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SOMMAIRES
DES NUMÉROS PARUS DANS LE COURANT DE L'ANNÉE 1862
Janvier-Février.
P. D. Bei.loco. — Le Catholicisme et la fusion
des peuples.
P. P. ToiLEMONT. — La nouvelle école critique.
P. A. Matignon. — Les Communications d'outre-
tombe.
P. H. Mertian. — Les saints apôtres Paul, Jac-
ques et Jean.
P. A. Di'TAU. — Les origines du Christianisme en
Arabie. (Premier article.)
Mélanges. — L'alphabet de saint Cyrille , par le
P. J. Gagarin.
— Un mot à propos d'un article théologique de
M.Ch.deRémusal.parleP.P. Toulemont.
— Et verhum caro factum est, poésie, parle P.
G. Lonphaye.
Bibllo^aphie et revue de la presse.
Mars-.%vril.
P. A. Cahoir. — Le génie de Corneille.
P. F. Gazeav. — La mission de Jeanne d'Arc.
P. J. GaiîaRiH. — L'avenir de l'Eglise grecque-unie.
P. C. Daniel. — La crise du protestantisme en
France.
Mélanges. — Monseigneur de Ketleler, art. du P.
H. Mertian.
Bulletin des Œuvres catholiques, par le P. P.
Toulemont.
Bibliographie. — Travaux txégitiques du P. Pa-
iriii, art. du P. J. Gagarin.
— Sur quelques ouvrages philologique», art. du
P. H. Mertian.
— L'intérieur de Jésus et de Marie, art. du P.
C. Sommervogel.
— De la famille, art. du P. Cl. de Laage.
— Un prêtre déporté en 1792. — l ie de M. Orain,
art. du P. Loysel.
— Ilifloire du P. Rikadeneyra, art. du P. Ch.
Daniel.
Revue de la presse.
Mai-Juin.
P. J. Félix. — Le prince Adam Czartoryski.
P. A. Dit Al*. — Les origines du Christianisme en
Arabie. (Deuxième article).
P. P. ToiLEMONT. — M. Ernest Renan.
P. H. Mertian. — Le Robinson de la légende.
P. P. TortEJiosT. — Bulletin des œuvres catho-
liques.
Bibliographie. — De l'Éducation, par Mgr Dupan-
loup. — Deux ouvrages ascétiquts, art. du
P. Ch. Daniel.
— Eitai sur la véritable origine du droit de suc-
cession, art. du P. J. Gagarin.
— Documents relatifs aux églises de l'Oriint,
art. du P. J. Marlinof.
— Ouvrages de .W. l'abbé Baulain, art. du
_ P. A. Matignon.
— V(> de il. Emery, art. du P. Sommervogel.
— Hittoire de suint Firmin, martyr. — Métro-
logie grecque et romaine. — Histoire de
la littérature apologétique, art. du P. II.
Mertian.
— Deux ouvrages publiés en Allemagne, art. du
P. A. Dutau.
Revue de la presse.
Julllct-.%oAt.
P. A. Matignon. — La philosophie de la Foi.
P. A (^AHOLR. — Théâtre latin des Jésuites.
P. C. Sommervogel. — Le maréchal de BcUefonds.
P. Ch. Daniel. — Un rationaliste prolestant. —
M. Edmond Sehérer.
Mélanges. — Madagascar. — Radama II, par le
P. de Régnon.
— D'une inscription trilingue découverte en
Sardaigne, par le P. R. Garrucci.
Bibliographie et revue de la presse. — Monu-
ments Scandinaves du moyen âge, art. du
P. Ch. Cahier.
— Mémoires historiques sur les missions des
ordres religieux, art. du P. Ch. Daniel.
— Nouvelles littéraires, art. du P. H. Mertian.
Septembre-Octobre.
P. H. Mertian. — De la valeur historique des
Actes des Apôtres.
P. P. ToiLEMONT. — M. Renan et le Miracle.
P. V. DE RucK. — Loxicologie latine.
P. F. Iîavary. — La mort de l'amiral Protêt.
Mélanges. — Mademoiselle Perriquet, art. du P.
F. Le Lasseur.
Bulletin des Œuvres catholiques. — Etat géné-
ral des Missions de la Compagnie de Jésus,
art. du P. H. Mertian.
— Associations catholiques parmi les Slaves
d'Allemagne, art. du P- J. Martinof.
Bibliographie. — De la Terre Sainte. — Tableau
d'une Eglise nationale d'après un pope
russe. — Décréta aulhcntica sacrai congre-
galionis, art. du P. J. Gagarin.
— Les Espérances de l'Eglise, art. du P. P.
Toulemont.
— Egyptiologie, art. du P. A. Dutau.
— Principes d'herméneutique sacrée générale
expliqués par des exemples. 7- Histoire de
la révélation divine dé l'Ancien Testament,
art. du P. J. Martinof,
— Études sur l'Irlande contemporaine, art. du
P. J. Noury.
Revue de la presse.
l%oveinbre-n#cembre.
P. A. Matignon. — Les rapports de la philosophie
et de la théologie.
P. Ch. Daniel. — Les catholiques de Genève de-
puis la Réforme.
P. P. ToixEMONT.— De quelques travaux récents
sur la philosophie de saint Augustin.
P. H. Mertian. — La Mission allemande à Paris.
P. L. Langlois. —Théâtre de Lnpe de Véga, tra-
duit en français par M. Damas-Hinard.
P. F. GAZEAir. — L'Apostolat rathclique aux
Etats-Unis pendant la guerre.
Bulletin des Œuvres catholiques, parle P. J.
Noury.
Bibliographie.
Revue de la presse.
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ETUDES
RELIGIEUSES, HISTORIQUES ET LITTÉRAIRES
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ETUDES
RELIGIEUSES, HISTORIQUES
ET LITTÉRAIRES
PAR DES PÈRES DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
NOUVELLE SÉRIE. — TOME PREMIER
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PARIS
CHARLES DOUNIOL, LIBRAIRE-ÉDITEUR
29, RUE DE TOURNON, 29
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LE CATHOLICISME
ET
LA FUSION DES PEUPLES
L'insigne privilège de la vérité est de forcer ses ennemis à
se contredire. Pour donner une preuve évidente de cette as-
sertion, il suffit de mettre en regard les diverses accusations
dont l'enseignement et l'action de l'Église ont été l'objet.
Parmi les oppositions antireligieuses, il en est une qui se
fait remarquer par un caractère particulier de violence, et
qui trouve, pour ainsi dire, sa personnification dans le
xvin^ siècle. Elle s'est épuisée en coupables efforts pour
présenter le catholicisme comme contraire à la nature de
l'homme , comme une institution antisociale; mais cette po-
sition était trop fausse , en contradiction trop ouverte avec
les faits, pour qu'on put longtemps s'y maintenir. Pour faire
accepter de pareilles attaques, il aurait fallu effacer l'histoire
de dix-huit siècles, anéantir tous les vestiges de ces monu-
ments innombrables , qui proclament d'une manière si écla-
tante et si invincible l'action civilisatrice de l'Église dans la
formation des peuples modernes.
On a donc adopté un autre système. L'Église n'a plus été
présentée comme une institution antisociale, on a reconnu
1» 4
* LE CATHOLICISME
son influéilce salutaire à des époques où il fallait policer des
mœurs barbares et initier des esprits incultes aux rudiments
de la science. Mais ses moyens d'action ne sont plus en rap-
port avec les besoins des peuples , et son inflexible symbole
est trop restreint pour guider l'esprit humain au milieu des
puissantes évolutions par lesquelles il se crée sans cesse de
nouveaux horizons.
Cette seconde accusation s'évanouit devant les preuves
claires et péremptoires qui démontrent que le catholicisme
est pleinement en rapport avec tous les besoins et toutes les
aspirations légitimes de la nature humaine. Nous pourrions
énumérer ces besoins, ces aspirations, et montrer que le vrai
christianisme en a la science complète avec la puissance de les
satisfaire. Mais, pour nous borner, considérons un seul fait,
le fait le plus saillant du progrès moderne, la fusion des
peuples, résultat prévu des étonnantes découvertes qui seront
la gloire de notre siècle, et recherchons quelles sont les ten-
dances, quelle peut être la force coopérative de l'Église, rela-
tivement à cette grande transformation sociale.
L'Église est destinée à perpétuer , à propager l'oeuvre de
son divin fondateur, en communiquant la vérité révélée aux
diverses nations par le ministère de l'apostolat. Universelle
par sa nature, elle applaudit à tout ce qui rapproche les
peuples, à tout ce qui peut favoriser son action, qui ne doit
avoir d'autres limites que les limites de l'univers. Les faibles
pensées de l'homme ne sauraient scruter les desseins impéné-
trables de la divine Providence, dont les voies mystérieuses
échappent aux calculs incertains d'une sagesse bornée ; tou-
lefois, l'expérience nous apprend que Dieu se sert des moyens
naturels pour favoriser l'effusion des dons surnaturels que son
infinie miséricorde aime à répandre sur la terre. C'est ainsi
que les grandes conquêtes de la puissance romaine, les rela-
tions promptes et faciles établies entre tant de peuples sou-
mis à cette vaste domination, favorisèrent la première prédi-
cation de l'Évangile. Et aujourd'hui, pourquoi l'Église ne se
réjouirait-elle pas en voyant tomber de toutes parts les bar-
rières qui séparent les diverses parties du monde? pourquoi
ET LA FUSION DES PEUPLES. »
ne se réjouirait-elle pas devant cet avenir peu éloigné où les
immenses populations de l'Orient , dégradées par toutes les
erreurs et par tous les vices, vont se trouver soumises à l'ac-
tion plus libre, plus rapide, plus multipliée delà parole
évangélique ?
Celui qui verrait uniquement les avantages matériels dans
la révolution que les merveilleuses applications de la vapeur
et de l'électricité vont produire dans les rapports internatio-
naux, apprécierait ce grand événement d'une manière très-
incomplète. Nous ne nions pas les avantages d'un ordre
inférieur ; ce serait nier les avantages du commerce, ce serait
méconnaître la divine économie de la Providence, qui, en
donnant aux divers climats des productions diverses, a voulu
porter le nord à se rapprocher du midi, l'orient de l'occident.
Mais dans ce mouvement providentiel qui pousse les peuples
les uns vers les autres, Dieu , qui subordonne toujours l'ordre
matériel à l'ordre spirituel, se propose une fin autre qu'une
plus grande facilité dans les transactions commerciales. Il
veut ouvrir de nouvelles routes, fournir de nouveaux moyens
de transport à ceux qu'il destine à porter partout la bonne
nouvelle, à initier tous les hommes aux mystères de sa sagesse
et de son amour. Il veut éte/idre l'action de l'Église en levant
les obstacles qui gênent son expansion universelle, en rendant
plus rapides et plus efficaces ses communications avec tous
les enfants qu'elle doit éclairer, conduire et soutenir sur tous
les points du globe.
Lorsque, grâce à la puissance des locomotives, et à la mer-
veilleuse rapidité des courants électriques, tous les peuples
ne formeront plus eu quelque sorte qu'un seul peuple, tons
les lieux ne seront plus qu'un seul lieu , on ne verra que la
réalisation matérielle de ce qui est déjà réalisé dans l'esprit de
l'Église. Malgré les grandes difficultés qu'offraient jusqu'à ces
derniers temps les relations entre plusieurs peuples , malgré
des obstacles de tout genre, le catholicisme a formé une im-
mense famille d'une multitude d'hommes séparés par de vas-
tes mers, aussi différents qu'ils peuvent l'être de mœurs et de
climats. Ici se présentent à notre esprit des souvenirs et des
i LE CATHOLICISME
faits qui seront toujours chers à ceux qui ont un amour sin-
cère pour la France, qui sont jaloux de la gloire de cette na-
tion privilégiée, que Dieu appelle d'une manière particulière
à tous les dévoûments de l'apostolat. Puisse notre chère et
noble patrie, puisse le peuple des Francs être toujours fidèle
à la noble vocation que le ciel lui a faite !
La gloire de nos armes a pénétré jusqu'aux confins des
terres habitées. I/ancien et le nouveau monde ont servi de
théâtre à nos triomphes. L'envie elle-même a été forcée de
louer la brillante et irrésistible bravoure de nos soldats, et un
illustre général, dont l'héroïque valeur unie à une solide et
franche piété rappelle les chefs des anciennes croisades, le
vainqueur de l'Aima, a pu, dans un bulletin à jamais célèbre,
dire sans emphase au souverain de son pays, en lui parlant
de ceux qu'il avait conduits à la victoire : « Sire, ce sont les
premiers soldats du monde! »
A côté de cette gloire, il en est une autre dont nous ne de-
vons pas être moins jaloux, quoiqu'elle ne brille pas d'un si
vif éclat. Nos missionnaires ont aussi porté partout leurs pa-
cifiques conquêtes. L'Amérique n'a eu aucune solitude assez
profonde, aucune forêt assez épaisse , pour arrêter leurs pas
infatigables et effrayer leur courage. Ils ont fait admirer dans
la Chine l'urbanité de nos manières, la perfection de nos arts,
l'étendue et la profondeur de nos connaissances. Les monta-
gnes du Liban les ont salués comme des libérateurs, et les îles
de rOcéanie les ont reçus comme des messagers célestes. Par-
tout ils ont excité une grande sympathie, un grand respect ,
une grande admiration pour la France, en la montrant aussi
généreuse que puissante , aussi religieuse que guerrière. On
peut le dire avec confiance, en ne considérant le missionnaire
que sous le point de vue humain , on ne saurait s'empêcher
de reconnaître en lui le citoyen qui sert le mieux sa patrie. Il
ne faut donc pas s'étonner que les autres nations nous en-
vient cet admirable dévoûment qui, chaque année, pousse un
grand nombre d'apôtres loin des rivages de la France et les
conduit sur des plages lointaines, inhospitalières, au milieu
des peuplades les plus sauvages , pour y faire pénétrer, au
ET LA FUSION DES TEUPLES. 5
prix de toutes les privations, de toutes les souffrances, de
tous les sacrifices, les bienfaits de la civilisation avec les lu-
mières de la foi. Il faudrait être bien aveuglé par la haine, ou
avoir une bien faible intelligence des plus nobles intérêts de
son pays, pour méconnaître ou chercher à dénigrer ce qui
contribue si puissamment à élever si haut l'influença morale
de la France.
Mais où se trouve la source de cette grande force d'expan-
sion, de ces efforts sans cesse renouvelés, pour faire participer
les nations les plus dégradées aux sublimes enseignements
d'une religion sainte, et les préparer ainsi aux bienfaits et aux
devoirs de la grande fusion des peuples ? Il n'y a que l'Eglise
qui puisse produire et féconder cette immolation complète
de soi-même au bonheur de ses semblables. Réunissez tous
les motifs humains, épuisez toutes les tentatives de l'intérêt et
de l'orgueil, on verra ce qu'on a vu, ce qu'on voit tous les
jours, on verra l'action de l'homme livré à ses seules forces,
frappée de stérilité dans le grand œuvre de la régénération et
de l'union des âmes. On pourra écrire de belles pages sur
l'amour des hommes et sur la dignité de la nature humaine,
étaler avec un grand luxe de paroles des sentiments philan-
thropiques, ajouter système à système, théorie à théorie, pour
régénérer les masses, tant qu'on agira en dehors de l'Eglise,
c'est-à-dire en dehors du véritable christianisme, on sera
toujours faible et impuissant devant une tâche qui demande
des sacrifices, un dévoilaient, une action attractive et purifi-
catrice qu'on ne trouvera jamais dans des agents dont l'uni-
que mobile, le seul appui, est sur la terre. Aussi la sagesse
humaine n'expliquera jamais, d'une manière qui puisse être
acceptée par la raison, le spectacle que l'Église nous présente.
Aux extrémités de la terre annamite, au sein des cités popu-
leuses et dans les vastes provinces de la Chine, au milieu
des sables brûlants de l'Afrique et des forêts du nouveau
monde, au fond des îles les plus reculées qui se perdent
dans l'immense étendue des mers, partout nous avons des
frères qui croient ce que nous croyons, qui espèrent ce que
nous espérons, qui aiment ce que nous aimons, qui prient
6 LE CATHOLICISME
avec nous et pour nous. Cette union des esprits et des cœurs,
cette communauté d'amour et d'espérance, cette grande fa-
mille formée d'éléments si séparés et si hétérogènes , sont
l'heureux résultat de l'esprit qui anime l'Église, de la vertu
céleste pour l'union universelle des âmes que Dieu a mise en
elle. En unissant les nations par la même foi, par l'observa-
tion des mêmes préceptes, et par des efforts communs vers
d'immortelles destinées, le catholicisme laisse à chaque pays
son indépendance et sa forme de gouvernement. L'esprit de
famille, l'esprit national, les usages, les traditions des an-
cêtres, sont respectés dans de justes limites, et ainsi, les condi-
tions requises pour les belles choses se trouvent réunies : une
grande variété et une indissoluble unité.
De ce qui précède, il suit avec évidence que la fusion des
peuples, vers laquelle nous marchons à grands pas, est con-
forme à l'esprit et à toutes les tendances de l'Église. Nous
voulons démontrer encore que l'Église seule peut combattre
d'une manière efficace les graves inconvénients que cette fu-
sion entraînerait après elle, si une force surnaturelle n'oppo-
sait une digue puissante au débordement de tous les principes
de désordre et de corruption.
Un fait éclatant, universel, se présente dans l'histoire de
tous les temps, c'est la guerre qui, comme un fléau perma-
nent, porte successivement ses ravages dans toutes les parties
du globe. Tout ce qui multipliera les points de contact entre
les nations , multipliera en même temps les causes et les
moyens de collision, de sorte que plus les peuples seront rap-
prochés, plus les horreurs de la guerre seront à craindre. Les
théories humaines ont toujours échoué et échoueront toujours
devant ce terrible problème.
Le siècle dernier vit mettre au jour un ouvrage avec ce titre :
Projet d' une paix perpétuelle entre tous les potentats de V Eu-
rope. Ce rêve d'un esprit singulier et bizarre fut accueilli par
la risée publique et n'eut d'autre résultat que de couvrir de ri-
dicule son auteur, l'abbé de Saint-Pierre. Malgré ce ridicule,
malgré l'insuccès de cette tentative, on a vu de nos jours des
hommes dont les noms sont célèbres, se réunir en congrès
:
ET LA FUSION DES PEUPLES. 7
philanthropique européen (1848), développer de belles
théories, prononcer de longs et brillants discours sur la
paix universelle. Nous louons volontiers les intentions des
illustres personnages qui furent membres de cette asso-
ciation pacifique, et nous déplorons comme eux les suites
funestes de la guerre, de ce triste acharnement qui pousse
un peuple contre un autre peuple et couvre de cadavres
des champs qui ne devraient se couvrir que de belles mois-
sons. Mais au lieu d'élaborer péniblement des systèmes a
priori^ il faudrait tenir compte des faits, il faudrait faire une
étude sérieuse de la nature de l'homme, de la société, de
leurs conditions d'existence , pour ne pas poursuivre des
chimères, pour ne pas mettre un homme fictif à la place de
l'homme réel.
L'homme étant ce qu'il est, l'espoir d'une paix perpétuelle
serait une folle illusion. Tout ce qu'on peut espérer, c'est de
rendre la guerre plus rare et moins cruelle. Or, il n'y a qu'un
moyen d'obtenir cet heureux résultat : attaquer le principe
du mal, c'est-à-dire combattre la grande cause de toutes les
guerres, les passions humaines, soit dans le cœur des princes,
soit dans le cœur des sujets.
L'énumération de touies les luttes sanglantes qui jusqu'à
ce jour ont ravagé la terre, serait longue et douloureuse ; mais
si on retranchait toutes les guerres injustes, toutes les guerres
dont le principal motif fut la passion d'une vaine gloire, ou
une injuste vengeance, ou une soif insatiable d'agrandisse-
ment et de pillage, cette liste funeste serait grandement dimi-
nuée. Voulez-vous donc éloigner les horreurs de la guerre ?
faites pénétrer dans toutes les Ames les douces influences de la
charité chrétienne, opposez une juste modération aux germes
d'une ambition désordonnée, l'observation fidèle de tous les
pactes, le respect de tous les droits, aux empiétements d'une
avidité coupable; soumettez les chefs des nations au joug sa-
lutaire de la loi évangélique, qui seule, comme le prouve une
expérience répétée, peut exercer assez d'influence pour en-
chaîner les passions mauvaises et protéger toutes les faiblesses
contre la force et l'oppression. En effet, n'a-t-elle pas protégé
^ LE CATHOLICISME
le pauvre contre l'avarice et la dureté du riche, en apprenant
à tous, par les abaissements de la crèche et la grande immola-
tion du Calvaire, quelle est la dignité de la nature humaine,
en montrant sous les haillons de la misère une âme d'un prix
égal au prix de toutes les autres âmes , une âme destinée à
une glorification éternelle ? n'a-t-elle pas soustrait la femme
à la tyrannie du mari, en lui donnant au foyer domestique le
rang qu'elle aurait toujours dû occuper, en faisant une com-
pagne respectée et chérie de celle dont le paganisme avait fait
presque partout une esclave? n'a-t-elle pas défendu l'enfant
contre la barbarie qui portait un père et une mère dénaturés
à exposer à une mort certaine ceux à qui ils avaient donné
la vie ?
N'a-t-elle pas détruit cette infâme coutume , ce crime de
lèse-nature, qui déshonora Rome et Athènes, ces deux grands
foyers de la civilisation païenne, et qui aujourd'hui encore
fait des milliers de victimes dans ce vaste Orient, qu'on ne
verra sortir de sa dégradation que lorsqu'il sera transformé
par le christianisme? que de guerres n'a-t-elle pas empêchées
en agissant sur le cœur des princes ? que de sang dont elle a
suspendu l'effusion par ses trêves de Dieu? Et lorsqu'elle n'a
pas pu arrêter des bras armés les uns contre les autres, elle a
encore exercé sa douce et heureuse influence au milieu de la
fureur et de l'acharnement des combats. « L'Esprit divin, dit
« M. de Maistre, qui s'était reposé sur l'Europe, adoucissait
« jusqu'aux fléaux de la justice éternelle, et la guerre euro-
« péenne marquera toujours dans les annales de l'univers. »
(Soirées, t. Il, 24.)
En conjurant ou en diminuant les malheurs de la guerre
par son action modératrice sur les passions des princes,
l'Eglise conjure aussi ou diminue les mêmes malheurs par
un frein salutaire opposé à la corruption des masses. Les
prévarications des peuples attirent sur la terre les vengeances
de Celui qui prend ajuste titre le nom de Dieu des armées, et
qui se sert de l'ambition des conquérants pour punir les na-
tions coupables. C'est en vain qu'on nous parle des lois im-
muables de la nécessité, des fatales évolutions auxquelles la
ET LA FUSION DES PEUPLES. 9
société humaine est soumise. C'est en vain qu'on voudrait
chasser Dieu de ce monde , annihiler sa divine Providence.
Celui qui, en faisant les individus et les nations libres, leur a
donné des fins secondaires pour atteindre une fin générale,
ne saurait livrer la marche de ces individus et de ces nations
à l'entraînement irrésistible d'un inexorable destin, ni l'aban-
donner aux aveugles accidents du hasard ou aux caprices de
la volonté humaine. Il ne saurait surtout être étranger à la
conduite de la guerre, qui joue un si grand rôle dans la vie
et le gouvernement des peuples, qui est un si puissant moyen
d'élévation et de ruine. Titus détruisant de fond en comble
Jérusalem, la cité déicide, Attila guidant ses hordes sauvages
à travers des fleuves de sang , pour aller châtier la mollesse
et la dépravation romaines , reconnaissent qu'ils obéissent à
une voix intérieure qui les appelle , à une force surnaturelle
qui les pousse. Souvent coupables eux-mêmes, ces destruc-
teurs de villes , ces ravageurs de provinces tombent et sont
punis à leur tour. « Le marteau qui a brisé les nations, nous
et dit la sainte Écriture, est brisé lui-même. » (Jérém., i, 23.)
i( Le Seigneur a rompu la verge dont il a frappé le reste du
(c monde d'une plaie irrémédiable. » (Isaïe, xiv, 5, 6.)
C'est donc travailler efficacement à procurer à la terre les
douceurs de la paix que de prodiguer tous les efforts d'un
zèle qui ne se lasse jamais, comme le fait l'Eglise, pour purifier
les mœurs et arrêter les peuples sur la pente rapide de toutes
les dissolutions. Au lieu de rejeter son concours, au lieu de
chercher à paralyser son dévoiiment, ceux qui se disent les
amis de leurs frères, qui soupirent après tous les avantages de
la paix, devraient bénir et accepter cette puissante coopéra-
tion, sans laquelle tous leurs congrès, tous leurs systèmes,
tous leurs discours pacifiques seront vains et stériles. On nous
dira peut-être que l'action de l'Église a souvent été et est en-
core impuissante pour combattre le mal. Nous savons que sa
voix n'a pas toujours été et ne sera pas toujours écoutée. Mais
une force ne laisse pas d'être répressive, parce qu'elle ne ré-
prime pas toujours ; et d'ailleurs , alors même que son in-
fluence n'obtient pas un complet résultat, elle se fait heureu-
li LE CATHOLICISME
sèment sentir en empêchant un plus grand mal et de plus
grands désordres, en maintenant intacts tous les principes du
droit et du devoir.
Le danger des luttes sanglantes entre les nations mises en
contact, n'est pas le seul inconvénient de cette fusion. En favo-
risant l'échange des diverses productions du sol et de l'indus-
trie, le rapprochement des peuples amènera aussi la commu-
nication des idées et des doctrines. Et quand on pense qu'il
serait plus facile de compter les flots qui, dans la violence de
la tempête, battent les sables du rivage, que d'énumérer les
erreurs qui ont été enfantées par l'esprit humain , on se de-
mande comment au milieu de ce pêle-mêle de toutes les opi-
nions , de ce choc de tant de doctrines contraires , les âmes ,
ballottées dans tous les sens, pourront asseoir leur croyance
sur des bases solides et inébranlables.
Trois enseignements se présentent : l'enseignement philo-
sophique , l'enseignement de l'Église , et l'enseignement des
sectes séparées. Examinons ce que peut chacun de ces ensei-
gnements pour diriger les esprits au milieu de ce dédale de
toutes les erreurs, et de cet examen comparatif résultera une
conclusion évidente , à savoir que l'Eglise seule est capable
de cette direction.
En face de cet avenir qui se prépare, la philosophie se pose
avec une étonnante confiance comme l'institutrice du genre
humain, passant du règne de la foi au règne de la science et en-
trant, dit-elle, dans des voies nouvelles où l'Église, stationnaire
et enchaînée par des dogmes circonscrits, ne pourrait guider sa
marche progressive. On a de la peine à concevoir une pareille
présomption. Nous accordons volontiers à la philosophie tout
ce qui lui est dû. « Gardons-nous de trop affaiblir la raison,
car, comme le disait à un illustre prédicateur le saint pontife
que Dieu a appelé au gouvernement de son Eglise dans ces
temps difficiles, si la pauvre raison humaine n'est plus rien,
la foi elle-même ne sera bientôt plus rien. A chacune sa part. »
Mais en respectant tous les droits de cette raison , nous
avons le droit , à notre tour, de jeter les yeux sur le passé et
sur le présent, et de lui demander où est le symbole, où sont
ET LA FUSION DES PEUPLES. 14
les dogmes clairement définis qu'elle a fait adopter jusqu'à
ce jour; quel est le royaume, quelle est la ville, quelle est
l'école où ell e est parvenue à établir l'unité de croyance ?
Lorsque les plus célèbres représentants de la sagesse humaine
sont attaqués et combattus par leurs disciples, comme ils ont
eux-mêmes attaqué et combattu leurs maîtres, lorsque l'anar-
chie est au milieu des doctrines humaines qui se heurtent de
front et sont toujours en présence comme deux camps enne-
mis, comment ose-t-on, au nom de ces doctrines, revendiquer
le gouvernement des esprits ?
Avant d'afficher une pareille prétention, que la philosophie
séparée, livrée à ses seules forces, commence par s'accorder
avec elle-même; qu'elle dresse son symbole, qu'elle coor-
donne un enseignement complet, qu'elle s'empresse d'offrir
une solution à tous les grands problèmes de la destinée hu-
maine. Jusqu'au joiu' où elle aura rempli ces préliminaires, il
lui convient d'être plus modeste. Établir l'unité au milieu de
toutes les divisions , donner aux peuples les croyances dont
ils ont besoin , est une tâche au-dessus de ses forces.
Ce que ne peut pas la philosophie, les sectes séparées le
pourront -elles? La lèpre ne guérit pas la lèpre, les ténèbres
n'éclairent pas les ténèbres, la mort n'engendre pas la vie. De
même , un principe de division ne saurait être un principe
d'unité. Or, la division est le caractère distinctif de toutes les
sectes; ce qui mène au doute, à la négation, à l'anéantisse-
ment des croyances, ne sera jamais un principe de foi. Aussi,
à force d'attaquer, de nier, de protester, les disciples de Lu-
ther et de Calvin ont fini par détruire le christianisme chez
eux : comment pourraient-ils communiquer aux autres ce
qu'ils ne possèdent plus eux-mêmes?
La même impuissance , le même anatlième pèsent sur les
sectes schismatiques. Elles ont déjà commencé à subir, et on
les verra subir totalement le même travail de dissolution. Sé-
parées du principe d'unité, elles seront fatalement entraînées
par cette force de négation qui a fait parcourir au protestan-
tisme le cercle de toutes les erreurs.
L'enseignement de l'Église peut seul offrir un point de rai-
n LE CATHOLICISME
liement au milieu d'une si grande divergence, un phare lu-
mineux au milieu de tant de ténèbres, quelque chose de fixe
et de permanent au sein de ces mille fluctuations de la pen-
sée humaine. Après les épreuves du glaive, les attaques de
l'hérésie, le mélange des nations barbares, après toutes les
investigations hostiles de la science , cette dépositaire incor-
ruptible de la vérité nous présente intact le symbole qu'elle
reçut des apôtres. Celui-là serait victime d'un bien triste
aveuglement, bien étranger à la marche des esprits, bien
ignorant de l'inconsistance des doctrines que l'esprit de
l'homme enfante péniblement, qui ne verrait pas l'interven-
tion divine dans cette intégrité du dogme catholique, conservé
sans altération au milieu de tant de causes de corruption.
Voilà la seule force capable de résister au choc de toutes les
erreurs; la seule doctrine qui puisse se maintenir pure et en-
tière au milieu de toutes les luttes de l'intelligence. Une déci-
sion récente et solennelle , reçue avec un esprit soumis et un
cœur plein d'amour et de vénération par deux cents millions
de catholiques dispersés dans toutes les parties du monde,
a prouvé naguère, en plein xix® siècle, ce que peut la voix
infaillible du chef vénéré de cette Église.
Loin d'avoir quelque chose à redouter de la fusion pro-
chaine des peuples, le catholicisme en recevra un plus grand
affermissement, une plus éclatante démonstration. Les idées
des diverses nations vont se confondre comme leurs produits.
De ce rapprochement, de ce mélange, sortiront nécessairement
un examen, une comparaison dont le résultat sera favorable
à la vérité. Chacun devra montrer ses titres, et tout sera jeté
dans un vaste creuset. L'activité dévorante de l'esprit humain
parviendra bientôt jusqu'aux dernières limites de l'erreur.
Toutes les fausses religions seront démasquées, et la seule re-
ligion véritable, le catholicisme , brillera d'un plus vif éclat,
et attirera à elle tous ceux qu'un vil matérialisme ou un fol
orgueil ne rendront pas impropres à toute vie surnaturelle.
Au mélange des doctrines la fusion des peuples joindra
aussi le mélange de tous les vices. Toutes les dépravations
réunies formeront une source de dépravation générale dont
<'
ET LA FUSION DES PEUPLES. 13
nul ne saurait dire les suites effrayantes. Trois choses contri-
bueront surtout à cette immoralité universelle, la diffusion
plus vaste et plus rapide des livres immoraux , le contact en-
tre les habitants de tous les pays , l'accroissement de tout ce
qui peut favoriser le luxe et les jouissances matérielles.
La sagesse antique avait écrit sur le frontispice de ses bi-
bliothèques : Remèdes de l'âme. Aujourd'hui, qui pourrait
compter les bibliothèques sur la porte desquelles il faudrait
écrire, non pas remèdes, mais poisons de Fâme ? Ce qui de-
vrait servir à élever l'homme, à le porter à la vertu, est em-
ployé à le dégrader, à le rendre esclave des plus vils pen-
chants. Abusant de la grande puissance de la parole écrite ,
prostituant au mal tout ce que Dieu lui a donné de talent et
de génie pour le bien, un seul homme communique sa cor-
ruption à des populations entières. D'infâmes productions
inondent nos villes et nos campagnes, faisant pénétrer dans
les âmes une contagion mille fois plus funeste que celle qui
attaque la vie du corps, en déposant dans nos veines les ger-
mes d'une mort prompte et violente. On se dispute, on avale
ces poisons avec une insatiable avidité, comme les peuples
déchus de l'Orient se disputent et avalent avec une avidité
insatiable aussi cette funeste substance qui porte dans leurs
veines le froid glacé de la mort.
Loisque cette exploitation du vice par le vice aura une ac-
tion beaucoup plus facile et plus étendue ; lorsque les distan-
ces n'opposeront plus aucun obstacle à ses envahissements;
lorsque ces pages immondes pourront circuler rapidement
non plus dans un pays , mais dans tous les pays , pourront
être lues non plus dans une langue, mais dans toutes les lan-
gues, l'abus de la parole écrite aura une puissance corruptrice
qui dépasse toutes les prévisions.
Le frottement continuel des peuples produira aussi son per-
nicieux résultat. L'homme duNord apportera tous ses vices à
riiomme du Midi, qui, à son tour, lui inoculera tous les siens.
L'Orient et l'Occident se renverront mutuellement un souffle
démoralisateur. Qu'on se figure une grande réunion d'hom-
mes dont chacun porte déjà dans sou sein les germes d'une
U LE CATHOLICISME
maladie contagieuse , qui respirent le jour et la nuit un air
chargé de miasmes pestilentiels et se communiquent sans
cesse les principes du mal qui les dévore : c'est l'image de la
triste influence que les nations, mises en présence par des re-
lations de chaque jour, exerceront les unes sur les autres, et
par laquelle elles éprouveront un entraînement réciproque
vers l'abîme de tous les débordements.
Aux deux causes d'immoralité que nous venons d'indiquer
brièvement, il faut en ajouter une troisième, l'extension d'un
luxe excessif, excité par l'accroissement des richesses et par
une plus grande facilité de se procurer toutes les jouissances
matérielles. On mettrait en oubli toutes les données de l'ex-
périence, si on ne voyait pas le péril qui est à craindre de ce
côté. Vainqueurs de l'Asie, les Romains furent vaincus à leur
tour par les richesses et la mollesse de leur illustre captive. La
corruption des mœurs, la décadence de l'empire commencè-
rent le jour où Scipion l Asiatique entra dans Rome en triom-
phe , traînant à sa suite les dépouilles entassées de l'Orient.
Le luxe, suivi de tous les désordres et de tous les crimes, fit ce
que n'avaient pu faire les plus puissantes armées. Il triompha
de la valeur des descendants de Romulus en corrompant
leurs mœurs , et vengea ainsi l'univers vaincu ^ . Ce n'est pas
là un exemple isolé. Toutes les voix de l'histoire se réunissent,
pour nous apprendre que la démoralisation, parvenue à un
certain degré, devient un tombeau où les nations épuisées de
vie finissent toujours par s'affaisser.
Pour neutraliser tant de principes de dissolution, pour
sauver les peuples inclinés sur un précipice entr'ouvert, on
nous présentera peut-être la philosophie convoquant la mul-
titude autour de ses chaires de morale, etluidébitant de belles
maximes au seul nom de la raison. Nous savons ce que peut
un pareil enseignement. Prenez les plus illustres représen-
tants de la sagesse humaine, quels furent les résultats de leurs
SsBvior armis
Luxuria incubuil, victumqueulcisciturorbem.
(Juvénal, Sat. 6.)
z'
ET LA FUSION DES PEUPLES. <b
leçons de morale ? quelle action exercèrent-ils sur les mœurs
publiques? quelle application en firent-ils sur eux-mêmes?
Quand on pénètre dans la vie intérieure de ces hommes que
le paganisme a tant vantés, on rougit de trouver tant de vices
dans ceux qu'on s'est efforcé de transformer en modèles de
vertu, de trouver tant de faiblesses dans ceux qui affichèrent
une si grande élévation de pensées et de sentiments du haut
de leurs chaires et dans leurs livres.
Ici encore l'Église seule peut opposer une digue efficace à
tant d'éléments conjurés de désordre et de ruine; ce qu'elle a
déjà fait est une garantie de ce qu'elle peut faire. Elle trouva
le monde accablé sous un poids immense de corruption. La
plus belle des vertus avait cessé de germer sous le soleil païen.
Il n'est pas nécessaire de refaire un tableau qui tant de fois a
déjà été fait. Il n'est pas nécessaire de peindre de nouveau cette
dissolution de mœurs qui avait tout souillé, les villes comme
les campagnes, l'habitation du riche comme la cabane du
pauvre, le foyer domestique et la sainteté des temples. Au
milieu de cet affaissement général, un éclat soudain brille aux
regards étonnés : c'est l'éclat de la chasteté chrétienne. L'âme
reprend sur le corps un empire qu'elle n'aurait jamais dû
abdiquer ; de beaux exemples se montrent de toutes parts ;
une céleste influence agit sur les cœurs en éclairant les esprits;
une grande révolution se produit dans les mœurs, et l'atmos-
phère païenne, chargée de tant de corruption, est assainie et
purifiée.
Nier cet admirable changement, ce serait nier l'histoire ,
nier l'évidence. Sans doute l'homme reste libre de correspon-
dre ou de ne pas correspondre à l'action divine, et il n'a que
trop abusé de cette liberté. De coupables efforts se sont réu-
nis, et se réunissent encore tous les jours à toutes les passions
mauvaises, pour soustraire les peuples à la salutaire influence
de l'Église , et les ramener aux affreuses licences des mœurs
païennes. C'est au nom de la dignité de l'homme qu'on tra-
vaille à le faire descendre jusqu'au dernier des avilissements.
C'est au nom de la liberté qu'on le pousse vers lui double es-
clavage, l'esclavage du vice et l'esclavage de la force brutale,
1« LE CATHOLICISME ET LA FUSION DES PEUPLES.
car ces deux servitudes vont toujours ensemble. Lorsqu'une
nation ne connaît plus d'autre empire que celui de toutes les
convoitises, il faut qu'un bras de fer courbe ces têtes rebelles
à tout joug , pour que la société ne périsse pas au milieu de
violentes convulsions.
Nous ignorons jusqu'à quel point le courroux du ciel per-
mettra qu'on réussisse dans cette œuvre de perversion . Mais
ce que nous pouvons affirmer, c'est que si certains vœux ve-
naient à s'accomplir , si l'influence de l'Église était chassée
de toutes les âmes, si le principe du mal restait sans contre-
poids, les mœurs et toute véritable civilisation, semblables à
un vaisseau sans lest au milieu d'une violente tempête , dis-
paraîtraient bientôt dans un vaste naufrage. Les promesses
divines nous rassurent pleinement contre une pareille prévi-
sion. L'Église continuera jusqu'au dernier des jours son
œuvre de régénération et de perfectionnement ; et quels que
soient les besoins actuels de l'humanité, quels que soient ses
légitimes développements dans l'avenir , le cathohcisme sera
toujours à la hauteur de la mission qu'il a reçue de son divin
fondateur. D. Bellocq.
t'
■
LA
NOUVELLE ECOLE CRITIOUE.
E. Renan, Essais de morale et de critique, 1859. — Eludes d'histoire reli-
gieuse, 1857. — De l'origine du langage, 1858, etc., etc. — Divers articles
publiés dans la Revue des Deux-Mondes, 1859 et 18G0.
Dans les deux premiers siècles de l'ère chrétienne, on vit
paraître des sectaires connus sous le nom de gnostujiies. Eux-
mêmes se donnaient cettequalification ambitieuse, parce qu'ils
se croyaient élevés à la gnose par excellence, c'est-à-dire à la
science suprême et parfaite. Selon eux, c'était cette possession
de la gnose qui constituait l'idéal de la sagesse humaine, et il
sufQsait d'atteindre ce degré de connaissance sublime poiu'
devenir l'homme spirituel, l'homme parfait et impeccable.
Ceux au contraire qui n'étaient pas initiés aux mystères de la
grande science, étaient rangés parmi les hommes charnels et
grossiers. I^es apôtres, par exemple, n'étaient que de pauvres
gens qui avaient expliqué l'Ancien Testament dans un sens
tout matériel, et qui n'avaient pas même compris le christia-
nisme. Ln orgueil immense et un mépris absolu pour le reste
des hommes, tel était le premier caractère qui distinguait les
gnostiques. Joignez à cela une habileté profonde, les artifices
de tout genre, une témérité inquiète, une haine implacable
contre l'Eglise , et enfin les variations et les contradictions
incessantes dans la doctrine, et vous aurez les principaux
1» i
4$ LÀ NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE.
traits distinctifs de la première des grandes sectes qui s'éle-
vèrent contre le christianisme.
Celles qui sont venues à sa suite lui ont assez ressemblé. En
général, toutes les erreurs ont été marquées au même coin
que le gnosticisme : mêmes caractères, et surtout même or-
gueil et mêmes prétentions fastueuses. Sans remonter bien
haut, on trouvera la preuve de ce que j'avance dans plus d'une
de nos écoles contemporaines , et en particulier dans celle
dont j'ai inscrit le nom en tête de cet article.
Il serait puéril sans doute de prêter à l'école critique, telle
qu'elle existe aujourd'hui en France, les proportions mena-
çantes que prit autrefois la secte des Valentin et des Carpo-
crate. A ce point de vue comme à quelques autres encore, la
comparaison serait très-défectueuse; mais il n'en est pas
moins vrai que l'on trouve entre les deux systèmes de frap-
pantes analogies et de singuliers points de contact, si bien
qu'on pourrait appeler la critique la gnose de notre temps,
comme la gnose était la critique des deux premiers siècles.
Écoutons celui qui s'est improvisé le représentant de l'école
critique en France.
« La critique, écrivait-il en 1849, "^ connaît pas le respect,
elle juge les dieux et les hommes. Pour elle il n'y a ni prestige
ni mystère ; elle rompt tous les charmes, elle dérange tous les
voiles. C'est la seule autorité sans contrôle, car elle n'est que
la raison elle-même : c'est \homine spirituel de saint Paul, qui
juge tout et n est jugé par personne ^ . »
IjC critique est « arrivé à la AÙe réfléchie, » à une « position
exceptionnelle"; » à cette hauteur « sa propre estime et celle
d'un petit nombre lui suffit ^« Haie droit de mépriser la foule
et de se renfermer dans la jouissance de son noble dédain.
« Le dédain est une fine et délicieuse volupté qu'on savoure à
soi seul ; il est discret, car il se suffit \ » D'ailleurs, « il est
une certaine élévation d'âme qui ne s'obtient que par l'habi-
'• '■ M. Renan, cité dans la Revue, des Deux-Mondes, décembre 1857, p. 241 .
* Etudes dlnst.reL, p. xiv.
* Ibid., p. IX.
■ * Essais, etc., p. 488.
#'
LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE. f»
tilde du mépris'; » le critique sait « quel charme austère il y
a pour les fortes natures, à braver la médiocrité impuissante
et à s'attirer la haine des sots ^. »
La médiocrité est l'objet spécial de ces augustes mépris :
« seule elle est exclue du royaume des cicux, » c'est-à-dire,
selon le nouveau dictionnaire de la critique, « de la partici-
pation à l'idéal, »
L'humanité en masse ne pèse pas beaucoup dans cette équi-
table balance, a L'humanité a l'esprit étroit; ses jugements
sont toujours partiels; le nombre d'hommes capables de saisir
finement les vraies analogies des choses est imperceptible^. »
Certains grands hommes ne se trouvent guère mieux des
arrêts de la critique. Bossuet admirait des passages de la Vul-
gate, et ces passages, c'étaient des contre-sens!... « Bossuet,
écrivain excellent et orateur sublime, n'a pas beaucoup à
nous apprendre sur le fond des choses » dans les matières
philosophiques. « On lui a fait grand tort en le forçant d'avoir
luie philosophie : il n'en avait d'autre que celle de ses vieux
cahiers de Navarre * »
A part quelques éloges distribués à certains écrivains fran-
çais, le critique ne fait guère d'exception à ses dédains qu'en
faveur de la science allemande, qu'il admire sans réserve. On
comprend cette piété filiale.
Du reste, la philosophie, telle qu'on l'entend d'ordinaire,
n'a pas trouvé grâce devant lui. On ne saurait accepter « la pré-
tention du philosophe aspirant à régenter toutes les sciences^.»
Un béotien « seul peut ne pas comprendre que toutes les for-
mules sont essentiellement incomplètes, que les prétentions de
la philosophie ne sont pas plus justifiées que celles de la théo-
logie, qu'elle aboutit à un dogmatisme aussi insupportable". »
Quant à la scienc(; catholique, elle est jugée. « F/osprit de
* £:.<!sa/s, p. 209.
' /îei'ue(iesZ)cux-3/o/u/c.s, juillet 1859, p. 200.
' Essais, etc., p. v, vi.
* /6j(i., p. 93.
• Revue des Deux-Mondes, p. 373.
• Ibid., p. 377.
20 LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE.
la théologie est justement l'inverse de celui de la vraie cri-
tique'. » Tout chrétien qui cherche à se rendre compte des
fondements de sa foi ne saurait s'élever qu'à une sorte « de
gauche réflexion. » « La haute indifférence, qui est le véri-
table esprit scientifique, était difficile aux cathofiques du
xvn" siècle ; elle est absolument impossible aux catholiques de
nos jours 2. i,
Qu'on ne s'étonne pas d'entendre le critique parler sur ce
ton. Lui seul est affranchi des erreurs et des préjugés, car
« tout le monde doit avoir des préjugés, excepté le critique^.»
Sa règle « est de ne suivre que la droite et loyale induction,
en dehors de toute arrière-pensée politique'*, w Ce n'est pas
tout. Le critique étant monté si haut, pourra, je le présume,
aspirer à être compté parmi les hommes parfaits, parmi « les
fils de Dieu, » et parvenir « à cette région où l'âme, forte-
ment assise dans son idée de la beauté morale,,., est placée
par sa noblesse dans l'heureuse impossibilité de mal faire ^ w
IlIeDeum vitamaccipiet, divisque videbit
Permixtos heroas, etipse videbitur illis.
Voilà pourquoi, sans doute, la critique «juge les dieux et
les hommes. » Voilà pourquoi, comme le Christ, elle a jeté à
ses contempteurs ce défi solennel : « V école critique est encore
à attendre quon la prenne en flagrant délit de faiblesse ^ . »
Avons-nous eu tort de comparer la critique à la gnose ?
Ce qui est surprenant, c'est que cette puissance formidable
n'est qu'un enfant de quelques années. * La critique, nous
dit-on, est née de nos jours'. » Sans cette déclaration for-
melle, pourrait-on le croire? On raconte bien qu'Hercule au
berceau étouffait déjà les serpents ; mais qu'est-ce que ces
* Essais, p. m.
* Etudes d'hist. reiiy.^ p. 30S.
i,^ Essais, p. 343.
* Ibid., p. VII.
» Etudes d'hist. relig., p. 426, 427.
* Revue des Deucc-Af ondes, janvier 4860, p. 384.
' Etudes dliist, relig. ^ p. 1 .
LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE. 24
hauts faits auprès de ceux de la nouvelle école? et quand elle
sera sortie de ses langes, quels seront donc ses exploits, et de
quels termes se servira-t-elle pour les célébrer !
Il y a témérité peut-être à aborder autrement que par les
formules ordinaires de l'adulation cette jeune et terrible ma-
jesté qui se nomme la Critique. Osons pourtant la regarder
en face. La gnose du xix" siècle, qui juge les dieux et les
hommes, est à son tour justiciable d'un certain aréopage fort
humble, qui pourtant juge aussi les faux dieux et les faux
sages : c'est le bon sens, « ce maître de la vie humaine, «
comme parle Bossuet. C'est donc à ce tribunal que je voudrais
citer la critique, parfaitement résigné d'avance à voir la sen-
tence rejetée par ceux qui se placent au-dessus, pour ne pas
dire en dehors des lois du bon sens.
Est-ce signe de force ou de faiblesse? la jeune école n'a
pas cru devoir formuler nettement son programme. Parfois
même la critique ressemble quelque peu à ces ondines capri-
cieuses, nées des fantaisies humoristiques de l'imagination
allemande : au moment où l'on croit les atteindre, elles s'éva-
nouissent ; c'est le nuage, c'est le brouillard.
Essayons toutefois de dégager la théorie de la science nou-
velle. Un article fameux publié dans la Bévue des Deux-
Mondes^ et qui pourrait passer pour le manifeste de l'école
critique, nous fournira peut-être quelques lumières. Analy-
sons, et surtout simphfions ce grave document.
« L'univers se compose de deux mondes, le monde physique
et le monde moral, la nature et l'humanilé. L'étude de la
nature et de l'humanité est donc toute la philosophie. »
Quelle que soit l'importance de l'étude de la nature, il est
clair que la science de l'humanité est la première et la plus
importante; car il n'y a rien au-dessus de l'humanifé, pas
même ce qu'on nomme l'absolu; « l'absolu de la justice et de
88 LA NOUVELLE ÉCOLE CKITIQUE.
la raison ne se manifeste que dans l'humanité : envisagé hors
de l'humanité, cet absolu n'est qu'une abstraction ; euvisagé
dans l'humanité, il est une réalité L'infini n'existe que
quand il revêt une forme finie. Dieu ne se voit que dans ses in-
carnations. » La science que l'on nommait autrefois la méta-
physique n'a donc pas d'objet spécial ; « il n'y a pas de vérité
qui n'ait son point de départ dans l'expérience scientifique,
qui ne sorte directement ou indirectement d'un laboratoire
ou d'une bibhothèque; car tout ce que nous savons, nous le
savons par l'étude de la nature ou de l'histoire. »
L'histoire, voilà donc la grande science; c'est elle qui nous
(f fournit la vraie base de la science de l'humanité. » La psy-
chologie, en effet, cette science de l'homme et de l'âme, ne
nous offre que des données fort incomplètes. « La psychologie
part de l'hypothèse d'une humanité parfaitement homogène,
qui aurait toujours été telle que nous la voyons ; mais quoi-
qu'il y ait « des attributs communs de l'espèce humaine qui
en constatent l'unité, » il n'en est pas moins vrai que l'huma-
nité n'est pas « un corps simple et ne peut être traitée comme
telle. L'homme doué des dix ou douze facultés que distingue
le psychologue est une fiction ; dans la réalité on est plus ou
moins homme, plus ou moins fils de Dieu. » On a reconnu
dans l'humanité « des retouches et des additions successives.
Des mondes civilisés ont précédé le nôtre, et nous vivons de
leurs débris. »
Encore une fois, l'histoire seule nous fait connaître l'huma-
nité réelle. Mais l'histoire à son tour « n'est possible que par
l'étude immédiate des monuments; et ces monuments ne sont
pas abordables sans les recherches spéciales du philologue et
de l'antiquaire. »
De là la haute importance de ces recherches, de « cet en-
semble de travaux, >' désigné sous le nom général « à'érudi-
Lion. » Malheureusement « ces sciences de l'humanité sont
encore dans leur enfance; très-peu de personnes en voient
le but et l'unité. » C'est donc un devoir de cultiver avec soin
ces spécialités. « Des monographies sur tous les points de la
science,' telle devrait être l'œuvre du xix^ siècle, oeuvre péni -
LA NOUVKLLE ÉCOLE CRITIQUE. ?3
hle, liuiiible, laborieiiso, exigeant lo dévoùment li; plus désin.
téressé; mais solide, diiralile et d'ailleurs immensément re-
levée par la grandeur du but final. »
A l'œuvre donc! « étudiez, s'écrie le critique dans un élan
d'enthousiasme; disséquez toute vie, analysez toute subs-
tance, apprenez toute langue, comparez toute littérature...
fouillez la vieille Phénicie..., fouillez Suse, fouillez l'Yémen,
fouillez Babylone. Qu'est-ce qu'Éden? qu'est-ce que Saba?
qu'est-ce qu'Ophir? etc. »
Il est vrai, « l'érudit n'est aux yeux du vulgaire et même de
bien des esprits délicats, qu'un meuble inutile » : on n'ap»
précie pas « ces patients investigateurs; » mais l'érudition,
« c'est une science sérieuse, ayant un but philosophique
élevé; » car si, en voyant « les méandres infinis de la légende
et de l'histoire..., la trame sans fin des créations divines, »
on perd « sa foi étroite, » on y gagne « le sens de la vrai:-
théologie, qui est la science du monde et de l'humanité, la
science de l'universel devenir^ aboutissant comme culte à la
poésie et à l'art, et par-dessus tout à la morale. » C'est l'œuvre,
c'est le but de la critique. « La critique qui sait voir le divir»
de toute chose, est ainsi la condition de la religion et de la
philosophie épurée... de toute morale forte et éclairée ' »
Tel est en substance le manifeste de l'école nouvelle. Or,
savons-nous maintenant en quoi consiste la critique? Si j'ai
bien compris, la critique, au moins dans sa forme principale,
ce doit être l'esprit, le génie de l'érudition; et je ne croirais
pas trop m'éloigner de la pensée de ses adeptes en la définis-
sant en termes philosophiques : la raison souverainement
libre, dirigeant les recherches de l'érudition, aspirant à con-
naître l'humanité dans toutes les manifestations de sa vie,
dans tous les produits de son activité, dans toutes les évolu-
tions de son existence, et pour celte fin étudiant, rétablissant
les faits, interrogeant les monuments, comparant les langues,
procédant par l'observation et l'analyse, au besoin, par les
hypothèses et les conjectures, formulant des lois, des synthèses
* De i'axitnxr de la métaph. [Revue des Deux-Mondes^ janvier 48GO) , passim.
21 LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE.
partielles et s'élevant par degrés à la synthèse totale qui est
la science complète et définitive de l'humanité, et qui nous
livrera un jour le dernier mot sur la religion, l'art et la poésie,
sur la morale enfin, qui est son but et son terme suprême.
Quoi qu'il en soit, les grandes prétentions de la nouvelle
école sont celles-ci : la critique est la science ou la puissance
suprême, elle est indépendante de la philosophie, qu'elle doit
ou absorber ou régénérer ; elle doit être la base de la mo-
rale éclairée.
Que faut-il donc penser de ces hautes prétentions? n'y
aurait-il pas là une de ces puériles illusions qui font croire à
la nation, même la plus mince, qu'elle est la première du
monde?
Avant tout il importe de dissiper, s'il est possible, toute
équivoque sur ce mot si vague de critique.
Dans son acception la plus vulgaire, la critique signifie une
appréciation impliquant d'ordinaire une censure, sur toute
œuvre, toute production de l'esprit ou de la volonté hu-
maine.
Dans un sens plus rigoureux, la critique, c'est, selon l'éty-
mologie même du mot, l'art de discerner, de juger, ou bien
d'apprécier les motifs sur lesquels se fonde un jugement.
La critique ainsi entendue est d'une application très-géné-
rale. Elle peut s'exercer sur les idées et leurs formes les plus
diverses, sur les faits et sur les monuments de tout genre qui
nous les font connaître.
Il y a donc la critique philosophique, qui discute les notions
du vrai, du beau et du bien'. Il y a la critique littéraire et
artistique qui juge des productions de l'art et de la littéra-
ture, d'après les règles des différents genres. Il y a la critique
d'érudition qui s'attache à rétablir les faits, à démêler les pro-
blèmes obscurs de l'histoire; et comme ces faits sont transmis
par divers organes: traditions, écrits, langues, monuments de
• J'aurais voulu que le critique nuus eût expliqué comment ces notions-là, en
particulier, « sont sorties directement ou indirectement d'un laboratoire ou d'une
bibliothèque. »
LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE. 25
toute sorte, tous ces moyens de transmission relèvent encore
de la critique, qui les discute, les compare, les interprète, en
détermine le sens et l'autorité.
En dehors de cette classification qui comprend les objets les
plus ordinaires de la critique, notons encore la critique .vc/e«-
tifique, qui s'exerce sur les sciences proprement dites, et enfin,
dans un ordre à part, la critique tliéologique.
Inutile d'ajouter que ces catégories ne sont pas tellement
tranchées et absolues que l'une ne puisse quelquefois rentrer
plus ou moins dans l'autre, et qu'une appréciation critique
ne puisse être en même temps philosophique et historique,
par exemple. La critique est, de sa nature, neutre, pour ainsi
dire, en ce sens qu'elle n'est affectée en propre à aucun objet.
C'est plutôt une méthode ou un procédé général, une sorte
d'instrument qui s'applique à tous les genres d'études ou de
recherches. On ne saurait ^appelerrigoureusementune5c/e/^ce,
puisque la première condition d'une science est d'avoir un
objet propre et déterminé, et que la critique n'en a pas. C'est,
si l'on veut, un ensemble de règles d'après lesquelles on juge;
ou bien, si on la considère en acte, c'est l'application de ces
règles à toute manière déjuger.
Encore moins la critique est-elle une sorte de science ou
de puissance suprême et absolument indépendante. Pre-
nons, par exemple, la critique la plus élevée, celle que j'ai
nommée philosophique. Ou c'est de la philosophie, ou ce
n'est rien. S'il est vrai « que les railleurs de la critique ne
savent faire eux-mêmes que de la critique*, w il est bien plus
vrai, ce me semble, que les critiques de la philosophie ne
peuvent faire non plus que de la philosophie. On l'a dit plus
d'une fois, lorsque Kant critiquait la métaphysique, que fai-
sait-il autre chose que de la métaphysique? — Métaphysique
fausse, soit dit en passant, malgré la profondeur d'esprit de
ce philosophe.
Une critique qui voudrait être absolument indépendante
devrait être purement négative. Ce serait dès lors le scepti-
• Avenir de la métaph., p. 380.
26 LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE.
cisme universel. Mais nier ou douter universellement, c'est
encore affirmer une doctrine supérieure ; car on ne nie qu'en
vertu d'un motif de nier, ou, en d'autres termes, en vertu de
l'affirmation au moins implicite d'une doctrine. Et voilà
pourquoi le septicisme universel est le plus énorme des non-
sens. Il ne peut se formuler sans se contredire, ni s'énoncer
sans se réfuter lui-même. Que Hegel ait dit le contraire, ou
qu'il ne l'ait pas dit, peu importe: c'est là de l'évidence et
du sens commun. Il est donc absurde que la critique prétende
se rendre souverainement indépendante, et ne relever que
d'elle-même.
D'ailleurs, personne n'en disconviendra, il y a, en fait,
critique et critique. Indépendamment des variétés intermé-
diaires qu'il est permis de négliger ici, il en est une d'abord
vraiment saine et conservatrice, qui s'efforce de maintenir ou
de faire triompher les notions vraies, justes et généreuses, et
toujours prête à combattre le mal, à démasquer le men-
songe, sous quelque forme qu'ils se présentent II en est aussi
une autre, perverse et malsaine, entêtée et aveugle, quelque-
fois même volontairement aveugle et systématiquement obs-
tinée dans l'absurde, qui s'acharne contre tout ce qu'il y a de
plus sacré, de plus digne de respect, et qui s'applaudit dans
sa joie méchante des ruines qu'elle a entassées et du mal
qu'elle a fait. Voilà deux critiques assurément bien diffé-
rentes. Or, puisqu'il y a des partisans de l'une et de l'autre,
il faut bien que leur préférence soit motivée par des raisons
quelconques. Que ces raisons soient apparentes ou réelles,
qu'elles satisfassent ou non l'esprit et la conscience, je ne
l'examine pas; mais toujours est-il qu'on ne peut se dispenser
d'alléguer au moins des semblants de raisons. Donc, de toute
nécessité, critiques bons ou mauvais auront leurs principes,
leurs règles, leurs critérium enfin. Mais dire ou même sup-
poser qu'on a des principes, des règles, des critérium^ n'est-ce
pas proclamer qu'on a une doctrine positive, une philoso-
phie par conséquent?
Quoi que l'on puisse faire, la philosophie demeure donc
comme la, base mênie de la critique; et il est digne de remar-
LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE. 27
que que ce rôle appartient surtout à la branche piuloso-
phiqiie la plus odieuse à la nouvelle école , je veux dire la
métaphysique. C'est en effet cette science royale qui a pour
objet les premières notions, les premiers principes qui servent
de fondement et de point de départ à toutes les autres. Toutes
les sciences présupposent donc la métaphysique ; car ce n'est
qu'à l'aide des notions fournies par celle-ci , qu'elles peuvent
se fixer leur objet , se définir elles-mêmes , déterminer leur
but et leur fin; en sorte qu'il n'est pas de science, dans
l'ordre naturel, qui ne doive se reconnaître, en un sens très-
vrai, la vassale de la métaphysique.
Il y a plus; à la philosophie seule il appartient de tracer
aux sciences les règles de leurs méthodes respectives. Non
certes qu'elle prétende fournir toutes ces règles a priori :
au contraire, la classification la plus élémentaire établie par
la philosophie, en matière de sciences, consiste précisément à
distinguer les sciences abstraites, régies spécialement parla
méthode déductive et les sciences d'observation où l'expé-
rience joue le principal rôle. C'est donc sur l'expérience
comme sur la raison que la philosophie fonde les règles qui
doivent diriger les sciences d'observation. C'est de l'expé-
rience, comme de la raison, qu'elle s'aide pour fixer les lois
et les conditions de légitimité de l'induction scientifique, de
l'analogie et de l'hypothèse, qui sont, comme on le sait, les
principaux procédés des sciences dont nous parlons; et c'est
parce que la logique discute tous ces procédés et en fait la
critique, qu'on peut l'appeler avec saint Augustin, scienliaruni
judiceni et formatricem. En définitive , qu'est-ce que la cri-
tique scientifique, si ce n'est la logique jugeant les recherches
de la science?
Quant à la critique d'érudition, c'est encore de la logique,
logique naturelle d'abord, mais aussi philosophique; car l'art
doit venir au secours de la nature même la plus heureuse-
ment douée, et voilà pourquoi on a compris depuis longtemps
la nécessité de procéder avec méthode et d'après des règles
sûres dans toutes ces recherches si difficiles de l'érudition. I.a
vraie critique historique n'est donc pas « née de nos jours. »
28 LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE.
Des hommes comme Sirmond, Mabillon, les BoUandistes et
tant d'autres, y entendaient apparemment quelque chose. En
fait de critique biblique , saint Jérôme en savait autant que
certains érudits qui trouvent des contre-sens dans la Vulgate.
Il est vrai que saint Jérôme, Sirmond^ Mabillon, les BoUan-
distes, n'ont pas fait de la critique rationaliste et impie; mais
qu'on veuille bien nous prouver que cette critique-là elle-
même n'est pas bien plus vieille encore que Julien l'Apostat,
et surtout qu'elle n'est pas précisément l'inverse de la vraie
critique.
Ainsi tombent, une à une, toutes les prétentions de la nou-
velle école. Loin d'être indépendante et souverainement auto-
nome, la critique est une application de la philosophie et rien
déplus. C'est à la philosophie qu'elle doit ses principes, ses
règles, ses procédés, tout ce qu'elle est. Quanta cette majesté
équivoque de la gnose contemporaine qui , comme l'homme
spirituel de saint Paul , juge tout et n'est jugée par personne ,
quiconque voudra aller au fond des choses verra qu'il n'y a
là qu'un mot, et derrière ce mot, une ou plusieurs individua-
lités qui l'exploitent, à l'effet de se poser et de se grandir elles-
mêmes.
Il nous reste à apprécier cette assertion : « La critique qui
sait voir le divin de toute chose, est ainsi la condition... de
toute morale forte et éclairée... » En vérité, ceci est digne de
Fourier et de tous les prétendus révélateurs de cette espèce.
Quoi ! la morale forte et éclairée est encore à trouver ! la mo-
rale de Jésus-Christ n'est donc pas forte et éclairée ! et l'hu-
manité n'est pas jusqu'ici parvenue à une connaissance si
nécessaire ! et comme ces sciences qui doivent la lui donner
ne sont aujourd'hui que « dans leur enfance , » il faudra
qu'elle attende peut-être des siècles encore pour avoir la mo-
rale définitive de la critique, la morale forte et éclairée!...
Notez que l'humanité , c'est Y incarnation de Dieu et de l ab-
solu ! Pour nous qui n'élevons pas l'humanité si haut , nous
l'honorons cependant davantage en croyant que, en fait de
morale et de vérités de quelque importance, la nouvelle cri-
tique n'a rien , absolument rien à lui apprendre.
LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE. 29
Que l'école critique nous fasse donc grâce de ses prétentions
exorbitantes; qu'elle n'aspire plus à ré^e/i^er non -seulement
les sciences, mais le genre humain tout entier. Et puis, illus-
tresgénies, souvenez-vous quelquefois devos propres maximes.
Vous dites que « les héros de la science sont ceux qui, capa-
bles des vues les plus élevées, ont pu se défendre toute géné-
ralité anticipée, et se résigner par vertu scientifique à n'être
que d'humbles travailleurs \ » Ayez donc cet héroïsme, cette
vertu scientifique, qui consiste après tout à rester à sa place.
Soyez érudits, à la bonne heure, mais cherchez la vérité « en
dehors de toute arrière-pensée » et surtout de tout parti pris;
alors vous serez des ouvriers utiles et sérieux.
Oui , sans doute , l'érudition , la vraie érudition , est une
chose sérieuse. Ni le philosophe, ni le théologien, ne songent
à en contester l'importance. L'un et l'autre y puiseront tou-
jours des lumières précieuses. La théologie en particulier at-
tache une grande valeur à ces recherches, au point de vue de
l'histoire et de l'exégèse biblique , deux sciences qui tendent
de nos jours à prendre des développements de plus en plus
considérables, grâce aux nouveaux progrès archéologiques et
philologiques.
Aussi l'Église catholique s'empresse-t-ellc d'encourager et
de glorifier ces nobles et utiles travaux. Elle sait bien que ce
n'est pas là ce qui fait perdre la foi que l'incrédule appelle
a étroite. » La perte de la foi tient à des causes tout autres,
qu'il n'est pas nécessaire de rappeler ici. On n'a pas encore
vu d'homme qui ait cessé de croire uniquement parce qu'il
avait vu loin dans la science. Au contraire , il y a beaucoup
d'exemples d'incrédules ramenés à la vérité par des éludes
consciencieuses et approfondies. Le mot de Bacon est deveiui
proverbial : Let'iores haustiis avocant a Deo , pleniores ad
Deum reducuiit. Les résultats sérieux et vraiment scientifiques
ne seront jamais en contradiction avec la parole du Dieu de
vérité. A mesure que le champ des recherches et des décou-
vertes s'agrandit, une seule chose demeure, c'est que l'har-
* Avenir de la melaph.y p. 383.
m LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE.
monie tend de jour en jour à devenir plus manifeste entre la
révélation et les sciences. Tout le monde connaît le beau livre
où l'illustre cardinal Wiseman a constaté ce fait d'après les
plus récentes conclusions des savants les plus célèbres. C'est
là un résultat d'une portée immense. Depuis quelques années
il s'est trouvé confirmé sur plus d'un point important. L'a-
venir ne fera que le confirmer de plus en plus. La science al-
lemande surtout donne à cet égard les plus consolants au-
gures; car celte Allemagne dont l'école critique s'est attachée
de préférence à reproduire les témérités ou les extravagances,
a aussi ses représentants de la grande et sérieuse science , et
ceux-là n'en sont que plus fermes dans leur foi.
Nous aussi, nous dirons donc à tous les vrais savants : « Dis-
séquez toute vie, analysez toute substance, apprenez toute
langue, comparez toute littérature... Fouillez la vieille Phé-
nicie, » etc.; faites des monographies sur tous les points de
la science...; scrutez, creusez, généralisez : mais surtout
procédez dans toutes vos recherches avec une entière bonne
foi ; soyez animés du plus sincère amour de la vérité ;
alors il ne tardera pas à se lever un vrai siècle de progrès,
de lumières et de sciences; et au centre de ces irradiations
immenses on verra resplendir avec un éclat qui nous est en-
core inconnu, la philosophie véritable et la divine théologie,
luminare minus^ luminare majus.., mais surtout la théologie,
éclairant en tous sens les découvertes et les théories scientifi-
ques, les distribuant dans leur hiérarchie régulière, et décou-
vrant aux intelligences étonnées toutes les perspectives et les
harmonies de la synthèse la plus vaste et la plus splendide
qu'il soit donné à l'homme de contempler ici-bas, celle qui
embrasse à la fois, dans son unité multiple, toutes les sciences
et tous les arts, le monde visible et le monde intelligible,
l'ordre naturel et l'ordre surnaturel.
L4 NOUVELLE ECOLE CRITIQUE. 31
11
Mais revenons à l'école nouvelle. Il est certains mots, cer-
taines formules, certains axiomes qui se rencontrent pour
ainsi dire à chaque page sous la plume du critique. Il ne nous
\ydr\e que âe finesse, de délicatesse, àe flexibilité, et surtout de
nuances. Tout cela, à ce qu'on nous assure, est de la der-
nière importance, quand on se mêle de faire de la critique.
Qu'est-ce donc que « ce senliment délicat des nuances, qui
s'appelle la critique, sans lequel il n'y a pas d'entente du
passé , ni par conséquent d'intelligence étendue des choses
humaines '? » Veut-on dire par là que dans l'étude des pro-
hlèmes ardus et compliqués, il est nécessaire d'apporter beau-
coup de pénétration, de sagacité, de finesse d'esprit, et qu'on
ne saurait s'entourer de trop de précautions pour ne négliger
aucune face de la vérité, aucune nuance, s'il est possible?
Hien n'est plus certain. Toute étude sérieuse est une sorte
d'opération de photographie intellectuelle. L'âme, sous la lu-
mière de la divine Vérité qui l'éclairé , cherche à former en
elle-même la représentation exacte des réalités qu'elle fait
poser devant elle, de manière à obtenir cette équation entre
l'intelligence et son objet qui constitue, selon saint Thomas,
la connaissance vraie. Or, l'expérience apprend assez qu'un
léger défaut de précaution ou de fixité, les ombres du préjugé,
la pi'écipitation surtout, empêchent la représentation d'être
fidèle et rendent l'image trouble et confuse.
Si donc la théorie « du sentiment fh'licat des nuances » ne
fait qu'exprimer une vérité si élémentaire, il faudra bien l'ad-
mettre sans réserve. ]Mais preiiez-y garde. La théorie présente
un autre sens encore, une fine nuance qu'il est nécessaire de
saisir. Ce sens mystérieux tient, je crois, à l'idée même que le
critique s'est fiiite de la vérité.
Un écrivain, LaMennais, nous est représenté quelque part
' Jîfudes d'hist. rehy., 374.
32 LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE.
« se ruant sur la vérité avec la lourde impétuosité d'un san-
glier; » puis on remarque finement que « la vérité fugace et
légère se détournait, et faute de souplesse il la manquait tou-
jours. 3) Quelques lignes plus haut, le critique avait dit avec
non moins de finesse, que la « pensée en ligne droite convient
peu à cette poursuite pleine de raffinements * . » Ailleurs , il
s'exprime ainsi : « La vérité est comme les femmes capricieu-
ses , que l'on perd, dit-on, pour les trop aimer; un certain
air d'indifférence réussit mieux avec elles. »
Assurément, nous ne connaissions guère à la vérité ni ces
allures ni ces mœurs un peu légères. C'est que la logique vul-
gaire nous avait trompé. « Le logicien oppose l'une à l'autre
la vérité et le mensonge comme des catégories absolues ; »
mais le critique, lui, « qui se place dans le milieu fuyant et
insaisissable de la réalité ^, » sait bien que, dans l'ordre mo-
ral surtout, « les vérités se découvrent partiellement, furtive-
ment, tantôt plus , tantôt moins ; » et puis , dans cet ordre
d'idées encore , « les principes , par leur expression insuffi-
sante et toujours partielle, posent à moitié sur le vrai, à moitié
sur le faux"'; » et c'est sans doute par suite de cette nature
indécise et insaisissable de la vérité que la science, comme on
le déclare à différentes reprises , ne saurait prétendre qu'à
tt serrer son objet par des approximations successives. » La
science ainsi considérée devient-elle aussi une sorte de perpé-
tuel devenir, et oti pourrait la représenter assez exactement
par la fameuse figure des asymptotes.
Ce qui semble résulter de tout cela, c'est qu'il n'y a pas de
vérité absolue et que toutes les vérités sont relatives. On a
l'air de faire une exception pour les vérités mathématiques *;
mais en dehors de là, tout au moins, on proclame que o la
vérité tout entière est dans la nuance ^ . »
Cet axiome est peut-être la clef de la théorie des nuances,
* Essais, p. 490.
* Etudes d'hist. rel, p. 267.
3 Essais, p. 489.
* Essais, p. 189.
» Etudes d'hist. relig., p. 339.
LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE. 33
et ainsi « ce sentiment délicat des nuances qui s'appelle la cri-
tique » ce sera, comme on l'a très-bien dit , « l'art de ne voir
partout que des lueurs douteuses qui se combattent et s'an-
nulent, de ne faire que pondérer des éléments insaisissables ,
de... tenir la balance égale entre le vrai et le faux, entre le
problématique et le certain, entre le bien et le mal, et d'abou-
tir auisi à la négation, à la nuit, au scepticisme '. »
Le scepticisme, en effet, est la conséquence nécessaire de
la négation de la vérité absolue. Du reste, le critique ne s'en
cache pas : il n'accepte pas les principes de la raison pure ; il
croit avec M. Yacherot « que la critique de Kant et de son
école a ruiné jusque dans ses fondements... la métaphysique
de Platon, Descartes, Malebranche, Bossuet, Fénelon, Leib-
nitz, Clarke... » Cette métaphysique ne peut désormais faire
illusion qu'aux « esprits novices ". » « Le sentiment moral, »
cette raison pratique de Kant, voilà pour le critique le fonde-
ment seul solide sur lequel reposent les grandes vérités : Dieu,
le devoir, la religion ^.
Est-ce clair? Nous voilà donc en plein kantisme, en plein
scepticisme par conséquent, car lorsqu'on a supprimé les as-
sises immuables de la raison pure, il ne reste plus que le sable
mouvant, \e sentiment, base sérieuse , sans doute, quand elle
s'appuie sur la raison , mais quand elle n'a plus cet appui ,
chancelante et ruineuse.
On comprend maintenant que la vérité ne soit plus qu'une
affaire de nuance.
Je me borne à prendre acte de cette signification delà théo-
rie des nuances.
Il est permis de croire que là est la cause de ce dédain que
le critique affecte pour la vieille logique. En effet, cette vieille
logique exigeait avant tout que l'on respectât le sens commun,
et le sens connnun est si vulgaire! Et puis, moyennant une
logique nouvelle, on pourra échapper aux prises d'une rai-
' Etudes de théologie, etc., juin 1859, p. Mi).
* Arenir de la mélaph., \). 371.
» Essais, pp. IV et v, cl alibi passim.
34 LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE.
son trop exigeante, qui ne se paye pas de belles phrases ni
d'imperceptibles nuances. Placé « dans ce milieu fuyant et in-
saisissable » qui est en même temps le milieu « de la réalité, »
on défiera tous ses contempteurs et on leur dira d'un ton
magistral : « Le sens critique ne s'inocule pas en une heure;
celui qui ne l'a point cultivé par une longue éducation scien-
tifique et intellectuelle trouvera toujours des raisonnements
préjudiciels à opposer aux plus délicates inductions. .. A ceux
qui n'ont point la préparation nécessaire, ces idées ne peuvent
paraître que de fausses et dangereuses subtilités V »
Malgré toute votre bonne volonté, vous trouverez, en effet,
que les idées du critique sont de fausses et dangereuses subti-
lités. Vous insisterez donc, et vous demanderez des formules
nettes et précises , des principes qui ne posent pas à moitié
sur le vrai, à moitié sur le faux ; on vous dira que vous n'en-
tendez rien à la nuance, que vous êtes novice^ peut-être même
(chose horrible!) que vous pensez en ligne droite^ ou encore,
avec une nuance très-fine d'urbanité , que vous êtes un
béotien !
Débarrassé ainsi de la logique vulgaire , le critique s'en va
courir à l'aventure à la poursuite de « la vérité fugace et lé-
gère, » non plus « avec la lourde impétuosité du sanglier, »
mais avec l'aisance d'une sylphide volage qui se balance et se
joue « dans le milieu fuyant et insaisissable de la réalité, » sur
le flux et reflux incessant du mobile devenir.
Vel mare per médium tlucUi suspensa tumenti,
Ferret iter, celeres nec tingeret aequore plantas !
Quelles évolutions rapides ! quelle fantaisie charmante !
quel gracieux dilettantisme ^!
' Etudes d'hist. relig., p. 203. — Ailleurs le critique nous dit : « J'ai toujours
remarqué qu'une certaine philosophie raffinée est mieux comprise par les femmes
que par les hommes, et si j'avais à choisir un auditoire pour exposer ce que je
regarde comme le résulta l le plus élevé de la science et de la réflexion, je l'ai merais
mieux composé de femmes que d'hommes élevés selon la méthode de Rollin ou de
Port-Royal. » {Essais, p. 498.)
* Ce jali mot a été dit du critique par ua de ses admira teiir^, M. E. Sch erer,
LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE. 35
Jamais encore l'austère critique n'avait su si bien imiter
les allures capricieuses du roman.
Mais admirez comme cette pensée souple et flexible sait
aussi, quand il le faut, s'avancer en ligne droite ; et ici écou-
tez quelques-uns de ses axiomes , qu'elle pose carrément et
sans aucune nuance, (Ce seront donc au moins quelques
vérités sans nuances.)
« Le premier principe » de la critique « est que le miracle
n'a point de place dans le tissu des choses humaines, pas plus
que dans les faits de la nature. » « Son essence est la négation
du surnaturel. » Et encore : « Il n'y a point d'histoire , tant
qu'on n'a pas compris la non-réalité du miracle » Ainsi, par
exemple, « pour comprendre Jésus , il faut être endurci aux
miracles '. »
H peut bien se faire qu'en se ruant avec cette impétuosité
dans la négation du surnaturel, le critique, lui aussi, manque
la vérité la plus palpable et qu'il ait trouvé précisément le
moyen de fausser toute l'histoire, et en particulier de ne rien
comprendre au caractère et à l'œuvre de Jésus-Christ.
N'insistons pas. Le critique nous assure que cette question
du surnaturel est pour lui « résolue avec une entière certi-
tude ; « et de plus que «* la discussion d'une telle question
n'est pas scientifique, ou, pour mieux dire, la science indé-
pendante la suppose antérieurement résolue ^. »
Ceci est mieux dit en effet : la science indépendante suppose
la solution et ne la donne pas. Toutefois X^fait du miracle a
quelque droit à l'examen de la science, même indépendante;
du moins est-il des hommes, des savants, parvenus à la vie
réfléchie, qui croient le miracle historiquement démontré et
d'une façon tellement péremptoire, qu'on ne saurait en nier la
réalité sans nier toute certitude historique.
Donc la question est antérieurement résolue par la science
indépenoante. — Résolue ? où donc et par qui? Par la philo-
sophie, sans doute, qui démontre la répugnance métaphys'ou
* Etnàe^ d'hif<t. relig., p.p. vu, <37, 178, 198.
* Etudes iVhist. relig., p. xi.
36 LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE.
du miracle? Mais d'abord le critique, ce savant indépendant,
a nié la philosophie comme science distincte; et ensuite la
philosophie sans parti pris s'en tiendra toujours, sauf la bru-
talité des termes, aux conclusions si connues et si peu sus-
pectes du philosophe de Genève : « Dieu peut-il faire des mi-
racles, c'est-à-dire peut-il déroger aux lois qu'il a établies?
Cette question sérieusement traitée serait impie, si elle n'était
absurde. Ce serait faire trop d'honneur à celui qui la résou-
drait négativement que de le punir : il suffirait de l'enfermer. »
Mais, n'importe. Je conviens en effet que pour la critique
la question du miracle est résolue. Je dirai même que la poser
seulement, c'est un non-sens. Car qu'est-ce que le miracle?
C'est une intervention spéciale de Dieu. Supposons donc un
moment que Dieu n'existe pas, il est bien clair qu'il ne saurait
plus être question d'intervention divine ni de miracle. Or,
cette supposition, c'est un fait acquis pour l'école critique :
pour elle i! n'y a pas de Dieu.
Vous avez beau « n'accorder que le dédain aux accusations
d'athéisme que les esprits étroits ont toujours élevées contre
les hommes » que vous appelez « les plus religieux ' , » vous avez
beau adresser au « Père céleste " » des hymnes mystiques qui
sont dans votre bouche le comble de la dérision : malgré le
certificat de spiritualisme que vous ont délivré deux éclec-
tiques fort bénévoles, votre doctrine très-nettement exprimée,
c'est l'athéisme, ou, si l'on veut, le panthéisme. Cela est dur,
mais c'est ainsi que cela se nomme en bon français. En bon
français, on appelle athée ou panthéiste, celui qui nie un
Dieu personnel, distinct du monde et de l'humanité. Ce Dieu,
le niez-vous, oui ou non ? Vous le niez partout.
J'ai déjà transcrit des paroles de votre manifeste qui ne
laissent aucun doute sur votre pensée. Là encore vous honorez
de toutes vos approbations une doctrine dé M. Vacherot, que
vous résumez ainsi : « Dieu est l'idée du monde, et le monde
est la réalité de Dieu. » Plus loin vous prétendez montrer que
* Avenir de la métaph., p. 386.
* Jbid., p. 392.
LA NOUVELLE ÉCOLE CUITIQUE. 37
Dieu ne peut être ni impersonnel ni personnel, et que ces
deux idées impliquent également contradiction. Vous ajoutez :
« Osons enfin écarter comme secondaires et libres au plus
haut degré ces questions condamnées par leur exposé même
à ne recevoir jamais de solution '. » Ailleurs vous dites que
« en un sens l'âme crée Dieu; » puis vous demandez « quel
hymne vaut le poërae de Lucrèce '. » Et enfin votre grand
mot^ c'est celui-ci : Dieu, « c'est la catégorie de t idéal '*. »
Si ce n'est pas là l'athéisme dans sa plus hideuse crudité ,
en vérité, je ne sais plus ce qu'on doit appeler de ce nom.
Voilà donc où en est une école française en plein xix'" siècle !
les voilà donc revenus parmi nous, ces prétendus philoso-
phes, ces païens que saint Paul stigmatisait de sa parole ven-
geresse : « Us se sont évanouis dans leurs pensées ; leur cœur
s'est égaré dans les ténèbres, et, en se croyant sages, ils sont
devenus insensés ' ! »
Ah! quand on est tombé là, je n'ai pas de peine à com-
prendre que l'ordre surnaturel, le miracle, ne soient plus traités
que comme des superstitions vieillies. Bien plus, je comprends
qu'iiprès cette négation suprême, on n'accorde plus à l'âme
d'autre immortalité que la durée d'un nom ou de ses œuvres
sur la terre! Je comprends cette morale qui n'est qu'une
sorte d'épicuréisme raffiné, affectant de grands airs aristocra-
tiques, qui condamne et réprouve par-dessus tout non pas le
mal, mais le vulgaire et le médiocre, et qui se résume tout
entière dans cette ligne , une des plus profondément immo-
rales que je connaisse : « Une belle pensée vaut une belle
action ; une vie de science vaut une vie de vertu ' ! » Je com-
prends que la religion ne soit plus (jue le culte de l'idéal, une
poésie, tout ce que l'on voudra. Je comprends cette hostilité
à l'endroit de l'Église catholique, hostilité froide, calculée,
persévérante , d'autant plus perfide qu'elle persiste à se
* Avenir de la viétaph., p. 38G, p. 390.
' Essais, pp. 64, 66.
^ Etudes dhist. relig., p. il 9.
* Rom., I.
» Avenir de la mcfo/)/»., p. 384.
38 LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQL^.
dire respectueuse, et qui semblerait trahir un serment d'An-
nibal jeté contre la religion de Jésus-Christ. Je comprends
enfin ces blasphèmes, ces insinuations contre la personne
adorable du Sauveur des hommes, tous ces procédés de cri-
tique qu'on appelle « l'acte du culte le plus pur, » et ce
système d'interprétation sacrilège, dont le Livre de Job et le
Cantique des cantiques nous ont donné de si parfaits modèles.
Lorsqu'on a nié Dieu , rien n'étonne. Je me trompe. Il y
a lieu de s'étonner qu'après cela on recule devant la négation
' totale et radicale, personnifiée dans M. Proudhon.
Dieu supprimé, il ne reste plus rien, rien que la nuit uni-
verselle, le nihilisme absolu.
Aussi, supposons que la critique ait raison sur ce seul point,
et nous n'hésiterons pas à déclarer qu'elle triomphe et que
dans sa guerre aux plus saintes vérités , elle a vaincu sur
toute la ligne.
Mais est-ce qu'une telle hypothèse peut être raisonnable-
ment posée , même un seul instant? est-ce que la vérité de
l'existence d'un Dieu personnel peut être mise en doute? Ma-
nifestée par la nature tout entière, reflétée dans les hauteurs 1
sereines de l'âme et de la raison pure , proclamée invincible-
ment par le témoignage de la conscience , saluée par toutes
les voix du bon sens universel de l'humanité, entourée par
conséquent de toutes les lumières de l'évidence, de toutes les
garanties de la certitude , elle rayonne d'un incomparable
éclat et elle défie à tout jamais les efforts et les négations de
tous les critiques du monde. Assuré donc de ce principe fonda-
mental, tout homme qui n'a pas renié sa raison, est en mesure
de prouver à la critique athée que tout son échafaudage
d'hypothèses et d'affirmations impies est ruiné de fond en
comble.
Je ne prétends pas que toutes les vérités niées par elle soient
démontrées par le seul fait qu'il existe un Dieu personnel ;
mais je maintiens comme absolument incontestables les con-
clusions suivantes : Comme il est certain qu'il y a un Dieu
personnel , non-seulement vos assertions panthéistiques sont
fausses, mais encore la plupart de vos grandes théories sont
1
LA NOUVELLE ÉCOLE CRITIQUE. / ^ ^^ 'U ^
renversées par la base, parce qu'elles rcposfl|iîi'<J<;, tout ouen,/,,'
partie sur la négation de Dieu; et de plus, lé-^ilug^grand nom-,//!^,,,, ."'^
bre de vos assertions contre les vérités révélées reposai»L(in-.
core sur cette même négation, vous devez les reprendre d'après
une méthode toute différente;, si vous voulez leur donner
quelque apparence de valeur sérieuse; car du moment qu'il
y a dans ces questions un élément essentiel et décisif dont
vous n'avez pas tenu compte , l'oeuvre tout entière est à re-
commencer.
Vous ne répondrez pas, je pense, que l'existence d'un.
Dieu personnel est une de ces erreurs qu'on n'a pas besoin
de réfuter.
Vous ne direz pas non plus que vous avez suffisamment
fait justice du théisme en répétant dans votre manifeste cinq
ou six formules de Hegel , de Strauss ou de M. Vacherot : ces
quelques mots dédaigneux jetés en passant, ces quelques af-
firmations toutes gratuites et sans aucune ombre de démons-
tration, n'ont pas même réussi à soulever un peu dépoussière
contre une vérité plus éclatante que le soleil.
Vous semblez supposer que les nouveaux dogmes du pan-
théisme sont des découvertes de la critique allemande. Décou-
vertes bien vieilles, car ,il y a longtemps que l'équivalent de
ces systèmes-là traîne dans les bas-fonds de l'humanité, depuis
le premier insensé qui a dit dans son cœur : Dieu n'est pas !
Dixit insipiens in corde suo : Non est Deus !
Vous supposez aussi que la docte critique de Rant et de
Hegel a renversé définitivement les principes delà raison et du
sens commun , en sorte que toutes ces vieilles idées ne se-
raient plus bonnes qu'à figurer dans les musées avec les mo-
mies et les débris de mastodontes! Oh! alors, je l'avoue, vous
êtes plus invulnérable qu'Achille; mais aussi, vous cessez
d'être sérieux. On ne se moque pas impunément du bon sens.
Si les sophistes se croient en droit d'insulter à la conscience
de riunnanité, l'humanité à son tour se rit des sophistes. Elle
aussi a ses justes dédains, et ces dédains ne tombent pas de
moins haut que ceux de la critique ; car ce n'est pas seule-
ment le vulgaire, ou l'homme médiocre, qui tient encore aux
40 LA NOUVELLE ECOLE CRITIQUE.
vieilles vérités , aux vérités du bon sens , c'est aussi , Dieu
merci, l'élite et la vraie aristocratie de l'humanité, celle qui
a pour elle le talent et le génie , la science et par-dessus tout
la vertu !
Nous avons discuté les prétentions de la critique et ses axio-
mes, ou plutôt ses négations fondamentales. Il fallait d'abord
examiner à un point de vue philosophique ces théories, qui
sont une négation de la raison, avant d'être une négation de
la foi, afin de les atteindre dans leurs entrailles mêmes et
« dans leurs profondeurs les plus cachées. Nous aurons pro-
chainement à étudier l'école critique sous d'autres aspects.
Dès à présent nous croyons avoir établi que ses doctrines
sont condamnées par le bon sens. Qu'il nous soit donc per-
mis de demander ce que valent ces assertions superbes : Le
critique juge les dieux et les hommes. — C'est l'homme spiri-
tuel de saint Paul qui juge tout et n est jugé par personne. —
V école critique est encore à attendre quon la prenne en fla-
grant délit de faiblesse !
Un philosophe rationaliste a caractérisé en termes sévères,
et pourtant les plus modérés dont on puisse se servir , cette
tendance de certains critiques de nos jours : « Il y a là, dit-il,
une superbe et une outrecuidance fâcheuses, une ivresse des
phis dangereuses : dans les esprits supérieurs, cela tourne à
l'exaltation ; dans les esprits simplement distingués, c'est un
ridicule '. »
P. TOULE3IONT.
* M. Emile Saisset, Revue des Deux-Mondes^ décembre 1860, p. 995.
LES
COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
La manie de converser avec les esprits devenant de plus
en plus générale, un nouveau cas de conscience vient souvent
se poser devant les directeurs et devant les fidèles qu'ils
dirigent. Pour en populariser la solution, des évêques et d'au-
tres personnages distingués ont demandé à l'un de nos collabo-
rateurs qui a déjà écrit sur le spiritisme, une brochure courte,
substantielle, et qui put être à la portée de tous. Ce travail
va paraître incessamment à la librairie Le Clère, sous ce titre :
Les morts et les vwants , entretiens sur les communications
d outre- tombe. En attendant, l'auteur a bien voulu nous per-
mettre d'en détacher quelques pages, que nous offrons ici à
nos lecteurs.
