cessait  d'être  sublime  et  éloquent,  oubUent- 
ils  que  «  l'éloquence  continue  ennuie  »?  Quand  je  le 
nomme  poète,  je  veux  dire  que  sa  poésie  contient  son 
éloquence  comme  un  tout  petit  département.  Si  l'on 
échoue  inévitablement  à  définir  la  poésie,  il  se  pourrait 
que  ce  fût  parce  qu'elle  enferme  toutes  les  catégories 
de  l'esprit  et  tous  les  mystères  de  l'âme,  sinon  en  éclat 
et  en  étalage,  au  moins  en  possibilités  et  en  vibrations. 
Je  ne  consentirai  jamais  à  en  rétrécir  la  définition  jusqu'à 
ne  pas  dépasser  l'homme  qui  aura  rythmé  et  rimé  le 
mieux  du  monde  un  aveu  comme  :  «  Je  souffre  beaucoup, 
parce  que  cette  femme  m'a  trompé  »  ou  même  «  Dieu  est 
bien  loin  et  je  suis  bien  seul  ».  Et  le  lyrisme  de  Pascal 
a  ceci  d'absolument  supérieur  et  singulier  qu'il  n'émane 
pas  d'une  blessure  accidentelle  de  sa  sensibilité.  Quelque 
intime  qu'ait  été  l'accord  de  sa  vie  et  de  son  œuvre,  il 
n'en  est  pas  de  lui  comme  de  Lamartine  ou  même  de 
Gœthe,  chez  qui  on  a  peine  à  imaginer  le  Lac  sans 
Mme  Charles  et  Werther  sans  Charlotte  Kestner.  Assu- 
rément, partie  de  ces  mésaventures  ou  de  plus  plats 
mécomptes,  il  arrive  à  la  poésie  de  Lamartine  et  de 
Gœthe  de  s'élever  jusqu'à  Pascal.  Toutefois  coupe-t-elle 
jamais  ses  racines,  ou  rompt-elle  son  câble?  Nous  ne  par- 
lons pas  de  ceux  qui,  comme  Musset,  traînent  toujours 
l'aile  de  l'oiseau  blessé  sur  le  sol,  parfois  dans  la  fange. 
On  est  moins  loin  de  Pascal,  il  ne  paraît  plus  extraordi- 
naire jusqu'à  en  être  inconcevable,  avec  Vigny,  Léo- 
pardi,  osons  ajouter  avec  Schopenhauer.  Auparavant 
il  y  a  de  cette  continuité,  de  ce  vol  dans  les  Rime  de 
Michel-Ange,  dans  Shakespeare,  il  y  en  aura  un  peu  dans 
Keats  et  Shelley.  Mais  encore  sentent-ils  tous  avant  de 
penser.  La  pensée  de  Pascal  est  toujours  sentiment.  C'est 


IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL   163 

pourquoi  il  n'est  pas  évident  qu'on  manque  sa  pensée 
en  l'abordant  par  le  sentiment. 

Passé  le  cap  de  la  cinquantaine,  quelque  intelligents 
qu'ils  soient,  comme  on  en  a  assez  de  ces  guides  à  travers 
Pascal,  tous  avec  leurs  lampes  infaillibles  dans  ces  mys- 
tères, tous  déductifs,  systématiques,  organisateurs,  tous 
soucieux  de  porter  une  lumière  crue  dans  les  petits  coins, 
tous  déterminant  les  plans,  les  desseins,  les  dessous, 
restaurant  les  ruines,  cimentant  les  lézardes,  avides 
d'un  Pascal  habitable,  bien  exposé,  doué  de  tout  le  con- 
fort moderne,  en  réalité  méconnaissant  cette  âme  jusqu'à 
la  muer  dans  l'esprit  de  Descartes,  de  ce  Descartes  pour 
qui  son  antipathie  était  si  forte  qu'en  vérité  ce  saint  en 
aura  connu  quelque  chose  d'assez  semblable  à  la  haine. 
Je  ne  sais  si  on  ne  se  définit  pas  mieux  par  ses  horreurs 
que  par  ses  tendresses.  Du  moins,  c'est  par  là  qu'on  se 
discerne  sans  ombres.  Les  sérénités  de  Descartes  ont 
déterminé  dans  l'âme  de  Pascal  des  souffrances  pro- 
fondes. Sa  répulsion  pour  tant  de  calme  va  jusqu'à  la 
tempête  ;  or,  dans  les  tempêtes  de  Pascal,  le  fond  du  ciel 
éblouit,  parmi  les  éclairs  et  les  foudres.  D'un  poète,  la 
poésie  est  l'essentiel.  Imagine-t-on  moins  poète  que  Des- 
cartes? Et  qu'est-ce  qu'un  Pascal  cartésien?  Je  dis  carté- 
sien de  squelette  et  d'aspect,  quand  même  on  aurait 
établi  l'hostilité  et  jusqu'à  l'antagonisme  concerté  des 
deux  doctrines. 