Le dialogue est pris dans les conditions les plus ordinaires.
Un chrétien sincère s'est laissé aller à un bel enthousiasme
pour les évocations ; il les pratique avec ardeur, et pense al-
lier parfaitement la doctrine et les expériences spirites avec le
catholicisme. Il rencontre un théologien de ses amis fort au
courant des livres et des procédés nouveaux ; aussitôt la dis-
cussion s'engage sur ces matières.
Les deux extraits que nous publions feront connaître la
nature des esprits qu'on interroge, et les procédés qu'on em-
ploie pour se mettre en rapport avec eux.
H. Mertiaw.
42 LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
L ESPRIT QUI PARLE.
Le Théologien. Etes-vous bien sûr que l'esprit qui vous
parle soit celui de l'enfant que vous pleurez?
Le Spirite. Oui, Monsieur, je n'en saurais douter un ins-
tant, et c'est ce qui fait que ces communications ont pour
moi tant de charmes. Retrouver après la mort ceux que nous
avons perdus, renouer des relations même au delà du tom-
beau, et nous voir, quand nous voulons , dans la compagnie
des personnes qui nous ont été les plus chères, avouez que
c'est là un bonheur inappréciable. Quant à moi , j'aurais
donné ma vie pour en jouir ; et puisque le spiritisme me pro-
cure tous ces avantages, je serais bien ingrat si je ne le re-
gardais comme l'œuvre de Dieu et de sa providence.
Le Théologien. Vous ne trouverez pas mauvais que je ne
partage pas encore tous vos sentiments à cet égard. J'aime
avant tout à v oir clair dans les procédés nouveaux , et il reste
ici pour moi certaines obscurités qui m'empêchent d'éprouver
votre enthousiasme. Convaincu comme vous paraissez l'être,
vous n'aurez pas de peine, sans doute, à dissiper tous mes
scrupules.
Le Spirite. Quand nousavons affaire à des hommes exempts
de préjugés et disposés favorablement pour la doctrine, elle
entre d'elle-même dans leurs esprits, et ils ne peuvent se refu-
ser à croire.
Le Théologipn. J'ai ouï dire que vous n'aimiez pas les
savants.
Le Spirite. Ceux que l'on appelle ainsi sont souvent des
hommes pleins d'eux-mêmes et qui mettent leur gloire dans
leur incrédulité. Ils penseraient déchoir s'ils reconnaissaient
autre chose que ce qu'ils trouvent au bout de leurs instru-
ments ou d(^ leurs abstraites formules. Au reste, quand ils
combattent le spiritisme, ils nient ce qu'ils ignorent; et s'ils
l'ignorent, c'est leur faute. Les expériences sont accessibles à
LES COWMUKTCATIONS D'OUTRE-TOMBE. 43
tous; d'ailleurs, chacun peut, quand il le désire, les répéter
en particulier et pour son propre compte.
Le Théologien. Cependant on m'a assuré que vous aviez
toujours refusé les épreuves qui auraient eu lieu devant les
corps savants ou devant les commissions formées pour exa-
miner la réalité des phénomènes. Plusieurs de ceux qui cher-
chaient à s'instruire, après avoir longtemps suivi vos séances,
en sont revenus persuadés que dans toutes ces choses il n'y
avait rien que de très-naturel, si ce n'est peut-être un peu
d'adresse et de supercherie.
Le Spirite. Monsieur, parlons franchement. Vous savez
comme moi qu'il y a aujourd'hui bon nombre d'hommes
décidés avant tout à bannir le surnaturel de l'ordre des réa-
lités. Quand on part de ce principe que rien ne se passe dans
le monde, si ce n'est en vertu des lois ordinaires, et qu'un
fait en dehors de ces lois est aussi impossible qu'un cercle
carré, il semble fort simple qu'on demeure incrédule devant
les manifestations spirites, comme on l'est devant les miracles
chrétiens. Nous n'avons point la prétention de convaincre les
personnes de mauvaise foi, puisque Dieu lui-même ne les con-
vertit pas. Jésus -Christ n'a-t-il pas dit dans l'Évangile que
quand même ils verraient les morts ressuscites, cela ne les
amènerait pas à croire? Nous autres nous ne ressuscitons pas
les morts, mais nous les mettons en état de converser avec
les vivants. Si nous n'avons pas toujours accepté les proposi-
tions qu'on nous a faites, c'est que nous savions d'avance
que nous aurions à lutter contre des partis pris et contre des
préventions obstinées. Plusieurs expériences ont échoué, c'est
possible; il suffit que d'autres réussissent certainement pour
prouver la vérité du spiritisme. N'oublions pas que nous
avons à évoquer des esprits, et qu'on ne leur commande pas
suivant ses caprices. Ils ne sont également disposés ni toujours
ni pour tous. Les croiriez-vous tenus de se montrer à heure
fixe, comme l'étoile que l'astronome attend à l'extrémité de
sa lunette?
Enfin, Monsieur, s'il s'est mêlé parfois du charlatanisme et
de la contrefaçon à nos pratiques, c'est qu'on abuse de tout
4i LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
dans le monde. De même qu'il y a de faux dévots, il peut bien
y avoir de faux spirites; vous ne voudrez pas, pour un tartufe
qui se rencontrera par hasard, envelopper dans une même
condamnation tous ceux qui font profession de piété; serait-il
juste de juger sur un ou deux charlatans tous les partisans sé-
rieux des communications d'outre-tombe?
Le Théologien. Non, je ne vous rends point solidaire de
tous les mensonges qui se débitent au nom de votre doctrine.
Je m'attache à vos interprètes les plus autorisés, à ceux qui
se donnent comme vos chefs et qui sont ainsi reconnus par
vous. C'est précisément en lisant leurs écrits que j'ai senti
mes doutes s'accroître.
Le Spirite. Yoilà ce qui me surprend , car pour moi , j'y
trouve de quoi faire évanouir toutes les incertitudes.
Le Théologien. Voyons un peu, s'il vous plaît. Vous me
dites donc que vous avez bien et dûment constaté que l'esprit
auquel vous parliez était celui de votre fille ?
Le Spirite. Assurément.
Le Théologien. Mais à quels signes le reconnaissez-vous?
Le Spirite. Tout se réunit pour le montrer. C'est le caractère
de l'enfant, ce sont ses idées, ses tours de phrase, son ortho-
graphe même et jusqu'à son écriture. Les réponses ont repro-
duit des secrets de famille qui n'étaient sus que d'elle et de
nous. Au milieu d'une assemblée toute étrangère, par l'organe
d'un médium qui ne l'avait jamais connue, on me dépeignait
ses traits, sa démarche et toutes les circonstances de sa vie. En
un mot, je l'aurais contemplée elle-même, en personne, que
ma conviction ne serait pas plus entière.
Le Théologien. Je comprends. Tenez, je vois là sur votre
table un des livres qui, sans doute, vous sont les plus
chers. Me permettriez-vous de vous en lire un ou deux pas-
sages ?
Le Spirite. Avec plaisir.
Le Théologien. Cette autorité ne saurait vous être suspecte.
M. Allan Rardec (si toutefois c'est là son vrai nom) est le pa-
triarche et comme le pontife du spiritisme. C'est lui qui en
garde les archives, lui qui en rédige les manifestes, lui qui en
LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE. 4K
encourage la propagande. Consultons -le sur la question
d'identité :
« Un fait démontré par l'observation et confirmé par les
esprits eux-mêmes, c'est que les esprits inférieurs emprun-
tent souvent des noms connus et révérés Le doute existe
parmi certains adeptes très-fervents de la doctrine spirite ;
ils admettent l'intervention et la manifestation des esprits,
mais ils se demandent quel contrôle on peut avoir de leur
identité '. »
Les esprits inférieurs dont il parle sont les esprits impurs,
méchants, railleurs, tapageurs, etc. Voyez ce qu'il en dit dans
un autre endroit :
« La rouerie des esprits mystificateurs dépasse quelquefois
tout ce qu'on peut imaginer On ne doit jamais se laisser
éblouir par les noms que prennent les esprits pour donner
une apparence de vérité à leurs paroles ^. »
Il dit encore : « La question de l'identité est une des plus
controversées, même parmi les adeptes du spiritisme; c'est
qu'en effet les esprits ne nous apportent pas un acte de noto-
riété; et l'on sait avec quelle facilité certains d'entre eux pren-
nent des noms d'emprunt; aussi, après l'obsession, est-ce une
des plus grandes difficultés du spiritisme pratique'. »
D'après cela, comment pouvez-vous bien vous flatter d'être
complètement à l'abri d'une mystification?
Le Spirite. La chose est très-simple. Un père ne se méprend
pas au langage de son enfant. Je vous l'ai dit, ce sont ses idées,
ses sentiments et même sa signature.
Le Théologien. Pour ce qui est de la signature, voici ce que
je lis dans le même auteur :
a Nous avons dit que l'écriture du médium change géné-
ralenient avec l'esprit évoqué, et que cette écriture se repro-
duit exactement la même chaque fois que le même esprit se
présente. On a constaté maintes fois que, pour les personnes
* M. Allan Kardcc, Le livre des esprits. Préface.
* /(/., Le livre des médiums, p. 427.
» Ibid., p. 3G2.
46 LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
mortes depuis peu surtout, cette écriture a une ressemblance
frappante avec celle de la personne en son vivant; on a vu des
signatures d'une exactitude parfaite. I^ous sommes du reste
loin de donner ce fait comme une règle et surtout comme
constant', nous le mentionnons comme une chose digne de
remarque'. »
Si je ne m'abuse, il suit de là que l'écriture n'est nullemen t
un signe certain pour discerner les esprits .
Le Spirite. Vous devriez en conclure tout le contraire.
Puisque l'esprit change souvent l'écriture du médium, puis-
qu'il y substitue la sienne, il est bien clair alors que c'est lui
qui répond et non pas un autre.
Le Théologien. Dites plutôt qu'il est clair que le médium
obéit à une action étrangère. Mais l'esprit qui se sert de sa
main peut prendre telle écriture ou telle autre, il en a donc
plusieurs à son service. Et s'il en a plusieurs, pourquoi ne
pourrait-il, avec un peu de talent, imiter celle d'une personne
connue? Nous voyons des calligraphes fort experts en ce
genre d'exercice, et apparemment, parmi les esprits, les plus
malins ne leur cèdent guère en habileté. Aussi M. Allan Kardec
avoue-t il franchement qu'il y a à^s faussaires dans le monde
spirite tout comme dans le nôtre ^.
Le Spirite. Alors celui qui me parle serait un esprit de
mensonge; or, c'est ce que dément tout l'ensemble de son ca-
ractère. Si vous voyiez comme ses réponses sont empreintes
de piété ! comme tout y est conforme à la vertu et à la sagesse!
Certes, si le doute pouvait subsister après de telles preuves, il
n'est plus sur la terre une personne à qui j'oserais me fier.
Je ne suis pas moins sur, en lui parlant, d'avoir affaire à une
âme honnête, que je ne suis certain, en conversant avec vous,
de parier au meilleur de mes amis, en même temps qu'à un
homme digne de tous mes respects.
Le Théologien. Merci mille fois de vos bons sentiments !
* Le livre des esprits. Préface.
* Le livre de,s médiums, p. 367.
LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE. 47
mais si vous no pouviez pas plus compter sur moi que sur vos
esprits , je m'estimerais fort en danger de les perdre.
Le Spirite. Et comment?
Le Théologien. Parce que je persiste à nier que vous puis-
siez avoir rien d'assuré relativement à la personne qui vous
parle.
Le Spirite. Voilà qui est curieux.
Le Théologien. Supposons pour un moment qu'un de ces
esprits que vos docteurs appellent malins, espiègles, tapa-
geurs..., ait l'intention de s'amuser à vos dépens. Le voilà
qui s'étudie à reproduire le langage et les sentiments de votre
fille, à imiter sa signature, en un mot, à la copier trait pour
trait dans sa conversation. Au moment de l'expérience, le
lutin est à son poste et se contrefait si bien que vous êtes pris
au piège. Vous croyez converser avec l'âme de votre enfant,
et vous n'êtes en rapport qu'avec un fourbe qui vous exploite.
Le Spirite. Et à quel dessein, s'il vous plaît?
Le Théologien. A quel dessein ? vos livres vous disent que
les esprits trompeurs n'ont point de plus grand plaisir que
d'abuser les hommes.
Le Spirite. Vous oubliez qu'il y a dans ces manifestations
des circonstances intimas, des détails de famille connus seu-
lement de mon enfant, et qui écartent toute possibilité de
supercherie.
Le Théologien. Les âmes , d'après votre système , sont ré-
pandues dans l'air et errent sans cesse autour de nous '. Bien
des choses que vous croyez soustraites à tous les yeux n'échap-
pent j)oint à leur attention. Si loin qu'elles se trouvent, elles
entendent, dites-vous, notre appel, et y répondent. Il n'est
donc nullement impossible qu'un esprit étranger ait connais-
sance des choses que vous regardez comme secrètes. S'il n'en
' Le livre des esprits, ch. iv, n. 4G. — Ibid., n. 119. « Pouvons nous dissimu-
ler quelques-uns de nos actes aux esprits? — Non, ni actes ni pensées. — D'après
cela, il semblerait plus facile de cacher unechose à une personne vivante que nous
!ie pouvons le faire après sa mort? — Certainement, et quand vous vous croyez
bien cachés, vous avez souvent ù coté do vous une foulo d'esprits qui vous voient. »
Cf. n. 449.
i8 LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
a pas été personnellement témoin , d'autres, aussi méchants
que lui, ont pu les lui révéler. Il arrive ainsi armé de toutes
pièces ; sa leçon est si bien apprise que vous ne le trouverez
pas en défaut, d'autant plus qu'il lui est toujours facile de se
tirer d'affaire en se retranchant dans la dignité de son silence.
Le Spirite. Mais c'est là une hypothèse absurde, dénuée de
toute vraisemblance, et à laquelle on ne peut s'arrêter.
Le Théologien. Dans les principes chrétiens que vous ad-
mettez comme moi, cette supposition est très-raisonnable;
elle repose sur les plus solides fondements; car nous savons
que les esprits mauvais se déguisent pour nous tromper,
qu'ils peuvent même au besoin se transformer en anges de
lumière.
Xe Spirite. Les principes chrétiens m'apprennent en même
temps que rien n'arrive en ce monde sans la permission du
Père céleste. Comment la Providence souffrirait-elle que les
esprits vinssent en son nom nous induire en erreur? Re-
marquez-le , c'est en employant le saint nom de Dieu , c'est
sous les auspices de la prière que l'évocation se fait ; en sorte
que s'il y avait erreur, ce serait Dieu lui-même qui devrait
être accusé de nous tromper. Vous le voyez, il est impossible
d'admettre qu'un esprit imposteur prenne la place de l'âme
que nous attendons.
Le Théologien. Ce que je vois, c'est que toutes ces considé-
rations ne sont rien moins que rassurantes. Vous priez; mais
parmi les promesses faites à la prière , en trouvez-vous une
seule qui vous mette en droit d'attendre d'elle de semblables
choses? quand est-ce que Dieu a déclaré qu'il suffirait d'in-
voquer son nom pour voir les esprits accourir vers nous , et
répondre aux questions qu'il nous plairait de leur adresser?
Sa fidélité n'est donc nullement engagée dans toutes ces cho-
ses. Est-ce qu'elle nous doit d'écarter des périls où nous jette
uniquement une vaine curiosité et une impardonnable im-
prudence ? Non . C'est à tort que l'on compte sur la Providence,
lorsqu'on sort des voies qu'elle a elle-même tracées. Vouloir
l'y faire intervenir, c'est tenter Dieu; y employer son nom ,
c'est le profaner, en le mêlant à des pratiques superstitieuses j
LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE. 49
déclarer sa solidarité engagée dans le résultat, c'est s'abuser
soi-même et se prédestiner à toutes les illusions.
Le Spirite. En vérité , vous me feriez peur , si je n'avais
pour moi le témoignage de ma conscience.
Le Théologien. Je désire qu'elle soit aussi éclairée que je
la crois sincère. Du reste , n'anticipons pas sur ce qui vrai-
semblablement reviendra plus tard dans nos entretiens. En ce
moment je me borne à ceci : donnez-moi un indice clair ,
évident, auquel je puisse reconnaître l'esprit qui parle.
Le Spirite. Mais, Monsieur, ceux que nous avons énumérés
ne vous paraissent-ils point suffisants?
Le Théologien. Non , sans doute. Vous avez pu constater
vous-même comme ils laissent le champ libre à des hypo-
thèses fort possibles et qui détruisent toute sécurité.
Le Spirite. On n'en demande pas tant pour constater l'iden-
tité d'un de nos semblables.
Le Théologien. Le cas est bien différent. Par exemple, je
vois un homme, je puis l'étudier dans ses actions , le suivre
dans toute sa conduite ; non-seulement je le connais exté-
rieurement , je finis encore par être complètement édifié sur
ses mœurs et sur son caractère. Mais cet être mystérieux qui
ne s'exprime que par signes et que je ne vois pas , cet esprit
dont je ne sais rien , sinon sur le témoignage qu'il se rend
à lui-même, est-il bien réellement ce qu'il dit, ou joue-t-il
un rôle devant moi? suis-je témoin <i'une révélation sérieuse,
ou suis-je dupe de la plus triste comédie? Voilà mon doute.
Si vous m'en pouvez tirer, je vous en serai reconnaissant.
Tout ce que je réclame , c'est que vous n'étendiez pas aux
esprits le privilège que nous accordons si gracieusement à nos
voisins d'outre-mer, je veux dire le droit de débarquer et de
voyager sans passe-port au milieu de nous. Car pour ces
hôtes d'un autre monde, un peu de rigueur est nécessaire;
il faut avoir leur signalement, et exiger qu'ils nous prouvent
dûment leur identité.
Le Spirite, C'est bien ainsi que nous l'entendons. Mais
quelle raison avez-vous de ne pas vous en rapporter à leur
parole ?
1* 4
BO LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
Le Théologien. Vous savez si cela suffit lorsqu'il s'agit d'un
inconnu. La prudence la plus vulgaire veut qu'il exhibe des
pièces à l'appui de ses assertions , ou qu'il se réclame de per-
sonnes dignes de toute confiance. Mais vos esprits, quelle ga-
rantie nous offrent-ils? Ils savent, dites-vous, beaucoup de
choses, j'en conviens. Ils ont les manières, le langage de ceux
dont ils prennent le nom, c'est possible. Ces preuves suffi-
raient, en certains cas, pour prouver l'identité, s'il s'agissait
de personnes vivantes ; mais avec les morts , il y faut mettre
un peu plus de façon , parce qu'ici la mystification est infi-
niment plus facile. Tant que vous ne m'aurez pas montré
qu'on ne peut supposer une substitution , je soutiens que
vous ne sauriez avoir aucune assurance raisonnable.
Le Spirite. Votre logique est cruelle. A quoi bon rompre
un charme si propre à consoler la douleur? Quoi! Monsieur,
vous enviez à un père, à une mère, cette persuasion si douce
qu'ils peuvent encore converser avec l'âme d'un enfant dont
la mort a assomb ri leur existence ! Après tout , quand même
il y aurait péril de quelque illusion, ne voyez-vous pas qu'elle
est de celles qui ne peuvent entraîner aucune suite fâcheuse,
et qu'elle aura pour effet de cicatriser les blessures du cœur,
de soulager la tristesse? Ministre d'un Dieu de charité, laissez,
laissez à ceux qui pleurent l'espoir de retrouver quelquefois les
objets de leur tendresse. Il est trop dur de venir vous placer
entre ces âmes qui se comprennent et se répondent, pour y
jeter un doute plein d'amertume, pour y faire naître un soup-
çon capable d'étouffer toute joie.
Le Théologien. Ah ! Monsieur, que je vous laisserais volon-
tiers en possession de la vôtre, si cette conduite ne me parais-
sait mille fois plus cruelle encore !
Le Spirite. Comment l'entendez-vous?
Le Théologien, Écoutez. Je sup})ose que votre fille, au lieu
d'avoir été ravie à votre affection à l'âge de seize ans , soit
tombée dès le berceau aux mains d'une cruelle nourrice qui,
voulant assurer l'avenir de sa propre enfant, ait tramé et ac-
compli un horrible échange. Celle qui vous appartient a dis-
paru, elle est enfermée peut-être loin du jour et de la lumière ;
LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE. 54
pendant ce temps sa pauvre mère couvre de ses baisers et
presse sur son cœur le fruit d'un sein étranger; vous-même,
vous, le père de cette infortunée, vous enveloppez de votre
amour une créature qui n'a rien de commun avec votre sang;
à elle iront vos affections, à elle un jour votre nom, vos biens
et votre héritage. Ah! je le demande, si quelqu'un avait con-
naissance de cette affreuse substitution , au nom de l'huma-
nité, ne serait-il pas tenu de la découvrir ?
Le Spirite. J'en conviens; mais quel rapport...
Le Théologien. Le rapport est frappant. Catholique comme
moi, vous admettez assurément l'existence du purgatoire ; vous
n'ignorez pas que pour être reçu au baiser éternel du Père
céleste, il faut être pur comme les rayons du soleil, et que peu
d'âmes échappent à la nécessité de subir, quelque temps du
moins, les peines expiatoires. Qui sait si en ce moment votre
enfant, toute innocente qu'elle fût d'ailleurs, en est entièrement
délivrée? Or, tandis qu'elle souffre loin de son Dieu et loin
de vous, une autre vient ici tenir sa place dans vos affections ,
vous amuser par de beaux discours, peut-être vous tromper
sur son sort et vous persuader tout le contraire du vrai. J'ai
vu. Monsieur, un de ces prétendus esprits jeter dans le déses-
poir une femme chrétienne, en prenant le nom de sa sœur,
ange de piété et de vertu, en déclarant qu'elle était damnée.
Et vous ne voulez pas que nous fassions luire la lumière sur
ces mystères de ténèbres? vous prétendez que nous laissions
les sentiments les plus nobles et les plus sacrés du cœur hu-
main prendre le change et s'égarer en embrassant de vains
fantômes? Des fantômes ! que dis-je, peut-être des êtres cor-
rompus, malfaisants, de ces esprits inférieurs, comme vous
les appelez, qui ne trouvent leur bonheur que dans la trom-
perie et dans le mensonge. Ah! quand il n'y aurait j)oint
d'autre péril, ce serait certes pour nous un devoir de démas-
quer l'imposture. Vos maîtres eux-mêmes admettent qu'on ne
peut prouver l'idenlité quey'w^t^w'à uti certain point \ ce qui
* Le livre des cf^prits. Préface. — « Avouons que malgré tout, les esprits mal-
veillants peuvent tenter do nous tromper. Les substitutions no sont pas rares , »
(T)' Grand. iMtrex (Vun cathol. sur le spiril., p. 107.)
52 LES COMMUNICATIOTS D'OUTRE-TOMBE.
veut dire qu'il y a toujours du doute et de l'incertitude.
Quelle consolation peut subsister avec ce doute? quelle joie
sérieuse est compatible avec cette incertitude ? Je ne sais si
l'interlocuteur caché qui me répond est l'âme de mon ami ou
s'il n'est pas un esprit pervers; et je m'estimerais heureux de
converser avec lui ! Quant à moi, Monsieur, j'avoue que ce
n'est point là que je chercherai le remède à mes larmes.
Les exercices religieux m'offrent un moyen sûr d'entrer en
communication avec mes chers défunts. Sont-ils souffrants,
je les soulage par ma prière; sont-ils heureux, je communie
en quelque sorte à leur joie par mon amour. Là, point d'illu-
sion possible; tout est certitude, tout est vérité, tandis qu'au
contraire ces ombres que vous faites passer devant moi, si elles
cachent quelque réalité, peuvent bien n'être que des person-
nages dont la pensée fait horreur, et qui, si je les voyais de
près, me glaceraient d'épouvante.
Le Spirite. Ces appréhensions, je les partagerais avec vous
si nous n'avions un moyen infaillible de nous tirer du doute
qui vous fait peine.
Le Théologien. Ce moyen, quel est-il?
Le Spirite. Très-simple et très-facile. Mais comme je pré-
vois qu'il soulèvera encore quelque discussion, permettez que
nous remettions notre conversation à demain.
Le Théologien. Volontiers; la nuit porte conseil. Les esprits
en profiteront sans doute pour venir remercier leur avocat et
lui fournir encore de nouvelles armes
II
LES PROCEDES.
Le Théologien. Eh bien ! Monsieur, sommes-nous définiti-
vement d'accord sur l'impossibilité de décerner au spiritisme
un brevet d'orthodoxie?
LES COMMUNICATIONS DOUTRE-TOMBE. 53
Le Spirite. Telle qu'elle est présentée dans plusieurs de nos
livres, la doctrine des esprits s'écarte évidemment de la foi
catholique. Mais je l'ai dit et je le répète, ceci n'a pour moi
qu'une très-médiocre importance.
Le Théologien. Comment! les esprits mentent, et vous ne
vous en inquiétez pas ?
Le Spirite. Rien ne m'oblige à croire que toutes les expé-
riences aient été bien faites. On a pu prendre le change sur
le caractère de ceux qui parlaient.
Le Théologien. Voilà bien ce que j'avais l'honneur de vous
dire. Si les gros bonnets du spiritisme s'y trompent, le vul-
gaire pourra-t-il jamais s'y retrouver?
Le Spirite. Quant à moi, je n'accepte aucune solidarité avec
personne. Les communications que j'obtiens, si elles font
moins de fracas, n'en sont que plus sûres.
Le Théologien. De quelle manière vous y prenez-vous ?
Le Spirite. Delà manière la plus simple. Tantôt j'impose mes
mains à une table et elle me répond; tantôt je prends un crayon,
et, me mettant sous l'influence de l'esprit, j'écris sous sa dictée.
Le Théologien. Avez- vous alors conscience de ce que votre
main trace sur le papier ?
Le Spirite. Quelquefois oui, quelquefois non. Mais dans les
deux cas, je sens très-bien que ce que j'écris n'est pas de moi,
et que c'est un autre qui parle.
Le Théologien. Allez-vous aussi aux réunions de vos con-
frères et aux séances publiques ?
Le Spirite. Oui, Monsieur, et j'avoue que je suis profon-
dément édifié de tout ce que j'y vois. On débute toujours par
la prière. Tout ce que l'on fait, c'est au nom de Dieu. Et puis
on y entend des choses si belles, si touchantes! Écoutez, par
exemple, cette communication obtenue dernièrement à Metz :
« La prière est une aspiration sublime à laquelle Dieu a
donné un pouvoir si magique, que les esprits la réclanKMit pour
eux constamment. Tendre rosée qui est comme un rafraî-
chissement pour le pauvre exilé de la terre... Priez : c'est un
mot descendu du ciel , c'est la goutte de rosée dans le calice
d'une fleur, c'est le soutien du roseau pendant l'orage, c'est la
84 LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
planche du pauvre naufragé pendant la tempête, c'est l'abri
du mendiant et de l'orphelin, c'est le berceau de l'enfant pour
s'endormir. Emanation divine, la prière est ce qui nous relie
à Dieu par le langage, c'est ce qui l'intéresse à nous ; le prier
c'est l'aimer; l'implorer pour son frère, c'est un acte des plus
méritoires \ »
Je voudrais vous citer tout le reste, tellement ce morceau
me paraît ravissant.
Le Théologien. Voulez-vous me le laisser parcourir des
yeux.
Le Spirite. Bien volontiers.
Le Théologien. L'esprit qui a dicté ceci avait lu la Religion
naturelle de M. Jules Simon.
Le Spirite. Que voulez- vous dire ?
Le Théologien. Je dis que cet esprit est pour le moins ra-
tionaliste. Écoutez plutôt :
« La prière agit directement sur l'esprit qui en est le but,
elle ne change pas ses épines pour des roses, elle ne modifie
pas sa vie de souffrances, — ne pouvant rien sur la volonté
immuable de Dieu, — qu'en lui imprimant cet essor de vo-
lonté qui relève son courage, en lui donnant la force pour
lutter contre les épreuves et les dominer*. »
Ce qui signifie, en meilleur français, que la prière agit non
sur Dieu, mais sur l'homme; elle n'obtient rien de la volonté
divine, puisque celle-ci est immuable, mais elle modifie notre
volonté en l'élevant au-dessus d'elle-même. Voilà votre théo-
rie. Maintenant prenez l'ouvrage que je viens d'indiquer, lisez
dans la IV^ partie le chapitre i"', qui concerne la prière, vous
me direz ensuite qui il faut féliciter : ou M. Jules Simon, d«
se trouver si bien d'accord avec les esprits; ou les esprits, de
répéter fidèlement les leçons d'un si grand philosophe.
Le Spirite. Vous voulez rire.
Le Théologien. Pas du tout, cette observation est très-sé-
rieuse. Les esprits visent à la popularité, et ils ne peuvent
* Le spiritisme à Metz y p. 6.
' Ibid. Cf. Le livre des esprits, t. II, c. II, n. 340 et suiv.
LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE. S5
mieux faire que d'entrer dans les idées qui sont acceptées le
plus facilement à notre époque. Aussi remarquons-nous qu'ils
n'y manquent jamais; c'est ce qu'atteste tout l'ensemble de
leur doctrine.
Le Spirite. Mais où prétendez-vous en venir?
Le Théologien. A ceci: que concevant ainsi la prière, vous
ne sauriez prendre acte de celle que vous faites pour affirmer
que l'esprit évoqué vient au nom de Dieu.
Le Spirite. Je ne vous comprends pas.
Le Théologien. Rien n'est pourtant plus simple. Si la prière
que vous adressez à Dieu n'influe en rien sur sa volonté, pour-
quoi vous flattez-vous qu'en sa considération il vous en-
verra un bon esprit?
Le Spirite. C'est que par là nous méritons de l'obtenir.
Le Théologien. Très-hien-j mais la volonté divine étant im-
muable, c'est-à-dire, selon vous, insensible à tout ce qui vient
de l'homme, notre mérite ne peut pas plus la modifier que
votre prière. En outre, pensez-vous que la demande adressée
par vous soit agréable au ciel?
Le Spirite. Et pourquoi pas ?
Le Théologien. D'abord, ce que vous réclamez, c'est un
miracle. *
Le Spirite. C'est du moins un fait extra naturel, ou, si vous
aimez mieux, surnaturel, j'ensuis d'accord.
Le Théologien. Et ce miracle ou ce fait surnaturel, vous le
demandez moins que vous ne l'exigez par une sorte de com-
mandement.
Le Spirite. Le commandement s'adresse à l'esprit.
Le Théologien. Oui, au nom de Dieu, que vous faites sans
cesse intervenir. Or, ce droit de commander aux esprits de la
part de Dieu, de qui le tenez-vous?
Le Spirite. Mais il me semble qu'il ne peut venir que de
Dieu lui-même.
Le Théologien. Qui vous prouve que Dieu vous l'a conféré?
Le Spirite. L'expérience.
Le 'Théologien. Permettez. L'expérience ne saurait rien dé-
montrer ici. Vous posez le commandement, le résultat se pro-
66 LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
duit. Voilà le fait. Maintenant, au nom de qui l'esprit est-il
venu, c'est la question qui demeure.
Le Spirite. Mais, Monsieur, l'esprit ne peut venir qu'avec
la permission de Dieu.
Le Théologien. Venir avec lapermission de Dieu et venir ««^
nom de Dieu %oxil à^xTL choses bien différentes. L'esprit qui
trompait Achab, en mettant le mensonge dans la bouche de
ses prophètes, venait avec la permission de Dieu 5 car le Sei-
gneur lui avait répondu: « Tu l'abuseras et tu prévaudras; va
et fais comme tu as dit * . » Ah ! Monsieur, que de fois j'ai trem-
blé que vous et ceux qui vous imitent vous ne soyez victimes
d'une déception semblable!
Le Spirite. C'est impossible. Dieu sait que nos intentions
sont droites, il ne saurait souffrir qu'un esprit menteur se pré-
sente sous le couvert de son nom, et se prévale de notre reli-
gion pour en imposer à notre bonne foi.
Le Théologien. Prenez garde de mettre sans motif la reli-
gion en cause; si vous êtes trompés, vous ne devez l'imputer
qu'à vous.
Le Spirite. Comment cela, Monsieur?
Le Théologien. De tout temps il y a eu certaines contrefa-
çons des actes religieux contre lesquelles le christianisme a
grand soin de nous prémunir. C'est ce qu'on appelle divi-
nation, culte superflu, vaine observance, ou plus générale-
ment superstition.
« Il y a superstition, dit Mgr Gousset, lorsqu'on invoque
d'une manière expresse ou tacite le secours du démon pour
connaître les choses cachées, occultes, secrètes, dont nous ne
pouvons acquérir la connaissance par des moyens naturels...
On distingue deux manières d'invoquer le démon, l'une ex-
presse, l'autre tacite. L'invocation est expresse quand on
l'invoque nommément sous une dénomination quelconque.
Elle est tacite , quand on cherche à connaître une chose par
' Egressus est spirilus etstetit coram Domino était : Egodecipiam illum. Cui
locutus estDominus : In que? Et ille ait : Egrediar eterospiritus mendax in ore
omnium prophelarum ejus. El dixit Dominus : Decipies et praevalebis, egredere
etfacita. (III Reg., xxii,22,)
LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE. W
des moyens que l'on sait ne pouvoir nous procurer naturel-
lement cette connaissance '. »
Remarquez, Monsieur, ces derniers mots, et voyez bien
si on ne les pourrait pas appliquer à ce qui se passe dans les
expériences du spiritisme.
Le Spirite. Je vous assure que parmi nous personne ne
pense à invoquer l'esprit impur.
Le Théologien. J'aime à le croire, d'autant plus que, aux
yeux de vos docteurs, le démon semble n'être qu'un mythe*.
Mais pour que cette invocation existe, il n'est pas nécessaire
d'y penser.
Le Spirite. Eh quoi! vous voulez nous rendre responsables
de ce que nous n'avons ni dans l'esprit, ni sur nos lèvres?
Le Théologien. Outre le langage de la parole, il y a encore
celui des actions. Quand on prend certains moyens dans le
but d'obtenir un effet déterminé, n'est-ce pas comme si on
disait que l'on veut ce résultat?
Le Spirite. Sans doute.
Le Théologien. Et si le moyen adopté n'a aucun rapport
naturel avec l'effet que l'on désire, n'est-il pas clair qu'on
l'attend d'une intervention étrangère?
Le Spirite. Cela va sans dire.
Le Théologien. Vous ne soutiendrez pas qu'il y ait une re-
lation naturelle entre l'imposition de vos mains sur une table
et la présence d'un esprit, entre le crayon que vous tenez
entre vos doigts et la révélation de ce qui se passe dans l'autre
monde ?
Le Spirite. Non, Monsieur, je l'ai dit, c'est une opération
surnaturelle.
Le Théologien. Reste donc à savoir de qui vous attendez
cette opération.
Le Spirite. Nous l'attendons de l'esprit lui-même.
* Mgr Gousset, Théol. morale duDécalog.., n. 4<8.
* Cf. Instruct. pratiq. sur les manif. spirit., aux mots Démon et Satan. « Selon
la doctrine spirite, Satan n'est point un être distinct, c'est la personnification du
mal et de tous les mauvais esprits. » [Ihid.) Liv. des esprits, n. 62, etc.
» LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
Le Théologien. Alors pourquoi invoquer Dieu?
Le Spirite. Quand je dis que nous l'attendons de l'esprit,
ce n'est pas pour exclure l'action divine, puisqu'elle est tou-
jours la cause première de tout ce qui est bon.
Le Théologien. Vous convenez donc que votre opération
n'est légitime que si elle a pour principe la volonté, le bon
plaisir de Dieu?
Le Spirite, Bien entendu.
Le Théologien. Nous y voilà. Moi je vous conteste précisé-
ment le droit d'attribuer à Dieu un effet semblable.
Le Spirite. Quelles sont vos raisons?
Le Théologien. Les voici : Dieu est l'auteur de la nature
et l'auteur de la grâce. Tout ce qu'il accomplit^ il le fait à
l'un de ces deux titres. Or, dans le cas présent, vous n'êtes
pas sans doute tenté de dire qu'il agisse comme auteur de
la nature, car le phénomène est tout à fait en dehors des lois
naturelles.
Le Spirite. C'est évident. Et pourtant il faut bien ajouter
que nous ne connaissons point la portée de toutes les forces
cachées au sein de la création.
Le Théologien. Il n'est pas besoin que notre science aille
jusque-là. Nous voyons ici intervenir une intelligence; cette
intelligence n'anime habituellement ni la table, ni le crayon,
ni aucun des objets dont on se sert pour avoir ses réponses.
Quand elle fait mouvoir toutes ces choses, il est bien clair
que c'est un effet en dehors des lois ordinaires.
Le Spirite. Je vous accorde ceci. D'un autre côté, je ne
voudrais pas dire que Dieu agisse alors précisément comme
auteur de la grâce.
Le Théologien. Vous avez pourtant des esprits qui ne re-
culent pas devant cette expression'. Quant à nous, prenons-
en une autre, et disons qu'il devrait agir alors comme auteur
de l'ordre extra naturel ou surnaturel.
Le Spirite. Très-bien.
Le Théologien. Pour que nous soyons en état d'attendre
* Cf. hîv. des esprits, liv. II, ch. 2.
LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE. 59
un effet surnaturel de tel ou tel moyen dont nous usons, il
faut de deux choses l'une : ou que cet effet y soit attaché
comme de lui-même, ou qu'une promesse divine soit inter-
venue. Vous allez me comprendre. A la prière est attachée
le secours de Dieu, soit dans l'ordre de la nature, soit dans
l'ordre de la grâce, car il est tout simple qu'un père se laisse
toucher par les supplications de ses enfants; aussi quand
nous attendons ce secours, notre espérance n'est ni vaine
ni téméraire. Mais il y a d'autres cas où une parole positive
est indispensable pour expliquer notre foi. Quel rapport, par
exemple, entre l'eau du baptême et l'amitié divine, entre la
formule prononcée par un homme et le pardon accordé par
le ciel ? Ici c'est l'institution du sacrement qui justifie notre
confiance. Seule la promesse de Jésus -Chnst pouvait créer
un lien entre des choses si diverses. Je demande donc en vertu
de quelle institution, sur l'autorité de quelles promesses vous
attendez des pratiques employées par un médium la présence
d'un esprit venant au nom de Dieu.
Le Spirite. Quand je ne pourrais vous répondre, je ne vois
pas en quoi vous triompheriez, car, à mon tour, ne puis-je
demander en vertu de quelle promesse nous attendrions les
mêmes choses de l'esprit ^mauvais ?
Le Théologien. Oh ! il n'y a point de parité à établir. Ce-
lui qui, d après l'Évangile, est le père du mensonge et le
prince des ténèbres, ne fait point tant de cérémonies; il est
toujours prêt à intervenir du moment qu'il trouve une fx>rte
ouverte.
Le Spirite. Mais quelle serait celle que nous serions censés
lui ouvrir? Dans ce qui se passe chez nous, vous trouvez une
hivocation formelle de Dieu; pour le démon, il n'y en a au-
cune, ni expresse ni sous-entendue.
Le Théologien. D'invocation expresse, non, siée n'est de
la part de ceux qui recourent, comme ils disent, à la petite
évocation, dans les cas difficiles. INlais l'appel tacite existe par
le fait même que vous voulez un effet surnaturel, et que vous
n'avez aucun motif de l'attendre de Dieu. Car, comme il n'y
a que deux puissances qui soient capables de le produire,
60 LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
si l'une s'y refuse, si elle ne vous autorise pas à espérer , il
faut bien pour l'obtenir que vous vous tourniez du côté de
l'autre. Sans compter qu'il peut y avoir un pacte que vous ne
connaissez pas, et dont vous remplissez les conditions sans le
savoir.
Le Spirite. Comment prouverez-vous que Dieu se refuse à
faire ce que nous demandons ?
Le Théologien. La preuve en est dans toute l'Écriture. Dès
le temps de Moïse, Dieu avait défendu d'évoquer les morts
pour leur demander la vérité, déclarant que cette pratique
était en abomination à ses yeux ' . Aussi la loi avait-elle pro-
noncé contre elle les châtiments les plus sévères. On sait
queSaûl extermina tous ceux qui s'y livraient, jusqu'au mo-
ment où il voulut lui-même y recourir, ajoutant à ses fautes
précédentes cette dernière faute : aussi l'ombre de Samuel
ne lui donna-t-elle qu'une réponse de mort*. Le christia-
nisme ne s'est pas montré moins énergique pour réprouver
ces communications partout où il les a trouvées. La nécro-
mancie, sous quelque forme qu'elle se présentât, y a toujours
été considérée comme illicite et sacrilège.
Le Spirite. Pourtant, Monsieur, nous lisons dans les his-
toires de nos saints bien des conversations qu'ils ont eues
avec les âmes des défunts.
Le Théologien. Vous n'en trouvez pas une seule qu'ils
aient cherchée, comme vous, par des moyens superstitieux. Sur
l'ordre de Dieu, les âmes ont pu leur apparaître, soit pour
leur faire part de leur gloire, si elles étaient bienheureuses,
soit pour réclamer leurs prières, si elles étaient souffrantes.
Mais dans ces communications, le ciel avait l'initiative. Point
d'intermédiaires factices, point d'instruments bizarres ni de
conventions arbitraires, rien à quoi on attachât une vertu
secrète ou qui sentît un pacte conclu avec des puissances
mystérieuses.
* Néc inveniatur in te qui quœrat a moriuis veritaiem. Omnia hœc abominatur
Dominus. {Deut., xviii, il, 12.)
» I Régi, c. XXVIII.
LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE. 61
Le Spirite. Je puis bien vous affirmer qu'il n'y a chez nous
aucun pacte. Les moins chrétiens n'y croiraient pas, les autres
en auraient horreur.
Le Théologien. Monsieur, j'ai une question à vous adres-
ser. Pourriez-vous, s'il vous plaît, m'expliquer comment il se
fait qu'un infidèle qui ne croit ni en Dieu ni à l'Église,
baptise véritablement s'il verse de l'eau sur la tète d'un enfant
en prononçant les paroles sacrées ?
Le Spirite. Je sais que tel est l'enseignement du catéchisme.
Il faut donc dire que la grâce est attachée à ce rite, quelle
que soit la croyance de celui qui l'emploie. Cependant, si je
ne me trompe, il doit avoir l'intention générale de faire ce
que fait l'Église.
Le Théologien. Oui, c'est cela. Cette intention suffit pour
faire entrer un instant l'infidèle dans la pensée même de Jésus-
Christ, et lui faire accomplir une œuvre toute surnaturelle.
Or, maintenant sachez que le démon parodie les œuvres de
Dieu. Lui aussi a ses sacrements, c'est-à-dire des rites, des
observances, auxquels sont attachés certains effets dont il est
l'auteur. Quiconque se met dans les conditions qu'il a déter-
minées se trouve par là même identifié avec lui pour l'effet à
produire, quelles que soient d'ailleurs ses idées et ses croyan-
ces. Voilà ce qui existe dans une foule de pratiques magiques,
superstitieuses. En est-il de même des faits du spiritisme?
Cela paraît fort vraisemblable, et j'avoue que je suis très-porté
à le croire.
Le Spirite. Mais, Monsieur, si l'on n'a nulle intention d'a-
voir des relations avec les esprits impurs?...
Le Théologien. Vous avez toujours celle de lier conversa-
tion avec ceux qui viennent d'ordinaire et que vous ne con-
naissez pas d'une manière certaine. C'en est assez pour que
ce commerce vous soit justement imputé.
Le Spirite. Il y a des opérateurs qui protestent avec éner-
gie qu'ils ne veulent à aucun prix se trouver en contact avec
le démon.
Le Théologien. J'ai ouï dire que quand cette protestation
est absolue, elle enchaîne toute la puissance des médiums et
68 LES COMMUNICATIONS D' OUTRE-TOMBE;
met obstacle aux expériences. Mais plusieurs, tout en parais-
sant la faire, la rétractent équivalemment par leurs actes,
puisqu'ils continuent à désirer, à appeler les mystérieux in-
terlocuteurs.»
Le Spirite. Vous me dites là. Monsieur, des choses bien
étranges. Selon vous, les pratiques dont nous avons parlé se-
raient donc une sorte de sacrement diabolique qui aurait la
vertu de produire les phénomènes spirites, à peu près comme
le baptême produit la grâce ?
Le Théologien. Je n'affirme pas qu'il en soit ainsi, mais je
dis que nous avons tout sujet de le craindre. Car enfin, ces
pratiques ont une vertu; cette vertu n'est ni naturelle ni
divine. Alors veuillez bien, je vous prie, me la définir.
Le Spirite, Ce serait la première fois qu'on aurait vu chose
pareille.
Le Théologien. Non, Monsieur, détrompez-vous. A toutes
les époques, la magie a eu ses rites plus ou moins compliqués ,
souvent tout à fait semblables à ce que nous voyons aujour-
d'hui. Est-ce que vous n'avez pas entendu citer ce texte fa-
meux de Tertullien, qui reprochait aux magiciens de son
temps de faire parler les tables ?
Le Spirite. On m'en a dit vaguement quelque chose ; j'ai-
merais à savoir au juste ce qu'il en est.
Le Théologien. Tertullien, pour expliquer les faits qui se
produisaient de son temps, recourt à la théorie même que je
viens d'émettre. Il suppose une invitation adressée aux mau-
vais esprits une fois pour toutes, ensuite on n'a plus qu'à
renouveler les signes de convention pour voir les âmes des
morts revenir et les tables annoncer les choses cachées* . Voilà
ce que pensaient les premiers chrétiens, voilà ce que disaient
les Pères.
Le Spirite. Après tout. Monsieur, ceci ne regarde que les
médiums et ceux qui leur commandent; mais du moment que
^ Tertull. Aipol. XXIII. Magi phantasraata edunt etjam defunctorum infamant
animas... habentes semel invitatorum angelorum et daemonum assistentem ibi
potestatem, perquosetcaprse et mensae divinare coasueveruat.
LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE; 6ft>
je me borne à consulter, je suis absolument en dehors de tout
danger de mal faire.
Le Théologien. Il y a une solidarité élroite entre celui qui
adresse la question et celui qui procure la réponse. D'abord
le premier est cause par rapport à l'acte du second; ensuite
lui-même est mis en contact avec l'esprit auquel il parle par
cet intermédiaire. Si la conversation est satanique, il est clair
que chacun des interlocuteurs y a sa part et s'y trouve mêlé
pour son propre compte. Puis, quand vous forcez le démon
à parler, vous devenez en quelque sorte l'obligé du démon.
Vous vous soumettez à son action, vous lui accorde z sur votre
personne une certaine puissance dont il n'est pas toujours
facile de calculer la portée.
Le Spirite. Monsieur, vous êtes sévère, et malgré l'autorité
qu'a pour moi votre parole, j'aimerais à savoir si d'autres
partagent ces idées.
Le Théologien. Les idées que j'exprime sont celles des pas-
teurs chargés de veiller au dépôt de la foi. Il y a à Rome une
congrégation de cardinaux créée pour ce grand objet ; voici
ce qu'elle dit à propos des abus du magnétisme :
«L'application de principes et de moyens purement phy-
siques pour obtenir des ^effets vraiment surnaturels est une
déception illicite et qui tient à l'hérésie \ »
Voici maintenant le commentaire que fait sur ces paroles un
éminent évèque parlant à tous les prêtres de son diocèse.
« Cette décision, rapprochée de plusieurs antres principes
qui sont certains par l'Écriture et par la tradition, vous four-
nira. Messieurs, des principes de solution par rapport à l'une
des pratiques les plus dangereuses et les plus coupables, je
veux dire lu communication avec les esprits. La foi ne permet
pas de douter que le recours aux morts pour apprendre la
vérité ne soit un crime abounnable devant Dieu et digne des
châtiments les plus terribles. Or, s'il n'est pas permis d'inter-
roger les morts, et, parconscc[uent, si Dieu refuse aux morts
la faculté de répondre aux questions que les vivants ne peu-
* Encyclique de laCongrég. de l'inquisit., ^\ix ies o6us du ma^ntjtjsme.
64 LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE.
vent leur adresser licitement, de quelle source peuvent donc
émaner ces réponses que l'on se flatte d'obtenir et que l'on
obtient quelquefois? Manifestement nul autre que l'esprit
d'erreur et de ténèbres ne peut obéir à ces interpellations
coupables. La communication avec les espritsest donc ni plus
ni moins le commerce avec les démons ; et c'est par consé-
quent le retour à ces monstrueux désordres et à ces supersti-
tions damnables, qui ont placé pendant tant de siècles et qui
placent encore les nations païennes sous la honteuse servi-
tude des puissances infernales... Aucune conscience éclairée
ne peut se permettre ni cette évocation des morts, ni ce recours
aux esprits quelconques, ni ces questions sur les mystères les
plus impénétrables de la vie présente et sur les mystères de la
vie future... Les seuls rapports qui nous soient permis avec
les esprits, ce sont les rapports surnaturels qui consistent
dans la prière, dans l'invocation des anges et des élus, dans
la méditation de leurs vertus, dans le souvenir et l'imitation
de leurs exemples, dans la docilité à suivre les inspirations in-
térieures que leur intercession auprès de Dieu peut faire arri-
ver dans nos cœurs ' . »
Vous voyez si j'ai surfait la doctrine.
Le Spirite. Monsieur, je professe un profond respect pour
la parole des prélats qui sont nos maîtres dans la foi. Tous
se montrent-ils aussi opposés au spiritisme que celui à qui
vous empruntez ce passage ?
Le Théologien. Je pourrais vous en citer bien d'autres, si je
ne craignais de vous être à charge ; vous pouvez lire les lettres
pastorales de NN. SS. les évêques de Québec, de Viviers, d'Or-
léans, de Rouen, de Cambrai, de Mons, de Marseille, d'Au-
tun, de Verdun, d'Alby, de Rennes, de Dijon, etc.. Vous
trouverez partout les mêmes réprobations, partout des quali-
fications semblables. Et il ne faut pas vous en étonner, car le
sens catholique répugne à se permettre ces choses tout autant
que la science théologique les condamne.
Le Spirite. Pourtant je vois des personnes pieuses qui ne se
* MgrPiç, Discours etinstr. pastor.^ 1. 111, p. 4345. -^
LES COMMUNICATIONS D'OUTRE-TOMBE. 65
font point scrupule d'y prendre part. Elles conlinuent de
fréquenter les sacrements en même temps que nos réunions,
tour à tour elles paraissent aux expériences spirites et à la
table sainte. Ainsi le clergé ne porte pas partout un jugement
aussi rigoureux.
Le Théologien. Monsieui-, ce que vous dites peut tenir à
bien des causes qui n'infirment en rien l'unanimité des ré-
probations. Il y a des âmes tellement obstinées dans certaines
idées que le prêtre essayerait vainement de les en faire démor-
dre. Quand il les croit dans la bonne foi, souvent il lesaban-
donne à leur conscience. D'autres ne portent pas même à son
tribunal des pratiques dont elles ne comprennent pas ou ne
veulent point comprendre la grièveté. Il n'y a donc absolu-
ment rien à conclure du fait que vous mettez en avant, et
qui ne saurait être après tout qu'une exception assez rare.
Le Spirite. Eh bien ! je veux supposer avec vos autorités que
la source des révélations spirites soit réellement le démon.
Nous nous tiendrons donc en garde contre ses ruses, mais si
nous pouvons les forcer à faire le bien, ne sera-ce pas une
œuvre licite et méritoire ?
Le Théologien. Je vous entends, vous êtes persuadé que les
résultats du spiritisme ei^ sont la justification.
Le Spirite. Oui, Monsieur, et c'est là le coté le plus fort de
ma thèse. Puisque j'ai passé pour battu jusqu'à présent, j'au-
rais bien envie de prendre contre vor.s une bonne revanche.
Le Théologien. A demain, si vous voulez. Nous aurons plus
de loisir pour donner à ce point de vue toute l'importance
qu'il mérite.
Le Spirile. A deinain donc. Trouvez-vous ici à pareille
heure.
A. Matignoiv.
LES SAINTS APOTRES
PAUL, JACQUES ET JEAN.
Le rationalisme protestant d'Allemagne, qui voit dans le
christianisme plutôt un système ou un ensemble de systèmes
qu'une religion, et qui en attribue l'établissement moins à
Jésus-Christ qu'aux apôtres, s'est appliq ué avec un soin parti-
culier à étudier au pied de la lettre et à comparer entre elles
ce qu'il appelle leurs différentes doctrines. Sous le charme
de l'antithèse, et poussé par la manie du parallèle, il ne se
lasse point de rapprocher les uns des autres ou d'opposer
entre eux ces fondateurs de l'Eglise, pour faire mieux ressor-
tir les l'apports et les différences soit de leurs qualités person-
nelles, soit du caractère et des tendances de leurs écrits.
Pierre^, dit-on, c'est l'homme de l'organisation, l'homme du
pouvoir ; c'est le type de l'Église romaine. Jean, c'est l'homme
de la contemplation, de la prophétie et de la métaphysique ;
c'est le type de l'Église grecque. Paul, c'est l'homme de l'ac-
tion et de la parole ; c'est le type de l'Église protestante ! —
Dans le christianisme, Pierre représente l'élément judaïque;
pour lui, la doctrine, c'est la loi. Jean représente l'élément
oriental; pour lui, la doctrine se résume dans l'amour. Paul
représente l'élément gréco-latin ; pour lui, la foi est l'abrégé
de la doctrine. — La théologie pétrinienne, se rattachant es-
LES SAINTS APOTRES PAUL, JACQUES ET JEAN. Ç7
sentiellement aux idées antérieurement reçues, marie l'Évan-
gile avec la Loi. La théologie paulinienne, saisissant la diffé-
rence fondamentale de ces deux disponsations, combat pour
l'émancipation de l'Évangile. La théologie joanni(|ue enfin,
ayant déjà complètement franchi le champ de la polémique
antijudaïque, élève l'Évangile d'une manière tout à fait indé-
pendante dans la sphère de la spéculation théologique et du
mysticisme religieux '.
Saint Jacques diffère peu de saint Pierre. L'un et l'autre
s'appuient principalement sur l'Ancien Testament, et la morale
domine dans leur enseignement. Cependant, dans la doctrine
du premier, le dogme est moins développé que dans celle du
second. Quant à saint Paul, il n'est d'accord ni avec saint
Pierre, ni par conséquent avec saint Jacques , ni avec saint Jean .
Nous avons déjà fait voir^ que, quoi qu'on en dise, sa doctrine
est parfaitement en harmonie avec celle du prince des apôtres .
Il ne nous reste plus à parler que de saint Jacques et de saint
Jean '.
skiNT JACQUES.
Saint Jacques est, dit-on, comme saint Pierre, le représen-
tant du judéo -christianisme. Sa doctrine se renferme dans le
cercle étroit d'un judaïsme croyant à l'accomplissement des
prophéties messianiques en Jésus-Christ.
C'est pour cela qu'il adresse son épître aux .< douze tribus
dispersées. » (i, i .) C'est pour cela qu'il appelle Abraiiam
' Rinis?, Hiftt. de lathcol. c/ire/., t. I, p. 39, etpassim; Baur. Schwegler, passim.
' Etudes de théuloyie^ de philosophie et dliist., décembre 4861, p. 622.
' Nous ailrat^ilons ici comme aulhetiliqueà tous les écrits canoniques du saint
Jacques et do saint Jean, parce que coux de no» adversaires qui rejettent leur
autln'nlicité les roj;ardenl nôanrajins comme l'expression exacio de la doctrine
de? deux apolros. Car, dis<!nt-ils, lauleur de ces écrits ne les aurait pas mis sous
les noms de saint Jaajues et de saint Joan s'ils n'eusieut été conformes ix leur
doctrine.
68 LES SAINTS APOTRES
« notre père. » (ii, 2 t.) C'est pour cela qu'il voit dans l'as-
semblée des fidèles plutôt la Synagogue que l'Église ((rwayuiyri
et non h.vlricla.. — n, dl). C'est pour cela que l'Evangile n'est
à ses yeux que l'accomplissement de la loi ; Dieu, un législa-
teur et un juge; le véritable chrétien, un observateur de la loi.
(i, 25. — n, 8-12. — IV, 1 1 et suiv.) Telles sont du moins les
principales raisons alléguées parSchwegler pour prouver que
la doctrine de cette épître est encore exclusivement judaïque' .
Baur avait également cru apercevoir dans cet écrit une ten-
dance contraire à la doctrine plus large de saint Paul, peut-
être même une opposition à sa personne ^. Enfin M. Reuss
affiime sans restriction que, dans toute cette épître, « il n'y
a pas un mot qui dépasse le niveau de l'Ancien Testament. »
Et il ajoute : « Cela est si vrai que plusieurs auteurs ont été
jnsqu'à dire que l'épître de Jacques a dû être écrite à une
époque où la séparation de l'Église et delà Synagogue n'avait
pas encore été commencée'.
Avant de discuter ces allégations il est bon de se rappeler à
qui l'apôtre adressait son écrit, à quelle occasion et dans
quel but.
Un grand nombre de Juifs, convaincus de l'accomplisse-
ment des prophéties messianiques en Jésus-Christ, se persua-
daient que cette profession de foi suffisait pour les rendre
héritiers des promesses de la nouvelle alliance, comme ils
l'étaient de celles de l'Ancien Testament par leur seule ori-
gine. Ne voyant aucune différence essentielle entre le chris-
tianisme et le judaïsme, ils ne comprenaient point la nécessité
d'une renaissance spirituelle et gardaient, au sein delà société
chrétienne, tous leurs vices nationaux. Nous apprenons par
les épîtres de saint Paul qu'ils disputaient sur la religion
avec passion, et se faisaient remarquer par leur ostentation,
non moins que par leur cupidité*. Ils se posaient en docteurs,
prétendant « posséder la science de Dieu, tandis qu'ils le re-
* Schwegler, Das nachapostolische Zeitalter, t. I, p. 420-423.
^ Baur, Das Christenthum der drei ersten Jahrhunderte, i». \^''Z-i'i'i.
^ Reuss, Histoire de la théologie chrétienne, 1. 1, p. 374.
* Voyez, entre autres passages, Til.^i, 10. — / Tim., i, 4-6; vi, 3-40.
PAUL, .lACQUES ET JEAK. 69
niaient clans leurs œuvres'. » C'est à eux que s'adresse saint
Jacques. Son but est d'abord de reprendre et de corriger leurs
défauts, principalement l'ostentation hautaine des riches et la
préférence qu'on leur accordait sur les pauvres dans les as-
semblées chrétiennes. Il réfute ensuite l'erreur dogmatique
sur laquelle se fondait leur conduite, la fausse opinion qu'ils
s'étaient faite de l'inutilité des œuvres pour opérer leur salut
pourvu qu'ils crussent en Jésus-Christ.
Dans la partie morale de son épitre, l'apôtre rappelle aux
fidèles combien il est contraire à l'esprit de Ja foi de faire
acception de personnes (n, i). H réprouve l'usag;? d'accorder
les honneurs ecclésiastiques aux riches et d'en exclure les
pauvres (n, 2,3). Cette distinction renferme un jugement
injuste (n, 4)? contraire à la Providence, qui donne la préfé-
rence aux pauvres (n, 5), contraire à l'équité naturelle, à
cause des nombreux défauts des riches, qui les rendent sou-
vent indignes de privilège (ii, 6, 7), contraire à la charité,
qu'elle blesse, et à la loi tout entière, qui se trouve par
là même violée (11, 8-1 1).
Quant à la manie d'enseigner, ou plutôt de dogmatiser, on
s'en défendra aisément, si l'on songe que ceux qui instruisent
les autres auront à rendre à Dieu un compte plus rigoureux
(m, i). Le ministère de la parole est plein de dangers (m, 2);
car, bien que la langue ne soit qu'un petit membre, si on la
compare au corps entier, elle a néanmoins une très-grande
puissance, comme le frein qui dompte le coursier (in, 3),
comme le gouvernail qui dirige le navire (in, l[), comme l'é-
tincelle qui embrase toute une forêt (m, a). Elle est d'ail-
leurs difficile à régler (ni, (3-8), et sert pour le mal autant que
pour le bien (ni, 9-12). La présomptiou naturelle à l'homme
et sa folle confiance en sa propre sagesse, si conlrain; à
la sagesse véritable, augmentent encore tous ces tlangeis
(iii, i3-i8).
La partie dogmatique, avant tout, fait voir tpie la foi vraie
est celle qui produit les œuvres de la justice chrélieruie. Sans
' Tit.,i,\G. — II Tim., u[/6.
Irt) LES SAINTS APOTRES
les œuvres, en effet, la foi est aussi inutile au croyant pour
son salut, que le serait au pauvre pour s'enrichir la simple
persuasion qu'il est riche (ii, i4-i6). Sans les œuvres, elle
est vaine, parce qu'elle est morte, incapable de se manifester
au dehors, trop semblable, en un mot, à celle des démons
(n, 17-19). Sans les œuvres, elle est essentiellement impar-
faite, parce qu'elle ne sert ni à l'augmentation, ni à la consom-
mation, ni à la conservation de la justice, comme le prouvent
les exemples d'Abraham et de Rahab (n, 2i-25 *).
Ces quelque ^ notions expliquent assez bien le caractère et
les tendance? de l'épître de saint Jacques, pour qu'il ne soit
pas nécessaire d'y chercher le judéo-christianisme, tel que le
comprend l'école de Tubingue. Les expressions signalées par
Schwegler ne prouvent point que l'apôtre renfermât son
christianisme dans les limites du judaïsme. Saint Jacques était
Juif d'origine, et il écrivait à des chrétiens nés comme lui
dans le judaïsme ; n'était-il pas naturel qu'il leur présentât
les idées chrétiennes sous des formes et avec des expressions
qui leur étaient plus familières, et dont l'analogie de l'Ancien
Testament et du Nouveau lui permettait l'usage ? Saint Paul,
à qui on voudrait opposer saint Jacques, n'a-t-il pas employé
les mêmes formes et les mêmes expressions dans son épître
aux Hébreux ? Les exemples cités par l'apôtre palestinien, ne
l'ont-ils pas été également par l'Apôtre des gentils^ ?
Sans doute saint Jacques voit dans le christianisme la loi,
mais la loi parfaite, la loi de liberté de l'alliance nouvelle', et
non la loi imparfaite et servile de l'ancienne alliance. Son
christianisme est quelque chose de parfait sous tous les rap-
ports. Ainsi : le chrétien doit être parfait*; de même que la
grâce de Dieu est quelque chose d'excellent et de parfait^, de
même, la foi chrétienne doit atteindre sa perfection par les
* Voyez pour l'analyse complète de l'épître de saint Jacques, Kiber, Analysis
biblica, t. II, p. 519-524. Paris, 4856.
* Hebr.,xi,M, 3i.
» « Legemperfectam libertatis(.rac., i, 25). »
* « Ut sitis perfecti et integri, in nuUo déficientes {Jac, i, 4). »
" « Oirine datum optimum, etomne donum perfectum f/ac, i, 17). »
PAUL , JACQUES ET JEAN. 7<
œuvres qui en procèdent V Le? œuvres elles-mêmes doivent
être parfaites ^ et exclure 'tout partage du cœur ou de l'inten-
tion '. De là vient qu'on ne peut négliger aucune partie de la
loi sans se rendre coupable envers la loi entière *. Ce n'est
pas assez d'écouter la parole, il faut la mettre en pratique ' ;
c'est trop peu de dire, il faut faire "^ ; il ne suffit pas de croire,
il faut agir '' . La loi chrétienne est une loi de liberté, qui
n'impose pas le joug de l'esclavage; mais, au contraire, qui
en affranchit par le renouvellement intérieur et la renais-
sance spirituelle *.
« Tout cela, dit fort bien Lechler, se rapporte manifeste-
ment au point de vue chrétien, et non judaïque, concernant
la loi ®. »
Quoique saint Jacques ne se proposât pas directement, dans
son épître , d'enseigner et d'établir le dogme , parce qu'il
s'adressait à des croyants , mais plutôt de corriger leurs
mœurs et leurs préjugés, on y trouve néanmoins incidemment
bien des paroles qui révèlent une doctrine dépassant de beau-
coup le niveau de l'Ancien Testament, surtout par rapport à
Jésus-Christ. Lechler et Borner l'ont eux-mêmes reconnu '".
Aux yeux de l'apôtre, Jésus-Christ est législateur et roi;
car il lui attribue les qualités de Seigneur, de Seigneur de la
gloire et de juge *\ Jésus-Christ est docteur et prophète, ap-
portant la parole de vérité à la fois révélatrice et créatrice '*,
et ou peut juger de la haute idé^ que saint Jacques se faisait
' « Ex operibus fides consummata est [Jac, ii, 22). »
• « Opiis perfectum operatur (/ac, i, 4). »
' Jac, I, 8. — IV, 8.
• Jac, II, 10.
» « Factores verbi, et non auditores tantum {Jac, i, 22). »
• 0 Sic loquinoini, et sic facile (Jac, ii, <2). »
' « Quid proderit... si fidem quis dicat se habere, opéra autem non habeat
(Jac, n, 14). »
• yoc, 1,18-25.
' Lechlor, Dus apos(olisc}ie und das TuicJuipostolische Zeitalter, p. 166,
'" Lechler, ibidem. — Dorner, Enhrickelunsgechichte von der Person Christi,
1. 1, p. 95 et sq.; Stuttgart, 18i6; Berlin, 4851.
" Jac, i, 1. —Il, 1.— V, 7-9.
•» Jac, I, 17, 18.
n LES SAIiNTS APOTRES
de lui sous ce rapport par les nombreux passages où il fait
allusion à ses discours '. Jésus-Christ est prêtre et médiateur;
car la prière en son nom est puissante par son entremise, et
c'est de lui que les sacrements tiennent leur vertu ". Jésus-
Christ est Dieu, puisqu'on lui attribue les qualités de souve-
rain Seigneur et de juge suprême de la même manière qu'à
Dieu ^
La doctrine de saint Jacques n'est donc pas exclusivement
judaïque, ni, par conséquent, essentiellement différente de
celle de saint Paul. Il est même très-remarquable qu'un des
points sur lesquels l'évêque de Jérusalem revient le plus sou-
vent dans son épître, le dernier avènement du Seigneur en
qualité de juge ', soit précisément un de ceux que l'école
de Tubingue regarde comme caractéristique de la théologie
paulinienne '\ Cependant, pour achever d'établir la parfaite
conformité de doctrine entre les deux apôtres , il faut ré-
pondre encore à une objection tirée de la célèbre controverse
protestante au sujet de la foi et des œuvres , renouvelée par
l'école de Tubingue. Saint Paul, dit-on, attribue notre justi-
fication à la foi sans les œuvres, et saint Jacques affirme que la
foi sans les œ^uvres ne saurait nous justifier. N'est-ce point là
une contradiction manifeste?
Avant de répondre directement à la difficulté , rappelons
quelques notions essentielles.
D'après la doctrine catholique, il y a deux sortes de justi-
fication. L'une s'accomplit en nous lorsque ^ de pécheurs
que nous étions, nous devenons justes. C'est la première jus-
tification ®. L'autre a lieu lorsque nous recevons un accrois-
' Comparez par exemple: Jac, ï, -17 et Matth., \n, ^^. — Jac, i, 20 et
Matth., V, 22. — Jac, i, 22 et sq. et Matth., vu, 21 et sq. — Jac, i, 25 et
Joan., xiii, 47. — Jac, ii, 8 et Marc.^xn^ SI. — Jac, u, 13 elMatth., v, 7. —
Jac, IV, 42 et Matin., x, 28. —Jac, v, 2 et Matth., vi, 49. —Jac, v, 42 et
Matih., Y, 34. — Jac, v, 15 et Matth. ,xi, 4, — etc.
» Jac, V, 43-18.
^ Comparez : Jac, i, 7. — iv, 45, avec Jac, ii, 4. — v, 8, pour le titre de
Seigneur, et Jac, iv, 42 avec v, 8, pour celui de Juge.
Wac, II, 42, 43. — IV, 42. — V, 3, 8.
' Voyez Lechler, Das apost. und nachapod. ZeUaUer., p. 467.
* Voyez Rom., m, 30 ; iv, 5. — Gai., ni, 8, — Ad. apost., xiii, 39.
PAUL, JACQUES ET JEAN. 73
sèment de justice, selon cette parole de l'Apocalypse de saint
Jean : « Que celui qui est juste, le devienne davantage '. »
C'est la seconde justillcation. Ni l'une ni l'autre ne se fait
d'une manière complètement indépendante des œuvres. Quant
à la première, saint Pierre, en s'adressant aux Juifs après la
Pentecôte, exige, oulre la foi, la pénitence, qui renferme l'es-
pérance et l'amour : a Faites pénitence, leur dit-il, et conver-
tissez-vous, afin que vos péchés soient effacés. » Et encore :
« Faites pénitence, et que chacun de vous soit baptisé au nom
de Jésus-Christ, pour la rémission de ses péchés '. » C'est seu-
lement lorsque la foi, et, par elle, la crainte, l'espéi'ance, l'a-
mour et la contrition, nous ont disposés à la justification, que
la grâce l'accomplit en nous \ Ainsi, les œuvres ne produi-
sent ni ne méritent la première justification ; mais elles lui
servent de préparation. Quant à la seconde, elle est le résultat
combiné de la grâce qui la produit et des œuvres qui la mé-
ritent, parce que, une fois devenus justes, nous pouvons mé-
riter une augmentation de justice, par la foi jointe aux bonnes
œnivres, en allant de vertus en vertus \ Les bonnes œuvres
ont donc toujours un certain rapport avec la justification, ou
comme préparation, ou comme mérite. On n'en pourrait dire
autant des œuvres de la Loi. Elles étaient, il est vrai, réguliè-
rement parlant, une condition préalable à la justification ;
mais elles ne pouvaient , par elles-mêmes , ni la mériter ni
n)éme y préparer efficacement.
Luther, appliquant aux œuvres de la justice chrétienne ce
que saint Paul avait dit de celles de la Loi, prétendit que la
foi seule justifiait , sans le concours d'aucune œuvre ; et
comme l'épîtrede saint Jacques prouve le contraire, il en nia
l'authenticité. « Cette position à part faite à un livre du canon,
dit M. Reuss, fut un continuel embarras pour l'exégèse dog-
matique. Elle n'a pas cessé de l'être, quoique les écoles pro-
testantes, revenant de la rigidité inexorable du réformateur
' Apoc, XXII, 11.
' Acl., m, 19; ii, 38.
^ Voyez Concil. Trident., sess. vi, De justifie, cap. iv.
* Voyez Concil. Trident., sess. vi. De justifie, cap. x.
74 LES SAINTS APOTRES
dogmaticien , aient depuis longtemps réintégré notre épître
da£3S les honneurs de la canonicité. Il s'agit aujourd'hui de
justifier cette condescendance, en d'autres termes, de prouver
l'absence de toute contradiction entre deux auteurs également
inspirés, et c'est bien le besoin d'arriver à un résultat tran-
quillisant sous ce rapport, qui provoque des études de plus
en plus nombreuses sur cette question aussi épineuse qu'in-
téressante *. »
Si le protestantisme cherche encore vainement le moyen de
concilier la doctrine des deux apôtres sur la justification, le
catholicisme ne voit aucune contradiction entre l'une et l'au-
tre. De quoi s'agit-il, en effet? à quoi se réduit la difficulté?
C'est que d'une part ou affirme, et de l'autre on nie la néces-
sité des œuvres pour la justification. Est-ce là une contradic-
tion évidente? Oui, sans doute, si, de part et d'autre, il est
question des mêmes œuvres; non, assurément, s'il s'agit
d 'œuvres différentes. Or, il suffit de se rappeler le but que se
proposaient saint Paul et saint Jacques , pour comprendre
qu'ils ne parlaient pas des mêmes œuvres.
Tf Dans les épitres aux Romains et aux Galates, dit le
D. Reithmayr, où l'Apôtre parle de la justification par la foi,
il se plaçait au point de vue de la controverse qu'il avait à
soutenir contre les Juifs. La question principale était celle-ci :
L'homme peut-il arriver à un état de justice qui soit unique-
ment le fruit de ses efforts? peut-il, par lui-même, se mettre
complètement d'accord avec la loi morale? peut-il, par ses
seuls mérites, acquérir la vie éternelle? — Appuyé sur l'his-
• Reuss, Hist. de la théol. chrét., t. II, p. 524. — « Les études harmonistiques,
ajoute l'auleur on note (p. 525), commencent à l'époque même où l'habitude reprit
ses droits relativement à l'intégrité du canon. Nous nous bornerons cependant ici
à citer les dissertations, plus récentes et plus approfondies, de Tiltmann (1781).
de Knapp (1803), deNeander (dans un discours publié en 1822, et dans l'Histoire
des apôtres), de Frommann {Studien, 1833, i), de Schleyer {Freiburger ZS., ix, 1),
de Rau WUrtemb. s/uti/e??, 1845, ii), ensuite les thèses de MM. Dizier (Str., 1827),
Gourjon (Str., 1831), Claparède ( Gen., 1834), Bricka (Str., 1838), Marignan
(Mont., 1841), Galup (Str., 1842), J. Monod (Mont., 1846), Nogaret (Mont., 1846),
LœfQer (Str., 1850). Enfin nous rappellerons que tous les commentaires de l'épître
de Jacques ont dû s'en occuper. >i
i
PAUL, JACQUES FT .ÏF AN. 76
toire et la révélalion , Paiîl rcpoi'd n^gahvt'im'iit ; ii soutient
que la justice et la vie éternelle s'obtiennent par la grâce di-
vine; il indique l'institution par laquelle ces dons nous arri-
vent, et la condition que Dieu exige de l'homme. Cette condi-
tion, c'est la foi, ou l'acceptation du médiateur divin et de son
oeuvre salutaire ( P/z//. , ut, 9) , Voilà ce que saint Paul annonce
comme la substance de son Évangile, ce qu'il veut persuader
aux Juifs et aux Gentils, ce qu'il soutient enfin contre des
chrétiens égarés par un zèle outré pour la loi mosaïque.
« Saint Jacques, s'adressant à des chrétiens convaincus que
la foi est la racine de la justice et du salut , veut empêcher
qu'ils n'exagèrent, ou ne comprennent mal ce principe, et
qu'ils ne croient pouvoir impunément négliger l'œuvre essen-
tielle de leur perfectionnement. Il s'efforce donc de leur faire
sentir qu'une croyance oisive en Jésus-Christ serait une foi
morte, bien différente de la foi d'Abraham \ »
Ainsi, saint Jacques parle des œuvres de la justice chré-
tienne, c'est-à-dire, en général, de toutes celles qu'on peut
accomplir avec le secours de la grâce et qu'on appelle bonnes
œuvres; tandis que saint Paul parle principalement des œu-
V res de la loi mosaïque , et en général de celles que l'homme
peut accomplir par ses seules forces naturelles, sans le secours
de la grâ( e. Telle est l'explication donnée par saint Augustin
et les meilleurs interprètes de la sainte Ecriture *. On ne sau-
rait en méconnaître la justesse, si l'on veut bien chercher la
pensée de saint Paul dans ses propres expressions et dans
l'ensemble de sa doctrine.
Quand l'Apùtre dit, dans son épître aux Romains (ni, 28) :
« Nous croyons que l'homme est justifié par la foi, sans les
œu\>res de la Loi, » il ne parle nullement des bonnes œuvres,
mais des œuvres de la Loi., ou, en général, de celles que
l'homme peut accomplir par les mêmes principes et avec les
mêmes secours, c'est-à-dire par un principe d'obéissance ser-
' Reithmayr, Introd. hisi. et cri t. aux hr res du N. T., t. II, p 362, od. Valroger.
' V oyez Augu^l., De spiritu et litt , c. iv. — Corne! . a Lap., Comment, in om-
nes D. PauU epist., Epist. ad Rom., m, 28.
76 LES SAINTS APOTRES
vile et purement extérieure, et sans le secours de la grâce. Le
style et le langage habituel de saint Paul ne permettent pas
d'en douter. Car, toutes les fois qu'il est question des œu-
vres accomplies parles seules forces de la nature, selon qu'elles
sont commandées ou non par la Loi, il les appelle simplement
les œuvres^ ou les œuvres de la Loi. S'agit-il, au contraire, de
celles qu'on ne peut faire qu'avec un secours surnaturel, il
leur donne constamment le nom de bonnes œuvres '.
Au reste, si l'Apôtre, en niant ici le concours des œuvres à
notre justification, entendait parler des bonnes œuvres, il se-
rait en contradiction manifeste avec lui-même, puisqu'il af-
firme clairement ailleurs que la foi justifie par les œuvres. La
foi qui justifie, dit-il aux Galates, c'est celle qui opère par la
charité " ; toute autre, fùt-elle assez puissante pour transporter
les montagnes, ne servirait de rien ^ ; et, pour être juste aux
yeux de Dieu , c'est trop peu d'écouter seulement la loi ,
comme pourraient le faire ceux qui auraient la foi sans les
œuvres^ il faut l'accomplir, ce qui exige au moins certaines
œuvres * ; car le fruit de la Rédemption, la justification, ne
consiste pas uniquement dans la foi, mais aussi dans la sain-
teté et les bonnes œuvres ^.
Loin de regarder les bonnes œuvres comme inutiles à notre
sanctification, saint Paul en recommande instamment la pra-
tique : a Ceux qui croient en Dieu, dit-il, doivent être toujours
les premiers à pratiquer les bonnes œuvres, parce qu'elles
sont bonnes et utiles aux hommes ^ . » Il félicite Philémon de
' Voyez, pour ces dernières, Rom., n, 1.— If Cor.,i\,8. — Eph.., ii, 10, —
Philipp.., I, 6. — Coloss., i, 10. — // Thessal., ii, 16. — / Tim.^ u, 10; v, 10;
VI, 18.— //r/m., 11,21 ; m, M. — Tit., i, 16;ii,7, 14: m, 8, \ï. —Phikm.,
6. —Hehr.,%,2i.
* « In Christo Jesu, neque circuracisio aliquid valet, neque prœputium : sed
(ides, qu;ie per charitatem operaUir [Gai., v, 6). »
3 « El si habuero omnem fidcm, ita ut montes transferam, charitatem autem
non habuero, nihil sum (/ Cor.., xiii, 2). »
* « Non enim auditores legis justi sunt apud Deum, sediiictores legisjustifica-
buntur (iîom., ii, 13). »
* « Dédit semetipsum pro nobis, ut nos redimeret, et mundaret sibi populum
acceptabilem, sectatorembonorumoperum {Tit., u, 14). »
« Tit., m, 8.
PAUL, JACQUES ET JEAN. T7
ce que la libéralité qui naît de sa foi éclate aux yeux de tous
et se manifeste par les bonnes œuvres^ Il veut que les veuves
choisies pour être employées au service de l'Eglise aient pour
elles le témoignage des bonnes œuvres"^ ; q^\^ les riches cher-
chent avjint tout à s'enrichir en bonnes œuvres^ ; que tous, en
un mot, abondent en bonnes œuvres \ portent des fruits par
les bonnes œuvres" ^ rivalisent en bonnes œuvres^.
Si donc il ne mentionne ordinairement que la foi lorsqu'il
parle de la justification, ce n'est point parce qu'il veut en ex-
clure les bonnes œuvres, c'est, au contraire, parce qu'il re-
garde avec raison la foi comme le commencement, le fonde-
ment et la racine des oeuvres qui précèdent ou accompagnent
notre justification.
Elle en est le commencement, parce qu'elle les précède; car,
à moins de croire en Dieu, à moins de croire que par Jésus-
Christ la justice lui est offerte , le pécheur ne peut conce-
voir ni l'espérance, ni l'amour, ni le repentir de ses péchés.
Elle en est le fondement , parce qu'elle peut bien exister
sans les œuvres , mais non point les œuvres sans elle ; de
même que le fondement peut subsister avant et sans l'édi-
fice qui le couronne, quoique l'édifice s'écroule nécessaire-
ment dès qu'on lui 6t,e son fondement. Elle en est la racine,
parce qu'elle concourt à produire les œuvres. Celles-ci, il est
vrai, n'en procèdent pas nécessairement, ni indépendamment
de tout secours surnaturel, mais elles sont le fruit de la foi
combinée avec la grâce. La foi propose à la charité un Dieu
infiniment aimable pour nous le faire aimer; la foi propose à
l'espérance lui Dieu tout-puissant et fidèle dans ses promesses
pour nous faire espérer en lui; la foi propose à la crainte un
Dieu infiniment juste pour nous le faire craindre, et c'est elle
encore qui nous fait comprendre que le péché doit être piuii
' Philem., 6.
' / rmi.,v,40.
' / Tim., VI, 18.
* II Cor.,i\, 8.
» Culuss.,i, 10.
" Ilebr., X, 24.
78 LES SAINTS APOTRES
par la pénitence, l'offense faite à Dieu réparée par la douleur
et la contrition * .
Nous pouvons donc conclure avec le docteur Reithmayr
qu'il n'y a d'autre différence entre saint Paul et saint Jacques,
au sujet de la nécessité des œuvres pour notre jusiification,
sinon que « à ceux qui pensaient que la foi suffisait , saint
Jacques démontre plus expressément que cette supposition
est contraire à l'Écriture, et que la foi est infusée dans nos
cœurs pour y susciter une vie nouvelle'. »
Sur ce point, en particulier, coQiuie sur l'ensemble de la
doctrine, il n'y a entre les deux apôtres ni contradiction ni
opposition.
II
SAINT JEAN.
On a lieu de s'étonner que la critique historique ait cru
devoir distinguer entre ce qu'elle appelle la théologie pauli-
nieniie et la théologie joannique, lorsqu'on pense aux nom-
breux points de contact qui rapprochent la doctrine de saint
Paul de celle de saint Jean ; car, malgré la différence de force
et de caractère, on ne peut, à moins de prévention, s'empêcher
de voir dans les œuvres canoniques de ces deux écrivains sa-
crés une seule et même doctrine, et une compréhension du
dogme et de la théologie plus forte et plus complète que dans
tous les autres.
D'après M. Reuss, le système joannique, ou la manière par-
ticulière dont la théologie chrétienne est présentée par saint
Jean dans ses écrits, peut se formuler ainsi, quant à ses points
principaux :
Il y a dans la Divinité trois caractères qui en déterminent
l'essence : Dieu est lumière, Dieu est amour, Dieu est vie. —
Jésus-Christ est le Verbe de Dieu, personnellement distinct du
' Voyez Concil. Trident., sess. vi, De justifie., cap. vin.
* Reithmayr, Introi. hist. et crit. aux livres du N. T., t. II, p. 368.
i'-
PAUL, JACQUES ET JEAN. 79
Père, quoique de même nature que lui. Créateur du monde
et auteur de la révélation chrétienne, il possède la gloire non-
seulement comme un apanage de sa nature divine, mais en
même temps comme objet de la révélation qu'il nous apporte.
Ainsi que Dieu, le Verbe est lumière, amour et vie. — Le
mystère du Dieu fait homme se résume en ces mots ou dans
toute autre formule équivalente : « Le Verbe s'est fait chair ;
le Verbe est venu dans la chair. » Comme Verbe incarné, il
possède une science et une communication adéquate de toutes
les connaissances de Dieu, il partage avec lui les prérogatives
divines, et son action est simplement appelée une action de
Dieu. — Le monde au milieu duquel il est envoyé nous appa-
raît avec des caractères tout à fait contraires à ceux de Dieu
et du Verbe. Au lieu de lumière il n'a que ténèbres, haine au
lieu d'amour, mort au lieu de vie. Le péché , qui l'oppose à
Dieu, est un égarement, un dérèglement, une injustice, une
œuvre du démon. — En s'incarnant, le Verbe a eu pour but
de détruire les œuvres du démon et d'apporter aux hommes
la lumière, l'amour et la vie. Il l'a fait par ses enseignements,
par ses exemples et par sa mort. 11 nous a rachetés en nous
purifiant de nos souillures, en ôtant nos péchés, en fléchissant
la justice de Dieu irritée par nos crimes. — La foi qu'il nous
donne est la lumière qui éclaire notre intelligence; c'est elle
qui fait naître en nous la vie par la communion intime qu'elle
établit entre Dieu et nous. C'est elle aussi qui nous donne
l'amour, l'amour de Dieu d'abord, puis l'amour du prochain
qui en découle * .
Nous n'examinerons pas s'il n'y aurait point lieu de com-
pléter ou de modifier cet exposé pour qu'il exprimât parfai-
tement le caractère particulier de la doctrine de saint Jean. En
l'admettant sous toutes réserves, tel que la critique rationaliste
nous le donne, nous verrons encore sans peine que dans tout
ce qu'il a d'exact, les mémos idées se trouvent reproduites par
saint Paul, sinon avec les mêmes expressions, du moins en
termes équivalents.
* Reuss, HUit.de la théol. chrét., t. II, p. 343-447 .
80 LES SAINTS APOTRES
Saint Paul, par exemple, ne nous présente pas aussi explici-
tement et avec autant d'instance que saint Jean, Dieu en gé-
néral, et Jésus -Christ en particulier comme lumière, amour et
vie; mais il exprime les mêmes idées en d'autres termes. S'il
ne dit pas expressément que « Dieu est charité, » il l'appelle
au moins un «c Dieu de paix et d'amour, riche en miséricorde,
et qui nous a aimés jusqu'à l'excès'. » Assurément Dieu est
vie, puisque « c'est en lui que nous avons l'existence, le mou-
vement et la vie; « et s'il n'était lumière, comment eùt-il pu
« luire dans nos coeurs^? »
Jésus-Christ aussi est lumière, car c'est lui qui nous éclaire
en dissipant les ténèbres de l'ignorance et du péché. C'est lui
qin portera la lumière au milieu des plus obscures ténèbres,
alors qu'il viendra pour manifester les secrets conseils des
cœurs ^. Il est vie, car l'Apôtre lui donne expressément cette
qualification : « Lorsque apparaîtra Jésus-Christ, votre vie..., »
dit-il aux Colossiens; et aux Calâtes : « Je vis, non plus de
ma propre vie, mais de celle de Jésus-Christ qui vit en moi '. »
Il est charité, puisque « il nous a aimés jusqu'à se livrer pour
nous ; » et n'est-ce pas pour cela que la « charité de Jésus-
Christ nous presse ^ ? »
Saint Paul ne lui donne point ordinairement, comme saint
Jean, le nom de Verbe ou de Adyoç; mais ce qu'il en dit, quand
il l'appelle la Sagesse de Dieu, ou lorsqu'il parle des trésors
de science et de sagesse renfermés en lui, revient absolument
au même*'.
* « Deuspacisetdilectionis(//(7or., xiiî, 11).» — « Divesestinmisericordin,
propler nimiam charitatemsuam, quadilexilnos (^p/i., ii, 4). »
* « In ipso eniin vivimus, movemur et sumus (JcL, XVII, 28). — « Deus...ipse
illuxit in cordibus nosiris {// Cor., i\, 6). »
^ « Illuminabit te Christus [Epli.^ v, 14). » — « Illuminabit abscondita tenebra-
nim, et manifestabit consilia cordium (/ Cor., i\, 5). »
* « Cum Christus apparuerit, vita vestra (Co/oss., m, 4). « — « Vivo autcmjam
non ego, vivit vero in me Christus {Gai., ii, 20). »
■' « Dilexitnos et tradidit semetipsum pro nobis [Eph., \, 20). » — « Charitas
Christi urget nos (// Cor., \, 14). »
" « Christum... Dei sapientiain (/ Cor., ii, 24). » — « In quo sunt omnes the-
sauri sapientiae. etscientiœ absconditi [Coloss., ii, 3), »
PAUL, JACQUES ET JEAN. 81
Jésus-Christ est Dieu ; « il est Dieu au-dessus de tout, et
béni dans tous les siècles, » créateur aussi bien que le Père ,
car « tout a été créé par lui dans le ciel et sur la terre : tout a
été créé par lui et pour lui, et c'est par lui que Dieu a fait les
siècles \ »
Dans saint Paul comme dans saint Jean, le mystère d'un
Dieu fait homme se traduit par l'idée à.' incarnation. Jésus-
Christ, d'après saint Paul, n'est-il pas venu dans ce monde
« avec ime chaij- semblable à celle des pécheurs? » ne descen-
dait-il pas d'Abraham et des patriarches « selon la chair? »
n'a-t-il pas « durant les jours de sa chair, offert pour nous ses
prières et ses supplications? » ne nous a-t-il pas « réconciliés
avec Dieu, dans son corps de chair, parla mort -? »
Pour l'Apotre des nations, comme pour le disciple bien-
aimé, la rédemption est une purification, une rémission et
une destruction du péché , une réconciliation de l'homme
avec Dieu dont la justice est apaisée. « En se livrant lui-même
pour nous racheter de nos iniquités, Jésus-Christ a purifié
son peuple et nous a lavés de la souillure du péché. Par son
sang nous est venue la rémission de nos iniquités, car il a
paru pour la destruction du péché. Sa mort nous a réconci-
liés avec Dieu, parce qu,'il a plu au Père de réconcilier par
lui toutes choses, et de pacifier, par le sang versé sur la croix,
ce qui est sur la terre et ce qui est dans le ciel \ »
Quant a la foi, à la religion apportée par le Rédempteur,
' Supor omnia Deus, et bcnedictus in sa'cnla [Rom., i\, 5). » — « In ipso
conflita sunt universa in cœlis et in terra... omnia peripsum et in ipso creatasunt
[Coloss., 1, 16). » — « Par quem fecit et saîcula {Hebr.., i, 2). »
• « Insimilitudincm carnispeccali (/îom., viii, 3). » — « Ex quil)us est Cliristus
socundum carnem (/?o/»., i\, o). » — « In dicbus carnis sua3 procès siipplicalio-
nesque... offerens [Hchr., v, 7). » — « Reconciliavit in corporecnrnis ejns, per
mortem [Coloss.^ i, 22). »
^ a Dédit semetipsuni pro nobis, ut nos redimeretab onini iniqnilalo, et niiin-
daret sibi populum acceptabiiem ('A7., ir, 14). » — « Puigationeni peccalurum
fariens (Hebr., i, 3). » — «llabemusredemplionem per sanguinem ejiis, remissio-
nem peccatorum [Eph., i, 7 et Coloss., i, 14). » — « Reconciliati sumus Deo per
mortom Filii ojiis {Rom.., v, 10). » — « Complacuit... per euin recoiiciliaro omnia
in ipsum, pacificans per sani;uinom crucis ejus, sivr* qu;a in terris, sive qiue in
cœlis sunt (Coioss., i, 20). »
1* 6
82 LES SAINTS APOTRES
qui pourrait douter qu'elle fut vie, lumière et amour ? la foi
n'opère-t-elle point par la charité? le juste ne vit-il point par
la foi '? la grâce divine ne s'est-elle pas « manifestée par la
révélation de Jésus-Christ notre Sauveur , dont l'Évangile
nous a montré la lumière d'une vie incorruptible, » quoique
« cette lumière n'ait pas lui aux yeux de ces infidèles dont le
Dieu de ce siècle a aveuglé les esprits ^? » Voilà bien, ce nous
semble, l'amour, la vie et la lumière.
Nous ne pousserons pas plus loin ce parallèle, qui, pour
devenir complet, demanderait la reproduction de toute une
partie des écrits de saint Paul et de saint Jean, et dépasserait
ainsi de beaucoup notre cadre. Il nous semble préférable
d'examiner certaines insinuations de Schwegler et de Baur
tirées principalement de l'Apocalypse.
Le premier caractère antipaulinien attribué à saint Jean ,
c'est le millénarisme. « La croyance kla. parousie du Christ,
dit Baur, brille dans l'Apocalypse de sa plus claire flamme, et
y trouve dans le millénarisme sa forme la plus concrète ^. »
De son côté, Schwegler nous avertit que « parmi les idées et
les conceptions qui caractérisent le point de vue de cet écrit ,
il faut mentionner avant tout le millénarisme, marque infail-
lible, dans le plus grand nombre des cas, d'un christianisme
judaïque "*. »
L'école de Tubingue n'a pas été la première à détourner de
leur véritable sens les paroles des chapitres xxet xxi de l'Apo-
calypse. L'expression même de millénarisme, qu'elle emploie,
en fait foi ; car elle rappelle une erreur du if siècle; et, si la
critique protestante n'avait point rejeté toute la tradition ,
elle aurait pu voir dans saint Augustin que « d'entendre
ce règne, du temps et non de l'éternité bienheureuse , c'est
le comble de l'impudence; parce que ces mots : « Dieu es-
te suiera toute larme, » se rapportent si clairement au siècle
futur, à l'immortalité et à l'éternité des saints, qu'il faut re-
' Gai., v;-6. — 1 Cor., xiii, 2. — Rom., i, 47. — - Gai, m, 11 et ii, 20.
* // Tim., r, 10. — // Cor., iv, 4.
3 Baur, Das Christenthum, etc., p. 236. Voyez aussi p. 239,
* Sch\Vegler, Das nachapost. Zeitalt., t. II, p. 253.
PAUL, JACQUES ET JEAN. 83
noncer à rien chercher do clair dans los saintes Lettres, si l'on
trouve ces paroles obscures ' . »
Nous ne nous arrêterons donc pas à la réfutation d'une opi-
nion surannée , en faveur de laquelle l'exégèse rationaliste
n'apporte aucun argument nouveau. Elle croule d'ailleurs
par sa base, lorsqu'on remarque que ces mille années, qu'on
voudrait réserver pour la fin du monde , forment , d'après
l'interprétation la plus autorisée, un laps de temps indéter-
miné, qui a commencé à la mort de Jésus-Christ, et qui se
terminera à la venue de l'Antéchrist ^.
Le second caractère antipaulinien de la doctrine de saint
Jean, c'est, dit-on, « l'identification du christianisme avec le
judaïsme. Le christianisme n'est pour l'auteur de l'Apocalypse
que le vrai judaïsme , comme les vrais Juifs sont ceux qui
croient an Messie (u, 9; m, 9.) D'après cela, la femme dont
il est parlé au chapitre xii, représente la communauté juive et
la communauté chrétienne réunies en une seule personne.
Jérusalem, il est vrai, n'échappe pas à la destruction (xi, 8;
XVI, 19), mais le temple, qui reste toujours le « temple de
Dieu » (xi, I, ss.), est préservé. Ainsi, le christianisme de
l'Apocalypse, au dedans comme au dehors, se présente avec
le judaïsme en oppositioji avec le paganisme ^. »
Cette objection étant la reproduction de celle que nous
avons déjà réfutée en parlant de saint Jacques, n'aurait pas
besoin d'autre réponse. Remarquons toutefois que, sans ra-
mener le christianisme au judaïsme, et sans le confondre avec
hn, on peut dire que les chrétiens sont des israélites véri-
tables, et le christianisme le vrai judaïsme. Car d'après la
doctrine de saint Paul, comme d'après celle de saint Jean ',
il faut distinguer deux sortes d'israélites. Il y a les israélites
selon la chair, enfants d'Abraham et d'Israël par voie de
génération naturelle. C'est d'eux que parle l'Apolre quand il
' Au;;ust., Decivit. Dei,\. XXII, c. xxvii.
- Cornol. a Liip., d'après S. Ambroiso, S. Augustin, S. Grégoire, Priraasius,
Bède, etc. Voyez Comment, in Apoc.., <;. x\, v. 2.
* Si'hwogler, /. c. p. 253.
* Rom., ix, 6 et suiv. — Joan.^ i, i7.
81 LES SAINTS APOTRES
dit : « Ils sont de la race d'Abraham, et moi aussi '. » Il y a
les israélites selon l'esprit, enfants d'Abraham par imitation.
Ce sont tous ceux qui, Juifs ou gentils, imitent ce patriarche
dans sa foi. « Les croyants, voilà les véritables enfants d'i\.bra-
ham ^. » Eux seuls ont reçu les promesses, seuls ils ont reçu
le pouvoir de devenir enfants de Dieu, eux qui croient en son
nom et qui ne sont nés ni du sang , ni de la volonté de la
chair, ni de la volonté de l'homme, mais de Dieu ^. » C'est dans
ce sens mystique, et nullement au sens littéral, que le chrétien
est un israélite véritable, et le christianisme le vrai judaïsme.
La femme du chapitre xii ne représente pas, comme on le
dit , ce la communauté juive et la communauté chrétienne
réunies en une seule personne, » c'est-à-dire le judéo-chris-
tianisme; elle représente l'Eglise revêtue de Jésus-Christ
comme d'un véritable soleil de justice qui l'environne de toute
part des rayons de la foi, de la vérité, de la grâce et de la puis-
sance surnaturelle. Les douze étoiles qui couronnent la tête
de la femme ne figurent pas les douze tribus d'Israël, mais les
douze apôtres qui ont établi l'Eglise par toute la terre. Le
temple , qui reste toujours « le temple de Dieu , » et qui est
préservé de la ruine, n'est pas un temple matériel, mais l'as-
semblée des fidèles qui demeureront constants dans la foi au
milieu des dernières épreuves , et qui, par là même, ne péri-
ront pas pour l'éternité. On ne saurait donc conclure de toutes
ces expressions et de ces figures que saint Jean identifie le
christianisme avec le judaïsme.
Que dire maintenant du particularisme judaïque, dont on
essaye de faire un troisième caractère antipaulinien , sinon
que rien n'est moins fondé? D'après Schwegler, qui s'appuie
sur Baur et Credner, dans l'Apocalyse, les gentils ne sont pas,
il est vrai, exclus de la Jérusalem nouvelle, mais les i44jOoo
élus n'étant choisis que parmi les douze tribus d'Israël, les
Juifs sont les privilégiés de la céleste cité, seuls ils ont le droit
de se tenir sur la montagne de Sion , seuls ils approchent
♦ II Cor., XI, 22.
* Gai, n\, 7.
» Joan.^i, 12, 13.
PAUL, JACQUES ET JEAN. »5
de près le trône do Dieu, seuls ils habitent l'intérieur de la
ville sainte; ils sont les vierges, les compagnons de l'Agneau
dans toutes ses voies, les prémices de Dieu et de l'Agneau'.
Voilà encore un exemple des graves erreurs auxquelles doit
fatalement conduire le système de l'interprétation littérale
pour tous les passages de la sainte Écriture, inventé par le
protestantisme, afin d'échapper à l'interprétation tradition-
nelle. Les 1 44,000 élus {centum qiiadraginta quatuor millia
signati) dont il est parlé au chapitre vu de l'Apocalypse,
doivent s'entendre d'un nombre indéterminé d'élus, Juifs ou
gentils, et, quand même on y verrait les Juifs seuls, ce se-
rait encore à tort qu'on les confondrait avec ceux dont il est
question au chapitre xvi, et auxquels est réservé le privilège
de se tenir sur la montagne de Sion et d'approcher de près
le trône de Dieu. Ces derniers se composent de ceux qui ont
conservé leur virginité. Ce sont eux, et non les Juifs, que
saint Jean appelle les vierges, les compagnons de l'Agneau
dans toutes ses voies, les prémices de Dieu et de l'Agneau".
Quand saint Jean dit (xi, 2) : « Pour le parvis qui est hors
du temple , laissez-le et ne le mesurez pas, parce qu'il a été
abandonné aux nations, » il n'entend point par là exclure
les gentils de la ville sainte, puisque le temple dont il est
ici question ne représente point l'Église triomphante, mais
l'Église militante. Les fidèles qui seront constants au milieu
des épreuves forment le temple proprement dit; ils sont
comptés, parce qu'ils figureront un jour parmi les élus.
Ceux, au contraire, qui seront inconstants, n'appartiennent
qu'extérieurement au temple; on les compare au parvis, et
on ne les compte pas, parce qu'ils fléchiront sous la persé-
cution, et, par conséquent, ne figureront pas parmi les élus;
Dieu les abandonne aux nations, c'est-à-dire à l'Antéchrist
et à ses sectateurs, auxquels ils ne résisteront pas.
Un dernier caractère antipaulinien de l'Apocalypse, c'est,
dit Schwegler, « l'omission de saint Paul dans le nombre des
' Schwegler, l. c, p. 253, 254.
- Voyez ^poc, xrv, 4-4.
86 LES SAINTS APOTRES
apôtres, ou plutôt son exclusion de ce nombre , et la polé-
mique contre le christianisme paulinien, qu'on est presque
nécessairement contraint de reconnaître dans le nicolaïtisme* »
que TApôtre combat. Et quelle preuve donne-t-on de l'exclu-
sion systématique de saint Paul du nombre des apôtres? elle
est vraiment étonnante. Dans l'Apocalypse (xxi, 12- iZj), dit-on,
les douze fondements de la cité sainte, comme ses douze portes
avec leurs douze pierres précieuses représentent les apôtres. On
exclut donc de leur nombre saint Paul, qui formerait le trei-
zième. Cet argument, adopté par Schwegler et Baur, a paru
si faible à M. Reuss, que, loin de l'admettre, il a cru devoir
le réfuter^. Le nom d'apôtre peut, en effet, se prendre en
différents sens, mais chacun sait que lorsqu'on parle des
douze apôtres, on entend par là ceux que Notre-Seigneur
avait choisis et appelés de son vivant sur la terre. Au cha-
pitre XV* des Actes, saint Paul paraît à côté des douze apôtres
sans ce nom ; parce que, quoiqu'il fût apôtre et que sa mission
apostolique fut reconnue par les douze, il n'était cependant
pas des douze auxquels on réservait ce nom par excellence.
Lui-même le leur donne et se le refuse dans sa première
épître aux Corinthiens, quand, après avoir énuméré les ap-
paritions de Jésus-Christ ressuscité, il ajoute : « Puis il
s'est fait voir à tous les apôtres; enfin, après tous les autres,
il s'est montré à moi-même ^ » On ne saurait donc voir,
dans l'exclusion de saint Paul du nombre des douze, une
opposition à sa personne, ou une négation de sa mission
apostolique'*.
On est bien moins fondé encore à voir le christianisme de
saint Paul dans les erreurs des nicolaïstes. Toute l'argumen-
tation de Zeller% à laquelle Schwegler nous renvoie, se réduit
' Schwegler, l. c, p. 254 et t. 1, p. 124, 457, 172. —Baur, l)a% Christenthum,
etc., p. 80, 81.
* Reuss, Hist. de la théol. chrét., t. II, p. 519.
» / Cor., XV, 7, 8.
* Pour l'interprétation de l'Apocalypse nous avons constamment suivi Cornélius
à Lapide, qui suit lui-même les meilleurs interprètes, comme on peut le voir plus
au long dans son commentaire sur les passages dont il a été question.
^ Zeller, dans les Theologiskhe Jahrbucher, 1842, p. 713 etsuiv.
PAUL, JACQUES ET JEAN. 87
à un rapprochement fort peu concluant. Les nicolaïtes per-
mettaient l'usage des viandes offertes aux idoles, et la forni-
cation ; saint Paul, au moins en théorie, regardait l'usage
de ces vi andes comme une chose indifférente, et il permettait
les secondes noces; sa doctrine sur ces points ne différait
donc pas du nicolaïtisme !
Mais quand donc l'Eglise a-t-elle confondu les secondes
noces avec la fornication? saint Paul, qui les permet, n'ac-
corde-t-il point partout à la virginité et au célibat la préfé-
rence sur le mariage ' ? ne fait-il pas de la continence la
première qualité de l'évéque"? s'il pense qu'en eux mêmes
tous les mets sont purs, ne défend-il pas d'en faire usage
lorsqu'on peut craindre le scandale des faibles % ou les repro-
ches de la conscience % ou la participation au culte des idoles^ ?
« Au demeurant , conclut M. Reuss, nous ne pouvons re-
connaître dans les passages cités de l'Apocalypse une polé-
mique directe et préméditée contre l'apôtre saint Paul, à
moins qu'il ne faille admettre que l'esprit de parti ait aveuglé
l'auteur de ce livre, au point de supposer à son illustre pré-
décesseur des intentions et des procédés qui lui étaient étran-
gers et même antipathiques^. »
m
CONCLUSION.
Ce que M. Reuss dit de l'Apocalypse est également vrai
pour les autres écrits de saint Jean. Nous ajouterons que non-
seulement on n'y trouve aucune trace de polémique contre
saint Paul, mais même aucune contradiction, aucune oppo-
sition, aucune différence essentielle; car, s'il y en a quel-
' / Cor., VII, 1, 7,8,26, 38, 40.
* « Unius uxoris virum , sobrium..., pudicum (/ Tm., m, 2). » — « Uniu.^
uxoris vir filios habens fidèles, non in accubalione luxuria- (TH., i, 6). >•
' I Cor., vm, 4 0. — Rom., xiv, ÎO.
^ 7îom.,xiv,22, 23.
» /Cor., VIII, 20, 21.
" Reuss, Hisi. de la théol. chrél , t. II, p. 523.
88 LES SAINTS APOTRES
qu'une, elle porte peut-être sur la forme et ce qui est acces-
soire, nullement sur le fond et sur la substance même de la
doctrine.
Les apôtres sont donc parfaitement d'accord entre eux,
quoique le caractère particulier de chacun d'eux se révèle dans
leurs écrits.
Pouvait-il en être autrement ? Nous admettons comme un
dogme de foi, et les esprits les plus éclairés du protestan-
tisme croyant admettent avec nous l'inspiration des Livres
saints. Mais les apôtres, écrivant sous l'influence directe de
cette inspiration divine, pouvaient-ils se contredire les uns les
autres? l'Esprit-Saint, l'Esprit de vérité, ne se serait-il pas con-
tredit lui-méuie en leur dictant à la fois et le vrai et le faux,
et comment la vérité, qui est une, pourrait-elle se contre-
dire ? La doctrine de tons les livres saints est donc essentielle-
ment la même quant au fond. Elle diffère souvent, quant
à la forme, parce que la grâce n'absorbe point la nature, et
que l'écrivain inspiré conserve toujours sa personnalité. L'ins-
piration n'empêche pas le jeu individuel des facultés de
l'homme et s'accommode à son génie. Dieu varie ses dons sui-
vant les fonctions qu'il impose, et, pour les rendre plus effi-
caces, il les adapte ordinairement aux dispositions particu-
lières de ceux à qui il les accorde.
Saint Pierre était le chef des apôtres et le chef de l'Eglise. Sa
parole infaillible devait confirmer les autres dans la foi, et,
plus qu'aucun de ses collègues dans l'apostolat, Pierre, dans
sa doctrine, devait enseigner avec toute la plénitude de l'au-
torité, avec toute la douceur et l'onction de la paternité. Aussi
Grotius trouvait-il dans ses épîtres la majesté qui convient
au prince des apôtres. Le chef infaillible d'une Eglise qui,
par lui, ne peut errer, n'a que faire d'appuyer sa doctrine
par des preuves nombreuses, il lui suffit de l'exposer. Le
pasteur suprême des pasteurs et de leurs ouailles devait léguer
à ses successeurs un modèle de cette éloquence majestueuse,
douce et ferme, qui donne à leur parole, chaque fois qu'elle
s'élève au milieu du monde ciirétien, l'accent de la voix de
Pierre. ,
PAUL, JACQUES ET JEAN. 89
Saint Paul avait reçu sa mission de Jésus-Christ, comme les
autres apôtres, mais non de la même manière, et cette voca-
tion spéciale le mettait dans la nécessité d'appuyer plus qu'eux
sur la légitimité de sa mission et de prouver aux yeux de tous
la vérité de sa doctrine. Il lui fut donné, non decréer ledogme,
mais de poser les fondements de la théologie chrétienne. De
là « ce coup d'oeil psychologique si vif, si pénétrant, à travers
l'àmc humaine; et celte largeur de vues sur les destinées di-
verses du peuple juif et de la gentilité ; et cette intelligence
profonde des points de contact et de séparation entre la loi
mosaïque et la foi chrétienne ; et ces élévations de l'esprit sur
le Christ, sa médiation divine, sa royauté, son pontificat; et
cette analyse lumineuse des opérations de la grâce, des phé-
nomènes surnaturels du mysticisme chrétien ; et cette intui-
tion souveraine des grandes lois de la solidarité universelle,
de la réversibilité des mérites ; ce regard, enfin, qui embrasse
dans leur ensemble tous les rapports de Dieu avec l'humanité
parle Christ et l'Église V » L'Apôtre des gentils avait l'âme
élevée, ardente et forte; et c'est sans doute pour cela que
Dieu le choisit pour étendre le cercle de son activité à toutes
les nations. Est-il étonnant que ces qualités se reflètent dans
ses écrits?
Saint Jean a quelque chose de plus doux et de plus tendre
que saint Paul. Disciple bien-aimé du Sauveur, admis à repo-
ser sur le sein du bon Maître, et chargé par lui du haut de la
croix du soin de sa Mère, il puisa son Évangile à la source
même du cœur de Jésus, et le grand âge auquel il est parvenu
imprima le cachet de la bonté et de la mansuétude à toutes
ses paroles. Plus que tout autre, il avait le droit de proclamer
le grand précepte de la charité; mieux que tout autre, il pou-
vait le faire accepter; et comme rien n'est plus pénétrant que
le regard du cœur, il lui fut donné de plonger plus profondé-
ment que tout autre dans le mystère de la vie intime de Dieu.
Dernier survivant des compagnons du Christ, il lui apparte-
nait d'annoncer à l'Église déjà répandue sur toute la surface
' Freppel, les Pères apostoliques, p. 22.
1
90 LES SAINTS APOTRES PAUL, JACQUES ET JEAN.
du monde les destinées que lui réservait l'avenir, et de clore
ainsi la série des révélations prophétiques.
Chacun des apôtres a donc sa physionomie particulière,
sans que cette vérité nuise en rien à l'unité de la doctrine qu'ils
enseignent tous ensemble Elle prouve seulement que les dons
se partagent, quoiqu'ils viennent tous d'un même esprit :
Dii'isioues gratiarum surit ^ idem autem spiritus ; et divisiones
ministrationuui sunt , idem autem Dominus; et dii>isiones
operationuni sunt , idem vero Deus , qui operatur omnia in
om,nibus ^ .
H. Mertiajv,
' / Cor., XII, 4-6.
LES OlUGINES DU CHRISTIANISME
EN ARABIE
D'APRÈS LES NOUVEAUX BOLLANDISTES.
ACTA S. ArETH^ et RuM-fi ET SOCIORUM ÏIARTYUUM NEGBAN.t: IN ArAUIA FeUCE,
illuslrata ab Eduardo Carpentier, Soc. Jesu presbylero. — Inlerccdil H/sfono
christiana plurium re(f noruvi Arabicorum , BiwaeWes, Goeniaere , 1 8()1 . —
Acla SS., extrait du tome X d'octobre.
(premier article.)
Lorsqu'en i833, le^savant Boissonnade publiait, dans le
dernier volume de ses Jiiecdota Grœca, la relation du mar-
tyre de saint Aréthas, il signalait en ces termes la valeur de
l'un des principaux manuscrits dont il avait fait usage : « Si
jamais on voit refleurir parmi nous la spécialité, presque ou-
bliée, des études historiques auxquelles ce monument ap-
partient, ceux qui s'occuperont après moi des Actes de saint
Aréthas ne pourront se dispenser de le consulter de nou-
veau. » En écrivant ces lignes, où percent les regrets de
l'érudit sincère et désintéressé, l'éminent helléniste avait-il
pressenti que les études hagiographiques allaient bientôt
reprendre vie dans l'œuvre des nouveaux Bollandistes ? —
Toujours est-il que, peu d'années après, Boissonnade pou-
vait en saluer la renaissance ; et si le terme de sa longue et
laborieuse carrière eût encore été différé, il aurait vu ses es-
pérances réalisées aujoiird huiparla solide étude critique que
92 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
le tome X d'octobre des Acta Sanctorum vient de consacrer
aux Actes du martyre de saint Aréthas.
C'est au R. P. Carpentier qu'échut la mission de reprendre
en sous-œuvre la publication de ce monument et de com-
pléter les travaux de Boissonnade. Jeune encore, mais épuisé
déjà par des travaux excessifs, le P. Carpentier n'a pas plié
sous le faix. Et cependant la tâche qu'allait lui imposer l'his-
toire des martyrs de Nedjrân eût peut-être effrayé une éru-
dition moins sûre d'elle-même et un zèle moins pieux pour
les fastes de l'Église. Je ne parle pas de ces difficiles et pro-
fondes recherches que la savante compagnie des Acta Sanc-
torum n'a jamais négligées, pour établir sur des bases cer-
taines l'âge et l'authenticité des actes qu'elle publie, labeur
ingrat que Boissonnade avait cru devoir décliner en édi-
tant son texte. Une carrière bien autrement vaste, neuve
encore, et que ses devanciers, privés de documents, avaient
laissée inexplorée, s'ouvrait à l'investigation du bollandiste.
Les vrais critiques le savent : un événement de quelque im-
portance n'est jamais isolé dans la trame de l'histoire. De
même qu'il a son retentissement dans l'avenir, il a ses sources
dans le passé, et pour l'apprécier sainement, il faut remonter
le cours des siècles et l'y étudier dans les événements qui
le préparèrent. C'est ainsi qu'en relisant les Actes des mar-
tyrs de Nedjrân, le P. Carpentier s'aperçut que cette glorieuse
confession de foi réveillait autour d'elle tous les souvenirs
du christianisme en Arabie, se rattachait à ses origines par
les liens les plus étroits, et qu'elle supposait l'étude complète
de son histoire. Malheureusement, à part le travail intéres-
sant de Wright sur la première chrétienté en Arabie, cette
histoire était à faire. Le P. Carpentier ne pouvait compter,
en cette matière, sur les travaux de ses prédécesseurs. Ilens-
chénius avait bien esquissé quelques traits de cette histoire
dans la Vie de saint Moyse, évêque des Arabes scénites, et
dans celle des martyrs de l'Arabie Déserte ; mais il n'avait eu
pour toute ressource que les historiens de Byzance et quel-
ques monuments de l'Église syriaque. Les Bollandistes les
plus récents avaient encore écrit un siècle trop tôt.
f
é
EN ARABIE. 93
Ce n'est guère en effet qu'à dater du xviii" siècle que le mys-
tère dont s'enveloppaient les solitudes inabordables de l'Arabie,
a dû se dévoiler anx labeurs de la science et à l'audace des
explorateurs. D'une part la publication des textes arabes, inter-
prétés et collationnés par les de Sacy, les Quatremère, et mis
en ordre par les Reiske et les Caussin de Perceval ; de l'autre
les découvertes des voyageurs, comme Niebuhr, Burckhardt,
Robinson, Cruttenden, Léon de Laborde , Arnaud, etc.;
enfin l'étude simultanée des écrivains originaux appartenant
aux contrées voisines de l'Arabie : monuments persans, sy-
riaques, arméniens, éthiopiens et égyptiens : tous ces trésors
jusqu'alors inconnus de la littérature et de l'archéologie orien-
tales ont jeté sur les tribus de la péninsule arabique des
lumières toutes nouvelles. Sans doute ces lumières ne dissi-
pent point toutes les obscurités historiques; mais du moins
elles permettent d'apercevoir d'une manière pi us exacte la vraie
physionomie de la race arabe, d'établir sur des bases moins
incertaines les périodes diverses, et d'apprécier plus saine-
ment les événements principaux de sa longue existence.
C'était dans ces monuments de l'érudition moderne qu'il
fallait étudier les origines du christianisme en Arabie , et
recueillir les éléments dépars de son histoire. Un semblable
travail, si conforme à l'esprit et aux traditions de cette il-
lustre hagiographie boUandienne, s'y faisait naturellement
regretter. « Pour faire un bon dictionnaire de géographie
ecclésiastique, me disait un joiu- un éminent esprit, il suffi-
rait de l'extraire des Acta Sanctorum. » C'est qu'en effet la
collection des Bollaiidistes n'est rien autre chose qu'une
vaste et glorieuse histoire de l'Eglise, écrite avec le sang de
ses martyrs et les vertus de ses héros. L'Eglise d'Arabie n'y
avait point encore sa place , il était temps de combler celte
regrettable lacune; aussi bien l'occasion ne pouvait être
plus opj)ortune, ni le sujet mieux choisi. Le martyre de saint
Arélhas et des chrétiens de Nedjrân s'était accompli au centre
de l'Yémen, antique patrie des Joctanides primitifs, la race
la plus inq)ortante de la grande famille arabe, dans cette
Arabie Heureuse, dont la fécondité, tant célébrée des an-
c^4 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
ciens, enrichissait les deux mondes; non loin de la célèbre
cité de Mareb, d'où les tribus dispersées, quatre siècles au-
paravant, avaient changé l'état social de l'Arabie entière ; à
une époque enfin où la condition politique des Himyarites
leur avait créé des relations amicales ou hostiles avec les
cours de Perse, de Byzance et d'Abyssinie. Aussi ce tragique
épisode avait-il eu un immense retentissement. Pendant que
le persécuteur, la main rouge encore de sang, écrivait au roi
des Arabes de Hira des lettres où respire une haine insa-
tiable du nom chrétien , l'empereur Justin , ému de tant
d'opprobres et de cruautés , appelait sur Dhou-Nowas les
vengeances du saint roi Elesban, et les massacres de Nedjrân
avaient été pour l'Yémen le signal de sa ruine et le terme
de son indépendance. Dès lors ce royaume allait passer défi-
nitivement au pouvoir des Abyssins, des Abyssins aux rois de
Perse, pour confondre quelques années plus tard les derniers
vestiges de sa nationalité au sein des multitudes réunies sous
le sceptre de Mahomet.
On saura gré, je n'en doute pas, au P. Garpentier, d'avoir
cédé à l'attrait historique de ce grave événem ent, et, en se
laissant passionner pour l'étude des souvenirs qu'il réveillait
dans le passé, d'avoir enrichi les annales bollandiennes d'une
histoire complète des origines du christianisme en Arabie.
Cette savante monographie (extraite du tome X d'octobre
des Acta Sanctomin)^ forme un épais fascicule in-folio de
I02 pages. Si ce travail était destiné aux lecteurs frivoles, on
aurait lieu sans doute d'y souhaiter plus d'artifice dans l'ex-
position, et, dans l'enchaînement des faits, plus de cet intérêt
qui n'est pas toujours incompatible avec les détails d'érudi-
tion ; peut-être l'auteur a-t-il trop compté, à cet égard, sur les
licences que la langue latine semble plus volontiers permettre
aux savants pour se dispenser de certains procédés littéraires
qui auraient tempéré la sécheresse de ces savantes discussions.
Mais cette observation laisse intact le vrai et solide mérite
de l'ouvrage. Le P. Garpentier vient d'ajouter une page re-
marquable au grand recueil des BoUandistes, et après de sem-
blables travaux, il y aurait plus que jamais de l'injustice à
EN ARABIE Vi^
mettre on doute l'ininortanop de la rontinuation des ^cta
Sauctorum.
Il m'a paru iutéressant de présenter ici le résumé des re-
cherches du P. Carpentier. Sans m'engager dans l'examen de&
discussions critiques, je voudrais seulement en exposer les
conclusions principales, dans la pensée d'être utile à ceux
qui, s'intéressant à cette partie inconnue de l'histoire de l'E-
glise, seraient privés de l'étudier dans l'auteur lui-même.
l'arabie au commencement de l'ère chrétienne.
Située entre l'Asie et l'Afrique, et s'étendant au nord sur
les rives de l'Euphrate, jusqu'au-dessous des chahies du
Taurus; baignée à la fois par les deux mers les plus explo-
rées, l'Arabie semblait devoir être, par sa position géogra-
phique, le centre de l'ancien monde. On l'eût dite prédestinée
à réunir un jour les trois familles dispersées de l'humanité;
et si jamais les races, revenant à l'unité primitive, devaient
ne plus former qu'un seul empire, il semblait que l'Arabie
était appelée à en être le siège. Alexandre, dans ses rêves
ambitieux de domination universelle, avait compris l'uiipor-
taiici' d'une si heureuse situation, et l'on dit qu'il songeait à
établir sa capitale aux portes de cette contrée, quand la mort
le surprii et déjoua ses projets. Et cependant, comme si la na-
ture eût pris à lâche d'éterniser elle-juême entre les peuples
leh divisions vengeresses de leur orgueil, elle a fait de ce coin
de terre, dans des déserts arides, une barrière infranchissable
pour les trois mondes qui s'y rattachent. Tandis que les ports
de l'Arabie servaient d'entrepôt au commerce des Ljdes, de
l'Égypteetde la Méditerranée, l'étranger, arrêté sur ses cotes,
ne franchissait jamais l'entrée de ses solitudes, dont l'Arabe
seul connaissait les détours et pouvait supporter les rigueurs.
Aussi de toutes les contrées du monde ancien, n'en est-il
peut-être aucune qui ail offerl, autant que l'Arabie, rêlrange
contraste d'être à la fois le pays le plus fréquenté et le moins
96 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
connu. Strabon, qui mettait la dernière main à ses travaux
géographiques de l'an 20 à l'an 26 de J.-C, ignorait encore
les limites précises de l'Arabie au nord. Il est vrai qu'il si-
gnale la colonie des Arabes scénites établie dans la Mésopo-
tamie; mais même avec le secours des géographes plus an-
ciens, Eratosthènes, Néarque, Artémidore et l'Itinéraire
d'yElius Galliis (24 av. J.-C), joint au résultat de ses explo-
rations personnelles, que de lacunes dans la description qu'il
a tracée des côtes, que de villes oubliées, que de places mari-
times inconnues, et surtout que d'incertitude dans la répar-
tition géographique des tribus de l'intérieur! Quel degré de
confiance devons-nous par exemple accorder au prétendu
partage de l'Arabie Heureuse en cinq royaumes, dont un se
composait des guerriers qui combattaient pour tous ; un autre
des laboureurs qui fournissaient de vivres tout le pays ; le
troisième des artisans; les deux autres de classes occupées à
recueillir la myrrhe, l'encens et les autres denrées commer-
ciales' ? L'expédition d'/Elius Gallus valut bien à Strabon de
pouvoir indiquer quelques villes de la côte occidentale de
l'Arabie ou de l'Yémen, et en particulier la cité de Négranes ;
mais ce général romain était lui-même si peu instruit sur la
topographie des contrées où l'envoyait Auguste, que le Naba-
téen Sylla^us parvint à lui persuader qu'il ne pouvait passer
de l'Egypte en Arabie sans traverser le golfe .
C'est seulement vers le milieu du if siècle que Ptolémée
imagina de diviser l'Arabie en trois grandes sections, connues
sous le nom d'Arabie Pétrée, d'Arabie Déserte et d'Arabie
Heureuse : division incomplète qui s'est transmise jusqu'à
nous, mais que les géographes arabes n'ont jamais adoptée.
Cependant Ptolémée a déjà sur la péninsule arabique des
notions bien plus étendues et plus précises que Strabon. La
domination romaine qui se maintient en Syrie depuis Pompée,
et qui s'étend, parle moyen des phylarchies sur quelques
tribus voisines de l'Arabie Déserte et du pays des Nabatéens;
la dispersion définitive du peuple juif, dont une partie s'en
« Strabon, l. XYI.
EN ARABIE. 97
fonce dans le désert et descend jusque dans l'Yémen ; enfin,
sans doute aussi , les premières entreprises de l'apostolat
chrétien avaient contribué, dès ce moment, à révéler nne con-
trée demeurée jusque-là presque impénétrable. Mais, je n'ai
cité Ptolémée que pour indiquer plus facilement, en me ser-
vant de ses divisions, celles qui leur correspondent dans la
géographie moderne, et dont je signalerai les principales.
C'est d'abord le Hidjaz ', qui répond à l'Arabie Pétrée et à
une partie de l'Arabie Heureuse.
Le Tihâma^ sorte de nom appellatif servant à désigner les
cotes occidentales sur les bords du golfe Arabique.
\j\émen^ resserré aujourd hui dans d'étroites limites, et
on se concentrent cependant tous les riants souvenirs de
l'Arabie Heureuse.
l'Hadramaut , à l'est de l'Yémen ; les Chatramotitœ de
Strabon et de Ptolémée.
I^e Nedj'd, vaste plateau qui appartenait à la fois à l'Arabie
Heureuse et à l'Arabie Déserte.
Deux déserts, enfin, couronnent les hauteurs de la pénin-
sule : à l'E. celui de Dahna et d'Irak; au N.-O. celui de
Syrie, où, dans le silence des ruines, reposent Piaalbeck et
Paimyre.
Ces rapprochements ^suffisent pour nous permettre d'ap-
précier plus exactement Pétat géographique de l'Arabie au
début de l'ère chrétienne. — Mais quelle était à cette époque
la condition politique des tribus réparties dans ces vastes
contrées?
Les anciens, sur ce point, en savaient moins que sur tout
autre. Ce n'est que par la lecture des historiens arabes, que les
origines ténébreuses de cette branche sémitique ont reçu quel-
que lumière. Et il faut encore se hâter de le dire, parmi les
traditions recueillies par les écrivains nationaux, ce qui paraît
le plus conforme à la vérité nous avait été garanti d'avance
* Je me suis fait une loi de suivre, dans l'oilliographo franoaiso des noms
arabes, celle qui est le plus communément reçue, bien qu'elle no soit pas toujours
conforme à la valeur réellodes caractères qu'elle représente.
i« 7
98 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
par les saintes Écritures, contrôle historique toujours infail-
lible quand il s'agit de l'origine des nations.
Après les fils de Cousch et ceux de Chanaan, connus des
auteurs uidigènes sous le nom de race Ariba on première , et
qui, à la suite d'un séjour plus ou moins long dans la pénin-
sule Arabique, se fixèrent en Phénicie ou disparurent en
Afrique, les descendants de Jectan, suivis plus tard des enfants
d'Ismaêl, vinrent constituer la famille arabe proprement dite.
Jectan ou Joctan, appelé aussi Cahtan par les Arabes, des-
cendant de Sem par Héber, paraî|. avoir le premier habité,
avec les siens, les régions du midi connues plus tard sous le
nom d'Arabie Heureuse Ils y avaient trouvé la race sabéenne-
couschite, qu'ils n'expulsèrentque longtemps après; puis, ré-
duits bientôt à l'étroit par le développement de la population,
ils s'étaient peu à peu dispersés par tribus dans l'Arabie
centrale, où ils conservèrent, dans le nom générique de tribus
Yémanites, le souvenir de l'Yémen, qui avait été leur berceau.
Les enfants d'Ismaël, de Céthura et d'É,saû avaient peuplé
le reste du pays, et s'étaient établis jusque sur les bords de
l'Euphrate et du Tigre, et dans les solitudes septentrionales
de l'Arabie : là, des rameaux détachés de ces souches diverses
avaient donné naissance aux tribus indisciplinées des Arabes
errants. Toutefois, les branches principales avaient adopté une
patrie et s'étaient fixées, les Ismaélites dans le Hidjaz, les
Iduméens dans l'Arabie Pétrée, et les Madianites, probable-
ment les descendants de Céthura, au sud-est de la Palestine.
Du mélange et des luttes séculaires de ces races primordiales
était résulté un état politique de l'Arabie, qui, au commence-
ment de l'ère chrétienne, présentait à peu près cette physio-
nomie :
L'Yémen, appelé pour la première fois, l'an 24 de J.-C,
le pays des Hornérites ou des Himyarites^ est gouverné par les
princes de la maison d'Himyar, fils de Jectan, frère de Cahlân,
dont les descendants disputèrent aux premiers, durant près
de six siècles, le pouvoir souverain. Le sang des Himyarites
avait enfin triomphé Tan 167 avant Jésus-Christ, dans la per-
sonne, de Hârith-Erraïch. A l'époque de la naissance du Sau-
' EN ARABIE. 99
veur, le trône devait être occupé par le fameux Chammir-
Yérach, qui porta ses armes jusque dans la Sogdiane, et en
détruisit la capitale, dont les ruines, appelées Chainmir-Cand^
c'est-à-dire Chammirta détruite, fournirent peut-être l'origine
du nom plus connu de Samarcande.
Avec le règne d'Abou-Mâlik, son lils, de Tan 3i à 64 environ
de J.-C, s'éclipsa la gloire de la race himyarite. A la mort de
ce prince, qui périt avec une partie de son armée dans les soli-
tudes du Maghreb, dont les mines d'émeraude avaient tenté
sa cupidité, la dynastie humiliée de Cahlàu se relève momen-
tanément, et deux princes de la famille des Azdites, Amran
et Amrou-ben-Amer, se constituent indépendants à Mareb.
Au-dessus de l'Yémen, dans les deux contrées voisines qui
forment aujourd'hui les provinces du Hidjaz et du Nedjd,
habitent tantôt en paix, tantôt en guerre, deux rameaux con-
sidérables de Jectan et d'Ismaël, les Maudites et les Djorlio-
mites. C'était au Hidjaz , dans la vallée qui fut plus tard la
cité de la Mecque, que s'élevait la célèbre Cuuba. La garde de
cette maison sainte était depuis l'origine confiée aux Ismaélites,
lorsque les Djorhomites en usurpèrent l'intendance à la mort
de Nâbit, l'un des fils d'Ismaël, et ils y commandaient encore
à l'époque qui nous occupe.
Cette antique usurpation n'avait point empêché les Maa-
dites, autre branche d'Ismaël par Adnân, de contracter des
alliances avec les Djorhomites et de s'établir auprès d'eux,
partie dans le Hidjaz, partie dans le Nedjd. Vers l'an 64
avant Jésus-Christ, deux princes rivaux des Maadites, Conos
et Nizar, troublent la paix de leur pays. Tandis qu'un ra-
meau puissant s'en détache, et que Conos vaincu va se perdie
avec ses partisans dans l'Irak occidental, le succès de Nizar
fait la fortune de ses descendants , et c'est d'Elyas, son petit-
fils, prince du Nedjd, en l an 35 de J.-C, que nous verrons
sortir, près de deux siècles plus tard, Nadhr ou Coruycli, père
de la tribu fameuse qui donna à l'Arabie son législateur et
son maître.
Au sud de la Palestine, au milieu des déserts arides i[ui
s'étendent dans toute la péninsule Smaïtique, tlorissait un des
100 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
peuples les plus intéressants de l'Arabie. Confondus avec les
Arabes de la contrée, et toujours distingués d'eux par leur
idiome caractéristique et leur instinct civilisateur, les Naba-
téens, que les historiens indigènes n'ont jamais considérés
comme faisant partie de leur nation , avaient en effet une origine
étrangère. Descendants de la grande famille araméenne, ils
étaient venus des bords de l'Euphrate et du Tigre; et, comme
l'a établi Et. Quatremère^, il est vraisemblable que l'époque
de leur établissement à Pétra remontait jusqu'au temps des
guerres de Nabuchodonosor II contre la Judée. Sous la puis-
sante impulsion de leur esprit commercial, l'antique Pétra riva-
lisa bientôt avec Palmyre et s'éleva au rang de cité de premier
ordre. Aussi redoutables dans la guerre qu'habiles à profiter
de la paix, les Nabatéons avaient plus d'une fois lassé les armes
des successeurs d'Alexandre; et, jusqu'à l'époque deTrajan,
les Romains, déjà maîtres de la Syrie et de la Palestine, avaient
dû se contenter de les avoir plutôt pour alliés que pour sujets.
Auguste, qui, en sa qualité de maître du monde, n'imaginait
pas que la liberté eût encore un asile sur la terre, la retrouva
vivante et invincible dans ce coin perdu du désert. C'est en
vain qu'il voulut imposer pour roi aux Nabatéens une créa-
ture de son ciioix, ils en nommèrent un du leur, Harith ou
Arétas, dont saint Paul écrivait : « Le préfet du roi Arétas
veillait à Damas pour s'emparer de ma personne ^. »
A l'est de cette petite nation, si libre et si fière de son au-
tonomie, entre la Palestine et l'Euphrate, s'agitait incessam-
ment, d'un bout du désert à l'autre, une multitude errante,
composée de tribus appartenant à des races diverses, et non
moins jalouses de leur indépendance. Les plus voisins de la
Syrie, qu'on appelait pour cette raison Arabes de Syrie,
descendaient par alliance des anciens Amalécites, et apparte-
naient à cette branche des Amalica, appelée, du nom de ses
princes, les Benou-Sainajda. Vivant de rapine, ils étaient la
terreur des caravanes qui transportaient d'une mer à l'autre, à
* V. Journ. Asiatique/ianw., fév. ol mars 1835.
» If Cer., XI, 32.
EN ARABIE. 4(M
travers le désert, les richesses de l'Inde, de l'Egypte et de l'Ara-
bie Heureuse. On les avait vus, tantôt alliés des Romains et
tantôt alliés des Perses, faire pencher pour ainsi dire à leur
gré la balance de la victoire, et tenir longtemps entre leurs
mains le sort définitif de l'Asie. Ils avaient fini par se donner à
l'empire, qui, par un jeu bizarre de la fortune, devait au uf siè-
cle revêtir de la pourpre, dans la personne de Philippe, un
descendant de ces barbares, devenu disciple de Jésus-Christ.
Enfin, aux bouches du Tigre et de l'Euphrate, et dans cette
langue de terre comprise entre les deux fleuves jusqu'au sud
de la Mésopotamie, vivait encore une portion notable de la
race arabe. S'il faut en croire quelques historiens orientaux,
et en particulier Ibn-Khaldoun ', l'établissement des Arabes
dans l'Irak occidental remonterait jusqu'à l'invasion des Adi-
tes, sous la conduite de Ad , premier chef de ces tribus. Ad,
ou le peuple que cette désignation représente , observe
M. Caussin de Perceval, appartenait-il réellement à la tige de
Sem ou à celle de Cham? C'est ce qu'il n'est pas facile d'éclai-
cir, puisque nous sommes privés sur ce point de l'autorité de
la Genèse, qui n'en fait nulle part mention. Peut-être était-il
un mélange de l'une et de l'autre race , hypothèse qui a paru
probable au savant historien des Arabes. Quoi qu'il en soit,
nous retrouvons dans cette tradition un vestige de l'invasion
de la Chaldée parles premières peuplades de l'Arabie plus de
deux mille ans avant notre ère, et renouvelée souvent depuis
parles tribus émigrées des régions du midi. Elles y vivaient
pour la plupart en tribus nomades et à la manière des Scénites,
leurs voisins, portant le ravage autour d'elles dans leurs su-
bites incursions, mainteiuies à grand'peine par la |)uissance
des Parthes, dont elles inquiétaient les frontières, quand elles
ne les servaient pas, et que Pline appelait encore de son lemj)s
injestatores Clialdœoriun .
Cependant, lorsque avec la mort du grand Mitliridate, l'éclal
des Arsacides commença à pâlir, et que dans les provinces de
la Mésopotamie et de la Chaldée, on vil s'élever de petites prin-
• V. Caussin de Perceval, Essai^sur l'hisi. des Arabes, i. \, 1. i, i«. M el suiv.
102
LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
cipautés indépendantes , une partie considérable de ces peu-
plades errantes renonça à ses habitudes vagabondes et tenta
dese fixer. Un indigène entreprenant, appelé par Pline Pasinès^
et par d'autres écrivains Spasmes on Hj spasmes ^ se mit à la tête
des tribus arabes de la Chaldée et duBahrein, disciplina leurs
mœurs, fonda la ville de Spasini-Kharax , et constitua, vers
l'an 129 avant Jésus-Christ, le nouveau royaume de Mésène. Ce
fait, récemment établi par M. Reinaud dans un excellent mé-
moire publié Tannée dernière dans \g Journal asiatique % jette
un grand jour sur l'histoirede cette contrée, que l'ouvrage pos-
thume de saint Martin n'avait encore qu'imparfaitement éclair-
cie; et il nous fournit des renseignements positifs sur l'impor-
tance politique des Arabes de l'Irak et de la côte occidentale du
golfe Persique, durant les premiers siècles de l'ère chrétienne.
Bien que les princes de ce nouveau royaume se soient tou-
jours reconnus vassaux du gouvernement féodal des Arsaci-
des, et qu'on ne les trouve désignés chez les écrivains arabes
et persans que sous le nom peu relevé de Molouk-al- TheouajJ\
ou chefs de bandes^ ils exerçaient en réalité l'autorité royale,
et sur leurs médailles prenaient toujours le titre de roi. Une
de ces médailles, dernièrement acquise par le Musée impé-
rial, et qui porte le nom du roi Tirœus , a fourni a M. Rei-
naud l'occasion d'établir, dans le mémoire cité, la suite des
trois premiers successeurs de Spasinès, dont le troisième serait
Tiraeus lui-même. Visconti, qui n'avait eu à sa disposition que
l'empreinte mal réussie d'une pièce défectueuse du même
prince, conservée au British Muséum^ avait lu à l'exergue la
lettre n ou 80 , et parti de ce faux supposé , il avait fait ré-
gner Tiraeus l'an 80 de l'ère des Séleucides , c'est-à-dire 282
ans avant Jésus-Christ. Notre nouveau monument corrige
cette erreur en présentant un 2 avant la lettre II, ce qui donne
la date 280 des Séleucides au lieu de 80. M. Reinaad, suivant
cette importante correction et s'appuyant sur une assertion
du P. Eckhel, relative à l'époque où l'ère des Séleucides com-
mença à être en usage sur les monnaies, assertion que les dé-
< Journ. asiatique^ août, septembre, 4 861.
f^
EN ARABIE. 4Q3
couvertes postérieures n'ontpoinldémenlie, a coiicluavec toute
vraisemblance que Tirauis avait du régner vers l'an 32 avant
J.-C. Ce prince pourrait doue être celui-là même qui gouver-
nait encore les Arabes de ce pays au début de l'ère chrétienne.
Mais la race arabe n'habitait point seule la vaste et inégale
contrée où la Providence l'avait comme abandonnée à son
esprit aventureux. Si jalouse qu'elle fût des charmes irrésis-
tibles ou des horreurs repoussantes de sa patrie, elle n'avait
pu cependant en défendre l'accès aux peuples étrangers. Maî-
tre absolu dans ses déserts, l'Arabe avait dû admettre au par-
tage de son ciel et de ses richesses, dans ses ports, dans ses
grands centres commerciaux, dans ses riantes contrées du
midi, le Romain , l'Éthiopien, et par-dessus tout les Juifs.
« Athénodore, philosophe et notre ami, qui avait voyagé chez
les Pétra'ens , dit Strabon , nous a raconté qu'il avait été fort
surpris de trouver beaucoup de Romains et d'autres étrangers
émigrés dans ce pays V »
Il n'est pas douteux que les Abyssins, séparés de l'Arabie
par un bras de mer étroit, n'eussent aussi des établissements
de commerce sur les côtes de l'Yémen, qui, plus tard, leur en
facilitèrent la conquête. Mais la nation qui s'était le plus ré-
pandue dans l'intérieur de l'Arabie, mêlée avec plus de sou-
plesse aux indigènes, sans pourtant se confondre avec eux,
et attachée à cette terre étrangère avec le plus de ténacité,
c'était la nation juive.
Ce n'est point par l'Ethiopie, comme l'avait cru Basnage ",
mais plutùt parle nord, que les Juifs avaient pénétré en Arabie.
Les écrivains arabes s'accordent à hxer leurs premières colo-
nies dans le territoire de Yatreb. A cinq journées de marche
de cette ville, vers le nord-est, ils avaient formé à Khiiïbar un
autre centre de poj)ulation qui se maintenait encore dans ces
derniers temps. Benjamin de Tudèle y trouva, en i i'j3y cent
cinquante mille Juifs; Niebulu'''assurequecette colonie existait
à l'époque de son voyage, et se gouvernail par des scheiks de
• Géographie, 1. XVI, (rad. rloGossolin.
- ilist. des Juifs, t. VU, p. -IS.-j.
» Descript. de l'Arabie, 1. 1, p. 248.
a 04 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
sa nation; mais Burckhardt, au commencement de ce siècle,
n'en trouva plus aucune trace ^ . De ces deux points principaux
les Juifs s'étaient de bonne heure répandus dans l'Yémen et
dans les régions voisines de la mer.
Quant à l'époque de leurs premiers établissements, les his-
toriens arabes ne nous fournissent aucune donnée certaine.
Les uns la font remonter jusqu'au temps de Moïse , d'autres
jusqu'à Josué; quelques-uns la rapportent aux invasions de
Nabuchodonosor, et c'est l'opinion qui a paru la plus vraisem-
blable à Sylvestre de Sacy, et à laquelle semble incliner de
préférence le P. Carpentier. Elle est d'ailleurs conforme aux
traditions des Juifs qui vivent encore en Arabie, et dont on
peut compter au moins douze ou quinze cents à Aden seule-
ment. Nous lisions à ce propos tout récemment, dans un article
de la Re^'ue des Deux-Mondes fort digne d'attention , écrit
par M. H. Simonin, sur la Presquile d' Aden et la politique
anglaise dans les mers arabiques, l'observation suivante : « Au
nombre des Arabes , il faut aussi compter les Juifs d'Aden.
Ils ont conservé plus que partout ailleurs leur type si carac-
téristique. D'après leur propre tradilion , ils descendent des
Israélites qui abandonnèrent la Palestine à l'époque de la con-
quête de Nabuchodonosor. Une partie des fugitifs vint se ré-
fugier dans les heureuses et fertiles plaines de l'Yémen ^, »
Au reste, cette émigration fut loin d'être la seule : une fois
la voie tracée, à chaque menace d'invasion nouvelle, le Juif de-
vait tourner ses regards vers l'Arabie comme vers une seconde
patrie. Les colonies juives durent surtout s'y accroître lors-
que Pompée soumit la Judée, et que plus tard Titus dé-
truisit Jérusalem. Toujours est-il que le christianisme les y
trouva, comme partout , ennemis acharnés de l'Évangile, et
qu'au vi" siècle ce fut un prince, Arabe d'origine, mais juif de
religion, qui renouvela et dépassa peut-être, dans le massacre
d'une ville entière de chrétiens, toutes les cruautés du paga-
nisme persécuteur. '
^ Voijaye C7i Arabie, t. H, [). 244.
' Revue' des Deux-Mondes, 15 décembre i86i .
11
t^
EN ARABIE. 405
Tel est à peu près le dénombrement des peuples qui s'agi-
taient alors sur lo sol de l'Arabie. Car l'apathie morale, ré-
sultat fatal de leur code religieux, ne les avait point encore
ensevelis comme aujourd'hui dans un silence qui ressemble à
la mort. L'Arabie continuait d'être, à cette époque, l'entrepôt
de commerce du monde civilisé, comme elle l'avait été dans
les temps les plus reculés. Savary, dans la préface de son Dic-
tionnaire du commerce^ a sagement remarqué que la mer
orientale avait été pour les Arabes, dès une haute antiquité,
ce que la Méditerranée fut pour les Phéniciens. Les richesses
de l'Afrique orientale et de l'Egypte lui arrivaient par la mer
Rouge ; celles de l'Inde et de l'extrême Asie par le golfe Per-
sique, et elle les transportait ensuite à dos de chameau, à tra-
vers le désert, en Palestine, en Syrie et en Babylonie. Déplus,
elle ne servait pas que de transit aux produits étrangers ; elle
trafiquait aussi de ses richesses naturelles et de la fécondité pro-
digieuse et recherchée de son territoire. C'est en vain que
Moversa voulu contredire sur ce point le témoignage unanime
des écrivains de l'antiquité, dont les descriptions exagérées
reposaient cependant sur la vérité : Niebuhr, Welsted, Haines,
Ritter, ont vu de leurs yeux ce que les anciens en avaient écrit
de raisonnable. Ils ont retrouvé dans l'Arabie la patrie tradi-
tioiuielle de la myrrhe, de l'aloès, du cinnamome et de l'en-
cens, de tous ces parfums précieux dont la délicatesse raffinée
des Grecs et des Romains faisait une si prodigieuse consomma-
tion. Chez les Indiens eux-mêmes, d'après une assertion de
M. Lassen, l'encens portait le nom de parfum ou d'encens d'A-
rabie, et Plante parlait sans doute un langage bien connu
quand il disait des petits-maîtres de son temps qu'ils sentaient
taTabique : olere arabice.
Toutes ces richesses amenées sur les côtes de l'Arabie par
les trafiquants de l'Egypte et des Indes, ou tirées du sein de
son propre territoire, étaient aussitôt expédiées aux nations du
nord par de noml)reuses voies de communication , longues et
difficiles, mais régulièrement organisées. On trouvera dans
l'ouvrage du P. Carpentier l'énumération détaillée de ces
grandes lignes de transit commercial. Une grande partie de%
106 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
produits étaient d'abord dirigés, à travers la mer Rouge, vers
les deux prolongements du golfe qui entourent la pointe si-
naïtique. Le plus fréquenté avait été longtemps le bras de mer
occidental, appelé Héroopolite. Les marchands arabes fai-
saient leurs chargements sur ces rivages et les transportaient
à dos de chameau jusqu' au bord de la Méditerranée, dans
le port de Casion, non loin de Péluse, Là, les navires phéni-
ciens les recevaient à leur tour, ou bien ils étaient dirigés
par terre vers l'intérieur. Le centre le plus rapproché de cette
première station, c'était Pétra. A Pétra aboutissaient toutes
les routes importantes de la Syrie, de l'Asie et de l'Arabie.
C'est là qu'affluaient les caravanes sabéennes de l'Arabie
Heureuse : celles qui venaient, à travers le désert, de Gherra,
sur le golfe Persique ; de Reema, chez les Omanites; de Téré-
don et même de Babylone. Une autre voie, fréquentée par les
commerçants de la Syrie et de la Mésopotamie, et suivie quel-
quefois par ceux de Palmyre, descendait le long de la rive
orientale du Jourdain et de la mer Morte, en laissant Pétra à
l'est. Une troisième enfin arrivait à Péluse en se rapprochant
des cotes. Robinson a cru retrouver le parcours de cette
dernière dans la voie romaine indiquée sur cette plage parla
Table de Peutinger. Sur le versant opposé de l'Arabie, les cotes
du golfe Persique offraient aussi leurs routes commerciales.
On atteignait par elles Térédon et Charax ; puis la rive
orientale du Tigre conduisait jusqu'à Ninive, Nisibe, etc.;
et les bords de l'Euphrate, jusqu'à Babylone et à Thapsaque.
Et ce mouvement immense d'exportation, bien qu'un in-
stant suspendu par l'invasion romaine en Syrie, était encore
en pleine vigueur à l'époque de l'ère chrétienne. Les princi-
pales cités maritimes qui en monopolisaient l'expédition pour
l'Europe, l'Afrique et l'Asie, avaient pu se succéder l'une à
l'autre ; la gloire de Tyr s'effacer devant celle d'Alexandrie ;
Séleucie de Syrie, fondée par le génie deSéleucus-Nicator, con-
tre-balancer l'influence de cette dernière'; l'Arabe demeurait
seul l'entreiuetteur souverain de tous les marchés du monde,
' V. sur l'importance commerciale de Séleucie, le Mémoire du P. Bourquenoud,
^Etudes, i. Il, p. 403 et 583. — Ce Mémoire a été imprimé à part, Lecoffre, 486L
EN AUABIU. 407
parce qu'il n'appartenait qu'à lui de franchir le désert, d'a-
jouter aux produits des Indes les trésors inépuisables de son
Âiabie Heureuse, d'avoir ses ports assis sur les trois mers à la
fois. Nous en avons pour garant l'expédition d'Mins Gallus,
dontStrabon nous a révélé les motifs en ces termes : « Auguste
avait conçu le projet de se concilier ces peuples ou de les
soumettre ; et ce qui avait contribué à lui en donner l'idée,
c'est qu'ils ont de tout temps passé pour posséder beaucoup
de richesses, parce que, vendant leurs aromates et leurs pierres
précieuses pour de l'or et de l'argent, ils ne laissent sortir du
pays rien de ce qu'ils reçoivent en échange; il avait donc l'es-
poir, ou d'acquérir de richesamis, ou de vaincre de riches en-
nemis. » Et Pline écrivait encore de son temps : « Les richesses
de Rome et desParthes appartiennent aux Arabes. » Si dans les
sièclessuivants, la vie commerciale de l'Arabie fit plac<' à l'esprit
guerrier qui souffla sur elle et transforma ses destinées, elle ne
s'éteignit jamais entièrement, et occupa durant tout le moyen
âge un siège encore imjjortant dans la presqu'île Ademque.
Aden, désignée sur les cartes latines sous le nom A' Arahiœ em-
poriiim, et si justement appelée parles Arabes la clef de la mer
Rouge, vit po(irtant sa gloire pâlir lorsque les Portugais dé-
couvrirent la nouvelle^ route maritime du cap de Bonne-Espé-
rance. Albuquerque, qui la bouiDarda en i5i3, ne pensait pas
qu'elle dût un jour sortir de ses ruines, et contre-balancer de
nouveau l'iniportance des voies plus rapides qu'il venait de
tracer, sur des mers inconnues, aux navires de l'Europe et de
l'Asie. Il conij)tait sans le génie mercantile de l'Angleterre. Après
quarante ans de secrètes espérances et d'habiles explorations,
Aden, encore une fois prise d assaut sur le sultan de Laliej,
tomba au pouvoir des Anglais le i6 janvier 1839, et elle n'a
point tardé entre leurs mains à retrouver son antique splen-
deur. Nous renvovonsà l'étude déjà citée de M. Simonin, pour
l'évaluation des chiffres qui représentent le mouvement actuel
du port d'Aden.
Mais ce qu'il importe d'observer ici, c'est que cette extrémité
de l'Arabie est rentrée comme d'elle-mémedans ce rôle commer-
cial, et l'on dirait qu'elle s'est contentée de renouer la chaîne
<08 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME EN ARABIE.
de ses traditions. On y retrouve l'Arabe et l'Indien, tels, pour
ainsi dire, que l'antiquité nous les a dépeints. « Les Arabes,
dit M. Simonin , font à Aden le commerce du café, de
l'encens, de la myrrhe, des graines, du bétail et des fruits.
Les banians de l'Inde, qui contribuent pour une large part
au mouvement commercial d'Aden, naviguent encore sur des
boutres dont la forme, aujourd'hui insolite, rappelle celle des
navires de l'antiquité. Une voile carrée et quelques paires de
rames sont encore les seuls moteurs de ces bâtiments primi-
tifs, et l'on peut dire que la navigation des mers arabiques
est restée pour les naturels ce qu'elle était sous Salomon. »
Cet aperçu historique sur la distribution, l'état politique
et commercial des peuples de l'Arabie, suffira pour donner
quelque idée de l'état de cette contrée au commencement de
l'ère chrétienne. Il n'était pas, ce semble, inutile de mettre
dans son jour, grâce aux ressources de l'érudition contempo-
raine, l'existence et la condition, si longtemps peu connues,
des anciens Arabes. A l'aide de ces données, le lecteur suivra
peut-être avec plus d'intérêt les progrès de la foi parmi eux.
Le christianisme, en pénétrant dans ces régions, va se trouver
en lutte, ici avec des tribus errantes bien autrement indompta-
bles que les barbares nos ancêtres ; là avec une population
mercantile tout absorbée par les intérêts du temps ; avec
l'antagonisme judaïque, rivalisant de prosélytisme dans les
grands centres ; et partout avec un paganisme confus, mons-
trueux mélange des souvenirs de la Bible et des théogonies
de la Chaldée, de la Phénicie et de la Grèce. Et cependant
sur ce sol ingrat, au sein de ces peuplades vagabondes, malgré
les préoccupations de la cupidité et le conflit de tant de riva-
lités diverses, la foi chrétienne aura, sous le soleil de l'Arabie,
des jours d'ineffaçable gloire ; elle y vivra six siècles avec sa
hiérarchie et ses chrétientés nombreuses ; et, après avoir jeté
un dernier éclat dans la protestation héroïque des martyrs de
Nedjrân, elle ne cédera que devant les remparts de fer de
l'Islam, emportant avec elle la grandeur et la vie de l'Arabie, et
n'y laissant qu'un tombeau.
A. DUTAU.
MELANGES
L'ALPHABET DE SAINT CYRILLE
Eu Chine, les habitants des diverses provinces ont souvent de la
peine à s'entendre en se parlant, à cause de la diversité des dialectes
usités dans l'intérieur du vaste empire du Milieu 5 tandis que la langue
écrite, étant partout la môme, ils n'ont qu'à prendre une feuille de
papier et un pinceau pour s'expliquer sans aucune difficulté. Un fait
contraire se produit parmi les peuples slaves. Que deux hommes, ap-
partenant à deux branches de la même famille, et parlant des dialectes dif-
férents, viennent à se rencontrer, ils n'auront pas grand'peine à se com-
prendre, et ils pourront toujours échanger, tant bien (jue mal, ([uelques
pensées. Il n'en est pas dé même lorsqu'ils sont obligés de recourir à
l'écriture ; la différence des alphabets et de l'orthographe est telle, qu'il
est très-difficile à un Slave qui ne s'y est pas préparé par quelques
études, de lire les livres écrits dans un dialecte différent du sien.
Ce fait est remaïquable : d'un coté, les Slaves sont profondément
divisés entre eux, de l'autre ils aspirent très-ardenunent vers l'unité,
tellement que ces aspirations ont amené la création d'un mot nouveau :
\e pans/ains me. Ccpendmxt ni les antipathies politiques, ni les dissidences
religieuses, n'établissent entre eux d'aussi fortes barrièies que la diffé-
rence des alphabets et de rorthogiaphe.
On publie des livres, et il y a un mouvement littéraiie plus on moins
actif, plus ou moins fécond, en Pologne, en Russie, en Bohème, chez
les Slovaques, les Croates, les Serbes, les Bulgares ; mais les résultats
de cette activité littéraire, en général fort remarquable, ne sont acces-
sibles aux divers peuples slaves qu'à l'aide de traductions nécessairement
très-reslreintes. Les Russes, parexem[)le, restent conqilétement étran-
gers à la vie intellectuelle de la Pologne, <'t les Polonais sont, en général.
440
MÉLANGES.
peu au courant des idées qui circulent dans la société russe. On peut
en dire autant de tous les peuples slaves. Ils ne se connaissent pour
ainsi dire pas les uns les autres, et lorsqu'on veut s'adresser à l'univer-
salité du public de cette langue, on est bien plus sûr d'être compris en
écrivant en français ou en allemand, que dans un des dialectes slaves.
On ne peut disconvenir que cet état de choses ne soit fâcheux sous
bien des rapports. Inutile de s'arrêter à le démontrer. Les inconvénients
qui en résultent n'existeraient pas, si les Slaves, comme autrefois les
Grecs, employaient tous le même alphabet. Dans l'ancienne Grèce, on
se servait de l'ionien, de l'éolien, du dorien et de l'attique; mais les
ouvrages écrits dans ces différents dialectes étaient accessibles à tous
les Grecs, parce qu'ils n'arrêtaient pas les yeux du lecteur par des
alphabets qui leur fussent étrangers.
Sans doute, les dialectes grecs ne présentaient pas entre eux des
différences aussi profondes que les dialectes slaves. On pourrait toute-
fois le contester, au moins pour quelques-uns; mais en admettant le
fait, il faut bien reconnaître qu'un alphabet slave unique aurait em-
pêché les différents dialectes de s'écarter trop les uns des autres, et con-
tribué au contraire à leur rapprochement.
Une des causes qui rend l'intelligence de ces divers dialectes difficile
aux peuples delà même famille, c'est l'adoption de mots, d'expressions,
de tournures empruntés au français, à l'allemand, au latin et au turc.
Sij au lieu de faire ces emprunts à des langues étrangères, on avait eu
soin de les faire à des langues sœurs, les divers dialectes slaves, conser-
vés plus purs, seraient devenus plus riches, et auraient eu entre eux
plus de ressemblance .
Il y eut un temps où l'on put espérer que tous ces avantages seraient
assurés aux Slaves , ce fut lorsque saint Cyrille inventa son alphabet. Si
lous les peuples slaves l'avaient adopté, et surtout s'ils l'avaient tous
conservé, nous serions aujourd'hui en possession de tous les avantages
que l'unité de l'alphabet devait nous assurer. Mais il n'en a pas été
îiinsi. L'idée d'avoir un alphabet unique pour tous les Slaves est de-
venue une utopie, une chimère, et le temps, au lieu de préparer un
.approchemeut sur ce terrain, ne fait qu'amener sans cesse de nou-
\ elles modifications dans la forme et la valeur des lettres, dans l'emploi
des signes ; d'où il résulte que les différences d'alphabet et d'ortho-
graphe vont toujours en croissant.
Il paraît constant que dans l'antiquité, les Slaves se servaient de ca-
ractères runiques ou runes. On ne peut douter non plus que les pre-
miers missionnaires grecs et latins qui leur ont annoncé l'Evangile,
n'aient essayé de fixer leur langue par l'écriture à l'aide des caractères
grecs ou latins, comme nous voyons aujourd'hui encore les mission-
i
MÉLANGES. 444
naires français ou anglais se servir de leur alphabet pour rendre les
sons (le la langue yolofe ou de toute autre langue de Tinlcrieur de
l'Afrique. Mais ce ne furent là que des tentatives sans grands ré-
sultais. Au ix'" siècle saint Cyrille, apôtre des Slaves, résijlul de leur
lonner un alphabet. Ici nous nous trouvons eu présence de questions
vivement controversées, et qui ne sont pas encore pleinement éluci-
dées. Sans entrer dans aucune espèce de polémique, nous suivrons
Topinion de l'illustre Scbafarik, qui nous semble avoir mieux éclairci
que les autres ce point d'histoire à la fois obscur et important.
Saint C\rille fut à la fois l'apôtre des Slaves, l'auteur de la liturgie
slave, le traducteur des Livres saints et l'inventeur de l'alphabet. Toutes
ces choses se tenaient étroitement. Il fallait un alphabet pour faire des
traductions, des traductions pour avoir une liturgie nationale, et une
liturgie nationale ou étrangère pour entreprendre rœu\re de la con-
version de ces peuples. Saint Cyrille embrassa tout à la fois.
Son alphabet n'est emprunte ni aux Grecs ni aux Latins^ saint Cy-
. ille l'a in\cnté, et quoiqu'on y puisse trouver certaines anah)gies
incontestables avec des caractères phéniciens, samaritains et autres, il
n'en est pas moins vrai que c'est un alphabet complètement différent
de tous les autres. Il est connu aujourd'hui sous le nom d'alphabet
;^lagolitique.
Est-ce parce que ces caractères avaient peu de ressemblance avec
les caractères grecs et latins ; est-ce parce qu'ils étaient compliqués,
difficiles à hre, plus encore à écrire; est-ce enfin pour quelque autre
raison? Nous ne saurious le dire : ce qui est certain, c'est que cet al-
phaliet ne resta pas longtemps en usage chez l'universalité des peuples
slaves. Une tendance irrésistible les porta à le négliger pour revenir
aux caractères grecs et latins.
Les Slaves se trouvaient placés sur les confins des deux Églises
latine et grecque, séparées depuis longtemps par leur rite, et que le
schisme récent dePhotius avait mises dans des dispositions hostiles l'une
vis-à-vis de l'autre. La jeune Eglise slave ne put se soustraire à une
double action qui déposa dans son sein des germes de division et de
discorde sans cesse développés depuis lors. Ni l'alphabet grec ni l'al-
phabet latin ne se prêtaient bien à rendre tous les sons usités dans la
langue slave. Il fallut nécessairement ou compléter ces alphabets par
des caractères nouveaux, ou rendre les sons qui n'avaient pas d'équi-
valents par des ct)mbinaisons de lettres ou par des signes quelcou({ues
ajoutés aux lettres, comme des cédilles, des points, ete
En présence de cette première difficulté, les deux influences que su-
bissait l'Église slave prirent des voies différentes. Un disciple de saint
Cyrille, nomme Clément, adopta l'alphabet grec, et le compléta par
H2 MÉLANGES.
un certain nombre de lettres empruntées ù Falphabet glagolitique en
les simplifiant. C'est cet alphabet qui a été longtemps faussement attri-
bué à saint Cyrille, et qui est généralement connu sous le nom de
Cyrillique; il a été adopté par toute l'Eglise gréco-slave, c'est-à-dire
par l'Eglise qui, en se conformant aux rites et aux cérémonies de l'Église
de Constautinople, a adopté pour sa liturgie l'usage de la langue slave.
Nous l'appellerons, pour plus de clarté, l'alphabet Clémentin.
Dans la partie de l'Eglise slave soumise aux influences de L'Occi-
dent, les rites, les usages et les cérémonies de l'Eglise de Rome pré-
valurent, mais non partout de la même manière : dans certaines con-
trées, tout en adoptant le rite occidental, on garda dans la liturgie
l'usage de la langue slave. Ainsi se forma ce qu'on peut appeler le
rite latino-slave qui subsiste encore en Dalmatie, et qui emploie le
bréviaire et le missel romains traduits en slave et imprimés à Rome
en caractères glagohtiques. Dans d'autres contrées, le rite latin et la
liturgie latine s'établirent et se propagèrent rapidement, grâce surtout
à l'influence croissante des Allemands.
On comprend aisément que l'usage des caractères glagohtiques
n'ait pas tardé à disparaître complètement dans les Eglises qui avaient
adopté le missel et le bréviaire latins, et par la force des choses on fut
amené à se servir aussi des caractères latins pour écrire le slave. En-
core s'il s'était rencontré parmi les Slaves occidentaux un homme qui,
appliquant à l'alphabet latin le procédé employé par Clément à l'égard
de l'alphabet grec, eût trouvé moyen de l'adapter aux besoins de la
langue slave, de façon à faire admettre son système par l'universalité
des Slaves occidentaux, il n'y aurait eu que demi-mal ; mais il n'en
fut rien. Les Polonais, les Tchèques, les Dahnates, chaque province
eut une manière différente d'employer les caractères latins, et il en
résulta la bigarrure la plus étrange et la plus déplorable confusion.
Pendant quelques siècles, les Slaves orientaux restèrent fidèles à
l'alphabet Clémentin, qu'ils appelaient Cyrillique; mais la manie d'in-
novations qui travaillait Pierre P'^ne lui permit pas de laisser en repos
l'alphabet ; il résolut de le réformer, et dans cette réforme on retrouve
les mêmes caractères de précipitation superficielle que dans toutes les
autres opérées par la même main. Ce n'est pas que l'alphabet Clé-
mentin fût parfait ; le désir de conserver le système de numération
écrite chez les Grecs avait fait conserver plusieurs' lettres devenues
parfaitement inutiles dès qu'on adoptait les chiffres arabes ; de plus, il
contenait un certain nombre de lettres qui doivent être regardées
comme de véritables abréviations, et qui pourraient être supprimées
sans inconvénient. Mais outre que ce travail de suppression et de sim-
plification .ne fut pas exécuté d'une manière logiquement satisfaisante.
MÉLANGES. ns
Pierre I"" voulut encore changer la forme des caractères ; il s'attacha
à se rapprocher autant que possible de l'alphabet latin, en donnant aux
lettres russes la forme des caractères latins sans leur en donner la
valeur; ainsi la lettre R fut représentée par la lettre P, à cause de
l'analogie que cette lettre a avec le p des Grecs; la lettre V fut repré-
sentée par la lettre B, à cause du (3; la lettre S par G, à cause du 2.
Dans les caractères italiques, on représenta le /; par un n, Vl ou \'n
grec par un u. Il résulta de ces substitutions un alphabet qui n'est ni
grec ni latin, mais qui tient de Vun et de l'autre. Ajoutez à cela qi?"?
sauf une seule exception, il n'y a aucune différence entre les majus
cules et les minuscules. Que l'on se figure un livre grec imprimé avec
des majuscules de petite dimension, et Ton aura une idée de l'aspect
des livres russes imprimés avec les caractères de Pierre I''^
Get alphabet réformé n'a pas fait tomber en désuétude l'ancien al-
phabet Glémentin, qui est encore exclusivement employé pour les livres
liturgigues, et en général pour les publications ecclésiastiques, ce qui
fait qu'en Russie il y a deux alphabets, comme il y a deux empereurs
au Japon : l'un spirituel, ecclésiastique, sacré; l'autre temporel, civil,
profane. Les Serbes n'ont trouvé ni l'un ni l'autre de ces alphabets
à leur convenance, et par l'adjonction de quelques lettres nouvelles, la
suppression de quelques autres, ils en ont fabriqué un troisième. Les
Bulgares emploient l'alphabet réformé de Pierre P"", mais en y inter-
calant des lettres empruntées à l'ancien alphabet Glémentin et que
Pierre avait supprimées.
Voici maintenant une des plus importantes revues de Russie, /c
Messager de Moscou, qui s'aperçoit des nombreux inconvénients ré-
sultant de cet alphabet tout composé de majuscules. Si les lettres sont
grosses, elles prennent un espace considérable; si elles sont petites, on
ne peut les distinguer qu'avec difficulté, et nous arrivons à une nouvelle
réforme de l'alphabet. Gette réforme est très-modérée, elle est même
timide, elle ne porte que sur quelques détails, mais elle indique suffi-
samment que de nouvelles modifications deviendront prochainement
nécessaires. Nous sommes donc dans un véritable chaos, et l'avenu' ne
nous promet qu'une confusion plus grande encore.
A ce mal incontestable il faut pourtant chercher un remède : mais
où le trouver? Il est évident qu'on ne peut songer à faire accepter au-
jourd'hui par tous les Slaves l'anticpie alphabet de saint Gyrille, tombé
en désuétude à peu près partout. Peut-on, parmi les divers alphabets
actuellement usités, en choisir un moins défectueux que les autres, et
en proposer l'adoption à tous les peuples de race slave? Je ne le crois
pas non plus. Si cet alphabet est latin, les Orientaux n'en voudront pas ;
si c'est un dérivé de l'alphabet à base grecque d«' Glément, les peuples
i* 8
444 MÉLANGES.
qui depuis des siècles ne connaissent plus que l'alphabet latin, ne con-
sentiront pas à apprendre des caractères nouveaux.
Qu'y a-t-il donc à faire? Il me semble que sans résoudre complète-
ment la question, on pourrait arriver à un résultat assez satisfaisant en
adoptant la marche suivante. Il faudrait d'abord obtenir des peuples
slaves qui se servent de caractères latins, de se rallier tous au même al-
phabet et à la même orthographe. On pourrait leur recommander de
se rapprocher, autant que possible, du système très-rationnel proposé
par Ludovic Gay, et adopté, au moins en grande partie, par les lUyriens
et les Tchèques. Alors si la Pologne consentait à faire le sacrifice de son
orthographe un peu surannée, le succès serait assuré et la Pologne elle-
même en recueillerait les fruits. Qui pourrait calculer l'influence que
la littérature et la presse polonaises exerceraient sur les Tchèques, les
Moraves, les Slovaques, les Croates, les lUyriens, les Dalmates? Tous
ces peuples ignorent aujourd'hui à peu près complètement ce que pense
la Pologne, ce qu'elle veut; les malentendus qui subsistent maintenant
disparaîtraient du jour où les publications polonaises deviendraient
accessibles à toutes les populations slaves de TOccident.
Il y aurait à faire un rapprochement semblable parmi les Slaves
orientaux, en prenant pour base l'alphabet Clémentin auquel ils sont
habitués de temps immémorial. Il faudrait, pour qu'il devînt commun
aux Russes, aux Serbes, aux Bulgares, lui faire subir de petites modi-
fications indispensables. Ce double résultat obtenu, nous aurions fait un
grand pas. Il n'y aurait plus que deux alphabets usités chez les Slaves;
mais tout ne serait pas dit encore, et il resterait un autre pas important
à faire. Il faudrait, tout en gardant les deux alphabets distincts, adopter
pour les deux la même orthographe, de sorte que chaque lettre, chez
les peuples qui emploient l'alphabet slave, correspondît exactement à
une lettre de l'autre alphabet, et qu'il n'y eût d'autre différence que la
forme des caractères.
Une fois parvenu là, on aurait réalisé à peu près tout ce qu'on peut
espérer d'atteindre. Pour faciliter les communications littéraires entre
les deux groupes, ou pourrait de temps à autre imprimer les produc-
tions des écrivains occidentaux, en caractères Clémentins, et récipro-
quement celles des écrivains orientaux en caractères latins . Par exemple,
on ferait pour la Pologne, la Bohème, la Dalmatie, une édition des
poésies de Pouchkine en caractères latins; et pour la Russie, la Bulgarie,
la Serbie, une édition des œuvres de Mickiewicz et de Krasinski, en
caractères Clémentins. De cette façon, chaque peuple conserverait les
lettres auxquelles il est habitué , et il ne se trouverait pas privé de la
possibilité de lire les chefs-d'œuvre des dialectes différents du sien.
Peut-être, dans les premiers temps surtout, serait il nécessaire d'inter-
MÉLANGES. 115
caler quelques notes pour faciliter riutelligence thi texte, mais le prin-
cipal obstacle étant enlevé, on s'habituerait peu à peu à lire et à com-
prendre tous les tlialectes slaves, et ou reviendrait à cette imité que
[alphabet de saint Cyrille nous aurait assurée, s'il s'était seul maintenu
en usage parmi les Slaves.
J. Gagarin.
UN MOT A PROPOS D'UN ARTICLE THÉOLOGIQUE
DE M. CH. DB RÉMUSAT.
Un homme d'esprit, M. Ch. de Rémusat, publiait réceminent dans
la Rame des Deux-Mondes (i*^"" janvier 1862) une étude sur la théolo-
gie critique. 4u milieu de quelques aperçus justes et vrais, nous y avons
lu avec surprise des assertions telles que celles-ci :
<■ L Eglise est divinement inspirée, et, quoi qu'il en coûte de le dire,
il s'ensuit que l'Eglise étant présente et vivante, son autorité est plus
giande que l'Écriture même. C'est la piemière qui garantit la seconde.
Cette fatale conséquence n'est plus déniée par les apologistes de notre
temps. Quant à la question de savoir où repose en fait l'autorité de
l'Eglise, si c'est dans l'Eglise entière, le concile ou le souverain pontife,
c'est-à-dire le suffrage universel, le système représentatif ou l'abso-
lutisme, on en discute. Le catholicisme a ce problème pour fonde-
ment. »
Il était difficile, à coup sûr, de grouper en moins de mots plus
d'inexactitudes et de faussetés.
i" Il n'est pas vrai de dire que l'Eglise soit di\finpment inspirée. Le
secours que lui prête sans cesse l'Esprit-Saint pour la préserver de toute
erreur dans son enseignement, se nomme Y assistance. Les Ecritures
seules sont inspirées dans le sens propre du mot; et bien que la notion
de l'inspiration ne soit pas rigoureusement définie, on y comprend
d'ordinaire des éléments et des conditions que n'exige pas la simple
assistance accordée à l'Eglise enseignante.
2°C'est s'exprimer très-inexaclement que de tlire l'autorité de l'Eglise
plus grande que celle de l'Ecriture. Le tribunal qui garde, interprète et
applique la loi, est-ll pour cela au-dessus de la loi? Or, tel est au fond
le rôle de l'Eglise en ce qui regarde les saintes Ecritures. Chargée par
Jésus-Chnst de nous enseisner, elle nous certifie la canonicité des Livres
saints, elle en garantit les textes ou les versions authentiques ; elle en
416 MÉLANGES.
interprète enfin le sens, et cela avec d'autant plus d'autorité qu'elle fonde
principalement ses interprétations sur la tradition divine dont elle est
aussi la dépositaire, et qui est, au même titre que l'Ecriture, la parole
de Dieu. C'est donc par le secours de la tradition que l'Eglise explique
les Livres sacrés d après l'analogie de la foi : elle supplée même à leur
silence, par exemple, lorsqu'elle enseigne la validité du baptême des
enfants et d'autres points qui ne sont pas contenus dans l'Ecriture. Mais
de tout cela il ne s'ensuit nullement que l'autorité de l'Eglise soit réelle-
ment plus grande que celle de l'Ecriture, puisquela parole de Dieu écrite,
aussi bien que la parole de Dieu non écrite, demeure toujours la loi de
l'Église, la règle de sa foi et la source où elle puise son enseignement.
3° Nous ne voyons vraiment pas ce qu'il y a de fatal dans la consé-
quence qui épouvante M. de Pvémusat. Oui, sans doute, l'autorité de
l'Église est pour nous la garantie de celle de l'Écriture; mais n'est-ce
pas là la conséquence très-légitime de cette incontestable vérité, qu'une
autorité présente et vivante est en état d'enseigner d'une manière plus
universelle que ne saurait jamais le faire un livre muet, un livre mysté-
rieux? M. de Rémusat lui-même n'a-t-il pas fait ressortir avec force
les énormes inconvénients de l'examen privé des protestants? et cette
seule considération des vices d'un tel système ne suffirait-elle pas à
prouver que Jésus-Christ a dû établir une autorité enseignante qui pré-
vînt ou jugeât les controverses, qui nous garantît la parole de Dieu,
même celle qui est renfermée dans les Ecritures? Voilà, en effet, ce que
les apologistes de notre temps admettent sans hésiter. Voilà aussi ce
qu'ont admis les docteurs, les Pères de l'Eglise à toutes les époques, con-
formément à la doctrine des apôtres et de Jésus-Christ lui-même. Il va
sans dire qu'il n'y a pas un apologiste orthodoxe qui place purement et
simplement l'Eglise au-dessus de l'Ecriture.
4° On ne discute en aucune manière sur la question de savoir où
repose en fait l'autorité de l'Église ; car il est de foi pour tous les catho-
liques que cette autorité réside dans le corps des pasteurs, uni à son
chef le souverain pontife.
5° Il n'y a que des hérétiques, comme les jansénistes, qiii puissent
soutenir que cette autorité réside dans X Eglise entière, en y comprenant
le clergé inférieur ou les laïques.
6" Il est de foi pour tous les catholiques que tout concile vraiment
œcuménique est revêtu d'une autorité infaillible.
7° Il est de foi pour tous les catholiques que le pontife romain a reçu
le plein pouvoir de paître, de régir et de gouverner l'Église universelle,
et que toute définition véritablement dogmatique émanée de lui est et
demeure irréformable, au moins lorsque les évêques y ont adhéré d'un
consentement même tacite.
MELANGES. 117
8" hv mot de sujfragc universel n'a pas de sens quand il s'agit de
l'Eglise, puisque le peuple n'a aucune part d'autorité.
p" Le nom de système représentatif ne peut s'appliquer au concile
général que d'une manière très-inexacte.
lo" L'autorité du souverain pontife n'a rien qui ressemble à \abso-
lutisme, de l'avis même des théologiens qui donnent le plus d'extension
à cette autorité. Toutes ces expressions qui conviennent aux diverses
formes du gouvernement dans l'ordre temporel, ne sauraient s'adapter
au gouvernement de l'Eglise, Jésus-Christ lui ayant donné une consti-
tution entièrement à part.
n" Enfin, le catholicisme n'a pas un problème pour fondement, car
rien n'est mieux défini que les bases fondamentales de la foi catholique.
Personne n'ignore que les opinions dites gallicanes (j'entends celles
qui sont tolérées) ne touchent pas au dogme.
Puisque M. deRémusat cite deux fois le P. Perrone, nous nous per-
mettrons de lui faire observer qu'il aurait facilement trouve dans les
œuvres de ce théologien un exposé de la doctrine catholique qui lui
aurait évité de nombreuses méprises sur ces matières. Nous pensons que
l'honorable académicien, pour s'édifier à cet égard, s'en est rapporté
avec trop de confiance aux adversaires mêmes du catholicisme. Par
exemple, lorsqu'il croit voir luie « flagrante pétition de principe « dans
l'acte d'adhésion à l'autorité infaillible de l'Eglise, il ne fait que re-
produire une vieille objection des protestants, répétée par M. Scherer.
La vérité est que cette difficulté n'en est pas une pour qui connaît l'état
de la question. La vérité est encore que le cercle vicieux n'existe que
dans le système des protestants. Bossuet l'a assez bien montré dans sa
discussion avec le ministre Claude.
Au temps de Bossuet, ces graves questions n'étaient pas seulement
familières aux théologiens de profession : l'élite des hommes du monde
regardant la science de la religion comme la première à tous les points
de ^ue et la plus nécessaire de toutes les sciences, eu faisait d'ordinaire
l'objet principal de ses études, et ne reculait pas même devant la lecture
des grands théologiens.
Pourquoi n'en serait-il pas de même aujounihui? du moins, quand
des hommes graves et sérieux croient devoir traiter des points les plus
importants du dogme catholique, n'esl-on pas en droit d'exiger d'eux
qu'ils connaissent exactement ce qu'ils prétendent ou attaquer, ou Ac-
fendie, ou tout simplement exposer.''
P. Toi'LE.MOKT.
**8 MÉLANGES.
ET VERBUM CARO FACTUM EST
ÉLÉVATIONS
StFR LE MYSTÈRE DE l' INCARNATI ON.
Oh! qui dira sa majesté suprême?
Avant qu'un bras divin tendît le firmament,
Verbe, il était, sans nul commencement,
Au sein de Dieu, Fils de Dieu, Dieu lui-même.
Oh ! qui dira sa majesté suprême ?
11 fut avant le temps, comme il est aujourd'hui.
Du Créateur la parole infinie ;
A tout être vivant il a donné la vie;
Car la vie est en lui.
Dissipant de l'erreur les nuages funèbres,
Sa lumière à tout oeil se présente ici-bas.
Mais la lumière en vain brille au sein des ténèbres,
Les ténèbres, hélas ! ne la comprirent pas.
De sa puissante main le monde était l'ouvrage,
Et le monde aveuglé ne Ta pas aperçu.
Il est venu dans son propre héritage,
Et les siens ne l'ont pas reçu.
Mais pour l'heureux élu qui sut le reconnaître,
A la vie, au bonheur, il le fera renaître :
C'est le présent royal de son cœur humble et doux.
Sous les traits de l'esclave il a caché le maître.
Et Le Verbe fait chair habita parmi nous.
MÉLANGES. H 9
Nous l'avons vu : sa gloire était voilée ;
Sa gloire, pur éclat de la Divinité ;
Mais elle apparaissait à demi révélée,
Dans la grâce et la vérité.
O p rodige ! ô bienfait qui confond ma pensée !
A cet aspect, rempli d'un saint effroi,
Je me tais, j'adore, je croi.
Quand tu cachais ainsi ta grandeur abaissée,
Quoi ! tout cela, mon Dieu, tu le faisais pour moi !
O prodige ! ô bienfait qui confond ma pensée !
Pour moi de ton divin séjour
Tu descendis jusques à ma misère ;
Pour moi ton cœur battit dans le sein d'une mère.
Ton cœur, il est à moi par le droit de l'amour :
Eh bien! que pour mon cœur il n'ait plus de mystère.
Qu'à mes regards il s'ouvre sans retour,
O mon maître, ô mon guide, ô Sauveur que j'adore,
Je veux te suivre et je te cherche encore !
Je veux t'aimer et je t'ignore !
Ineffable beauté,
Donne pour te connaître au pécheur qui t'implore.
Donne un rayon de ta clarté !
II
De son trône royal dominant les orages
Du monde et de l'humanité,
Dieu voit incessamment vers l'abîme emporté
Rouler le Ilot des âges.
Partout l'aveuglement, partout la volupté
N'apportent devant lui que funestes images.
Qui du regard divin blessent la pureté.
« O Dieu! dit la Justice, oui, le voilà, ce monde
Que du néant tira ta main féconde.
Qu'au-dessus du néant ta main soutient toujours.
Parle, grand Dieu, que vas-tu faire?
Tous les fléaux sont prêts à servir ta colère :
De ce monde coupable a^-tu compté les jours?
Ma MÉLANGES.
« Oui, le voilà, cet homme qui t'outrage.
Reconnais-tu les traits de ton image ?
Cet homme est-il cligne de toi ?
Exalter, révérer son Seigneur et son Maître,
L'aimer pour le servir, pour l'aimer le connaître,
C'était son bien, son terme et sa suprême loi.
A-t-il gardé cette loi de son être ?
« Eh ! qu'importe un atome à ta félicité ?
Quoi ! n'est-ce pas assez de ta gloire immortelle,
Des divines splendeurs de ton immensité,
Où, sans cesse admirant ta suprême beauté,
Sans cesse tu produis une beauté nouvelle,
Ton Verbe, ton égal, ton Fils, ta vérité;
Où l'Esprit, procédant au sein de la lumière
D'une double fécondité,
Souffle vivant d'amour allant du Fils au Père,
Du Père sur le Fils sans cesse reporté.
Dans l'ordre et dans la paix consomme le mystère
De l'ineffable Trinité ?
« Et l'homme, être d'un jour, que le trépas dévore,
Pour un chétif plaisir l'homme te déshonore î
Tes bontés contre toi l'animeraient encore :
Frappe, frappe ; il l'a mérité. »
Quelle sera la terrible sentence !
La justice et l'amour pèsent dans la balance :
Le ciel attend dans le silence.
Amour, amour, tu seras le vainqueur!
Et cependant, ô suprême rigueur !
A la gloire outragée il faut une victime.
Écoutez, Dieu se plaint : dans sa plainte subHme
Amour, amour, tu te montres vainqueur !
« Mes yeux ont parcouru la terre.
Parmi ces nations qui méprisent ma loi.
Qu'un juste à la vengeance oppose une barrière ;
Qu'il vienne, qu'il se lève entre mon peuple et moi!
Je vais les perdre, et je les aime !