Si  cet  homme  est  Dieu,  eh  bien  !  impiété  pour  impiété, 
outrance  pour  outrance,  il  me  plaît  qu'il  soit  l' Homme- 
Dieu.  Il  ressemble  encore  un  peu  plus  à  Jésus-Christ 
que  Socrate.  Au  lieu  d'édicter  sa  parole  comme  celle  de 
Jéhovah  ou  du  Père  Éternel,  au  lieu  de  le  vulgariser  en 
développements  normatifs,  en  homélies,  en  commande- 
ments et  en  défenses,  j'ai  envie  de  lui  dire  :  «  Je  vous 
aime  au  plus  haut  de  moi-même.  Votre  justice  m'impose. 
Mais  comme  vous  êtes  bon  !  Il  n'y  a  pas  toujours  du  rai- 
sonnement chez  vous,  il  y  a  tovijours  du  cœur.  Ailleurs 


l64   IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL 

VOUS  déduisez.  Mais  c'est  votre  cœur  qui  est  prophète 
comme  Élie  et  Jérémie.  C'est  du  droit  de  votre  bonté 
divine  que  vous  avez  révélé  au  monde  les  trois  ordres 
de  valeur.  »  Jamais  un  mot  si  important  n'avait  retenti 
depuis  l'ère  chrétienne  :  «  Tous  les  corps,  le  firmament, 
les  étoiles,  la  terre  et  ses  royaumes,  ne  valent  pas  le 
moindre  des  esprits  ;  car  il  connaît  tout  cela,  et  soi  ;  et 
les  corps,  rien.  Tous  les  corps  ensemble,  et  tous  les  esprits 
ensemble,  et  toutes  leurs  productions  ne  valent  pas  le 
moindre  mouvement  de  charité  ;  cela  est  d'un  ordre 
infiniment  plus  élevé.  »  De  toutes  les  affirmations  du 
monde,  celle-ci  me  paraît  la  plus  évidente,  et  infiniment 
plus,  en  effet,  que  les  vérités  cartésiennes.  Et,  chaque 
fois  que  j'y  repense,  elle  me  paraît  plus  surprenante, 
encore  qu'il  semble  que  le  premier  homme  ait  dû  s'en 
aviser.  Mais,  au  fait,  qui  donc  s'en  avise  dans  le  gouver- 
nement de  son  âme  et  de  sa  conduite?  Tel  se  croit  «  dis- 
tingué »  pour  ne  pas  égaler  un  boxeur  à  un  penseur,  qui 
ne  démêle  point  l'excellence  de  François  de  Xavier  ou 
la  vraie  supériorité  de  Pascal  lui-même.  Longtemps 
après  la  mort  de  celui-ci,  on  voit  Corneille  s'entêter  de 
plus  en  plus  dans  son  idolâtrie  des  grandeurs  «  de  chair  ». 
Il  a  traduit  l'Imitation,  et  il  ignore  que  «  les  saints  ont 
leur  empire,  leur  éclat,  leurs  victoires,  leur  lustre  et  n'ont 
nul  besoin  des  grandeurs  chamelles  ou  spirituelles,  où 
elles  n'ont  nul  rapport  ».  Bien  plus  il  a  créé  Polyeucte, 
en  qui  il  y  a  tant  de  Pascal,  et  l'enseignement  des  Pensées 
est  pour  ce  vieil  orgueilleux  comme  s'il  n'avait  pas  été. 
Et,  tout  autour  de  Pascal,  dans  ce  grand  siècle  héroïque 
et  dur,  il  règne  une  superbe  et  une  libido  sciendi  qui  font 
de  l'homme  le  plus  humain  un  isolé  douloureux.  Le  pre- 
mier écho  que  je  trouve  de  son  cœur,  c'est  dans  le  cœur 
de  Rousseau.  Car  je  compte  pour  rien  trois  ou  quatre 
accents  chétifs  et  délicats  de  La  Bruyère...  Je  sais  bien 
qu'il  y  a  Bossuet.  Mais  vraiment  il  ne  souffre  pas  assez. 
Celui-ci  ne  nous  dit  pas  un  mot  où  je  n'entende  l'admi- 


IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL   165 

rable  paternité  d'Œdipe  :  «  Déplorables  enfants,  la  dou- 
leur de  chacun  de  vous  ne  tombe  que  sur  lui  et  sur  nul 
autre,  tandis  que  mon  âme  à  moi  gémit  sur  le  pays  et 
sur  moi  et  sur  toi  à  la  fois.  » 

Ainsi  je  voudrais  qu'on  approchât  toujours  Pascal 
avec  l'humble  enthousiasme  qui  respire  dans  la  trop 
célèbre  Prière  sur  l'Acropole.  Et  je  l'en  crois  beaucoup 
plus  digne  que  Minerve  Promachos  :  c'est  qu'il  semble 
que  le  sens  de  l'auteur  des  Pensées  ait  étrangement  fait 
défaut  à  Renan.  Cette  lacune  est  caractéristique  aussi 
bien  de  celui  qui  n'est  pas  pénétré,  que  de  celui  qui  se 
refuse  à  pénétrer.  Cherchez  le  trou,  le  très  gros  trou  de 
Renan,  vous  trouverez  ce  qui  dans  Pascal  est  comble, 
plénitude  et  solidité.  Renan  a  bien  trop  d'esprit  pour 
ignorer  combien  la  langue  du  sentiment  passe  la  langue 
de  l'esprit.  C'est  pourquoi  il  irise  toutes  ses  idées  avec 
un  certain  prisme  lyrique,  mais  ce  n'est  encore  que  jeu 
et  délectation  d'esprit.  L'autre,  le  grand,  aurait 
honte  de  penser  avec  son  esprit  pur.  Quand  il  a  jugé 
si  durement  la  poésie,  il  parle  déjà  d'une  poésie  à  la 
Renan,  celle  qui  s'amuse  et  s'aime,  et  il  ne  faut  que  le 
bien  entendre  pour  lire  ce  qu'il  n'a  pas  écrit,  que  «  la  vraie 
poésie  se  moque  de  la  poésie  »,  tout  comme  il  a  écrit  :  «  La 
vraie  éloquence  se  moque  de  l'éloquence,  la  vraie  morale 
se  moque  de  la  morale  »,  «  se  moquer  de  la  philosophie, 
c'est  vraiment  philosopher  ».  Rien  n'est  plus  «  divin  »  et 
ne  tombe  de  plus  haut  que  le  mépris  d'un  poète  pour 
les  contrefacteurs  de  poésie.  De  Pascal  à  Renan,  s'il 
l'eût  connu,  il  y  aurait  eu  un  jugement  et  un  arrêt  d'une 
autre  sévérité  que  le  fameux  vers  de  Musset  : 

Le  dernier  des  mortels  est  celui  qui  cheville. 