Un juste, un seul pour arrêter mon bras !
Hélas ! je le cherche moi-même,
' Et mes yeux ne le trouvent pas. »
MÉLANGES. 421
Et le Verbe entendit cette plainte ineffable;
Contemplant l'univers d'un regard attristé,
Il vit l'arrêt de mort planer sur le coupable ;
Et le Verbe parla dans son éternité :
" Celui que cberche la justice,
O mon Père, il est devant vous :
Oui, par un digne sacrifice
11 \a fléchir votre courroux.
Nulle offrande ne peut vous plaire.
Et moi, victime volontaire,
A tous vos traits je viens m'offrir.
Parlez, Seigneur, et j'irai prendre
Un sang que je puisse répandre,
Une chair qui puisse mourir.
" Dans les décrets de la puissance
Mon nom fut écrit par vos mains ;
Je veux que mon obéissance
Vous honore aux yeux des humains.
Comme eux soumis à leurs misères.
J'irai publier à mes frères
Le nom de Dieu qu'ils ont bravé.
Puis je mourrai pour votre gloire :
Ma mort sera votre victoire.
Et le monde sera sauvé. »
Il le sera, j'en crois ta parole éternelle,
O mon libérateur, ô mon souverain roi !
Ton amour, aux rayons d'une clarté nouvelle,
A mes yeux éblouis tout entier se révèle.
Un Dieu pour me sauver s'abaisser jusqu'à moi !...
11 parle, je le crois. O parole éternelle !
Et le Seigneur alors a dit à mon Seigneur :
" Paraissez, Roi des rois, sur un trône d'honneur
Portez auprès de moi le sceptre et la couronne.
Vos ennemis vaincus courberont sous vos pieds
Lems fronts humiliés ;
Vos pieds les fouleront, votre Père l'ordonne.
La gloire est avec vous dans les splendeurs des saints,
Mon Fils, objet si cher de mes premiers desseins.
I
m MÉLANGES.
Ma joie et ma vivante image
Mon sein vous engendre aujourd'hui,
Dans ce jour éternel, sans déclin, sans nuage.
De votre Père allez sauver l'ouvrage,
Allez combattre, allez vaincre pour lui.
Demandez, et ma main vous donnera le monde.
Les peuples sont à vous. — Qu entends-je ? Ils ont frémi.
" Loin de nous ce joug ennemi ! "
Insensés ! que sur eux votre colère gronde ;
Sous un sceptre de fer abaissez leur hauteur ;
A vos côtés marchera le Seigneur.
Ont-ils donc oublié mes sentences divines ?
Parmi les nations j'entasse les ruines
Et je brise les rois au jour de ma fiireur.
« Je l'ai juré, ma parole fidèle
N'est point sujette au repentir.
Vous serez d'une loi nouvelle
Et le premier apôtre et le premier martyr.
Si du monde en mourant vous expiez l'offense,
Votre sano- deviendra la féconde semence
D'un peuple heureux qu'attendent mes bienfaits.
Oui, dans l'ordre nouveau qu'établit la clémence,
Vous êtes pontife à jamais.
" Voyageur d'un moment aux sentiers de la terre.
Du torrent buvez l'onde amère.
Puis relevez ce front victorieux.
Couronné par la mort d'un second diadème,
Entrez en conquérant dans la grandeur suprême
Que méritait déjà votre nom glorieux.
Sur vos élus rachetés par vous-même
Régnez, régnez sans fin dans les hauteurs des cieux !
G. LONGHAYE,
I
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
On lit dans la Vie du P. Lefebvre, premier compagnon de saint
Ignace, qu'il eut le bonheur de faire ses premières études sous un
excellent maître nommé Pierre le Vieillard, dont toutes les leçons ten-
daient, avec une efficacité merveilleuse, à former à la piété et à la
vertu le cœur de ses élèves. « Son principal soin, dit le vieux biogra-
phe, estoit de faire que les poètes et autheurs profanes devinssent sacrez
et évangéliques, si bien qu'il s'estudioit à rapporter leurs escrits à ce
but-là, que ses escholiers fiassent bien instruits en la crainte de Dieu et
exercices des bonnes mœurs-, et qu'au lieu que la pluspart des précep-
teurs sèment ce qu'il y a de mauvais parmy tels autheurs dans ces âmes
tendres, à leur grande perte et dommage, au contraire il s'efforçoit
d'en accommoder la lecture aux enseignements et aux moyens par
lesquels ils en pussent devenir plus gens de bien et en faire leur
salut. Homme vrayment digne d'estre proposé à tous les maistres
et docteurs, comme un vray exemplaire qu'un chacun doive imiter et
ensuivre. " C'est sous une inspiration toute semblable et par un même
zèle, qu'un estimable écrivain, mûri dans la carrière de renseignement,
M. A. Mazure, a composé un fort bon livre qui a pour titre : les Poètes
antiques (grecs), études morales et littéraires. Homère et Pindare,
Eschyle, Sophocle et Euripide, donnent ici, avec des leçons de goiil,
de saines leçons de morale; et quand ensuite, puisant à des sources
plus pures, l'auteur fait parler à son tour la divine Sagesse, on pense
bien qu'elle ne perd rien à ce parallèle avec la sagesse humaine, ton-
Jours courte^ comme dit Bossuet, par quelque endroit . Voilà, nous le
répétons, un fort bon hvre, que nous aimerions à voir dans la biblio-
thèque des jeunes humanistes, dans les mains de leurs professeurs et
même en celle,s des gens du monde qui, épris des charmes de la muse
antique, ne songent pas toujours que ces chants offrent une si riche
matière aux méditations du philosophe chrétien.
— Théorie logique des propositions modtdes, par M. Antonin Ron-
delet. — Paris, Durand et Ladrange, 1861.
L'apparition d'un livre comme celui-ci au milieu d'un siècle frivt>le
et parmi tant de productions légères dont notre littérature sura-
bonde, ne saurait assurément passer inaperçue. Nous sommes si peu
habitués à de semblables travaux que la tentative même de l'auteur
iU BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
paraîtra effrayante. Prendre dans la Lognque A' Arïstoie, déjà si ardue,
la théorie la plus abstraite et la plus difjficile, celle des propositions
modales^ discuter la notion, l'opposition, la conversion des proposi-
tions ainsi appelées, tout cela en suivant une méthode géométrique et
en se renfermant strictement dans les limites de la science pure, c'est
une entreprise qui semble peu en rapport avec les dispositions des
lecteurs français, même les plus sérieux. Pourtant, sous ces apparences
arides se cachent des questions d'un haut intérêt. Il ne s'agit pas
seulement d'analyser les procédés de l'esprit humain, de les définir
dans leur vrai caractère, de les suivre dans leur marche pour constater
l'harmonie de leurs lois ; ce serait quelque chose sans doute d'établir
que l'intelligence de l'homme est un instrument juste, toujours d'ac-
cord avec lui-même; mais à la légitimité subjective de ses opérations
se rattache tout naturellement la démonstration de leur valeur objec-
tive. Gomme le fait remarquer l'auteur, la logique ne saurait tellement
se circonscrire dans l'étude de l'abstrait, qu'elle se sépare absolument
de la vérité concrète. Ce n'est point par la conception du possible
que nous débutons, mais par l'affirmation du réel. La connaissance
de l'être existant précède chez nous celle de sa possibilité pure. Nous
sommes ici pleinement d'accord avec M. Rondelet. Il n'en serait pas
tout à fait de même pour ce qu'il ajoute p. 86 et 87, à savoir que le
conditionnel est conçu avant l'absolu, le possible avant le nécessaire.
Nous croyons, au contraire, que ces deux notions sont au moins con-
temporaines quant à leur origine ; que la dernière tient à ce qu'il y a
de plus profond dans l'âme, et qu'elle se trouve impliquée dans tous
les faits psychologiques.
De cette divergence au point de départ en naîtraient peut-être
quelques autres dans la manière de concevoir la théorie des proposi-
tions modales, mais nous ne voulons ici ni faire des réserves, ni enta-
mer des discussions au-dessus de nos forces. Qu'il nous suffise d'avoir
signalé à l'attention des amis de la science un de ces travaux bien rares
de nos jours, qui semblent faits pour nous empêcher de désespérer des
fortes et sérieuses études en France.
L'Académie des sciences morales l'a accueilli avec une faveur bien
méritée. Dans un rapport verbal faisant ressortir les différences de cet
ouvrage avec un autre bien plus populaire sorti de la même plume*,
M. Franck s'exprimait ainsi :
•« Les livres comme celui-ci sont destinés à faire bien plus d'hon-
neur encore à la science, à rendre aux âmes qui auront le courage de
l'aborder et la force de le suivre, une ardeur plus vive, une passion
• Les Mémoires d'un homme du monde, Paris, Le Clère, < 861 .
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE. 125
plus désintéressée pour les recherches philosophiques. . . Il faut encore
louer M. Rondelet, dans un temps où les esprits sont plus facilement
attires par les découvertes de l'érudition qui provoquent et soutiennent
la curiosité, d'avoir osé consacrer à la science pure des travaux cnn
attestent une aussi longue méditation de son sujet, l'habitude des spé-
culations et l'amour austère de la vérité pour elle-même *. "
Nous ne pouvons que nous associer à ce juste tribut d'éloges.
— De la richesse chez les nations chrétiennes .
Sous ce titre, M. Charles Périn, professeur d'économie politique à
l'université de Louvain, vient de publier un important ouvrage dont
la pensée fondamentale peut se résumer ainsi ;
Le christianisme est une école de renoncement ; plus il y a de
christianisme dans une société, plus le renoncement est pratiqué; or,
le renoncement est la condition nécessaire du travail et de l'épargne,
par conséquent de la richesse. Au contraire, la théorie païenne qui
prêche à l'homme les jouissances au lieu du renoncement, l'éloigné
du travail et lui déconseille l'épargne, et, par une conséquence égale-
ment nécessaire, tarit les sources de la richesse. Cette pensée, aussi
neuve que féconde, jette un très-grand jour sur toutes les questions de
progrès matériel dont notre siècle est si préoccupé, et en même temps
elle projette une vive lumière sur les siècles écoulés. Si l'on veut tou-
cher du doigt la vérité du principe que M. Périn développe en deux
gros volumes in-S", il faut aller visiter des pays où se trouvent côte à
cote des sociétés chrétiennes et infidèles, la Syrie, par exemple : on
n'aura aucune peine à jeconnaître que l'agriculture, le commerce et
l'industrie, aussi bien que la population, sont en décadence chez les
nuisnlmans comme chez les Druses, tandis que les chrétiens, malgré
les avanies, les persécutions de toute sorte et les massacres, possèdent
une exubérance de force et de vie que l'on constate par l'accroissement
de leur population comme par les progrès de leur commerce et de leur
agriculture.
— Le règne de Dieu dans la grandeur^ la mission et la chute des
empires; ou les vertus ont fondé les empires pour le Christ et la civili-
sation^ les vices les ont détruits. Philosophie catholique de l histoire,
précédé des lettres de Mgr Parisis, de Mgr Pie, de IMgr Malou, de
Mgr Dupanloup, de Mgr Delalle, de Mgr Chalandon et de Mgr De-
pery, et honoré de ra[)probati()n de quarante évêques, par M. l'abbé
Louis Lerov, membre de plusieurs académies. Paris, A. Le Clère,
1861, 2." édit.
' Scances et Iravnux de l'Académie des sciences morales et politiques. Décem-
bre 1801, p. 470.
126 BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
Ce livre, dont la lecture ne peut être que très-édi fiante , est rempli
de sentiments élevés, d'excellentes pensées et d'intenùons encore meil-
leures. Les nombreuses approbations qu'il a reçues, et qui s'étalent
peut-être avec un peu trop de luxe dans un chapitre presque entier
et jusque dans le titre de l'ouvrage, nous dispensent de rien ajouter
à l'éloge, comme elles ne nous laissent plus guère aucune place pour
la critique. Nous nous contenterons donc de deux simples observations :
l'une porte sur la dédicace, l'autre sur la pensée fondamentale du
livre.
Dans la dédicace, l'auteur nous introduit dans le sanctuaire de sa
famille, et nous en fait connaître tous les membres avec une sim-
plicité charmante. Certes, nous ne lui reprocherons point d'avoir
voulu protester par là contre ce qu'il appelle « la tendance des libres
penseurs de nos jours à commencer les orgueilleux mémoires de
leur triste vie en rabaissant leurs parents, afin de mieux se montrer
les fils de leurs œuvres; - loin de nous la pensée d'insulter à la piété
filiale! il nous semble toutefois que ces détails intimes et d'un intérêt
enlièrement domestique, nous dirions presque familier, paraîtront à
plusieurs une entrée en matière trop humble pour servir de propylée
au monument grandiose que l'auteur a voulu élever à l'honneur du
christianisme.
Quant à la pensée fondamentale, empruntée à saint Augustin et à
Bossuet : » C'est pour Jésus-Christ que Dieu a créé les empires, et
leur mission consiste à préparer et à étendre dans le monde le règne
de Jésus-Christ; c'est seulement à la lumière de cette grande vérité
proclamée par l'Ecriture sainte, qu'on peut expliquer l'histoire de
tous les peuples anciens jusqu'à la chute de l'empire romain; » rien
de plus juste, rien de plus vrai en général. Néanmoins, nous parta-
geons sur le développement de cette pensée en détail, le jugement de
Mgr Parisis, rapportée par M. Leroy lui-même : « Quelques-unes de
vos appréciations seront contestées, parce qu'elles paraîtront trop
absolues, et par cela même trop restreintes. Les vues de Dieu sont
multiples comme les lois de la nature. C'est par cette multiplicité,
si admiralilement harmonieuse, que les unes et les autres touchent à
l'infini et le révèlent. 11 nous suffit d'en saisir un petit nombre pour
adorer ce que nous ne connaissons pas. Nos aperçus, en ce qui regarde
les voies de Dieu, sont précisément dans les conditions de tout ce qui
appartient à la foi. Nous en voyons amplement assez pour croire, mais
jamais assez pour comprendre à fond. »
— Le Monténégro, histoire, description, mœurs, usages, législation,
constitution politique, documents et pièces officielles, avec une carte
du Monléûégro et des pays adjacents, par Henri Delarue, secrétaire
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE. 42?
clii prince Daniel I" (de i856 à iSSq). Paris, Benjamin Duprat, 1869..
Le Liban et le Monténégro n'ont jamais été soumis par le cimeterre
des Turcs; il n'en faut pas conclure que les Maronites et les Mon-
ténégrins se ressemblent beaucoup ; religion, langue, race, organisa-
tion sociale, canictère, tout est différent chez eux, mais ils se treu^
vent placés dans une situation analogue, ils ont les mêmes ennemis,
et ils sont également jaloux de leur indépendance. Les montagnes,
avec leurs gorges profondes et leurs pentes inaccessibles, ont toujours
été favorables à la liberté, et les Turcs sont partout U mes. En
France, le Liban et les Maronites ont été l'objet d'études nombreuses ;
on ne peut pas en dire autant du Monténégro. Le petit volume de
M. Delarue est d'autant plus précieux. Il était impossible de trouver
un rapporteur mieux placé pour bien étudier la question 5 mêlé , en
qualité de secrétaire du prince Daniel, à tous les événements qui ont
modifié la situation du Monténégro dans ces dernières années, et qui
ont préparé l'avenir important qui l'attend, M. Delarue , en commu-
niquant à la France le résultat de ses études et de ses observations,
pouvait mieux que personne lui procurer les éléments d'une appré-
ciation impartiale et sagement motivée.
Ajoutons que M. Delarue , prématurément enlevé par la mort à ses
amis, a trouvé dans M. Adolphe d'Avril un éditeur plein d'intelligence
et de goût. Dans une notice consacrée à raconter sa vie, il le fait
connaître et aimer. Ce n'est pas le premier service que M d'Avril
rend à la cause des populations slaves de la Turquie; nous lui devons
déjà un très-remarqua])le travail sur la Bulgarie chrétienne. Espérons
que les succès qu'il trouve dans cette voie l'engageront à v persévérer.
— /.'abandon à la Providence divine, envisagé comme le moyen le
pi us facile de sanctification^ ouvrage inédit du R. P. J.-P. Canssade,
de la compagnie de Jésus, revu et mis en ordre par le P. H Ramière,
de la même compagnie.
Cet ouvrage est un remaniement d'un manuscrit communiqué à
l'éditeur par madame la supérieure de la Congrégation des religieuses de
Na/.aretli établie près de Lyon. Le manuscrit se composait d'une série
de lettres adressées par le P. Caussade à une religieuse, et qu'il n'avait
pas eu la pensée de réunir en un corps d'ouvrage. D'autres le firent
pour lui . mais avec si peu de discernement, quon chercherait vaine-
ment un ordre quelconque dans leur travail, soit pour l'ensemble, soit
pour le détail. Le P. Ramière a mis l'ordre à la place du désordre.
Après avoir examiné à fond la doctrine , il a yu end)rasser tout l'en-
send)le de l'ouvrage, et se convaincre que ses différentes parties étaient
le développement d'un seul et même sujet, l'abantlon à l'action de la
Providence divine présenté comme le moyen le plus facile et le plus
128 BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
efficace d'arriver à la sainteté. Il a donc divisé l'ouvrage en deux par-
ties. La première traite de la^ertn d'abandon^ en démontre l'utilité
dans l'œuvre de la sanctification, et trace l'esquisse de cette action in-
cessante par laquelle le divin amour travaille au salut des âmes. La se-
conde traite de l'état d'abandon et en expose lanatu^^e, Texcellence, les
devoirs, les épreuves et les avantages. Quanta la doctrine elle-même,
il nous semble que l'éditeur Ta parfaitement jugée dans son avant-pro-
pos ; « Il a pu arriver au P. Caussade, dit-il, ce qui, d'après saint Jé-
rôme, arrive à tous les écrivains véhéments, qui, dans les efforts qu'ils
font pour atteindre le but, le dépassent un peu . On pourrait donc trouver
dans cet ouvrage les erreurs les plus contraires à la doctrine constante
de l'auteur, si on voulait trop presser certaines expressions et certaines
formules dont il se sert pour exprimer rétendue de l'abandon où Dieu
réduit les âmes qu'il veut complétementdépouiller d'elles-mêmes... Mais
il est un danger plus sérieux qui pourrait résulter de la lecture du livre
du P. Caussade... Il a eu uniquement eu vue de faire ressortir les
avantages d'une vertu spéciale et d'un état particulier... On pourrait
donc se tromper gravement si on se croyait dispensé de faire ce dont
il ne parle pas, pour s'attacher uniquement à ce grand devoir de l'a-
bandon dont il fait si justement et si éloquemment ressortir l'impor-
tance... Le P. Caussade, parlant à une âme parfaitement éclairée, a pu
supposer ces notions. Peut-être aussi s'il eût destiné son écrit à paraître
au jour, eût-il donné à N.-S. Jésus-Christ une place un peu plus proé-
minente. Il nous paraît que les considérations déjà si belles et si con-
solantes qu'il nous présente, éclairées par la lumière qui jaillit du divin
visage du Sauveur, seraient devenues encore plus saisissantes et plus
pratiques. »
— Nous signalons à nos lecteurs V Explication des évangiles des
dimanches et des fêles extraite textuellement des homélies du cardinal
de la Luzerne, par M. l'abbé J. Mertian , curé de Juilly. Paris,
KufFet, 1862.
Le même auteur a encore publié chez Tolra et Haton : le Mois
du pénitent , ou méditations et élévations extraites des opuscules de
saint Augustin; le Guide du pénitent^ ou exercices pour la confession
et la communion extraits des Confessions de saint Augustin, et enfin la
Semaine du pénitent, ou sept méditations de saint Avigustin suivies des
stations du pénitent sur le Chemin de la croix.
H. Mertian.
Paris. — Imprimerie de W. REMQUET, GOUPY et C«, rue Garancière, 5.
LE GENIE DE CORNEILLE'
Pour se faire une idée juste et complète du génie de Cor-
neille, ce n'est pas assez de l'étude successive et détaillée de
ses chefs-d'œuvre, il faut embrasser d'un regard le monde dra-
matique sorti de sa pensée. C'est dans cette vue d'ensemble
que nous allons chercher le caractère de son style, la puis-
sance, l'originalité et la philosophie de ses créations.
I
La première chose qui frappe dans le style de Corneille, ce
sont les inégalités et les contrastes. Jamais peut-être grand
écrivain ne se ressembla moins à lui-même, non-seulement
aux différentes époques de sa vie, ce qui s'explique aisément,
mais à sa plus belle époque. Guindé dans le Cid^ il fut natu-
rel dans Horace^ dans Cinna, dans Polyeucte, et ensuite i
s'enfla dans Pompée. Dans un même chef-d'œuvre, j)resqiîc
sans intervalle quelquefois, il est tour à toiu' majestueux et
trivial, énergique et languissant, naturel et forcé, simple et
pompeux, correct et négligé, harmonieux et dur à l'oreille,
brûlant comme Démosthène et froid comme un rhéteur,
^lolière disait en plaisantant que Corneille avait un hitin qui
• Ces pages sont délacliées d'un ou\ rai^e inédit sur la trai^étiie française.
1 30 LE GÉNIE DE CORNEILLE.
lui dictait de temps en temps de beaux vers, et qui ensuite
l'abandonnait à hii-même. Il est facile, en effet, de distinguer
plusieurs touches dans la manière du grand poète, celle du
génie qui était son lutin, et celle de l'homme dont le goût
n'était pas sûr, et qui subissait en outre les influences de son
siècle.
Le siècle de Corneille se retrouve dans la fréquence de ses
vers léonins, dans la faiblesse de plusieurs de ses rimes, dans
sa facilité à admettre les enjambements, dans ses défauts
d'harmonie, et notamîuent dans la dureté de ses vers mono-
syllabiques si nombreux, dans ses expressions surannées, dans
la rhétorique de ses galanteries fades et romanesques, dans ses
jeux d'esprit à l'italienne, dans ses sentences, ses longs rai-
sonnements et ses amplifications démesurées, à la façon de
Sénèque et de Lucain.
Quand on lit les préfaces de Corneille et les examens qu'il
fit lui-même plus tard de ses pièces, on est étonné du soin
qu'il donnait au perfectionnement de son style. Mais pour
échapper complètement aux influences d'une époque dominée
encore par Ronsard, par Sénèque, par Guarini, malgré la ré-
forme de Malherbe, qui lui-même, au reste, n'avait pu s'em-
pêcher de les subir quelquefois, il aurait fallu un goût sûr,
et le grand tragique ne l'avait pas. Nous en avons la preuve
dans son enthousiasme pour Lucain, qu'il a lui-même avoué
dans sa préface de Pompée. Le savant évêque d'Avranches
nous affirme qu'il a entendu de ses oreilles, et non sans éton-
nement, Pierre Corneille mettre l'auteur de la Pharsale au-
dessus du chantre d'Énée '. Tout le monde reconnut donc
Corneille à ce trait de V Art poétique :
Tel s'est fait par ses vers distinguer dans la ville,
Qui jamais de Lucain n'a distingué Virgile ^
Cependant le père de la tragédie française, malgré tous ses
défauts de style et de goût, s'éleva prodigieusement au-dessus
Huetiana, p. 177-178. Paris, 1722.
Chant iV.
i
LE GÉNIE DE CORNEILLE. 134
de son époque : « Il y eut autant de différence entre ses vers
et ceux de ses contemporains, jusqu'à Racine, qu'entre le
pinceau de Michel-Ange et la brosse des barbouilleurs. »
Celte phrase n'est pas de nous, elle est de Voltaire ; et quand
Voltaire dit du bien de Corneille, on peut l'en croire. C'est
que le génie, dont la touche se retrouve partout dans les chefs-
d'œuvre du grand poète, le soulevait à tous moments au-des-
sus de son siècle et maîtrisait son goût. Les vers que lui dic-
tait ce lutin, quand il le visitait, comme dit Molière, ont un
cachet de grandeur, d'énergie, de naturel et dé simplicité qui
leur est propre. L'art n'y parait pas; ce sont des jets de la
nature. Ils ont une franchise, ime naïveté, une sorte de bon-
homie qui sent les épanchements d'une grande âme et la fami-
liarité de rentretien.
Qu'on se rappelle l'entrevue de Sertorius et de Pompée, à
la fois si majestueuse et si simple. Elle a des tirades auxquel-
les pourrait s'élever le ton de la haute comédie; mais dans
c ette conférence entre deux grands hommes , le sublime
jadlit à tout moment, sans effort et sans apprêt, comme
échappent les traits d'esprit dans une conversation entre des
personnes distinguées. Toute l'attention y est à la pensée ;
c'est sa grandeur qui déteimine celle de l'expression; et l'élé-
vation du langage n'y fait jamais oublier le naturel et l'a-
bandon de l'entretien. Pompée voudrait rendre Sertorius
H sa patrie en l'amenant au parti de Sylla; Seitorius lui
répond :
.le n'appelle plus Rome un enclos de murailles
Que ses proscriptions comblent tKi fnn. railles.
Ces murs, doni le destin fut autrelois s-i beau,
N'en sont que la prison, ou plutôt le tombeau.
Mais, pour revivre ailleurs dans sa première force,
Avec les faux Romains elle a l'ait plein divorce;
Et comme autour de moi j'ai tousses vrais appuis,
Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis.
Quelle majesté! mais aussi quelle familiaiilé dans les deux
vers qui suivent immédiatement !
Parlons pourtant d'accord. Je ne s lis qu'une voie
Qui puis?e a ec honneur nous donner celte joie.
132 LE GÉNIE DE CORNEILLi-.
Ailleurs Pompée avait eu le même laisser-aller ;
Ce discours rebattu
Lasserait une austère et farouche vertu.
C'est ce que bien des professeurs de rhétorique appelleraient
de la prose.
Corneille n'écrit pas comme Racine, même quand il lui ar-
rive de l'égaler par l'harmonie et la pureté du style. Racine
a l'élégance, la délicatesse et le fini de Virgile; Corneille a la
simplicité et l'abandon d'Homère, qui sommeilla aussi par-
fois. Il est de l'école de Bossuet, de Molière et du bon La Fon-
taine; leur parole est naïve, familière, soudaine, originale
comme la sienne.
Cette différence entre les auteurs de Poljeucte et à' Athalie
ne vient pas seulement de celle de leiu' époque; elle vient
encore de l'idée particulière que chacun d'eux s'était faite du
style delà tragédie. Tous les deux ont voulu qu'il fût naturel;
mais Racine tend à la beauté du vers, et Corneille ne semble
songer qu'à sa vraisemblance. Il avait dit, dès son début ,
qu'il tâchait de ne mettre dans la bouche de ses acteurs que
ce qu'auraient dit à leur place les personnes qu'ils repré-
sentaient; qu'il voulait les faire discourir en honnêtes gens et
non pas en auteurs. « Ce n'est qu'aux ouvrages où le poète
parle, ajoutait-il, qu'il faut parler en poète; Plante n'a pas
écrit comme Virgile, et ne laisse pas d'avoir bien écrit '. « Ce
qu'il avait dit de Plaute, il pouvait l'affirmer d'Eschyle, de
Sophocle et d'Euripide; il tendit dans la tragédie à la simpli-
cité de leur langage, et il ne craignit pas, à leur exemple, de
rendre la parole de ses héros familière comme dans les habi-
tudes de la vie.
Il est vrai que, séduit par la pompe du tragique latin.
Corneille oublia trop souvent le naturel du théâtre d'Athènes.
Mais l'ensemble de ses œuvres montre que ce fut par entraî-
nement et non pas par système. S'il avait écrit ses chefs-
d'œuvre à une meilleure époque littéraire, ou si son goût
' La Veuve; au lecteur.
LE GÉNIE DE CORNEILLE. UJ
avait égalé son génie, la tragédie française aurait plus ressemblé
à la tragédie grecc|ue par la vraisemblance de son langage.
Ne retrouve- t-on pas le naturel et la simplicité de Sopboclc
dans ces exclamations d'Horace et de Curiace : « O ma femme!
— O ma sœur! x dans cet aparté de Camille : « Courage! ils
s'amollissent; » et dans ces brusques reproches du vieil Ho-
race, qui surprend son fils et son gendre attendris :
Qu'est ceci, mes enfants? écoutez-vous vos llammes?
Et perdez- vous encor le temps avec des femmes?
Dans cette scène de famille, la douleur élève les cris des
femmes jusqu'au sublime :
Tigres, allez combattre, et nous, allons mourir!
C'est tout naturel, comme il est naturel aussi que des guer-
riers, qui ne sont qu'attendris, aient un langage tout familier.
Le législateiH' du théâtre latin l'avait dit avant nous : c'est le
ton de la prose qui est celui de la tragédie quand elle pleure
et veut faire pleurer :
Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri....
Si curât cor spectantis tetigisse querela.
L'éloquente et poétique exclamation de Sabine est inmiédia-
tement suivie de ces vers si simples de son mari :
Mon père, retenez des femmes qui s'emportent.
Et, de grâce, empêchez surtout qu'elles ne sorlent ;
Leur amour importun viendriiit avec éclat
Par des cris et des pleurs troubler notre combat....
LE VIKIL HOn.^CE.
.l'en aurai soin, .\llez, vos frères vous altendiMit;
Ne pensez qu'aux devoirs que vos i)ays demandent.
CURIACE.
Quel adieu vous dirai-je, et par quels compliments...?
LE VIEIL UOUACE.
Ahl n'attendrissez point ici mes sentiments.
Pour vous encourager ma voix mancpie de termes;
Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes;
Moi-même en cet adieu j'ai les larmes aux yeux.
Faites votre devoir, ol laissez faire aux dieux.
43i LE GENIE DE CORNEILLE.
Ce naturel a désarmé Voltaire lui-même : « J'ai cherché, dit-il,
dans tous les anciens et dans tous 1 s théâtres étrangers, une
situation pareille, un pareil mélange de grandeur d'âme, de
douleur, de bienséance, et je ne l'ai poifit trouvé. »
Il y a sans doute beaucoup à reprendre dans le style du
père de notre tragédie, même en approuvant cette vraise m-
blance de langage dont il s'était fait une loi ; et Voltaire s'en
est acquitté avec une ardeur et une persévérance que tout le
monde connaît. Son Commentaire, au point de vue gram ma-
tical, n'est certes pas sans mérite et sans utilité pour les jeunes
gens que le grand nom de Corneille pourrait égarer; mais,
au point de vue poétique, il est faux, injuste et dangereux.
Voir partout de la prose dans la noble et mâle simplicité de
l'auteur à'Horace et de Cinna; s'arrêter à' chaque instant
pour lui reprocher des expressions communes et triviales, des
constructions sans élégance, des métaphores incomplètes, en
un mot toutes les négligences du style familier, c'est plus que
détruire l'enthousiasme, sous prétexte de sauver le goût;
c'est soumettre Corneille à un système qui n'était pas le sien,
à celui de Racine, comme si la tragédie de Racine avait été la
seule possible parmi nous.
' Il en est de la poésie comn: de la peinture : elle a aussi des
tableaux qu'il faut examiner de près, parce qu'ils ont dans
les détails mêmes le mérite de la perfection et du fini; mais
elle en a d'autres qui demandent à être vus de loin, parce que
leur effet est principalement dans la grandeur et dans l'har-
monie de l'ensemble :
Ut pictura poesis erit ; quae, si propius stes,
Te capiet magis, et quaedam si longius abstes.
Les tableaux dramatiques de Corneille sont comme les fres-
ques à grands traits de Michel- Ange; il faut les contempler
à distance. Étudiez-les avec Voltaire, vers par vers, sans faire
grâce à un seul mot, et vous sortirez de cet exameri à la loupe
atigué, dégoûté du grand poëte. Au reste, tout le monde est
au coinçant du secret de son Commentaire : il a voulu tuer son
LE GftNIE DE CORNEILLE. -135
rival à coiins d'épingle. Il s'est tué lui-niéme, en tombant à
tout moment dans la petitesse et l'absurdité.
Considérez, au contraire, suivant le précepte d'Horace, les
tableaux dramatiques de Corneille dans leur majestueux en-
semble; et, soulevé, entraîné par le génie de l'auteur, vous
oublierez les imperfections de détail pour ne garder que le
souvenir d'une sublime et imposante composition. C'est ce
qu'a fait Geoffroy, le plus judicieux et le plus profond, sans
contredit, des critiques de notre théâtre. C'est dans ses sa-
vantes Études qu'il faut chercher la véritable appréciation de
ce mélange de beautés et de défauts qui caractérise le grand
poète. Admirateur à la fois de Corneille et de Racine, il a su
les juger l'un et l'autre dans leur système littéraire, et rendre
hommage au génie sans sacrifier le goût. Écoutons-le :
« La rudesse et la familiarité du style de Corneille, en cer-
tains endroits, semblent relever encore ses traits fiers et su-
blimes ; on croit voir un héros simplement vêtu et qui dédai-
gne d'appeler la parure au secours de sa bonne mine. Rien
n'enchante plus les connaisseurs que cette alliance du plus
beau génie avec la simplicité et la négligence. On peut citer
dans les bons ouvrages de Corneille un assez grand nombre
de vers isolés qui choquent l'élégance et la délicatesse mo-
dernes, et à chacun desquels on peut appliquer ce que dit
Philaminte du mot sollicitude :
Il pue étrangement son ancienneté;
mais l'ensemble du style est chaud, ferme, plein d'une sève
vigoureuse, d'un naturel franc et original. On est toujours
surpris de trouver tant de naïveté réunie à tant de grandeur;
cela va même jusqu'à la bonhomie. Dans Héraclius, quand la
même Léontinc qui s'élève jusqu'au dernier degré du sublime
en présence de Phocas, dit si naturellement à sa fille :
Vous êtes fille, Eudoxe, et vous avez parlé ;
Votre langue nous perd...
les critiques se récrient. Voltaire est étrangement scandalisé
d'une telle familiarité; les beaux esprits du parterre sont ten-
6 LE GÉNIE DE CORNEILLE.
tés de rire. Cela n'est pas tragique, sans doute; mais faut-il
l'être partout dans une tragédie ? faut-il compter pour rien
ce naturel, cette vérité si précieuse dans les arts? la mère doit-
elle parler à sa fille comme elle parle au tyran? ne faut-il pas
que notre Melpomène se déride quelquefois, et ne soit pas
toujours si guindée? Racine lui-même, le dieu de l'élégance
poétique, n'a-t-il pas semé au milieu de ses divines tragédies
une foule de vers simples, négligés et naïfs, qui rapprochent
le dialogue de la conversation ordinaire, et semblent avertir
les spectateurs que ce ne sont pas des poètes, mais des hommes
et des femmes qui parlent ' ? »
II
Passons du style de Corneille à sa poésie proprement dite,
c'est-à-dire à ses créations; c'est là surtout qu'est sa gran-
deur. Virgile l'emporte sur Homère par l'élégance, la no-
blesse et l'harmonie plus soutenues de ses vers ; et cependant
Homère comme poète le dépasse infiniment, parce que l'Iliade
est une création bien autrement puissante que V Enéide. Sa
table a pris place dans la mémoire des hommes à côté de
l'histoire; et les héros, fils de sa pensée, Achille, Agamem-
)ion, Patrocle, Ménélas, Ulysse, Nestor, Ajax, Diomède, Hec-
tor, Paris, Andromaque, Hélène, Piam, Hécube et Cassandre
sont devenus populaires comme Alexandre, comme Darius,
comme César et Pompée. Parmi les héros de Virgile, on
ne parle guère que d'Énée, de Didon, de Turnus, de Nisus
et d'Euryale. Qui connaît bien la physionomie et la taille
d'Achate, de Palmure, d'Anne, de Lavinie, de Mézence, d'E-
vandre et des autres personnages d'une épopée dont le coloris
a tant de perfection et de splendeur, mais dont le dessin est
sans vigueur et sans originalité ?
' Cours, de littérature dramatique, t. I. HéracHus, p. 176.
LE GÉNIE DE CORNEILLE. 137
Do combien de héros célèbres Corneille n'est-il pas le
jDère? Ne parlons ni de Rodrigue, ni de Chimène, puisqu'ils
appartiennent aux romances espagnoles , et cpie (Uiillien de
Castro les avait montrés sur la scène avant lui; ni même
d'Héraclius et de Phocas, puisque Caldéron en a peut-être
eu la première idée; ni d'Horace, vainqueur d'Albe, dont Tite-
Live avait déjà peint l'orgueil farouche; ni d'Auguste pardon-
nant à Cinna, ni de César rival de Pompée, dont Sénèque le
Philosophe et le poète lAicain avaient déjà exalté la clémence
et la magnanimité; ni enfin d'Othon, de Galba et de ses con-
seillers , dont Tacite avait déjà tracé en quelques mots les
portraits. Mais le vieil Tlorace et sa fille, Curiace et sa sœur;
Maxime, Emilie et Ciruia ; Polyeucte, Sévère, Pauline et Félix ;
Cornélie, veuve de Pompée; Rodogune, Cléopâtre avec ses
deux fils , Anliochus et Séleucus ; Léontine , gouvernante
d'TIérachus, et Pulchérie, fdiede l'empereur Maurice; Nico-
mède, Altale, Arsinoé, Laodice et Flaminius ; Sertorius, Aris-
tie et Viriate , sont autant de créations du père de notre
tragédie. Ne s'est-il pas même approprié les personnages qu'il
a empruntés au théâtre espagnol ou à l'histoire, en leur don-
nant le cachet de son génie? Ce n'est pas le Ciel de Ouilhen
de Castro qui est devenu européen sur la scène, c'est celui de
Corneille. Quand on pense à la Clémence cV Auguste, ce n'est
pas le chapitre philosophique de Sénèque, c'est la tragédie de
Corneille qu'on se rappelle. C'est dans Tite-Live qu'on va
chercher le combat des Iloraces et des Curiaces ; c'est dans
Corneille qu'on va chercher leurs passions et leurs caractères.
Ces conseillers de Galba que Tacite avait peints en trois mots,
Corneille nous les montre sous tous leurs aspects, nous dé-
voile toutes les profondeurs et tous les replis de leurs âmes.
Qu'importerait que Caldéron eût imaginé les angoisses de
Phocas, puisque Corneille est l'inventeur de cette Léontine
qui le tourmente?
Parmi tous ces personnages créés ou si puissanunent adop-
tés par Corneille, il en est peu qui n'aient laissé dans notre
mémoire quelque mot énergique et profond qui les rappelle
tour entiers : « Je ne vous connais plus, » voilà le farouche
i38 LE GÉNIE DE CORNEILLE.
vainqueur des Curiaces. — cf Je vous connais encore, » voilà
son beau- frère ,
Qui rend grâces aux dieux de n'être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chose d'humain.
Toute l'âiTie du vieil Horace a passé dans son fameux qu''il
mourut! Camille s'est peinte dans ses imprécations, que tout
le monde sait par cœur; et Sabine, dans cette autre apos-
trophe à Rome, qui est devenue proverbiale :
Fais-toi des ennemis que je puisse haïr !
Tout le monde a répété le mot de Chimène :
Va, je ne te hais point;
celui d'x\uguste :
Je suis maître de moi comme de l'univers ;
celui de Polyeucte :
Elle a trop de vertus pour n'être pas chrétienne ;
celui d'Antiochiis , parlant de la main qui vient de frapper
son frère, et s'adressant à Rodogune :
Madame, est-ce la vôtre ou celle de ma mère ?
celui de Léontine à Phocas, qui ne peut distinguer son fils de
celui de Maurice , qu'il veut mettre à mort :
Devine, si tu peux, et choisis, si tu l'oses;
celui de Sertorius à Pompée :
Rome n'est plus dans Rome, elle est toute où je suis.
Et quelle variété de tailles et de physionomies dans cette
nombreuse famille de héros et d'héroïnes! quelle vivacité,
quelle énergie dans les traits qui les caractérisent ! Nous ne
LE GÉNIE DE CORNEILLE. 139
répétorons pas ici ce qiio nous en avons déjà dit ailleurs,
en analysant les chefs-d'œuvre de Corneille. Mais, après les
avoir étudiés successivement et en détail, il nous reste à les
considérer un instant tous ensemble; c'est le meilleur moyen
de faire ressortir tout ce qu'il y eut de fécondité et de puis-
sancedans l'imagination qui les créa si nombreux et si diffé-
rents. Nous ne perdrons pas le temps à comparer entre eux
des personnages qui se distinguent d'eux-mêmes, par exemple,
le Cid avec ses mœurs chevaleresques et Horace avec ses
mœurs romaines encore demi -sauvages; César, vainqueur de
Pompée, et Auguste, vainqueur de lui-même; Sévère, géné-
reux mais païen, et Polyeucte transporté par l'enthousiasme
du martyre. Tl y a sans doute un grand mérite dans l'inven-
tion et dans le choix de ces types essentiellement variés ; c'est
celui de t lliach'^ mettant en présence des rois et des guerriers
qui ne peuvent se ressembler : le majestueux Agamemnon et
l'impétueux Achille, le fougueux Ajax et le prudent Ulysse.
Mais ce mérite saute aux yeux du moindre observateur. H en
est un autre dans Corneille, aussi bien que dans Homère, qui
demande à être examiné de plus près, parce qu'il est moins
facile à saisir au premier coup d'œil, et qu'il suppose dans
le poète toutes les délicatesses et toutes les ressources du génie
créateur. Achille, Ajax, Diomède, ont la même fougue guer-
rière avec des caractères différents; et la sagesse de Nestor
n'est pas celle d'Ulysse. Le père de notre tragédie nous offre
de même des héros différents entre eux, avec un fond de
physionomie comminie ; c'est à leur étude qu'il faut nous
borner; rapprochons-lesen les distribuant par groupes d'âges,
de caractères et de passions.
Là, c'est le père du Cid et le père d'Horace, tous les deux
avec leur verte vieillesse, avec leur familiarité antique (|ui
serait bourgeoise aujourd'hui, tons les deux animant leur fils
au combat; mais l'un est ému par le sentiment de l'honneur
personnel et l'autre par celui de l'honneur patriotique. Le
vieux don Diègue pleure de dépit en se voyant outragé et inca-
pable de se venger lui-même ; il excite la compassion. Le vieil
Horace pleure sur sa patrie et nous transporte d'admiration.
140 LE GENIE DE CORNEILLE.
Le premier n'est là que pour faire ressortir son fils ; le second
dépasse le sien , eu s'élevant par sa magnanimité jusqu'au
sublime.
Là, ce sont deux guerriers également valeureux, portant
l'un et l'autre dans leur poitrine , comme dit Tite-Live, les
coeurs de deux grandes armées; mais l'un est âpre et violent,
l'autre est sensible et modéré; l'un, au moment du combat,
n'aime plus que sa patrie et sa gloire, l'autre pense encore à
sa famille et à ses amis. Le champion des Romains sent les
moeurs sauvages d'un peuple naissant, dont le chef avait sucé
les mamelles d'une louve; le défenseur d'Albe, qui va suc-
comber, rappelle par ses mœurs délicates et douces une civi-
lisation déjà avancée. La contenance dure et fière du premier
semble présager la victoire; la sensibilité du second fait pres-
sentir le deuil : il en a déjà les tristesses.
Dans la Clémence d'Auguste, voilà trois conjurés. Ils se
ressemblent par la haine commune qui les anime contre la
tyrannie; mais ils diffèrent entre eux par des passions per-
sonnelles. Maxime veut secouer un joug humiliant pour
Rome; c'est un Brutus jusqu'au moment où la jalousie en
fait un traître envers son parti. Cinna joint au fanatisme de
la liberté les fureurs et l'aveuglement de l'amour, qui le
pousse à se dégrader lui-même par la perfidie, lorsqu'il se
jette aux genoux d'Auguste. Emilie, l'âme de la conspiration,
poursuit dans Octave l'assassin de son père plus encore que
l'oppresseur de sa patrie. Elle est d'ailleurs distinguée de ses
amants par sa fierté qui se soutient jusqu'au bout. Des trois,
c'est la plus virilement trempée.
Nicomède et Attale sont frères et ne se ressemblent pas.
i^'est chose toute simple : ils ne sont pas fils de la même
mère, et, de plus, le premier est l'élève d'Annibal et le second
est l'élève du sénat romain, auquel il avait été donné pour
otage. Mais voilà dans Boclogujie deux jeunes princes qui sont
frères aussi, qui sont jumeaux, qui ont reçu la même éduca-
tion, qui sont également vertueux, sensibles et délicats, qui
aiment la même princesse, et sont prêts à se la céder mutuel-
lement avec le sceptre par amitié fraternelle, qui sont enfin
LE GÉNIE DE CORNElLLb:. -«il
soumis aux mêmes épreuves, étant pareillement ballottés par
les passions de leur mère et de leur amante. Au premier cou|)
d'œil on les confond ; rien ne les distingue, tant cpi'ils demeu-
rent dans ce calme. Mais dès que leius âmes s'agitent, leurs
caractères se déclarent. A l'horrible proposition de Cléopâtre,
Séleucus s'emporte, Antiochus, tout indigné cpi'ilest, demeure
sage et respectueux. Il en est de même quand Rodogune vient
à son tour éprouver leur vertu. L'un veut renoncer violem-
ment à l'amour qui lui demande un crime :
La révolte devient une nécessité.
L'autre voudrait essayer des accommodements :
Comme j'aime beiiiicoup. j'espère encore un peu.
Polyeucte et Néarqne sont deux chrétiens et deux martyrs.
Mais Polyeucte a l'ardeur du néophyte, et Néarque au calme
d'une âme préparée depuis longtemps à confesser sa foi, joint
la prudence fondée sur une sainte méfiance de soi-même :
Sous l'horreur des tourments je crains de succomber;
Dieu même a craint la mort.
Auguste, Sévère et Polyeucte sont trois vainqueurs d'eux-
mêmes. Le premier triomphe de la haine en pardonnant à ses
assassins, en les comblant même de bienfaits; mais dans le
sacrifice d'Auguste la politique a sa part. Livie lui avait dit :
Essayez sur Cinna ce que peut la clémence.
Faites .«on cliàtimont de sa confusion.
Cherchez le plus utile en cette occasion ;
et sa décision sent l'orgueil de l'empire :
.le suis maître de moi comme de l'univers;
.le le suis, je veux l'être. O siècles! ù mémoire!
Conservez à jamais ma dernière victoire.
Le sacrifice de .Sévère, qui triomphe de l'amour, en consen-
tant à sauver son rival, est commandé par l'honneur :
Ici l'honneur mobliiie. et j'y veux satisfaire.
442 LE GÉNIE DE CORNEILLE.
Il veut montrer à Pauline
Que Sévère l'égale et qu'il est digne d'elle.
Le sacrifice de Polyeucte ne respire que l'abnégation de soi-
même. En s'immolant àson Dieu, il songe à rendre sa femme
heureuse; il la laisse
Aux mains du plus vaillant et du plus honnête homme
Qu'ait adoré la terre et qu'ait vu naître Home.
Passons à des groupes plus nombreux. Voici d'abord celui
des politiques. C'est le juge Félix, rappelant la lâche pru-
dence de Pilate; c'est l'ambassadeur romain Flaminius, joi-
gnant aux ruses du diplomate l'impérieuse fierté des maîtres
du monde qu'il représente; c'est le roi d'Egypte, délibérant
avec son conseil machiavélique sur le sort de Pompée, échappé
de Pharsale et poursuivi par César; c'est le vieil empereur
Galba, entouré de ses courtisans^ qui travaillent pour eux-
mêmes, et réduisent la politique de l'empire à des intrigues
de palais :
Je les voyais tous trois se hâter sous un maître
Qui, chargé d'un long âge, a peu de temps à l'être;
Et tous trois à l'envi s'empresser ardemment
A qui dévorerait ce règne d'un moment.
Dans le conseil d'Alexandrie tous se ressemblent par l'oubli
de la conscience, mais les caractères sont différents. Les deux
Égyptiens, Photin et Achillas^, sont adulateurs, et il y a de la
rhétorique dans leur éloquence. ^Nlais le premier va aux ex-
trêmes, et le second cherche des moyens termes. Septime
commence par dire : Je suis Romain, et parle, en effet, avec
l'énergie et la concision romaines. Ptolémée a la fierté de sa
sœur Cléopâtre. En pourvoyant à la sûreté de l'Egypte et à
la sienne par la mort de Pompée, il veut de plus humilier
Rome, en l'asservissant à César :
Et donnons un tyran à ces tyrans du monde.
A Rome, dans le palais impérial, ce n'esi plus l'intérêt pu-
LE GKNIE DE CORNEILLE. U3
blic qui préside aux conseils, comme à Alexandrie, c'est l'in-
térêt de chacun; la politique est toute personnelle. Les trois
favoris de Galba, arbitres et dépositaires du pouvoir sous le
vieil empereur qu'ils gouvernent.
N'ont pour raison d'État que leurs propres affaires ;
ils se ressemblent par l'ambition , par le manque de cons-
cience et de cœur; mais ils se distinguent par leurs caractères
et leurs intrigues. Tacite représente le consul Yinius comme
le plus lâche des hommes, igiiavissimus ; Corneille met sa
lâcheté dans la souplesse qui lui fait chercher des assurances
dans tous les partis à la fois, et qui le rangera du côté du plus
fort. Yinius manœuvrera de façon à devenir le beau-père du
futur empereur, soit d'Othon, aimé par sa fille, soit de Pison
dont elle ne veut pas. Lacus, préfet du prétoire, est dans l'his-
torien latin un insigne scélérat, deterr'mms mortalium, un
homme violent et opiniâtre dans les conseils, ennemi des
meilleurs avis quand ils ne viennent pas de lui, consiilique,
quumvis egiegii, quod non ipse aJf'ejTet, inimicus, et adversus
peiitos pervicux. Il est tout cela dans la tragédie française, où
Vinius lui dit:
Vous détruirez toujours mes conseils par les vôtres;
Le seul Ion de ma voix vuus en inspire d'autres....
Je n'aurai (lu'à parler pour être contredit....
Vous verriez comme un autre, ajoute le consul, que notre avis
est le plus salutaire,
Si vous n'aviez fait \a'u d'être ju^fiudu trép;)?
L'ennemi des conseils que vous ne < tonnez pas.
Martian, qui avait été l'esclave Icelus, a la bassesse d'un
affranchi et l'orgueil d'un parvenu. Comme Lacus, il aura re-
cours à l'assassinat pour faire triompher sa politique-, mais
Lacus frappera lui-même Galba et Vinins, et se poignardera
ensuite. Martian chargera y\^^ autre de poignard«'r Othon |)Our
1 i4 LE GÉNIE DE CORNEILLE.
épouser son amante; et, son coup manqué, il ne se poignar-
dera pas. Des trois courtisans qui mènent Galba, c'est Mar-
tian qui semble appartenir le plus à Corneille.
Nulle part le génie du grand poète n'apparaît mieux que
dans le nombre et la variété des fdles de sa pensée; c'est là
surtout qu'il a déployé toutes ses ressources, et qu'il a mis le
cachet de son originalité. En omettant Chmiène, qui ne lui
appartient que par adoption; Livie, qui ne se montre sur la
scène que pour donner un avis à Auguste; Eudoxe, amante
d'Héraclius, dont le rôle est secondaire, et toutes les confi-
dentes qui ne sont que des doublures de leurs maîtresses,
rious en trouvons une quinzaine avec des trempes d'âme, des
physionomies et des statures toutes différentes. Elles se ran-
gent d'elles-mêmes en quatre classes.
La première classe est celle des femmes aimables, nobles et
vertueuses. Là se trouvent Sabine, sœur des Curiaces ; Pau-
line, épouse de Polyeucte ; Pulchérie, fdle de l'empereur
Maurice et sœur d'Héraclius; Laodice, reine d'Arménie et
amante deNicomède; Plautine, fille du consul Vinius, et Ca-'
mille, nièce de l'empereur Galba, amantes d'Othou l'ui^e et
l'autre. Sabine est douce et sensible jusqu'à la mélancolie;
Pauline est délicate et généreuse; il y a j^lus de naïveté dans
l'une, plus de dignité dans l'autre. Leurs situations drama-
tiques ne se ressemblent pas plus que leurs mœurs et leurs
caractères. La première est partagée entre Albe et Rome, ses
deux patries, entre son mari et ses frères. La seconde, placée
entre Sévère, son ancien amant qu'elle retrouve, et Polyeucte,
qu'elle avait épousé par devoir, qui vient de la blesser par une
apparence de dureté, ne songe qu'à sauver la vie de son mari.
Pulchérie, Laodice, Camille et Plautine sont des amantes. Ce
qui domine dans Pulchérie, c'est la dignité et la conscience;
elle sent sa naissance impériale, elle fait trembler l'usurpateur
du trône de son père, et dans le choix d'un époux elle redoute
jusqu'à l'apparence d'un crime. Ce qui domine dans Laodice,
qui est magnanime aussi, c'est le sang-froid. Elle déjoue les
intrigues d'une marâtre et la politique des Romains par sa fer-
meté et sa franchise. Il y a quelque chose d'ironique dans sa
LE GENIE DE CORNEILLE. < 45
supériorité. Au milieu des basses et sanglantes intrigues de la
cour de Galba, Camille et Plautine demeurent innocentes,
nobles, dévouées. La première renonce au trône plutôt qu'à
son amant, et dédaigne cet amant quand il ne lui paraît plus
digne d'elle :
Vous n'aimez que l'empire, et je n'aimais que vous!
La seconde est plus généreuse encore; elle veut renoncer à
son amant et le céder à sa rivale, plutôt que de le voir re-
noncer lui-même à l'empire.
Dans la seconde classe des filles du génie de Corneille sont
les fenunes violentes, qui sacrifient le devoir à la passion.
C'est Camille, sœur d'Horace, que l'amour emporte jusqu'à
maudire sa patrie. C'est Cléopâtre, mère d'Antiochus et de
Séleucus, poussée par l'ambition et Ja vengeance jusqu'à l'a-
trocité. C'est l'altière et impérieuse Rodogune, qui semble un
moment mettre son cœur et sa main au prix d'un parricide.
Camille est ardente, et finit par ne plus se posséder ; Rodogune
est calme et ferme; elle demeure maîtresse d'elle-même jus-
qu'au bout; Cléopâtre est perverse, sombre et réfléchie, même
quand elle est surexcitée par l'anxiété et par la vengeance.
Arsinoé, femme de Prusias, et Emilie, amante de Cunia, au-
raient pu être rangées parmi ces femmes passionnées et cou-
pables, mais elles trouveront mieux leur place parmi les in-
trigantes et les amazones.
Après avoir ainsi personnifié les vertus et les passions du
cœur dans neuf de ses héroïnes, Corneille va représenter dans
deux autres les ruses et les finesses de l'esprit. Léontine, an-
cienne gouvernante dlléraclius, et Arsinoé, belle -mère de
Nicomède, sont deux intrigantes, chacune à sa manière. Léon-
tine, énergique non moins qu'habile, enferme Phocas dans un
labyrinthe de doutes et de cruelles anxiétés; c'est son indus-
trie seule qui triomphe lorsqu'elle crie au tyran :
Devine si tu peux, el choisis si lu l'oses;
L'un des deux est ton fils, l'autre est ton em ereur.
I» \0
■AÀÛ LE GÉNIE DE CORNEILLE.
Arsinoé joint le forfait à l'astuce; pour elle
11 n'est fourbe ni crime
Qu'un trône, acquis par là ne rende légitime.
Parmi les héroïnes ou théâtre de Corneille, toutes douées
d'une énergie remarquable, il en est quatre qui dépassent les
autres par leur virilité, et qu'il faut ranger dans une classe
à part. Emilie a la fierté et l'audace d'un Brutus; elle est phis
homme que Cinna. Aristie sacrifie son amour à son orgueil;
elle humilie Pompée et le tient en échec. Cornélie s'élève par
sa. magnanimité au-dessus de César, le force à l'admiration et
au respect. L'Es^pagnole Viriate maîtrise Sertorius et s'élève
au-dessus de la nature. Les trois Romaines ont encore quel-
que chose de leur sexe. On sent le cœur d'une femme dans
les larmes que le péril de Cinna arrache à Emilie; dans la ten-
dresse et la sensibilité d 'Aristie pour l'époux qui l'a répudiée ;
dans le deuil de Cornélie, veuve de Pompée, qui, en déclarant
la guerre au vainqueur de Pharsale, veut venger avant tout son
mari. Mais Viriate n'est plus une femme; c'est un homme et
un homme d'État, qui fait céder le cœur à la raison, qui n'amie
que la gloire, ne prend conseil que de son ambition, et ne
peut parler, même en amour, d'autre langage que celui de la
politique. Perpejina l'aime avec passion, il est jeune, il est
brave et de race noble, mais il n'est que lientenant; elle le
dédaigne et reçoit ses déclarations avec hauteur. Sertorius est
de race plébéienne, il est vieux, il ne veut pas d'elle ; mais
il est général en chef d'un parti qui fait trembler Sylla, il est
grand homme; elle aime ses rides et ses cheveux blancs :
L'amour de la vertu n'a jamais d'yeux pour l'âge.
Ces àiiies d'amazones et ces statures gigantesques étoiuient
au premier aspect et semblent sortir des limites delà vraisem-
blance; c'est une grandeur tout idéale, il est vrai, mais elle a
son fondement dans la réalité et dans la philosophie même du
cœu: humain. Les héroïnes de la Fronde, mademoiselle de
^
LE Gt-NIE DE CORNF.lLLTi. 147
"Montpensier et madame de Loiigueville, par exemple, expli-
que» t l'Aristie et la Yiriate de Corneille. « Les dames de la
cour d'Anne d'Autriche, dit Geoffroy, n'étaient pas moins
haut montées ; elles choisissaient des amants dans chaque parti,
suivant les ijjtérêts de leur ambition et les vues de leur famille.
Ce n'étaient ni l'Age, ni la figure, ni les qualités physiques qui
décidaient leurchoix, c'étaient le rang, la dignité, l'influence
que chaque guerrier pouvait avoir dans sa faction. Il fallait à
ces dames un héros, un grand capitaine, un chef de parti ', »
N'y a-t-il pas d'ailleurs dans le cœur des femmes, de celles
surtout qui peuvent s'élever à la haute;. r delà tragédie, autant
de fierté que de tendresse? et les entraînements de l'amour
ne sont-ils pas souvent dominés chez elles par l'ambition et
par l'orgueil? quel rùle ne joue pas l'amour-propre dans
leurs rivalités et leurs jalousies? C'est à ce coté de leur âme
que le grand tragi(pie s'attacha, et sa philosophie se trouva
d'accord avec les goûts et les idées de son époque. En su-
bordonîîant l'amour à des sentiments plus nobles, il s'as-
sura les suffrages des dames de son temps, qui se croyaient
faites pour autre chose que des soupirs, l'acine en cher-
chant le caractère et les passions de ses héroïnes dans la
partie sensible, délicate et faible du cœur de la femme,
rencontrera, il est vrai, plus de sympathies, parce qu'il se
mettra en rapport avec un bien plus grand nombre de per-
sonnes; mais les critiques penseurs douteront, avec le ])lus
profond commentateur des deux grands tragiques, si Cor-
neille en donna:. t à ce sexe si faible en apparence plus d'or-
gueil que d'amour, plus de fierté que de tendresse, n'a-
vait pas encore mieux connu les f(>mmes que l'auteur d<'
Phèdre- .
Cependant, il faut bien en convenir. Corneille, à force d<>
vouloir élever ses héros, ses héroïnes surtout, au-dessus di >
sentiments communs, est sorti plus d'il ne fois des bornes d<'
la convenance et du naturel, .\ristie, en s'offrant elle-mènu'
' Cours (/e UUérature dramatique, t. 1. p. 228.
' Ihid. p. 169.
lis LE GÉNIE DE CORNEILLE.
à Sertorius dans le cas où Pompée ne voudrait pas la repren-
dre, va jusqu'à lui dire :
Le rebut de Pompée est encor quelque chose.
Viriate, qui est reine, ne met pas plus de façon dans ses
avances :
Parlons net sur le choix d'un époux.
Ètes-^ous trop pour moi? suis-je trop peu pour vous?
Sabine, la plus sensible, la plus femme des héroïnes de Cor-
neille, Sabine, qui a déjà la délicatesse du cœur et du langage
de l'Iphigénie de Racine, pousse la générosité de son dévoù-
ment jusqu'à dire à son mari et à son frère :
Qu'un de vous deux me tue et que l'autre me venge!
Alors votre combat n'aura ])lus rien d'étrange,
El, du moins, l'un des deux sera juste agresseur,
Ou pour venger sa femme, ou pour venger sa sœur.
Cléopâtre, dans i?o<:/o^;me, Emilie, dans Cinna^ montent jus-
qu'à l'emphase dans les monologues où elles s'excitent en apos-
trophant leurs serments, leur haine et leurs impérieux désirs
cV une illustre vengeance. César, à la cour dePtolémée, exagère
ses galanteries de façon à tomber dans le romanesque. Dans
le Cid^ la fierté du comte est portée jusqu'à la forfanterie ; et
Polyeucte, pour mieux faire ressortir l'abnégation du martyr,
parle un instant à sa femme un langage dont elle a droit de
s'offenser.
Ces exagérations de Corneille s'expliquent par le caractère
même de son génie. C'est une des bonnes remarques (Uii ont
échappé à Laharpe, écho de Voltaire, dans la longue diatribe
où il a condensé le venin des commentaires de son maître.
Citons-le : « Tout ce qui peut exalter l'âme, le sentiment de
l'honneur, dans le vieux don Diegue; celui clu patriotisme,
dans le vieil Horace; la férocité romaine, dans son fils; l'en-
thousiasme de religion, dans Polyeucte; l'ambition effrénée,
dans Cléopâtre; la générosité, dans Sévère et dans Auguste:
l'honneur de venger un époux tel que Pompée par des moyens
LE GÉMH DE CORNEILLE. U9
dignes de lui, dans le rôle de Cornéiie; tous ces différents
caractères de grandeur, Corneille les a connus, il les a tracés.
Mais il est ordinaire à l'homma d'avoir plus ou moins les dé-
fauts qui avoisinent ses qualités. Ainsi, que Corneille ait porté
(|uelc|uefois la grandeur jusqu'à l'enflure, et l'énergie jusqu'à
l'atrocité; qu'il passe du sublime à la déclamation, et de la
vigueur du raisonnement à la subtilité sophistique, rien n'est
plus concevable ' . «
Cette explication des exagérations de Corneille n'est pour
tant pas complète. Racine dont le génie aura aussi ses aspira-
tions puissantes, tendra à la noblesse sans se laisser aller à
l'enflure, à la délicatesse sans tomber dans l'afféterie. Il faut
donc chercher encore ici la raison des écarts du père de notre
théâtre, dans les entraînements de son époque. S'il mettait
Lucain au-dessus de Virgile, Malherbe, le réformateur de notre
Parnasse , avait mis Stace au-dessus de tous les poètes du
siècle d'Auguste; et nous avons vu tous les tragiques fran-
çais, à partir de Jodelle, chercher leurs inspirations et les
secrets de leur art dans Sénèque plutôt que dans Eschyle,
Sophocle et Euripide. On voulait alors de l'extraordinaire en
tout, dans les idées comme dans le style. Il fallait surpendre
par des jeux d'esprit, par des raisonnements subtils, par des
métaphores inattendues; étonner par la force des pensées,
par la profondeur des maximes, par la richesse de l'amplifi-
cation, par la grandeur des sentiments et la véhémence des
passions. Ce besoin de l'extraordinaire régnait ])artout;, en
Italie et eu Espagne, comme en France, (iuaiini, dans son
Pastor l'ulo, avait émerveillé par un feu roulant de concetti,
qui allaient jusqu'au prodige; il fil marcher de surprise en
surprise; là fut sa fortune.
Mais si Corneille n'eut pas assez de sûreté dans le goût
pour échapper aux mauvaises influences de son épocjue, il eut
assez de puissance dans le génie pour tirer le bien du mal, et
faire commencer le siècle de Louis XIV par où celui d'Auguste
avait fini. Au fond de ce besoin de surprise, d'étonnemen et
« Cours de littér., l. IV, p. 3<%.
450 LE GKNIE DE CORNEILLE.
d'admiration, qui nous apparaît comme un des principaux
caractères de l'Europe, encore tout émue par les découvertes
successives d'un nouveau monde, se trouvait un précieux ins-
tinct dont il devma la portée. Il y répondit en créant la tra-
gédie héroïque, fondée sur l'admiration des grands sentiments
et des grands caractères, genre inconnu aux anciens, genre
qu'une autre époque ne lui aurait peut-être pas inspiré..
III
Il importe de bien comprendre ce nouvel élément d'intérêt
dramatique, qui va changer la nature et le jeu des passions
sur la scène. Qu'est-ce donc que l'admiration? C'est ce sen-
timent qu'excite en nous la vue d'un objet extraordinaire ,
c'est-à-dire merveilleux et nouveau, sentiment mêlé ou de joie
ou de tristesse, ou de crainte, selon la nature de l'objet qui
nous étonne, et toujours accompagné de curiosité. Car la ren-
contre subite de l'inconnu nous pousse immédiatement au
désir d'en savoir les causes aussi bien que les suites.
C'est dans cette curiosité qu'il faut chercher le charme dra-
matique de l'intrigue. Le poëte, dans son exposition, nous
annonce quelque chose d'extraorduiaire, et nous le suivons
avec empressement de scène en scène, jusqu'au dénoûment,
qui nous en fera connaître le secret et les conséquences. C'est
là que les Espagnols ont cherché le principal intérêt de leurs
drames, intrigués et compliqués de façon que l'esprit y mar-
che de surprise en surprise, de curiosité en curiosité. Nous
avons vu Corneille suivre deux fois leur exemple, dans ses tra-
gédies de Clltandre et A' HéracUiis .
Quand l'objet extraordinaire a quel |ue chose de iamentabh-
et d'effrayant, au sentiment de la curiosité se .joignent ceux
de la pitié et de la terreur. C'est de cette double émotion que
les tragiques grecs ont tiré l'intérêt de leurs spectacles. Nous
voyons aussi Corneille puiser fréquemment à cotte source. On
pleure avec Chimène, on tremble sur le sort des Curiaces,
d'Héraclius et de Martian. Quel personnage tragique inspira
LE &KN1E DE CORNEILLE. 40-1
jamais plus d'horreur et d'épouvante que Cléopàlre dans Ro-
dogune? yidis c'est dans le sentiment de joie, de sympathie-
et d'enthousiasme, excité par l'admiration d'un objet extraor-
duiaire qui nous ravit, que Corneille a trouvé le ressort prin-
cipal de ses émotions dramatiques».
Les tra»iqu;^s grecs, ayant fondé leur art sur la terreur et
sur la pitié, ne pouvaient se passer de malheurs ; et dans le
choix de leurs sujets, ils devaient s'attacher aux plus terribles
et aux plus lamentables. Corneille ne recherchait pas les
grandes infortunés, mais les grands exemples d'héroïsme et
de vertn. Ce qui le préoccupe dans le Cid, dans Horace^
dans Cinna^ dans Polyeucte, dans Pompée^ ce n'est j)as la
mort du comte de Gormas, c'est l'iiéroïsme chevaleresque de
Chimene et de Rodrigue ; ce n'est pas la mort do Camille,
c'est le dévoùmeut des Horaces, sacrifiant tout à la patrie;
ce n'est pas le dmger que court Auguste, exposé au poignard
des conjurés, c'est la victoire qu'il va remporter sur lui-
même; ce n'est pas le supplice du martyr, c'est son enthou-
siasme chrétien, triomphant des larmes de Pauline et de la
générosité de Sévère; ce n'est pas la fin tragique du vaincu
tlePharsale, c'est l'héroïsme de sa veuve héritière de sa grande
âme et dominant son vainqueur. Corneille tenait si peu aux
catastrophes qu'il s'en est absolument passé daos ses tragédies
de Cinna et de Nicomède^ où pas un de ses héros ne suc-
combe. Quand il se sert du malheur, ce n'est ordinairement
que pour éveiller les grands sentiments et donner heu à l'hé-
roïsme de la vertu. Aussi ne craint-il pas de le faire arriver
dès le début de ses pièces, au lieu de le réserver coînme les
Grecs pour le dénoùment. Le père de Chimène et l'époux de
Gornélie tombent dès le second acte. Le trépas de Polyeucte
est retardé jusqu'au cinquième; mais ce trépas est un bon-
heur. Dans ses tragédies mém^ terminées par le malheur et
où il excite autant de terreur et de pitié que Sophocle et Eu-
ripide, Corneille se sépare encore d'eux et les surpasse en
donnant plus d'importance à l'héroïsine qu'à l'infortune, à
l'admiration qu'à l'épouvante.
Nous l'avons déjà dit plus d'une fois : sur le théâtre d'A-
132 LE GÉNIE DE CORNEILLE.
ihènes, ce n'est pas la volonté de l'homme qui domine les
événements et qui amène les grandes catastrophes, c'est la
vengeance inexorable des dieux; c'est la puissance aveugle et
brutale du destin. Rappelons-nous le chef-d'œuvre de So-
phocle et de l'art tragique grec tout entier. La volonté
d'OEdipe n'y est pour rien. Ce malheureux prince subit le
châtiment d'un parricide et d'un inceste auxquels l'avaient
amené, en l'aveuglant, les dieux mêmes qui le punissent.
Non-seulement il est innocent, puisqu'il a tué Laïus pour se
défendre et sans pouvoir soupçonner qu'il fût son père, puis-
qu'il a épousé la veuve de ce roi sans savoir qu'elle était sa
mère; mais rien ne peut désarmer la colère céleste qui le
poursuit, ni son dévoûment pour son peuple, ni son hor-
reur pour le double crime dont il subit involontairement la
flétrissure, ni sa diligence à rechercher le grand coupable que
l'oracle lui annonce, ni ses larmes et son désespoir quand il
découvre qu'il est lui-même ce violateur des lois les plus
sacrées de la nature. Il n'a de liberté que pour choisir son
genre de supplice, en se crevant les yeux et en se condamnant
à l'exil. Avec un pareil système, les héros de la tragédie an-
tique n'avaient besoin de passions que pour gémir et trem-
bler, ou pour éclater en imprécations contre les injustices du
ciel. Dans Rodogune ^ au contraire, c'est la volonté de l'homme
qui fait tout. Cléopâtre a tué librement son mari, elle tue
librement l'un de ses fils et veut empoisonner l'autre; et c'est
librement qu'elle se châtie elle-même quand tout est perdu
pour elle.
La volonté, les passions, les caractères devaient donc être
peu de chosf sur le théâtre grec, où leur action n'était que
secondaire, et sur celui de Corneille devaient être à peu
près tout. Il y fallait des âmes violentes, comme celle de Ca-
mille; énergiques, comme celle d'Emilie; sombres et atroces,
comme celle de Cléopâtre; délicates, nobles et généreuses,
comme celles de Sabine, de Pauline et de Sévère ; magnanimes,
comme celles du vieil Horace, d'Auguste, de Polyeucte et de
Cornélie; fermes et fières, comme celles de Nicomède, de
Laodice,, d'Aristie et de Viriate ; hautes, comme celles de Ser-
LE GENIE DE CORNEILLE. 1o:i
toriiis, de César et tle Pompée Le père de notre théâtre était
donc poussé par son système tragique lui-uiéine à l'héroïsme
des caractères, et par conséquent à tout ce qui exalte l'àme,
à ce qui fait naître l'admiration et l'enthousiasme.
Nous sommes loin de vouloir affirmer que les tragiques
grecs ignoraient l'art de peindre les grands caractères et les
grandes vertus. Il faudrait pour cela oublier le Prométhée
d'Eschyle, l'Antigone de Sophocle, l'Andromaque et l'Iphi-
génie d'Euripide. Nous reconnaissons aussi volontiers, avec
le père Brumoy, qu'ils savaient exalter Tâme des Athéniens
en flattant leur patriotisme et leur amour pour la liberté.
Nous ajouterons même que la tragédie des Perses repose tout
entière sur l'enthousiasme national. Mais cette composition
magnifique n'apparaît dans le théâtre des Grecs que comme
une exception; et ce que nous prétendons uniquement ici,
c'est que l'admiration n'était pas le but moral, le but prin-
cipal poursuivi par les anciens dans la représentation dra-
matique des grandes infortunes.
Quelle était, en effet, la fin de lart tragique chez les (irecs ?
C'était, Aristote nous l'a dit et tous les critiques en convien-
nent, de guérir les excès de la terreur et de la pitié par l'habi-
tude des spectacles terribles et lamentables; d'apprendre aux
hommes, non pas à éviter le malheur par le bon usage des pas-
sions, mais à se résigner sous le poids d'infortunes qui ne dé-
pendaient pas d'eux, qui n'avaient épargné ni les rois, ni les
ilemi-dieux, ni la vertu, ni la puissance. La philosophie du
stoïcisme n'est certes pas celle de l'enthousiasme, et détruire les
émotions de i'étonnement, ce n'est pas pousser à l'admiration.
Corneille, au contraire, tendit à l'admiration comme au
but même de son art, fondé sur une autre philosophie et sur
d'autres croyances. Il ne représenta plus les triomphes du
sort qui abattent l'àme, mais ceux de la vertu qui l'élèvent ;
les triomplies de l'honneur sur l'amour, dans le Ciel; du pa-
triotisme sur les affections de famille, dans Horace; de la
clémence et de la dignité impériale sur le fanatisme républi-
cain, dans Cinna ; des vertus chrétiennes sur les vertus piu-e-
ment humaines, dans Polyeucte ; de la grandeur d'à me sur
154 LE GENIE DE CORNEILLE.
une politique basse et criminelle, dans la Mot t de Pompée;
de la loyauté sur l'intrigue, dans Nicomède.
-c Dans l'admiration qu'on a pour la vertu, disait le grand
tragique lui-même, je trouve une manière de purger les pas-
sions dont n'a point parlé Aristote, et qui est peut-être plus
sûre que celle qu'il a prescrite à la tragédie par le moyen de la
pitié et de la crainte'. » Ce n'est donc pas simplement par
instinct que Corneille créa un nouveau ressort dramatique
pour remplacer, ou du moins pour fortifier celui des Grecs,
auquel le christianisme avait enlevé les trois quarts de sa puis-
sance, en ne lui laissant qu'une action fantastique ; il en essaya
les effets, et fort de son expérience, il ne craignit pas de s'en
contenter dans sa tragédie de Nicomède, où la terreur et la
pitié ne furent pour rien.
Cependant ne craignons pas d'avouer que les Espagnols
ne furent pas étrangers à cette création puissante. C'est dans
le Cid, emprunté à Guilhen de Castro, que Corneille se servit
pour la première fois du ressort de l'admiration. Nous le
retrouvons d'ailleurs dans l'Étoile de Séville , de Lope de
Yéga; dans le Prince Cçnstant et V Alcade de Zalaméa, de
Caldéron, et dans quelques autres drames castillans de la
même époque. Mais Corneille a mis si habituellement ce res-
sort eu jeu; il lui a donr.é une telle importance dans l'action
dramatique, et en a tiré un si merveilleux parti, qu'il en a
fait sa propriété. Tout grand poète, comme tout grand artiste,
a sa manière-, celle de Corneille est là-, on le reconnaît à ses
élans sublimes, à cette grandeur idéale qui élève le sentiment
et la pensée, qui étomie, ravit, enthousiasme et fait verser des
larmes généreuses.
IV
Il est une autre propriété et une autre invention que per-
sonne ne conteste à Corneille; c'est cette tragédie faite pour
l'intelligence autant que pour le cœur, fondée sur les ensei-
* Examen' de Nicomède.
l
LE GÉNIE DK UUHNEILLE. 4 25
gnomeuts et l'intérêt de la science autant que sur le jeu et le
pathétique des passions, que l'on a nommée tantôt philoso-
phique, tantôt politique, tantôt historique, et que nous appel-
lerons, j)Our tout résumer en un mot, la tragédie des penseurs.
Pour comprendre et goûter Eschyle, Sophocle, Euripide et
Racine, qui. à j)art B rit an t tic us, Mithiidate et Athalie y ne fut
comme eux que le tragique du sentiment, il suffit d'avoir de
la sensibilité; pour entendre Corneille et l'aimer, il faut être
instruit et réfléchi; il faut savoir mêler aux entraînements de
la j)assJon d;-amatique les jf)uissance.s caloies vX supérieures
de l'esprit. Philosophe, historien, politique, il donne partout
à penser; en représentant une action particulière, il fait revi-
vre toute une époque, et c'est par là qu'il .se soutient encore
quand son style et sa verve poétique viennent à languir. Nous
pouvons donc dire avec celui de nos critiques qui l'a peut-être
le mieux compris: « Si Corneille n'ébranle et ne remue pas tou-
jours l'âme avec force, du moins il cccupC;, il attache toujours
l'esprit, il satisfait la raison par la noblesse et l'importance
des objets qu'il présente : aux intéiêts du cœur qu'il néglige et
dédaigne souvent, il substitue de grands intérêts politiques V »
Ce qui préoccupe dans la tragédie (ï Horace, ce n'est pas
l'amour de Camille, c^ sont les grandes destinées de Rome à
sov, berceau; c'est ce patriotisme civique et guerrier qui fait
les conquêtes et les grands empires; c'est ce tableau d'un*
bourgade encore à demi sauvage qui fait pressentir sa gran-
deur future par l'àpreté de ses mœurs et sa fermeté d'âme au-
tant que par son courage.
L'uitéi et de Cinna n'est pas non plus dans l'amour d'Emilie,
il n'est même pas tout entier dans la grandeur d'âme d'Aug uste
pardonnant à ses assassins ; il est encore '!ans la lutte des pas-
sions républicaines, dans le triomphe du pouvoir et de l'ordre
social sur l'.inarchie. Voltaire, qui accuse à chaque instant
Corneille d'avoir substitué les froides discussions de la poli-
tique aux exaltations de l'amour, ne peut s'empêcher de dii-e,
quand il arrive à la délibération d'Auguste, de Cinna et de
« Geoffroy, Coun de littérature dramatique, t. I, p. <94.
156 LE GENIE DE COHiNElLLE.
Maxime : cf Cette scène est un traité du droit des gens. La dif-
férence que Corneille établit entre l'usurpation et la tyrannie
était une chose toute nouvelle, et jamais écrivain n'avait étalé
des idées politiques en prose aussi fortement que Corneille les
approfondit en vers. Tous les corps de l'État auraient dû as-
sister à cette pièce pour apprendre à penser et à parler. »
Nous pouvons bien en dire autant de la tragédie de Ser-
toràis, où les femmes elles-mêmes parlent et agissent en
hommes d'État, où les deux représentants des partis de Marius
et de Sjlla nous ont laissé le modèle et l'idéal de l'entrevue
des politiques et des chefs d'armée. C'est à la représentation
de cette pièce que Turenne s'écria deux ou trois fois : Où
donc Corneille a-t-il appris l'art de la guerre ' ? »
La tragédie de Nicomède n'est pas autre chose que la mise en
scène de la politique envahissante du sénat romain, déjouée par
le génie indépendant et la fermeté d'âme d'un élève d'Annibal.
« Dans la Mort de Pompée^ a dit avec autant de raison que
d'éloquence le critique que nous aimons à citer, c'est le succès
de Pharsale remis en question ; c'est la conduite du vainqueur
du monde après la victoire, moment plus critique, peut-être
plus décisif que le combat même; c'est en un mot le plus im-
portant, le plus auguste, le plus grand spectacle que le génie
puisse offrir à l'imagination des hommes instruits et sensés, x
On étale à nos yeux la chute et les débris de cette monstrueuse
république qui, après avoir humilié, écrasé tous les rois, vient
périr en Egypte dans la personne de son chef, par l'ordre
d'un roi enfant; on nous montre le triomphateur des trois
parties de la terre alors connues, vaincu à son tour et sans
asile dans cet univers plein de ses trophées; le maître du sénat,
l'idole du peuple-roi, le souverain du monde, dépouillé, mis
à nu par le hasard d'une seule bataille, n'ayant plus dans sa
fuite de plus grand ennemi que sa fortune passée, lâchement
assassiné, non par la cruauté de son ennemi, mais par l'in-
fâme politique d'un vil eunuque; de l'autre coté, le héros de
Pharsale, le vainqueur de Pompée, plus grand que sa fortune,
* Du Tillfel, Parnasse français, article sur Corneille.
LK GKNIE DE COUNEILLE. lo7
faisant un effort sublime pour vaincre la victoire même, pleu-
rant sur la tète de sou rival ; et, après s'être élevé au-dessus
de rimmanité par ses talents et son bonheur, s'approchant
de la divinité par sa générosité et par sa clémence : superbes
tableaux où le j)eintre n'est p;is au-dessotis du sujet '. »
Ces grandes leçons de l'histoire ont doublé la valeur des
drames de Corneille, ont doiuié à son théâtre un caractère
tout spécial. Eschyle, Sophocle, Euripide, ont puisé leurs sujets
dans l'histoire mythologique ou héroïque delà Grèce, mais
ils V cherchèrent avant tout la terreur et la pitié. Retranchez
du théâtre de Racine MitJiridute^ Britannicus ^ Esther, Athalie,
et vous trouverez que sa plus grande préoccupation fut celle du
pathétique! Lope de Véga, Caldéron et Shakspeare en mettant
en scène leur histoire nationale, y ont trouvé de grands ensei-
gnements ; mais aucun d'eux ne s'est attaché à la philosophie
de l'histoire avec autant de piofondeur et de constance que
Corneille ; il en a fait l'âme de ses inspirations , et son théâtre
presque entier est une étude politique et morale des accroisse-
ments de la grandeur et de la décadence du peuple-roi. Étu-
diez ses pièces romaines dans l'ordre chronologique des
sujets qui y sont traités, et vous serez frappé de voir le
grand tragique faire passer sous vos yeux l'histoire de Rome
à ses époques les plus décisives : au temps de ses luttes avec
Albe dans Horace, au temps de ses guerres puniques dans
Soj)]ioiiishe et Nicomède, au temps de ses guerres intestines
dans Sertorius et Pompée, à l'apogée de la puissance impé-
riale dans Cinna, à sa décadence dans Otiioii, à la veille de
sa chute dans Attila '.
Terminons cet aperçu sur le génie dramatique du père de
notre théâtre pnr une réflexion de Geoffroy, qui, de nos jours,
n'a pas perdu son à-propos : « Corneille avait été élevé chez hs
jésuites de Rouen, d'après la manière de ce temps-là qu'on
' Geoffroy, Vour% de Ulli-rature (hamalique, f. I, p. 106.
• Cette llu-so, sa\ aille et curieuse, avait été développée dans une longue àérie
d'articles sur le grand Corneille historien, publiés dans le Moniteur, par M. Er-
nest Desjardins, depuis le 20 décembre 1860 jus(]u'au U février 1861 . Ces arlidci.
viennent de paraître réunis t-n un xdiunif. à la libraiiie de Didier.
158 LE GÉNIE DE CORNEILLE.
appelle aujourd'hui gothique. Il est certain qu'il fut nourri
de grec et de latin, c'est-à-dire, suivant le style moderne,
qu'il n'apprit que des mots, attendu qu'il n'y a bien certai-
nement que des mots dans les écrivains d'Athènes et de Rome ;
et voilà pourquoi Corneille a mis tant de choses dans ses tra-
gédies, tandis que nos auteurs actuels, à qui l'on n'a enseigné
que des choses, ne mettent dans leurs pièces que des mots. Il
est douteux que Corneille ait appris à danser, à chanter, à
dessiner, à jouer du violon ; mais il est incontestable qu'il
apprit à penser, à raisonner, à réfléchir ; ce qui n'est guère
aujourd'hui à la niode. Il est plus que probable qu'il savait
peu ou point de chimie, de géométrie et d'algèbre; mais ses
œuvres démontrent qu il était très-savant en morale, en his-
toire, en politique, en littérature. Convenons cependant qu'une
des branches les plus intéressantes des connaissances humai-
nes fut absolument ignorée de Corneille , quoiqu'elle soit
aujourd'hui cultivée avec succès, c'est l'art de faire fortune;
•en cela l'auteur cV Hojxice est fort au-dessous de nos moindres
rimeurs. Corneille vécut et mourut pauvre, après avoir fait
l'admiration de toute la France \ «
A. Cahour.
• Cours de liilérature dramatique^ t. I, p. 34.
LA MISSION DE JEAME DARC
D'APRÈS LES HISTORIENS DE NOS JOURS.
De tous les personnages qui figurent dans notre histoire,
Jeanne d'Arc est sans contredit celui qui joue le rôle à la fois
le plus extraordinaire, le plus glorieux et le plus touchant.
Paysanne ignorante et inconnue, c'est Dieu qui l'envoie, à
l'âge de dix-sept ans, des bords de la Meuse sur la Loi.e, pour
y arrêter les progrès menaçants de l'étranger enorgueilli par
quinze années de victoires. A la voir seule et si faible, une
telle entreprise ne paraît que folie. A l'entendre, le succès
est infadlible, il suffit de la mettre à l'œuvre : le royaume,
aux deux tiers perdu et bien près de l'être complètement, sera
recouvré tout entier, et l'Anglais rejeté dans son île.
C'est là le dernier terme assigné à la mission de Jeanne. Les
saintes du paradis, qui 'lui donnent force et conseil et qu'elle
appelle « ses voix, » la pressent tous 'les jours, et en leur nom
elle promet de délivrer au plus tôt « la bonne ville d'Orléans,
puis de conduire à son sacre le gentil Dauphin. -> Le Dauphin,
bon gré mal gré, se laisse persuader; peuple, seigneurs,
savants même , tous cèdent au prestige irrésistible d'une
inspiration qui a pour garants la foi, le bon sens et la
vertu. Renonçant à leui- vieille expérience, les capitaines
consentent à suivre les plans hardis d'une guerrière impro-
visée, et révèneiue.nt répond biootùt aux plus étranges pro-
messes. En trois mois, Orléans est délivré, Tenneini ])lusieurs
1(iO LA MISSION DE JEANNE DARC.
fois battu et découragé, le sentiment national rallumé soudain
au contact sympathique de la Pucelle, et Charles VIT est so-
lennellement sacré et couronné roi de France dans la cathé-
drale de Reims. Déjà l'armée royale, à qui paraît possible et
facile tout ce qu'elle désire, marche sur Paris.
Reconquérir, par un coup décisif, sur d'odieux envahisseurs,
le sol et l'indépendance de la patrie, y eut-il jamais, pour des
Français victorieux, aspiration plus légitime et plus entraî-
nante? y eut-il jamais espérance qui diit paraître mieux fondée?
Grâce à l'envoyée du ciel , on a triomphé quand on croyait
tout perdu ; grâce à elle, on marche sans doute à un nouveau
triomphe, et donner au roi sa capitale, n'est-ce pas lui donner
dans un prochain avenir tout son royaume? Douce illusion
qu'on aime à partager en suivant l'armée à travers la Cham-
pagne et Vl\e de France, mais enfin ce n'est qu'une illusion !
La guerrière que nous admirions tout à l'heure jjour son ardeur
invincible, il ne nous reste plusqu'à la plaindre pour ses efforts
inutiles, puis à la pleurer, la pauvre fille ! victime de malheurs
aussi touchants que sa gloire avait été éclatante. Et sa gloire,
encore est-il facile de l'expliquer : Dieu était avec elle, c'est
tout dire. Mais ses malheurs, pour qui veut y réfléchir, ne
semblent- ils pas un problème d'autant plus étrange, qu'à le
bien prendre, ils laissent subsister son œuvre en la frappant
elle-même, et qu'entre le sacre triomphant de Reims et l'entier
recouvrement du royaume, nous voyons tont à coup disparaî-
tre et s'abîmer dans les flammes la libératrice de la France?
A ce problème on avait cru , jusqu'à nos jours , donner
une solution satisfaisante : c'est que la mission militante de
Jeanne d'Arc finit au sacre de Charles VIT. Les voix, silen-
cieuses sur ses faits d'armes, n'interviennent plus que pour
la préparer à son martyre : son martyre sera désormais le
moyen providentiel par lequel elle contribuera au triomphe
définitif de son pays sur l'étranger.
Solution fausse ', nous disent les historiens contemporains,
' M. J. Qiiicherat, Aperçus nouveaux sur l'histoire de Jeanne d'Arc, p. 21-45;
Bibliothcque de l'École des chartes^ 2* série, t. Il, p. 145 et suiv, M. Sainte-Beuve,
Couseries-du lundi, 2^ édit., t. II, q. 312-328. M. H. Martin, Histoire de France,
LA MISSION DE .IKANNF IV ARC. 464
solution évidemment démentie par les nouveaux documents
qu'a livrés au public le savant éditeur des Procès de condam-
nation et de rêliabditation. Dans la carrière que l'envoyée
du ciel est chargée de parcourir, Orléans et Reinis ne sont
que les premières étapes; ce ne sont pas les plus décisives.
Avant d'atteindre la dernière, qui est l'expulsion totale des
Anglais, ses voix lui montrent de Reims la capitale de la
France. Ce n'est ni le roi, ni l'armée, ni le peuple, c'est
Jeanne elle-même, fidèle à sa mission, qui s'écrie : « A Paris!
à Paris ! » et tous de répéter après elle : « A Paris ! »
Dieu le vent, les voix parlent, Jeanne marche toujours avec
la même plénitude d'inspiration, l'armée avec plus d'entrain
que jamais, et le roi presque malgré lui, bien que, sur son pas
sage, les villes ouvrent leurs portes sans coup férir. Pour qu'il
ne soit pas dit qu'il est resté seul en arrière avec son indo-
lence, ses conseillers jaloux et sa politique de temporisation
inopportune, il consent enfin, quoique d'assez mauvaise
grâce, à se laisser entraîner jusqu'à Saint-Denis. L'assaut est
livré : Jeanne, suivie des plus hardis capitaines, s'élance dans
les fossés de la place, près de ia porte Saint-Honoré. Sous le feu
meurtrier de l'ennemi, elle promet encore la victoire au nom
de ses voix. Mais, blessée, voilà qu'on l'emporte et qu'on se
retire malgré elle. Charles YII défend le lendemain de donner un
nouvel assaut et repasse la Seine, tournant le dos à la capitale
où Jeanne et ses voix s'étaient engagées à le faire entrer en
triomphe : première infidélité du roi à la grâce divine, pre-
mier échec de la Pucelle d'Orléans jusque-là invincible. Pour
satisfaire son humeur belliqueuse, on l'envoie mettre le siège
devant la Charité, mais sans lui accorder les movens de pren-
dre la ville : second échec. Trouvant le repos incompatible
avecl'impulsion de ses voix, elle part seule pour l'Ile-de-France,
et, chemin faisant, rallie quelques capitaines. Tandis que
4*éiiit., t. VI, p. 189etsuiv.; Revue ile Paris, livr. du15 spploinbre IS'iG .M.Cliarlp;;
Louandro, Jeanne d'Arc danss l'hisloire et dans la poésie, llevue des Deux-Mundes.
5'^ série, t. XV, j). \\\ et sui\ . M. L. de Camé, Jeanne d'Arc et sa mission, Hevue
des Deux-Mondes, 8'" série. 1. 1, p. 310 et suiv. M. II. W.illon, /eonHe d'Arc, 1 vol..
pas?im. .M. Abel Desjardiiit, Vie de Jeanne d'Arc, p. 101 et*iii\.
I» 4 1
162 LA JNiISSION DE JEANNE D'ARC.
Charles YII et ses conseillers, restés sur la Loire, ne songeiu
plus qu'à l'isoler, à la contrecarrer ou à la perdre, elle en-
gage, sans forces suffisantes, le combat de Pont-l'Evéque sur
l'Oise : troisième échec. Pour délivrer Compiègne, elle fait une
sortie contre les assiégeants; mais abandonnée, sinon trahie
parles siens, elle tombe entre les mains de l'ennemi : quatrième
échec, et définitif cette fois, puisqu'il ouvre pour Jeanne
captive la voie douloureuse qui aboutit au bûcher où la haine
de l'étranger consommera le sacrifice depuis longtemps rendu
inévitable parla perfidie du gouvernement français.
C'est ainsi, nous dit-on, que doit s'expliquer le long et
cruel martyre de la Pucelle d'Orléans, martyre dont la cause
secrète, après avoir échappé jusqu'ici k la sagacité de tous
les historiens, vient enfin d'être révélée à la France mal ins-
truite ou trop oublieuse de la part d'éloges et de blâmes
qu'ont méritée, au xv** siècle, les principaux acteuis du drame
le plus émouvant de nos annales. Gloire à la noble fille qui,
au milieu du désespoir universel, n'entreprit rien moins que
d'affranchir de la domination étrangère tout le territoire de
sa patrie! Toujours inspirée^ toujours intrépide, c'était le but
qu'elle poursuivait après comme avant !e sacre de Reims; et
qui donc pouvait l'arréler? Ce n'étaient pas les Anglais, déjrà
défaits et abattus. Sans doute, ils furent assez heureux pour la
faire prisonnière, assez aveugles pour méconnaître son inno-
cence et ses vertus, assez coupables pour l'immoler à lexir
implacable vengeance. Mais, après tout, ce n'est pas sur les
bourreaux que doit retomber la première responsabilité du
crime commis à Rouen; c'est sur les ennemis secrets qui, pai-
d'indisjnes manœuvres, ont eux-mêmes préparé la victime;
c'est sur Charles VII et ses conseillers qui ont d'avance dé-
sarmé la guerrière comme pièce à pièce, qui, lorsqu'ils au-
raient dû la suivre jusqu'au bout, n'ont travaillé qu'à semer
sur sa route, qu'à opposer à sa mission divine des obstacles
insurmontables. De là vient qu'elle n'a pu faire pour son pays
tout ce qu'elle était chargée de faire, et qu'au lieu de le sauver
elle n'a pu se sauver elle-même. Elle, l'envoyée du ciel, si
grande, 'si pure et si généreuse, se voir condamnée, pour des
LA MISSION DE JKANNE ITARC. «63
crimes imaginaires, au supplice du feu; condamnée par
l'Église et retranchée de son sein comme hérétique, pour sa
persistance à affii-mer le fait certain de son inspiration divine;
condamnée après avoir été abandonnée de son roi qu'elle a
servi avec un dévoûment sans égal ; condamnée à périr sur ce
sol de la France qu'elle aurait dû affranchir; à périr de la
main même des Anglais qu'elle a promis de chasser jusqu'au
dernier! à périr ainsi méconnue, délaissée, haie, persécutée
de tous, et sons le coup douloureux d'un malheur encore
plus grand et irrépara!>le, d'un malheur national : sa mis-
sion « manquée ! »
Il faut en convenir, ce récit, ordinairement développé en
style animé et pittoresque, n'a pas seulement le mérite de la
nouveauté; il en a un autre, non moins séduisant pour les-
imaginations vives, celui de dramatiser une vie déjà si intéres-
sante j ar elle-même, d'en rendre les proportions plus gran-
dioses, les péripéties plus inattendues et la catastrophe plus
terrible. Jeanne d'Arc luttant avec le ciel contre les Anglais
servis à leur insu par le gouvernement français, devient assu-
rément une héroïne plus tragique; mais en est-elle plus tou-
chante? Tout en compatissant à son infortune, pouvons-nous
nous défendre de sentiments pénibles en voyant tant de mé-
comptes, de fautes, de crimes odieux, tant de débris de toutes
sortes amoncelés autour d'elle comme pour l'élever elle-même
par le contraste plus fi-appant de sa propre grandeur avec
l'abaissement et la ruine de tout ce qui l'environne? Ce qui
nous afflige et nous surprend au premier abord, ce qui nous
semble même répugner au simple Iion sens, c'est de voir sa
mission, une mission divine, « manquée; « manquée malgré
l'intervention positive, directe, permanente, de Dieu lui-même;
manquée, malgré tous 1rs efforts de la Pucelle secondée
par l'intervention surnaturelle des saintes, ses protectrices;
manquée par l'opposition obstinée de ceux qui avaient tout
intérêt à t-n favoriser eux-:r.êmes l'entier accomplisseaient !
Qui dit mission « manquée, » est bien près de dire mission
piu'ement humaine. Comment supposer que l'envoyée du ciel,
toujours inspirée et toujours fidèle, n'aille pas, comme Uieu
164 LA MISSION DE JEANNE D'ARC.
l'entend, jusqu'au but qu'il a lui-même fixé d'avance, et vers
lequel il ne cesse de la diriger? Des critiques honorables, dont
la science et la sagacité se trouvent rarement en défaut, ont
essayé de résoudre ainsi la difficulté. Dieu indique le but,
Jeanne le révèle, elle reçoit du ciel la puissance nécessaire
pour l'atteindre, mais à une condition, c'est que Charles YII
consentira à la suivre. Rien ne se peut faire sans un libre
concours du roi à la grâce divine. Ce concours, plein et en-
tier à Orléans, incomplet mais suffisant à Reims, devient nul
de Reims à Paris. Dès lors, le but n'est plus atteint, du moins
comme il devait l'être; il l'est autrement, c'est-à-dire non
plus par des victoires, mais par les malheurs mêmes de Jeanne
d'Arc
On cite à Tappui de cette explication quelques prophéties de
l'Ancien Testament. Nous ne nous arrêterons pas à ce rappro-
chement, qu'on pourrait trouver aussi peu fondé qu'inoppor-
tun dans une question si vivement discutée, et d'ailleurs, ne
l'oublions pas, complètement étrangère à la foi du chrétien.
Admettons en théorie l'exphcation qu'on nous propose ; mais
le moyen de la concilier avec le récit qu'on nous présente?
Extraordinaire dans sor principe, la mission de la Pucelle
d'Orléans doit l'être également, et, d'après tous les historiens,
elle est telle dans son exécution. Assurément, la Pucelle n'ira
pas seule tailler en pièces des armées entières. Mais « qu'on
me donne, dit-elle, si peu de gens qu'on voudra, on batail-
lera, et Dieu donnera la victoire. » Aux doutes légitimes
de ses contradicteurs qu'oppose-t-elle? Cette raison toute
simple : '< Il n'est rien d'impossible à la puissance de Dieu. »
Elle prie et entend : « Fille de Dieu, va, va, va, je serai à ton
aide, va! » Et elle marche « de par Dieu! » Arrivée en présence
des ennemis : « Entrez hardiment parmi les Angloys! «
s'écrie-t-eîle, et elle y entre la première, son étendard à la
main, protestant elle-même que l'espoir du succès n'est fondé
ni sur le nombre de ses compagnons d'armes, ni sur leur
* M. de Carné, Revue des Deux-Mondes, loc. cil,, n. 343-344. M. Wallon, Jeanne
d'Arc, t. 1, p. 171-172, 193-194; t. II, 278-280.
I.A MISSION Dîî .lEANNK irAHC. IGo
courage, ni sur sa propre ardeur, luais uniquement « eu
Notre-Seigneur, et non ailleurs. En nom Dieu, s'ilz esloient
pendus aux nues, nous les aurons. Et m'a dit mon conseil
qu'ils sont tous nostres' . »>
N'est-ce pas grâce à la puissance et aux lumières puisées
dans ce conseil, que Jeanne d'Arc nous apparaît, dans les pre-
miers mois de sa carrière, renversant tous les obstacles,
et des obstacles nombreux ; brisant toutes les ré^sistances,
et des résistances sérieuses; terrassant tous les ennemis,
et des ennemis jusqu'alors invincibles; marchant enfin, de
triomphe en triomphe, depuis le village d'où elle est sortie
simple paysanne jusqu'à la ville où, guerrière incompa-
rable, elle pose et assure la couronne de France sur la
tète de son roi ? Et c'est lorsque l'élan parti d'en haut a
été communiqué par elle, avec une force de plus en plus irré-
sistible, à l'armée, à la cour et au pays entier; lorsqu'au mi-
lieu de l'entraînement universel, la cause première de succès
si prodigieux agit encore, nous dit-on, avec la même efficacité;
c'est alors qu'arrivant à l'attaque décisive de la capitale, on
nous prévient que, si nous voulons avoir l'intelligence du ré-
sultat, nous devons moins écouter en haut le conseil céleste,
que regarder en bas le conseil de Charles VII !
Mais, de bonne foi, le concours de ce conseil hostile, s'il
est aussi nécessaire qu'on se plaît à nous le dire pour la
prenuère fois, nous ne voyons pas qu'il fasse plus défaut sous
les murs de Paris que partout ailleurs. Jeanne est là toujours
la même ; avec elle, toute une armée plus nombreuse et plus
confiante que jamais, et le roi en personne, lui qui n'était
pourtant ni à Orléans, ni à Patay, et qui, ce jour-là, se trouve,
après tout, assez rapproché de sa capitale pour y faire le soir
même une entrée triomphale. Aux révélations des voix, aussi
absolues et aussi pressantes, nous répète-t-on qu'à Orléans
et à Reims, répondent dignement, ce nous semble, l'ardeur et
l'enthousiasme des combattants. C'est seulement après labiés
' Procès de condamnation et de réhabilitation, t. I, p. ISI-I.S3; t. HF, 2-12,
17-20; 98-99; t. V, 391.
166 LA MISSION DE JEANNE D'ARC
sure de la Puce! le, après une lutte acharnée de six heures,
que la fatigue des assaillants, la vigueur de la résistance et la
fin du jour décident les chefs à une retraite prudente. Le
lendemain, Charles VIT juge inutile de renouveler l'attaque
dans des conditions moins favorables, et nous avons la dou-
leur de constater que la ville ne sera pas prise, c'est-à-dire
que, malgré l'espoir en apparence le mieux fondé, l'événe-
ment infligera pour la première fois aux voix de Jeanne lui
démenti solennel.
Mais si les voix se sont trompées une fois^ elles peuvent se
tromper encore; elles ont perdu notre confiance pour n'avoir
pas fait prendre Paris. On aura beau désormais nous avertir
qu'elles déterminent le but, qu'elles promettent la victoire,
qu'elles font, pour l'assurer, tous leurs efforts, et des efforts
surhumains : dans ce drame imposant où le sort de la France
est en jeu, on ne leur laisse plus en réalité qu'un rôle secon-
daire ; le rôle décisif passe à Charles Yll. Le secret de ces
exploits prétendus merveilleux, nous devons le chercher, non
plus dans les révélations positives de la guerrière inspirée,
mais dans l'efficacité des moyens humains qui sont mis à sa
disposition. Cela signifie que nous rentrons dans les plans
ordinaires de la Providence, et les événements, à vrai dire, ne
font plus que suivre leur cours naturel. Il y a seulement cette
différence que l'homme, abandonné à lui-même, forme sur
l'avenir de simples conjectures et marche à l'inconnu. Mais
ici, nous marchons vers un but annoncé d'avance comme
certain, les voix ont engagé leur parole, le récit en fait foi.
Et le roi Charles YII pourra de fait quand il voudra, lui, 1
pauvre roi de Bourges, il pourra pendant plusieurs mois,
par indolence, caprice, jalousie ou tout autre motif quelcon-
que , réduire les voix célestes à la double impuissance de
prévoir l'avenir avec certitude et de réaliser cequeiles auront
prédit !
C'est précisément, objectent les historiens, cette influence
prépondérante dont il abuse, qui laisse peser sur lui une si
terrible responsabilité et qui fait son crime : soit. Aduiettons
même, comme on le prétend, « qu'il n'y a pas dans l'histoire
LA MISSION DK JEANKE D'AHC 167
moderne de crime contre Dieu et contre la patrie compa-
rable à celui de Charles VII et de ses favoris' . » Mais n'est-
il pas évident que Jeanne d'Arc se trouvant en même temps
sous l'impulsion de deux forces contraires, de ses voix et de
Charles MI, }>lus on suppose de puissance à Charles VIT pour
l'arrêter, moins on en doit su}){)oser dans ses voix pour l'en-
trahier; et par conséquent, plus on exagère les fautes de
Charles VII pour neutraliser les efforts des voix célestes,
plus on met à nu l'impuissance de ces efforts toujours sté-
riles, plus aussi une telle intervention nous paraît en elle-
même inutile, embarrassante et ridicule?
Les écrivains de l'antiquité accordaient du moins aux divi-
nités mythologiques ce privilège sur desimpies mortels, qu'en
descendant sur la terre, elles couvraient leurs protégés d'une
puissance invincible, et qu'elles étaient capables de conduire
à leur grêles affaires humaines vers un dénoùment inévitable.
Il semble, à lire certaines histoires récentes, que les voix de
la Pucelle soient moins favorisées. Quoi qu'elles fassent, après
le sacre de Reims, il n'y a plus que des échecs humiliants
pour leur protégée, et plus encore pour elles-mêmes. Ce sont
de prétendues voix célestes qui parlent toujours, et qui ne
viennent jamais à bout de rien. Quand on arrive au dénoù-
ment, qui leur donne un dernier démenti, on les trouve, à
bien prendre, au-dessous de simples mortels : au-dessous de
Charles Vil, qui, malgré elles, a dirigé les événements selon
son bon plaisir; au-dessous des Anglais, qui, contrairement
à des révélations si précises, ont gardé les positions qu'ils
devaient perdre; enhn, au-dessous de la Pucelle, à qui rien
n'a manqué pour atteindre son but, sinon la réalisation
de promesses qu'elle a toujours eu la simplicité d'estimer
infaillibles.
Nous ne nous permettrions pas d'insister sur de telles con-
séquences, si elles n'étaient inévitables et ne découlaient tout
naturellement de l'opinion adoptée et accréditée depuis plus
de vingt ans. De là, deux erreurs déplorables, qui se tiennent
' M. II. Mariin, Histoire Je France, 4<= édit., t. VI, p. 2!;3.
168 LA -MISSION DE JEANiNE D'ARC.
et s'aggravent par un enchaînement nécessaire : on compro-
met le fait de l'inspiration divine, on charge outre mesure la
mémoire de Charles VII. On ne s'est pas borné à dire que,
par suite de l'opposition du gouvernement français, Jeanne
d'Arc avait vu « manquer la mission dont Dieu l'avait in-
vestie; » que ses voix avaient été réduites à l'impuissance de
tenir leurs promesses; que Charles VII et ses conseillers
« avaient fait mentir » Jeanne et ses voix; un historien assez
connu, plusieurs fois honoré des couronnes académiques, a
été jusqu'à prétendre que, si la Pucelle d'Orléans n'avait pu
remplir jusqu'au bout sa mission, c'était la faute de « ceux
qui avaient conspiré pour faire mentir Dieu' ! »
A voir de telles conséquences, avouées ou non, mais, nous
le répétons, inévitables et toujours si douloureuses pour un
cœur français et chrétien, n'est-on pas déjà porté à tenir
l'opinion nouvelle pour fort suspecte, et à se demander si
elle est suffisamment motivée par les documents historiques?
Elle est évidemment fondée sur la supposition de ce fait, que
les voix de Jeanne d'Arc continuent d'intervenir dans sa vie
militante après le sacre de Charles Yll. Voilà le fait qu'il
s'agit d'examiner; là est toute la question, pas ailleurs.
Qu'on veuille bien le remarquer, cette question, c'est Jeanne
d'Arc, et elle seule, qui peut la résoudre. Comment savoir si
ses voix interviennent ou non, à moins qu'elle ne nous en
instruise elle-même ? C'est là un fait purement intérieur, qui
échappe à l'observation d'autrui, qu'elle seule est à même
de constater. En pareille matière il n'y a que son témoi-
gnage qui ait de l'autorité. Les autres témoignages, qu'il faut
toujours contrôler par le sien, n'ont plus ou moins de valeur
qu'autant qu'ils en sont l'écho plus ou moins fidèle. Or,
avons-nous, touchant les communications de Jeanne avec ses
voix devant Paris et ailleurs, spécialement dans cette attaque
si décisive de la capitale, avons- nous un témoignage positif
de Jeanne elle-même? Nous allons mettre le lecteur en me-
sure de prononcer.
' M. H. \Jartin, Histoire de France, i" édit., t. VI, p. 196 et 222.
\A MISSION DE JEANNE D'AHC. Ki'.i
Les juges de Rouen comprenaient trop bien la portée
d'une pareille question pour ne pas la poser à l'accusée.
Dans le but de frapper avec elle tout le parti français, ils ne
désiraient rien tant que de lui ôter le glorieux prestige de
l'inspiration divine. Tenant pour indubitable que ses voix
venaient de Dieu si elles étaient infaillibles, il leur suffisait
de constater qu'elles s'étaient trompées une seule fois pour
en conclure qu'elles ne venaient que du malin esprit, ou bien
encore qu'une simple paysanne avait été, soit assez folle pour
être dupe de son imagination , soit assez babile pour rendre
tout son parti dupe d'une superclierie. Quant à cette pensée
que le roi et son gouvernement, faute d'un secours sufOsanl,
pussent enq^écher l'accomplissement d'événements annoncés
à l'avance, cette pensée, de date toute récente, ne se présen-
tait même pas à leur esprit, pas plus, assurément, qu'à l'esprit
de Jeanne d'Arc. Qu'une seule promesse, une seule, ait été dé-
mentie par l'événement devant Paris ou ailleurs, c'est pour
eux une preuve convaincante, irréfragable. Ils demandent
donc à l'accusée « se quant elle ala devant Paris, se elle l'eust
par revelacion de ses voix de y aler. »
Et l'accusée « respond que non, mais à la requeste des
gentilz liommes qui vouloient faire une escarmouche ou
une vaillance d'armes; et ne fut ne contre ne par le com-
mandement de ses voix. » Même question sur le siège de la
Charité, surle combat dcPont-l'Évèque, sur la sortie de Com-
piègne ; même réponse, même silence des voix, silence le
plus com[)let, « ne fut ne contre ne par le commandement de
ses voix ' , »
Voilà, ce nous send)le, une réponse simple, nette, précise,
péremptoire. On n'a qu'à lire les actes du procès de con-
damnation, on y verra que ce n'est pas une ou deux fois,
comme en passant et par occasion, que les juges posent la
même question sur l'attaque contre Paris et sur les autres faits
d'armes postérieurs au sacre de Reims; ils y reviennent, pen-
' Procès, t. I, p. 1i(i.|i8, 57, 109. 115-110, 159, <68-!69, 207, 2o0-o1, 259-
260, 298-300.
170 LA MISSION DE JEANNE D'ARC.
dant un mois, à diverses reprises, dans six interrogatoires ;
ils en parlent dans quatre articles du réquisitoire, et y cons-
tatent eux-mêmes l'invariable uniformité des dépositions.
Aussi habiles que pressants dans leur enquête sur les échecs
de l'accusée, ils lui demandent pourquoi elle n'entra pas à
la Charité, « puisqu'elle avoit commandement de Dieu. r>
Irritée de leur supposition gratuite, et lasse de leur insis-
tance, Jeanne d'Arc répond avec vivacité : « Qui vous a dit
que je avoie commandement dey entrer ' ? »
Aux historiens qui reproduisent aujourd'hui la même sup-
position avec la même insistance, Jeanne fait la même ré-
ponse. Qui leur a dit qu'elle avait mission d'entrer à Paris, à
la Charité, d'aitaquer l'ennemi à Pont l'Évêque et sous les
murs de Compiègne ? Ce n'est certainement pas Jeanne d'Arc,
elle a dit précisément tout le contraire. Dans les assauts
et les combats qu'elle a livrés après son départ de Reims,
elle déclare n'avoir reçu de ses voix ni révélation, ni com-
mandement aucun. N'en résuite-t-il pas évidemment que ses
voix n'y étaient pour rien, qu'elle ne remplissait pins une
mission, qu'elle luttait alors contre l'ennemi à ses risques
et périls et sous sa propre responsabilité ? Pour nous, ses
échecs n'ont plus rien c[ui nous surprenne. On est libre d'en
chercher la raison, non pas dans une inspiration imaginaire,
mais, comme pour tous les autres faits d'armes possibles,
dans les causes naturelles qui exercent leur influence sur le
sort de la ffuerre.
Les historiens contemporains s'obstinent néanmoins à in-
troduire dans leur narration le fait permanent de l'intervention
des voix; ils tiennent pour non avenu le témoignage de
Jeanne d'Arc. Ceux-ci cherchent à en infirmer l'autorité;
ceux-là le trouvent assez insignifiant pour le passer sous
silence; d'autres se bornent à le réléguer, comme chose
étrangère au récit, dans de simples indications perdues à la
fin de l'ouvrage. Ce témoignage si formel, il nous semble
pourtant que tout historien impartial est obligé de l'admettre,
' Procès, 1. 1, p. 109.
LA MISSION DE JEANNE D'ARC. I"?!
SOUS peine de se voir réduit à cette alternative, ou de récnsei-
les actes du procès de condamnation, ou d'attaquer la sincé-
rité de Jeanne d'Arc.
On n'a garde de récuser les actes du procès de condamna-
tion ; on n'y songe même pas. Ce sont les seides pièces
qu'on accepte comme véridiques , légales, dignes d'une
entière confiance. Quelques critiques, il est vrai, et parmi
eux le savant académicien qui nous a donné l'histoire la
plus récente de Jeanne d'Arc', y signalent en certains en-
droits des lacunes ou des infidélités. Mais ici, comment
supposer que les juges aient plusieurs fois, et contre leurs
intérêts trop évidents, dénaturé les dépositions de l'accusée ?
D'un autre coté, attaquer la sincérité de Jeanne d'Arc, n'est-
ce pas, outre l'affront infligé à toute personne honnête par
l'inculpation de duplicité, n'est-ce pas attaquer dans son prin-
cij)e même cette vie extraordinaire qu on proclame d'ailleurs
si pure et si admirable ? C'est par l'entremise de ses voix que
Jeanne est l'envoyée du ciel : à l'entendre, elle n'est rien sans
ses voix, sinon une simple pucelle bonne à coudre et à filer
chez ses parents. Or, de ses communications avec ses voix,
nous ne savons que ce qu'elle nous en a dit. Sa sincérité seule
nous garantit sa parole ; sa parole couvre l'infaillibilité de
ses voix; et l'infaillibilité de ses voix, comme elle le répète
elle-même, prouve la vérité de sa mission divine. Sincère, elle
a dit vrai, et c'est sa gloire, à elle pauvre villageoise, d'avoir
été choisie de Dieu pour servir d'instrument au sakit d'un
grand peuple, et c'est aussi la gloire de la France que Dieu
ait par miracle armé, pour la sauver, le bras d'un être si
faible !
Mais si Jeanne d'Arc avait pu nous donner elle-même un
motif sérieux de ne plus croire à sa sincérité ; si, pendant
plus d'un mois, sommée par ses juges de nous dire la vérité
sous la foi du serment, si alors elle nous avait dit plusieurs
fois précisément tout le contraire de la vérité, nous osons le
déclarer sans détour, Jeanne aurait perdu ses droits à notre
' Voy. Études de tliéolugù', soptembic 4860, p. ioO et sui\.
172 LA MISSION DE JEANNE D'ARC.
confiance et à notre estime: nous ne comprendrions plus l'ad-
miration qu'on professe pour elle : rien n'excuse le mensonge,
surtout devant un tribunal ; plus il tombe de haut, plus Ja
chute est profonde, la déception amère, et le mépris mérité.
Jeanne aurait, du même coup, par un compromis honteux
avec sa conscience, ôté tout prestige à son honneur, à ses
voix et à la gloire qui rejaillissait d'elle sur la France; il ne
nous resterait pkis qu'à nous tourner contre elle avec ses
accusateurs et ses jnges. Chose étrange! tout en protestant
qu'on la vénère, qu'on travaille à la réhabiliter, voilà pour-
tant ce qu'on a fait de nos jours ; et comment ? en cherchant,
comme les jnges, à la surprendre en flagrant délit de contra-
diction avec elle-même.
Au témoignage de Jeanne captive et vaincue, on oppose le
témoignage de Jeanne libre et victorieuse. Ce qu'elle voudrait
nier devant le tribunal, ne i'a-t-elle pas proclamé au nom de
ses voix, en présence de ses compagnons d'armes? ne s'est-
elle pas vantée plusieurs fois de savoir par révélation qu'elle
ferait entrer le loi dans sa capitale ? Le jour même de
l'attaque, on l'a entendue s'écrier : « Rendez la ville de par
Jéshus ! » Se voyant trompée dans so!i attente, elle a laissé
échapper cet aveu, que « Jhesus luy avoit failli. »
Tels sont les griefs résumés par le promoteur de Rouen dans
le cinquante-septième article de son réquisitoire. On a recours
aujourd'hui à l'érudition moderne pour en démontrer la lé-
gitimité, et l'on cite à l'appui un certain nombre de témoi-
gnages empruntés aux historiens du temps et aux actes du
procès de réhabilitation. Au fond, la question reste la même :
c'est toujours le même fait supposé de l'intervention des voix.
L'accusée est appelée de nouveau à la résoudre. Le 28 mars
de l'année i/i^i, l'enquête étant terminée, le tribunal lui
donne lecture de l'article où se trouve directement attaquée
la sincérité de ses dispositions. Après avoir prêté serment sur
l'Evangile, elle va user une dernière fois du droit, le premier
de tous les droits en matière de justice, du droit sacré de faire
connaître la vérité sur un fait personnel, accessible à elle
seule, d'interpréter elle-même sa pensée, de se prononcer sur
LA iMISSION DE JEANNE D ARC. 173
Je sens de paroles rapportées par des témoins qui, elle en r-
fourni plusieurs preuves pendant son procès, l'ont souvent
mal entendue ou mal comprise, qui lui ont même prèle, sur
divers points, un langage qu'elle n'a jamais tenu, qu'elle ne
pouvait pas tenir.
Le promoteur avant fini la lecture de l'article, Jeanne n\
voit que la substance d'accusations déjà reproduites contre elle
dans les interrogatoires. Qu'y répond-elle? Tout simplement,
« qu'elle y a déjà répondu, et que, si elle pouvait en savoir
plus long elle le dirait volontiers. » N'ayant rien à ajouter, rien
à retrancher, elle confirme une dernière fois ce qu'elle a déjà
dit et répété. Et les secrétaires du tribunal se bornent à
transcrire à la suite de l'article, dans le procès-verbal de cette-
dernière séance, les diverses réponses qu'elle a faites depuis
un mois : « Que Jliesus luy avoit failly, elle le nyc ; » qu'elle
ait eu des révélations pour l'attaque et la prise de Paris, elle
le nie; qu'elle ait dit : « Rende/ la ville de par Jhesus ! » elle
le nie ; elle a dit : « Rendez- la au roy de France ' ! »
Mais cette dernière parole de Jeanne d'Arc, nous objectent
les historiens contemporains, et plusieurs autres semblables
consignées dans les procès-verbaux, ne sont-elles pas une
preuve évidente que, devant Paris et ailleurs, elle désirait en-
core combattre et vaincre les Anglais ? Sans doute, elle le dési-
rait. Tous les témoignages qui impliquent seulement ses pro-
messes et ses désirs personnels, nous voyons qu'elle les admet
et les confirme dans ses dépositions "'. On en conclut : donc
elle ne croyait pas sa mission terminée; donc, c'était au
nom de ses voix qu'elle en poursuivait toujours l'accomplis-
' Vrocès, t. 1, p. 298-300.
- C'est dans le même sens qu'il faut expliquer la plupart des témoignages ailé-
gués par les historiens de no> jours. Nous verrons tout à l'Iieuro ((u'iis n'ont pas îii
mémo portée (]ue l'arlicle cinquante-septième du réqui>iloire. il n'y en a qu'un
seul qui soit réellement en contradiction avec 1rs dépositions de l'accusée : il est
extrait d'une lettre d'Alain Chartier [Vrocn, t. V, p. 132), qui ne jouit pas d'une
grande autorité. A vrai dire, nous sommes surpris *|ue, parmi les nombreux écri-
vains du xv« siècle, on ne puisse pas trouver plus de lénioins à charge : il est ?i
naturel et si facile de faire parler les prophètes lors même qu'ils ne parlent pas.
et, s'ils parlent, de leur prêter un langage conforme à ses propres désirs !
17.i LA MISSION DE JEANNE D'ARC.
sèment après le sacre de Charles VII. Cette conclusion, nous
la rejetons comme illégitime. Elle siippose, à notre avis,
deux méprises qu'on voudra bien nous permettre de signa-
ler. Si nous avions besoin d'une excuse pour notre insis-
tance, nous la trouverions peut-être auprès du lecteur bien-
veillant dans l'insistance même des partisans de l'opinion
nouvelle. Nous osons en présenter une autre, qui ne paraî-
tra pas moins fondée, c'est notre désir de mettre en lumière,
autant qu'il nous sera possible, le sens et la valeur du témoi-
gnage si décisif de Jeanne d'Arc.
La première méprise de nos historiens , c'est qu'ils ne
cessent de confondre deux choses que Jeanne a constam-
ment distinguées pendant son procès, et qui sont essen-
tiellement distinctes : son initiative personnelle, et l'initia-
tive de ses voix sans laquelle la mission ne saurait exister.
La seconde méprise, la voici : c'est qu'il ne s'agit pas de
savoir, comme on le prétend , ce que Jeanne pensait du
terme même de sa mission ; mais si, dans tels cas particu-
liers, elle croyait avoir pour mission d'attaquer l'ennemi.
Tout se réduisait donc à la question de fait, telle que les
juges, très-compétents dans la matière, la posaient à l'accu-
sée ; Etait-ce en vertu d'une révélation positive de ses voix
qu'elle avait combattu à Paris, à la Charité, à Pont-l'Évêque
et à Compiègne ?
A cette question nettement posée, il n'y avait évidemment
bue deux réponses possibles : Oui ou non. Oui, c'était la
mission, et comme l'événement avait donné un démenti aux
révélations et aux promesses des voix, c'était la mission
manquée ; la mission manquée, c'étaient les voix dépouil-
lées du privilège de l'infaillibilité, et l'accusée, du privilège de
l'inspiration divine. Les juges avaient gain de cause.
Non, ce n'est pas la mission, ce n'est plus qu'un combat
livré sans l'initiative et soutenu sans la participation des voix.
C'est un acte personnel à Jeanne d'Arc. Qu'elle s'y soit dé-
terminée d'elle-même ou qu'elle ait cédé « à la requeste du
roy et des gentilz hommes ; » qu'en présence de l'ennemi ,
elle ait déployé plus ou moins d'ardeur et de courage, ce ne
LA MISSION DK JEANNE DAUC. 175
sont là que dos circonstances iiKlittérentcs, complètement
étrangères à la question. A Jeanne seule appartient la res-
ponsabilité de son acte personnel, et elle l'accepte.
Ainsi, cette réponse : Non, perd la cause des juges, et ils
veulent la gagner à tout prix. Ils ne le peuvent qu'en dé-
montrant, contradictoirement aux dépositions de l'accusée,
le fait de l'intervention et de la responsabilité de ses voix
dans ses attaques infructueuses contre l'ennemi. Ce fait, ils
auraient trois movens de le démontrer, s'il fallait en croire
nos historiens contemporains.
Le premier serait de lui opposer des lettres écrites sous sa
dictée dans lesquelles elle menace les Auglais de « les bouter
hors de toute France. » Ces paroles fournissent, en effet,
matière à un grief spécial longuement développé dans l'ar-
ticle dix-septième du réquisitoire. Qu'y répond l'accusée ?
« Respond qu'elle confesse qu'elle porta les nouvelles de
pnr Dieu à son roy, que notre Sire luyrendroit tout son
royaume et le feroit mettre hors ses adversaii-es ' . » Et quelle
est la conclusion des juges? C'est qiie la prédiction est fausse,
puisque les Anglais n'ont pas été chassés du royaume. Ils de-
vaient l'être quelques années après au terme fixé par Jeanne,
et le réquisitoire, qiri^ constatait la prophétie, allait recevoir
de l'événement un éclatant démenti. Mais du contenu de ces
lettres sur lesquelles on s'appuie aujourd'hui , le tribunal
cherche-t-il à conclure l'intervention des voix dans l'attaque
contre Paris et contre la Charité? Nullement, ce serait con-
clure, d'iuie prédiction conçue en termes généraux, l'existence
de faits particuliers qui n'y .sont pas im[)liqués ; premier
moyen jugé inutile et mis hors de cause par le tribunal de
Rouen.
Le second moyen, qui serait décisif, et sur lequel insistent
nos historiens, consisterait à établir que, dans sa carrière mi-
litaire, après comme avant le sacre de Reims, Jeanne d'Arc
n'a rien entrepris que par le conseil de ses voix. C'est le fait
permanent de l'inspiration. Si les juges pouvaien: en avoir
■ Procès, t. I.p. 231-32. Cf. art. xxxiielxxxm,p -215-219, 240-241, 2ol-25o.
17G LA MISSION DE JEANNE D'ARC.
la preuve, leur cause serait certainement gagnée. Aussi cher-
chent-ils, pour surprendre l'accusée, à supposer que ce fait
est indubitable, exactement comme on le suppose aujour-
d'hui. Elle leur a dit : « Je feis faire ung assault à la Charité. »
De son initiative personnelle ils infèrent aussitôt le fait de l'ins-
piration, et lui demandent pourquoi elle n'entra pas dans la
ville, puisqu'elle avait commandement de Dieu. C'est alors
qu'elle démasque leur piège et déconcerte leur plan par cette
réponse victorieuse : « Qui vous a dit que je avoie comman-
dement de y entrer? » Changeant de tactique, ils supposent
qu'étant constaté le silence de ses voix, elle ne devait rien en-
treprendre par elle-même; ils lui reprochent d'avoir attaqué
la ville sans avoir de révélation. Et Jeanne, nullement embar-
rassée : M Si on a mal fait, répond-elle, on s'en confessera. »
Il n'y avait plus dès lors qu'à chercher de nouveaux griefs
dans les circonstances mêmes de ces faits d'armes. C'est ainsi
qu'on « l'interrogue se elle a bien fait, au jour de la Nativité
Nostre-Dame, qu'il estoit feste, de aler assaillir Paris ? —
C'est bien fait, répond -elle, de garder les festes de Nostre-
Dame, et, en ma conscience, me semble que c'estoit et se-
roit bien fait de garder les festes de Notre-Dame depuis ung
bout jusques à l'autre Mais aussi, c'est faire son devoir,
que d'aler contre ses adversaires et pour avoir assailli
Paris à jour de feste, je n'en cuide point être en péchié mor-
tel : et se je l'ay fait, c'est à Dieu d'en congnoistre, et, en
confession, à Dieu et au prebstre' . «
En descendant sur ce terrain, les juges n'étaient plus, et ils
le savaient bien, dans la question importante delà mission;
c'était n'admettre que la responsabilité de l'accusée. Comment
donc pourront-ils engager dans ses faits d'armes la respon-
sabilité de ses voix ? S'ils étaient plus avisés, ils auraient sous
la main, nous dit-on aujourd'hui, un moyen tout simple
et excellent : ce serait de conclure à la permanence de la
mission par les dépositions mêmes de l'accusée, qui ne croit
pas encore sa mission terminée. Nous accordons, si l'on veut,
' Procès, t. I. p. 109, 159,250-251.
LA MISSION DE JEANNE D'ARC. 177
qu'elle ne croit pas sa mission terminée. Ce qui est certain,
(le l'aveu de tous les historiens, c'est qu'elle conserva jusqu'au
dernier jour une illusion que suggéra la nature et que per-
mit une attention miséricordieuse de ses voix. Elle savait et
disait, après plusieurs révélations positives, qu'elle serait déli-
vrée par une grande victoire' . La victoire, pour elle, c'était
la victoire des Français; pour ses voix et pour les juges,
c'était son martyre. Mais, nous le demandons, qu'on lise et
qu'on relise les procès- verbaux, y trouvera-t-on un seul mot
qui indique chez les juges la pensée de conclure, d'après la
croyance ou l'illusion présente de l'accusée, que, de fait,
plusieurs mois auparavant, elle a été chargée par ses voix de
prendre Paris et la Charité? Une telle pensée n'est certaine-
ment jamais entrée dans l'esprit de personne au tribunal, et
ce tribunal comptait pourtant plus de cent membres, mais
tous gens aussi instruits que passionnés, et docteurs la plu-
part.
Les actes du procès prouvent, à n'en pas douter, qu'ils
n'ont jamais pu maintenir dans leur enquête, et qu'ils n'ont
pas voulu exprimer dans leur réquisitoire le fait général et
permanent d'une inspiration inséparable de Jeanne d'Arc. Ne
se seraient-ils pas condamnés eux-mêmes? Ils reprochent à
l'accusée comme un crime d'avoir, en plusieurs circonstan-
ces, résisté aux conseils et aux ordres de ses voix, ce qui
implique évidemment une distinction essentielle entre sa
propre responsabilité et la responsabilité des voix. Donc le
second moyen, invoqué tout spécialement de nos jours, a été
jugé impossible et condamné par le tribunal de Rouen,
Reste le troisième moyen, qui consiste à aflirmer le fait
particulier de révélations positives dans chacun des échecs
de Jeanne d'x\rc. C'est le seul qui soit péremptoire, aussi
est-ce le seul qu'emploie le tribunal. Nous avons vu com-
ment : en déclarant fausses et non avenues les réponses né-
gatives de l'accusée, à l'aide de prétendues affirmations qu'au-
raient entendues de sa bouche divers témoins qui assistaient
' Procès, 1. 1, p, 134, 2oi, etc.
178 LA MISSION DE JEANNE D'ARC.
apparemment aux combats livrés devant Paris, devant la Cha-
rité, à Pont-l'Évéque et sous les murs de Compiègne. Qui
étaient-ils, ces témoins? quelles étaient leurs qualités person-
nelles? Nous l'ignorons complètement, pas un nom n'est
cité. Le réquisitoire nous apprend seulement qu'ils sont « nom-
breux et dignes de foi, » ce qui ne pouvait manquer,
et que l'accusée « a eu le front de leur donner un démenti
en présence des juges, et tamen non est verita ista negai^e
in judicio coram vobis. » Il nous apprend en outre que,
parmi les témoins, les uns lui faisaient dire, sous les murs de
Paris, qu'elle était sûre d'y entrer le jour même, elle le savait
par révélation ; les autres, qu'en cas de mort, elle avait à ses
côtés un million d'anges tout prêts à l'emporter en paradis :
deux sortes de langage qui ne sont pas précisément d'accord.
C'est sur les dires de ces témoins inconnus, dont la pensée est
trop conforme à celle des juges pour n'en avoir pas été ins-
pirée, c'est uniquement sur leurs dires gratuits, exagérés ou
faux, qu'est basé le réquisitoire du tribunal de Rouen. Voilà
la seule autorité d'après laquelle on a conclu, pour la pre-
mière fois, que la mission militante de Jeanne d'Arc n'était
oas terminée au sacre de Reims, et que c'était une mission
manquée, qui n'avait pas eu Dieu pour auteur et pour ga-
rant. Les historiens contemporains, sans apporter aucune
preuve nouvelle et décisive, ne font , avouons-le, que déve-
lopper, en l'aggravant, l'article cinquante-septième du réqui-
sitoire écrit par le promoteur Jean d'Estivet, dicté par le juge
Pierre Cauchon, et payé par les Anglais' .
' Dans les nombreux articles relatifs aux révélations de l'accusée (art. xxxi-
Lxvi, p. 247-320), le promoteur a soin de faire une distinction importante entre
les prophéties et la mission proprement dite. La mission n'aurait eu lieu, après le
sacre de Charles VIT, que dans certaines circonstances désignées par l'art, lvu* (m
insuUu Parisiensi, apud Caritatem, apud Pontem Episcopi, et-etiam apud Compen-
dium, p. 298). On ne fait pas aujourd'hui la même distinction, et l'on va beaucoup
plus loin que le promoteur. On s'accorde à dire que Jeanne devait procurer elle.
même l'accomplissement de tous les événements qu'elle avait annoncés. De là cette
conséquence nécessaire, que sa mission était en permanence tant qu'il restait un
Anglais en France. Cette conséquence, il est juste de le remarquer, n'est pas ad-
mise dans toute son étendue par les critiques distingués qui ont essayé de concilier
l'opinion nouvelle avec l'enseignement catholique. (Voy. p. 104.)
LA MISSION DE JEANNE D ARC. 479
Qu'on nous permette du moins de le croire et de l'affirmer
au nom de la justice, dont les droits sont imprescriptibles:
les débats, qui n'ont pas été clos par le supplice de l'accusée,
ne sauraient l'être par l'autorité de ses récents historiens; la
cause qu'elle avait gagnée en France depuis plus de quatre
siècles, elle ne la perdra pas aujourd'lmi. Sur la question de
nouveau résolue contre elle, l'accusée peut encore être en-
tendue, et le cri sorti de sa conscience est toujours le même.
A tous ceux qui, sans idée fixe et sans parti pris, lui deman-
dent à connaître le secret de sa mission extraordinaire, elle
répète ce qu'elle disait aux juges avec autant de constance que
de naïveté : « Et luises bien votre livre (les actes du procès), et
vous le trouvères... : Si je alai devant Paris et devant la Cha-
rité, ne fut ne contre ne par le commandement de mes voix '. »
Il n'y a pas, à notre avis, de vérité mieux établie et plus in-
contestable dans ce livre que l'accusée nous recommande de
lire. On comprend que, sur d'autres points, par exemple sur le
signe donné au roi, elle n'ait pas tout dit. Chaque fois qu'elle
prête serment, elle déclare au tribunal qu'elle fait à ce sujet
ses réserves, qu'elle ne peut pas, qu'elle ne veut pas tout dire.
Mais, pour tout ce qui s'est passé dans l'Ile-de-France, et par
conséquent devant^Paris, elle s'engage en termes exprès à dire
la vérité tout entière. Les juges eux-mêmes ne peuvent sur-
prendre et relever dans ses réponses ni hésitation, ni détour,
ni réticence. Il n'y a là rien de vague, quoi qu'aient pré-
tendu certains critiques modernes. C'est un non formel opposé
à une affirmation persistante, c'est une dénégation précise sur
un faitprécis, c'est un démenti catégoiicjue donné par Jeanne
elle-même à ses contradicteurs de Rouen, et, dans leurs per-
sonnes, à ses futurs contradicteurs de tous les temps, de tous
les pays et de tous les partis : « Res})ond que non ; et ne fut
ne contre ne par le commaiulement de .ses voix.» a Ne contre,»
donc elle n'était pas coupable en combattant; ••: ne par, »
donc elle n'était pas obligée. Donc elle était libre, et agissait
d'elle-même sans être inspirée.
' Procès, 1.1. p. 168-IG9.
180 LA MISSION DE JEANNE D'ARC.
On insinue qu'étant appelée à déposer devant le tribunal
dix-huit mois après l'attaque contre Paris, « les événements
ont pu troubler sa mémoire et ébranler son âme; qu'il se fait
en elle, à son insu, un continuel effort pour empêcher que les
hommes ne puissent accuser ses voix d'avoir failli' .» De grâce,
par respect pour celle que l'on appelle la libératrice de la
France, de grâce, qu'on prenne garde à la portée d'une telle
insinuation! Elle est grave, très-grave. L'accusée, en son âme
et conscience, ayant pris Dieu à témoin la main sur l'Évangile,
en présence de ses juges et aussi de tous ses contemporains,
qui ont les yeux fixés sur elle, l'accusée, interrogée plusieurs
fois sur le même fait, répond simplement : Non. Et l'on pré-
tend, sachant mieux qu'elle apparemment ce qu'elle doit
dire, qu'en connaissance de cause et avec un peu plus de
franchise, elle répondrait simplement: Oui! "^ Et l'on ajoute
que c'est là de sa part une méprise ou une faiblesse qui
« porte, non sur le fond, mais sur certaines particularités
de sa mission! » Puis l'historien conclura contre elle, exac-
tement comme ses accusateurs, que sa mission était d'entrer à
Paris, que n'y étant pas entrée, elle a échoué dans sa mission ;
puis, poussant plus loin , passant par-dessus la parole de
Jeanne, dont il ne tient plus compte, et par-dessus le silence
des voix, dont il ne craint pas de compromettre l'infaillibilité,
il ira porter à la mémoire du roi Charles VIT des coups
d'autant plus terribles qu'il les aura gratuitement renforcés de
toute l'ardeur de Jeanne inspirée par ses voix!
Que le lecteur impartial juge lui-même si, au lieu de se
livrer à de tels écarts, il n'est pas plus simple, plus logique
et plus juste de s'en tenir au témoignage de Jeanne d'Arc. Ce
témoignage est un rempart infranchissable qu'elle défend en
personne avec tout l'éclat de ses vertus. Impossible de passer
outre sans faire brèche à son bon sens et à sa- loyauté. Qu'ils
l'avouent ou non, tous ceux qui s'avisent, malgré elle, de
rompre le silence de ses voix, se trouvent nécessairement
réduits à engager avec elle un combat inégal. Non-seulement
• M. H. Martin, Histoire de France, p. 209-^iO.
LA MISSION DE JEANNE D'ARC 18<
ils voient se dresser devant eux Jeanne soutenue par ses voix ;
mais encore n'arrive-t-il pas, par un juste retour, que tous les
coups qu'ils lui portent retombent sur eux-mêmes, et qu'ils
ne peuvent la contredire sans se condamner à d'inévitables
contradictions ?
Le bon sens de l'accusée, sa présence d'esprit, sa fermeté,
sa franchise, son iiuiocence, en un mot toutes les qualités qui
peuvent inspirer la confiance, même aux esprits prévenus, on
ne fait aucune difticulté de les reconnaître; bien plus, on les
admire, on répète quelles éclatent à chaque instant dans
ses réponses au tribunal de Rouen. Et c'est lorsqu'il s'agit du
fait qu'on estime le plus important de sa carrière militaire,
de l'assaut livré à la capitale de la France, c'est alors que,
malgré l'expression si nette de ses souvenirs, on essaye de la
traduire et de la défendre, aux assises solennelles de l'histoire,
comme un de ces clients convaincus d'avance, pour lesquels
il ne reste plus, en désespoir de cause, qu'à plaider la cir-
constance atténuante d'aliénation mentale!
On nous dépeint Jeanne d'Arc comme un modèle accompli
de sagesse, d'héroïsme et de vertu ; on l'élève au-dessus et
parfois aux dépens de ses contemporains; puis, le moment
étant venu de prononcer sur le sens et l'étendue de sa mis-
sion extraordinaire, non-seulement on se permet, sur un lait
personnel, de confronter son propre témoignage avec le té-
moignage de ses contemporains ; mais encore, c'est le témoi-
gnag(* plus ou moins explicite des contemporains qu'on pré-
fère au témoignage si précis de Jeanne d'Arc. Pour avoir le
dernier mot sur ses communications avec ses voix, on refuse
de s'en rapporter à ce qu'elle dit elle-même ; on va le de-
mander à d'autres. Mais, de bonne foi, à ne s'en tenir qu'aux
règles les plus vulgaires de l'équité, pourra-t- on jamais trou-
ver, parmi ses contemporains ou à telle époque qu'on voudra,
une parole dont la sincérité soit couverte par des garanties
plus sacrées?
L'accusée a prêté onze fois serment. Tant de précautions
prises par les juges répugnent à sa délicatesse et lui paraissent
tout à {lut superflues. « Il me semble, » dit-elle au commen-
182 LA MÏSSiON DE JEANNE D'ARC.
cernent de son troisième interrogatoire , « il me semble que
ce serait bien assez de jurer deux fois. » Et plus tard, har-
celée de questions sans cesse renouvelées avec autant de sub-
tilité que d'insistance : « J'ai répondu le plus vrai que j'ai su...
Seriez-vous contents que je me parjurasse? » C'est en vain
que, le procès terminé, on met sa véracité à une dernière
épreuve, qu'on étale à ses yeux des instruments et des me-
naces de torture : « Vraiment, si vous me deviez faire détraire
les membres et faire partir l'âme hors du corps, si ne vous
dirai-je autre chose ; et si je vous disais autre chose, après
je vous dirais toujours que vous me l'auriez fait dire par
force. » Et cette fermeté, qui ne s'est jamais démentie pen-
dant les interrogatoires, où donc la puise-t-elle? Précisément
dans ses communications avec ses voix, qui la « réconfortent, »
et qu'on l'accuse d'avoir défendues par un pacte criminel
qu'elle aurait passé en secret avec sa conscience : « Elles
m'ont dit de répondre hardiment touchant votre procès. »
Sa hardiesse va jusqu'à déclarer que, dans une circonstance
grave, elle leur a formellement désobéi : ce qui deviendra l'un
des principaux griefs du réquisitoire. Enfin, qu'on veuille
bien se le rappeler, ce sont des ennemis que Jeanne a pour
juges ; elle ne s'engage pas moins à dire tout ce qu'elle sait :
« De ce que je sais touchant le procès, je vous dirai volon-
tiers la vérité, tout aussi bien que si j'étais devant ie pape
de Rome. »
C'est pour nous, de l'aveu unanime aes historiens, une ga-
rantie précieuse de la sincérité et des vertus de Jeanne d'Arc,
que ses ennemis eux-mêmes aient été destinés par la Provi-
dence à les constater à l'encontre de leurs démentis gratuits,
et à nous en transmettre les preuves authentiques dans les
actes du procès de condamnation. Ces actes mêmes, rédigés
sous les yeux des juges, conservés avec soin dans nos biblio-
thèques, formant un dossier tel qu 'on en trouverait peu
d'aussi volumineux et d'aussi complets dans les archives de
nos tribunaux ; ces actes, auxqu els on s'est habitué à faire
appel en dernier ressort, nous les acceptons, malgré les alté-
rations nombreuses qu'il est facile d'y signaler. Nous consen-
LA MISSION DE JEANiNE DARC. 483
tous à n'avoir pas d'autres pièces pour nous protioncer siu'
la mission de Jeanne d'Arc. Si son témoignage, tel qu'il y est
exposé, si clair en lui-même, tant de fois réitéré, entouré de
garanties si nombreuses et si inviolables, rendu incontestable
par les contradictions mêmes des juges; si ce témoignage ne
donne pas le dernier mot de sa mission, nous osons le dire à
ceux qui le récusent : il n'y a plus pour eux rien de certain,
non-seulement sur la mission , mais encore sur toute la vie
extraordinaire de la Pucelle d'Orléans. Il ne doit plus y avoir
en France que deux manières d'écrire l'histoire de la Pucelle,
de même qu'il n'y avait à Rouen que deux manières de l'ex-
pliquer. Son témoignage est là, scellé de son sang : il faut
qu'on le respecte ou qu'on passe outre, malgré ses protes-
tations énergiques, et qu'on aille prendre place parmi ses
accusateurs pour confirmer leur réquisitoire et applaudir à
leur arrêt de condamnation. N'est-ce pas le spectacle, le triste
spectacle, auquel il nous est donné d'assister aujourd'hui ?
Le tribunal érigé à Rouen sous l'influence de passions
exaltées par une guerre à la fois civile et étrangère, ce tribu-
nal à jamais flétri, tombé, depuis plus de quatre siècles,
moins encore sous les coups de l'Église et de l'animadversion
publique, que sous le poids de sa propre iniquité ; ce même
tribunal, quelques écrivains contemporains, sous prétexte de
critique éclairée et impartiale, se sont réservé la tâche diffi-
cile de le relever, d'en réhabiliter, sinon les passions qu'ils
déplorent, du mouis les sentences qu'ils apjirouvent comme
juridiques et conformes à toutes les prescriptions des lois
ecclésiastiques. Ce n'est point Jeanne d'Arc qu'on prétend
condamner, c'est l'Église catholique, pour avoir fait brû-
ler une hérétique qui en appelait contre elle à l'Église in-
visible de Jean Iluss et de Luther; c'est le roi Charles Vil,
pour avoir trahi, par jalousie monarchique, la fille du peu-
ple qui voulait lui rendre tout son royaume ; nous pouvons
ajouter : c'est l'inspiration surnaturelle, pour avoir été con-
vaincue pendant plusieurs mois d'impuissance à prévoir les
événements et à les accomplir. Une Jeanne d'Arc hérétique
tournée contre l'Église catholique; une Jeanne d'Arc armée
184 LA MISSION DE JEANNE D'ARC.
au nom du peuple pour délivrer la France, malgré la trahison
du roi; une Jeanne d'Arc douée d'une certaine inspiration
spontanée, résultant d'un développement exceptionnel des
facultés propres à l'humanité : tel est l'idéal imaginé par
quelques écrivains de nos jours, et proposé par eux à l'ad-
miration du public. C'est la Jeanne d'Arc du xix^ siècle, in-
vestie d'une mission indépendante de toute règle et de toute
autorité.
Telle n'est pas la Jeanne d'Arc du xv" siècle Celle-ci, la
véritable Jeanne d'Arc, reste toujours ce qu'elle a été pendant
sa vie, et elle n'a été que ce qu'elle nous a dit elle-même,
précisément tout le contraire de ce qu'ont dit ses juges. C'était
le malheur des juges d'avoir à la frapper, malgré son témoi-
gnage et son innocence , pour atteindre le parti français ;
c'est aujourd'hui le malheur de ceux qui soutiennent le
même réquisitoire, d'être obligés de faire d'abord tomber sur
elle-même les coups destinés à trois choses qu'elle affirma
jusqu'à la fin lui être chères, à l'Église, à son roi et à ses
voix. Si elle pouvait revivre parmi nous, fouler aux pieds en-
core une fois le sol de cette France qu'elle a tant aimée, nous
le demandons, ceux qui concluent contre elle, avec le pro-
moteur de Rouen, qu'elle a manqué sa mission et qu'elle est
morte hérétique , ceux-là , pense-t-on , de bonne foi , qu'elle
les crût de son parti ? ne trouverait-elle pas la haine ouverte
des Anglais moins cruelle que la sympathie d'admirateurs qui
cherchent à lui ravir, avec l'honneur de sa parole, ce qui
a fait sa force, sa grandeur et sa dernière consolation ?
Pour nous, à ne consulter que les lois de la justice et de la
vérité, nous estimons les dépositions de l'accusée plus dignes
de foi que le réquisitoire du promoteur. Nous ne voyons à
Rouen, pour la condamner et la brûler, que les ennemis de
son pays et les siens, des Anglais qu'elle a vajncus. Derrière
elle est la France, qui a triomphé par ses armes, qui triomphe
encore par l'éclat de ses vertus : voilà tout son crime. Il n'y
a point là de coupable : il n'y a qu'une victime défendue par
sa seule innocence, et des bourreaux exerçant par vengeance
le droit du plus fort. En tout pays, la victime est sacrée : celle-
LA MISSION DE JEANNE DARC ISo
ci n'est immolée que pour sa patrie, et nous iw la trouverions
pas, par elle-même, assez noble, assez infortunée et assez tou-
chante? Français, nous aurions le triste courage de profaner
la sainteté de son martyre par le mélange impur de sentiments
qu'elle n'a jamais connus? Ah! c'est bien assez d'avoir à
pleurer son malheur et celui de la France : gardons- nous d'y
ajouter des malheurs plus grands encore, et laissons-lui tout
ce qui la fortifie dans son douloureux sacrifice.
Laissons-lui l'Église, qu'elle invoque jusqu'au dernier sou-
pir, et qui n'a jamais eu ni doute sur l'orthodoxie de sa foi,
ni inquiétude sur le salut de son âme : u Quant à l'Eglise, je
l'aime et la voudrais soutenir de tout mon pouvoir; je
consens qu'on envoie mes réponses à Rome, et je m'y sou-
mets '. » L'Église entendit son appel, examina ses déposi-
tions, les accepta, et annula par une condamnation solennelle
la sentence inique du tribunal de Rouen. Être plus exigeant
que l'Église, c'est faire preuve d'un zèle excessif.
Laissons-lui le roi Charles VII, qu'elle ne sépare pas de
son patriotisme. Elle nous le demande elle-même, non comme
une grâce, mais au nom de la stricte justice : « Aucun de
mes faits ni de mes discours ne peut être à la charge de
mon roi , ni d'aucun autre. » En imputant à son roi des
crimes imaginaires contre la France, contre ses voix et contre
Dieu, nous craindrions le sort de ce prédicateur anglais qui,
en présence d'une assemblée imposante, se vit tout à coup
interrompu par cet élan d'indignation : « Par ma foy, sire,
révérence gardée, je vous ose bien dire et jurer, sous peine
de ma vie, que c'est le plus noble crestien de tous les cres-
tiens; et n'est point tel que vous dictes. » Lorsqu'il apprit
le supplice de la Pucelle, Charles VII fut « moult doulent *, »
et il tint à flétrir juridiquement le crime de l'étranger par la
réhabilitation la plus éclatante.
Laissons-lui, à l'envoyée du ciel, si fidèle à l'Église et à son
roi, ah! laissons-lui l'infaillibilité de ses voix, lui parlant au
' Procès, 1. 1, p. il 2, 145.
■ l'rocès, t. I, p. 144-45; t. IV, p. 281
4 86 LA MISSIOxN DE JEANNE D'ARC.
nom de Dieu. C'est son dernier témoignage au milieu des
flammes : « Toujours jusqu'à la fin maintint et assura que les
voix qu'elle avait eues étaient de Dieu , et qu'elle ne croyait point
par lesdites voix avoir été trompée ' . » Ses voix ne l'avaient pas *
trompée : elle voyait et annonçait avec certitude , pour un
prochain avenir, la prise de Paris et la délivrance de tout le
royaume. Son sang, versé pour la patrie, allait hâter le triom-
phe définitif, en ravivant la haine de l'étranger. Elle mourait
sans crainte pour la France, sa mission était remplie. Mais si
ses voix lui avaient promis des succès après le sacre de Reims,
à Paris, à la Charité et ailleurs, ses voix l'auraient trompée.
Si ses voix l'avaient trompée, sa mission serait manquée. Si
sa mission était manquée, Jeanne, trompée par ses voix, nous
aurait-elle-méme trompés. Jeanne dupe de ses voix, la France
dupe de Jeanne depuis plus de quatre siècles, ce serait donner
gratuitement , aux dépens de Jeanne et aux dépens de la
France , une confirmation trop éclatante au réquisitoire du
tribunal de Rouen.
Jeanne l'a dit sous la foi du serment, elle l'a maintenu sur
le bûcher, si elle combattit après le sacre de Charles VII, ce
« ne fut ne contre ne par le commandement de ses voix. » Sa
mission ne consistait donc plus à vaincre les Anglais sur le
champ de bataille. Prolonger, malgré elle, l'intervention de
ses voix dans sa vie militante, c'est faire peser une accusation
grave; sur les voix, d'impuissance; sur Jeanne elle-même^
de parjure ; sur Charles VII, d'un crime monstrueux. L'his-
toire nous offre bien , ce nous semble , assez d'exemples
d'une politique cruelle et perfide ; nous y trouvons trop
peu de véritables héros pour être disposé à sacrifier, sur une
supposition gratuite, la sincérité, et, du même coup, l'inspi-
ration, les vertus et la gloire de Jeanne d'Arc.
La mission de Jeanne d'Arc ne fut pas' telle que nous la
présentent les historiens de nos jours; dans un autre article,
nous verrons ce qu'elle fut d'après son propre témoignage.
F. Gaze AU.
' Procès,.t. III, p. 170.
L'AVENIR
DE
L'EGLISE GRECQUE-UNIE
Les vents et les flots sont déchaînés contre la barque de
Pierre, mais le nautonier ne se laisse pas aba ttre ; sa main
tient le gouvernail, et son œil est fixé sur l'Orient . On dirait
qu'il attend quelque chose qui doit venir de là. Dès les pre-
miers jours de son pontificat, il adressait aux Orientaux des
paroles de conciliation et de paix, et tout récemment encore
il vient de confier le soin d'étudier les besoins religieux de
l'Orient à une congrégation spéciale. Les politiques tournent
les yeux du même côté. Le moment semble donc favorable
pour appeler l'attention du public chrétien sur un des grands
problèmes de notre siècle.
Les armes victorieuses d'Alexandre le Grand n'avaient
réussi qu'à former un empire éphémère qui ne put survivre
à son fondateur; mais les conquêtes du génie grec sur les
barbares n'en furent pas moins durables. La langue, les lois,
les lettres, les sciences, les arts delà Grèce, prirent posses-
sion de la Thrace, de l'xAsie mineure, de la Syrie et de l'E-
gypte; et si les Grecs ne parvinrent pas à constituer et à
188 L'AVENIR DE L'EGLISE GRECQUE-UiME.
maintenir dans ces vastes contrées un empire puissant et une
forte unité politique, il n'en est pas moins vrai que la civili-
sation grecque y jeta de profondes racines. L'Orient devint
grec et resta grec, même lorsque les Romains l'eurent soumis
à leur domination. D'un autre côté, la Gaule, l'Espagne,
l'Afrique, n'avaient pas seulement été conquises par les armes
des Romains, elles avaient été jetées dans le moule de la so-
ciété romaine, elles avaient subi sa forte empreinte, elles
avaient accepté sa langue avec ses mœurs et ses lois. Lorsque
ces vastes pays ne formèrent plus qu'un empire, il y eut dans
son sein deux langues, deux civilisations, ou, comme on di-
rait aujourd'hui, deux nationalités, la nationalité grecque et
la nationalité latine.
Les apôtres, en prêchant l'Évangile et en fondant l'Eglise
du Christ, se trouvèrent en présence de cet état de choses ;
loin de songer aie combattre, ils l'acceptèrent tel qu'il était;
ils jetèrent la semence de la divine parole parmi les Grecs et
parmi les Latins, et la laissèrent se lever chez les uns et chez
les autres, sans se préoccuper de ces questions de langues et
de nationalités. Il en résulta que l'Église, en s'adaptant au
caractère des deux peuples, prit chez les uns et chez les autres
une physionomie différente. La foi était la même, l'Église était
une, mais la liturgie n'employait pas partout la même langue;
peu à peu on vit s'établir et prévaloir des coutumes diffé-
rentes dans la célébration des saints mystères , dans l'admi-
nistration des sacrements, dans les formes de la prière, dans
quelques points de discipline. Cet ensemble de coutumes et
de cérémonies, adopté soit par les Latins, soit par les Grecs,
est ce que nous appelons le rite; et il avait déjà pris une
forme suffisamment arrêtée antérieurement au concile de
Nicée. Il y eut donc dans l'Église, dès ces temps reculés, deux
rites différents, le rite grec et le rite latin, et l'existence simul-
tanée de ces deux rites ne portait aucune atteinte à l'unité de
la foi ni à l'unité de l'Église. De là vint l'habitude de désigner
sous le nom d'Église grecque la partie de l'Église qui suivait
le rite grec, et sous le nom d'Église latine celle qui suivait le
rite latin ; non qu'il y eût en réalité deux Églises séparées
L'AVENIR Di- LÉGLISK GRECQUE-UNIE. <89
l'une de l'autre, mais uniquement parce que les deux moitiés
de l'Église suivaient l'une le rite grec, l'autre le rite latin.
Ces dénominations prirent un caractère encore plus dé-
terminé, lorsque l'empire romain fut définitivement divisé.
Les deux moitiés de l'Église correspondirent aux deux moitiés
de l'empire : l'Église grecque à l'empire d'Orient, et l'Église
latine à l'empire d'Occident.
De tout temps l'évéque de Rome, outre l'autorité dont il
était revêtu eu qualité de chef de l'Église universelle, exerçait
une autorité plus immédiate et plus directe sur l'Église la-
tine : c'est ce qui constituait le patriarcat d'Occident. Dans
l'Orient, dès les temps les plus anciens aussi, les évéques
d'Alexandrie et d'Antioclie possédaient, chacun dans son
ressort, et sous l'autorité suprême du pape, un certain droit
d'inspeclion et une certaine autorité sur les évéques qui rele-
vaient de leurs sièges. Plus tard, par suite de la création des
patriarcats de Constantinople et de Jérusalem, l'Orient se
trouva partagé en quatre grandes circonscriptions indépen-
dantes les unes des autres, à la tête desquelles étaient placés
les patriarches de Constantinople, d'Alexandrie, d'Antioche
et de Jérusalem.
Cette situation ne_^p résentait rien d'incompatible avec l'unité
de l'Église. Les patriarches orientaux étaient obligés d'être en
communion avec le pape, ils reconnaissaient sa primauté.
Dans les cas graves, on appelait de leurs décisions à celle du
pontife romain, et plus d'une fois il lui est arrivé de frapper
les patriarches des censures ecclésiastiques et de les déposer
de leurs sièges.
Mais dans la suite des temps, on vit se produire des rivalités
nationales, des jalousies politiques, des calculs ambitieux,
des prétentions mal fondées, des préventions aveugles et de
funestes malentendus, qui troublèrent l'harmonie. T.es rup-
tures devinrent de plus en plus fréquentes, et le lien qui unis-
sait les deux Eglises finit par être brisé d'une manière défi-
nitive. C'est ce qui constitue le schisme d'Orient.
Cependant on ne laissa pas de faire, à plusieurs reprises,
des tentatives pour renouer les anciennes relations et rétablir
490 L'AVENIR DE L'ÉGLISE GRECQUE-UNIE.
la concorde. De toutes ces tentatives, ]a plus solennelle et
la plus célèbre eut lieu au concile de Florence. Les évèques
grecs et latins arrêtèrent d'un commun accord les bases d'une
réconciliation que l'on espérait devoir être perpétuelle, mais
qui malheureusement ne fut guère durable.
Toutefois, il ne faudrait pas croire que l'œuvre du concile
de Florence n'ait pas eu de grands résultats. Ce n'était pas
peu de chose d'avoir trouvé et d'avoir nettement formulé les
bases et les conditions de la paix. S'il est permis d'emprunter
ici une expression au langage de la diplomatie, le protocole
resta ouvert, et toutes les Églises de l'Orient purent savoir à
quelles conditions l'Eglise romaine était prête à les recevoir
dans sa communion. On a vu des diocèses orientaux et des
Églises particulières accéder successivement aux bases arrêtées
à Florence : c'est là l'origine des diverses Églises grecques-
unies. Ces Églises, tout en conservant leur rite, leurs cérémo-
nies, leurs usages, font partie de l'Église universelle, profes-
sent la même foi, et reconnaissent l'autorité suprême du
successeur de saint Pierre. Par conséquent, les grecs-unis sont
des catholiques du rite grec, ou, en d'autres termes, des
Grecs vivant dans la communion du saint-siége. C'est l'en-
semble de ces catholiques du rite grec qui forme l'Église
grecque-unie. Quoiqu'ils se trouvent dispersés dans des pays
différents, quoiqu'ils appartiennent à diverses nationalités,
et qu'ils constituent plusieurs Églises distinctes, leur situation,
leurs besoins, leur avenir étant les mêmes, il convient de ne
pas les séparer dans cette étude.
Commençons par l'énumération des divers groupes qui
composent aujourd'hui l'Église grecque-unie. Ils sont dis-
persés en Russie, en Pologne, en Autriche, en Turquie er dans
les Deux-Siciles.
I. Dans les limites de l'empire de Russie, aos regards sont
attirés par cette illustre et malheureuse Église ruthénienne, qui
après avoir eu une ère de prospérité sous le gouvernement des
rois de Pologne, a été violemment détruite par l'empereur Ni-
colas en 1839. Quoiqu'elle n'ait plus d'évêques, quoique les
})rêtres peu nombreux qui survivent encore ù la persécution.
L'AVENIR 1>E L'ÉGLISE GRECQUE-UNIE. 191
n'aient pas la liberté d'exercer leur ministère, quoique les
populations soient officiellement inscrites sur les registres de
l'Église russe, la foi n'a pas été arrachée des cœurs, et nous
ne pouvons pas nous dispenser de faire mention de cette
Église martyre qui attend le jour de sa résurrection.
II. Dans le royaume de Pologne, le diocèse de Clielm, dé-
bris de l'ancienne Église ruthénienne, a échappé au coup dont
les autres diocèses ont été frappés, mais il ne possède qu'une
existence très-précaire.
m. En Autriche, il y a d'abord des diocèses qui ont autre-
fois fait partie de la même Église ruthénienne^ et qui relèvent
aujourd'hui du siège métropolitain de Lemberg.
En Hongrie, des diocèses grecs-unis, de race slave, relèvent
du primat de Hongrie, l'archevêque latin de Gran ; en Croa-
tie, rarchevèque latin d'Agram compte parmi ses suffragants
un diocèse grec-uni de race croate ou serbe.
En Transylvanie, plusieurs évéques grecs-unis de race rou-
maine ou moldo-valaque se groupent autour du siège métro-
politain de Fogaracs, qui appartient également au rite grec-
uni.
in. Si nous passons en Turquie, nous devons faire d'abord
mention de l'Églisç melchite en Syrie. Elle comprend une
dizaine de diocèses qui relèvent du patriarche d'Antioche, dont
la résidence était récemment à Damas, et qui aujourd'hui
habite Beyrouth. L'Église melchite se compose d'Arabes, et la
liturgie y est célébrée selon le rite grec, mais en arabe.
Dans la Turquie d'Europe, tout récemment encore, il n'y
avait pas de grecs-unis. La jeune Église bulgare date de 1 860,
et l'Église grec-unie proprement dite est encore plus mo-
derne. La seule différence qu'il y ait entre ces deux Églises,
c'est que la première appartient à la nationalité slave, et la
seconde à la nationalité hellénique.
IV. Enfin, dans les Deux-Siciles, tant dans l'île que sur le
continent, habitent des Albanais et des (irecs catholiques du
rite grec; ils ont des églises, des prêtres, des couvents, des
séminaires; ils ont même un ou deux évéques, mais ils ne for-
ment pas de diocèses distincts.
492 L'AVENIR DE L'ÉGLISE GRECQUE-UNIE.
C'est ici le lieu de faire mention de la paroisse de Saint-
Nicolas de Myre, fondée à Marseille par Napoléon I" pour
les grecs-unis que leur commerce et leurs affaires appellent
dans cette ville. Remarquons en passant qu'une fondation de
ce genre serait bien plus utile et aurait une bien autre im-
portance aujourd'hui à Paris, où le concours des grecs-unis
et des catholiques orientaux est bien plus considérable qu'à
Marseille.
Rien qu'à lire cette sèche nomenclature, on devine déjà une
partie des souffrances de cette Église. Elle ne possède aucun
élément de force. Le premier de tous, le nombre, lui fait dé-
faut. Tous les grecs-unis, pris ensemble, ne s'élèvent pas
aujourd'hui au chiffre de trois millions ; mais ce n'est pas
tout. On peut se représenter une Église qui ne compterait
que deux ou trois millions de fidèles dans une situation pros-
père. Supposez un instant l'Église grec-unie établie dans
un petit pays comme la Grèce ou la Roumanie; le peuple, les
grands, la dynastie régnante, toute la nation appartient à cette
Église; le clergé national y possède tous les établissements
rigoureusement nécessaires à la perpétuité et à l'efficacité de
son ministère. Ce ne serait pas quelque chose de bien extraor-
dinaire; l'Église latine nous présente ce spectacle dans bien
des pays, l'Église grecque non unie également ; on peut en
dire autant des Églises protestantes ; il n'y a que l'Église ca-
tholique du rite grec qui n'ait rien de semblable. Non-seule-
ment les fidèles de cette Église sont dispersés entre tant d'États
différents, entre tant de nations et de langues différentes,
non-seulement ils sont étrangers les uns aux autres *, mais en-
core partout ils sont en minorité, et dans un état d'infériorité
relative. Les hommes qui, par leur naissance, leur fortune, leur
position dans le monde, auraient pu exercer sur eux une in-
fluence bienfaisante, auraient pu contribuer à les relever et à
les soutenir, ces hommes, partout ou presque partout, ont dé-
serté cette malheureuse Église ; elle ne compte guère parmi ses
enfants que des pauvres et des ignorants. Le clergé grec-uni
lui-même, on le comprend sans peine, doit se ressentir d'une
position aussi déplorable. Je sais qu'il y a dans son sein des
LWENIII DK L I^CiLlSE GKI-CQUE-UNIE. 493
exceptions d'autant plus respectables qu'elles ont à lutter con-
fre de plus grands obstacles; mais il faut bien reconnaître
que dans son ensemble il est inférieur au clergé latin pour
la science, pour le zèle, pour l'esprit sacerdotal; en un mot,
il est insuffisant.
Il n'en faut pas tant pour expliquer l'état de faiblesse dans
lequel se trouve l'Église grecque-unie. Mais nous n'avons pas
tout dit. A côté de cette Église si peu nombreuse, si faible, si
dénuée de ressources, se trouvent placées deux grandes et
puissantes Églises qui toutes deux ont avec elle des points
de contact, et qui tendent toutes deux à l'absorber dans leur
sein.
Nous voyons se reproduire ici dans l'ordre moral le même
pbénoinéne que celui qu'opère dans l'ordre physique la loi
delà gravitation. L'Église latine et l'Église grecque non unie
attirent à elle la petite Église grecque-unie, qui gravite sans
cesse vers l'une ou vers l'autre. Ou bien, pour employer une
autre comparaison, cette pauvre Église est soumise au double
courant d'une pile voltaïque qui tend continuellement à en
désagréger les parties constitutives, et à en opérer la décom-
position. Parlons sans figures : les grecs-unis sont exposés à
être absorbés par r]i,glise latine en renonçant à leur rite; par
l'Église grecque non unie, en se détachant de la communion
du saint-siège. On comprend sans peine qu'il se trouve des
âmes attirées vers l'Église latine par l'espoir d'y trouver plus
de secours et de ressources pour leur piété ; on comprend
aussi qu'il s'en trouve d'autres qui, fortement attachées à leur
rite, voient avec peine se produire une tendance à rapprocher
ce rite du rite latin, et par là en altérer la pureté. Il est facile
de se convaincre que le saint-siége n'a jamais cessé de désap-
prouver cette manière de voir; il suffit de lire le célèbre bref
de benoît XIV, Allatœ sunt, qui résume tout ce qui a été fait
dans ce sens par ses prédécesseurs, et Pie IX, dans son Ency-
clique aux Orientaux, cite ce même bref de lienoît XIY. Mais
il n'en est pas moins vrai que cette opinion existe malheureu-
sement, et elle a pour résultat d'ébranler l'attachement à l'u-
nion. Car les grecs non unis sont toujours à l'affût des moin-
I' 13
194 L'AVENIR DE L'ÉGLISE GRECQUE-UXIE.
dres tentatives de ce genre, et ils ne manquent pas d'en tirer
avantage pour montrer que les latins en veulent au rite grec.
De sorte que tous les efforts faits dans cette voie, avec la pensée
de rattacher l'Eglise grecque-unie par des liens plus intimes
à l'Église latine, produisent des résultats diamétralement op-
posés au but que l'on prétend atteindre.
Il y a peu d'années, on résolut de remplacer, dans l'Église
grecque-unie de Syrie, le calendrier julien qui s'y était main-
tenu jusqu'alors, par le calendrier grégorien. C'était fort peu
de chose en soi, et cela n'avait pas de relation directe avec
le rite, mais à raison de diverses circonstances qui se sont
produites dans la manière de procéder à ce changement, les
esprits ont été alarmés ; la moitié des évêques s'est prononcée
contre le nouveau calendrier; les émissaires du gouverne-
ment russe ont fait ce qu'ils ont pu pour envenimer la que-
relle, et l'on a pu croire un instant que la plus grande partie
de cette Église allait retomber dans le schisme. C'est même
ce qui serait probablement arrivé, si les massacres de Syrie
et les événements qui les ont suivis n'avaient donné un autre
cours aux idées, et n'avaient eu pour résultat d'amener la
presque totalité des récalcitrants à adopter le calendrier gré-
gorien .
En Bulgarie, l'union n'a pas fait jusqu'ici des progrès
aussi rapides qu'on l'espérait, parce qu'ici encore les émis-
saires du patriarche grec et du gouvernement russe effra) eut
les populations en leur faisant croire que, malgré les engage-
ments pris par Mgr Hassoun, primat des Arméniens catho-
liques à Constantinople, engagements garantis par un bref
du pape, on aurait l'arrière- pensée de leur imposer le rite
latin .
Quant aux grecs -unis de l'Autriche, ce ne sont plus de
vaines craintes qui agitent les esprits. Les personnes les plus
dignes de croyance nous affirment qu'il suffit d'assister une
seule fois au service divin dans une égUse de ce rite, pour
s'apercevoir des profondes modifications que les cérémonies
du culte y ont subies. C'est un mélange de pratiques latines et
orientales qui s'éloigne également des usages des deux Églises.
L'AVENIU i)IÎ L EGLISE GRECQUE-UNIE. 4 95
Les populations en sont-elles ])lus attachées à l'union ? met-
tent-elles à un plus haut prix la communion avec le saint-
siége? Bien loin de là; c'est tout le contraire qui arrive, et les
peisonnes qui portent le plus vif intérêt au maintien de la
sainte union sont celles qui ressentent les plus vives alarmes.
Il ne servirait de rien de dissimuler des faits qui sont patents,
il vaut bien mieux en chercher le remède.
Dans les pays où les deux rites sont en présence, il y a un
certain nombre de catholiques latins qui ont une manière, sui-
vant nous, aussi inexacte que funeste d'envisager la question.
Le rite grec leur inspire une défiance instinctive; ils s'imagi-
nent qu'on n'est véritablement et complètement converti que
lorsqu'on a passé au rite latin ; par conséquent, ils considèrent
l'union comme un établissement provisoire, comme un état
de transition à l'aide duquel il est plus facile d'amener les
populations de l'Église grecque non unie, à entrer dans l'Église
latine. Ils ne peuvent s'habituer à la pensée que l'Église grec-
que-unie soit une Église comme la leur, placée sur le même
pied, et n'en différant que par son rite.
Cette manière de voir est tout à fait opposée à la pensée
fondamentale, sisouventetsi clairement manifestée dans toutes
les bulles des papes sur cette matière, bulles reproduites et ré-
sumées par Benoît XIV ; et ceci sulfitpour nous la faire rejeter.
Non, ce n'est point ainsi que les vicaires de Jésus-Christ
ont compris la question; ce n'est point ainsi que l'Église l'a
jugée par leur bouche, et lorsqu'elle envoie des missionnaires
aux Orientaux séparés de sa communion, elle leur donne pour
instruction de ramener ces frères égarés dans le sein de l'Église
catholique et de ne pas toucher à leur rite; bien plus, elle
défend aux Grecs qui adhèrent à l'union d'embrasser le rite
latin. Il serait facile de démontrer que toutes les modifications
que nous signalions tout à l'heui-e n'ont été introduites que
malgré le saint -siège.
11 est bien vrai qu'il y a (juelque chose de transitoire et de
provisoire dans la situation actuelle de l'Église grecque-unie,
mais l'état définitif auquel il faut tendre, ce n'est pas l'absorp-
tion de cette Église par l'Église latine, mais i'absorplio!) de
196 L'AVENIR DE L'ÉGLISE GRECQUE-UNiE.
l'Église grecque tout entière, par l'Église grecque-unie. Nos
efforts ne doivent pas avoir pour but d'amener quelques mil-
liers d'individus à embrasser le rite latin, mais bien de faire
entrer soixante-dix millions de chrétiens dans le sein de
l'Église catholique. Quelle grande chose que cette réconcilia-
tion de l'Orient avec l'Occident, que l'extinction du schisme
qui les divise depuis tant de siècles ! et qui pourrait appré-
cier toute la portée d'un aussi grand événement?
Elle moyen d'arriver à ce résultat, c'est précisément l'E-
glise grecque-unie qui le fournit. Lorsqu'on verra cette Église
florissante et prospère, observant son rite vénérable dans toute
sa pureté et possédant un clergé instruit, pieux, zélé, n'ayant
rien à envier au clergé latin; lorsqu'on verra des écoles bien
tenues, ouvertes à tous les sexes, à toutes les conditions, de-
puis la crèche, la salle d'asile et l'humble classe primaire jus-
qu'aux collèges, aux séminaires, aux facultés, lorsque des
hôpitaux, des hospices, des associations de bienfaisance ,
viendront au secours de toutes les misères; lorsque la parole
de Dieu sera annoncée avec force et simplicité dans les chaires;
lorsque des livres adaptés aux besoins des populations seront
mis entre leurs mains, il est impossible que les grecs non
unis, en considérant ce spectacle, à la vue de ce dévoùment,
de cette charité, de ce zèle, de ces lumières, ne soient pas
amenés à reconnaître que l'esprit de Dieu est là. L'Église
grecque-unie n'a pas le nombre, elle n'a pas la force pour elle ;
il faut qu'elle ait cette splendeur et cette beauté qui ravissent
les cœurs. Il faut que tous les grecs non unis, en la compa-
rant à leur propre Église, soient amenés à dire : « A ne con-
sidérer que l'extérieur, c'est la même Église que la nôtre,
mais ici il y a une abondance de vie surnaturelle dont nous
n'avons aucune idée. »
Voilà l'apostolat tel que le zèle le compre^id vis-à-vis des
Orientaux, et il est bien permis d'espérer que l'apostolat ainsi
conq^ris ne tardera pas à être récompensé par le retour de
soixante-dix millions d'âmes.
L'AVENIR DE L'ÉGLISE GRECQUE-UNIE. 197
II
Maintenant, par quels moyens donner à l'Eglise grecque-
unie cette vie qui lui manque? comment la faire sortir de
cet état de langueur et de marasme dans lequel elle est ])lon-
gée, et qui finira, si l'on n'y prend garde, par amener sa mort?
Le plan qui nous semble seul présenter des garanties sé-
rieuses et s'appuyer sur une véritable connaissance de la si-
tuation, est celui qui fut proposé, il y a plus de deux siècles,
par le vénérable Thomas de Jésus, carme déchaussé. Ce grave
personnage, après avoir consumé une partie de sa vie dans
les missions de l'Orient, était revenu à Rome, et il y est mort en
odeur de sainteté. Sa pensée sur la régénération de l'Orient
est consignée dans un savant et important ouvrage intitulé : De
iinione orieiitaliuni procuranda^ publié dans la capitale de la
catholicité avec toutes les approbations romaines, et réimprimé
depuis par M. Migne, dans son Cursus theologiœ completus.
Nous en ferons connaître ce qui revient à notre sujet.
Pour quiconque a vu l'Orient de près, il est évident que le
Ijesoin qui se fait le plus impérieusement sentir à cette partie
de l'Église, c'est ceJui d'un clergé instruit et formé à l'esprit
sacerdotal. Ce point si important pour toute l'Église l'est bien
davantage encore pour celle d'Orient. Car l'infériorité re-
lative de son clergé a pour résultat à peu près inévitable de
le placer en quelque sorte sous la tutelle du clergé latin : ce
qui froisse à bon droit les pasteurs et les fidèles de l'Orient,
paralyse l'action du clergé et porte atteinte à son autorité.
Quels que soient les moyens qu'on emploiera pour obtenir
la régénération du clergé oriental, il est certain qu'elle dé-
pend avant tout, et en très-grande partie, de l'organisation
des séminaires ou des écoles dans lesquelles les jeunes aspi-
rants au sacerdoce trouvent l'instruction, l'édncation et la
formation qui leur sont nécessaires. L'expérience et la raison
nous l'enseignent, et l'autorité du concile de Trente, recom-
mandant l'érection des sémuiaires avec tant fl'instnnce, suffi-
rait à nous le persuader.
198 L'AVENIR DE L'ÉGLISE GRECQUE-UNIE.
Sans doute, il est à souhaiter que chaque diocèse grec- uni
puisse avoir son séminaire parfaitement organisé ; mais un pa-
reil résultat ne pouvant s'obtenir immédiatement, il faudrait
commencer par un séminaire central, commun à toute l'Église
grecque-unie, sans distinction de nationalité, et qui fourni-
rait par la suite des professeurs et de s directeurs à tous les
séminaires diocésains. On tirerait ainsi les différentes parties
de l'Église grecque-unie de cet isolement qui est une des
principales causes de sa faiblesse. Sans doute, on pourrait, à
la rigueur, les réunir d'une autre manière, par la création
d'un patriarche qui, sous l'autorité du saint-siége, gouverne-
rait toutes les Églises du même rite, en Turquie, en Syrie, en
Grèce, en Autriche, en Russie, etc. ; mais ce plan rencontre-
rait de graves objections, et présente en effet de sérieuses dif-
ficultés; tandis qu'un séminaire central, où l'élite du clergé
de toutes les nations du rite grec viendrait puiser la science
théologique et l'esprit sacerdotal, contribuerait puissamment
à rapprocher ces diverses Églises les unes des antres, ferait
profiter chacune des résultats obtenus dans les autres, et ne
présenterait aucun des inconvénients que l'érection d'un pa-
triarcat unique pourrait faire redouter .
C'est donc la création de ce grand séminaire central du
rite grec qui est urgente; c'est là le point sur lequel il faut
aujourd'hui concentrer tous les efforts ; c'est là ce que vou-
lait Grégoire XIII quand il a fondé à Rome le collège deSaint-
Athanase; un de ses prédécesseurs, Jules III, avait eu la
pensée de l'établir à Constantinople ; et sans doute Gré-
goire XIII ne s'est décidé pour Rome qu'à cause des obstacles
et des difficultés que présentait la réalisation du premier projet.
Mais aujourd'hui l'expérience a démontré qu'il y avait d'in-
contestables avantages à élever les jeunes Orientaux en
Orient; et, d'un autre côté, les obstacles qui s'opposaient à
l'établissement d'un collège ou d'un séminaire grec-uni à
Constantinople, ont complètement disparu.
Par conséquent, de ce côté au moins, il n'y a rien qui
puisse empêcher la nouvelle congrégation à laquelle le sou-
verain pontife vient de confier les destinées des Églises orien-
L'AVENIR DE LEGIJSE GRECQUE-UXIE. 199
taies, de s'occuper de cette fondation, et de réaliser enfin ce
qui avait déjà été l'objet des préoccupations du pape Jules III.
Mais il ne suffit pas de décréter l'existence d'un séminaire,
il faut en confier la direction à des hommes capables de
réussir dans cette tâche. Il est évident que le clergé grec-uni,
tel qu'il existe aujourd'hui, est dans l'impossibilité de se
charger de cette mission avec quelques chances de succès. Il
faut donc avoir recours aux missionnaires latins. Ici, deux
systèmes sont en présence : ou bien les directeurs seuls se
conformeront au rite latin, tout en faisant pratiquer à leurs
élèves le rite grec, ou bien les jeunes lévites, pendant le temps
de leur éducation, seront obligés de suivre le rite latin. Le
premier système est impraticable. C'est surtout dans l'inté-
rieur d'une même maison, dans ses rapports de tous les jours
et de toutes les heures, que la différence de rite se dressera
àchaque instant comme un obstacle et une barrière. Et ici nous
ne parlons pas des difficultés matérielles, quoiqu'il faille les
considérer comme à peu près insurmontables. Il faudra donc
faire observer aux élèves le rite latin ; par conséquent, les
élever dans l'habitude et dans l'amour d'un rite différent de
celui qu'ils doivent pratiquer toute leur vie, non comme
simples fidèles, mais comme prêtres; d'un rite qui n'est pas
le leur et qui ne doit pas être le leur. Chacun voit que ce sys-
tème présente de très-graves inconvénients. On est donc for-
cément amené à cette conclusion : il faut que les séminaristes
du rite grec soient élevés dans la pratique de leur rite ; il faut
que les directeurs des séminaires s'y confonnent également.
Mais où prendre ces directeurs? dans le rite grec? Ils n'y
existent pas. Parmi les prêtres du rite latin ? Mais ils sont
impossibles. Ce problème, insoluble au premier abord, nous
semble parfaitement résolu par le vénérable Thomas de Jésus.
Cet homme d'un si grand sens et de tant d'expérience, vou-
lait resserrer les liens qui doivent unir les Eglises orientales
au saint-siége par le moyen des ordres religieux, mais il
ne trouvait ce qu'il souhaitait ni dans les ordres religieux
propres à l'Église grecque-unie, ni dans ceux qui appar-
tiennent exclusivement à l'Eglise latine. Il avait imaginé une
200 L'AVENIR DE L'fiGLISE GRECQUE-UNIE.
combinaison qui réunissait les avantages des uns et des
autres, sans avoir les inconvénients qu'il apercevait dans tous
les deux. Il aurait voulu que les ordres qui existent déjà
avec l'approbation et la confirmation de l'Église, les béné-
dictins, les dominicains, les franciscains, les jésuites, les
carmes, sans rien changer à leur institut et à leurs règles,
eussent des branches du rite grec ; qu'au lieu d'être des ordres
exclusivement latins, ils fussent des ordres véritablement
catholiques, à l'image de l'Église elle-même. Des religieux de
ces différents ordres, tout en restant sous l'obéissance de leurs
supérieurs, iraient en Orient, et, avec l'autorisation de notre
saint-père le pape, ils s'y conformeraient au rite du pays.
Entre ce rite et leurs règles il y a nulle incompatibilité; le
zèle dont ils seraient animés s'exercerait tout aussi bien de
leur part avec la pratique du rite grec, et du côté des peuples,
avec une facilité incomparablement plus grande. Ils ouvri-
raient des noviciats, y admettraient les sujets du pays qui se
présenteraient, et ceux dans lesquels ils reconnaîtraient les
signes d'une véritable vocation, ils les soumettraient à la dis-
ciphne de la vie religieuse, les formeraient comme on forme
les religieux en Europe, en leur laissant leur rite, et ils auraient
de cette façon une pépinière d'hommes, familiers avec la
langue, les usages, les sentiments de leurs nationaux, rompus
en même temps aux pratiques de la vie religieuse, aux fortes
études, se trouvant, par conséquent, dans les meilleures con-
ditions pour instruire et édifier les populations au milieu
desquelles ils vivraient.