Il  aurait  prononcé  quelque  chose  comme  ceci  :  «  Puisque 
votre  sérénité  est  affreuse  et  incurable,  pourquoi  ce  verbe 
aux  palpitations  délicates,  pourquoi  cette  perpétuelle 
et  diabolique  habileté  à  traduire  la  sensibilité  muette 


l66   IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL 

et  pudique  des  autres,  à  leur  renvoyer  en  musique  frémis- 
sante les  accents  qui  viennent  d'eux,  que  vous  n'avez 
pas  créés,  que  peut-être  vous  ne  comprenez  pas,  et  que 
toute  votre  attitude  incomparablement  orgueilleuse 
paraît  railler?  » 

«  L'homme  n'est  ni  ange,  ni  bête...  »  Renan  n'a  pas 
fait  l'ange,  comme  Epictète,  ni  la  bête,  comme  Mon- 
taigne. Il  a  fait  le  diable.  Il  s'est  complu  à  être  le  diable, 
il  est  vrai,  avec  des  séductions  angéliques,  et  c'est  ainsi 
qu'on  est  le  plus  diable.  Dans  Polyeucte,  le  diable,  aux 
yeux  de  Néarque,  c'est  Pauline,  et  Gœthe  a  eu  bien  raison 
d'exiger  que  Méphistophélès  fût  beau.  Il  déclara  expres- 
sément que  ses  gestes  doivent  être,  non  d'un  singe,  mais 
d'un  chat,  animal  aux  perversités  délicieuses  et  aux 
perfidies  déconcertantes.  Pour  mieux  aimer  Pascal, 
donc  pour  le  mieux  comprendre,  j'ai  besoin  de  déceler 
le  fond  insincère  et  mince  de  ce  Renan  si  déchu  et  que 
j'ai  vu  exalter  comme  un  Platon  moins  étroit  et  de  plus 
souple  et  plus  diverse  intelligence. 

* 
*  * 

Il  m'a  plu  d'aimer  et  de  définir  Pascal  par  son  con- 
traire. C'est  le  sens  de  ce  qui  précède.  Mais  j'en  tire  deux 
autres  leçons.  C'est,  en  premier  lieu,  que  la  ruine  de 
l'auteur  de  l'Avenir  de  la  science  est  plus  instructive 
qu'un  accident  individuel.  Si  Voltaire  jugeait  un  peu  vite 
que  dire  du  mal  de  Boileau  porte  malheur,  il  semble 
plus  sûr  qu'ignorer  Pascal  ou  le  méconnaître,  ou  même 
ne  pas  lui  faire  une  place  d'élite  dans  sa  réflexion  émue, 
soit  un  signe  funeste  et,  pour  une  gloire  éclatante,  le 
présage  d'une  caducité  rapide.  En  second  lieu,  il  y  aurait 
à  songer  au  diable,  en  dehors  de  tout  credo  et  de  toute 
église.  Dégagez-le  du  catholicisme  et  du  manichéisme, 
il  est  tout  autre  chose  qu'un  croquemitaine  grandiose  ; 
il  vit,  il  est  éternel.  Et  ce  n'est  pas,  même  devenu  agnos- 


IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL   167 

tique  au  vingtième  siècle,  Pascal  qui  y  renoncerait.  Il 
y  a  dans  l'homme  le  meilleur  des  racines  d'injustice,  des 
appétits  de  déloyauté,  un  goût,  souvent  une  passion  du  mal 
pour  le  mal  («  Souvenez-vous,  écrit  Mérimée  à  l'inconnue, 
qu'il  n'y  a  rien  de  plus  commun  que  de  faire  le  mal  pour 
le  mal  »)  qui  sont  bien  inexplicables,  quand  on  a  renoncé 
au  péché  originel.  L'évolution,  Schopenhauer  et  n'importe 
qui  font  ici  long  feu.  A  force  de  logique,  ils  n'expliquent 
rien.  Car  c'est  justement  le  caprice  et  l'illogisme  dans 
la  malfaisance  qui  déroutent.  Ni  Baudelaire,  ni  Barbey 
d'Aurevilly,  ni  Victor  Hugo  ne  se  moquaient  du  monde, 
quand  ils  imaginaient  si  fortement,  si  personnellement 
un  génie  du  mal.  Leurs  intuitions  profondes  s'illuminent 
d'intelligence  à  la  lueur  magnifique  de  Faust.  Ce  que  l'on 
est  tenté  de  croire,  par  l'exemple  de  Méphisto  et  de  Renan, 
c'est  qu'une  certaine  suavité  n'est  point  bonne  et  que  le 
jeu  abusif  et  complaisant  du  cerveau  dessèche,  endurcit, 
parfois  rend  féroce.  Toutes  les  délectations  sont  de 
vilaines  sœurs,  et  ce  n'est  pas  du  tout  par  le  dilettantisme 
qu'on  doit  espérer  promouvoir  le  monde,  quelque  parade 
qu'on  fasse  de  je  ne  sais  quel  nisus  inconscient  et  d'un 
dieu  inexistant,  mais  éventuel  et  probable. 