Au temps de saint Athanase, l'Occident ne connaissait pas
la vie monastique. C'est l'Orient qui, le premier, a fait de la
pratique de conseils évangéliques la base d'une institution
nouvelle; c'est en Orient que la vie religieuse a produit ses
premières merveilles. Lorsque l'Occident eu a eu connais-
sance, il n'a pas hésité à prendre l'Orient pour modèle et à
marcher sur ses traces. Aujourd'hui, la sève généreuse qui
circulait dans les ordres religieux de l'Orient est tarie ; les
couvents orientaux ne sont plus que l'ombre de ce qu'ils
étaient autrefois : il est tout simple que l'Orient à son tour
L'AVENIR DE L ÉGLISE GUECQUE-UNIE. 201
fasse un emprunt à l'Occident et lui demande la communi-
cation des gernies précieux qu'il lui avait confiés il y u quinze
siècles.
Plus on réfléchit à la pensée du vénérable père Thomas de
Jésus, plus on est frappé des avantages qu'elle présente. Ce
serait un anneau souple et solide qui rattacherait les Eglises
grecques-unies au centre de l'unité; ce seraient des canaux par
lesquels la sève de la vie catholique s'épancherait sans diffi-
culté et sans obstacle au sein des popidations orientales.
L'Eglise est un corps ; pour que tous les membres de ce corps
soient vivants et vigoureux, il faut qu'ils se rattachent au
tronc, non-seulement par la peau et par les os, mais encore
par les veines et les artères, par les muscles et les nerfs ; de plus,
il faut que chaque membre conserve la forme qui lui est propre.
Or, quelle est aujourd'hui la situation des Eglises grecques-
unies ? quel est le lien qui les rattache au centre ? Les évéques,
et les évéques tout seuls. Ce lien une fois rompu, tout est
rompu. On l'a vu en iSSq : les évéques de l'Église de Lithuanie
ont trahi leurs devoirs, brisé avec Rome et livré leur troupeau
au synode de Pétersbourg. Il y avait bien des prêtres fidèles,
des populations profondément attachées à l'unité, mais que
pouvaient faire prêtres et peuples sans lien avec le saint-siége?
Supposez qu'il y ait eu dans cette Église des religieux dont le
supérieur général eut résidé auprès de notre saint-père le
jiape; ils seraient demeurés catholiques au milieu de la per-
sécution, ils auraient souteiui le courage des populations ; le
saint-siége n'aurait plus eu qu'à désigner d'autres évéques, et
l'Église grecque-unie traversait une crise, elle ne trouvait pas
la mort. Mais ce n'est pas seulement à ces moments de péril
suprême qu'il importe d'avoir des liens multiples avec le
centre de l'unité. En tout temps, à toute heure, la vie arrive
plus abondante et plus vigoureuse par cette multiplicité de
canaux différents. Il n(! faut pas le perdre de vue, les ordres
religieux sont aussi des corps; ils ont une vie qui leur est
propre, qui s'entretient par la comnuinication du centre à la
circonférence, et de la circonférence au centre. N'est-ce pas une
heureuse idée de faire servir cette vie des ordres religieux à
202 L'AVENIR DE LÉGLISE GRECQUE-UNIE.
porter et à entretenir la vie dans les Églises orientales? La
science, la piété, la forte discipline du cloître ne dépendent
pins de l'atmosphère au milieu de laquelle vivent les reli-
gieux du rite grec ; tous ces dons excellents leur viennent de
la source, et cette source est placée à l'abri des causes di-
verses qtii peuvent agir en sens contraire en Orient. Sem-
blables à ces aqueducs qui amènent d'une hauteur lointaiîie
des eaux abondantes et pures, et les épanchent au milieu des
populations altérées, les ordres religieux dont nous parlons
répandraient autour d'eux l'instruction, la pratique des vertus
chrétiennes, et cette multitude d'œuvres diverses de dévoû-r
ment et d'abnégation que la sève catholique fait surgir par-
tout où elle pénètre, et qui servent à leur tour à la conserver
et à la porter plus loin.
Ce plan est calqué sur celui de l'Église elle-même. Dans sa
vaste unité elle embrasse les fidèles, les prêtres, les évêques,
tous soumis à l'autorité tutélaire du successeur de saint
Pierre, et gardant tous le rite qui est propre à chacun d'eux.
De même, les ordres religieux dont le zèle doit embrasser les
besoins des fidèles de tout peuple, de toute nation, de toute
langue et de toute tribu, comprendi-aient dans leur sein des
prêtres, des missionnaires soumis au même supérieur géné-
ral, mais se conformant au rite des populations qu'ils sont
appelés à évangéliser.
Ces religieux pourraient donc faire ce que les ordres reli-
gieux exclusivement grecs et latins n'ont pas pu faire jus-
qu'ici, car on ne saurait trop insister sur ce point : les mis-
sionnaires latins, qui peuvent faire beaucoup, ne peuvent pas
tout faire. Cette différence de rite est une barrière qu'ils
trouvent continuellement sur leur chemin ; ils font du bien
autour d'eux, mais ils ne peuvent pas communiquer la vie à
une Église qui n'est pas la leur.
Ceci est surtout frappant lorsqu'il s'agit de la formation
du clergé. Aussi, en rapprochant toutes ces considérations du
projet de séminaire central du rite grec dont nous avons
parlé, nous serons amené à conclure que la prospérité de cet
établissement ne pourrait guère être assurée que s'il était
L'AVENIR DE L'flGLISE GnECOUK-UxNIE. 203
dirigé par des religieux du rite grec, appartenant k un ordre
approuvé dans l'Église universelle, et présentant des garanties
d'expérience, d'aptilude et de formation sérieuse, dans le
lien même qui les rattache à cet ordre.
Que se p?sse-t-il aujourd'hui ? Il y a en Orient des mission-
naires latins, il y a un clergé indigène; pourquoi leurs tra-
vaux ne produisent-ils pas des fruits plus abondants? Pour
le clergé indigène, nous l'avons déjà dit, il est inutile d< re-
venir sur ce point. Pour les missionnaires, il n'en faut pas
douter, cela tient, en grande partie au moins, à la barrière
que le rite latin élève entre eux et les SfOpulations ; car il ne
faut pas s'y tromper, il y a sous ce rapport une grande dif-
férence entre les grecs- unis et les grecs non unis. Au milieu
des grecs-unis les missionnaires rencontrent des difficultés à
l'exercice de leur ministère; mais enfin ils peuvent toujours
faire quelque chose, et souvent ils peuvent faire beaucoup :
les fidèles et le clergé du rite grec savent qu'ils ont la même
foi, qu'ils appartiennent à la même Eglise ; il y a donc entre
les missionnaires latins et les populations grecques-unies un
lien réel et puissant. Il n'en est pas de même des grecs non
unis; tout les sépare des missionnaires ; ce sont à leurs yeux
des étrangers qui n^inspirent que de la défiance. Mais si ces
missionnaires adoptent le rite grec, ce lien qui n'existait pas
est créé, et beaucoup de grecs non unis iront sans difficulté
dans leurs églises, et en y voyant s'accomplir les mêmes
cérémonies que dans les leurs, en y entendant les sons de la
même langue et les mêmes cantiques, ils se laisseront fiicile-
ment aller à prêter l'oreille aux prédications qui s'y feront,
à suivre les retraites qui y seront données, en un mot à se
laisser instruire. Or, qu'on y songe, il s'agit de soixante-dix
millions d'âmes ; cela vaut la peine d'organiser un apostolat
qui soit en mesure de recueillir cette précieuse moisson.
Sans doute l'histoire de l'Eglise ne nous présente, depuis
l'origine du schisme, aucun siècle qui n'ait été témoin de
quelques efforts faits en vue d'y mettre fin ; mais il sera peut-
être permis d'observer que ces efforts si nombreux, si mul-
tipliés , ne pouvaient pas avoir la même efficacité qu'une
204 L'AVENIR DE L'ÉGLISE GRECQUE-UNIE.
action persévérante et continue. C'est la pensée du vénérable
rhomas de Jésus : il l'exprime avec beaucoup de netteté et
d'autorité, et nous devons nous borner à reproduire ses pa-
roles : « Ce qui a fait défaut jusqu'ici dans l'œuvre de la con-
version des grecs, c'est la persévérance : il aurait fallu avoir
des hommes spécialement destinés à travailler à cette œuvre;
tons les jours ils auraient recommandé à Dieu cette intention
dans leurs prières ; ils auraient mis tous leurs soins , tous
leurs efforts, toute leur intelligence à travailler à la même
tin ; ils auraient été les avocats des grecs auprès du saint-
siége et des princes de l'Eglise. Ces hommes n'ont pas existé,
ou s'il s'en est rencontré quelques-uns parfois, cela n'a été
qu'en passant et non d'une manière fixe et permanente , ce
qui est absolument nécessaire , car à quoi sert de mettre un
malade sur ses pieds, s'il n'y a personne pour le soutenir et
pour l'empêcher de retomber? » (De unione grœconmi pro-
curanda^ ch. ii, art. 3.)
Si même on n'avait pas l'espoir de résultats immédiats ou
prochains, ce serait déjà une immense chose d'avoir créé en
face des grandes Églises séparées, cet apostolat incessant et
continuel : la goutte d'eau finit par creuser la pierre : Giitta
cavat lapidem non vi, sed sœpe cadendo. Et le vénérable Tho-
mas de Jésus a bien raison de diie qu'il n'existe, pour obtenir
cette action persévérante et continue, d'autre moyen que celui
qu'il propose et que nous venons de reproduire après lui.
Conmient terminer ces réflexions sans se rappeler ces ad-
mirables paroles de l'Apôtre des nations, qui s'adaptent si bien
à notre sujet : « J'ai vécu avec les Juifs comme un Juif pour
gagner les Juifs; avec ceux qui sont sous la loi, comme si
j'eusse encore été sous la loi, pour gagner ceux qui sont sous
la loi ; avec ceux qui n'avaient pas de loi, comme si je n'en
eusse point eu moi-même, pour gagner ceux qui étaient sans
loi; je me suis rendu faible avec les faibles, pour gagner les
faibles; je me suis fait tout à tous, pour les sauver tous. »
(I Cor., IX, 20-22.)
J. Gagarin.
LA CRISE DU PROTESTANTISME
EN FRANCE
DEPUIS LE JUBILÉ DE LA RÉFORMATION
(29 mai 1859)
La crise actuelle du protestantisme est un spectacle digue
à tous égards de fixer l'attention des esprits sérieux, et les ré-
flexions qu'elle j)rovoque ajoutent encore aux démonstrations
des plus grands docteurs catholiques une lumière qui n'est pas
à dédaigner. Il faut du temps, en efiét, pour que les germes
d'erreur semés dans le monde par une main hardie, arrivent
à leur entier développement, et la logique des faits, si infail-
lihle qu'elle soit, est toujours en retard sur celle des idées.
Mais notre siècle a le privilège d'assister à des dénoùments
qui n'étaient nullement prévus par ceux qui les ont pré-
parés, ce qni lui procure l'avantage de recueillir nue foule
d'expériences précieuses, et de voir les graves leçons du passé
confirmées })ar le lémoignagne des faits contemporains.
Qui a jamais scruté d'un œil plus pénétrant que Bossnet les
effets et les causes de la grande révolution religiense du
xvi^ siècle ? qui en a mieux saisi le caracrère et pins exacte-
ment prédit les résultats? Et cej^endant, si Rossuet voyait ce
que nous voyons, s'il était, comme nous, témoins des divisions
'profondes, irrémédiables, qni éclatent au sein des Kglis^\s
réformées, il trouverait sans doute les prévisions de sa foi «m
de son génie singulièrement dépassées.
Ia's révélations (pie nous allons faire atteindront peut-être
206 LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
par quelque endroit sensible et délicat des âmes pleines d'é-
lévation, sincèrement religieuses, qui, dominées par leurs
souvenues d'enfance et leurs affections de famille, se font,
dirai-je un devoir ou un point d'honneur, d'associer leur
destinée à celle de ces Églises. Ce n'est pas sans regret, on
peut Je croire, que nous leur causons cette amertume. Mais
enfin il faut bien sonder cette plaie ; plusieurs l'avaient fait
avant nous. Tout se bornera d'ailleurs à répéter ce que nous
ont appris les protestants eux-mêmes '.
Afin d'échapper à l'inconvénient de grouper ensemble, avec
plus ou moins d'arbitraire, des faits d'origine et de significa-
tions différentes, nous croyons devoir circonscrire doublement
notre sujet, premièrement en nous bornant à la France,
secondement en ne remontant pas au delà d'une courte
période de trois ans. Nous prenons donc pour point de départ
l'année iSSq, date importante dans les annales du protestan-
tisme.
En 1859, les Églises réformées de France comptaient trois
siècles d'existence. Elles se souvinrent que l'année iSSg avait
vu s'assembler à Paris un premier synode national, où leur
constitution avait pris naissance, et elles voulurent célébrer
par un jubilé ce mémorable anniversaire.
* Voici nos sources :
1 " Publications faites a l'occasion du Jubilé : Le troisième Jubilé séculaire
de la réfurmation en France, 29 mai 1859. Coinpte rendu général, publié par la
Commission du Jubilé. — Les Huguenots et la constitution de l'Eglise réformée de
France en \ 559, par E. Castel, aumônier du Lycée ii'périal Louis-le-Grand, à Paris.
— Sermons et brochures de MM. G. Monod, Alh. Coquerel fils, Puaux, Fross^rd,
pasteurs.
2° Publications postérieures au Jubilé : Mélanges de critique religieuse, par
E. Scherer, 1860. — Essais de critique religieuse, par A. Réville, docteur en
tliéologie, pasteur de l'Église wallonne de Rotterdam, 1860. — Quatre sermons
prêches à Nîmes, \^&\■ T. Colaiii , 1 861 . — U Eglise et la société chrétiennes en 1 861 ,
par M. Guizot. — La Vie éternelle. Sept discour?, par E. Naville. ancien professeur
de philosophie à la Faculté des lettres de Genève, 1861. — Les trois premiers
écrivains sont rationalistes ; les deux autres représentent, avec des nuances diffé-
rentes, le protestantisme orthodoxe.
LA CRISE DU PROTESTANTISME EiN FRANCE. 207
Trois siècles! c'est beaucoup sans doute pour une institution
humaine, et les trois derniers siècles, en parliculier, ont tra-
versé tant d'orages, entassé tant de ruines, que toute associa-
tion religieuse, littéraire ou autre, assez heureuse pour leur
survivre, éprouve le besoin de se recueillir et de se demander
si elle se retrouve bien elle-même dans toute son intégrité pre-
mière. Les Eglises réformées de France cédèrent à cette incli-
nation si naturelle, comme le témoignent assez les publica-
tions nombreuses et variées de cette année jubilaire . Nous
aussi, nous avons voulu, mettant à profit cette source intéres-
sante d'informations authentiques , comparer attentivement
les deux époques ; et, de la sorte, il nous a été facile de mesurer
la distance qui sépare iSSq de iSSq.
El d'abord, que se passait-il au premier synode national?
La plupart des écrivains de 1859 répondent en nous donnant
la liste des onze Églises qui s'y firent représenter, le nom du
président, François de Morel, l'indication de la maison où se
tint l'assemblée et de la rue où il y aurait quelque espou- de
retrouver les traces de ce cénacle, enfin par des détails d'ar-
chéologie protestante, auxquels (sans méconnaître ce qu'il y
a de respectable dans le culte des souvenirs) nous ne prenons,
pour notre compte^, qu'un médiocre intérêt. Ce qui nous im-
porte, c'est de savoir sur quelle base la Réforme française fut
constituée;, quelle fut dès lors sa disciphue, quelle, surtout,
sa formule de foi, deux éléments dont elle était encore dé-
pourvue et sans lesquels il n'y. a point d'Eglise.
Chose étonnante ! le compte rendu officiel du jubilé ne
contient rien de précis à cet égard, tellement que, pour con-
naître les actes du synode de iodq, nous avons du recourir à
un récent historien du protestantisme, M. de Félice, auquel
nous empruntons cette page importante, omise peut-être »
dessein là où nous la cherchions.
Le premier synode national reçut de la main de Calvin et
sanctionna jnir son suffrage un code dogmatique et ini code
disciplinaire, véritable base de la Réforme française, expres-
sion authentique de ce qui s'apj)elle le calvinisme. Laissons de
coté la discipline, élémenl vaiiable, pour ne nous occuper
208 L4 CRISK DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
que du dogme. Voici ce que nous apprend M. de Félice : « La
confession de foi se composait de quarante articles embrassant
tous les dogmes regardés comme fondamentaux au xvi* siècle :
Dieu et sa Parole ; la Trinité; la chute de l'homme et sa con-
damnation ; le décret du Seigneur enveis les élus ; la rédemp-
tion gratuite en Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai Homme ; la par-
ticipation de cette grâce par la foi que donne le Saint-Esprit ;
les caractères de la véritable Eglise ; le nombre et la significa-
tion des sacrements \ » Nous n'avons point à examiner com-
ment chacun de ces points de foi était défini ; il nous suffit de
constater qu'ils faisaient tous partie du symbole de iSSg.
Cette confession de foi est connue sous le nom de Confes-
sion de la Rochelle, parce qu'elle fut approuvée de nouveau
par un synode asseniblé dans cette ville çn iSyi . A cette épo-
que, on en fit trois copies authentiques, dont la première fut
gardée à la Rochelle, la seconde en Béarn et la troisième à
Genève. Les deux premières ont disparu pendant les guerres
de religion, mais la troisième existe encore. Voilà ce que nous
apprend M. de Félice ■.
Que ne tirait-on ce précieux monument des archives de
Genève pour l'exposer, pendant le jubilé, aux regards des
fidèles protestants et leur rappeler d'une manière sensible la
foi de leurs pères ? Mais on a craint peut-être les témoignages
d'un respect qui aurait facilement dégénéré en superstition.
Du moins la commission du jubilé en aura multiplié les
exemplaires? A notre grand étonnement, elle ne Ta pas fait.
Mais ce qui nous a bien plus surpris, c'est que dans le compte
rendu de la fête, publié par ses soins, il nous ait fallu chercher
attentivement le nom de cette célèbre Confession de foi pour
le rencontrer çà et là, jeté en passant et comme par hasard.
Il semblerait qu'on se fut entendu pour laisser dans l'ombre
l'objet principal de ce grand anniversaire. -
Un pasteur de province, M. Frossard, a montré plus de
' Histoire des Protestants en France, depuis l'origine de la Ré formation jusqu'au
temps présent, par G. de Félice, p. SI . (S*" édit., Paris, 1851.)
* Histoire des Protestants en France, p. 197.
LA CKISE nu PROTESTANTISME EN FRANCE. 209
zèle. A l'occasion du jubilé, il a donné, sous sa responsabilité
personnelle, une nouvelle édition du symbole de la Réforme.
Dans le court avertissement qu'il a placé en tête, nous avons
lu ces lignes instructives :
« Le document authentique de la foi de nos pères est encore
pour nous l'expression la plus pieuse, la plus savante et la
plus belle de la doctrine chrétienne. Ceux d'entre nous qui
repoussent cette formule n'en veulent aucune à la place, ou
sentent leur impuissance à en faire une meilleure. Les adver-
saires de cette Confession, dite de la Rochelle, recrutent aussi
un grand nombre d'auxiliaires parmi ceux qui ne l'ont
jamais lue ou ne l'ont jamais comprise; une nouvelleédition,
garnie des textes à l'appui et retouchée dans le style, aidera,
nous l'espérons, à détruire chez plusieurs des préjugés qui
viennent d'ignorance et qu'une conscience éclairée dissipera
sans doute. »
On est donc divisé, et la Confession de foi de i 559 compte
au sein de la Réforme française des partisans et des adversaires.
C'est évidemment parmi ces derniers que se range M. Ath.
Coquerel fils, comme le prouvent assez les paroles qu'il pro-
nonçait à l'église Sainte-Marie le jour même de ce solennel an-
niversaire : « Cettp Confession de foi et cette DiscipHne, je
dois l'avouer, sont depuis longtemps tombées en désuétude ;
j'ajouterai même en toute liberté qu'il est bon qu'elles le
soient, et que, œuvre d'un temps différent du notre à tous
égards, elles ne répondent nullement aux besoins actuels de
l'Eglise et des âmes. »
De ces deux partis lequel doit l'emporter? Telle est la ques-
tion qui, depuis quelques années, préoccupe assez vivement
la Réforme française. Certains signes, par exemple, la médaille
frappée par ordre de la commission du jubilé, sembleraient
indiquer que les adversaires du symbole de i 559 "^ ^^"'^ P^^
sans influence. Considérez cette médaille : la face représente
le premier synode national, auteur de la (Confession de foi,
avec la date de i559; mais au revers que voit-on ? La Confes-
sion de foi? Non ; mais la Bible, la Bible seule, avec la date
de 1859. Est-ce à dire que décidéaient on est entré dans une
i> 44
210 LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
voie nouvelle, et que le protestantisme confessionnel fait
place au protestantisme purement scripturaire? Cette révolu-
tion, car c'en est une, serait d'une immense gravité.
Or, tout nous porte à croire qu'elle est en train de s'ac-
complir. Ainsi M. Réville, pasteur de l'Église wallonne de
Rotterdam, constate ce fait remarquable, « qu'aujourd'hui on
ne pourrait citer aucune grande Eglise protestante donnant
rigoureusement force de loi à tous les pouits de sa confession
de foi primitive. » Et bientôt après il ajoute : « Etre réformé
en France n'implique en aucune manière l'adoption de tous
les articles de la Confession de la Rochelle * . » Mais on
pourrait récuser M. Réville à cause de son libéralisme très-
avancé. Écoutons donc un orthodoxe, M. Castel , aumônier
du lycée Louis-le-Grand. Retraçant la situation des Églises
réformées de France, il s'exprime ainsi : « Il n'en est pas une
seule qui songe à faire une application rigoureuse de toutes
les prescnptions de la Discipline, ni à proposer intégralement
les quarante articles de la Confession de foi à la signature de
ses pasteurs ^. »
Abandonnera-t-on pour toujours les confessions de foi?
en fera-t-on une nouvelle? La question est ainsi posée. En
attendant qu'elle soit résolue, il y a crise, les tendances les
plus contraires se manifestent, la lutte s'engage et une sourde
agitation se fait sentir dans les consistoires.
II
A vrai dire, rien n'était plus inconséquent que ce système
des confessions de foi. « Quoi! disait-on aux réformateurs et
aux réformés , repousser les définitions d'un concile œcumé-
nique pour accepter une formule rédigée par Calvin ou par
Mélanchtlîon ! La Bible suffit, dites-vous, elle est la seule règle
de foi ; pourquoi donc alors votre symbole! Elle est parfaite-
ment claire ; pourquoi l'expliquer ? Si encore vos explica-
' Essais, p. Lviii.
* Les Huguenots, p. 195.
LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE. 24 <
tions s'accordaient entre elles? Mais Dieu sait si Luther,
Zwingle et Calvin, pour ne pas parler des autres, ont jamais
pu s'entendre sur le sens de ces quatre mots : Hoc est corpus
meiai\ Vous avouez que vous n'êtes pas infaillibles; s'il en est
ainsi, comment osez-vous dresser un symbole? votre symbole
n'est donc autre chose que le programme de vos opinions
religieuses? Je l'accepte aujourd'hui, je le rejetterai demain ;
il ne peut me lier. J'aime autant me faire à moi-même mon
symbole. » Là-dessus chacun se mettait à l'œuvre, et l'on
voyait se multiplier sans me sure les confessions de foi.
En i654, un libraire de Genève eut la malheureuse idée de
les réunir toutes en un volume qu'il intitida : Sjjitagma con-
fessionum fîdei. Or, ce livre tomba un jour entre les mains de
Bossuet, qui, l'ayant lu, trouva qu'il contenait des pièces
accablantes pour le protestantisme. Il prit la plume et se mit
à écrire \ Histoire des variations. A partir de ce jour, les con-
fessions de foi perdirent beaucoup de leur crédit.
Et cependant elles furent longtemps pour la Réforme d'une
utilité relative. Tant que dura ce régime, qui touche aujour-
d'hui à sa fin, les protestants eurent une théologie dogmatique
et leur controverse respecta les fondements du christianisme.
Aucun d'entre eux, je ne dis pas dans les sectes sans nombre
qui pullulaient autour de la Réforme, mais dans les deux
principales branches issues directement de Luther et de Cal-
vin, aucun, dis-je, ne se permettait d'attaquer le mystère de
la Trinité, la divinité de Jésus-Christ, ses miracles, et loin de
nier le surnaturel, on exagérait plutôt quelques-unes de ses
conséquences. La justification, le saint sacrifice de la messe,
la présence réelle, la communion sous les deux espèces, etc.,
tels étaient les points en litige avec les catholiques, et leur
simple énoncé prouve que l'on admettait de part et d'autre
tout un ordre de choses supérieur à la nature et divinement
instilué. Dans ces luttes se distinguèrent des théologiens ré-
formés dont plusieurs n'étaient pas sans mérite : les Daillé,
les Blondel, les irlestrezat, si solidement réfutés par Véron,
l'éminent controversiste, et Claude, qui eut l'insigne honneur
de se mesurer avec Bossuet. Tout cela composait un protes-
212 LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
tantisme en quelque sorte classique, subtil et savant, très-
versé dans la connaissance des Conciles et des Pères de
l'Église; le protestantisme que l'on étudie encore dans nos
écoles catholiques, mais dont il reste à peine un vague sou-
venir dans les sémuiaires protestants, où l'on n'a plus que
faire, désormais, de ces dogmes mystérieux et de cette sco-
lastique surannée.
Pourquoi repousse-t-on les anciennes confessions de foi?
C'est parce qu'elles admettent le surnaturel. Éliminer le sur-
naturel, voilà le progrès vers lequel marchent les nouvelles
générations au sein de la Réforme. Les âmes religieuses en
sont attristées ; mais comment s'opposer au torrent, ou plutôt
comment arrêter le fleuve que sa pente, plus ou moins rapide,
entraîne fatalement vers l'océan ? De là un perpétuel conflit,
dont le bruit, malgré tout l'intérêt qu'on aurait à l'assoupir,
vient parfois heurter assez rudement les oreilles catholiques.
On commence à savoir ce que cela veut dire, et il importe
singulièrement qu'on le sache bien : il y a maintenant en
France deux sortes de protestantisme, un protestantisme or-
thodoxe et conservateur, et un protestantisme rationaliste et
libéral; ou bien, pour employer les expressions usitées dans
les deux camps, nous dirons qu'on distingue dans les Églises
réformées la droite et la gauche : touchante image de nos
mœurs parlementaires! Les orthodoxes s'attachent au principe
d'autorité, les rationalistes au principe du libre examen. Chose
remarquable! le protestantisme ne peut se maintenir au rang
de religion positive qu'en se reniant lui-même, et quiconque
veut être protestant Jusqu'au bout tombe infailliblement dans
le rationalisme. C'est ce que nous prouverons tout à l'heure,
par des faits, jusqu'à l'évidence.
A Genève, en Allemagne, le rationalisme règne depuis long-
temps sans conteste. L'intolérance des anciens jours est rem-
placée par l'indifférentisme, par une liberté de pensée sans
limites et sans scrupule. Quand on arrive à Genève par le
Léman, l'œil encore enivré des harmonies de ce paysage gran-
diose, on ne tarde pas à découvrir, sous les peupliers d'un
gracieux îlot que le Rhône, au sortir du lac, trouve sur son
LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE. 213
passage, la statue de Rousseau placée entre les deux rives où
la ville se déploie, à peu près comme celle d'Henri IV entre
les rives de la Seine. Les successeurs de Calvin et de Béze ne
furent pas, dit-on, les moins empressés à décerner cet hom-
mage à leur concitoyen philosophe, en témoignage, sans
doute, de leur reconnaissance pour son ingénieuse invention
du Vicaire savoyard, homme d'Église sans préjugé qui prêche
à ses ouailles un Evangile si commode et célèhrc des mystères
auxquels il ne croit pas. C'est avec cette largeur d'esprit que
la phipnrt des pasteurs aiment à remplir les fonctions de leur
facile ministère.
Ce que je dis là est si notoire, qu'au milieu des joies du
dernier jubilé, M. Puaux ne craignait pas d'adresser à la
Rome de Calvin une véhémente apostrophe où il la montrait
ravagée à la fois par le pélagianisme, le rationalisme, Vuiii-
tai'isme^ etc. Or, Genève est une des pépinières d'où la Ré-
forme française tire depuis longtemps ses ministres. Quelle
porte ouverte à ces pernicieuses doctrines. Quant au séminaire
luthérien de Strasbourg, les mêmes influences y dominent de-
puis plus de soixante ans, et l'on y enseigne sans détour que
Jésus-Christ n'est pas Dieu.
Ecoutez encore "des paroles remarquables de M. le pasteur
Monod. Pourquoi, demandait l'orateur, pourquoi la Réforme
française, aujourd'hui sans entraves, n'accomplit -elle plus
les a-uvres des premiers réformateurs? « Mes frères, c'est
en nous- mêmes, je le pense, que se trouve la réponse à
cette question et l'explication de notre faiblesse , comme
c'est dans les réformateurs eux-mêmes que nous avons
trouvé le secret de leur puissance. Pour eux, les obstacles
étaient au dehors, et les ressources, au moins les principales,
étaient au dedans. Pour nous c'est le contraire. Notre posi-
tion et nos ressources extérieures sont magnifiques, mais il
nous manque au dedans ce qui fait la puissance des réforma-
teurs ; il nous manque leur foi. Nous n'avons pas ces convic-
tions fermes, inébranlables, qui faisaient leur force, et, malgré
leurs divisions, leur unité. La Bible ne tient pas chez la plu-
part d'entre nous la place qu'elle tenait chez tous les réfor-
214 LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
mateurs. Elle n'a pas pour notre jeunesse, même pieuse, même
sincèrement chrétienne , J'autorité qu'elle avait pour ces
grands chrétiens et leurs disciples. Hélas ! dès conducteurs de
l'Eglise de Christ ne craignent pas d'ébran ier l'inébranlable
autorité de la parole de Christ. :»
Ces aveux, sortis d'une telle bouche et dans une telle occa-
sion, nous révèlent le mal profond dont la R éforme se sent
atteinte. Ainsi, au moment même où l'on aba ndonne les con-
fessions de foi et la théologie dogmatique pour n'avoir plus
d'autre règle, d'autre lumière que la Bible, on reconnaît, avec
une inquiétude difficile à contenir, que l'autorité de la Bible
elle-même est ébranlée. Comment en serait-il autrement ? Pour
être certain que la Bible, en toutes ses parties, ne renferme
autre chose que la parole de Dieu, il faut l'avoir reçue des
mains de l'Église, qui en est non-seulement l'interprète, mais
encore la dépositaire infaillible. Les protestants ont aban-
donné l'Eglise, ils ont rejeté son autorité : qu'ils prouvent
maintenant que ce livre est de Dieu ; que tous les auteurs de
l'Ancien et du Nouveau Testament, tous ceux qui figurent
au canon des Ecritures, ont été constamment dirigés par l'ins-
piration divine, et qu'enfin leurs écrits, tels qu'ils nous ont
été transmis, sont restés conformes à l'inspiration première.
Comme une certitude de cette nature ne peut s'acquérir au
prix d'aiîcun travail d'érudition et de critique, et que l'Eglise,
dont ils méconnaissent l'autorité, est seule compétente et in-
faillible sur ce point, il faut bien que les protestants, réduits
à leur sens privé, se résignent à voir éternellement discuter la
Bible par ceux d'entre eux qui veulent être conséquents avec
eux-mêmes et aller jusqu'au bout de leurs principes \
Le rationalisme, qu'est-ce au fond, sinon une nouvelle
phase, un développement naturel du protestantisme primilif ?
Le libre examen n'a fait que changer d'objet; autrefois il atta-
quait le dogme en invoquant l'Écriture, et aujourd'hui il
' On observera que nous ne dénions pas à la critique le droit et le pouvoir de
constater, par les moyens ordinaires, X authenticité des livres sacrés et leur valeur
historique; ce qui suffit pour qu'ils déposent à l'appui de la réalité des faits évan-
géliques. Il ne s'agit ici que de leur inspiration, de leur caractère divin.
LA CRISE DU PROTESTANTISME EX FRA^XE. 21 o
attaque l'Écriture au nom de la raison. Mais, dans les deux
cas, ses droits sont les mêmes, et l'orthodoxie protestant e sera
bien forcée d'en tenir compte, tant qu'elle n'aura pas claire-
ment démontré que la foi doit commencer par cette affirma-
tion, qui, dans son système, est une énorme pétition de prin -
cipe : La Bible, toute la Bible, telle du moins que la fait
notice canon particulier, est la pure parole de Dieu. Qui donc
a le droit de tenir un pareil langage, sinon une autorité in-
faillible? Mais l'orthodoxie protestante ne prétend pas à cette
infaillibilité, et elle a mille fois raison .
III
C'est sur les bords du Rhin, à Strasbourg, que les rationa-
listes ont déployé leur drapeau : position bien choisie pour
entretenir des ir.telligences avec l'Allemagne. Ils ont un or-
gane péi'iodique, la Nouvelle Revue de théologie, dirigée par
M. Colani, et où figurent tour à tour M. Scherer, qui écrit
aussi dans le Temps, journal parisien voué à la même cause ;
M Réville, pasteur de l'Église wallonne de Rotterdam;
M. Reuss, professeur de théologie à la Faculté protestante de
Strasbourg, etc. Ces messieurs n'appartiennent pas tous à la
même confession de foi; mais qu'importe? au point où les
choses en sont venues, ces différences d'origine s'effacent, et
elles ne compromettent ni leur entente réciproque, ni la li-
berté qu'ils réclament, et dont ils paraissent jouir assez large-
ment, de propager leur doctrine du haut de toutes les chaires
protestantes.
Cette doctrine est bien simple, et elle se résume tout en-
tière en un mot : ISéi^ation du surnaturel. Ne demandez pas,
après cela, s'ils admettent la Trinité, la chute de l'homme et
la rédemption, la divinité de Jésus-Christ; par là même qu'ils
nient le surnaturel, ils font table rase du dogme chrétien,
heureux encore s'ils respectaient toujours les fondements de
la religion naturelle.
Cela fait, substituez le sentiment à l'autorité ; substituez
216 LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
encore, selon une formule hégélienne, « le relatif à l'absolu
dans la manière d'envisager les hommes et les choses, » et
vous aurez à peu près toute la théologie moderne., qui « doit
aboutir et aboutira certainement à un christianisme plus uni-
versel parce qu'il est plus spirituel '. » A ce vague mysticisme
joint à une instinctive aversion pour toute doctrine précise et
définie, vous avez déjà reconnu, peut-être, des théologiens de
la famille de M. Renan, dont l'éloge est dans leur bouche, et
auquels ils tendent la main.
Ecoutez-les : ils vont à un christianisme plus spirituel, le
christianisme de l'avenir. Si le catholicisme, né cependant
avec l'Evangile, n'a jamais été qu'un judéo-christianisme ., le
protestantisme , à son tour, en gardant quelque chose du
catholicisme, est encore trop judaïque et trop charnel. En
avant donc, en avant ! arrière toute formule de foi 1 arrière
toute autorité, aussi bien celle de la Bible que celle des an-
ciens symboles ! Le libre examen, la critique, ayant une fois
pris possession du domaine religieux, ne peuvent plus abdi-
quer ; il faut donc les laisser faire, et le progrès inauguré par
Luther, mais arrêté dans son essor, sera complet : la Réfor-
mation aura engendré la Révolution.
Je ne puis me dispenser de détacher du livre de M. Scherer
une page instructive pour tous, mais surtout pour les protes-
tants, qui ne sauraient trop la méditer.
« La Réformation, elle aussi, a commencé par l'esprit et
fini par la chair. Elle aussi, à mesure qu'elle abandonnait le
principe spirituel et libre qui avait d'abord animé Luther, a
été conduite à chercher une autorité. L'impulsion intérieure
lui manquant, force lui a été de s'attacher à quelque chose
d'extérieur. De la grâce elle est retombée sous la loi. Le
xvii'' siècle, qui a proprement constitué l'orthodoxie dans
la tradition de laquelle le protestantisme traîne encore au-
jourd'hui, le xvn" siècle surtout a dévié dans ce sens. En ré-
sumé le protestantisme n'a fait que changer d'autorité ; à la
place de l'Église il a mis l'Écriture ; disons mieux, il a pris
• Scherer, Mélanges, p. 18.
LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE. 217
au catholicisme l'un des éléments de son autorité, il lui a
emprunté la Bible et la notion de la Bible ; il a opposé le livre
seul au livre interprété par l'Eglise. Je ne méconnais pas le
changement décisif introduit dans le régime de l'autorité, par
ce seul fait que le livre est remis entre les mains et recom-
mandé à l'étude de chacun. En vain l'interprétation du vo-
lume sacré est-elle supposée une et évidente, en vain es-
saye-t-on de la fixer et de la consacrer par des symboles, en
vain le libre examen n'est-il reconnu en droit que pour être
nié en pratique; désormais l'Écriture est livrée au sens indi-
viduel et la vérité religieuse tend à devenir pour chacun une
possession personnelle. C'est par là que la Réformation est
l'inauguration du principe de la liberté et du spiritualisme
dans les temps modernes. Toutefois elle l'a été comme malgré
elle. Non-seulement elle n'a point eu conscience du principe
dont elle émanait et auquel elle tendait, mais il est certain
qu'elle aurait reculé si elle en eut eu conscience. Système
de transitiou et de transaction, elle hésite entre deux ten-
dances, elle se voit tiraillée entre un passé auquel elle veut
se rattacher et un avenir qu'elle prépare à son insu. Les yeux
bandés, elle sème les germes d'un monde nouveau. Kéfor-
mation, elle est grosse d'une révolution '. »
La mission des nouveaux théologiens est donc de découvrir
l'esprit sous la lettre, et de dépouiller le divin de son enve-
loppe grossière et charnelle, \] admission en bloc de la Bible,
comme livre divin, n'est plus possible (ici l'on fait ressortir
avec beaucoup de force cette même inconséquence des pro-
testants que nous signalions tout à l'heure, en se réser-
vant, bien entendu, d'attaquer les catholiques sur un autre
point) : il faut recourir désormais à la critique des détails.
Conunent s'exercera cette critique? On l'a déjà vu : par le
sentiment. « Il n'y a, dit M. Scherer, qu'une manière de re-
connaître le divin, c'est de l'éprouver. » Système assez vieux,
par parenthèse, puisque déjà au xvii'' siècle il était attaqué
par Bossuet et défendu par Jurieu; seulement on l'apjjliquait
' Milanijes, p. 32.
218 LA CRISE DU PROTESTANTISME EX FRAN'CE.
d'une autre manière. A l'œuvre donc! scrutons l'Écrit ure pour
y découvrir l'élément spirituel et divin. Tout ce qui ne nous
va pas au cœur et n'excite pas en nous un sentiment moral
est écarté de droit. Dans l'Ancien Testament, tous les livres
historiques y passent; mais qu'importe? Et que reste-t-il du
Nouveau ? A proprement parler, l'inspiration pure, élevée,
vraiment spirituelle, ne se rencontre que dans les discours de
Jésus rapportés par les trois auteurs des Évangiles synoptiques.
Partout ailleurs, dans l'Évangile et l'Apocalypse d e Jean, dans
les Épîtres apostoliques , on sent l'inspiration décroître et
s'affaiblir comme un rayon qui pâlit à mesure qu'il s'éloigne
de son foyer. Cela s'appelle, dans le langage de la théologie mo-
derne, Ci aller du contenu au contenant, w pour dresser le ca-
non des saintes Écritures. Consolants résultats , qu'il nous
suffit ici de constater. Ceux qui voudront étudier cette mé-
thode dans toute son ampleur n'ont qu'à lire deux chapitres
de M. Scherer, le premier : De ï Inspiration de VEcriture, le
second : Ce que cest que la Bible,
A^oilà donc la Bible rigoureusement épurée, mais, du même
coup, singulièrement diminuée. Qu'on se rassure toutefois;
ce qu'on perd d'un côté on le regagne de l'autre, et la critique
permet de retrouver l'inspiration non-seulement dans Bossuet
et dans t Imitation de Jésus-Christ^ mais encore dans les ou-
vrages de Arnd et de feu M. Vinet. Et puis, ne sait-on pas
que « parmi les religions écrites il n'en est pas une dont la
forme légale ne renferme quelque principe spirituel ? »
Ce mot de religions écrites nous fit réfléchir, et, malgré nous,
l'Alcoran nous venait en pensée; mais nous n'y voulions pas
croire. Heureusement, en lisant le livre de M. le pasteur Ré-
ville, nous avons vu que nous pouvions « mettre sur deux
lignes à peu près parallèles Moïse et Mahomet. Pourquoi cet
à peu près ? Parce que Mahomet est un peu plus haut que Moïse
par « la conscience de l'universalité religieuse et de l'immor-
talité \ » Si Jésus-Christ les surpasse l'un et l'autre, il n'y a
entre eux tous, bien entendu, que des différences de degrés.
' M. Scherer, Mélanges, p. 26. — M. Réville, Essais, p. xlvi.
LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE. 219
Est-ce assez d'absurdités et de blasphèmes? Ainsi, nous
ne devons pas désespérer de voir bientôt messieurs les mi-
nistres du culte évangélique, laissant quelque temps dormir
leur Bible, monter en chaire pour commenter en style d'ho-
mélie un chapitre de l'Alcoran !
IV
Qu'on se figure maintenant l'indignation et les alarmes des
protestants honnêtes, ou seulement sensés, qui, n'ayant pas
encore abjuré tout respect pour Jésus-Christ et son Evan gile,
en sont réduits à prier Dieu dans les temples où les pasteurs
qui professent de pareilles doctrines élèvent la voix et prési-
dent l'assemblée des fidèles.
Parmi ceux qui s'en montrent le plus douloureusement
émus, on remarque au premier rang un homme que sa haute
valeur intellectuelle et une considération noblement acquise
dans le maniement des affaires du pays, ap[)elaieni naturelle-
ment à intervenir, ne fut-ce qu'à titre officieux, dans la police
intérieure de la Réforme, au sein de laquelle il est né. Il n'est
personne parmi nous qui ne regrette sincèrement de voir
M. Guizot en butte aux humiliations et aux dégoûts qu'une
solidarité si compromettante inflige à ses con/iclions reli-
gieuses, personne qui ne soit disposé à lui tenir compte des
efforts méritoires par lesquels il a tenté de ramener ses core-
ligionnaires dans une meilleure voie. Lorsqu'une première
fois, il y a dix ans, présidant la Société bib'iqae, il signalait
l'immense péril dont nous menaçait le rationalisme, et décla-
rait que la question était désormais posée entre le naturel et le
surnaturel, on ne l'a peut-être pas oublié, il se trouva de notre
côté des voix nombreuses et autorisées pour accueillir ces
paroles avec la sympathie que nous ne refusons jamais à l'ex -
pression sincère d'un sentiment chrétien. Depuis lors, le mal
a fait des progrès inquiétants, et, il faut le dire, il a constam -
ment eu pour auxiliaires ceux à qui s'adressaient de plus près
les avertissements solennels de M. Guizot. Aussi, dans son
220 LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
beau livre sur V Eglise et la société chrétiennes en i86ï (nou-
veau titre d'honneur ajouté à tant d'autres), l'illustre homme
d'État se sent-il pressé de sonder encore une fois « les plaies où
le mal se concentre et réside. » Il se tourne cette fois vers
MM. Scherer et Colani, ces dangereux adversaires du surna-
turel, tous deux ministres du culte évangélique. A la tristesse
de son langage, à l'inefficacité manifeste des palliatifs qu'il
propose pour préserver d'une complète dissolution les Eglises
réformées, on sent assez que cette âme énergique, si accou-
tumée à la lutte, n'est pas inaccessible au découragement.
Un autre protestant, M. E. Naville, connu surtout par ses
beaux travaux sur la vie et les oeuvres de M. de Biran, se
montre aussi l'un des plus vaillants défenseurs du surnaturel,
et avec d'autant plus de mérite qu'il a pour patrie Genève, où
régnent, comme nous l'avons dit, des influences et des doc-
trines diamétralement opposées. «Pour le chrétien, dit M. Na-
ville dans un livre récent, la parole de Jésus de Nazareth est
la parole de l'Homme-Dieu, de celui qu'il écoute sans l'accu-
ser de mensonge lorsqu'il nous parle comme à ses frères, et
qu'il écoute encore sans l'accuser de blasphème lorsqu'il dit
que sa parole est la parole de Dieu même et qu'il est un avec
le Père. Ceci n'est plus de l'histoire, c'est de la foi. Pour le
moment, je ne discute pas la foi des chrétiens, je l'expose. Soit
qu'on l'accepte, soit qu'on la nie, il faut, avant tout, la recon-
naître pour ce qu'elle est'. » Voilà qui est ferme et digne, et
l'on est heureux de rencontrer encore des esprits qui ne se
prêteront, en si grave matière, à aucune lâche transaction.
Nous pourrions en nommer d'autres, surtout parmi nos
compatriotes. Eu France, Dieu merci! la droite, puisque c'est
le mot, s'appelle encore la majorité. En Allemagne comme à
(ienève, c'est l'inverse.
Comment la paix réguerait-elle dans une Église où se ren-
contrent face à face des convictions si contraires? le moyen
de s'accorder lorsque les uns disent que Jésus-Christ est Dieu
et que les autres le nient? lorsque pour ceux-ci la Bible est la
' La Vie éternelle, p. 126.
LA CRISE DU PROTESTANTISMK EN FRANCE. 2J1
pure parole de Dieu, et pour les autres un livre où l'on
retrouve bien, en cherchant, quelques traces d'inspiration
(et encore quelle inspiration ! ) un livre où à beaucoup d'er-
reurs se niéle un peu de vérité, et comparable, somme toute,
à l'Alcoran ? Et vous voulez que les fidèles, tiraillés en tout
sens, ne sachant à qui entendre, n'ayant aucune autorité pour
les diriger, aucun centre fixe autour duquel ils puissent se
rallier, ne soient pas en proie à un indicible malaise? S'ils
venaient à s'accoutumer à cette situation, à s'y résigner, vous
n'auriez pas lieu de vous en féliciter, car ce serait la preuve
qu'ils se sont laissé gagner par l'indifférence, et mieux vaut
cent fois la division et la lutte que ce sommeil funeste pré-
curseur de la mort.
Ah! ce dut être pour M. (iuizot une amertume sans égale,
lorsqu'il apprit qu'à Nîmes, sa ville natale, dans le même
temple, peut-être, où, enfant, il allait prier avec sa mère, le
directeur de la Nouvelle Revue de tliéologie, M. Colani, avait
prononcé les paroles suivantes; paroles que le poison subtil
du doute, dont elles sont imprégnées, rend infiniment dan-
gereuses pour les âmes simples qu'une incrédulité hardie et
tranchante n'eût pas manqué d'alarmer :
'f Moi aussi, j'ai.mes opinions et mes idées qui, acquises au
milieu des luttes de la pensée, me sont devenues singulière-
ment précieuses. Il va sans dire que je voudrais les voir par-
tagées par mes frères, et il me semble même que je serais
capable de sacrifices pour les répandre autour de moi. Et
pourtant, s'il dépendait de ma volonté de les voir subitement
adoptées par tous les mend)res de notre Église, je le dis devant
Dieu, je refuserais très-certainement. Car je distingue entre
l'Évangile et mes opinions sur l'Évangile; la parole du Christ,
qui est esprit et vie, convient à tous : elle satisfait toutes
les intelligences, les plus hautes comme les moins développées,
les plus simples comme les plus sublimes ; elle répond à tous
les états de l'âme; elle est éternellement vraie parce qu'elle
s'adresse à la substance même de notre nature. Mes idées, mes
opinions sur l'Evangile, je les crois vraies; mais (juelque
chose me dit qu'elles sont imparfaites, incomplètes, qu'elles
222 LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
répondent à un état d'âme particulier, que l'expérience les
modifiera, que, si elles me conviennent maintenant, le temps
approche où elles ne me satisferont plus tout à fait, et que, par
conséquent, elles ne peuvent satisfaire réellement que ceux
qui se trouvent dans le même état d'âme que moi en ce mo-
ment, ceux qui ont les mêmes tendances, les mêmes besoins
intellectuels*. »
M. Guizot rapporte ces paroles, et il y joint de singuliers
aveux de M. Scherer, qui, prévoyant le jour où la critique
aura renversé le surnaturel, se demande avec quelque inquié-
tude si, ce jour-là^ il y aura un Dieu et une religion : « Ne se
trouvera-t-il pas que ce Dieu n'est autre chose que l'homme
lui-même, la conscience et la raison de l'humanité personni-
fiées? et la religion, sous prétexte de devenir plus religieuse,
n'aura-t-elle pas cessé d'exister? »
« A l'aspect de cette honnête anxiété qui accompagne une
agression si vive, ajoute M. Guizot, j'éprouve un sentiment
d'estime mélancolique pour les agresseurs et de confiance
dans la cause attaquée ". »
C'est beaucoup de mansuétude pour ces énormités et une
confiance difficile à justifier au point de vue du protestan-
tisme. Estime mélancolique! ah! c'est bien plutôt lorsqu'on
voit si perfidement attaquées ses plus chères croyances, et que,
l'ennemi étant au coeur de la place, on n'a nul moyen de
s'en délivrer, c'est alors qu'on inspire, — à ceux qui connais-
sent une Église que saint Paul appelait, il y a dix-huit siècles,
lacolonne et le rempart de la i^érité, — une estime mélancolique!
Les sermons de Nîmes firent scandale et ils suscitèrent,
entre la gauche et la droite, une guerre de brochures qui
fournit à M. Colani une belle occasion de déployer toutes les
ressources de son esprit, toute la vigueur de sa dialectique.
Ainsi que déjà nous l'avons remarqué, dans toute contro-
verse de cette nature, la droite, l'orthodoxie protestante, se
voit entraînée par la force des choses à invoquer le principe
' Colani, Quatre sermons, etc. La Lettre et TEsprit, p. 116.
' LÉcjlhe et la société chrétiennes, p. 17.
LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE. 223
catholique d'autorité et à renier le principe protestant du
libre examen. Les contradictions flagrantes dans lesquelles
tombent ainsi la plupart des orthodoxes, et qu'ils ne craignent
pas d'affronter, passent toute idée, et on n'y croirait pas si on
n'en avait pas la preuve sous les yeux. M. Ernest Naville en
sait quelque chose, lui qui, en 1839, subissant ses épreuves à
l'Académie de Genève, exprimait ainsi ses convictions particu-
lières dans la préface de ses thèses : « Ou le catholicisme, ou
un cercle vicieux manifeste : tel est le dilemme contre lequel
vient échouer tout système protestant qui établit une autorité
humaine dans l'Eglise en fait de doctrine. Le système romain
est tellement logique et lié dans toutes ses parties, qu'il faut
n'en rien admettre ou l'admettre tout entier. Les protestants
seront battus sur le terrain des principes, toutes les fois qu'ils
n'admettront pas sans réserve la liberté avec toutes ses consé-
quences '. »
En effet, à chaque occasion nouvelle, voici le dialogue qui
s'engage inévitablement entre la droite et la gauche. Nous en
garantissons l'authenticité et n'y mettons rien du notre; la
note à laquelle nous renvoyons indique fidèlement nos
sources ".
La Droite. « Les réformateurs n'ont jamais reconnu et
auraient repoussé avec indignation ce libre examen dont on
prétend faire de nos jours la base du protestantisme, et qui
établirait au sein même de F Eglise la raison individuelle juge
' Une journée à Genève, p. 30. (Avignon, 1843.) M. Naville veut échapper
à CCS contradictions, et il rejette, pour son compte, toute espace dautorité ecclé-
siastique.
- La Droite parle ici : 1° par la bouche de M. Ilosemann, ministre Je la Confes-
sion d'Augsbourg, du consistoire de Paris (V. Revue catholique de l Alsace, no-
vembre 4861 . p 317); '2" par celle de M. Castel (V. Les Iluguenotx, p. 205 et 209);
3" enfin, par colle de M. Grœtzinger, paslour et président du consistoire de Sainle-
Marie-aux-Mines (ilaut-Rhin) (V. Revue catholique de l'Alsace, mars 1861 , p. 13.)).
Toutes les réponses de la Gauche sont empruntées au fameux sermon de M. Colani .
La Lettre et l'Esprit.
Nous prolitons volontiers de cette occasion pour faire coimaitre à nos lecteurs
la/{('t'ut' iathuliquc de l'Alsace^ à laquelle nous devons deux de nos citations. Ce
recueil, publié à Strasbourg, sou^ la direction de M. l'abbé P. Mury, observe de
près les mouvements des protestants et des juifs d'Alsace, et il se recommande
ausii par d'intéressants articles d'archéologie et d'histoire lociile.
22i LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
de la vérité révélée. Si de pareilles doctrines (celles de M. Co-
lani) venaient à prévaloir dans l'Église, on voit assez dans
quel abîme elle serait entraînée. Ouverte à tout vent de doc-
trine..., elle ne serait plus l'appui et la colonne de la vérité...,
mais \ école même du doute et de ï incertitude , et dès lors un
juste sujet de risée et une cause légitime de réprobation. >■>
La Ga-Uche. « Au point de vue protestant, évangélique, est-
il permis de faire de certaines opinions et doctrines la condi-
tion d'entrée dans l'Eglise ?. . . A cette question nettement posée
laissez-moi répondre par une autre question posée tout aussi
nettement : Vous qui voulez l'unité des croyances, pensez-
vous qu'il suffise d'admettre vos opinions pour être un véri-
table disciple du Christ, et qu'il suffise de les repousser pour
être un enfant de la perdition ? êtes-vous bien sûrs que tous
ceux que vous excluez sont exclus du royaume des cieux, et
que tous ceux à qui vous tendez la main y entreront infailli-
blement? »
La Droite. « Prenons garde à l'esprit de secte, un des plus
dangereux ennemis des intérêts évangéliques, aux regards
d'un peuple qui attend comme premier témoignage de la vé-
rité chrétienne \ unité visible des croyants. N'était-elle pas dans
les exhortations de saint Paul, cette unité visible^ quand ce
grand apôtre, bannissant les diverses dénominations ecclésias-
tiques, s'écriait : « Christ est-il divisé ? »
« La vérité est une comme la vie, et l'une et l'autre sont en
Christ. Chaque Église, aussi bien que chaque individualité
chrétienne, est appelée à se l'approprier tout entière. »
La Gauche. « Le vrai mal qui ronge notre Église et qui, s'il
ne vient pas à être guéri, la rendra incapable de jouer dans
l'avenir le rôle que Dieu lui assigne, ce n'est pas la diversité
des opinions, c'est bien plutôt cette fatale passion de l'unité,
de l'unité extérieure, fictive, artificielle, obtenue même aux
dépens de la vie religieuse. Nous sommes malheureusement
travaillés par un reste de levain catholique ; la colossale gran-
deur de l'Église romaine nous impose toujours encore; nous
la regrettons à notre insu, et quoi que nous fassions, elle nous
semble l'idéal vers lequel il nous faut pourtant graviter... Ah !
LA CRISr DU PROTESTANTISME EN FRANCE. 225
mes frères, il faut à notre Église une seule chose, la vie, — un
redoublement de vie, l'esprit, — une puissante expansion de
l'Esprit' Saint. »
La Droite. « Il est évident qu'une Église ne saurait se
passer de symbole... Si vous me demandez : Qui donc a le
droit de m'imposer ce symbole ? je répondrai : Personne. Mais
là n'est pas la question. Vous êtes libre, tout à fait libre : la
porte est ouverte. Rédigez un symbole qui vous convienne;
fondez une Église; essayez : mais n'oubliez jamais que ceux
dont vous ne partagez plus les convictions sont chez eux dans
cette Église qui ne vous satisfait plus. »
La Gauche. « On se séparerait à l'amiable ? — Vraiment
oui! à peu près comme si un frère aîné, expulsant le cadet
de la maison paternelle, mais lui laissant, par compensation,
pleine et entière liberté de se choisir un autre domicile, pré-
tendait avoir agi équitablement, fraternellement!... Apprenez-
le donc, vous qui l'ignorez : pas plus qu'on ne peut se bâtir
à soi-même une maison paternelle, on ne peut se créer une
Église; car une Église sans les souvenirs de l'enfance, sans
les traditions de la famille, une Église fondée après délibé-
ration , par contrat social, est tout simplement une secte, —
et moi je veux une^^ Église! »
C'est à ce point de la discussion qu'intervient M. Guizot; il
faut l'écouter. On verra ce ferme esprit, aux prises avec des diffi-
cultés invincibles, recourir à des expédients dont on ne saurait
évidemment, sans beaucoup se flatter, attendre le salut du sys-
tème religieux qu'il s'obstine à défendrecontre toute espérance.
a Dans les dissensions qui agitent l'Église protestante de
France, c'est le mérite des ortliodoxes qu'ils croient ferme-
ment au surnaturel, et placent ainsi la foi protestante dans sa
vraie patrie, au-dessus des coups que lui portent ses adver-
saires. Et ils ont raison de vouloir que cette foi soit la base de
l'Église, car c'est sur cette base seulement qu'une Eglise chré-
226 LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
tienne peut se fonder et s'appeler légitimement de ce nom.
Ils ont raison aussi de penser que dire « une Église, » c'est
dire une foi religieuse commune dans laquelle les âmes s'unis-
sent, et que les Confessions de foi ne sont que rex:j3ression de
cette union : il n'y a dans un tel fait rien que de parfaitement
naturel et légitime; ce qui ne serait ni naturel, ni légitime, ce
serait qu'on s'obstinât à vouloir faire partie d'une Eglise sans
partager sa foi, et même en travaillant à y répandre une foi
contraire. Si Luther et Calvin, en préchant la Réforme, avaient
prétendu être des catholiques , l'Église romaine aurait eu
grand'raison de s'étonner; et si elle avait eu dès lors la justice
d'admettre la liberté religieuse, elle aurait pu, à boa droit,
leur dire : « Appelez à vous ceux qui croient comme vous,
« mais ne restez pas dans une Église où votre âme n'est pas. »
« Pourtant je ne pense pas que, dans l'état actuel du pro-
testantisme, les protestants orthodoxes doivent appliquer avec
rigueur un principe légitime en soi, et faire aujourd'hui,
d'une Confession de foi précise et formelle, la règle absolue
de leur Église. Deux motifs, l'un d'équité et de prudence,
l'autre de droit strict et public, le leur interdisent également.
« On a reproché, non sans quelque raison, au protestan-
tisme dogmatique, de manquer de mesure et de douceur, de
pousser toutes choses à l'extrême et d'oublier l'esjirit chré-
tien pour tomber dans l'esprit sectaire. La faute serait, de
nos jours, plus grave et plus inopportune que jamais ; dans
le mouvement religieux qui travaille le protestantisme fran-
çais, la mêlée est encore très-confuse, et beaucoup de per-
sonnes, sérieuses d'ailleurs et sincères, n'ont pas sur leur
propre foi des idées ni des résolutions bien arrêtées. Les uns,
naguère sortis de l'indifférence, s'étonnent de telle ou telle des
croyances qu'on leur présente comme essentielles au chris-
tianisme; ks. autres, assaillis par le zèle orthodoxe avec une
ardeur impatiente, conçoivent pour la liberté religieuse de
vives alarmes ; le nombre est grand de ceux qui sont très-hon-
nêtement incertains, inquiets, et qui, avec un sincère désir
d'être chrétiens, hésitent à entrer dans les voies orthodoxes,
doutant que ce soient vraiment là les voies chrétiennes. A
LA CRISE nu PROTEST ANTlSiME EN FRANCE. 827
écarter de son sein tous ceux des protestants, pasteurs ou
fidèles, que préoccupent ces inquiétudes ou ces doutes, l'Église
protestante manquerait d'équité et courrait risque de voir ses
rangs trop éclaircis. Il lui convient de se montrer modérée,
patiente, do faire aux nuances diverses leur part, de travailler
sans exigence prématurée à convaincre ceux qui doutent, à
rassurer ceux qui craignent, et de compter sur le progrès de
la foi , sur l'empire de la vérité et du temps, en respectant la
liberté ' . w
L'autre motif, motif de droit, qui empêche M. Guizot de
réclamer immédiatement la signature d'une nouvelle Confes-
sion de foi, c'est que, la liberté d'association n'existant pas
en France, ceux qui croiraient devoir se séparer de l'Eglise
réformée n'auraient plus d'Église, ni même la perspective
d'en fonder une autre conforme à leurs goûts et à leurs ten-
dances.
En résumé, M. Guizot compte sur le temps, comme si le
temps n'était pas mortel à la Réforme! le temps a-t-il jamais
respecté aucune institution humaine, aucune association dont
le lien n'est formé que par l'accord toujours-fragile d'opinions
individuelles et changeantes ? C'est chose évidente pour
nous : le temps, dont l'action est irrésistible, ne fera qu'ag-
graver cette situation ; parce que le mal est au cœur du pro-
testantisme, parce que c'est un vice originel et constitutif dont
il est impossible d'arrêter les ravages.
Rédiger une nouvelle Confession de foi ! y songez-vous ?
sur quelle base pourriez-vous l'asseoir ? Dresser à nouveau le
canon des saintes Écritures ? déclarer qu'elles renferment la
parole de Dieu ? déterminer d'une manière quelconque, la
plus vague possible, la nature et la valeur de l'inspiration :
soit. Les orthodoxes la souscriraient, je le suppose, et les ra-
tionalistes les plus avancés seraient forcés de s'éloigner. Et
vous croyez que, de la sorte, vous auriez constitué une véri-
table unité Pet cette unité telle quelle, combien durerait-elle ?
vSi avec des symboles beaucoup plus précis, on en est venu à
' L'Eglise et la société chréliennes, [j. o7.
228 LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE.
ce point, que serait-ce avec celui-là ? Car eniin vous n'êtes
pas, vous ne vous prétendez pas infaillibles. Vous n'existez,
selon l'expression fort juste de M. Colani, qu'en vertu d'un
contrat social, qui laisse à chacun le droit radical de reprendre
ce qu'il n'a engagé que pour vivre avec vous, sa liberté tout
entière. De nouvelles sectes naîtront de vos débris, et vous
aurez seulement la gloire d'avoir préparé de nouveaux maté-
riaux pour une nouvelle Histoire des variations. Non ; tant
que vous ne pouri-ez pas inscrire en tête de vos Confessions
de foi ces paroles du premier concile : Visum est SpirituiSancto
et nobis, toutes vos tentatives d'unité, frappées d'impuis-
sance, seront l'opprobre de votre Eglise et la risée du genre
humain !
Ainsi, tandis que l'Église romaine , puisant une nouvelle
force dans chacune de ses épreuves, offre au monde le ravis-
sant spectacle de la plus étroite union entre les fidèles, leurs
pasteurs et le père commun des uns et des autres, le vicaire
de Jésus-Christ, la Réforme, après trois siècles d'une existence
toujours agitée et changeante, n'est plus aujourd'hui qu'un
nom, ou, comme l'avouent ses apologistes eux-mêmes, une
fiction et un mensonge. Et par là se vérifie cette parole du
divin Auteur du christianisme : Toute plantation que na pas
plantée mon Père céleste, sera déracinée ' .
Et nous aussi, nous pourrions bientôt célébrer un grand
anniversaire, car en 1864 trois siècles se seront écoulés
. depuis le jour où le pape Pie lY sanctionna de sa suprême
autorité et promulgua du haut de la chaire de Pierre les défi-
nitions du saint concile de Trente. Mais voyez la différence :
toutes ces définitions, sans en excepter une seule, sont encore
la règle de nos croyances ; toutes, nous serions prêts à les
signer de notre sang, et il ne vient en pensée à personne qu'on
puisse en retrancher un mot, une syllabe. Ainsi en est-il, en
remontant le cours des âges, de tous les symboles, de tous les
jugements dogmatiques de notre Église : les plus récents ra-
tifient les plus anciens en les expliquant, et tous ensemble.
♦ Malth., XV, 13.
LA CRISE DU PROTESTANTISME EN FRANCE. 229
avec une merveilleuse harmonie , concourent au développe-
ment doctrinal et comme à l'épanouissement d'une seule et
même foi. Les mères apprennent à leurs enfants le symbole
des apôtres, et le symbole de Nicée et de Constantinople
retentit les jours de fête dans tous les sanctuaires où s'immole
la Victime sans tache, depuis la grande et antique cathédrale
jusqu'à la plus humble église de village; et comme les Pères du
concile de Trente répondaient, à douze siècles d'intervalle,
aux Pères du concile de Nicée, les fidèles de l'Amérique et de
l'Australie répondent, d'un bout à l'autre de l'univers, aux
fidèles de la Chine et du Japon. Avouez qu'elle ne porte pas
en vain le nom de catholique, cette Église romaine qui, seule,
embrasse, dans l'invariable unité de sa foi, tous les temps et
tous les lieux, et qui n'a jamais su transiger avec l'erreur.
Ch. Daniel.
ï
MELANGES
MONSEIGNEUR DE KETTELER
C'est une gloire de l'Église catholique d'avoir eu dans tous les temps,
parmi ses premiers pasteurs, d'intrépides défenseurs de ses croyances
et de ses droits imprescriptibles. C'est une gloire de l'Eglise de nos
jour d'avoir encore, dans toutes les parties du monde, une noble et
courageuse phalange d'évêques qui tiennent haut son drapeau, au
milieu des attaques dont elle est sans cesse assaillie.
Parmi ces illustres prélats se distingue aujourd'hui Mgr Guillaume-
Emmanuel, baron de Ketteler, évêque de Mayence. Frappé de l'im-
portance extrême que la publicité s'est acquise, et des funestes ravages
exercés par une presse détestable, qui fausse toutes les idées et change
la signification de tous les mots pour lesquels s'est passionnée notre
époque, il vient de publier un livre dans lequel il essaye de replacer
chacune de ces idées dans son vrai jour, et de rendre à chacun de ces
mots son sens véritable.
La nature de notre recueil, auxquelles les questions sociales et po-
litiques sont interdites, ne nous permet pas de suivre Mgr de Ketteler
dans tout le développement de sa pensée. Nous nous bornerons donc
à analyser succinctement, et comme simple rapporteur, ce qu'il dit
de la liberté au point de vue de l'appréciation catholique et de la cons-
cience individuelle. Nous nous restreignons d'autant plus volontiers à
cet ordre d'idées qu'vme voix plus autorisée que la nôtre en matière
de philosophie politique et sociale s'est déjà fait entendre sur ce sujet'^.
* Freiheit, Autoritàt und Kirche. Erôrterung iiber die yroszen Problème der
gegemvart (Liberté, Autorité et Église. Éclaircissements sur les grands problèmes
de l'époque).
• Le Correspondant, 25 mars 4862, article de M. Albert de Bioglie.
MÉLANGES. 234
LA LIBERTE EN GENERAL.
« Il n'esl aucun mot, dit Mgr l'èvêque de Mayence, tlonl on use
plus volontiers , aucun dont *)n abuse davantage que celui de liberté.
Il y a dans ce mot un charme merveilleux qui toujours et partout est
capable d'embraser les cœurs des hommes. Que le degré de leur cul-
ture intellectuelle soit élevé ou non, partout où bat un cœtir d'homme,
il est soumis à ce charme. La puissance de ce mot ne lui vient point
du dehors , elle dérive du besoin le plus profond et le phis intime de
Tàme humaine. A la liberté , prise dans son acception véritable, se
rattache la plus haute dignité de Thomme et le plan le plus riche en
grâces de la divine Providence. L'esprit de mensonge en a étrangement
défiîjfuré le sens, et ce triste fantôme de la vraie liberté est pourtant en-
core capable de mettre le monde entier en émoi. C'est ici surtout que
le mensonge ne peut être détruit que par l'exposition de la vérité, et
rien n'est plus dangereux que de méconnaître la hbcrté dans le vrai
sens du mot à cause de l'abus qu'on en feit. Plus la mauvaisse presse
cherche en défigurer Vidée, plus la partie saine de la presse doit s'ap-
pliquer à \a bien comprendre pom* l'opposer à cette image trompeuse.
Elle n'a pour cela qu'à développer les idées chrétiennes telles qu'elles
se trouvent formulées en tant de manière sans l'Eglise. La liberté dans
le sens chrétien, comparée à celle qu'on prêche sur toutes les places
publiques pour égarer le peuple, est comme la pure lumière du soleil
à côté de la sinistre lueur et de la fumée d'une torche.
" Poui- l'homme seul, sur la teiTC, il peut être question de liberté j
tout le reste dans la naturen'est pas Ubre.Le christianisme nous expli-
que ce phénomène. La Hberté de l'homme émane de la ressemblance
qu'il a avec Dieu, elle«st un reflet de l'être divin sur son àme. D'où il
suit que la lil)erté de l'homme a quelque chose de celle qui est en Dieu,
quoiqu'elle en difiV're essentiellejiient.
« La liberté de Dieu, comme l'être de Dieu, est sans conditions,
sans limites : lui seul a la plus haute, la vraie souveraineté. Sa vie, sa
volontté, son action ne sont déternùnées que par hii. 11 a, par rapport à
tout ce qui est tu dehors de lui, une liberté d'élection qui n'est bornée
par aucune linùte proprement dite. Par analogie, l'homme participe à
cette li])erté, mais seulement autant que sa nature créée le permet.
« Ainsi la liberté de l'homme ne peut jamais être illimitée; elle est,
au contraire, jointe au devoir de se soumettre par choix à la volonté
232 MÉLANGES.
divine. Dieu lui pose des limites qu'elle ne peut dépassera sans que la
volonté humaine révoltée contre lui renverse les plans divins.
« La liberté de l'homme ne s'étend pas non plus à toutes les déter-
minations de son être ; bien des choses lui échappent en tout ou en
partie. La naissance de l'homme, sa mort, les circonstances les plus
importantes de sa vie, sont indépendantes de sa volonté. Il n'est pas
jusqu'à la fin principale de son existence qui ne soit soustraite à son
élection. Dès lors qu'il existe, il tend nécessairement au bonheur. Sa
liberté s'exerce donc plutôt sur le choix des moyens par lesquels il
cherche à atteindre ce bonheur'. »
Nous avons traduit ce chapitre en entier, afin de mettre tout d'abord
en évidence le point de vue auquel se place l'illustre prélat, et afin de
présenter sa pensée telle qu'il l'a formulée lui-même.
II
LIBERTÉ MORALE, LIBERTÉ DE CONVICTION.
Après avoir rappelé brièvement ces principes sur la liberté en géné-
ral, Mgr de Mayence en détermine les conditions dans l'ordre moral et
par rapport au dictamen de la conscience. A ce point de vue, la liberté
est, dit-il, la détermination de l'homme au bien qu'il accepte par choix,
avec la possibilité de préférer le mal. Elle exclut donc toute coaction
extérieure, toute nécessité intérieure, et comprend la faculté de se dé-
terminer au mal.
C'est sur cette idée élevée de la liberté, qui porte si haut la dignité
de l'homme, que l'Eglise catholique a basé tout l'édifice de sa doctrine
sur la vie chrétienne. Tous les docteurs de l'Eglise respectent tellement
ce noble privilège de l'homme, qu'ils n'accordent le nom d'actes hu-
mains qu'à ceux qui portent le cachet de la liberté, et en procèdent
comme de leur source. Pour attribuer une valeur morale à un acte
quelconque de l'homme, ils exigent trois conditions : qu'il soit précédé
d'un jugement intérieur sur sa valeur, qu'il procède de la détermination
intérieure et spontanée de la volonté, qu'il soit accompagné enfin de
la possibilité d'une détermination différente.
A cette liberté se rapporte celle de la conscience, au sujet de laquelle
se manifeste encore avec éclat le profond respect que l'Eglise garde
pour ce sanctuaire de l'homme, je veux dire sa liberté intérieure.
Mgr de Mayence définit la conscience « le jugement intérieur par le-
• Chap. II, p. 11-13.
MÉLANGES. 23. î
quel l'homme, après mure réflexion, applique à sa vie et à ses actions
ce qu'il a reconnu pour vrai et pour bon, et d'après lequel il passe en-
suite à l'exécution*.» Cette merveilleuse activité intérieure de l'âme, par
laquelle l'homme est en quelque sorte constitué juge de lui-même cl
du monde entier, l'Eglise lui assure une telle indépendance, que déjà an
petit enfant qu'elle élève, elle donne comme un commandement divin
cette règle de conduite : Tout ce qui est contraire à ta conscience,
quelle qu'en puisse être l'origine ou la cause, est péché, et il faut que
tu sois prêt à mourir plutôt que d'agir jamais contre ta conscience.
L'Eglise, sans doute, reconnaît qu'il peut y avoir aussi une conscience
erronée, et c'est précisément pour cela ([u'elle ne cesse de rappeler à ses
enfants à quel malheur les conduirait une erreur coupable de la cons-
cience venant de leur propre faute ; c'est pour cela qu'elle les avertit de
la redoutable responsabilité à laquelle une pareille conscience les ex-
posedevant Dieu, qui appellera un jour à son tribunal suprême les actes
de ce tribunal intérieur, pour les juger d'après la loi éternelle.
De même que l'Eglise, tout en reconnaissant la liberté morale, en
règle néanmoins l'usage par cette maxime: Tout ce qui est contraire à
la conscience est péché; ainsi, tout en enseignant l'obéissance à la foi,
elle veut pourtant que cette soumission soit raisonnable, rationabile
obseqnium. Comme il n'y a pas de bonté morale pour l'homme sans
libre choix , de même l'adhésion à la vérité religieuse, pour être digne
de l'homme, doit être accompagnée de l'assentiment intérieur et libre
de la raison. N'est-il pas, en effet, aussi impossible d'établir la moralité
d'un acte sur la volonté d'autrui, ou la conviction personnelle sur une
pensée étrangèi'e, que de construire un édifice sur un fondement autre
que le sien? C'est là encore une nouvelle liberté de l'homme que Dieu
lui assure non-seulement vis-à-vis de la créature, mais aussi vis-à-vis
du Créateur. Dans l'ordre surnaturel, aussi bien que dans l'ordre natu-
rel, l'homme reste libre d'accepter la vérité religieuse. La foi est l'as-
sentiment donné, sous l'influence de la grâce divine, par l'intelligence
et par la libre volonté, aux vérités révélées de Dieu.
" La foi, conclut Mgr de Mavence, est donc un don de la grâce, d'a-
bord en tant qu'elle a pour objet des vérités que Dieu nous a révélées,
et par les prophètes de l'ancienne alliance et par son propre Fils, en-
suite en tant (jue l'assentiment que nous donnons à ces vérités se pro-
duit sous l'inlluence de la providence paternelle de Dieu, (jui excite,
éclaire et fortifie l'esprit de l'honnne. (]omme le médecin guérit et for-
tifie l'œil malade et faible, ainsi Dieu, dans son amour, guérit, fortifie
et éclaire l'oeil faible et malade de la raison, afin qu'elle reconnaisse les
• Chap. m, p. 15.
234 MELANGES.
vérités divines de la révélation. C'est là un des côtés de l'acte de foi,
l'œuvre de Dieu. Mais il faut que l'autre lui réponde, l'œuvre de
riiomme, l'action lil>re de' l'âme humaine... De leur réunion résulte
cette merveille dans l'histoire d* l'humanité, cette foi fnrte, inébranla-
ble, cette sainte conviction qui surpasse infiniment toute conviction
purement humaine, et qui a produit les innombrables martyrs de la
foi.
« Cette double liberté, morale et intellectuelle, constitue proprement
la liberté humaine. Quiconque la possède, possède avec elle la vérita-
ble dignité de l'homme, dussent toutes les autres libertés lui faire dé-
faut ; quiconque ne la possède pas, est privé par là même de cette
dignité de Thomme, fut-il en possession de toutes les autres libertés et
de tous les honneurs humains. L'abus de cette double liberté consiste,
pour la volonté, dans le choix du mal, pour l'intelligence et la raison,
dans le choix de l'erreur. Cet abus conduit ensuite l'homme à sa plus
profonde dégradation, lorsqu'avec celte volonté qu'il devait librement
soumettre au souverain bien, il devient l'esclave de passions mauvaises ;
ou lorsqu'avec cette intelligence qui devait lui servir à reconnaître la
lumière éternelle, il devient l'esclave de l'erreur, du mensonge et des
ténèbres*. »
m
LIBERTE RELIGIEUSE.
Nous passons sous silence, à notre grand regret, les belles considé-
rations développées par Mgr l'évêque de Mayence dans plusieurs cha-
pitres à la suite de ceux que nous venons d'analyser, parce qu'elles
tiennent à un ordre d'idées qui sort de notre cadre ; et nous arrivons
à la grande question de la liberté religieuse. On nous permettra de
traduire en entier le chapitre où le docte écrivain fixe la définition de
cette liberté.
" On peut apprendre de M. Guizot, dit-il, ce qu'on entend aujour-
d'hui par liberté religieuse. Voici l'idée qu'il en donne dans son récent
et remarquable ouvrage ^ ;
<• La liberté religieuse, c'est la liberté de la pensée, de la conscience
» et de la vie humaine en matière religieuse, la liberté de croire ou de
« ne pas croire, la liberté des plùlosophes comme celle des prêtres et
' Chap. IV, p. 49-20.
- L'Église et la société chrétiennes, cliap. vu.
I
MÉLANGES. 235
« des fidèles. L'Euit leur doit à tous la même pléniuide et la même
« sécurité dans rexercice<le leur droit. -•
« Il se demande ensuite quels sont les droits particuliers compris
dans ce principe fondamental de la liberté religieuse, et les formule
ainsi :
I. « Le droit, pour les individus, de professer leur foi et de p rati-
« quer leur culte, d'appartenir à telle ou telle société religieuse, d'y
" rester ou d'en sortir. ••
II. « Le droit, pour les Eglises diverses, de s'organiser, de se gou-
« verner intérieurement selon les maximes de leur foi et les traditions
« de leur histoire. •■
III. • Le droit, pour les croyants et pour les ministres des Eglises
« diverses, d'enseigner et de propager, parles moyens d'influence in-
" tellectuelle et morale, leur foi et leur culte. <>
< Après avoir fait observer ensuite que ce droit, comme tout autre
droit, peut être sujet à l'abus, et que, pour cette raison, l'Etat doit être
autorisé à en éloigner le danger par une certaine haute surveillance,
M. Guizot conclut en ces termes :
" A considérer les choses en elles-mêmes et abstraction faite des
« circonstances locales et passagères, il est incontestable que la liberté
" individuelle de conscience et de culte, la liberté d'organisation et de
« gouvernement intérieur des Eglises, la liberté d'association religieuse,
" d'enseignement religieux et de propagation de la foi, sont inhérentes
« au principe de la liberté religieuse, et que ce principe est réel ou
« nominal, fécond ou stérile, selon qu'il porte ou ne porte pas ces di-
" verses conséquences, qu'il reçoit ou ne reçoit pas ces diverses ap-
" plications. -
- Nous croyons que cette formule comprend tout ce ({u'on entend
ordinairemenlaujourd'hui par liberté religieuse et libertéde conscience,
et qu'on peut la considérer comme l'expression fidèle et adéquate de
l'esprit du temps*. "
IV
LA LIBERTÉ RELIGIEUSE ET L'ÉGLISE CATHOLIOUE.
Nous voici airivés an cœur de la question. La liberté ainsi définie,
c est-à-dire telle qu'on l'entend aujourd'hui, est-elle acceptable p.n-
l'Eglise et dans quel sens, dans quelles limites ?
Avant de répondre, Mgr de Mayence lève encore quelques amphi-
« Chap. XXII, p. 130-132.
230 MÉLANGES.
bologies, en faisant observer que si la liberté morale laisse à l'homme la
faculté de mal faire, elle ne lui en donne pas pour cela le droit, et que
si la liberté de conviction lui donne la possibilité de méconnaître la vé-
rité, elle n'est pas pour cela un droit à l'erreur et au mensonge. S'atta-
cher au bien, à la vérité, c'est toujours le devoir le plus sacré de l'homme;
préférer le mal. Terreur, le mensonge, c'est un abus criant de la liberté
qui lui est laissée. Or, il est évident qu'en fait de liberté religieuse, il
ne doit être question que de l'usage légitime de la liberté dans le do-
maine de la conscience et de la religion, et nullement de l'abus qu'on
peut faire de cette liberté. " Un droit d'admettre une fausse religion,
de l'organiser, de la propager, c'est, conclut Monseigneur, ce qui ne
peut en soi exister aucunement; car le premier et le plus saint devoir
de l'homme, c'est de choisir la vraie religion et de se consacrer à elle
avec toutes ses facultés, toutes ses forces. L'Eglise catholique, de son
côté, ne peut cesser de considérer les fausses religions comme le plus
grand abus de la liberté et de les combattre par tous les moyens eu
son pouvoir. D'autre part néanmoins, peut-elle d'après ses principes,
renoncer à la conti'ainte extérieure en matière de liberté religieuse?
peut-elle abandonner à la libre détermination de l'homme le choix
d'une religion, comme elle lui abandonne le choix du bien ou du mai?
enfin , privée elle-même de moyens coercitifs extérieurs, est-elle obli-
gée de les demander au pouvoir civil , ou au moins aux princes ca-
tholiques ? Tel est proprement le point de la question '. «
Pour résoudre ces problèmes, le savant prélat examine d'aboi'd les
conditions où se trouve l'Eglise vis-à-vis des infidèles qui n'ont point
reçu le baptême ; il explique ensuite quelle était sa position au moyen
âge par rapport aux hérétiques, qui avaient reçu le baptême ; puis il
tire de cette double considération les conséquences qui en découlent
pour notre époque. Suivons-le rapidement.
Relativement aux infidèles, Mgr de Mayence établit, d'après saint
Thomas ^ et Suarex * les principes suivants :
1° L'acceptation de la foi chrétienne qui, devant Dieu, est le plus
grand devoir de l'homme, est, devant les hommes, affaire de libre vo-
lonté, de libre détermination, et nul ne peut y être forcé en quelque
manière que ce soit, — ullo modo^ — par des moyens extérieurs.
2" Le pouvoir spirituel de l'Église, comme tout pouvoir sur la terre,
a aussi ses limites. Les dépositaires de ce pouvoir n'ont pas le droit de
faire tout ce qu'ils peuvent faire, tout ce qui leur semble utile, ni d'exer-
^ Chap. xxui, p. 133.
' 2» 2», q. 10, art. 2 et 1 1 .
* Tract, de fide, Disp. 18, sect. ni, ii" 4, o, 7, et sect. iv, n« 9, 40.
I
MÉLANGES. 237
ccT SOUS ce rapport une eonlrainle arbitraire. L'étendue dans laquelle
la force extérieure ])ent s'employer est circonscrite par la nature même
de l'autorité qui l'emploie.
3° Le pouvoir spirituel de l'Eglise, qui repose sur rinstitntion de
Jésus-Christ, ne s'étend qu'à ses membres, et cela dans les limites dans
lesquelles Jésus-Christ le lui a connnuniqué. Ceux qui ne sont pas bap-
tisés, ceux qui ne sont pas chrétiens, ne sont pas non plus soumis à sa
juridiction. Vis-à-vis d'eux, elle n'a pas le droit de /jrccher V Evangile à
toute créature^ et de les convier, au nom du salut de leur âme, à entrer
dans l'Eglise.
4" La liberté religieuse a ses limites naturelles dans la raison, dans la
moralité, dans l'ordre. Toute doctrine, tout usage religieux qui leur
serait contraire, ne peut être toléré. L'idolâtrie, par exemple, ne doit
point être soufferte là où on pourrait l'empêcher.
« D'après ces principes, ajoute Mgr de Ketteler. TEgiise laisse aux
infidèles cette plénitude de liberté religieuse que réclamait M. Guizot...
Elle respecte tellement la liberté de la conscience et de la religion , qu'elle
rejette comme entièrement inadmissible toute contrainte extérieure
contre ceux qui ne lui appartiennent pas Mais en même temps elle fixe
la limite de la liberté religieuse au point où celle-ci deviendrait une
menace pour les biens moraux de riiomme '. »
Telle est, telle fut toujours la conduite de l'Eglise envers les infidèles
en debors de sou sein. Et cette tolérance n'est point en contradiction
avec la conduite de cette même Eglise envers les hérétiques au moyen
âge. Alors, comme ïnaintenant, elle laissait les infidèles en possession
de leur pleine liberté, parce que n'étant point dans son sein, ils ne se
trouvaient point soumis à sa juridiction : quant aux chrétiens baptisés,
on les considérait comme engagés envers l'Eglise. En adoptant la
vraie foi, ils acceptaient aussi l'obligation de la garder jusqu'à la fin,
et l'Eglise était en droit de réclamer d'eux la fidéUté à leurs engaire-
ments.
On aurait tort néanmoins d'en conclure qu elle doive ou qu'elle
veuille en agir de même envers les hérétiques de nos jours, el employer
contre eux les mênu's moyens de contrainte extérieure. Pour être sou-
mise à cette contrainte, l'hérésie devait réunir deux conditions : i" per-
sistance opiniâtre dans l'erreur après qu'on avait été validement baptisé
et suffisamment instruit; 2° résistance active à l'autorité de l'Eglise -.
Mais qui ne voit qu'on ne saurait retrouver ces caractères dans les hé-
rétiques de naissance, (jui ne se sont point séparés personnellement de
' Chap. xxur, p. 14.">.
' Suerez, De fide, qiuesl. 49, sect. m et v.
238 MÉLANGES.
l'Église et qui descendent d'ancêtres dès longtemps séparés d'elle? peut-
il y avoir résistance active et proprement dite à l'autorité de l'Eglise,
là où on n'a plus même l'idée de cette autorité, où le préjugé a faussé
toutes les notions, où l'on prend pour une même chose l'autorité de
l'Église et l'arbitraire de l'homme et du prêtre? Aussi, quoique les hé-
rétiques de naissance soient encore soumis à l'Eglise, de droit et de-
vant Dieu, « elle est bien éloignée de faire contre eux extérieurement
aucun usage pénal de la puissance ecclésiastique. »
En outre, au moyen âge, l'hérésie était considérée comme crime po-
litique. Déjà dans le droit romain, après la conversion des empereurs
au christianisme, on croyait devoir la punir. De là le châtiment de
l'hérésie passa dans les usages et les lois des peuples chrétiens. Cet état
de choses résultait naturellement de l'unité de foi. On n'avait alors au-
cune idée de plusieurs confessions de foi ou Eglises différentes , s'il
faut employer cette expression. On vivait universellement avec l'idée
d'une Église catholique unique, seule vraie et répandue par tout le
monde. On considérait cette unité de foi comme un bien commun,
qu'il fallait sauvegarder à tout prix. Aujourd'hui, au contraire, cette
unité de foi est rompue et Fhérésie n'est plus un crime politique, au
moins dans les pays où se trouvent en grand nombre les hérétiques de
naissance.
CONCLUSIONS POUR L'ÉPOQUE.
« Maintenant, dit Mgr de Ketteler, en terminant ce chapitre, si
nous voulons répondre pour notre temps aux questions posées plus
haut : Jusqu'à quel point l'Église est-elle tenue de réclamer la contrainte
extérieure contre l'abus de la liberté religieuse? des catholiques peu-
vent-ils regarder la liberté rehgieuse comme une nécessité? nous aoi-
vons aux résultats suivants :
« 1. En général, l'Église considère l'acceptation de la religion
comme une chose qui dépend de la détermination intérieure de
l'homme, et elle ne reconnaît à aucun pouvoir, soit ecclésiastique, soit
civil, le droit d'exercer sur cette détermination aucune contrainte exté-
rieure .
« 2. Les châtiments exercés par l'Église sur les hérétiques, dans des-
cas particuliers proportionnellement peu nombreux , n'avaient pas pour
motif l'intention de forcer la conviction religieuse, mais la pensée
qu'elle pouvait exiger des chrétiens l'accomplissement des obligations
MÉLANGES. 239
contractées par eux au l.aplèmc. Néanmoins elle n'avait recouis aux
peines extérieures que dans des cas particuliers et pour des hérétiques
publics et formels dans le sens déterminé jilus haut. Aujourd'hui les
protestants yalidement baptisés gardent encore toujours un lien avec
l'Église catholicfue par le baptême ; mais abstraction faite des autres
raisons qui font assez comprendre que TEglise n'a pas même la pensée
d'exercer contre eux aucune contrainte à cause de ce lien, on ne peut
même plus retrouver en eux les conditions requises autrefois pour l'hé-
résie formelle et sujette au châtiment ; de sorte que par ce seul motif
la crainte de semblables intentions dans TEglise n'est plus qu'un vain
épouvantail.
" 3. L'hérésie comme délit politique présupposait l'unité de la foi ;
elle a disparu avec celte unité de nos lois pénales.
« 4- I^ans les pays où d'autres confessions religieuses existent léga-
lement d'après le droit civil, im prince catholique leur doit pleine pro-
tection dans l'exercice de leurs droits et irait contre les principes de son
Eghse en somnettant ces associations religieuses à mie contrainte ex-
térieure.
" 5. En Allemagne, l'Église catholique et, à côté d'elle, la confession
luthérienne et la confession réformée jouissent de pleins droits dans le
sens que nous venons d'indiquer. Un prince catholique doit sans aucun
doute à ses sujets de ces différentes communions amour, appui et pro-
tection en ce qui concerne leur existence légale.
" 6. L'Église laisse les princes libres de déta^miner dans quelles li-
mites ils veulent act;brder la reconnaissance légale et le droit de cor-
poration aux autres sociétés religieuses qui existent en dehors de ces
trois commmiions. 11 n'y a aucun principe de fEglise qui empêche un
catholique de penser que, dans les circonstances piésentes, l'Etat fait
pour le mieux eu accordant, avec la restriction que nous allons y met-
tre, une pleine liberté religieuse.
" y. Nous maintenons la limite déjà marquée plus haut à la liberté
religieuse comme une cliose exigée également par la raison et par le
christianisme, et nous considérons connue un abus la tolérance accor-
dée, sous prétexte de liberté religieuse, à des sectes qui nient un Dieu
un et personnel et mettent la moralité en danger.
" 8. L'Église ne cessera pas de revendiquer sur tous ses membres
le pouvoir que Jésus-Christ lui a accordé, et en particulier, celui d'ex-
clure de son sein quiconque renie sa loi ' . »
' Cliap. xxui, p. I.")3-<.!)5.
240 MÉLANGES.
VI
Telle est en résumé la doctrine développée par Mgr de Mayence au
sujet de la liberté. Pour bien s'en rendre compte, il ne faut pas perdre
de vue que le prélat écrit pour T Allemagne et en face d'un ordre de
choses particulier et local. Pour lui, il ne s'agit point d'une question
spéculative, mais surtout delà question pratique. Si nous avons bien
compris sa pensée, après avoir réservé les droits de l'Eglise, il accepte
les faits accomplis et examine jusqu'à quel point elle peut et veut, dans
les circonstances présentes, renoncer à l'exercice de ces droits ; par là
même, il détermine aussi suffisamment ce qu'un catholique doit penser
de la liberté religieuse et dans quelles limites elle peut lui paraître ac-
ceptable.