«  Je  suis  pour  ceux  qui  cherchent  en  gémissant.  »  Voilà 
la  parole  pitoyable,  évangélique,  le  cri  d'amour  blessé 
pour  le  prochain  qui  éclaire  les  antipathies  par  où  Pascal 
rentre  en  lui  dans  ses  fuites,  et  se  découvre  dans  ses 
répulsions  :  il  se  connaît  en  se  séparant  de  Descartes 
d'abord,  puis  d'Epictète  et  de  Montaigne,  puis  de  Renan» 
si  vous  voulez,  c'est-à-dire  de  Méré,  de  Milton,  des  liber- 
tins à  l'élégance  insoucieuse,  puis  des  savants  et  des 
philosophes  présomptueux.  Tous  ces  gens  sont  éternels. 
Leurs  pâles  et  innombrables  successeurs  foisonnent 
aujourd'hui,  et  il  faut  être  «  ignorant  comme  un  maître 
d'école  »  pour  considérer  Pascal  ainsi  qu'un  grand  homme 
très  démodé,  une  antiquaille  pour  érudits  ou  un  épou- 
vantail  scolaire,  limité  aux  quatre  points  cardinaux  par 


l68   IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL 

son  jansénisme,  inimaginable  en  un  mot  devant  notre 
«  modernité  ».  Au  vrai,  il  y  serait  bien  moins  dépaysé 
que  n'importe  qui  de  son  siècle...  Sachez  le  lire,  soyez 
digne  de  lui,  il  est  d'une  actualité  frémissante,  de  celle 
qui  porte  toujours  quelque  part  la  réflexion  opportune 
et  hautaine  qui  sied  après  la  lecture  du  journal  et  de 
ses  niaiseries  ou  de  ses  misères  quotidiennes. 

On  lit  dans  le  Mystère  de  Jésus  :  «  Je  pensais  à  toi  dans 
mon  agonie;  j'ai  versé  telle  goutte  de  sang  pour  toi.  » 
Je  voudrais  qu'on  lût  le  plus  parfait  imitateur  de  Jésus 
en  croyant  entendre  de  sa  bouche  les  mêmes  paroles. 
Sans  doute,  elles  ne  seraient  que  figurées,  puisqu'il  n'est 
pas  mort  sur  la  croix.  Mais  cette  métaphore  ne  serait 
pas  une  hyperbole  ou  à  peine.  La  charité  la  plus  immense 
est  l'âme  de  la  poésie  de  Pascal. 

* 
*  * 

Cette  poésie,  maintenant,  j'essaie  de  la  serrer  de  plus 
près  et  d'y  démêler  les  principaux  éléments  qui  me 
pénètrent  et  me  possèdent.  Je  crois  en  entrevoir  quatre 
essentiels  ;  l'idéal,  l'héroïsme,  le  sens  du  mystère  et  ce  que 
j'appellerai,  faute  d'un  mot  plus  ramassé,  l'intelligence 
du  cœur. 

Je  nomme  idéal,  chez  l'auteur  des  Pensées,  cet  essor 
incomparablement  aisé  par  où  il  s'élève  des  obscurités  du 
sentiment  personnel  et  de  l'angoisse  lyrique  vers  ce  qu'il  y 
a  de  plus  général  et  de  plus  sublime  dans  l'idée,  sans  s'ar- 
rêter aux  régions  intermédiaires,  comme  l'aigle  de  Vigny 

Monte  aussi  vite  au  ciel  que  l'éclair  en  descend. 

Ou  plutôt  (car  ce  n'est  pas  toujours  cette  ligne  directe 
et  ascendante)  Pascal  vole  à  l'idée,  tantôt  dans  le  triomphe 
de  l'amour,  tantôt  dans  la  puissance  agitée  de  la  con- 
quête, tantôt  dans  le  désordre  furieux  d'une  sorte  dg 


IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL   169 

fièvre,  avec  des  angles  brusques,  des  retours,  les  agita- 
tions d'une  intolérable  indécision,  tantôt  enfin  en  planant 
largement  et  mesurant  d'une  aile  égale  les  vastes  champs 
altiers  de  la  certitude,  toujours  à  une  extrême  hauteur; 
mais  le  noble  oiseau  est  si  grand  qu'on  ne  le  perd  pas  de 
vue.  Il  y  a  des  moments  de  vertige  :  «  Le  silence  étemel 
de  ces  espaces  infinis  m'effraie.  »  «  Je  vois  ces  effroyables 
espaces  de  l'univers  qui  m'enferment...  »  «  Qui  se  consi- 
dère de  la  sorte,  s'effrayera  de  soi-même...  »  «  Qu'il  se 
perde  dans  ces  merveilles.  »  D'autres  fois,  l'audace  n'a 
d'égale  que  la  sérénité  ;  ainsi  dans  la  page  célèbre  entre 
toutes  :  «  Que  l'homme  contemple  donc  la  nature  entière 
dans  sa  haute  et  pleine  majesté...  »  Un  mot  résume,  de 
quelque  façon  qu'elle  se  manifeste,  cette  invincible  ten- 
dance vers  l'idéal  :  «  Qu'il  éloigne  sa  vue  des  objets  bas 
qui  l'environnent.  »  Il  faut  que  Pascal  monte  et  surmonte. 
C'est  l'amour  sous  sa  forme  la  plus  belle,  l'enthousiasme 
pour  la  vérité  qui  soulève  ses  deux  ailes  énormes  et 
légères.  Aussi  agile  que  celle  du  Timée  et  du  Banquet 
de  Platon,  comme  son  inspiration  est  plus  tendre  et 
plus  enivrée,  puisque  son  Dieu  est  une  personne  à  son 
image  et  que  tout  ce  qui  n'est  qu'abstraction  pour  le 
grec  païen  ravit  ses  yeux  et  ses  oreilles  ardentes  ! 