Analyser l'ouvrage entier serait ici chose impossible. Contentons-
nous de dire que les questions les plus fondamentales, parfois les plus
brûlantes, y sont traitées avec une grande lucidité. Progrès, civilisa-
tion, liberté, égalité, fraternité, autorité, souveraineté, autonomie, ab-
solutisme, centralisation, légalité, libéralisme, réforme, révolution,
franc-maçonnerie, le Foyer, l'Etat, l'Eglise, tout est passé en revue.
Quelques-unes des conclusions que nous avons citées nous ont paru un
pçu larges, surtout la quatrième et la sixième. Mais cela ne nous em-
pêche pas de dire qu'en général, dans l'ouvrage de Mgr de Ketteler, les
droits de l'Eglise sont noblement défendus contre les ennemis de sa li-
berté ; les funestes tendances du libéralisme moderne clairement démas-
quées ; les devoirs des catholiques, dans la position que les idées ré-
volutionnaires leur ont faite, nettement déterminés. Tel est, à notre
avis, le véritable sens de ce livre.
H. Mertian.
BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLK}! ES.
L'Église n'a pas de gloire plus pure, de couronne plus belle que ses
innombrables œuvres de charité, de dévoûmcnt et de zèle. C'est par là
qu'elle se montre à tous les regards comme la vraie épouse et l'héri-
tière de Celui qui a passé dans le monde en faisant le bien. El, chose
digne de remarque, c'est au moment où ses ennemis, se riant de son
imjjuissance prétendue, pronostiquent sa prochaine ruine, c'est en ce
moment qu'elle semble multiplier plus que jamais les témoignages de
sa fécondité et de son intarissable vie. Aucune époque, en effet, n"a
paru plus riche que la nôtre en œuvres de tout genre, et ce progrès-là
mérite à coup si*u- d'être signalé parmi les titres de gloire de notre âge,
bien plus encore que tous les progrès matériels ou scientifiques don
nous sommes si fiers. Oui. il est bon que ces merveilles catholiques
soient connues de tous. Une telle publicité importe à l'honneur de
Jésus-Christ et de son Eglise; elle sera une réponse, un démenti aux
ennemis de notre foi; elle nous préservera au besoin, nous, catho-
liques, d'un affreux esprit de découragement qui nous porterait à
désespérer de notre siècle ; elle contribuera puissamment à produire
partout de nouveaux fruits d'édification, de zèle et d'émulation gé-
néreuse.
Nous avons donc cru accomplir une tâche d'une haute utilité en
introduisant dans notre recueil un Bulletin des OEiwres catholiques.
Parmi ces œuvres, il en est (jui sont trop universellement connues
pour qu'il soit nécessaire d'y insister : nous nous bornerons, en ce qui
les concerne, à une simple mention ou à la constatation de certains
résultats crénéraux.
Mais il en est d'autres moins connues ou même complètement igno-
rées, et pourtant belles, fécondes et dignes à tous égards d être mani-
festées au grand jour. Ce seront donc celles que nous aurons surtout à
cœur de signaler et de glorifier.
Du reste, l'esprit le plus large présidera à la rédaction de ce bul-
letin. Nous parlerons tour à tour des œuvres les plus diverses : celles
de la France et celles des pays étrangers, celles (jui présentent un in-
térêt plus restreint et celles qui se |)roposcnt un but plus général, celles
qui fleuiissent dans les grandes villes comme cclh^s (|ni se cachent dans
les plus humbles paroisses. Nous nous efl"orcert)ns de ne négliger ai<
I IG '
242 BULLETIN DES OEUVRES CATHOLIQUES.
eune des grandes manifestations du bien. Toutefois, nous devons ie
faire observer, les détails que nous leur consacrerons ne seront pas
toujours en proportion exacte avec leur importance ou leur excellence
relatives : on ne sera pas surpris que nous parlions plus fréquemment
et plus longuement de celles sur lesquelles nous recevons des rensei-
gnements plus sûrs, plus complets et plus intéressants.
î
Parmi toutes les œuvres de zèle qui ont pris naissance sur le sol de
notre patrie, la plus importante sans contredit, la plus féconde eu bé-
nédiction pour ses propres membres, en fruits de salut pour le monde
entier, où elle ne cesse d'étendre le royaume de Jésus-Christ, c'est (qui
pourrait Tignorer?) la grande et sainte OEuvre de la Propagation de
la foi, dont les progrès sont un des plus consolants spectacles qui
puissent réjouir le cœur des fidèles, au milieu des luttes et des épreuves
de notre siècle. Il ne s'agit pas de faire connaître cette œuvre ; ses An-
nales sont dans toutes les mains, et \\ n'est, pour ainsi dire, pas un
catholique, digne de ce nom, qui n'ait à cœur de lire ces pages, ex-
traites de la correspondance des missionnaires, et que Ton dirait sou-
vent empruntées aux actes des martyrs ou à l'histoire de la primitive
Eglise. Nous ne voulons donc pas redire ce que personne n'ignore ;
quelques faits et quelques résultats numériques suffiront pour faire
comprendre 1 admirable vitalité de l'OEuvre et son importance dans
F Eglise.
L'OEuvre de la Propagation de la Foi a été approuvée et enrichie
d'indulgences parles souverains pontifes Pie VII, Léon XII, Pie VIII,
Grégoii'e XVI et Pie IX, dans leurs rescrits ou lettres encvcliqties des
i5 mars 1828, 11 mai 1824-. 18 septembre 182^, 25 septembre i83i,
i5 novendjre i835, .i2 juillet i836, i5 aoiit 1840, 17 octobre 1847,
10 septembre i85o, 3i décembre i853, ij avril i855. Elle a été
reconimaudée par les évêques dans 5ii mandements. Sa prtatiière
recette annuelle pour 1822, année de la fondation, a été de 22,915 fr.
35 cent.; le maximum de ses recettes annuelles, dû en partie aux cir
constances exceptionnelles du jubilé, en i858, a été de 6,-684,067 fr.
1 1 cent., et la somme totale de ses recettes durant les trente-neuf exer-
cices publiés jusqu'à ce jour a été de 87,802,322 fr. 78 cent. Les
annales sout tirées actuellement tous les deux mois à 212,600 exem-
plaires ainsi répartis : français, i34,8oo; anglais, 20,000; allemands,
20,5oo; espagnols, 1,600; flamands, 5,5oo; itahens, 20,200; por-
tugais, 2,.5oo; hollandais, 2 000; polonais, joo.
BULLEÏJN DES IKUVRES CATIK^LIQCES. 243
II
A rOEnvrc de la Propaoation de la Foi se rattache, roninie une de
sesraniiiicatious, celle delà Sninte-Enfance. Elle n'est aulie cliose (|ne
l'apostolat des enfants eliréliens auprès des enfants de la Chine et des
autres pays infidèles, au nom et pour Tamour du saint enfant Jésus.
Elle se propose d'arracher à la mort une multitude d'enfants païens
(uie le caprice et la misère, les superstitions et la barbarie font périr
par milliers; d'ouvrir par le baptême l'entrée du ciel au plus gi'and
nombre possible de ces êtres infortunés ; de préparer un moyen sûr et
puissant de rét^^énérer les nations idolâtres, en donnant une éducation
chrétienne à ceux qu'on aurait sauvés de la mort, et, plus tard, de faire
de ces enfants rachetés des instruments de salut, connnc maîtres et
maîtresses d'école, médecins et gardes-malades, catéchistes, prêtres
même, et missionnaires indigènes.
LOEuvre repose principalement sur la charité des enfants. Ce sont
eux qui eu sont, à proprement parler, les membres, et ils ont la princi-
pale part dans les mérites et les prières des associés. L'expérience a
montré que cette intéressante association convient merveilleusement à
leur àa^e. Elle leur fait prendre de bonne heure des habitudes d'ordre
et d'économie. Elle les initie aux sentiments de piété et de compassion
chrétienne, et par-dessus tout, elle leur inocule cet esprit de zèle et
d apostolat (|ui est plus que jamais devenu un devoir, et ainsi elle les
prépare à entrer dan^ la Proj)agation île la FoL dont elle est comme
le noviciat.
Fondée à Paris, en i843, par l illustre évêque de Nancy, Mgr de
Forbin-.Ianson, auquel s adjoignit M. l'abbé James, la Sainte-Enfance
est dirigée ajourd'hui par un conseil central siégeant à Paris et com-
posé de trente membres, tant ecclésiastiques (jue laïcjues. Elle a pour
président Mgr l'évèque d'Arras, et pour directeur général xM. l'abbé de
Girardin. chanoine honoraire de Paris.
L'OEuvre a reçu l'approbation des souverains pontifes Grégoire XVI
et Pie IX. Elle est ein-ichie de nombreuses et précieuses indidgences.
Sa Sainteté Pie IX l'a constituée canoniqiiement, en 1856, et lui a donne
pour protecteur S. Eni. le cardinal Reisach, en la recommandant a
l'imivers calholi(iue. Plus de cent cin([uaute évêques ont publié en sa
faveur des mandements où ils ensa^ent leurs diocésains à s'y associer.
La Sainte -Enfance fournil aujoin-d'hui des secours à cinquante-neu.^"
missions. Depuis son origine, elle a procuré le baptême à environ
//Y)/,f millions d'enfants. Le nombre des baptêmes s'élève actuelleincr. l
à troLs on quatre cent mille par an. Elle élève chacjue année j)lus (! '
244 BULLliTlN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
dijc nulle enfants, soit clans les orphelinats, soit chez des particuliers.
Les orphelinats, les écoles, les fermes que possède ou soutient 1 OF.uvre
sont au nombre d'environ six cents.
Les recettes étaient, la première année, en i843, de 23,ooo fr. Elles
ont été, en 1809, de 1,254,267 fr. Enfin, en 1861, d'après le compte
général publié dans le numéro d'avril des Annales de la Sainte-
Enfance^ le montant des souscriptions et des offrandes s'est élevé à
1,385,74' ^''- 5o c.
Les publications de l'OEuvre se trouvent au bureau central du ma-
tériel, maison Bouasse-Lebel fils aîné, 29, rue Saint-Sulpice, à Paris,
et chez tous les correspondants de FOEuvre.
On y trouve en particulier les intéressantes Annales de l'OEnvre de
la Sainte-Enfance , paraissant tous les deux mois.
III
U OEuvre Apostolique , établie parmi les Dames chrétiennes, se
rattache naturellement aux deux œuvres dont nous venons de parler.
C'est d'elle que notre saint-père le pape Pie IX a dit cpi'il voyait en
elle la fille aînée de la Propagation de la Foi, quoique la Sainte-
Enfance eût pris le pas avant elle. Son but spécial est de coopérer à
l'expansion de la foi, en venant en aide aux besoins matériels du culte
dans les missions étrangères. Les associées viennent aussi en aide aux
besoins spirituels des missions par la prière, demandant à Dieu d'y
envoyer de nombreux et saints ouvriers apostoliques, et d'accorder
à ces peuples des grâces abondantes de conversion et de salut.
Cette OEuvre, étant en quelque sorte la continuation de celle des
saintes femmes auprès de Notre-Seigneur, est placée sous leur patro-
nage spécial. Les associées récitent chaque jour un Pater, un Ave et
l'oraison pour la propagation de la foi. On les invite en outre à ajouter
quelquefois librement à ces prières d autres pratiques de dévotion, par
exemple, la sainte messe, le chapelet, une visite au Saint-Sacrement, le
chemin de la croix, etc.
Chaque jour, la sainte messe est célébrée pour les fins de lOEuvre en
général, et en particulier pour les besoins spirituels des associées
vivantes et décédées. Tous les mois, il y a une réunion pieuse où l'on
entend une instruction suivie de la messe ou de la bénédiction du Très-
Saint-Sacrement.
L'OEuvre reçoit avec reconnaissance les objets neufs, ou avant déjà
servi, qui peuvent être Iranforniés par le travail des associées en orne-
ments d'autel, aubes, surplis, nappes d autel, etc. On demande particii-
BULLETIN PKS OI-UVRES CVniOLIQl ES. ^i'i
lièrenient «les robes, des morceaux de soie el de velours, et des étoffes
de tous les genres, de la toile, des rubans, des bijoux, des images, des
tableaux.
Les ressources niatërielles proviennent des dons, souscriptions et co-
tisations volontaires des associées; des loteries, (|nêtc.s et sermons de
cbarilé. et priuci[)a!enient des travaux manuels exécutés par les mem-
hres de l'œuvre, soit chez elles, soit dans les ouvroirs établis à cet
effet. Les hommes peuvent aussi participer aux. avantages spirituels
de rOEuvre Apostolique, à titre de souscripteurs on de bienfaiteurs.
Un conseil général est éla])li à Paris; dans les autres villes, les asso-
ciées forment des séries dirigées par des Dames collectrices; à la tête
des séries il va un conseil et un bureau d'administration. Les conseils
locaux relèvent du conseil général. L'œuvre est aujourd'hui entière-
ment organisée dans les villes de Paris, Bordeaux. Brest, Dax, Haze-
brouck, le Mans, Orléans, Rennes, Saint-Brieuc. Dans douze autres
\ illes, le temps ne lui a pas encore peimis d'arriver à cette organisation
régulière, mais bientôt ses efforts y seront couronnés de succès.
Chaque année, après une exposition publique où figurent les envois
des différentes localités où l'OEuvre est établie, on expédie dans les
diverses missions tout ce que le zèle des associées a pu réunir. Voici,
d'après le compte rendu officiel, le tableau des objets envoyés dans les
missions après avoir figuré à l'exposition de l'exercice 1860-1862 :
Chasublerie. 665 objets, pour ;^4i^66 fr. » c.
Vases sacrés. "^ 162 — 4^830 .5o
Linge d'église. 4^373 — 8,713 73
Objets de piété. (Plusieurs milliers) 5,659 "
Objets personnels. 5i7 — 2,706 60
On peut se procurer des notices plus étendues sur l'OEuvre et les
renseignements qui la concernent, à Paris, 28, rue des Postes, par
madame la Supérieure des Sœurs de la l*ropagation de la Foi, présidente
de r()Eu\re.
IV
h'OEiii'n; (les Ecoles d Orient est née d'un contre-coup de la cam-
pagne de Crimée. Les puissances alliées avaient annoncé l'intention
d'arracher les chrétiens d'Orient à l'intolérance musulmane «M au
protectorat russe. Quelques hommes de science et de foi. des mem-
bres de r Institut , parmi lesquels il faut citer le baron Cauchy et
M. Charles Lenormant , conciu'enl la pensée de profiter des circons-
2i6 BULLETIN DÏÏS ŒL'VHES CATHOLIQUES.
tances pour venir en aide à ces populations orientales, et ils pensèrent
que la première chose à faire était de favoriser parmi elles rétablisse-
ment d'écoles où elles trouveraient et les enseignements de la foi
catholique et leur initiation à la civilisation européenne. Les premières
réunions, bien peu nomi^reuses, se tinrent dans le salon de M. Caucby.
dans une maison de la rue Serpente. Quand cette maison fut démolie,
on alla se réfugier chez M.Mandaroux-Yertamy, qui, lui aussi, a déjà
quitté cette terre. Lorsque l'OEuvre prit une organisation plus régu-
lière, elle choisit pour président M. le contre-amiral Mathieu, direc-
teur du dépôt des cartes de la marine, et pendant quelque temps les
réunions se tinrent dans son cabinet de directeur, dans la l'ue de l'Uni-
versité. Malgré la bonne volonté et le zèle de tous, on s'aperçut bientôt
qu'il fallait quelqu'un qui se consacrât tout entier à l'entreprise et qui
en fît son affaire. Le conseil proposa cette œuvre de dévoùment à
M. l'abbé Lavigerie, professeur à la Sorbonne, qui l'accepta avec
empressement, et ne tai"da pas à devenir (on peut le dire") le véritable
créateur de lOEuvi^e. Elle prenait un développement sensible, elle
s'organisait, elle s'étendait, mais elle était loin encore d'avoir atteint
les proportions que Ion pouvait légitimement espérer pour elle. A
cette époque, les bureaux avaient été installés rue du Regard, 12, et
c'est là aussi que se tenaient les réunions. Dans Tété de 1860, arrive
tout à coup la terrible nouvelle des massacres de Syrie. La plupait des
membres du conseil étaient éloignés de Paris ; le directeur lui-même
avait été forcé par l'état de sa santé daller demander un peu de repos
aux Pyrénées. Cependant ceux des membres du conseil qui se trou-
vaient à Paris accourent aux bureaux, on se rencontre, 011 se convoque
les uns les autres, le télégraphe se met en mouvement, et peu de jours
après le directeur et les principaux membres du conseil peuvent déci-
der l'ouverture d'une souscription extraordinaire pour les victimes des
massacres de Svrie. L'opinion publique accueille avec une faveur
marquée l'initiative prise par l'OEuvre des Ecoles d'Onent; les au-
mônes arrivent de tous les côtés ; la souscription produit deux mil-
lions. Au premier moment, on avait pourvu auii besoins les plus pres-
sants, on avait envové de l'argent, des vêtements ; mais il fallait mettre
dans la distribution de ces secours abondants de l'ordre, de la régula-
rité. M. l'abbé Lavigerie partit pour la Syrie. Au printemps de 1861 ,
il publia le compte rendu de son voyage ainsi que de 1 emploi de la
souscription. On avait conservé à ces intéressantes populations, avec la
vie du corps, la vie de l'âme. Bientôt après, M. Lavigerie fut appelé à
remplir à Rome les fonctions d'auditeur de rote pour la France. Il est
resté directeur de l'OEuvre, et il travaille avec zèle, au centre même
de la catholicité, à la déveloper et à l'étendre. A Paris, il a été rem-
BULLl'TiN DES OKUVR; S CATHOLIQUES. 247
pliK-é par M. }'al)be Sonbiranne, ancien vicaire jjcnëral de Mgr J)in)au-
loiip à Orléans, cpii déploie dans ces nouvelles fonctions le zèle le plus
intelligent et le plus dévoué. LOEuvre, depuis son origine, publie un
Bulletin dans lequel sont consignés avec ses recettes et le détail de ses
allocations, les faits qui intéressent le plus les associés, et un choix
de lettres qui lui sont adressées. Le mode d'organisation est extrê-
mement simple. Les pers(mnes agrégées à l'OEuvre donnent, avec une
courte prière, tme modeste aumône d\m franc par an. Pour mettre
un peu d'ordre dans ces souscriptions si minimes, on a introduit des
livrets; chaque pers<mne pouvue d'un livret s'engage à recueillir tous
les ans la souscription de dix agrégés, c'est-à-dire lo francs. Fhms
chaque diocèse, il se forme un comité qui distribue les liATCts. opère la
rentrée des fonds et les transmet au bureau de l'OEuvre, à Paris. Une
autre lois, nous entrerons dans quelques détails sur la nature des écoles
quelle soutient.
L'Orient nous rappelle la belle OEuvre desPelerinages^ qui a poui
but de facililer les moyens de visiter les saints Lieux. Par ses soins,
tous les ans deux caravanes sont organisées. L'une va passer la semaine
sainte et les fêles de Pâques à Jérusalem ; Tautre a lieu pendant les
vacances de l'automne. L'itinéraire est déterminé d'avance. On s'em-
barque à Marseille, on touche à Malte, à .Alexandrie, on débarque à
Jafta. De là on se transporte à cheval à Jérusalem, ce qui est l'affaire
d un jour et demi. Le séjour à Jérusalem dure environ trois semaines;
pendant ce temps, on fait l'excursion de Bethléem et de Saint-Jean du
Désert, puis celle de Saint-Sabas, de la mer Morte et du Jourdain. De
Jénisalem on va à cheval, et en couchant sous la tente, par Naplouse,
à Nazareth ; de Nazareth on fait Texcursion du mont Thabor, de la
mer de Tibériade. de la montagne des Béatittulcs et de Cana ; on re-
vient à Nazan'th, et par Séphoris on arrive au Carmcl. De là, par
Raïffa , Saint-Jean d'Acre et Sidon, et en longeant toujours les bords
de la mer. ou arrive à Beyrouth, où la caravane se sépare. Les uns
s'embarquent immédiatement pour la France, d'autres organisent
entre eux une excursion dans le Liban, aux mines de Baaibek. aux
Cèdres, à Damas; d'autres s'embarquent pour Constantinople et la
Grèce, d'autres enfin reviennent par 1 Italie. Le pèlerinage proprement
dit. de Jaffa à Beyrouth, dure quarante-deux jotirs. La traversée de
Marseille à Jaffa ou à Beyrouth est d'une douzaine de jours; il va sans
dire que les excui-sions dans le Liban, à Constantinople, en Grèce, en
248 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
Italie, ne sont pas comprises dans ce calcul. Grâce à un traite passé
avec les Messageries impériales, TOEuvre des Pèlerinages obtient des
réductions considérables, et le voyage de Marseille à Marseille, dans
les conditions ordinaires, coûte de i,ioo à i,3oo francs. Grâce à cette
OEuvre éminemment chrétiennes, les Lieux saints sont visités tous les
ans par un nombre croissant de pèlerins catholiques. On sait combien
ils étaient rares à Jérusalem, non-seulement du temps de M. de Cha-
teaubriand, mais encore à une époque beaucoup plus récente. Aujour-
d'hui, rOEuvre dont nous pailons place lé pèlerinage de Jérusalem à la
portée d'un très-grand nombre de personnes, et on peut espérer que
bientôt il n'y aura pas un département qui ne compte parmi ses habi-
tants quarante, cinquante anciens pèlerins de Terre-Sainte.
L'OEuvre publie un bulletin; les bureaux sont à Paris, rue Furs-
tenberg, 6.
VI
L'OEuvre de X apostolat de la Prière, approuvée d'abord par
Mgr Darcunoles, alors évêque du Puy, en 1846, et ensuite par Mgr de
Morlhon, son successeur, en 1848; enrichie en 1849, par Sa Sainteté
le pape Pie IX, de nombreuses indulgences, renouvelées à perpétuité
en 1861, a pour but de faire autant d'apotres qu'il y a de chrétiens
capables de prier.
En effet, outre l'apostolat de la parole, qui a fait l'occupation du divin
Maître durant les trois années de sa vie publique et que ses ministres
continuent d'exercer en son nom, il est un autre apostolat bien plus
méritoire par lui-même, d'où l'apostolat delà parole tire toute son ef-
ficacité, l'apostolat de la prière, auquel Jésus-Christ a exclusivement
consacré les trente premières années de sa vie mortelle, qu'il continue
encore dans sa vie jjlorieuse au ciel et dans sa vie de sacrifice au saint
tabernacle. Ce fut là l'apostolat de Marie, de saint Joseph, et de cette
foule innombrable d'âmes cachées aux yeux des hommes, mais puis-
santes aux yeux de Dieu, qui n'ont pas moins fait pour la défense de
l'Église et le salut des hommes que tous les docteurs par leurs écrits,
et tous les prédicateurs par leur éloquence.
Le R. P. Ramière, aujourd'hui directeur de l'OEûvre, en a déve-
loppé avec beaucoup d'éclat les fondements dogmatiques , les motifs
d'excellence, d'utilité et d'opportunité, le plan et l'organisation, dans
un beau livre intitulé V Jpnstolnt de la Prière (i vol. in- 12. — Paris,
Ruffet. — On trouve aussi à la même librairie, le même ouvrage
abrégé, et, de plus, le Petit Manuel de ï Apostolat de la Prière^ grand
in-32. — Cet opuscule contient sur l'OEuvre une notice dont nous
BULLETIN DES OEUVRES CATHOLIQUES. ïli»
extrayons la plupart de ces détails, et de plus les prières recoinmandées
aux associés.)
L'OEuvre de \ Apostolat, de la Prière se dislingue de la plupart des
autres associations, en ce qu'elle n'impose à ses inend)res aucune charge
nouvelle. Aucune formule, aucune œuvre particulière n'est requise. Il
s'agit plutôt d'une direction générale d'intention, d'un esprit à prendre,
esprit de zèle, esprit tout apostolique, qu'on doit appliquer a ses
actions et à ses prières pour leur assurer une efficacité plus grande et
un nouveau mérite. Ce n'est pas non plus une œuvre à part qui cherche
à se substituer aux autres œuvres, ou même à marchei' parallèlement
- avec elles, ce n'est pas même mie archiconfrérie ayant sa constitutujn
propre et s'affdiant des confréries locales : c'est une ligue de zèle et
de prières dans laquelle sont appelés à entrer, sans rien changer à leur
organisation et sans compliquer leurs pratiques . toutes les commu-
nautés, les congrégations pieuses, aussi bien que les personnes vivant
isolément dans le monde.
Pour entrer dans cette sainte ligue, il suffit de se faire inscrire sur le
registre de l'association; mais il n'est pas nécessaire que l'inscription
soit nominale. Par cela même qu'une communauté ou congrégation
s'agrège à l'apostolat, tous les membres présents et à venir y sont
agrégés. Des billets d'agrégation sont délivrés aux personnes qui en
font la demande et qui veident bien en payer le port. La réception de
ces billets n'est pourtant pas nécessaire pour faire partie de l'associa-
tion. Il n'est pas nécessaire non plus que l'association soit érigée cano-
ni(|uementdaus une [Paroisse, comme cela serait nécessaire s'il s'agissait
d'une nouvelle confrérie à établir
Afin qu'on ne soit pas exposé à perdre l'esprit de VApoxiolat, les as-
sociés sont engagés à offrir tous les jours à cette fin les œuvres de la
journée, à réciter queUjues prières spéciales, et, de plus, à renouveler
chaque semaine, chaque mois et chaque année, certaines pratiques de
j)iété en 1 honneur du Sacré-Cœur.
Un lien extérieur et visible sert à unir, à rapprocber tous les asso-
ciés de y Apo.sinlat de la Prière : c'est une publication mensuelle mti-
Itdée le Messager du Sacré- Cœu/- (36 pages in- 12 par livraison. Paris,
Ruffet. Le prix d'abonnement, port compris, est de W fr. pour toute la
F'rance; pour l'étranger, il varie suivant les conventions postales).
Le Messager du Sacré-Cœur a pris ce nom parce (pie le Sacré-Cœur
est le centre, le point d'appui de l'OEuvre tout entière; en sorte (jue
tous les membres se rallient dans ce divin Cœur, unissent leurs inten-
tions aux siennes, et conspirent unanunement avec lui à l'aceomplisse-
meiit de son vœu le plus cher, de l'ouvrage ([uil est venu consomnuT :
la glour de Dieu par le saint des âmes.
-250 BULLETIN DES (JEUVRES CATHOLIQUES.
Rappeler sans cesse ces pensées à l'esprit des associés, maintenir
leur ferveur, animer leur zèle, centupler la puissance de leurs efforts
en les unissant dans ime pensée commune, en dirigeant leur pieuses
intentions vers une fin unique : tel est le but que s'est proposé le
iVI essaimer du Sacré-Cœur.
Nous avons sous les yeux les onze premières livraisons déjà publiées .
Elles nous ont paru vraiment dignes de leur titre et de l'œuvre excel-
lente à laquelle elles servent d'organe.
Chaque numéro contient au moins un article de doctrine solide,
plus une notice sur quelque saint qui s'est signalé par sa zèle et son
dévoûment au Cœur de Jésus, etc., etc. Pour chaque mois, on désigne
aussi une intention pour laquelle tous les associés doivent spécialement
prier; par exemple, pour le Souverain Pontife, pour les évêques, pour
une mission, etc. Enfin, quelques traits ou récits font connaître des
conversions, des exemples édifiants, etc.
Le Messager du Sacré-Cœur peut donc, avec confiance, frapper à la
porte des communautés religieuses, des séminaires, des pensionnats
chrétiens, des presbytères et des familles qui conservent les traditions
de lantique foi. Nous savons qu'on lui a fait l'accueil le plus favorable.
Mais dans nn moment où les catholiques sentent plus que jamais le
besoin du secours divin et de la prière qui l'obtient, nous faisons des
vœux ardents pour que cet excellent organe de l'Apostolat de la Prière
s'étende de plus en plus.
P. TOULEMONT.
BIBLIOGRAPHIE
p. FRANCISCI XAVERll PATRlTll E SOCIETATE JESU
De intkrpretatione sacrarcm scripti'rarum uBRi II. Roma;, ly[)is Joannis
Baptistae Marini et Socii, i844. 2 vol. in-8».
COMMENTATIONES TRES, DE SCRIPTURiS DIVINIS, DE PECCATl ORIGINALIS PROPA-
GATiONK A Paulo descuipta, DE Chuisto PANE viT.î:. Romœ, ex typographia Bo-
nariim A. iiiim, 1851 . i xnl.in-S".
De LSTERPRETATIONE ORAGULORUM AD C.HRISTUM PERTINENÏIUM 7T2oX£-)fC(AÉvGv, DE-
QDE Christo Zachari.e ET MALACHtiE Vaticiniis pr.î:nu.nciato Commentationes
DU/E. Romîe, typis Bernardi Morini, 1853. 1 vol. in-8".
De EvANGKLiis i.iBRi TRES. Friburd;! Brisgovjac, libraria Herdcriana, 1853.
i Yul. in- 4».
De }<in. uoc est oe im-maculata Mari^ origine a Deo pr^dicta Disquisitio
cuM Appendice de feminim generis e\all.\«e in linguis semiticis usitata.
Roraae, typis Bernardi Morini, 1854. 1 vol. in-S" et in-4°.
De consensu utruisque ubri Machab.eorum. Romœ, typis Sacri Consiiii
christictno nomiiii propagande, 185(). I vol. iu-40.
In Joannem Commentarium. Rom.T, typis Bernardi Morini. 1857. 1 voi. in-S".
In Marcim Commentarium. RoiiKt", apiid .losepiium SpiLiioever, 1862. 1 vol.
in-8".
Une nouvelle piîljjùtation du R. P. Patrizzi, son counnentaire sur
saint Marc ;^Rome, 1862), nousfouiniiroccr.isiond'appeler lalteiition de
nos lecteurs sur les ouvrages du célèbre interprète des suintes Ecritures.
Nous les passerons brièvement en revue suivant Tordre chronologique.
L'auteur est, depuis de longues années, professeur d'Ecriture sainte
au Collège romain. Pendant les saturnales de la révolution romaine, il
continua à expliquer les saintes Lettres^ mais il fut obligé de transporter
sa chaire en Angleterre et en Belgique. Son premier ouvrage n'a paru
qu'en 1844 C'est un traité eu deux volumes sur les règles d'interpréta-
tion de l'Ecriture sainte et sur leur application. Nous ne croyons pasijue
cet ouvrage ait été surpassé depuis, et le savant écrivain qui eu prépare
une nouvelle édition n'aura pas de grands changeiueuls à v faire.
En i85i. il mit au jour à Home trois courtes dissertations : la pre-
mière sur /<7 f/ivitti/ér/as snifit'-.t Ecritures elsuvUml surla nature, lemodc
et l'extension de l'inspiration divine; la seconde sur la propagation tla
pèche originel décrite par saint Paul; la troisième sur le Christ ^ pain de
vie, tel qu'il paraît dans l'Evaugile de saint Jean. G'étaieul des extraits du
cours d Ecriture sainte qu'il avait professé peu auparavant à Louvaiu.
2o2 BIBLIUGRAPHIE.
En i853, il fit imprimer une autre dissertation , courte comme les
précédentes, mais d'une importance telle que nous voudrions la voir
entre les mains de tous les élèves de théologie, lorsqu'on leur explique
le Traité de l'Incarnation. Le titre ne semble pas promettre beaucoup :
Un prolàgomeiie a l'interprétation des divins oracles touchant le Christ^
et deux commentaires sur le Chris! piédit par Zacharic et Malachle.
Et cependant, sous une forme concise, on trouve là une excellente
Christologie^ pour nous servir d'un mot inventé par les Allemands.
La même année parut à Fribourg en Brisgau le grand ouvrage du
P. Patrizzi sur les Évangiles. Il y travaillait depuis bientôt vingt ans,
et une grande partie en avait été autographiée à Rome pour servir
de cahiers à ses élèves. Deux parties de cet ouvrage sont complètement
achevées, les prolégomènes des quatre Evangiles, et la concorde ou la
disposition de ces mêmes Evangiles avec les preuves et la discusson de
cette concorde. Dans ces deux parties, toutes les difficultés historiques
sont abordées de front et résolues avec un savoir étonnant. L'auteur
aurait voulu donner en même temps l'exégèse de tous les Evangiles ;
mais comme ce travail, vu les soins minutieux qu'il y consacrait
pour respect pour le texte sacré, menaçait de durer encore de longues
années, ses supérieurs lui conseillèrent de confier à la presse ce qui était
achevé. C'est ainsi que le livre De Evangeliis a paru, contenant l'expli-
cation de quelques chapitres seulement de chacun des évangiles. Re-
marquons toutefois que cette lacune a bien moins d'importance qu'on
ne pourrait le coire. Lorsqu'on a sérieusement étudié une partie des
évangiles, on n'a pas grand'peine à comprendre le reste : faits, doctrines,
personnes, lieux, langage, style, tout se ressemble presque partout :
l'important est d'être initié.
Plût à Dieu qu'un homme de beaucoup de doctrine théologique,
d'un bon sens exquis, maniant la langue française avec facilité, simpli-
cité et une noble élégance, se chargeât de donner en français une Vie de
Notre-Seigneur Jésus-Christ, en tirant partie des précieux travaux du
P. Patrizzi. Le nombre des points, pour lesquels il y aurait à exammer
s'il conviendrait de suivre le professeur romain, est bien peu considé-
rable. Par exemple, le adimpletum est de saint Mathieu indique-t-il
toujours un accomplissement littéral, et ne faut il pas y voir quelquefois
un accomplissement dans le sens accommorlatice? Saint Luc a-t-il
voulu s'astreindre à suivre l'ordre des temps, au point de ne pas même
se permettre de rapprocher des discours dogmatiques de Notre-Sei-
£neur d'autres discours semblables? Les événements de la dernière scène
ne pourraient-ils pas s'enchaîner dans un ordre plus naturel? Lorsqu'un
évangéliste emploie le mol: dixerunl^ et qu'un autre, désignant la per-
sonne qui parle, écrit dixit , ne faut-il pas interpréter les deux évan-
BIBLIOGRAPHIE. i:\:i
"[éliste dans \v sens qu'une seule personne a [)arle. mais connne au nom
fie tous ses compai^noiis? Ne faudra-t-il pas accepter linterprétalion
que donne lîossuet , dans son Discours sur /'IJistoire universelle, des
paioles de Notre-Seigneur sur son avènement?
L'année qui suivit la publication du livre De EvungcliiSy on s'occu-
pait à Rome des travaux préparatoires à la défuiition du dogme de
['(nunaculée Conception. La piété du P. Patrizzi ne lui permit pas
de refuser son tribut damour à la Reine du ciel. Il composa donc
une dissertation sur la manière dont il faut lire le texte célèbre de la
Genèse : l/jsd conterei capiit tiium ou bien ipsum. En s'appuvant sur
Toiioriiial hébraïque et sur uii grand nombre de versions, il prouva
(|u"il faut lire ipsuni^ de sorte que ce n'est pas la femme, mais le fds de
la femme qui brise la tête du serpent infernal; toutefois il démontra
en même temps que la totalité des paroles que Dieu prononça en cette
circonstance, n'en demeure pas moins un témoignajjfe décisif en faveur
de la conception sans tache de la Mère de Dieu.
Pendant que le P. Patrizzi était à Louvain, il n'avait pas sous la
n)ain tous les ouvrages dont il s'était servi pour écrire son livre De
Evdiii^eliis^ mais il en trouva d'autres qui lui permirent de faire pour
les deux livres des Mâcha l)ées ce qu'il avait entrepris par rapport aux
saints Evangiles. Avare de son temps jusqu'à ne se permettie aucune
distraction, il employa les loisirs que lui laissaient ses classes à mettre
d'accord les deux livres que nous possédons, et à ne faire qu'un récit
suivi des événements racontés dans l'un et dans l'autre. 11 acheva ce
travail à Rome, où jl le publia en i856. Presque toutes les difficultés
proviennent de la chronologie, non-seulement parce qu'on ne suivait
pas partout en Orient le même mode de compter et de commencer les
années, mais encore parce que la correction julienne du calendrier eut
lieu au temps de Machabées. Cette correction ne s'est faite ni d'une
manière assez systématique . ni avec assez de décision : ce qui donna
lieu aux perturbations les plus singulières. Il faut en voir le détad dans
le P. Patrizzi, dont le travail chronologique ne peut être qualifié que
d'une seule manière : il faut 1 appeler une merveille d\\v(ictitudc , de
perspicacité et de patience. Aussi doutons-nous que les protestants, qui
tantôt rejettent et tantôt admettent l'inspiration des livres des Macha-
bées. les atla(|uent encore au point de vue de la vérité historique.
Après que le [)rofesseur du Collège romain eut teiininé ce travail,
il revint aux saints Evangiles En i8j-. il publia un commentaire
sur saint Jean. Nous avons annoncé en counnençant que le commen-
taire sur saint IMarc vient de voir le jour. Dans l'un et l'autre il suit la
même méthode. Il suppose que 1 • lecteur qui veut approfondir le sujet
possède son ouvrage De Evaniie iis^ \\ y renvoie souvent. Il ne uéglii;r
2b4 BIBLIOGRAPHIE,
pas cependant le lecteur ordinaire, il emprunte à son grand ouvrage
le résultat de ses discussions dans la mesure nécessaire pour Tintelli-
geuce du texte. Du reste, partout il évite les longues discussions. Il
s'attache à faire comprendre le sens au moyen de scholies qu'il pi^end
souvent dans les anciens écrivains ecclésiastiques ; il explique les mots,
les locutions sans disserter; il montre Tenchaînement des faits, et ce
qui est encore plus important, l'enchaînement des propositions qui
sortent de la bouche divine du Sauveur. Nulle part il n'y a de nuages,
nulle part de longueur ; les deux volumes sont des commentaires qui
aident le lecteur dans l'étude du texte sacré et ne l'accablent pas. A la
fin de son travail sur saint Marc, le P. Patrizzi a placé deux appendices :
r un a pour objet d'examiner si , parmi les disciples des apôtres, il y a eu
deux Marc, l'un disciple de saint Pierre, l'autre disciple de saint Paul.
Le P. Patrizzi avait soutenu l'affirmative dans son livre De Evangeliis;
il la soutient de nouveau et prouve contre le D"" Benoît Welte, qui l'avait
attaqué sur ce point avec beaucoup de courtoisie, que ce n'est pas là une
nouveauté. L'autre appendice se rapporte à l'année de l'emprisonne-
ment de saint Paul à Jérusalem. Cette question tient à la précédente.
Le P. Patrizzi, en la reprenant, écarte les difficultés que lui avait op-
posées le D"" Welte, et démontre de nouveau que cet emprisonnement
a eu lieu l'an 53 de l'ère vulgaire.
Une qualité qui distingue tous les travaux du P. Pati-izzi et qui mé-
rite d'être remarquée, maintenant que l'étude approfondie du latin
commence à être considérée en Italie comme une partie de 1 archéolo-
gie, c'est la langue qui est vraiment latine, et la forme qui est littéraire
autant que le comporte le sujet.
I. DICTIONNAmE D'ÉTYMOLOGIE FRANÇAISE D'APRÈS LES RÉSULTATS
DE LA SCIENCE !\IODER>'E, par Auguste Sciieler, bibliothécaire du roi des
Belges. — Bruxelles, A. Schnée. Paris, Finuin Didol, 48(32.
II. GRAMMAIRE COMPARÉE DES LANGUES DE LA FRANCE, par Louis Di:
Baecker. — Paris. Ch. Blériot, 1860.
m. ÉTUDES ÉTYMOLOGIQUES, HISTORIQUES ET COMPARATIVES SUR LES
NOMS DES VILLES, BOURGS ET V1LL.4GES DU DÉPARTEMENT DU NORD,
par E. Manniek. — Pans, Aubry, 1661.
I
Ou ne saurait disconvenir que de nos jours la philologie a fait d'im-
portants progrès. Les origines de notre langue, eu particulier, trop
longtemps' négligées, ont été sérieusement examinées. On connaît les
UIBLlOGRxU^HlE. 2;-io
liavaux dv JMJNI. Raynouarcl, Edélestantl Du Moril, Albin d'Ahel de
Chevallet, Cliavée, Cachet, etc. En s'engagoaiit résolument dans les
voies ouvertes par l'école allemande des Bopp, îles Grimm, des Pott
•et des Diez, la plulologie moderne est anùvée à fixer, sinon tous les
principes, au moins un certain nombre des pjincipes qui règlent l'ély-
niologie de la laiiouc française.
AutiefoisNicot, Ménage, Caseueuve et Du Gange, ces hommes de
science et d'érudition, que nous appellerions volontiers les pionniers
de la philologie française, s'avançaient sans guide et sans flambeau à
travers les matériaux amoncelés confusément autour d'eux. Aussi,
(]uoiqu'ils ne manquassent ni de jugement, ni de finesse, ni de talent,
ni de vastes connaissances, se trouvaient-ils trop souvent réduits à d'in-
génieuses conjectures. A leur époque, l'étymologie était encore à l'état
de science divinatoire; aujourd bui elle réunit les éléments d'une
science positive, et l'on pourrait presque dire qu'un jour elle deviendra
une science exacte. Il s'en faut néanmoins que tout soit découvert, il
s'en faut peut-être même que tout ce qu'on regarde actuellement
comme acquis à la science, le soit réellement d'une manière définitive.
Au moins est-il certain-qn'on ne marche plus à l'aventure et que déjà
(rimporlauls résultats ont été obtenus.
M. Sci.eler n'a pas essayé de consigner dans son DicUoniiaue toutes
les solutions proposées jusqu'ici sur les questions d'étMnologie fran-
çaise pour arriver à ces résultats. Plus la science se fixe et se complète,
mieux on voit que, parmi ces solutions, il en est qui ne sont nullement
admissibles. Dès loçs. à quoi bon remettre eu circulation des terreurs
déjà manifestes, et d'autres qui ne larderont probablement pas à le
devenir? Ne valàit-il pas mieux résumer dune manière à la fois sub-
stantielle et concise ce qu'on peut considérer comme assuré d'après les
dernières recherches, et nous famUiariseï' ainsi avec les conquêtes ré-
centes de la linguistique française? C'est ce qu'a fait M. Scheler. Par
ce procédé, son dictionnaire est devenu comme un manuel qui dispense
de longues recherches, et donne en peu de mots, sur chaque point,
des renseignements authentiques.
Ce n'est pas à dire pour cela que l'ouvrage de M. Scheler soit parfait
et ne laisse plus rien à désirer. Par là niême que l'auteur a fail un
choix parmi les différentes opinions, il iJoit s'attendre à ne pas ."iatisfaire
toulle monde. Quelques-uns trouveront sans doute qu'il s'attache trop
exclusivement à Die/., et que rabtMidance prépondérante avec laquelle
ce savant a traité toutes ces questions suffirait, a défaut d'autres rai-
sons, pour expliquer une préférence si maïquée. Dautres lui prêU'ront
un faible pour les Relges et les Flamands; d'autres lui alti ibneji.nt
d'autres défauts. Mais nid ne pourra l'accuser de vouloir rcslei- incoiu-
2ub BIBLIOGUAPHIE.
plet; car il nous donne l'assurance qu'il continuera à consacrer ses
loisirs au perfectionnement rie son œuvre. Pour le moment dit-il.
« son ambition ne va pas plus loin que d'avoir fourni un livre utile,
et qui ne soit pas trop indigne du rôle élevé assigné à l'art étymolo-
gique, dans l'ensemble des connaissances qui ont pour objet la géné-
ration et la manifestation des idées. »
Nous ne craignons pas de le dire, M. Scheler a non -seulement at-
teint, mais dépassé son but.
IL
La Grammaire comparée de M. de Baecker nous a paru plus inté-
ressante qu'approfondie.
L'introduction renferme des notions et des renseignements qu'on
trouve dans plus d'un autre livre et avec de plus amples développe-
ments. Mais on doit savoir gré à l'auteur d'avoir réuni brièvement eu
un corps des détails épars ailleurs, et d'avoir par là mis tout le monde
à même de prendre facilement une connaissance générale des premiers
principes de la philologie comparée. On peut résumer ainsi ce qu'il
dit, dans cette introduction, des différents idiomes de la France et de
la formation de la langue actuelle.
A la fin du vm" siècle ou tout au commencement du ix^, on trouve
en France six idiomes différents : le celtique, libérien ou le basque,
le latin, l'allémanique ou l'idiome des Burgondes, le saxon et le Scan-
dinave. Ces trois derniers ne sont que des rameaux d'une même
branche.
En présence d'éléments si divers, le latin avait dû nécessairement se
corrompre. Il avait en effet subi nne transformation complète, et de son
mélange avec les autres idiomes était sorti la langue romane rustique.
Dans les provinces situées au midi de la Loire, où tout rappelait encore
la civilisation romaine, cette langue conserva plus d'affinité avec le
latin que dans les provinces septentrionales où le contact avec les con-
quérants germaniques était plus immédiat et plus continu. De là vint
la division de la langue romane en langued'Ocet en langue d'Oil^. La
ligne de démarcation entre ces deux idiomes commence au sud-ouest
de la France au bord de la Gironde, se dirige à travers les départe-
ments de la Charente-Inférieure, et de la Charente vers l'est de celui de
la Vienne et le nord de la Haute-Vienne et de la Creuse ; puis pénètre
' Nous avons donné à ce sujet quelques détails dans un article sur Vélémtnt
germanique dans la langue française. (V. Etudes de théologie, de philosophie et
d'histoire, 4 860, p. 98-1 30).
BIBLIOGRAPHIE. 267
dans l'Allier et passe à Test du Puv-de-Dùme et an nord des déparle-
nieuls de la Hante-Lohe, de rArdèclie et de l'Isère.
« Anjourd'lini, dit M. de Baecker, la langne dOc subsiste encore
dans plusienrs dialectes vulgaires deeertains départements delà France,
savoir : Le languedocien proprement dit, parlé dans le Gard, THé-
rault, les Pyrénées-Orientales, l'Aube, TAriége, la Haute-Garonne,
le Lot-et-Garonne, le Tarn, l'Aveyron, le Lot et leTarn-el-Garonne,
le provençal^ dans la Drônie, le Vaucluse, les Bouches-du-Rliône, les
Hautes et les Basses- Alpes et le Var; le dauphinois^ dans l'Isère; le
lyo/uiais, dans le Rlione, l'Ain et la Saône-et-Loire; V auvergnat, dans
l'Allier, la Loire, la Haute-Loire, l'Ardèche. la Lozère, le Puy-de-
Dôme et le Cantal; le limousin, dans la Corrèze, la Haute-Vienne, la
(Creuse, Flndre, le Cber, la Vieiuie, la Dordogne, la Cliarente, la Cba-
renle-Inférieure et l'Indre-et-Loire; le gascon, dans la Gironde, les
Landes, les Hautes et les Basses-Pvrénées et le Gers.
« Les dialectes principaux de la langue d'oïl sont : le normand, qui
comprend les sous-dialectes ])arlés dans la Bretagne, le Perche, le
Maine, l'Anjou, le Poitou et la Saintonge ; le picard, qui comprend les
sous-dialectes parlés dans la Picardie, l'Artois, la Flandre, le Hainaut,
le bas Maine, la Thiérache et le Rhetélois; le bourguignon, qui com-
prend les sous-dialectes parlés dans le Nivernais, le Bei'ry, l'Orléanais,
la Touraine, le bas Bourbonnais, l'Ile-de-France, la Cbampagne, la
Lorraine et la Franche-Comlé '. »
A coté de tous ces dialectes français, on trouve encore en France des
idiomes étrangers. E»i prenant pour base le dernier recensement fait
avant l'annexion de Nice et de la Savoie, il \ avait en 1860 dans un
même empire : 200,000 Français parlant le llamand, 1.160,000
l'allemand, 1,070,000 le breton, 160,000 le basque, 200,000 l'italien,
100,000 le catalan ou l'espagnol, 14.000,000 le romano-proveucal,
18,891,618 le français proprement dit avec ses différents dialectes.
La France résume donc à elle seule la plupart des langues de l'Eu-
rope, comme elle tend à imposer sa propre langue au publie éclairé
de tous les peuples de l'Furopi'.
Dans le corps de la Grammaire, la biièvelé à hujuelli' 1 auleur a
voulu s'assujettir a nui parfois à la rigoureuse exaclitude. Nous n'en
citerons qu'un exemple. Il est dit à la page i34. dans un tableau com-
paratif des suffixes anglo-saxons, flamands et allemands, que le sufliiw
anglo-saxon a, supprimé en llamand ou changé en er ou en le, se sup-
prime aussi en allemand ou se cliange en cr. A la page suivante on dit
que ce suffixe est supprimé en llamand et en allemand, ou remplacé
' P. 52, 53.
1' 47
2S8 BIBLIOGRAPHIE.
par un son souixl, et on donne comme exemple l'anglo-saxon yrfenu-
ma^ liérilier, eu flamand erfgeiinem^ en allemand erhe. Ce n'est pas
l'allemand erhe qui correspond aux mois yrfenuma et erfgenacm,
mais bien erbenehtner, ou l'ancien mot erbnein, aujourd'hui tombé en
désuétude, mais usité encore eu 1727, comme on le voit dans le dic-
tionnaire de Schmeller (p. loa). Ces deux mots répondent parfaite-
ment à la règle de la page i34, puisque dans Tun le suffixe anglo-saxon
a, disparaît entièrement, et dans l'autre se change en e}\ Il est vrai que
erhe, qui se termine par un e muet, paraît satisfaire à la règle de la
page lODj mais en remontant au sens primitif du mot, on trouve que
erbe, primitivement : héritage, correspond à l'anglo-saxon yrf, nrf^
orf , et au flamand <?//, qui n'ont point de suffixe. L'<î muet qui le ter-
mine ne peut donc point être considéré comme un assourdissement du
suffixe a de yrjemuna.
Nous pourrions faire d'autres remarques du même genre. Mais
nous passons volontiers sur ces imperfections de détail qui n'ôtent rien
à la valeur de l'ensemble. Ajoutons seulement encore une observation
d'une autre nature.
Pourquoi M. de Baecker ne s'est-il pas renfermé dans les limites de
la philologie? quelle nécessité pour un philologue de se draper du
manteau de la philosophie et de la théologie ? que signifie ce rapproche-
ment de la vénération du Verbe et de l'oripine du lansfage? v a-t-il un
point de comparaison entre ces deux ordres d'idées? est-il vrai dans
un sens quelconque que la parole est lattribut le plus grand de la Divi-
nité? Dieu s'est défini lui-même : Ego sum qnisitm^ et non : Ego sum
qui laquer. D'ailleurs la parole dont il s'agit est celle dont parle saint
Jean au commencement de son Evangile, puisqu'on cite ce commen-
cement, c'est-à-dire le Verbe, mais le Verbe est-il un attribut et non
pas plutôt une personne de la Divinité? Puis, à propos de l'origine des
langues, chercher la grandeur de Dieu dans sa dénomination par
" deux lettres, la première et la dernière de l'alphabet, » est-ce un
jeu d'esprit de bon goût? De plus, quel rapport y a-t-il entre la parole
de Dieu produisant le monde de rien, et le langage humain, d'abord un
et se divisant ensuite à la tour de Babel, entrela parole créatrice et la
langue primitive, la langue mère de l'humanité? Enfin, pour ne pas
tout dire, qui croira que la tradition de l'unité de langage à 1 origine
ne remonte pas au delà de Moïse et qu'elle est émanée de lui "^
Tout cela cependant, et bien d'autres choses encore, se trouvent dans
Y introduction de la Grammaire de M. de Baecker. Nous n'en citerons
que le début :
« Avant toutes choses était le Verbe, et le Verbe était Dieu ; le
« monde a été créé par la puissance du Verbe, et le Verbe a été la
BinUOGRAPIlIE. 259
.. lumière du monde, et le inonde n'a eu qu'un Verbe : Etat aiitem
'■ terra labii unius et sernioniim eorumdem •> (Gen., ix, i ). » Ainsi
s'expriment la Genèse et TÉvaugile. Pour Moïse, le législateur d'Israël,
et pour Jean, l'apôtre du christianisme, la parole est l'attrilnit le plus
i;rand, le plus digne de Celui qu'ils désignent par deux lettres, la pre-
mière et la dernière de l'alphabet ; Ego siiiii alpha et oméga : Je suis
le commencement et la fin. La parole divine a donné la vie à l'uni-
vers, et elle s'est rellétée dans la langue de l'humanité, une langue
mère : voilà la tradition. Émanée de Moïse, adoptée par le christia-
nisme, elle a atteint les proportions d'une croyance religieuse et elle
est restée longtemps incontestée... »
Il suffit. Décidément, M. de Baecker ne s'est point grandi en cher-
chant à se placer sur le piédestal de la théologie.
III
Les Études étymologiques, historiques et comparatives sur les noms
(les villes, bourgs et villages du département du Nord, par M. Mannier,
sont le fruit d'un travail long et patient. Pour retrouver l'étymologie
des noms de lieu dans le département du Nord, l'auteur a compulsé
les anciennes chartes des rois ou des communes, les cartulaires
des églises ou des abbayes, les pouillés des diocèses et d'autres
documents de même nature, dans lesquels ces lieux se trouvent men-
tionnés. C'est, selon nous, la vraie manière d'arriver à une étymologie
authentique. Trop souvent on a négligé de remonter ainsi à la source,
et l'on s'est contenté déjuger des noms par ce qu'ils étaient dans le mo-
ment, sans s'inquiéter de ce <[u'ils avaient pu être autrefois. 13e là tant
tranachroiiismes étvmologiques. Un procédé non moins sage et cons-
tamment suivi par M. Mannier, c'est de n'avoir point cherché les élé-
ments constitutifs des noms en dehors des langues parlées dans le pays,
au moment de la naissance des villes et des villages qui portent ces
noms, mais dans le langage des peuples qui se sont établis et qui ont
vécu d'une manière stable dans ces contrées. Et ici encore, il faut lui
savoir gré de s'être tenu également éloigné de la cellomanie, qui voit
partout des restes de la langue des anciens Gaulois, et d'un esprit de
système non moins faux, qui vent tout trouver dans celle des conqué-
rants latins ou germains.
En parcourant cet ouvrage, on voit que, pour les noms de lieu,
l'élément "crmanique régne exclusivement dans l'arrondissement de
Dunkerque. Dans celui d'Ha/.ebrouck il commence à subir le mé-
lange du latin, quoique dans une très-faible proportion. Il domine
260 BIBLIOGRAPHIE.
encore dans celui de Lille ; mais il va en diminuant graduellement
dans ceux de Valcnclenues, de Douai et d'Avesnes. Enfin, dans l'ar-
rondissement de Cambrai, plus des quatre cinquièmes des noms sont
latins ou français d'origine. Ce résultat philologique est conforme aux
faits historiques qui en sont la cause principale. Le département actuel
du Nord formait autrefois la limite inférieure des peuplades germa-
niques, qui étaient parvenues à se maintenir sur la rive gauche du
Rhin, dès avant la grande invasion du v^ siècle ; et Ton conçoit que,
à mesure qu'on s'éloigne du nord, l'influence gallo-romaine ait dû
gagner du terrain. C'est ce qui explique c(mmient le flamand, aujour-
d'hui encore le langage presque exclusif des arrondissements dcDun-
kerquc et d'Hazebrouck, au moins parmi le peuple, a proportion-
nellement disparu dans les arroiulissements plus méridionaux de
Valencienncs, de Douai, d'Avesnes et de Cambrai. On voit aussi par
là, que le livre de M. Mannier n'est pas seulement utile aux recherches
philologiques, mais qu'il ne manque pas d'une certaine importance
pour l'étude de l'histoire et de la géographie du département du Nord.
H. Mertian,
L'INTÉRIEUR DE JÉSUS ET DE MARIE, d'api es le Manuscrit authentique el
inédit du père Guou.
On ne saurait trop encourager, nous semble-t-il, la reproduction de
certains ouvrages, qu'un véritable mérite et une vogue justement
acquise signalent à l'attention du pul)lic; mais c'est à la condition que
des soins éclairés et consciencieux, loin de nuire à leur perfection, sau-
ront leur donner plus de valeur, en les revêtant d'une forme plus en
rapport avec les sentiments de leur auteur, ou plus en harmonie avec
les exigences de notre époque.
Ces soins ont présidé à la nouvelle édition que nous annonçons. On
trouvera dans t Intérieur de Jésus et de Marie tout ce qui fait le
prix des nouvelles éditions faites par le même éditeur*.
L Intérieur de Jésus et de Marie est précédé d'une notice biogra-
phique sur l'auteur. Le père Jean-Nicolas Grou n'était connu jusqu'à
ce jour que par un aiticlc inséré dans l Ami de la religion cl du roi.
' Par oxemi)le : du Chrétien sanctifié par l'Oraison dominicale^ par le P. Grou ;
liu Chrèiicn selon le cœur de Jésus, par le P. Waldener; de la Sagesse chrétienne,
par le P. Guilleminot; des Entretiens sur lavie cachée deJ.-C. àa7is l'Eucharistie,
par le P. Lallemand ; et de la Préparation au passage du temps à l'éternité, tra-
duite du P'. Nuremberg, par le P. de Courbeville.
BIBLIOGRAPHIE. 261
Les détails qu'il renferme ont été puisés à des sources sures ; mais ils ne
sont pas complets. L'éditeur a eu la bonne fortune de pouvoir nous
donner une biographie plus exacte et j)lus étendue. 11 faut avouei" qu'il
a été bien favorisé dans l'exécution de son dessein ; il a pu consulte'
des témoins encore vivants qui ont vu et intimement connu le P. Grou,
compulser ses manuscrits, une partie de sa correspondance, et donner
ainsi à son œuvre toutes les garanties désirables. Cette notice, qui à elle
seule forme un travail complet, a été tirée à pari pour les amateurs ;
elle est aussi édifiante qu'instructive.
Le P. Grou passa une grande partie de sa vie dans l'étude et dans la
retraite; point de faits saillants et extraordinaires; c'est la modeste
existence d'un savant que parviennent à peine à troubler les boulever-
sements religieux et politiques. En France, en Allemagne, en Angle-
terre, rancicn jésuite laissa tour à tour des traces ou de sa science, ou
de sa piété. Interprèle fidèle et éclairé de Platon, le P. Grou a montré
dans les tratluctions de quel([ues Dialogues du grand philosophe, qu'à
cette époque de décadence littéraire, l'amour de ranticpiité n'était pas
éteint partout. Plus tard il essaya de défendie son institut contre les
attaques dennemis puissants et acbarnés. Mais quand l'obéissance lui
eut fait un devoir du silence, il n'eut plus d'autre occupation que
l'étude des anciens auteurs qu'il annotait avec goût, et la composition
de traités ascétiques qui respirent la plus tendre piété et la doctrine la
plus saine.
Cette existence si bien remplie se termina dansimc sorte d'exil ; du
moins plus heureux que d'autres de ses confrères dans le sacerdoce, le
P. Grou avait-il trouvé pour sa vieillesse un abri sur et une hospitalité
généreuse. Le nom de la famille Weld est désormais inséparable de
celui de l'ancien jésuite; ce fui sous son toit, destiné à abriter d'autres
infortunes, que le P. Grou termina ses soixante-dou/.e années d'une
vie laborieuse et éprouvée; c'est encore là qu'il repose en paix, comme
pour signaler à nos respects et à notre reconnaissance la ménu)ire et
la famille de ses bienfaiteurs.
A cette biographie succède un catalogue raisonné des ouvrages tant
imprimés qu'inédits du P. Grou. Pour ce qui est du manuscrit, ime let-
tre au P. Simpson dont \v fac-similé se trouve en tète de cette édition,
nous le fait parfaitement connaître. Les ouvrages imprimés sont en
assez grand nombre. L'éditeur n'a rien épargné pour en rendre la liste
aussi complète que possible, et sa notice peut, à cet égard, servir de
modèle d'exactitude bibliographique '.
' Qu'il nous permette cepenilant de relever quelques omissions. — Il donne
pour la traduction des Lois de Platon une édition de Pans de 1796 ; nous ne som-
262 BIBLIOGRAPHIE.
L'Intérieur de Jésus et de Marie a sou article à part. Les révéla-
tions intéressantes que renferme cet article sont en effet nécessaires
pour que l'on comprenne l'opportunité et même la nécessité de la
nouvelle édition. Le P. Grou avait composé ces traités pour mademoi-
selle Weld, à laquelle il en avait remis le manuscrit; plus tard, dans
la prévision qu'on pourrait être un jour tenté de le livrer à l'impres-
sion, il le redemanda et le recopia tout entier de sa main, en ayant
soin de faire les corrections et les additions qu'il jugea convenables.
Ce second manuscrit, qui doit être considéré comme la véritable pen-
sée de l'auteur, était seul destiné à voir le jour ; c'est précisément le
contraire qui arriva. Une copie du premier, faite à la hâte par une
amie de mademoiselle Weld, fut par elle donnée au public après la
mort du P. Grou. Cette publication, dont un excès de zèle peut faire
excuser la précipitation, était peu correcte et aurait d'ailleurs été reniée
par l'auteur 5 les fautes qu'elle contient, conservées et même augmen-
tée par l'incurie des typographes et par la négligence des éditeurs, se
sont perpétuées dans les éditions suivantes, de manière que la seizième,
qui date de 1861, est en plusieurs endroits eu contradiction manifeste
non-seulement avec le bon sens et avec la pensée du P. Grou, mais
même avec l'enseignement de l'Eglise. Il est déplorable qu'un ouvrage
de ce mérite ait été ainsi défiguré, d'autant plus que les traductions qui
en ont été faites eu anglais, en allemand et en espagnol, doivent pré-
senter les mêmes défauts *.
C'était donc rendre un grand service à la mémoire du P. Grou et
aux justes désirs des âmes pieuses, de restituer à un de nos meilleurs
ouvrages ascétiques sa forme véritable et sa pei^fection.
Nous ne nous arrêterons pas à faire l'éloge de Vîntérieur de Jésus
et de Marie; les nombreuses éditions qui l'ont répandu montrent tout
ce que les pei'sonnes pieuses y ont trouvé d'aliment pour leur dévotion,
et la bienveillante approbation d'un éniinent prélat, en dominant ces
mes parvenu à la rencontrer qu'une fois ; c'est dans ]e catalogue de la bibliothè-
que Boulard_, t. I, n" 2734; encore y est-elle indiquée en cinq volumes in-l 2, ce
qui doit être inexact. La traduction des deux autres Dialogues aurait-elle été join'e
à celle-ci ? N'ayant pas eu celte édition sous la main, nous n'émettons notre ob-
servation qu'à titre de conjecture. Nous avons aussi trouvé une édition de la
Science du Crucifix, Lyon, Périsse, 1S60, in-16, p. xu-166 ; les Caractères de la
vraie dévotion, Gand, Rousseau père, ISol, in-32, p. 17G; la Science pratique
du Crucî//x, Saint-Brieuc, Prudhomme, 1823, in-18 de 10 feuilles, et Lyon, Pé-
risse, ISoi, in-12 ; les Mcdifatioîis en forme de retraite ont encore paru à Gand,
chez Rousseau père, 1850, in-12. Qu'on nous pardonne ces détails peu intéres-
sants ; on y verra qu'en fait de bibliographie le dernier mot n'est jamais dit.
* J'observerai en passant que la traduction espagnole n'est pas de 4846, mais
de 1841. Voir Bulletin bibliographique espagnol, 1846, p. 290, n° 816.
BIBLIOGRAPHIE. 263
tacites témoignages, donne à Treuvre du P. Gron de nouvelles assu-
rances de succès. Comment d'ailleurs faire des extraits d'un livre où
tout est à lire, à méditer, à savourer et surtout à pratiquer? Nous
laissons à chacun la douce tache de pénétrer dans l'inlérieur de Jésus
et de Marie, que le P. Grou a si bien su nous dévoiler.
P. SOMMEKVOGEL.
DE LA FAMILLE, leçons de philosophie morale^ par M. Amkdée de Margerie,
professeur à la Faculté des lettres de Nancy. (Paris, chez Valon, rue du Bac, 43 ;
Nancy, chez Vagner.)
Ce livre est digue à tous égards de l'attention des esprits sérieux.
M. Amédée de Margerie s'est proposé de combattre im des dangers
les plus redoutables de notre temps, Taffaiblissement de Tesprit de
f;\millo et des vertus domestiques ; et le désir de propager des vérités
utiles l'a déterminé à franchir l'enceinte trop étroite d'un cours de fîi-
culté, afin de faire participer un plus nombreux auditoire aux fruits
de son travail et de ses méditations.
La lamille dont ce livre entreprend de tracerles devoirs est la famille
chrétienne, c'est-à-dire la famille primitive, relevée de la déchéance
daus laquelle les religions fausses l'avaient entraînée, et rétablie dans
sou intégrité et dans ses droits essentiels. Ses caractères constitutifs
sont l'unité, la perpétuité, la hiérarchieet la dignité des faibles; la cha-
rité en est l'âme et<ie principe vital. L'auteur s'est appliqué à montrer
par l'histoire l'œuMe de régénération accomplie par le christianisme.
Puis, se plaçant au point de vue, seul vrai, de la fin dernière, et regar-
dant la vie comme une épreuve, il considère dans le mariage l'associa-
tion de deux âmes qui unissent leurs efforts pour remplir de concert
leur tâche en ce monde, » association qui a ]>our but principal la vertu,
et pour résultat accessoire le boniieur; car il arrive presque toujours
que le bonheur est donné par surcroît dans une certaine mesure à ceux
qui cherchent premièrement le royaume de Dieu et sa justice. )•
Les bornes nécessairement étroites d une analvse ne me permet-
tent pas de suivre l'auteur daus les beaux et féconds développements
qu il consacre aux devoirs réciprotjues des époux, leur enseignant à
faire du mariage une école de vertu et de dévoùment, et leur apprenant
à devenir meilleurs par une aide nmtuelle.
Arrivant à parler de l'éducation, il n'omet aucune des questions que
soulève celte matière délicate. Deux chapitres traitent de la première
éducation. C'est par excellence la tâche des })arents; plus tard ils pour-
ront déléguer leur autorité, mais les années de la lendje «nlance leur
264 BIBLIOGRAPHIE.
sont réservées. Celte période est-elle la moins importante, et, si elle
a été négligée, le mal sera-t-il facilement réparable? Quiconque s'est
occupé de la jeunesse a pu admirer maintes fois cette empreinte indé-
lébile et inimitable que déposent les leçons d'une mère chrétienne.
La première éducation terminée, il faut choisir entre le collège et
la maison paternelle. Puis, quelle direction donnera-t-on aux études de
l'enfant? combien il est à désirer qu'il ne soit pas privé de cette haute
et complète éducation intellectuelle, qui seule développe également les
facultés de l'àme et donne au sens moral la rectitude et l'énergie ! La
philosophie surtout ne saurait être sacrifiée impunément; car elle four-
nit au jeune homme une arme puissante, en vue des périls qui l'atten-
dent dans le monde, et prépare à l'âge viril des convictions solides et des
caractères élevés. Examinant diverses méthodes d'enseignement, M. de
Margerie recherche quelle part il convient de faire à l'antiquité païenne,
et il repousse des opinions trop exclusives, en même temps qu'il émet
le vœu que l'esprit chrétien pénètre de plus en plus et vivifie les études.
La dix-huitième année impose de nouveaux devoirs aux parents. Il
faut avant tout que leur fils aime la famille^ qu'il trouve dans son sein
la vie du cœur, et qu'il se plaise à épancher dans l'âme d'un père ou
d'une mère ses joies et ses peines. Ici se place le choix d'un état de
vie, duquel dépend, pour une si grande part, le bonheur du temps,
comme celui de l'éternité. M. de Margerie indique avec une exacte
précision certains signes « auxquels on ne saurait fermer les yeux sans
s'exposer à contrarier directement les vues de la Providence, et à
trouver dans une carrière mal choisie plus d'obstacles que de res-
sources pour l'accomplissement de sa destinée. > Les parents doivent
avoir une légitime influence dans cette délibération, mais ils doivent
aussi se souvenir « qu'en exerçant une pression excessive, ils encourent
la responsabilité de tous les mécomptes et de tous les dangers moraux
auxquels ils exposent leurs fils, en les lançant hors de leur voie. »
M. de Margerie traite successivement de l'éducation intellectuelle
et morale des filles, de la piété filiale, de l'amitié fraternelle, et des
rapports entre le maître et le serviteur, montrant l'œuvre de la reli-
gion dans l'établissement de la domesticité chrétienne.
Après avoir achevé le tableau de la vie de famille, « telle que le con-
çoit le cœur éclairé par la raison, et la raison épurée par le christia-
nisme, >' il recherche les causes qui s'opposent à la réalisation de cet
idéal, et sous ce titre : « Les ennemis de la famille, » il signale comme
ennemis intérieurs, les mariages irréfléchis et la fièvre de s'enrichir j
comme ennemis extérieurs, le monde et les mauvais livres. Il ter-
mine en appréciant l'influence sociale de la famille chrétienne. Ici sur-
tout apparaît une pensée qui domine tout le livre, le désir de faire con-
lilDLIOGUAPIiŒ, 265
courir tout homme, pour sa part, petite ou grande, au bien général,
et de faire comprendre la responsabilité morale qui pèse sur tous, et
le mal qui découle du bien omis ou imparfaitement accompli.
Cet ouvrage, dont une analyse paie et incomplète ne donne (juime
bien faible idée, assuie à son auteur un rang distingué paruii les défen-
seurs des saines doctrines; il lui procurera aussi la douce satisfaction
d'avoirraffcrmi plusieurs âmes dans la pratique des vertus chrétiennes.
Cl. de Laa.G£.
UN PRÊTRE DÉPORTÉ EN <792, Episode de l'histoire de la révolution et de
l'histoire des missions, par M. labbé Meig.nan, Paris, Douniol, 4862.
VIE DE M. ORAIN, prêtre, confi'sscur de la foi pendant la révolution, et mort
curé de Derval, dans le diocèse do Nantes, par M. l'ahbé Caiioii». Nantes,
Mazeau, 1{<GI.
C'est une œuvre sainte et méritoire de travailler à conserver dans
notre patiie les traditions de l'héroïsme et du dévoimient cluélien, qui
brillèrent avec tant d'éclat pendant la cruelle persécution suscitée
contre l'Eglise par la révolution française. M. l'abbé Meignan et
M. l'abbé Cahour ont voulu prendre leur part à cette noble tâche, si
digne du zèle sacerdotal, et nous montrer dans la vie de deux humbles
prêtres confesseurs de la foi, la piété, le dévoûment, le sacrifice, la
fidélité à la conscience, ces •• nobles choses qu'il ne faut point laisser
s'ensevelir dans la poussière des siècles. «
I
A la première lecture du livre de M. Meignan, on s'étonnera peut-
être d'abord de perdre de vue si souvent le prêtre modeste et pieux dont
l'auteur entend retracer la vie et les vertus. Peut-être se persuadera-t-oii
que le style toujours très-soigné de rinstorien serait plus en harmonie
avec le sujet, s'il avait habituellement plus de simplicité et d'abandon.
Mais qui ne comprendra rcnlrainemcnt que devait nécessairement subir
l'écrivain? Il pouvait bien, en prenant la plume, n'avoir d'autre inten-
tion que de raconter la vie d'iifi p/rfre dcportc, d'un /.élé missionnaire,
son proche parent, mort nu»rt\rd(' la charité. Mais, à mesure qu'il a
étudié plus attentivement cette vie si héroï(pie dans sa sinq)licité, il l'a
trouvée intimement liée et en (juclque sorte inséparablement mêlée
aux événements de cette époque de troubles et de funestes agitations.
Ce n'est pas nous qui ferons un reproche à M. l'abbé Meignan d'avoir
cherché à élargir son cadre par des récits et des considérations ijni ne
sont point étrangers à son sujet. Ou aime à voir la main de la Provideuce
266 BIBLIOGRAPHIE.
au milieu de ces tristes événements où l'on n'aperçoit, au pi-emicr coup
J'œil, que les passions des hommes et les fureurs de Tenfer. On sait
gié à l'auteur d'avoir montré Dieu présent partout et régnant toujours,
alors que toutes les forces de l'impiété et de l'incrédulité réunies tra-
vaillaient à le bannir à jamais de la France et de l'Europe,
Nous ne suivrons pas M. Rabeau dans tout le cours de sa vie : au sein
de la famille où l'on retrouve un esprit qu'on ne connaît plus de nos
jours, dans les rigueurs de l'exil, à Jersey et à Londres, dans les mis-
sions lointaines, à Madère, à Calcutta, à Saigon, à Bancok, àSiam. Il
faut lire tous ces détails dans l'ouvrage de M. Meignan. Ajoutons seu-
lement que l'auteur a été trop modeste en disant dans sa préface :
« Peut-être l'historien de l'Eglise de France pendant la révolution, et
des missions au commencement du xix" siècle, trouvera-t-il quelque
intérêt et quelque profit à prendre connaissance de plnsieurs docu-
ments inédits que nous avons réunis ici. " Assurément la vie de M. Ra-
beau a droit de figurer dans l'histoire de la persécution du clergé
français et dans les annales de nos missions.
II
La Vie de M. Orain^ par M. l'abbé Culiour, est la vie d'un homme
apostolique écrite et publiée d'une manière digne de lui. M. Grégoire
Orain a fait le bien modestement dans son pays; et c'est dans son pa} s
que son histoire si édifiante a été écrite et imprimée sans faste et sans
prétention. Tout ici porte le cachet de la simplicité chrétienne.
Les sources auxquelles l'auteur a puisé inspirent une entière con-
fiance. Ce sont des mémoires et d'autres nombreux manuscrits de
M. Orain; douze notices sur le ministère de cet admirable serviteur de
Dieu, fournies par des prêtres vénérables qui furent ses élèves ou ses
vicaires ; des renseignements recueillis sur les lieux par l'historien lui-
même, enfin une enquête dans laquelle ont été entendus quarante vieil-
lards ayant tous parfaitement connu M. Orain.
Rien d'émouvant comme le spectacle de cet humble aréopage en
cheveux blancs, rassemblé pour rendre un hommage suprême à la mé-
moire de l'ancien recteur de Fégréac. Ce sont de pieux paysans bre-
tons, inclinés vers la tombe par leur grand âge, auxquels mi prêtre
demande la vérité : tout promet ici la franchise.
Voici en quels termes débute le rapport de M. l'abbé Vrignaud,
chargé de l'enquête sur la vie de M. Orain, à Fégréac, et son succes-
seur actuel dans le vicariat.
« J'ai fait publiquement appel à nos vieillards qui, au seul nom de
" M. Orain, se sont trouvés comme éleclrisés... Malheureusement, ils
" sont aujourd'hui peu nombreux. Malgré cela j'ai pu en interroger
BIBLIOGRAPIIIR. 267
« plus (le quaianle, âgés de quarante-cinq à quall•c-^ingt-ci^q ans.
« Cette enquête a duré plus de deux mois, et m'a fait à moi-même mi
» bien infini : jetais comme embaumé par les récits des suaves vertus
" du saint prêtre. »
Cette belle et sainte vie se divise en trois parties, La premièie nous
moutre comment la divine Pro\i(lence a préparé son fidèle serviteur
aux dévoiunents héroïques pour les jours de persécution; la seconde
nous le fait voir à l'œuvre, sans relâche et sans peur, pendant toute la
durée des proscriptions de la Terreur; la troisième raconte ses travaux
iiifatii^ables pour relever les mines du sanctuaire, quand la paix eut
été rendue à 1 Église. Cette dernière époque de la vie de M. Orain
commence au concordat, et elle tire un puissant intérêt des circons-
tances où il a été placé. Un tableau général de ce temps de résurrection
morale et rclioieuse peut saisir et transporter plus ([u'uue simple bio-
£^raphie ; mais ce coup dœil superficiel ne produit guère qu'une impres-
sion passagère de l'imaginalion. Veut-on remonter des effets à la cause
et se faire une idée exacte du réveil de la Fi'ance chrétienueau berceau
du xix*" siècle, il faut demander à l'histoire ce qu'il a coiué de sueur et
de travaux apostoliques.
Ce n'est pas seulement au point de vue du passé que ce livre est
digne d'attention. L'auteur a pu dire que M. Orain présente le type du
prêtre breton, cl que son histoire montre la Bretagne sous son vrai
jour. Cette Vie réunit donc plusieurs genres d'intérêt; celui de mé-
moires historiques, celui d'une peinture de mœurs e!: celui d'un ouvrage
édifiant. Daillears elle est écrite avec cette noble sinq^licilé qui a bien
aussi sou charme, et qui gagne tout d'abord la confiance du lecteur.
P. LOYSEL.
HISTOIRE DU P. RIBADI-XKYRA, discip'tc de sahil Ljmce, p;ir le P. .I.-M. Prat,
de la Compagnie de .lésus. Paris, V. Palmé, 4 862.
C'était justice que riiistorien de saint Ignace et de saint François de
Borgia, celuijparqui s'est perpétuée la mémoire de celte génération l»é-
roïque dont les vertus et les œuvres ont jeté un si pur éclat sur le premier
Age de notre Compagnie, c'était justice, disons-nous, qu'il rencontrât
lui-même une plume, Aéridique autant que pieuse el fraternelle, jiour
retracer sa vie si peu connue et si digne de l'être. On sa^ait que lliba-
deneyra était l'auteur d'excellents ouvrages, la Fleur des Saints, dont
le nom est resté populaire, un Cnlaloguc des écrivains de la Compa-
gnie de Jésns, première base d'un monument bibliographique dont les
proportions se sont accrues de siècle en siècle, et auquel deux de nos
268 BIBLIOGRAPHIE.
contemporains travaillent encore avec la plus louable constance. On
savait cela; mais ce qu'avait été Ribadeneyra lui-même, presque tous
1 ignoraient, et ceux qui en étaient le mieux instruits ne soupçonnaient
pas, à beaucoup près, qu'il eût joué dans notre ordre un rôle si con-
sidérable, tour à tour provincial, visiteur, assistant d'Espagne, surin-
tendant du collège romain, sans compter les missions importantes qu'il
dut plus d'une fois à la confiance de ses supérieurs; et ce qui achève
de le faire connaître sous im jour vraiment neuf et inattendu, c'est
qu'il n'était pas en moindre estime auprès de Philippe II et du cardinal
Quiroga, qui aimaient à le consulter sur les plus graves intérêts de
l'Église et de l'État.
Remercions donc notre confrère, le P. Prat, de nous avoir raconté
en détail cette vie de 85 ans, qui fut si pleine; remercions-le d'avoir si
patiemment et si heureusement exploité les nombreux documents iné-
dits que lui ont livrés les bibliothèques d'Espagne ; documents parmi
lesquels il en est d'une valeur inappréciable, entre autres les Mémoires
de Ribadeneyra, écrits sous forme de confessions, sa volumineuse cor-
respondance et plusieurs ouvrages qui n'ont jamais vu le jour.
11 y a une admirable unité dans cette vie du Disciple de saint
Ignace; ce mot, en effet, la résume tout entière. Ribadeneyra, venu à
Rome en qualité de page du cardinal Farnèse, n'avait pas quatorze
ans accomplis lorsqu'il alla demander au fondateur de la Compagnie
de Jésus de vouloir bien l'admettre parmi ses disciples ; il fut reçu aux
premières épreuves. Si jeune, plein de pétulance et d'ardeur, d'étour-
derie même, il n'eût jamais persévéré dans une vocation où l'esprit de
sacrifice est si nécessaire, sans l'incomparable mansuétude de saint
Ignace, dont la vigueur est bien connue, mais (ju'on oublie trop sou-
vent de montrer tel qu'il fut en effet, père par-dessus tout, et non
moins aimable par la douce bonté de son cœur qu'admirable par son
génie et sa grandeur d'âme. Aussi ravit-il à jamais le cœur de son
jeune disciple, qui consacra, pour ainsi dire, toute sa vie, à faire bénir
la mémoire et surtout à perpétuer l'esprit de celui dont la main
l'avait soutenu, faible et chancelant, au seuil de sa longue carrière re-
ligieuse.
Avant de mourir, Ribadeneyra eut le bonheur de rendre à son vénéré
père les honneurs que l'Église décerne aux bienheureux. « On ne pouvait
voir sans une profonde émotion, dit son historien, un respectable vieillard
de 84 ans faire fumer l'encens devant l'image de celui qui avait eu pour
lui une tendresse si paternelle : le bienheineux et son disciple étaient
confondus dans les mômes sentiments de respect : on célébrait la sain-
teté d'Ignace, mais on sentait que la présence d'un disciple si digne de
lui était le plus éloquent des panégyriques. On se souvenait que Riba-
BIBLIOGRAI'IIIE. 269
<leneyra avait été l'enfant chéri de rilluslre fondateur; que, né à la vie
religieuse avec la Compagnie, il avait granili avec elle dans les vertus,
au milieu de toutes les rigueurs de la pauvreté, des plus cruelles pri-
vations, de terribles épreuves; qu'il avait pris une large part aux tra-
vaux qu'elle avait supportés ou bien qu'elle avait faits; en un mot,
Ribadeneyra, survivant d'un autre âge, rappelait à la foule émue, non-
seulement la vie du bienheureux dont on célé])rait la fête, mais encore
la naissance, les progrès, les cond)als, les persécutions, les succès de
l'ordre qu'd avait fondé; et ces souvenirs contribuaient, plus encore
que les pompes sacrées, à exciter la dévotion des fidèles. »
Puisse le livre où ces touchantes scènes sont racontées contribuer
aussi à répandre l'esprit de saint Ignace! C'est, nous en sommes sûr,
l'unique récompense qu'ambitionne l'historien de Ribadeneyra, et tout
nous dit qu'elle ne lui sera pas refusée.
Cil. DaxMEL.
REVUE DE LA PRESSE.
Les journaux russes annoncent que l'archimandrite Porphyre a dé-
couvert au mont Athos deux homélies du célèbi-e Photius, prononcées
à l'occasion d'une invasion des Russes à Constanlinople. L'archiman-
drite, eu faisant part '^" monde savant de sa découverte, dit qu'aucune
bibliothèque de l'Europe ne possède ces deux homélies; cependant
INI. de Muiall, dans son Essai de chronologie byzantine, à l'an 865,
dit positivement qu'elles existent en mannscjit à la l)iL)li()lhèque dr
lEscurial, et il ajoute un etc. qui fait croire que cette l)il)li()thèqur
nest pas la seule à les posséder.
Le même M. de ]Murall dit encore (pie « >iesloi , in nonunant Arnold
cl Dir comme chefs de cette expéililion, leur assigne Tannée 63^4
ou 14" de Michel, ce qui serait 856, où Ignace n'était pas encore
remplacé par Photius. •• Dans ce cas, les deux homélies de Pbotius
n'auraient jamais été prononcées, et seraient deux homélies de rhéto-
rique dénuées de valeur historique. Puisque rarchimandrile Porphyre
se propose de publier le texli- de «es deux homélies, il faut espérer
qu'il examinera les questions curieuses que soulèM' TobserNation de
M. de Murall.
La Revue cat/iolitjuc de l' Ahacc a publié pendant l année i86i
plusieurs travaux intéressants sur différents sujets. On \ trouve d'u-
tiles renseignements sur le protestantisme contemporain , tant en
270 REVUE DE LA PRESSE.
Alsace qu'en Allemagne et en Suisse. Nous y avons remarqué sur-
tout les articles concernant rétablissement et la décadence du luthé-
ranisme à Haguenau, et les vicissitudes du protestantisme à Obernai
dans le cours du xvi*^ siècle, ainsi que les monographies de MM. Bour-
quard, Bockenmever et Cazeau, sur la personne et les écrits de Jean
Wicleff, de Jean Huss, de Tetzel et de l'illustre champion du catholi-
cisme Jeaa-Nicolas Weislinger, devenu si populaire au commencement
du xviii*^ siècle. A propos des événements politico-religieux de l'an-
née, M. Kieffer a traité de l'excommunication des souverains d'après
l'histoire, et M. Blumstein a donné plusieurs bons articles sur le
Liban, les Druses et les Maronites. Les meilleurs articles historiques
sont ceux de M. le vicomte de Bussierre : F'oyoge en ]\uhie et Peste,
Destruction des juifs et changement dans le gouvernement de la répu-
blique de Strasbourg (xiv*' siècle). Ce dernier travail avait déjà été
publié dans rUnwers, il y a quelques années; mais de nouvelles re-
cherches dans nos chroniques et divers faits recueillis aux archives
départementales, ont mis l'auteur à même de lui donner plus de dé-
veloppement et de le rectifier sous quelques rapports,
— A l'approche de la canonisation des saints martyrs japonais,
nous devons au moins une mention aux écrits destinés à honorer leur
mémoire, dont les uns ont déjà paru, les autres sont en voie de pu-
blication. Trois Histoires de ces généreux héros du christianisme ont
été annoncées coup sur coup : la première, par M. l'abbé Bouix, à la
librairie de madame veuve Poussielgue; la seconde, par M. de Ville-
franche, chez M. Victor Pahrié; la troisième, par M. Léon Pages,
chez madame veuve Pouçsielgue et Benjamin Dupral : elle est
extraite d'une Histoire générale du Japon par le même auteur. En
outie, dans un ouvrage récent (les Saints de la Compagnie de Jésus.
Paris, A. Brav, 1862), M. A. Archier a raconté, d'après le P. Char-
levoix, le martyre de Paul Miki, de Jean de Gotto et de Jacques Kisaï,
tous les trois membres de la Compagnie de Jésus, et nous recomman-
dons à nos lecteurs ce récit plein d'onction et d'intérêt. Ils trouveront
aussi à la lil:)rairie de M. Douniol une Neui>aine en l'honneur des
mêmes saints martyrs, publiée l'année dernière par un de nos con-
frères.
— Le Père Lacordaire^ parle comte de Montalembert. i vol. in- 18.
Paris. Douniol.
Le P. Lacordaire, M, de Montalembert ! ces deux noms disent assez
le puissant intérêt, le charme et tous les mérites de ce livre. On y sent
partout le souffle d'un magnifique talent, et souvent les émotions et
comme les palpitations d'un cœur inspiré par la reconnaissance et
l'amitié. Il y a là des pages qui sont comme humides de larmes. Jamais
REVUE DE EÂ PRESSE. 271
le noble antenr n'a été plus touchant. Ajoutons que jamais, même clans
SCS plus splendiiles trit)mplies de la tribune, il n'a été plus grand que
quand il s'abaisse et s'accuse pour exalter et glorifier l'illustre ami qui le
préserva de rabîine où venait de tomber M. de la Mennais. L'attitude
prise par le P. Laeordaireen face de ce génie dévoyé sera sans contre-
dit ini de ses plus beaux titres d'honneur. Remercions M. de Monta -
lembert des révélations si intéressantes qu'il nous fournit sur cet
épisode d'une existence riche de toutes les gloires. Remercions-le
aussi, au nom de la reconnaissance que tous les catholiques doivent au
glorieux fils de Saint-Dominique^ d'avoir si éloquenmient mis en lu-
mière les traits de cette grande physionomie : le génie de l'écrivain et
lie l'orateur, l'exquise tendresse du cœur et la màlc énergie tlu caractère,
mais par-dessus tout lu sainteté et les effrayantes austérités du moine,
avec le z,éle et les créations fécondes de l'apôtre. Et cependant comme
il y a toujours, pour parler avec lîossuet, des défauts humains dans les
hommes, M. de Montalembert a impartialement reconnu quelques
fautes dans une si belle vie : fautes dont nous dirons volontiers, comme
i\es quelques taches que l'on trouve dans cet écrit même, qu'elles
disparaissent et s'effacent dans l'éclat de la lumière qui les entoure.
— Abélard et saint Bernard. La Philosophie et l' Eglise au
XII*-" siècle^ par E. Bonnier. Paris. Douniol, 1862. — Ce livre n'est
qu'une exquisse, mais, comme tel, il n'estpas sans mérite. On y trouve
des vues judicieuses sur cet ardent dialecticien qui était, sans contredit
un vigoureux esprit, mais dont l'orgueil et l'égoïsme dépassaient de
beaucoup le génie. Ce que c'est qu'upe célébrité romanesque ! nous
avons entendu un homme du peuple nous raconter la triste aventure
d'Abélard comme arrivée hier, et rien n'était plaisant comme l'indi-
gnation de ce naïf narrateur contre M. le chanoine Foubert. Beaucoup
de gens jugent d'Abélard comme ce bouhonmie, d'après une littérature
aporr\plie; et comme Abélard a dévié plus d'une fois des enseigne-
ments de lEglise, comment ne serait-il pas un grand honunc pour tous
les partisans de la libre pensée? Plusieurs ne font pas difficulié de lui
sacrifier saint Bernard. M. de Rénuisat, nu homme d'esprit pourtant,
adonné dans ce travers, et c'est à lui que s'adresse princi[)aleineut
M. Bonnier dans la partie critique et polémique de son livre.
— Quatre instructions pastorales de Mgr l'évêque de la Rorhelle,
pleines de doctrine comme tout ce (|ui sort de la plume de ce prélat,
viennent d'être réunies en im volume intitulé : la Prière chrétienne
(librairie Douniol). Le titre nous promet une seconde partie.
— Le Parfum de Rome, par M. Louis Veuillot, 2 \ ol . in- 1 2. Paris.
Gaume.
Nous n'avons pas besoin de recommander ce livre, déjà connu sans
272 REVUE DE LA PRESSE.
doute de lu plupart de nos lecteurs. Trois éditions qui se sont rapide-
ment succédé témoignent assez, de son léi^ilime succès. Mali^rédes dé-
fauts que les plus sincères admirateurs de M. Louis Yeuillot, et ceux
qui gardent lemeilleiu' souvenir de ses services, ne peuvent s'empêcher
de reconnaître, le Parfum de Rome n'en est pas moins un monument
d'art littéraii-e, de foi ardente, d'enthousiasme catholique, de filial dc-
voiinient à rE«;lise et au vicaire de Jésus-Christ.
— Das chiLstentluun in Tonkin und Cochinchiiia^ dem heuligen
Aiiamreiclie ^ von aeiner Einfnhinni^ bis auf die Gegenwart ^Le chris-
tianisme au Tonkin et en Gochinchine, royaume annamite actuel, depuis
son introduction jusqu'à notre époque), par le père Pachtler (S. J.).
Paderhorn, i86i.
En i858, les pères deMontezon et Estève^ delaCompagnie de Jésus,
publièrent un ouvrage qui renferme de précieux documents surlail/i-y-
sioii de la Cochinclûue et du Tonkin (Paris, Douniol). Ce livre a servi
de base au travail du père Pachtler, qui ne s'est pas bornéàle traduire.