En  second  lieu,  Pascal  est  poète  en  tant  que  héros. 
Comme  son  exemple  emplit  toute  la  définition  de  l'amour, 
il  comble  celle  de  l'héroïsme.  Il  aide  à  ennoblir  le  mot. 
Son  grand  contemporain,  Corneille  (dont  les  éditions, 
ne  l'oublions  pas,  furent  jusqu'à  la  Révolution  quatre 
fois  plus  nombreuses  que  celles  de  Racine),  a  mis  comme 
une  marque  privilégiée  sur  le  héros  ;  c'est  son  domaine, 
son  monopole.  Comme  il  doit  au  théâtre  une  popularité 
d'un  aloi  moins  pur,  mais  d'un  tapage  plus  grand  que  celle 
de  Pascal,  il  est  propre  à  nous  asservir  à  l'idée  très  despo- 
tique, souvent  très  exiguë  et  très  contestable,  qu'il  s'est 
faite  du  héros  et  dont  il  n'a  cessé  de  sertir  et  de  durcir 


170   IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL 

les  contours.  Comme  Descartes  et  Montaigne  à  d'autres 
égards,  Corneille  est  un  excellent  contraste  pour  carac- 
tériser l'héroïsme  de  Pascal.  Non  qu'il  n'y  ait  de  frappantes 
analogies.   Ils  sont  tous  deux  de  formidables  logiciens. 
Ils  tirent  les  conséquences  des  principes  avec  une  har- 
diesse que  le  scandale  du  paradoxe  fouette,  au  lieu  de  la 
déconcerter.  Corneille  veut  être  extraordinaire,  et  Pascal 
ne  hait  point  de  l'être,  ou  plutôt  n'en  a  cure.  Le  premier 
a  de  l'effronterie  naïve,  le  second  de  l'agressivité.   La 
psychologie  du  premier,  l'observation  morale  du  second 
rencontrent  l'éloquence  en  chemin.   Tous  deux  voient 
grand,  lier,  coloré.  Ils  subissent  d'abord,  ils  répandent 
ensuite  autour  d'eux  une  atmosphère  héroïque.  Elle  se 
respire  partout  avant  1660.  Mais  que  de  différences,  de 
contrariété  !  Corneille,  pendant  sept  ou  huit  ans,  fait  et 
presque  consomme  cette  magnifique  découverte,  la  vie 
intérieure  dans  le  drame,  puis  il  la  méconnaît,  la  répudie, 
et  peu  s'en  faut,  la  blasphème.  Il  perfectionne  le  mélo- 
drame, le  préfère,  s'en  éprend  et  le  théorise.  Les  gestes 
remplacent  les  âmes  ;  les  jactances  faciles  se  substituent 
aux  conflits  des  valeurs  morales  et  aux  victoires  doulou- 
reuses. L'ambition  et  la  vengeance  deviennent  presti- 
gieuses, même  chez  les  femmes.   L'orgueil  et  même  la 
vanité,  cette  basse  flatterie  à  l'opinion,  se  déploient  de 
toutes  parts,  comme  des  vertus  empanachées.  Et  toutes 
ces  aberrations  s'imposent  comme  exemples,  et  formulent 
leurs  outrances  en  lois  éternelles.  C'est  ici  que  je  crois 
entendre   crier   la   souffrance   de   Pascal.    Comment   ne 
protesterait-il  pas?  Oui,  c'est  bien  à  Corneille  qu'il  en  a, 
quand  il  rabaisse  à  leur  plan  les  «  grandeurs  de  chair  ». 
Sans  y  songer  peut-être,  il  rencontre  encore  un  élève 
des  jésuites  dans  cet  idolâtre  des  rois  et  des  nobles.  Lui, 
qui  n'a  peut-être  connu  du  théâtre  que  Corneille,  qui  sait 
si  ce  n'est  pas  son  indignation  devant  les  maximes  de 
Perthariie  ou  de  Tite  et  Bérénice  qui  l'a  rendu  si  brutal 
dans  le  geste  par  où  il  dépouille  les  princes,  les  magis- 


IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL   171 

trats  et  les  médecins  de  leurs  oripeaux?  Quoi  qu'il  en 
soit,  toutes  les  satires  de  l'époque,  tous  les  sermons, 
toutes  les  railleries  contre  la  royauté  et  les  grands,  pa- 
raissent de  faibles  déclamations  au  prix  de  ce  qu'ose 
Pascal.  Et  ce  n'est  point  rancune.  C'est  tendresse  ;  il  faut 
désabuser  le  prochain.  Et  c'est  conscience  du  véritable 
héroïsme,  dont  il  est  le  modèle,  mais  dont  il  ne  connaît 
en  lui  que  l'appétit  insatiable.  Le  véritable  héroïsme  est 
intérieur  et  consiste,  pour  commencer  très  chétivement, 
par  savoir  déplaire.  Il  n'est  pas  pour  lui  de  public,  puis- 
que aussi  bien  «  le  dernier  acte  est  sanglant,  quelque 
belle  que  soit  la  comédie  en  tout  le  reste  ».  Il  comporte 
encore  plus  de  sacrifice  que  d'action.  Ou  plutôt,  il  est 
inconcevable  sans  la  volonté  de  mourir  à  soi-même.  J'ap- 
pelle héroïque,  et  non  mystique,  le  détachement  de  Pascal, 
parce  qu'il  reste  admirable  pour  un  incroyant  ;  je  vois 
une  volonté  épique  dans  sa  progression,  point  du  tout 
ce  qu'on  nomme  la  grâce,  qu'on  entende  par  là  le  miracle, 
l'extase  ou  l'auto-suggestion.  Il  dompte  le  plaisir,  il 
dompte  la  maladie,  il  réduit  presque  à  rien  les  exigences 
de  son  pauvre  corps.  Et,  comme  cela  dure  une  vie  entière, 
c'est  plus  beau  que  Polyeucte  qui  dure  un  jour.  Rien  de 
sainte  Catherine  de  Sienne,  pas  même  de  François  de 
Sales  ou  de  Fénelon.  Rien  de  ravi,  de  dépossédé,  de  gra- 
cieux. Où  a-t-on  pu  trouver  mystique  ce  génie  dru  et 
viril,  sinon  en  ce  qu'il  vit  en  pensée  dans  un  autre  monde, 
dont  celui-ci  n'est  que  le  signe  ou  l'image?  Et,  si  la  pro- 
fondeur de  la  sensibilité  inquiète  ou  douloureuse  est 
une  part  de  la  poésie,  qui  fut  plus  poète  que  cet  homme? 

Il  l'est  plus  encore,  et  de  façon  plus  rare,  par  le  sens 
du  mystère.  Il  suggère  dix  fois,  cent  fois  au  delà  de  ce 
qu'il  dit.  La  capacité  cartésienne  des  mots  est  étendue 
par  lui  à  l'infini.  Il  est  plus  que  le  plus  grand  écrivain, 
on  croirait  qu'il  invente  le  langage.  L'art  se  perd  chez 
lui  dans  le  génie  au  point  que  c'est  l'injurier  que  de  le 


172   IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL 

nommer  artiste.  Et  c'est  bien  en  effet  le  style  génial 
qu'il  appelle  le  style  naturel.  Ce  n'est  rien  de  dire  qu'il 
a,  le  premier,  fait  entrer  la  peinture  et  la  musique  dans 
la  littérature,  quoique,  après  tout,  on  lui  fasse  un  déni 
de  justice  quand  on  attribue  chez  nous  cette  initiative 
ou  cet  enrichissement  à  Rousseau  ou  à  Chateaubriand. 
Ces  termes  de  manuels  sentent  la  technique,  la  boutique 
et  la  rhétorique.  Et  qui  niera  le  faste  savant  de  René 
ou  même  ce  qu'il  y  a  de  tendu  et  de  volontaire  dans  la 
manière  de  Rousseau?  Tous  deux  ne  veulent-ils  pas  labo- 
rieusement leur  nouveauté?  Leur  peinture  et  leur  musique 
se  savent  musique  et  peinture  :  il  y  reste  du  plaqué,  du 
contraint,  surtout  du  superficiel.  Toujours  on  sent  le 
temps  écoulé  entre  le  sentiment  et  son  mode  d'expres- 
sion :  d'où  l'insuffisance  de  cette  expression.  Les  limites 
ou  le  factice  de  ces  innovations  éclatent  chez  les  roman- 
tiques. Souvent,  ce  n'est  plus  que  musicalité  rossinienne 
ou  pittoresque  à  la  Louis  Boulanger. 

Ne  parlons  pas  trop  de  la  peinture  de  Pascal  à  propos 
du  sens  du  mystère.  Cet  art  n'en  est  certes  pas  incapable, 
témoins  Giotto,  Rembrandt,  voire  telle  décoration  murale 
de  notre  Salon  d'automne  actuel...  La  peinture,  à  devenir 
mystique  ou  à  se  charger  de  pensée,  ne  s'évanouit  pas 
toujours,  comme  en  Allemagne.  Mais  enfin  le  dessin,  la 
couleur,  les  modelés,  les  perspectives  sont  des  précisions 
sensuelles.  Le  clair-obscur,  les  raccourcis  sont  plus  sugges- 
tifs ;  ils  abondent  dans  Pascal.  Ils  marquent  souvent  le 
dégoût  pour  les  crudités  illusoires  de  la  matière  qui  ont 
blessé  sa  vue.  Et,  par  ainsi,  sensations  d'une  violence 
inouïe  d'abord,  ils  aboutissent  à  de  l'immatérialité,  à  de 
l'âme  déchirée  et  mystérieuse...  («  On  jette  de  la  terre  sur 
la  tête,  et  en  voilà  pour  jamais  ».  —  Les  «  trognes  armées  » 
des  soldats  —  l'homme  qui  a  perdu  son  fils  unique  «  tout 
occupé  à  voir  par  où  passera  ce  sanglier.  »  —  «  L'éternue- 
ment  absorbe  toutes  les  fonctions  de  l'âme.  »  —  «  Le  plus 
grand  philosophe  du  monde  sur  une  planche...  »  —  «  Notre 


IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL    I73 

propre  intérêt  est  encore  un  merveilleux  instrument 
pour  nous  crever  les  yeux  agréablement.  »)  Remarquez- 
vous  le  perpétuel  étonnement.  Peintre  ou  géomètre, 
Pascal  est  toujours  étonné.  Cet  homme,  que  Voltaire 
appelle  fanatique,  n'a  jamais  son  siège  fait,  au  rebours 
de  la  plupart  des  écrivains  qui  démontrent  ou  décrivent 
avec  outrecuidance,  pour  nous  informer.  Sa  modestie 
en  cela  rejoint  son  sens  du  mystère,  et  il  n'est  pas  un  mot 
chez  lui,  même  peint  et  réaliste,  qui  ne  murmure  en  sour- 
dine la  rêverie  d'Hamlet  :  «  Il  y  a  plus  de  choses,  Horatio, 
sur  la  terre  et  dans  les  cieux,  que  notre  philosophie  n'eh 
peut  expliquer.  » 

Mais  la  musique  de  Pascal  est  bien  autre  chose  !  Elle 
n'ajoute  pas  seulement  au  texte,  elle  fait  voir  l'invisible, 
sentir  l'insensible.  Surtout  elle  entoure  tout  ce  qu'elle 
exprime  d'un  halo  d'inexprimé  qui  atteint  et  remue 
toutes  les  profondeurs,  comme  sous-marines,  de  notre 
inconscient.  Le  mystère  du  monde  et  le  mystère  de  l'âme 
s'y  déclarent  parfois  dans  de  pâles  éclairs,  où  l'œil  n'aper- 
çoit plus  d'horizon.  «  C'est  une  sphère  dont  le  centre 
est  partout,  la  circonférence  nulle  part  »,  et  tant  d'autres 
exemples  ressassés,  mais  que  l'on  cite,  à  l'ordinaire,  comme 
des  réussites  verbales  et  sans  en  mesurer  la  portée.  Or 
c'est  de  là  qu'il  faudrait  partir  pour  savoir  si  Pascal 
est  au  juste  un  dogmatique,  un  sceptique,  un  métaphy- 
sicien, un  moraliste,  questions  sur  quoi  se  divisent  ses 
exégètes,  questions  toujours  mal  posées  et  peut-être 
illusoires,  si  Pascal  est  un  poète. 

Cela  se  verra  mieux,  et  c'est  notre  dernier  point,  si 
nous  nous  hasardons  à  définir  en  lui  ce  que  nous  avons 
nommé  l'intelligence  du  cœur.  Cet  homme  si  intelligent, 
méprise  l'intelligence  pure.  Tout  le  bergsonisme  flotte 
sur  lui,  comme  une  barqvie  sur  un  grand  fleuve.  M.  Bou- 
troux  ne  consent  pas  à  ce  que  les  Pensées  soient  les  linéa- 
ments d'une  apologie.  Ou'ont-elles  à  faire  en  effet  avec 


174   IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL 

l'apologétique  usitée  avant  lui?  Un  poète  ne  démontre 
point  par  ordre,  il  suggère.  Toute  la  philosophie  ne  vaut 
pas  «  une  heure  de  peine  »  et  je  ne  discerne  rien  qui  m'em- 
pêche de  présumer  que  la  théologie  ne  mérite  pas  mieux. 
Plus  que  tout  le  reste,  il  semble  que  la  composition  dans 
les  Pensées  soit  d'un  poète,  telle,  du  moins  que  l'on  doit 
la  présumer.  Il  n'a  pas  manqué  de  lecteurs  superficiels 
pour  attribuer  le  désordre  apparent  du  manuscrit  à 
l'inachèvement  de  l'œuvre,  et,  le  pis,  ce  sont  toutes  ces 
tentatives  pour  tracer,  dans  cette  espèce  de  forum  romain, 
des  rues  et  des  emplacements  les  moins  éloignés  pos- 
sibles de  nos  architectures  rectilignes.  Le  désaccord, 
en  ce  point,  commence  au  lendemain  de  la  mort  de  Pascal. 
Rien  d'étonnant  :  son  plan,  si  plan  il  y  a,  il  en  savait  la 
nature  inouïe.  Mais  il  le  constituait,  dans  le  détail  à 
chaque  création.  «  J'écrirai  ici  mes  pensées  sans  ordre, 
et  non  pas  peut-être  dans  une  confusion  sans  dessein  ; 
c'est  le  véritable  ordre,  et  qui  marquera  toujours  mon 
objet  par  le  désordre  même...  je  ferais  trop  d'honneur 
à  mon  sujet  si  je  le  traitais  avec  ordre,  puisque  je  veux 
montrer  qu'il  en  est  incapable.  »  Et  l'on  sait  qu'il  a 
proclamé  son  droit  à  la  digression  sur  chaque  point. 
Plusieurs  fois,  parlant  de  son  dessein,  il  prend  ce  ton 
paradoxal  à  l'égard  de  la  raison  et  de  la  déduction.  L'in- 
tuition, voilà  d'où  il  part,  et  ce  qu'il  veut  atteindre  en 
nous.  «  Le  cœur  a  ses  raisons  que  la  raison  n'entend  pas.  » 
Dans  le  coeur  s'installe  la  grâce,  et  de  là  elle  se  répand. 
Ses  sources  et  son  effusion  sont  également  obscures. 
C'est,  à  chaque  mot,  à  chaque  don,  pour  l'écrivain,  comme 
une  révélation  amoureuse,  plaintive,  charitable,  obsé- 
dante :  l'apostolat,  à  chaque  élan,  est  inédit,  dans  son 
fond  qui  emporte  sa  forme.  Si  bien  que  ce  qu'il  y  a  peut- 
être  de  plus  analogue  à  l'éloquence,  à  l'onction,  à  la  fer- 
veur, au  zèle  des  Pensées,  c'est  la  poésie  de  Lamartine. 

Objets  inanimés,  avez-vous  donc  une  âme 
Qui  s'attache  à  notre  âme  et  la  force  d'aimer? 


IMPRESSIONS   ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL    175 

De  toute  cette  poésie  émane  une  affreuse  tristesse, 
plus  décourageante,  semble-t-il,  que  celle  de  Dante. 
Toute  sa  foi,  tout  son  amour  n'ont  pu  procurer  à  ce  jan- 
séniste une  heure  de  paix.  Il  a  empoisonné  l'activité  et 
le  repos.  Sa  vie,  qu'il  cache,  mais  qu'on  a  recherchée 
avec  passion,  n'a  pas  un  sourire,  pas  de  rêverie,  pas  de 
rémission.  La  plaisanterie  des  Provinciales  est  sans 
joie.  A  la  fin,  il  est  torturé  dans  son  corps  et  dans  son 
âme,  qui  ne  se  sépare  pas  de  son  esprit.  Il  écrit  les  Pensées 
dans  les  trêves  d'une  agonie,  et  les  cris  qu'il  y  pousse 
paraissent  étrangers  à  ceux  qu'auraient  pu  lui  arracher 
ses  maux  physiques.  Il  se  ferme,  il  nous  ferme  tous  les 
chemins  qui  ne  conduisent  pas  à  la  croix.  Quand  il  y  arrive 
et  l'embrasse,  il  semble  haletant  et  épuisé.  Ses  espoirs 
sont  des  convulsions.  Deux  ou  trois  fois,  il  dit  que  l'uni- 
vers est  un  cachot,  et  l'athéisme  de  Vigny  reprendra 
l'image.  Ainsi  non  seulement  la  poésie  de  Pascal  est 
incomparablement  triste,  mais  cette  tristesse,  qui  n'est 
pas  un  élément  de  cette  poésie,  qui  en  est  l'amer  et  meur- 
trier parfum,  en  exprime  tous  les  sucs  et  nous  plonge 
dans  les  abîmes  les  plus  insondables  de  cette  âme  la  plus 
humaine,  la  plus  forte,  la  plus  fière  qui  fût. 

Je  n'ai  rien  dit  de  sa  doctrine.  La  partie  de  son  dessein 
la  plus  discernable  est  celle  où  il  amoncelle  les  ruines.  Il 
en  résulte  une  effroyable  faillite  de  son  objet  et  de  ses  espé- 
rances. Je  ne  conçois  point  l'aisance  impertinente  (en  tous 
les  sens  du  mot)  avec  laquelle  des  critiques  incrédules  et 
fort  peu  inquiets  l'enseignent,  le  révèlent,  discutent  la 
qualité  de  son  apologie  par  rapport  à  l'orthodoxie.  Tous 
se  croient  provisoirement  des  fidèles  et  des  théologiens, 
quelques-uns  ont  le  ton  de  Bossuet,  quelque  arrogance  en 
plus.  Avec  une  gravité  imperturbable,  ces  esprits  forts 
finissent  toujours  par  lui  décerner  un  «  satisfecit  »,  une 
sorte  de  billet  de  confession,  soyons  plus  polis,  un  bonnet 
de  docteur  irréfragable.  Mais  cela,  c'est  justement  le  bout 
de  leur  oreille  :  je  ne  sais  pas  de  chrétien  sérieux,  donc 


176   IMPRESSIONS  ET  CONCLUSIONS  SUR  PASCAL 

tourmenté,  qui  ne  le  fût  davantage,  à  faire  des  Pensées 
son  livre  de  chevet.  Pour  ce  qui  est  de  n'importe  quel 
prêtre  en  1922,  oh  !  j'en  suis  bien  sûr,  d'abord  il  tiendra 
le  jansénisme  pour  une  hérésie  périmée  (comme  d'aiUeurs 
le  gallicanisme  de  Bossuet)  et  il  aura  cent  et  une  manières 
de  trouver  dangereux  ce  terrible  avocat,  qui,  avant 
d'anéantir  les  objections,  les  rend  si  puissantes  et,  par 
qui,  dans  tant  de  pages,  Épictète,  Montaigne  et,  déjà, 
Rousseau  sont  tellement  plus  Épictète,  Montaigne  et 
Rousseau  qu'ils  ne  le  sont  chez  eux. 

Mais  peut-être  surtout  l'Église  moderne  se  défie-t-elle 
de  ce  poète  qui  prêche  le  salut  avec  tant  de  désespoir 
et  de  cet  ange  de  lumière,  de  cet  inspiré  indocile  qui  re- 
pense le  Credo  avec  son  cœur,  enfin  de  ce  père  spirituel 
(ô  scandale),  de  Vigny,  de  Léopardi,  de  Schopenhauer, 
de  Nietzsche...  J'abrège  la  liste  :  à  dater  de  Chamfort, 
pas  un  pessimiste  mécréant  qui  ne  porte  au  front  la  res- 
semblance de  l'Ancêtre.  Mais  ce  n'est  pas  cela  qui  m'em- 
pêchera de  l'aimer.  Et  justement  je  n'ai  prétendu  que 
dire  pourquoi  je  l'aimais.  Je  ne  sais  quoi  d'une  intuition 
pascalienne  m'assure  que  beaucoup  l'aiment  de  la  même 
manière. 

CHARLES-GUSTAVE  AMIOT. 


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ICONOGRAPHIE    CHOISIE 
DE   PASCAL 


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32269.  —  Biaise  Pascal,  jeune. 

(Dessin  fait  d'après   nature    par  Domat.) 


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32274.  —  Biaise  Pascal. 

(D'après  le  tableau  de  Quesnel,  appartenant  à  M.  le  marquis  Doria.) 


32275.  —  Jansénius. 

(D'après  un  tableau  du  temps  conservé  au  musée  de  Port-Royal.) 


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Z22,l&.  —  Autographes  et  cachet  de  Pascal. 

(Mémorial  et  Testament.) 


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M.  PASCAL 

SUR  LA  RELiGiON, 

ET    SUR   QUELQUES 

AUTRES    SUJETS. 

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C<î,^^r<?  ^Indifférence  des  Athées: 

I^^^H  U  E  ceux  qui  combattent: 
la  Reiigion  apprcsmcnt  au 
moins  quelle  elle  eft  avant 
»  que  de  la  combattre.  Si 
cette  Religion  le  vantoit  d'avoir  une 
veus  claire  de  Dieu ,  <Sc  de-lepolleUcr 

A 


32277.  —  Première  page  de  l'édition  originale  des  «  Pensées  ». 


32282.  —  Le  masque  mortuaire  de  Biaise  Pascal. 


Cet  ouvrage  a  été  achevé  d'imprimer  par 

Plon-Nourrit  et  C'*", 

à  Paris,  le  12  juillet  1923. 


•N. 


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X. 


E 

1903 

T7 


Troisième  centennaire  de  Pascal 


V 


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UNIVERSITY  OF  TORONTO  LIBRARY 


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