Par un remaniement complet, il eu a coordonné les matériaux, comblé
les lacunes par des documents nouveaux et de nombreuses additions ;
enfin, il en a conduit l'hisloiie avec soin depuis l'année i63o jusqu'au
i^'' avril 1861. Nous ne doutons pas que son ouvrage, approprié sur-
tout à l'Allemagne, n'y trouve un accueil favorable.
- — h'Iiisloire des moines d'Occident^ par M. le comte de Montalem-
bert, donna lieu à une suite de considéiations publiées l'année dernière
dans les Feuilles historiques et politiques de Munich. Ces articles, dus
à la plume du célèbre baron d'Eckstein, réunis en un corps, paraissent
actuellement à Fribourg en Brisgau, chez; Herder.
— On nous annonce également la troisième édition d'un ouvrage
du docteur Wick, intitulé : Die wahre Beligion (La vraie Religion.) De
juillet 1861 à janvier 1862, deux éditions à cinq mille exemplaires ont
été épuisées.
H. Meuti.iK.
[Paris. — Iiupriinciie de \V, r.EMQUET, GOUrV et C«, rue Garaiicicre, 5.
LE
PRINCE ADAM CZÂRTORYSKI
DISCOURS PRONONCÉ LE 22 MAI 1862, DANS L'ÉGLISE DE MONTMORENCY
A l'occasion du service annuel pour les émigrés polonais morts
EN FRANCE.
Fide plurimam hostiam obtulit Deo ; per quam tes-
tiraonium consecutus est esse justus; et par illara
defunctus adhuc loquilur.
C'est par la foi qu'il a beaucoup sacrifié ; c'est par
elle qu'il reçut le témoignage qu'il était juste; et par
elle mort il parle encore.
(Uebr., XI, a.)
Un des spectacles les plus attendrissants et les plus solen-
nels qu'offre rhumaiiité sur la terre, c'est l'amour qui pleure
et la religion qui prie sur des tombeaux; ce sont les survi-
vants de l'amitié, de la famille et de la patrie, versant sur
de chères mémoires des larmes et des prières. Mais, il faut en
convenir, ce spectacle a quelque chose de plus saintement
solennel encore et de plus profondément attendrissant, lors-
qu'il montre l'amour exilé et proscrit pleurant sur des frères
morts eux-mêmes dans l'exil, et n'ayant pas eu même ce su-
prême héritage : un tombeau dans la patrie!... Sous ce rap-
port, M. T.-C. F., parmi les choses qui émeuvent le cœur des
hommes, rien ne me semble devoir offrir un intérêt plus tou-
chant, et ^Jioduire une plus profonde émotion, que cette céré-
monie qui vous réunit chaque année à Montmorency, pour
prier sur les tombeaux des frères qui n'ont pas revu la patrie.
I* 48
274 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
Aussi désormais cette église et ce cimetière seront deux fois
sacrés pour la Pologne. Tous les Polonais qui viendront voir
Paris et ses merveilles tiendront à toucher de leurs pieds cette
terre, qui sera encore pour eux une terre de la patrie, puis-
qu'ils y fouleront la cendre des pères et la cendre des frères.
Montmorency, qui rappelle une grande famille et un grand
nom de France, rappellera désormais à la postérité qui visi-
tera ses tombeaux d'autres familles et d'autres noms dont
l'illustration jettera sur ce lieu une gloire et une célébrité de
plus. Que de chers souvenirs, que de mémoires illustres
vous rappelle déjà ce rendez-vous funèbre des exilés de la
Pologne! Entre beaucoup d'autres dont je voudrais pouvoir
faire une mention spéciale, ici déjà reposent, dans la gloire
de leur nom et l'honneur de leur vie, un capitaine célèbre ',
soldat de vos héroïques légions ; un grand citoyen", défen-
seur infatigable de la patrie sous toutes les armes et dans
tous les champs clos du patriotisme; le grand poëte^ de la
nouvelle Pologne, régénérateur moral de la nation ; une prin-
cesse* aussi grande par ses malheurs que par sa naissance et
par ses vertus. Que ne puis-je évoquer les unes après les au-
tres ces chères et nobles âmes, qui semblent planer au-dessus
de cette assemblée, pour vous rappeler à la fois et la patrie
de la terre et la patrie du ciel!...
]Mais une figure plus grande encore que ces nobles figures
se dresse en ce moment devant nous pour commander nos
respects, émouvoir nos âmes, attendrir nos cœurs et occuper
nos souvenirs : un homme qui, après avoir marché trente ans
sur la terre d'exil, s'est arrêté pour y dormir loin de ses pères,
mais non loin de vos cœurs; un homme dont la longue et
illustre vie n'a été qu'un perpétuel dévotmient à la Pologne;
un homme dont la mort sera pour ceux qui l'ont vue un im-
mortel souvenir, et pour tous ceux qui en entendront parler
une impérissable leçon ; un homme dont la tombe est dans
* Kniaziewicz.
* Niemcewicz.
^ Mickiewicz.
* La princesse de Wurtemberg.
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI. 275
l'exil, mais dont l'image est présente à la patrie; un homme
qui laisse après lui plus exilée que jamais une noble et digne
épouse, associée par la tendresse à toutes les douleurs de sa
vie , et, pour continuer son reuvre et le perpétuer lui-même,
des enfants si pareils à sa grande âme et à son grand cœur,
toute une famille si polonaise, si chrétienne, si digne de lui:
Ah! déjà vos cœurs ont nommé le grand homme de la patrie
en deuil, le patriarche de l'émigration, le très-bon, le très-
ilhistre prince Adam-Georges Czartoryski Oui, c'est lui
dont la tombe encore humide de vos larmes provoque sur-
tout aujourd'hui la religieuse émotion de vos cœurs, et c'est
sur sa vénérée mémoire que vous me demandez de répandre
mes paroles avec vos prières.
Mais que puis-je dire de lui que tous, vous Polonais, ses
frères de patrie et ses compagnons d'exil , vous ne sachiez
mieux que moi? est-ce à un étranger de vous dire ce qu'il
faut penser de cette gloire domestique? comment, si ignorant
de la Pologne et de lui, oserai-je vous parler de votre histoire
et de la sienne? Aussi n'attendez pas que je vous le montre
dans un luxe d'érudition et dans un détail de faits où ma
mémoire aurait trop à craindre de se heurter à la vôtre et
peut-être d'étonner l'histoire. Ce n'est pas un tableau achevé
que je prétends vous tracer, ce ne sera qu'une ébauche, moins
que cela, un trait de cette grande figure.
Il y a dans toute grande vie une idée qui la traverse; il y a
dans toute grande figure un trait qui la caractérise. Je veux
vous montrer dans le prince Adam et celte idée dominante
et ce trait distinctif; je veux vous faire voir en lui la phis
haute personnification du patriotisme leligieux ; un grand
patriote dans un grand homme, et un grand chrétien dans le
grand patriote; la ])lus noble vie inspirée par le patriotisme,
le plus généreux patriotisme inspiré par la religion.
Le patriotisme sera le point rayonnant de ce discours,
comme il fut le point central de celle vie. Mais parce que le
patriote tient à l'homme, et que le chrétien rehausse et con-
sacre en lui le patriote, nous le monljerons sous ce triple raj)-
port couronné d'une triple gloire; nous verrons riiommc
27G LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
devant sa fomille; le citoyen devant sa patrie; le chrétien de-
vant Dieu.
Avant de suivre sur ses divers théâtres ce patriotisme qui
fut comme l'âme du grand patriote et le trait saillant de sa
physionomie historique, je dois dire en peu de mots ce que
fut l'homme lui-même, et ce que fut le milieu où la Provi-
dence l'avait placé pour le montrer au monde et le vouer à
son pays. Pour bien connaître le citoyen, il faut connaître
l'homme; et il faut voir l'un et l'autre dans la famille qui eut
l'honneur de le donner à la patrie.
Né du général de Podolic Adam-Casimir Czartoryski, et de
la comtesse Isabelle de Fleming, le prince Adam-Georges Czar-
toryski était petit-fiis du célèbre Auguste Czartoryski palatin
de Ruthénie. Fils d'un père et d'une mère noblement ambitieux
de perpétuer en lui l'illustration de sa race, il reçut une édu-
cation particulièrement soignée, qui fit de bonne heure de
cet enfant choisi le plus instruit et le plus distingué des jeunes
fils de la Pologne : rare et belle nature, alors dans la fraîche
beauté de ses premiers jours^ et dont nous avons pu contem-
pler au milieu de nous, dans le patriarche de quatre-vingt-
onze ans, la vieillesse pleine de gloire et le déclin plein d'hon-
neur. J'aime cette simple et noble figure du prince Adam,
elle m'attire par je ne sais quel charme particulier; sans doute,
parce que j'y découvre sous un pur rayon ces trois choses
qui me séduisent le plus dans une nature humaine, l'intelli-
gence, la droiture, la bonté. Ces trois reflets de son âme, en-
trevus à travers cette auréole de simplicité antique qui ne le
quitta jamais, lui composaient cette physionomie attrayante
qui ne permettait à personne d'apprendre à le connaître sans
apprendre à l'aimer.
I/intelligence illuminait son doux visage ; elle rayonnait de
toute sa physionomie; et sa parole, quand les circonstances
l'exigaieut, en faisait jaillir les éclairs; mais d'ordinaire il
l'enveloppait de silence et la voilait de modestie. Il ignora
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKl. 277
l'art moderne par excellence, l'art de se montrer : non-seu-
lement il ne posait pas, il s'effarait. Ses écrits seuls sous ce
rapport pourront donner sa vraie mesure, et laisseront mieux
voir en lui ce qu'il dérobait trop aux hommes: une grande
intelligence développée par un grand savoir, un beau talent
orné d'une rare instruction. Doué d'un esprit délicat et d'un
tact exquis des choses littéraires, il est auteur d'un assez
grand nombre d'ouvrages , où la beauté de la forme est
égale à la supériorité du fond, et dont quelques-uns demeu-
reront classiques. Il y révèle surtout, et dans un degré supé-
rieur, une chose qui souvent vaut mieux que le génie, et qui
en s'élevant touche au génie lui-même , le bon sens : ce re-
gard limpide qui voit au fond du vrai, ce coup d'œil sur qui
distingue le réel de l'imaginaire, le ])ossible du chimérique,
et le positif des choses des rêveries de l'idéal.
Homme d'intelligence et de bon sens, il fui encore plus
houHue de justice et de vertu : Testimonium consecutus est
esse justus. Sa vie a rendu à sa justice un témoignage plein
d'une gloire immaculée. C'était à la lettre un homme simple
et droit, erat vir ille simplex et rectus^ ; simplicité achevée,
qui n'est que la perfection dans la rectitude. Jetée par le cou-
rant de sa vie dans les situations les plus complexes et sou-
vent les plus délicates, son Ame passionnée pour la justice et
l'honneur ne dévia pas une minute de leur ligne éternelle :
même à travers les labyrinthes de la politique où le sort le
força de marcher, il ne connut jamais qu'un chemin, la ligne
droite; et tandis qu'autour de lui, d'un bout de l'Europe à
l'autre, la diplomatie souvent n'était que le mensonge répon-
dant au mensonge, il garda invariablement ce difficile et rare
honneur dans un homme politique : il ne mentit jamais; non,
jamais, ni aux autres, ni à lui-même. Il était convaincu que
la grande habileté de l'homme d'État n'est que l'application
de la vérité, de la justice et de l'honneur au gouvernement
des peuples; sa grande àme repoussait de toute sa force la
politique d'expédients, de violence ou de mensonge; et son
« /o6., I, 1.
278 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKF.
ouvrage sur la diplomatie stimagtise avec une noble et fîère
indignation cet art immoral de gouverner , qui fait de la
politique non une balance de justice, mais un équilibre d'in-
térêts, non un triompbe du droit, mais une glorification du
succès. Il avait compris, avec un poète national, qu'on n'édi-
fie rien avec la boue, et que, même en politique, même en
diplomatie, la plus haute sagesse, c'est la vertu V
Tel était, par ces deux faces de sa vie, Adam Czartoryski ; il
voyait le vrai, il voulait le juste; il avait la pénétration de l'un
et la passion de l'autre ; une vue claire de la vérité, un invin-
cible amour de la justice. Eut-il dans nn même degré cette
force de volonté et cette promptitude de résolution qui achè-
vent l'homme, et lui donnent la puissance de dominer les évé-
nements? Je laisse à d'autres de le décider : mais ce qu'il faut
dire, c'est que ces deux qualités même que je viens de mon-
trer expliquent en partie , si elles n'expliquent tout à fait,
l'indécision que ses amis ont cru pouvoir regretter en certaines
heures de sa vie. La rapidité et l'audace des résolutions attes-
tent souvent, sans doute, l'énergie de la volonté et la virilité
de l'âme; mais elles tiennent aussi quelquefois, et plus qu'on
ne pense, à une intelligence trop bornée pour mesurer l'obs-
tacle, ou à une conscience trop perverse pour compter avec la
justice. Une fougue aveugle, et une audace immorale, expli-
quent trop souvent ces résolutions décisives que le succès
glorifie aux yeux des multitudes, mais qui attestent plus la
fortune de l'événement que la supériorité de l'homme. D'ail-
leurs s'il n'eut le don de vouloir vite et fort, il eut celui de
vouloir longtemps ; car il mit à poursuivre un grand et même
but une volonté de plus de soixante-dix ans.
Quoi qu'il en soit de ce côté de sa vie, ce qu'il eut d'in-
comparable, ce qui fut le trait dominant de sa physionomie
morale, c'est ce que nous aimons le plus dans l'homme, ce
fut la bonté. C'est par là que nous ressemblons le plusà Dieu;
et quand cette bonté, qu'il met en nous comme une image de
lui, se rencontre dans le même homme avec une intelligence
' Le poëte anonyme.
LE PRINCE ADAM CZARÏORVSKl. 279
supérieure et une souveraine droiture, elle a pour nous sé-
duire une puissance qu'on subit malgré soi. Or, le prince
Adam avait cette qualité éminentc entre toutes les autres : il
était bon. La bonté n'était pas seulement le fond de sa nature ;
on eut dit qu'elle était sa nature même; elle brillait dans son
œil doux, et s'épanouissait dans un sourire où se mêlait la
mélancolie de l'exilé, mélancolie longue comme son exil,
mais toujours douce et toujours bonne comme lui-même. Et
cette bonté n'était pas une bonté vulgaire, une bonté stérile;
c'était une bonté magnanime, c'était une bonté généreuse ;
généreuse pour donner, généreuse pour pardonner. Il avait
éminemment ce don le plus rare peut-être dans les hommes
politiques, le don d'oublier l'injure. Les traits de la malveil-
lance semblaient ne pas arriver jusqu'à son cœur; ou, s'il se
sentait blessé, sa bonté, comme un dictame sacré, se versait
d'elle-même sur sa blessure pour l'adoucir et la cicatriser.
Son âme, selon le mot de Bossuet, tournée tout entière à ai-
mer^ avait le besoin de se donner ; magnanime dans l'oubli
du mal , elle était libérale dans l'accomplissement du bien ;
et comme l'eau se verse, comme la fontaine jaillit, comme un
parfum se répand, son cœur s'ouvrait, sa bonté se commu-
niquait. Mais le fruit le plus exquis de cette bonté , son
parfum le plus doux, c'était le désintéressement; désinté-
ressement généreux qui le préparait merveilleusement à de-
venir ce que Dieu voulait faire de lui : un exemplaire de pa-
triotisme ; ime belle et grande vie d'homme mise partout et
toujours au service delà patrie. Ceux qui l'ont jugé autrement
ne l'ont pas réellement connu. Non-seulement il eut la pu-
reté du désintéressement, il en eut la pudeur, et, si je puis
dire, la virginité; comme une vierge craint une ombre sur
son cœur, lui redoutait pour sa vie publique une apparence
d'égoïsme.
Telle m'est apparue sous ses principaux traits la physiono-
mie du prince Adam. Je n'insisterai pas davantage sur le ca-
ractère personnel de l'honnne. Mais puis-je aller plus loin
sans vous rappeler le milieu où la Providence avait placé le
berceau du grand patriote? Entre l'homme et la patrie que
280 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
l'homme doit servir, il y a la famille. Un grand homme n'est
bien connu, un grand citoyen n'est bien compris que vu dans
cette gloire de la vie domestique, où la patrie s'abrège et où le
patriotisme a ses vraies sources. La vie du prince Adam Czar-
toryski ne peut s'isoler de sa famille; il est une belle fleur
épanouie au bout d'une grande tige; il est le rejeton d'une
souche avant lui déjà féconde en grandes et belles vies ; con-
tinuateur du passé, préparateur de l'avenir, héritier de ses
pères et serviteur de son pays , il faut le rattacher à sa race
pour bien entendre ce qu'il dut être et ce qu'il fut en effet
pour sa patrie.
Le plus bel encadrement d'une grande vie humaine, c'est
une grande famille historique ; et le signe le plus naturel
d'une grande vocation patriotique, c'est l'illustration etledé-
voùment des ancêtres. Cet encadrement n'a pas manqué à la
vie du prince Adam ; et il porta sur son front, avec le trait de
famille et le reflet de sa vieille gloire, le signe authentique de
sa prédestination. Même parmi les privilégiés de la naissance ,
il eut le rare privilège de continuer une famille reliée par la
o;loire et le sang à une royauté qui a laissé dans l'histoire un
vestige éclatant ; et il est difficile de décider si c'est le rejeton
qui a le plus fait pour la gloire de son illustre famille, ou si
c'est la famille qui a le plus fait pour la gloire de son illustre
rejeton.
La funille des Czartoryski, entre toutes les familles histori-
ques de l'Europe, — selon la remarque de votre grand poète,
— a l'honneur réservé d'avoir, comme famille particulière, son
histoire politique. Certes, il s'en faut bien que ce soit la seule
famille illustrée par la gloire et le patriotisme. La Pologne est
la terre féconde des grandes familles signalées dans son his-
toire par les services rendus à la patrie ; et il en est qui ont
jeté surtout dans les champs de bataille un éclat qui demeure
sur leur nom brillant comme leurs armes. Mais dans la sphère
politique, on ne le peut nier, la famille des Czartoryski a oc-
cupé une place à part. Elle s'était fait en Pologne une posi-
tion tellement exceptionnelle qu'on l'appelait dans la nation,
la Famille y public et populaire hommage rendu à sa haute
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI. 281
influence et à sa gloire séculaire. Issus des grands-ducs de
Lithuanie, et comme tels proches parents des Jagellons , les
Czartoryski s'étaient dès longtemps signalés par leur dévoù-
ment traditionnel à la grandeur de la patrie. Ce fut cet énergi-
que dévouaient qui, au xv* et au xvi* siècle, avec le puissant
concours de plusieurs autres grandes familles vouées avec eux
à la gloire du pays, contribua le plus à la fusion des deux na-
tions lithuanienne et polonaise. Mais c'est surtout au xviif siè-
cle que la famille montre sur la scène politique ses plus gran-
des figures, et prend sur les destinées de la nation un rôle
plus décisif. Des germes profonds de discordes civiles mi-
naient depuis longtemps la î'ologne, et l'avaient fait pencher
vers une sorte de décadence. Pour étouffer le mal et arrêter la
patrie au penchant de la ruine, il fallait des honnnes forts ,
persévérants, opiniâtres. La Famille prit résolument, à travers
mille obstacles, l'initiative de la régénération nationale. Ce
mouvement réformateur tendait à l'anéantissement des deux
principes destructeurs qui rongeaient au cœur la vie et la force
polonaises, à savoir l'indépendance individuelle des seigneurs
exagérée, au détriment de la nation, par le liberutn veto, et l'ad-
mission de l'étranger au gouvernement de la Pologne par le
principe électif. '
Déjà l'impulsion aux tendances réformatrices avait été don-
née par un royal exilé et par la jeune noblesse formée à son
école; mais ce sont les Czartoryski qui ont provoqué, pour-
suivi et accéléré le plus ce mouvement réparateur. Sous une
dynastie saxonne, étrangère, comme telle, à l'idée de la ré-
forme nationale, les deux frères, Michel chancelier de Li-
thuanie, et Auguste palatin de Ruthétne, travaillèrent avec
une persévérante énergie à populariser l'idée restauratrice de
la grande vie polonaise; et, pour y parvenir, ils attaquèrent
sans relâche cet individualisme aristocratique qui empêchait
la nation de se mouvoir et de se déployer. Un gouvernement
faible paralysa beaucoup de généreux efforts et arrêta long-
temps l'idée régénératrice ; mais l'idée demeura, elle grandit
dans la lutte, où plusieurs hommes dévoués prirent avec les
Czartoryski une part qui n'est pas sans gloire; et, s'imposant
282 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
enfin à la nation entière, elle se formula dans la célèbre
constitution du 3 mai 1791.
Mais à l'heure même qui devait être pour les réformateurs
et pour la Pologne régénérée par eux un suprême triomphe,
une grande douleur attendait le patriotisme des Polonais.
Cette constitution, qui mérita le suffrage de Joseph de Maistre
et faisait l'admiration de Burke ; cette constitution, qui ne
devait rien à la Révolution française, fruit mur qu'elle était
d'un travail qui l'avait dès longtemps précédée ; cette consti-
tution, qui devait rendre à la Pologne toute sa vie intime et
toute sa force d'expansion; cette constitution, qui aujour-
d'hui encore demeure pour les Polonais comme le testament
politique de l'ancienne Pologne; cette constitution fut dé-
noncée par des puissances voisines comme un attentat à la
liberté f^t à l'indépendance polonaises. Publique et amère
dérision, dont l'Europe fut alors le témoin indifférent : deux
despotismes se donnant la main pour sauvegarder dans une
nation une prétendue liberté qui n'était que la division et la
mort de la nation !
Quoi qu'il -en soit, tel fut le patrimoine de dévoùment et
l'héritage de gloire que le jeune Adam recevait à vingt ans
de ses nobles ancêtres. Ce n'était pas seulement, vous le
voyez, un patrimoine de famille, c'était un 'héritage légué
par la patrie, et appelant poiu' le défendre ce qui l'avait créé,
le patriotisme polonais, c'est-à-dire un dévoùment sans bor-
nes à la patrie. Si je vous ai parlé de cette gloire de famille
rejaillissant sur un homme, c'est parce que ces traditions de
gloire domestique expliquent dans le prince Adam ce que je
veux montrer surtout en lui ; c'est que ces antécédents de
patriotisme et ces exemples de dévoùment lui traçaient d'a-
vance par un sillon glorieux la grande ligne de sa vie.
Aussi ce fut là, on peut le dire, le caractère généreux de
l'éducation du jeune Adam : le culte de la patrie puisé dans
la famille. Cultivé à la fois par des maîtres étrangers et par
des maîtres polonais, il reçut des uns ce prestige de la litté-
rature et de la science occidentale, en ce temps-là trop enviée
en Poloo^ne; mais il reçut des autres le fond solide et fort des
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI. 283
traditions polonaises et de l'éducation patriotique. Il garda
surtout de son père et de sa mère cette profonde empreinte
qui grava à tout jamais dans son âme la grande image de la
patrie. L'un par ses exemples, l'autre par ses paroles, tous
deux par des sympathies et des entliousiames pareils, faisaient
vibrer à l'unisson au cœur d'Adam la corde patriotique et la
fibre nationale. Il faut lire dans leur correspondance com-
ment ce noble fils apprenait de l'une à aimer son père,
de l'autre à aimer sa mère_, et de tous les deux à aimer la
patrie.
C'est sa mère, la princesse Isabelle, qui lui écrivait de
Strasbourg en 1787, à lui jeune homme de dix-sept ans :
« Cher monsieur Adam, en vous j'aime un Polonais. Je suis
a Polonaise, et ne voudrais pas être autre chose. » Elle lui
disait cela alors qu'un orage menaçait la patrie, et l'invitant,
comme eût fait à Sparte une mère héroïque, à faire son de-
voir : « Soyez bon citoyen ; il est si beau , il est si doux de
a l'être! Tous mes vœux sont pour ma pauvre patrie, pour
« ce pays où j'ai tous les objets qui peuvent m'attacher à la
« vie... Je ne sais pourquoi je vous dis cela; mais j'ai pour
« mon pays des mouvements d'attendrissement et d'enthou-
« siasme que j'ai Ijesoin de faire entendre et partager à quel-
a qu'un. »
Une autre fois, après lui avoir rapporté l'exemple d'un
citoyen généreux (Suchorzewski), venant offrir au roi toute sa
fortune pour donner l'exemple d'un dévoûment spontané à
la patrie : « Mon cher, après un exemple comme celui-là,
« disons-nous l'un à l'autre : Il est beau d'être Polonais ; il
a est beau d'être d'un pays où l'on peut donner à la vie tout
« l'essor d'une âme forte et d'un cœur généreux. » (Avril
1788.)
Que pouvait être le fils d'une telle mère, si ce n'est un dé-
voué et, au besoin, un martyr de la patrie?
La même pensée de dévoûment à la j)atrie lui était incul-
quée par son père, lors de son premier voyage en Angleterre :
« L'objet principal que vous devez vous j)roposer est d'amas-
cr ser dans votre voyage les matériaux que vous puissiez
284 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
« mettre en œuvre, quand viendra pour vous l'heure de payer
« à votre patrie le tribut que chacun lui doit ' . »
Ainsi, le patriotisme se versait dans l'âme du jeune Adam,
des sources les plus lointaines , par ces deux naturels af-
fluents, par le cœur de son père et par le cœur de sa mère; et
l'amour de la patrie grandissait dans son cœur avec ses deux
premiers et ses deux plus profonds amours, l'amour de la
paternité et l'amour de la maternité. C'était le patriotisme à sa
source la phis pure et la plus légitime. Tout patriotisme puisé à
d'autres sources ment à la nature et trop souvent tourne au
malheur de la patrie; patriotisme bâtard, né au souffle des pas-
sions révolutionnaires ou des doctrines humanitaires ; patrio-
tisme presque toujours sauvage et quelquefois cruel, rêvant le
massacre, prêchant l'assassinat, et organisant les complots pour
régner dans des ruines. Tel ne pouvait être le patriotisme
du prince Adam. Il s'était enlacé autour de la patrie par les
mêmes affections qui le rattachaient au cœur d'un père et au
cœur d'une mère ; et bien que ces deux amours partout et
toujours se tiennent par une même racine, on peut dire que
dans aucune autre famille, ils ne se trouvèrent unis par des
liens plus profonds et par des embrassements plus étroits.
Adam, plus qu'aucun autre de sa race, retint et perpétua ces
douces traditions de tendresse domestique, où les grands ci-
toyens et les vrais patriotes apprennent, dans les caresses de
leur mère, à aimer cette patrie qu'ils serviront un jour. Aussi
quand on a bien pénétré cette belle et heureuse nature toute
faite de bonté, de tendresse et d'abnégation ; et quand on l'a
vue se développer comme une plante généreuse en son lieu
natal dans cette famille des Czartoryski, où les douleurs et
les joies de la Pologne excitaient des tressaillements si pro-
fonds, et qui était pour lui comme une patrie dans la patrie ;
on peut pressentir d'avance ce que sera cette vie, ce qu'il est
temps enfin de vous y montrer : un perpétuel dévoùment à la
patrie, un idéal de patriotisme.
' Lettre du prince Adam, général de Podolie, au jeune Adam alors en Angle-
terre.
LE l'RINCE ADAM CZARTORYSKI
II
C'est ici que nous allons le voir dans la grande fonction
de sa belle et noble vie : hostie vivante de son pays, offerte
sans cesse par lui-même sur l'autel de la patrie : Obtidit Jtos-
tiam. Ce patriotisme du grand Polonais se produisit sur les
théâtres les plus différents et sous les formes les plus diverses.
Mais sous toutes les formes et sur tous les théâtres il s'est
retrouvé toujours le même. Celte unité dans la variété est la
beauté originale de cette patriotique vie, dont je vous invite à
parcourir avec moi d'un vol élevé et rapide les principales
étapes.
Le patriotisme entré dans son âme avec l'amour de sa fa-
mille, comme une plante fécondée par l'orage, grandit vite,
et se développa au bruit des tempêtes qui grondaient dans la
patrie autour de son berceau. Né le i5 janvier 1770, lors
de la fameuse confédération de Bar, encore dans les bras
de sa mère, il put entendre les gémissements de la patrie vic-
time d'un premier partage consommé en 1772, par des vain-
queurs jaloux. Jeune homme de vingt ans, déjà il siégeait
près de son père à la Diète où se discutait et se formulait la
constitution du 3 mai, long travail de ses pères et le vrai pal-
ladium de la Pologne. Mais bientôt la patrie, menacée de nou-
veau avec cette constitution elle-même, appela son dévoùment
sur les champs de bataille; il y parut soldat héroïque, digne
de la patrie et de son nom, et mérita l'honneur de la déco-
ration virtuti inilitari. Je ne compterai pas les batailles où
parut le jeune soldat de 92 ; je ne dirai pas les phases doulou-
reuses de cette guerre ni de celle ([ui la suivit, et qui l'une
et l'autre devaient se terminer par la grande iniquité euro-
péenne de ce temps : la mutilation d'un noble peuple publi-
quement effacé de la liste des nations.
A|)rès le partage de 1793 et celui de 179:"), qui consonnnait
l'iniquité, il n'y avait j)lus de Pologne à vaincre, mais il res-
tait encore des Polonais à punir. Les plus grands dévoùments
à la patrie vaincue étaient devenus ks plus grands crimes
2S6 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
aux yeux du vainqueur. Sous ce rapport, les Czartoryski
avaient droit aux premières vengeances de la victoire. Cet hon-
neur ne leur fut pas refusé. L'immense fortune de l'illustre
famille fut, en grande partie, confisquée par cette femme despo-
tique et cruelle qui personnifiait alors la haine de la Pologne.
Sur les sollicitations d'une puissance voisine, Catherine retira
sa main rapace, mais sans rien retirer de ses ressentiments; en
échange de la confiscation elle demanda des otages. En relâ-
chant la fortune elle exigea les héritiers de la famille. Adam,
avec son frère Constantin, parut à Pétersbourg, comme la
rançon des siens et comme otage de la patrie. Mais à peine
arrivés, l'un et l'autre sont forcés contre toute attente de
porter sous le drapeau de l'ennemi leur cœur de Polonais ; et
Adam est donné comme aide de camp au grand-duc Alexandre.
Une étroite amitié ne tarda pas à unir ces deux jeunes
hommes placés dans des situations si diverses, mais rappro-
chés par les nobles inctincts qu'ils partageaient tous deux.
La Providence attendait là son dévoûment pour lui faire,
dans la situation la plus étrange, un rôle qui devait avoir la
portée la plus décisive sur sa propre vie, et la plus grande
influence sur les destinées de sa patrie.
Le jeune Alexandre avait respiré des rives de la Neva le
vent qui soufflait de l'Occident ; sur les marches d'un trône
où siégeait l'autocratie, il faisait des rêves d'affranchissement
et de liberté. Son imagination ardente et quelque peu roma-
nesque, conspirant avec les élans de son cœur, ouvrait devant
lui de grandes et belles perspectives ; et la Pologne libre, une,
indépendante, passait devant lui comme l'un de ses rêves les
plus chers. Le jeune Polonais ne manquait pas d'entretenir
et de développer ces élans généreux ; et c'est un spectacle qui
n'est pas dépourvu d'une certaine grandeur originale que de
se figurer ces deux amis parlant ensemble, dans les palais de
l'autocrate russe, de nationalité et d'indépendance polonaises.
Le czar Paul ne vit pas sans ombrage celte intimité d'Alexandre
avec le Polonais; et Adam reçut de sa jalousie une mission
dérisoire en Italie auprès d'un roi sans couronne. Mais bien-
tôt la mort de l'autocrate vint changer tous ces horizons.
l.E PRINCE ADAM CZARTOUYSKI. 287
Alexandre élevé sur le trône (en 1801) rappelle son noble
ami. Il connaissait de lui deux choses entre toutes, la droi-
ture de son âme et son altaclieuient à la patrie polonaise. Pour
vaincre les résistances qu'U rencontrait, il lui rappela les rêves
généreux de leur première amitié, et lui fit pressentir le des-
sein de profiter de son omnipotence autocratique et d'une
occasion heureuse pour refaire une Pologne grande et libre.
Des promesses si formelles, donnant de telles espérances,
triomphèrent dans le jeune patriote de toutes les répugnances
de son cœur polonais. Admis d'abord sans aucune fonction
ofhcielle à un simple rcMe de confiance, il ne tarda pas à de-
venir l'adjoint du ministre des affaires étrangères, puis enfin,
lui. Polonais, héritier des Czartoryski, ministre de son im-
périal ami.
C'est ici surtout qu'il importe, pour juger son patriotisme,
de se reporter à i8o3, et de se placer au point de vue précis
où il dut se placer lui-même pour comprendre et chercher en
vrai Polonais les intérêts de la patrie. Alors le grand nom de
la Pologne n'était plus même prononcé par les souverains de
l'Europe. Le silence semblait, comme un linceul, l'envelopper
dans son sépulcre politique et dans sa mort nationale. Dans
cet universel oubli et dans cet abandon égoïste de toutes les
puissances qui pouvaient la ressusciter, le prince Adam se per-
suada que la Pologne ne pouvait revivre que par la puissance
même qui l'avait fait mourir, c'est-à-dire par la Russie prin-
cipal auteur de sa mort. On pouvait, à la rigueur, ne pas par-
tager cette conviction où l'amitié avait peut-être sa part. Mais
c'était sa conviction, La droiture de son àme ne lui permettait
pas un doute sur celle de son tout-puissant ami. Rien ne
prouve d'ailleurs qu'à cette époque Alexandre ne lût pas sin-
cère ; et la sincérité de l'autocrate étant donnée, le patrio-
tisme du jeune Polonais se trouvait avoir raison ; car il avait
en perspective l'aifranchissemcnt de la patrie.
Lui-même, plus lard, a révélé dans une lettre devenue his-
torique ce secret de son cœur patriotique. Expliquant à un
ami sa ligne politique et sa position de patriote devant les mal-
heurs de la patrie; il écrivait en i8iu : « J'ai ciu voir la pos-
288 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
« sibilité de réunir la gloire de l'empereur Alexandre auquel
i< je devais attachement et reconnaissance avec la résurrection
c( et le bonheur de ma patrie. A cette époque tout espoir
cf semblait détruit pour le pays. Je proposai à l'empereur de
« Russie de faire du rétablissement de la Pologne un des pivots
« de sa politique*. »
Ainsi, vous le voyez, être utile à sa patrie, dans les condi-
tions qui s'imposaient à son patriotisme; servir Alexandre par
dévoiiment à la Pologne; travailler à Pétersbourg les yeux
tournés vers Varsovie ; être sur les bords de la Neva à peu près
comme Zorobabel sur les bords de l'Euphrate ; et dans les
palais d'un grand potentat méditer la restauration du temple
de la patrie : tel fut le point de vue vraiment patriotique où se
plaçait alors, pour ressusciter son pays, le patriote Polonais
ministre en Russie. Et si Alexandre avait pu ou voulu tenir
toutes ses promesses, qui oserait dire que cette situation et
cette politique ne fût pas devenue le salut de la Pologne ? Du
moins est-il certain qu'elle se trouva providentielle. Car
elle fit alors de lui le seul Polonais pouvant servir encore ef-
ficacement son pays ; et elle lui prépara pour l'avenir les élé-
ments de la plus puissante et de la plus féconde influence.
Ministre des affaires étrangères, il mit la main sur les ressorts
du gouvernement; il eut par surcroît le secret de tous les ca-
binets de l'Europe, et il apprit à leur contact cette science de la
diplomatie et cette pratique des choses publiques qui devaient
être plus tard sa force dans l'émigration. Tandis que le sang
généreux de ses frères les Polonais couvrait tous les champs
de bataille de l'Europe, dans l'espoir de ressusciter la patrie,
lui préparait en silence les ressorts qui devaient plus tard
aider au travail plus lent mais plus sur de la résurrection.
Toutefois, devant la patrie qui le voyait de Join , son pa-
triotisme subissait la plus délicate épreuve. Il sentait son âme
polonaise, et il pouvait défier la tentation des faveurs auto-
cratiques. Mais ce patriotisme voilé en partie aux yeux des
siens, et vu à travers les événements qui passaient sur l'Eu-
' Lettre du prince Adam Czartoryski à son ami Matusszevvicz le père.
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI. 2b9
rope, pouvait n'être pas à l'abri de tout soupçon. Tl cliargea
son abnégation d'en sauvegarder l'honneur. Il refusa fière-
ment tout émolument et toute décoration du gouvernement
russe ; et ce qui est peut-être inouï dans l'histoire de l'Europe
moderne, on le vit entretenir à ses trais sa propre chancel-
lerie. Malgré tous ces efforts d'abnégation, il ne put ne pas
ressentir l'injure d'une situation dont tous n'avaient pas
comme lui le secret tout patriotique. Le progrès des événe-
ments ajoutait d'ailleurs à la crise. Napoléon marchait dans
sa gloire; il en faisait sur toute l'Europe rejaillir les rayons;
et la Pologne, plus que tout autre peuple, en subissait la fas-
cination. D'un côté, ne pouvant partager l'enthousiasme des
siens pour le conquérant de l'Occident, et de l'autre, voyant
Alexandre reculer devant le dessein de se faire de la Pologne
ressuscitée une arme contre lui, il comprit l'impossibilité de
perpétuer une situation qui menaçait de le compromettre
devant la patrie, sans profit pour la patrie ; et il quitta le minis-
tère des affaires étrangères, emportant avec le regret de n'avoir
pu y sauver la Pologne, la conscience de l'avoir voulu et la
consolation de l'avoir tenté (1806). Toutefois, même après
sa retraite du ministère, il garda une fonction qui lui laissait
sur les destinées de sa patrie une action moins éclatante
au dehors, mais au fond plus efficace et plus réellement
féconde : il demeura curateur de l'instruction publique et
directeur en chef de toutes les écoles dans les provinces polo-
naises soumises à la Russie.
Il y a une chose qui f^iit, plus que tout autre, la vie in-
time d'une nation, et prépare dans le présent les grandeurs
de l'avenir : c'est l'instruction et l'éducation. Par elle, la
sève de la vie morale circule dans la patrie comme le sang
dans les veines; et quelle que soit la situation matérielle
et politique que lui aient faite les événements, l'heure vient,
et elle vient vite, où cette sève sous un souffle heureux, fait
au dehors sa naturelle explosion, <'t empêche par la mani-
festation delà vie la prescription de la mort. Sous ce raj>porl
il est impossible de calculer toute rinlluence qu'exerça le
prince Adam sur la restauration de la grandeur morale de la
I* 49
290 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
patrie, et, comme conséquence, sur la restauration future de sa
vie nationale désormais inévitable. Pendant vingt ans, pro-
moteur ardent de l'instruction et restaurateur plus ardent
encore de l'éducation morale et religieuse, il retrempa dans
ses vraies sources la vie polonaise altérée par le double con-
tact des corruptions et des erreurs du xviii^ siècle ; et raviva
par cette trempe nouvelle le sentiment de l'indépendance et
de la fierté nationales. Il fit si bien que son successeur et son
ennemi, le pervers Novossiltzof, lui rendit ce témoignage, le
plus grand éloge assurément que put envier le patriotisme
d'un Polonais : « Il a retardé pour un siècle la russiftcalioji àe
la Pologne. » Il est permis de croire qu'il a fait encore mieux,
et qu'il l'a rendue à tout jamais impossible. Et qui pourrait
dire que cette action de l'illustre curateur, qui toucha si pro-
fondément au cœur et à l'âme de la jeunesse lettrée de ce
temps-là, n'a pas eu sa part d'influence lointaine, mais puis-
sante, sur ces manifestations de vie morale, religieuse et natio-
nale qui attirent aujourd'hui l'admiration et le suffrage du
monde entier? qui sait si elles ne sont pas surtout le fruit de
ces germes généreux, qui, après avoir fermenté dans le fond
des âmes et mûri aux ardeurs de la persécution^ éclatent au-
jourd'hui avec une spontanéité qui tient du prodige, dans le
grand jour de la publicité ?
Ainsi, ministre et curateur, par ces deux fonctions qu'il
animait d'un même souifle et qu'il dirigeait à un même but,
le prince Adam montrait en lui, sous deux formes diverses
et dans des sphères distinctes , le même et invariable servi-
teur de la patrie. Dieu, quelques années plus tard, allait pré-
parer à son patriotisme un théâtre plus éclatant et une action
plus décisive encore.
Depuis que le prince Adam avait quitté à Pétersbourg la
haute position officielle qui le mettait en rapport direct avec
les cabinets de l'Europe, la Providence avait remué le monde
et précipité les événements d'une manière inouïe dans les
annales de l'Europe chrétienne. Des coalitions s'étaient faites,
de gigantesques combats s'étaient livrés; Dieu, dans une
heure solennelle, avait déchahié contre le vainqueur des
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI. 294
peuples les énergies de la nature complices de ses desseins;
1812 avait vu un désastre sans précédents ; et la France et la
Pologne avaient couvert des cadavres de leurs légions les
neiges de la Russie. Pendant cette lutte fastique, le sort de la
Pologne se jouait d'un jeu sanglant entre deux potentats
jusqu'alors également habiles à multiplier les promesses et à
tromper les espérances. Répugnant à briser tout à fait avec
l'autocrate russe, auquel l'enchaînait la reconnaissance, et
répugnant encore plus à déserter la cause de la Pologne, que
Napoléon entraînait par le prestige de ses victoires, le prince
se renferma dans une neutralité d'action qui sauvegardait à
la fois et son honneur et son patriotisme. C'est alors que,
Polonais avant tout, il avait écrit à Alexandre, avant le choc
des deux empereurs : « Une guerre sanglante consolidera
« l'existence de ma patrie ou mettra le comble à son mal-
« heur. Quel que soit le sort qui lui est réservé, je veux le
'< partager. » (i4 juillet 181 2.) Et à l'heure où un commun
désastre avait frappé la grande armée française et les héroïques
légions polonaises, il n'hésita pas à proposer à l'autocrate,
maître des destinées de la Pologne, la réunion de toutes les
anciennes provinces polonaises, dans une dépèche où le pa-
triote osait écrire ces fières paroles : « Ce n'est pas quand les
« espérances de mon pays sont en péril que j'irai renier une
« cause sacrée pour tout Polonais, et qui restera just(^ et
« belle, même si elle reste malheureuse. Si vous nous tendez
« la main, je veux partager la joie de mes compatriotes; si
a vous nous rejetez, je partagerai leur affliction et leur dé-
« sespoir. » (Dépêche du 27 décembre 18 12.)
Cette noble ambition du prince Adam ne devait pas être
satisfaite; mais bientôt, jusque dans la ruine de ses plus chères
espérances, son patriotisme put se consoler de pouvoir servir
encore les intérêts de sa patrie, remis aux mains delà diploma-
tie. Le géant qui remuait l'Europe depuis quinze ans, et dont
chaque pas donnait une secousse au monde, était tombé dans
une catastrophe suprême, laissant l'Europe stupéfaite, fati-
guée, haletante. Le célèbre congrès de Vienne allait s'ouvrir
pour essayer de rendre à l'Europe vacillante son équilibre
♦'
292 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
rompu par la conquête. Dans cette nouvelle carte euro-
péenne qu'allait tracer sur le tapis vert le doigt des diplo-
mates, y aurait-il une place pour la Pologne ressuscitée ? On
pouvait l'espérer; elle avait à revivre un droit imprescriptible
que proclamaient les diplomates eux-mêmes ; car il n'était pas
jusqu'à l'autocrate russe qui ne qualifiât du nom d'attentat le
partage de la Pologne. Le noble ami du czar se crut un mo-
ment encore sur le point d'atteindre l'idéal poursuivi par son
patriotisme. Alexandre ne paraissait pas avoir abandonné
tout à fait le rêve de sa jeunesse, la restauration de la Po-
logne ; et lui-même n'avait rien perdu de ses droits à sa royale
amitié. Le moment n'était-il pas venu de rendre à un grand
peuple méconnu une tardive justice?... Adam le crut, et il
y travailla avec toute la force de son dévouaient et toute l'ar-
deur de ses espérances. Sans prendre aux délibérations une
part officielle, il y pesa de tout le poids de son autorité mo-
rale et de toute l'énergie de son patriotisme. Mais ici encore
la sagesse du grand homme d'État égala le dévoiiment du
grand patriote. Ayant senti vite, au contact des instincts que
trahissaient les débats, qu'il ne pourrait réaliser tout son rêve,
il se retrancha dans les limites du possible. N'ayant pu obte-
nir même la reconnaissance de toute l'ancienne Pologne sous
la royauté nominale du czar, à force de travail et de persé-
vérance, il obtint au moins la reconstitution d'un petit
royaume de Pologne composé des débris du duché de Var-
sovie, avec l'espoir plus ou moins explicitement garanti d'\
rattacher plus tard les provinces séparées; de plus une repré-
sentation polonaise pour les provinces demeurées sous le
sceptre de TAutriche et de la Prusse ; une sorte d'individualité ■
nationale fondée sur la comnuuiauté des relations commer- 1
ciales; enfin l'antique capitale de la Pologne, Cracovie, re-
connue comme ville libre : ce fut tout ce que put arracher
à l'égoïsme de la diplomatie le patriotisme de l'illustre Polo-
nais. Vous le voyez, ce n'était pas une régénération, mais
c'était un germe puissant; et selon toutes les naturelles pré-
visions , ce germe en se développant devait redevenir un
jour le grand arbre de la vie polonaise, avec la division de
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKl. 293
moins et l'unité de plus. Mais pour cela il fallait deux choses :
la générosité de l'Europe et la sincérité d'Alexandre. Géné-
reux et sincère lui-même, il crut à l'une et à l'autre ; il jugeait
les cœurs par son cœur, et les consciences par sa conscience.
Si celte confiance fut un tort, je le dirai avec un écrivain :
Ce fut le tort d un honnête homme '.
Après avoir servi la Pologne dans des sphères si diverses,
avec un dévoùment toujours égal , l'heure n'allait-eile pas
venir où le patriote se reposerait enfin lui-même, heureux
et récompensé du bonheur de la patrie?... Hélas! non;
son patriotisme, toujours trempé dans la souffrance, devait
boire plus largement que jamais aux amertumes qui allaient
abreuver la patrie et lui-même. Ce petit royaume de Pologne,
qu'avait obtenu sa persévérance comme un bienfait déjà
grand et une espérance plus grande encore, et derrière lequel
il crovait entrevoir avec tous les Polonais la grande ombre
de l'ancienne Pologne; ce petit royaume, bien loin de devenir
le point de départ d'un agrandissement successif et d'une
restauration totale, devint au contraire en fait le terme où
parurent s'arrêter les ambitions restauratrices et les sympa-
thies polonaises d'Alexandre. Ce fut là, il faut le dire, la
grande douleur, 'la déception trois fois amère de ce patrio-
tisme si actif, et, on peut le dire, si puissant au congrès de
Vienne. Car je ne veux pas parler de ce qui le concernait lui-
même dans cette mystification cruelle. Je ne dirai pas que,
lorsque tous les vœux des Polonais, tous les antécédents de
sa vie et, pour ainsi dire, l'empire moral des choses le dési-
gnaient d'avance pour être le premier exécuteur de la consti-
tution nouvelle élaborée par lui-même, Adam fut écarté par
des ressentiments jaloux ; et que, comme pour ajouter la dé-
rision à l'injure, on lui préféra un homme dont l'honnêteté
morale et la valeur militaire ne pouvaient compenser l'inex-
périence diplomatique et l'incapacité politic[ue. C'était une in-
justice faite à son dévoùment et une sorte d'outrage à sa dignité
personnelle. Que lui importaient pour lui-même une injustice
' Elias Regnault, Odyssée polonaise.
294 LE PRINCE ADAIVf CZARTORYSKI.
et une injure de plus? Comme homme d'honneur, il put, il
dut éfre blessé. Le fut-il en effet? C'est le miracle étonnant
de sa douceur, qu'on n'ait pu même le savoir; et c'est le mi-
racle encore plus étonnant de son abnégation, qu'il ait trouvé
dans ce cœur qu'on pouvait croire blessé, la générosité de
demander aux autres et de prêter lui-même à celui qu'on
lui préférait un concours désintéressé et une coopération effi-
cace. Loin de bouder à l'écart ou d'entraver dans sa marche
l'honnête homme qu'avait choisi le despotisme pour gouver-
ner son pays , il supplia les siens de l'aider à faire le bien
dans la patrie , et lui-même ne dédaigna pas de la servir
encore comme membre du conseil. Ne pouvant plus faire
mieux, il profita de cette situation secondaire, pour faire ar-
river jusqu'au cœur d'Alexandre les gémissements qu'arra-
chait à la patrie la double tyrannie d'un homme farouche e^
d'un homme pervers. En effet, pour réaliser le bonheur pro-
mis à sa patrie, c'était tout ce qu'avait donné au petit royaume
de Pologne la philanthropie d'Alexandre : d'un côté, pour
gouverner toutes les forces militaires et défendre le corps
de la patrie, un prince bizarre et farouche quelquefois jusqu'à
la cruauté, faisant peser sur la Pologne les armes mêmes de
la Pologne ; et de l'autre, pour sauvegarder les forces mo-
rales, pour toucher à l'âme de la patrie, un homme corrompu
et corrupteur pesant sur cette âme de la Pologne de tout le
poids de ses vices.
Dans une situation pareille qne pouvait pour la patrie le
patriotisme même le plus dévoué? Impuissant à triompher
désormais d'un système d'oppression qu'encourageait la fai-
blesse d'Alexandre plus soucieux alors de ménager Constan-
tin que de régénérer la Pologne, Adam se retire même du
conseil pour ne garder que son fauteuil de sénateur. Ainsi;,
il s'affranchissait de plus en plus des entraves que lui créait
l'amitié d'Alexandre. Un excès de despotisme acheva de lui
rendre toute sa liberté. Une accusation sans motif sérieux
ayant été portée par le gouvernement contre la jeunesse des
écoles dirigée par lui-même, et spécialement contre la société
des Philarètes, le curateur essaya de les couvrir du bouclier
LE PRINCE ADAM CZARTOIIVSKI. 29b
de son autorité. N'ayant pu les défendre, il donna sa démis-
sion et rompit ainsi le dernier lien qui le rattachait à l'empe-
reur Alexandre (i8-73).
A partir de cette heure, son àme toute polonaise se sentit
avec joie dans toute la liberté de ses mouvements. Rendu un
moment aux loisirs de la vie privée, son dévoûment n'atten-
dait qu'une occasion pour se produire avec plus d'éclat que
jamais, et le porter au plus haut point de sa puissance morale
au milieu de ses concitoyens. L'occasion ne se fit pas long-
temps attendre; elle vint après quelques années seulement, et
elle donna par sa solennité même à son courage civique et à
son patriotique dévoûment une nouvelle auréole.
L'empereur Nicolas, en 1825, venait de monter sur le trône
à travers les victimes d'une conspiration russe étouffée dans
le sang des principaux conspirateurs. Il avait fait condamner
à Saint-Pétersbourg par un sénat servile plus de cent cinquante
de ses propres sujets. Une tentative de délivrance s'étant alors
produite en Pologne, leczarcrutà la complicité des deux mou-
vements; et il apprêtait contre les efforts d'affranchissement
tentés par des Polonais des vengeances pareilles. Il se flattait
de trouver au sénat de Varsovie, pour condamner les accusés,
la même faiblesse qu'il avait rencontrée au sénat de Saint-
Pétersbourg : il se trompait. Nicolas n'avait pas compté avec
la fierté polonaise. Le prince Adam, alors à l'étranger, au bruit
du malheur qui menace les siens, quitte les nobles loisirs
qu'd consacrait encore à la patrie; il arrive à Varsovie; et en
sa qualité de prince sénateur, il prend sa place dans la haute
cour investie du ])ouvoir de juger les prévenus. Par son
attitude résolue et intrépide, que rehaussait encore l'éclat
de son grand nom, il soutient et fortifie dans les sénateurs le
courage civique et la fierté nationale. Sous l'ascendant de sa
parole et l'empire de son exemple, tous les sénateurs, moins
un, votent l'acquittement des prévenus; et l'absolution est
notifiée à l'empereur dans un rapport d(Mneuré célèbre, chef-
d'œuvre de courage, de modération et d'intrépidité. Rédigé
par Adam Czartorvski, ce rapport disait superbement à Sa Ma-
jesté : que les Polonais n'étaient pas coupables de vouloir être
296 LE PRINCE ADAM CZÂRTORYSKI.
Polonais; et que Nicolas ne pouvait leur faire un crime de
vouloir réaliser les promesses d'Alexandre.
Cet acte solennel, dont l'honneur revenait surtout à Czar-
toryski, ajouta à l'autorité de son nom un prestige incompa-
rable. Mais loin d'arrêter la tyrannie qui pesait sur son pays,
il en accrut les violences. Emprisonnement des sénateurs,
disparition mystérieuse des prévenus acquittés par eux, re-
doublement des vexations de Novossiltzoff et des fureurs de
Constantin ; tout continuait de creuser entre le gouvernement
russe et les cœurs polonais un abîme infranchissable. En vain
Nicolas essaya de reconquérir un semblant de popularité im-
possible en se faisant couronner à Varsovie comme roi de Po-
logne. Le repoussement des cœurs le saisissait au milieu des
pompes de son couronnement. Le lendemain de la fête, la
cité reprenait avec son deuil accoutumé sa sombre et morne
attitude. Des symptômes universels trahissaient le secret des
cœurs et révélaient des colères sourdes. On entendait dans le
silence le murmure des âmes. Des ferments de vengeance
bouillonnaient au cœur de la patrie; et comme il arrive aux
entrailles des volcans, cette ébullition mettait en fusion et mê-
lait dans des ardeurs pareilles les éléments les plus divers et
les plus opposés. Un immense frisson semblait faire tressaillir
la nation; de vagues pressentiments pesaient sur le présent,
et assombrissaient l'avenir : on était dans l'attente î... lorsque
tout à coup la révolution de juillet éclata comme un coup de
tonnerre qui ébranla toute l'Europe; son souffle plein d'orage
passa sur la Pologne déjà si profondément émue ; c'était le
vent qui passait sur la flamme : il précipita les résolutions; et
la nuit du 29 novembre i83o ouvrit à Varsovie le drame que
vous savez, et dont plusieurs parmi vous ont vu de près les
péripéties émouvantes. Je n'ai pas ici à vous en refaire l'his-
toire. Disons seulement que ce grand drame mit dans tout son
jour ce qu'il y avait de vraiment exceptionnel, et pourquoi
ne le dirais-je pas, de vraiment héroïque, dans le patriotisme
de notre grand citoyen ; je veux dire l'abnégation poussée
pour la patrie jusqu'au total oubli de soi-même. Ce mouve-
ment qui le surprit avec beaucoup d'autres, non-seulement il
LE PRINCE ADAM CZARTORVSKI. 297
ne l'avait pas appelé, il ne l'approuvait pas; il le croyait pré-
maturé. Mais une fois la lutte engagée, une fois la nation en-
traînée dans ce mouvement comme dans un tourbillon irré-
sistible, il l'y suivit et s'y livra tout entier. Entré dans le
courant populaire, il y jeta avec lui-même au hasard d'une
catastrophe la plus haute position et la plus grande existence
de la patrie. Dans une heure si solennelle, et dans une crise si
décisive que pouvait-il, que devait-il faire ? quel rôle lui
créaient son autorité et son nom? quel devoir lui imposait son
patriotisme?., .Question délicatequ'il serait peut-être téméraire
de vouloir résoudre. Plusieurs ont cru qu'il devait prendre
une dictature, que réclamait le danger de la patrie. Sa position
hors ligne dans la nation et le cours des événements sem-
blaient l'inviter à cet acte de patriotique audace, nécessaire
peut-être pour réunir en un faisceau puissant toutes les forces
nationales. Pourquoi la dictature ne lui fut-elle pas offerte
dans cette heure décisive ? Je laisse à d'autres d'éclairer ce
mystère encore voilé de la situation. Qui l'empêchait de la
prendre lui-même? Je le dirai d'un seul mot : sa conscience.
Il s'abstint non par défaut de résolution, mais par excès d'ab-
négation; l'ombre seule de l'ambition effraya sa modestie ; et
c'est sa vertu qui enchaîna sa volonté. Il se résigna à entrer
comme président dans l'organisation d'un gouvernement qu'il
trouvait vicieux, et dont le vice radical était l'impuissance,
parce qu'il manquait à la fois d'unité et d'autorité. Bientôt ce
fantôme de gouvernement disparut dans un orage ; et le prince,
désespérant de servir autrement la patrie, reporta après qua-
rante ans son patriotisme sur son premier théâtre; le soldat
de 1792 redevint le soldat de i83i, et il chercha dans la guerre
une suprême espérance. Mais ce dernier champ de bataille ne
devait être pour lui cpie le chemin de l'exil. Varsovie vaincue,
la patrie retombée dans les fers, et lui-même dépouillé de
tous ses biens et condamné à mort par le vainqueur, il ne
restait au grand patriote que l'honneur d'un noble exil. Il
s'exila en effet, gardant avec la gloire d'une condamnation qui
était un hommage à son patriotisme, la gloire d'une pauvreté
qui le grandissait plus que sa fortune.
298 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
Jamais peut-être un citoyen prenant la route de l'exil
n'avait emporté avec lui une plus grande part de la patrie;
jamais on ne put mieux dire d'un homme ce mot célèbre :
egiegius exsul. C'était au sens le plus vrai un illustre exilé ;
illustre par la grandeur de sa race et parle reflet de son nom ;
illustre sur les champs de bataille ; illustre par ses hautes
fonctions de ministre en Russie et de curateur de laLithuanie ;
illustre dans la diplomatie et par son ascendant au congrès de
Yienne; illustre comme sénateur et juge dans une circons-
tance solennelle; illustre par sa fonction et surtout par son
abnégation dans la révolution du 29 novembre; illustre enfin
par un patriotisme que signalaient déjà quarante ans de service,
et qui, pendant près d'un demi-siècle si prodigieusement tour-
menté ne s'était pas démenti même un jour. A toutes ces
illustrations qui suffiraient à la gloire de plusieurs belles vies,
il lui restait d'ajouter une illustration plus rare encore, l'il-
lustration d'une grande infortune noblement supportée, l'il-
lustration d'un exil dont son patriotisme allait faire la plus
grande force et le plus grand service de la patrie.
En effet, la gloire incomparable de ce noble exilé et le
plus beau couronnement de son patriotisme, si vous voulez
le savoir, c'est d'avoir refait dans l'émigration comme une
autre patrie ; une patrie errante, méconnue, insultée quelque-
fois ; mais une patrie vivante, pleine de force, de dévoùment
et de fierté nationale ; patrie du dehors tendant la main à tra-
vers l'espace à la patrie du dedans, et réunissant loin du
pays au sein d un exil fécond tous les éléments de la vie
nationale, en attendant, pour la nation entière, le jour de
l'affranchissement et de la résurrection.
Ah! ce qu'il fit dans cet exil pour l'avenir de la Pologne
et pour la restauration de sa gloire, vous seuls pourriez bien
le dire, Polonais, qui m'écoutez; parce que vous êtes seuls
à le bien savoir ! Je laisse toutes ces oeuvres créées par lui,
partout où son zèle a pu porter la flamme de son cœur,
si chaud d'amour pour les siens et de dévoùment pour la
Pologne. Je passe, même sans les nommer, toutes celles qu'il
a jetées au milieu de nous, sur cette terre de France si bonne
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKl. 299
aux exilés , et si heureuse de multiplier les semences con-
fiées à son sein généreux. Ces œuvresquisont aussi les vôtres,
longtemps encore raconteront la gloire du grand exilé de la
Pologne ; elles diront à tous ceux qui comprennent, comment,
même loin du soleil de la patrie, le sacrifice rend le malheur
fécond ; et comment la souffrance et l'amour, même aux rives
étrangères, multiplient les fruits de la vérité et les moissons
du bien.
Mais ce qui doit demeurer surtout comme le plus glorieux
vestige de son passage dans l'exil, et comme le monument le
plus vraiment original de son patriotisme, il faut le dire, pjarce
que telle est la vérité de l'histoire : c'est son action politique
organisée dans l'émigration pour le service public de la pa-
trie; c'est celte diplomatie non officielle, mais active, dont il
avait dès longtemps les secrets et connaissait les ressorts, et
dont il fut en France, en Angleterre, et dans toute l'Europe,
le premier moteur, l'agent le plus infatigable et le ministre
le plus dévoué. Chose, en effet, bonne à méditer : tandis que
le vice radical de la politique de l'ancienne Pologne fut de
se tenir en dehors de toutes les relations diplomatiques de
l'Europe, et de s'isoler dans son individualité nationale,
nous avons pu voir au milieu de nous ce diplomate et
ce ministre de l'exil constituer, au sein de l'émigration polo-
naise, une politique et une diplomatie en dehors de tout prin-
cipe révolutionnaire, en dehors même de l'action intérieure
du pays agissant sur lui-même et par lui-même : lionneur
vraiment unique dans l'histoire des émigrations. A Paris, à
Londres, à Constantinople, partout où le nom de la Pologne
éveillait des sympathies, son patriotisme créait des foyers de
dévoùment national, et étendait son action nuiltiple, mais
toujoure une, rebutée quelquefois, mais toujours persévé-
rante. Stimulant par son ardeur patriotique la lenteur de la
diplomatie et l'inertie des gouvernements, il frappait, frap-
pait encore à la porte des cal)inets de l'Europe pour deman-
der justice, implorer secours, et éclairer sur la Pologne la
politique trop peu renseignée de l'Occident. Pour empêcher
au moins l'usurpation de prescrire, on le vit partout où le
300 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
gémissement de sa patrie rencontrait un écho, provoquer dans
les grandes assemblées parlementaires des protestations solen-
nelles, et faire entendre, par la voix des orateurs les plus au-
torisés, les accents d'un patriotisme qui ne se taisait ni jour ni
nuit. Et pour faire arriver plus loin et retentir plus haut la
voix du droit méconnu et de la patrie outragée, on le vit par
lui-même ou par les siens descendre dans l'arène de la presse,
et saisir la grande arme du journalisme, et surtout du jour-
nalisme français, le plus actif et le plus puissant de l'Europe.
Et dans ce travail de chaque jour qui dura trente ans, que
de fatigues à soutenir ! que de souffrances à endurer ! que
d'obstacles à vaincre! que d'injustices eut à supporter son
âme douce et forte, et du côté de l'étranger, et, ce qui
dut lui être plus douloureux, du côté même de ses frères
de patrie, trop prévenus quelquefois contre un système
d'action dont tous n'avaient pas le secret, ou dont tous
ne comprenaient pas assez la sagesse politique et le pa-
triotisme désintéressé! Et cependant à travers tous les obs-
tacles, il allait toujours ; toujours doux pour les hommes,
toujours patient dans la douleur, toujours tranquille dans
le revers, toujours serein dans l'épreuve, toujours fort dans
le combat ; tel , en un mot, à la fin qu'il avait paru au
commencement, depuis l'heure lointaine de ses premiers
exploits jusqu'aux derniers jours de son exil , c'est-à-dire
toujours dévoué par un invincible patriotisme à sa chère et à
sa bien-aimée patrie.
Quelle vie, M. F., et dans cette vie quel exemple pour des
enfants de la Pologne! Ah ! si tous vous n'avez pas toujours
approuvé la ligne suivie par son patriotisme, tous vous avez
admiré ce patriotisme lui-même avec ses soixante-dix ans d'in-
fatigables efforts; et aujourd'hui, autour de sa tombe récente,
il n'y a plus, il ne peut plus y avoir qu'une chose : une admi-
ration fraternelle de toutes les âmes polonaises pour le grand
patriote de la Pologne, et une résolution unanime de suivre
l'illustre chef, el d'imiter dans son patriotisme le grand mo-
dèle de, l'émigration. Ah ! oui, ce que vous devez imiter sur-
tout en lui, c'est ce qui fut Pâme de sa vie et la tradition de
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI. 30-1
sa famille : c'est ce qui est le besoin de tout vrai Polonais, son
indomptable dévoûment à la patrie. Gardez-le bien, votre
patriotisme, gardez-le toujours; tant qu'il vivra dans vos
cœurs, la patrie ne peut mourir; et vous pourrez, vous aussi,
vous en aller, par tous les chemins du monde, redire en sou-
levant de vos pas la poussière de l'exil : Non^ la Pologne
na point encore péri.
Mais si le patriotisme fut l'âme de cette grande vie, s'il
est l'âme de toute vie vraiment polonaise, quelle est l'âme de
ce patriotisme lui-même? Ici un mot résume tout : la reli-
gion, le christianisme. C'est ce que vous crie la nature des
choses; c'est ce que vous crie la vie de la Pologne, et c'est
ce que vous crie en particulier la vie de ce grand homme,
qui ne fut un si grand citoyen que parce qu'il fut un si grand
chrétien.
III
Permettez-moi, M. F., d'oublier un moment et votre chère
Pologne et votre illustre Polonais, pour établir sur le fond
même des choses cette union harmonieuse du patriotisme et
du christianisme, qui renferme pour vous tout le présent et
tout l'avenir. Le patriotisme, assurément, est une belle et
grande chose; son nom seul a pour l'âme qui l'écoute un
charme intarissable. Mais, comme toutes les choses grandes
et belles, c'est sa destinée de provoquer, par son prestige
même, des contrefaçons désastreuses. Il n'y a rien au monde
qui s'inspire de souffles plus ennemis, et il n'y a pas de mot
qui s'inscrive sur des bannières plus rivales. Le patriotisme,
tous plus ou moins se plaisent à l'exalter; tous en déploient
le drapeau ; tous en revendiquent la gloire; tous en ambi-
tionnent l'honneur. Mais il s'en faut bien que tous le com-
prennent dans sa vérité et le pratiquent dans sa sincérité. Il
importe donc souverainement de ne pas se tromper sur un
point où toute erreur menace d'une tempête et où toute
méprise est un danger de mort. Or, une seule chose ga-
rantit contre toute perversion le vrai patriotisme ; c'est son
302 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
indestructible union avec la religion. Si la famille est la ra-
cine qui le rattache à la terre, la religion est la racine qui
le rattache au ciel et le rend incorruptible. Dieu, qui fait
bien toutes choses, a divinement uni dans le cœur humain,
tous les purs amours qu'il y a mis avec l'amour de soi, pour
en faire le fond généreux et désintéressé, amour de la fa-
mille, amour de la patrie, amour de la religion ; et il unit
en lui-même tous ces légitimes amours par une chaîne mys-
térieuse, qui part du cœur de l'homme, et passe par la famille
et la patrie, pour ratlacher tout à son cœur, centre éternel
de tout amour et de toute harmonie. Des hommes estiment
que ces amours se contredisent et se repoussent mutuelle-
ment : tantôt ils disent que l'amour de soi exclut l'amour de
la famille ; tantôt que l'amour de la famille exclut l'amour de
la patrie; tantôt enfin que l'amour de la patrie exclut l'amour
de la religion. Le christianisme particulièrement est dénoncé
par eux comme incompatible avec le vrai patriotisme. A
les entendre, le christianisme détache l'homme de la terre
et l'empêche de tenir par son cœur à la patrie qui porta
son berceau ; et le catholicisme, en proclamant la souverai-
neté universelle du pontife romain, qu'ils nomment étrangère,
fait injure à la patrie et tue le patriotisme.
Je ne suis pas étonné de cette stratégie du mensonge et de
cette manœuvre de l'impiété. Le patriotisme demeure dans
l'humanité une chose éternellement populaire; et le mensonge
et l'impiété éprouvent le satanique besoin d'arracher de son
front toute auréole de popularité. Voilà pourquoi ils disent
que le christianisme étouffe le patriotisme, et qu'un chrétien,
parce qu'il est chrétien, un catholique, parce qu'il est catho-
lique, est convaincu de ne pouvoir être un patriote, c'est-à-
dire un dévoué de la patrie.
La contradiction ne peut être plus flagrante, et l'impiété
ne peut se donner à elle-même un plus éclatant démenti. Il est
bien remarquable, en effet, que les hommes qui travaillent à
déraciner des cœurs l'amour de la religion et de Dieu, y dé-
racinent en même temps et l'amour de la famille et l'amour
de la patrie. Un homme a dit : « Tous ces vieux mots que
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKl. 303
prononçaient nos pères : Famille, Religion, Patrie, ce sont
des masques. » Qui a dit cette froide et insolente parole ?
L'homme même qui a dit : Dieu, cest le mal. Et tous les
hommes qui, avec lui, ont perdu la notion et l'amour de la
religion, perdent aussi plus ou moins, avec la notion de la
famille et de la patrie, l'amour de l'une et de l'autre. Ah !
c'est pour eux vraiment que la famille et la patrie, comme
la religion elle-même, sont des masques, k la place de ces
trois choses si pures, si saintes, si divinement unies par la
sagesse de Dieu au coeur de toute humanité qui veut grandir
et s'élever, ils mettent un individualisme monstrueux, c'est-
à-dire l'homme se posant lui seul devant lui seul comme le
centre de tout ; l'individualisme disant devant la famille et
devant la patrie qu'il subordonne à lui-même, ce mot éternel
de l'homme séparé de Dieu : « Je suis, et il ri y a que mol. »
Ou bien ils font de la patrie une abstraction vide et froide,
ayant nom ï Humanité; être impalpable, qui ne dit rien à
mon cœur ; qui n'est pas mon père, et qui n'est pas ma mère;
qui n'est ni la terre où ma vie a poussé ses premières ra-
cines, ni le foyer où elle a connu ses premiers bonheurs;
ni le Dieu que j'adore et que ma prière invoque; V Humanité.,
seul Dieu de ceux qui n'ont plus de Dieu , seule reli£;ion
de ceux qui n'ont plus de religion ; divinité sans entrailles et
sans cœur, dont les adorateurs, renouvelant les sacrifices
humains, ne craindraient pas d'arroser les autels avec le sang
des frères!
Aussi, M. F., regardez ces hommes, et connaissez-les bien :
ils n'aiment pas la patrie; ils font passer avant son nom,
avant sa gloire, avant son bonheur, leur idée, leur système,
leur parti ; et on les sent avec effroi prêts à arroser du sang
fraternel le sol de la patrie elle-même. Et ce qui est vrai d'un
homme, ou de quelques hommes, est plus vrai encore de la
multitude et de la nation entière. Est-ce que vous n'avez pas
vu ce qui arrive quand le souffle de l'impiété vient à passer
sur im peuple avec celui des révolutions ? Des spectacles atro-
ces presque toujours étonnent la nature et consternent la
conscience. Une divergence de pensée, une nuance de cou-
304 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
leur, une ombre H' apposition est signalée comme un crime
par un patriotisme impie, intolérant, sauvage; et de fratri-
cides vengeances tiennent lieu pour ces faux patriotes de dé-
voûment à la patrie! Aussi, je ne crains pas de le dire : un
peuple sans religion , s'il était possible de l'imaginer, serait
un peuple égoïste et, comme tel, sans amour de la famille et
sans dévoùment sincère à la patrie. Au contraire, cherchez
dans l'histoire un peuple religieux, chrétien, catholique, qui
ne fût pas un peuple de vrais patriotes ; vous ne le trouverez
pas. Toutes les nations illustrées par la religion, et surtout
par le catholicisme, l'ont été par le patriotisme : le sentiment
patriotique s'y est produit en proportion du sentiment re-
ligieux ; l'un et l'autre vibraient à l'unisson et semblaient
remuer la même fibre au fond du cœur humain.
En vain on voudrait faire de notre catholicité même, c'est-
à-dire de notre universalité, un argument contre notre pa-
triotisme ; c'est méconnaître l'essence des choses et les vrais
instincts de la catholicité. Le catholicisme, il est vrai, em-
brasse dans son vaste sein toutes les patries de la terre,
parce qu'il a pour patrie le monde tout entier. Mais lui-
même se rattache au ciel , et il s'unit et s'incorpore toute
nation sans la déraciner de son sol. Comme le soleil fait
germer toutes les plantes dans le lieu où les a semées la Pro-
vidence, et les attire à lui en les enracinant dans leur terre
natale : ainsi le Christ, vrai soleil des âmes, embrasse et attire
toul^es les nations, mais sans les arracher à la terre qui a porté
leur berceau et a produit toutes leurs gloires. Et comme
Dieu commande à la fleur d'aimer à la fois et le soleil qui la
mûrit et le sol qui l'a fait germer, ainsi le catholicisme nous
fait aimer ensemble et la terre qui nous a vus naître et le
Christ qui nous a sacrés.
Ah! M. F., je voudrais pouvoir ici évoquer tous les grands
souvenirs de l'histoire de la catholicité; vous y verriez
partout et toujours le patriotisme puisant dans la sève catho-
lique le même héroïsme de courage et la même vigueur
de patriotisme. Mais qu'ai-je besoin d'interroger l'histoire
catholique tout entière? Quand il s'agit de montrer avec éclat
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI. 305
l'union intime de la patrie et de la religion, du patriotisme
et du catholicisme, il me suffit d'évoquer une histoire, une
seule, catholique et patriotique par excellence, l'héroïque his-
toire de la Pologne, l'histoire de son passé, et l'histoire de
son présent prophétie infailhble de son histoire future.
A quoi tient, pensez-vous, cette opiniâtreté d'attachement
à une jiatrie malheureuse, et qui semble pai- ses malheurs
même multiplier les dévoùments des siens? Pourquoi le pa-
triotisme polonais, malgré l'injure des temps et l'injure des
hommes, se montre-t-il si fort, si vivant, si indéracinable?
pourquoi semble-t-il avoir pris de nos jours surtout je ne sais
quel caractère d'immortalité? pourquoi est-il sorti si vivant
de cetie tombe où l'on croyait avoir enseveli la patrie et
scellé d'un sceau éternel la mort de la nation?... Pourquoi?
ah! vous me demandez pourquoi. Parce que vous êtes ca-
tholiques. Oui, M. F,, si vous avez la gloire de pouvoir être
nommés le plus patriotique des peuples, c'est que, malgré
des exceptions qui ne comptent pas dans la nation, vous êtes
au fond de votre àme le plus catholique des peuples. Aussi,
voulez-vous savoir ce qui constitue surtout votre vie intime
et impérissable, ce qu'un de vos poètes a si bien nommé votre
àme, lame polonaise? Eh bien! l'âme polonaise, c'est cela
même; c'est clans votre nature et dans le fond de votre vie, ce
que je viens de montrer dans le fond et la nature des choses :
l'union indissoluble du patriotismeet ducatholicisme; l'amour
de la religion fortifié par l'amour de la patrie, et l'amour
de la patrie sacré dans vos cœurs j)ar l'amour de la religion.
Tels sont les deux éléments dont la combinaison profonde,
accomplie par des siècles de vie catholique et de vie chevale-
resque, compose cette âme qui renferme des millions d'âmes,
Vdme polonaise. Aussi, croyez-le bien, il n'y a qu'un patrio-
tisme qui soit vraiment polonais, c'est le patriotisme religieux;
ce n'est pas assez duv : c'est le patriotisme chrétien, c'est le
patriotisme catholique. Tout autre patriotisme ment à votre
histoire, à votre nature, à votre âme; c'est un souffle de l'é
tranger, non un souffle de vous; c'est une plante exotique,
ce nest pas un fruit de la terre natale.
I* 20
306 LE PRINCE ADAîli CZARTORYSKI.
On a essayé quelquefois pour la Pologne du patriotisme
antipathique à la Pologne, le patriotisme impie, révolu-
tionnaire, cosmopolite. Un vent venu d'autres rivages avait
essayé de soulever cette âme polonaise, et de la pousser à des
tentatives que la religion et l'humanité réprouvent ensemble.
Rieu de pareil n'a réussi et ne réussira jamais dans ce peuple
naturellement religieux et bon. Ce génie étranger pourra éga-
rer quelques générosités trompées; il n'entraînera jamais la
nation elle-même. Le cœur de la Pologne ne répond bien
qu'aux appels religieux; il ne s'exalte tout à fait que sous im
souffle du ciel, et au fond de ses enthousiasmes il lui faut
du divin. Alors, et alors seulement, ce peuple a toute sa puis-
sance et s'élève à toute sa hauteur. Mais n'essayez pas de le
rendre irréligieux; vous le dégraderiez, vous le précipiteriez,
vous le feriez tomber sans caractère, sans honneur et sans
force, au-dessous de lui-même. Un Polonais impie est quelque
chose d'étrange et de méconnaissable; c'est quelque chose
de monstrueux ! plus impie que tout autre impie, parce que
l'impiété est en opposition plus flagrante avec ses natifs
instincts. Aussi, chose remarquable, un moment égaré par
des doctrines folles ou entraîné par des passions factices, à
l'heure venue, sous le souffle de la nature et de Dieu, il laisse
éclater son âme; il prie la Vierge Marie; il invoque saint
Casimir et tout les saints de la Pologne, si ce n'est tous les
saints du paradis. El alors seulement il se retrouve lui-même
devant lui-même : un dévoué de la Pologne et de Dieu, un
soldat de la religion et de la patrie.
Et cet élan religieux qui éclate dans les choses nationales,
ce patriotisme catholique qui est l'âme de la Pologne, est-ce
que ce n'est pas toute son histoire? est-ce que ce n'est pas le
caractère original de ses agitations civiles et de ses exploits
guerriers? où avez-vous trouvé plus qu'en Pologne le prêtre
a côté du soldat, et le prédicateur de la foi marcher plus aimé
et plus respecté avec le défenseur de la patrie ? quelle nation
plus que la polonaise a montré toujours au monde son clergé
associé d'un accord unanime aux démonstrations nationales et
aux enthousiasmes populaires ? où a-t-on vu plus qu'en Po-
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI. 307
logne la religion suivi e au combat la marche des héros ? où
a-t-on entendu plus qu'en Pologne et mieux qu'en Pologne
les guerriers entonner sur les champs de bataille les chants
sacrés, et demander tout ensemble à la Reine du ciel le triom-
phe delà religion et le salut de la patrie? qui n'entend les
échos lointains de votre histoire redire encore les hymnes
composés par vos saints et chantés par vos soldats : Regina
Poloniœ augustissitna Maria; et le célèbre Boga Rodzica ani-
mer au combat ces pieux chevaliers de l'auguste reine de Po-
logne? Et certes, les faits l'ont bien prouvé, ces hymnes et ces
chants n'étaient pas un vain bruit, un son impuissant; ils élec-
trisaient d'héroïsme, ils enlevaient d'enthousiasme la Pologne
tout entière. Et à ces heures périlleuses où la barbarie et
l'impiété menaçaient à la fois la civilisation, l'Église et la pa-
trie, ah! vous savez ce qui arrivait. La Pologne comme un
seul homme marchait à la frontière; elle frappait de sa forte
épée le Turc, leTartare, le Musulman ; et son patriotisme re-
ligieux devenait le rempart qui protégeait l'Europe ; c'était le
bouclier qui couvrait en même temps la religion et la patrie !
Ainsi se répandait au dehors cette surabondance de vie que
la Pologne portait dans son cœur si plein de la patrie et de
Dieu. Et si, déchirée elle-même trop souvent par des discordes
intérieures, elle n'a jamais donné, dans son propre sein, ces
spectacles decruauté sauvage qui souillent plus ou moins l'his-
toire de tous les peuples civilisés, à quoi le doit-elle, je vous
prie, si ce n'est à ce que le sentiment religieux a toujours fait
le fond de sa nature, et que son patriotisme même le plus
égaré n'a jamais tout à fait dépouillé son caractère national :
le signe de la Vierge gravé sur son armure, et le nom de Jésus-
Christ imprimé dans son âme?
Ah! M. F., si le patriotisme polonais si trempé de foi, de
jiiété, de catholicisme, pouvait un moiuefit se méconnaître et
oublier sa propre histoire, il n'aurait qu'à se regarder lui-
même aujourd'hui tel qu'il se produit au grand jour dans sa
spontanéité })ropre et avec son caractère natif. Ecoutez : en-
tendez-vous ces chants qu'apportent de loin à vos oreilles
d'exilés les brises embaumées de la patrie : « Seigneur Dieu,
308 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
« rends-7ioi/s la liberté, rends-nous la patrie ! » Qui chante
en chœur et comme une seule voix cette invocation patrio-
tique? La Pologne ; la Pologne qui veut revivre et qui revivra.
Mais cette prière, où la chante- t-elle ? Dans l'église, dans la
maison de Dieu, dans le temple catholique. Ainsi fait la Po-
logne, la vraie, la catholique Pologne. Elle ne se déchire plus
de ses mains dans des discordes intestines, pour garder un
fantôme d'indépendance factice; elle ne couvre plus de son
sang la poussière de l'Europe, pour retrouver sur des champs
de bataille le chemin de la patrie ; elle ne prend plus même les
armes, pour briser son joug et ressaisir sa liberté. Que fait-elle
donc PU ne seule chose, elle prie!... La voyez-vous d'ici la Po-
logne en deuil, agenouillée, suppliante, pleine de force, de rési-
gnation et d'espérance? elle prie; et dans cette attitude, elle
apparaît à ses ennemis mille fois plus redoutable que dans la
gloire de ses combats : elle est comme l'auguste Reine invo-
quée par sa prière, plus teiTible qiCune armée qui se range
en bataille.
Ainsi le patriotisme éclate, dans une même et universelle
manifestation, avec l'enthousiasme religieux. Au milieu de cet
unanime élan de la grande âme polonaise reparaissant dans
toute sa majesté, voyez : il n'y a plus de divisions; il n'y a plus
de parti ; il n'v a qu'un peuple ; il n'y a plus que des Polonais ;
il n'y a plus que cette couleur où disparaissent toutes les cou-
leurs, la couleur noire; il n'y a plus que des âmes qui prient
la même prière, qui souffrent la ménie douleur, qui pleurent
les mêmes larmes, et portant le même deuil appellent de la
même espérance la même résurrection et la même délivrance.
Ah! voilà la Pologne vivante, actuelle; la Pologne que je salue
avec amour de toute mon àme française, patriotique, chré-
tienne et apostolique. Or je me demande, quel est le ressort
profond de ce mouvement prodigieux, la vie intime de ce
patriotisme, et, si je puis le dire, l'âme de cette âme? Et je
me réponds, et vous êtes forcés tous de répondre avec moi :
La religion, le catholicisme coulant à pleins bords au cœur de
la patrie polonaise.
Mais j'ai iiâto de revenir à notre patriarche trop long-
LE PRINCE ADAM ( ZARTORYSKI. 309
temps oublié; laissez -moi vous montrer comment dans sa
grande âme, comme dans l'âme même de la Pologne, ces
deux choses se sont trouvées harmonieusement unies : reli-
gion et patrie, catholicisme et patriotisme; et comment cette
féconde union, qui fut la conviction et la pratique de sa vie,
fut aussi la leçon de sa mort, et le testament laissé par l'héri-
tier de l'ancienne Pologne aux héritiers de la Pologne nou-
velle.
Possédé qu'il était de l'ambitiou de restaurer la gran-
deur et de préparer l'avenir de la Pologne, et, comme tel, jeté
dans le mouvement des choses politiques et nationales, on eût
pu croire que cette grande préoccupation de sa vie lui faisait
subordonner tout aux intérêts directs de la patrie, même la
religion. Ce n'était pas ainsi que l'entendait ce grand patriote,
qui fut aussi un grand chrétien. Lui-même a révélé sur ce
point ce secret de son âme, dans une lettre où son patrio-
tisme chrétien se traduit par ces remarquables paroles :
a Je suis parfaitement d'avis que le catholicisme ne doit
« pas dépendre et émaner de l'amour de la patrie, mais bien
« le patriotisme avoir sa source dans T amour de Dieu; entre
« ces deux devoirs pris séparément, nous trouverons le même
(c rapport que celui qui existe entre le temps et l'éternité.
« Mais ces deux obligations ne doivent, grâce à Dieu, et ne
« peuvent être prises séparément ; j'ai la ferme conviction
« qu'elles sont inséparables. Et pourquoi donc, eu vérité,
« admettre la possibilité d'une séparation ? Qu'elles nous gui-
ce dent à jamais réunies dans nos cœurs; en embrassant toute
« la sublimité du but de la religion, suivons toutes ses ten-
« dances et usons de son appui, tout en consacrant nos efforts
« et nos moyens hinnains à l'amour de la patrie terrestre.
« Par ce contact et celte union si noble et si légituiie, la-
c( niour de la patrie se puiifiera et se sanctifiera toujours da-
« v.uitage '. »
Ce témoignage peut tenir lieu de beaucoup d'autres, que le
temps me force de supprimer, et démontre la cotiviclion per-
* Lettre à M. l'abbé Jelowiclii,
310 LE PRLNCE ADAM CZARTORYSK[.
soiiiielle de notre patriote chrétien sur l'inséparable union
de ces deux choses qu'il rapprochait souvent dans ses dis-
cours : Religion et Patrie; l'Eglise et la nationalité; Dieu et
la Pologne. Ces deux idées ne le quittaient jamais : elles se
répondaient dans son âme, comme deux voix de Dieu ; elles
faisaient le concert intime de sa pensée politique et religieuse.
Cette belle harmonie qu'il entendait dans son âme, il la faisait
passer dans sa parole ; et il était rare qu'il fît dans un discours
une glorification de la Pologne, ou qu'd donnât à ses amis
un conseil patriotique, sans y joindre un hommage à la reli-
gion, et sans y mêler avec le nom de Dieu le souvenir de cette
Providence dont le nom revenait si souvent sur ses lèvres,
parce que l'image en était si profondément empreinte dans son
âme. Et sa religion , remarquez-le bien, n'était pas ce senti-
mentalisme religieux qui, chez beaucoup de chrétiens de ce
temps, est toute la religion et tout le christianisme; il aimait
l'Eglise, il aimait la papauté, et il aimait la Vierge Marie : trois
signes authentiques d'un vrai christianisme. « Nous autres
« Polonais, disait-il souvent, nous autres Polonais, nous som-
« mes par tradition et par conviction les fils inséparables et
« fidèles de l'Éghse. » Il avait, comme fils de la Pologne et de
l'Eglise, un dévoùment sans bornes pour l'auguste chef de la
catholicité. Il écrivait dans un épanchement tout intime ces
paroles qui témoignaient vis-à-vis dn Saint-Siège, du dévoù-
ment des Polonais et du sien en particulier : « Combien les
« Polonais seraient heureux s'ils pouvaient entrer dans les
« rangs des défenseurs du Saint-Siège; le Pape ne peut douter
« de nos sentiments, il sait que chacun de nous se lèverait à
« son premier appel. » Et tout récemment encore son filial
amour adressant au Saint-Père une lettre de condoléance, lui
demandait trois bénédictions : une pour la patrie, une pour
sa famille, une pour lui-même. Son âme, aussi religieuse qu'elle
était patriotique, ne se limitait jamais aux horizons du temps,
elle ouvrait devant elle les éternelles perspectives; elle s'élevait
toujours de la patrie de la terre à la patrie du ciel, de la Pologne
à Dieu ; et il invoquait des prières et encore des prières, at-
tendant de ces prières deux choses qu'il demandait sans cesse :
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKl. 3H
la soumission à la volonté de son Dieu, etlesalut de sa chère
Pologne. Oui, toujours Dieu et toujours la Pologne! Écoutant
de loin les bruits qui, dans ces derniers temps, lui venaient de
Varsovie, son àme y répondait par des échos profonds. Ces
chants et ces gémissements de la patrie en deuil semblaient
grandir avec la distance en retentissant au cœur de l'exilé ; ils
remuaient jusqu'au plus intime de sa vie ces deux fibres qui
n'avaient pas cessé de vibrer en lui, depuis que son âme jeune
encore avait entendu pour la première fois ces deux mots
harmonieux : Religion et Patrie. Ces émotions, toutes pleines
d'une patriotique et religieuse ivresse, le pénétraient si
profondément, qu'on peut croire que sa santé, déjà chance-
lante, en reçut des ébranlements qui ont avancé sa mort. Ces
deux sentiments qui éclataient en Pologne avec une si prodi-
gieuse puissance, debordiiient dans son àme et semblaient trop
forts et trop surabondants pour la frêle organisation du vieil-
lard au déclin. C'est alorsque, ramassant toutes les forces qu'il
puisait dans son patriotisme et sa foi, il essaya de répondre du
fond de l'exd aux démonstrations de la patrie, dans un dis-
cours qui demeurera comme l'un des plus beaux monuments
de son cœur de patriote et de son âme de chrétien. Dans ce
discours qui devait'^étre pour lui un suprême discours, il disait
en parlant de la nouvelle attitude de la Pologne : « C'est en
« lui-même, c'est dans sa foi que le pays puise aujourd'hui sa
« force. Les manifestations de la vie nationale dont nous avons
« été témoins, portent en elles quelque chose Ae surnaturel...
« J'ai prononcé le mot surnaturel^ et je le maintiens. Quand
« un peuple entier se levant comme un seul homme a assez de
« lumière et de force pour atteindre à une telle hauteur, on
« doit reconnaître dans un tel fait le doigt de Dieu et l'action
« de la Providence... » Puis vers la fin de son discours, ravi
d'admiration et entrant dans une sorte de j)atriotique extase,
comme si tout à couj) la j)atrie lui eût aj)pî«ru dans la ma-
jesté de son malheur et dans 1" auréole de sa foi, le noble vied-
lard, saluant de loin la Pologne sur la hauteur où il la con-
templait comme une surnatinelle vision, laissait échapper ces
paroles qu'il adressait à la fois, et à sa patrie comme un der-
312 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
nier hommage, et à l'émigration comme un dernier conseil
de son cœur polonais : « Ne descends pas, ô ma nation,
« de cette hauteur sur laquelle les peuples et les puissants
u sont forcés de te respecter. En y restant tu ne perdras
« jamais de vue le but de tes espérances, et tu pourras
« t'en approcher plus sûrement. Au miheu de tes cruelles
« douleurs, rejette les tentations de la colère ; ne t'abaisse
a pas à des combats indignes de toi, et qui ne feraient
« qu'accroître tes maux , si même ils ne consommaient
« pas entièrement ta ruine. Souviens-toi qu'il faut plus
« d'héroïsme pour aller à la mort en découvrant sa poitrine
< que pour défendre sa vie, le glaive à la main. La plus
« grande force, sur cette terre, consiste à ne pas tenir à la
(f vie. Avoir cette force, et en même temps être doux et gé-
« néreux, étranger à toute idée de vengeance, à tout projet
« de nuire même à son ennemi, c'est la vertu par excellence
« et la véritable raison politique. Ferme surtout ton cœur à
« l'orgueil ; car il abaisse et avilit les mouvements les plus
« nobles ; mais sache, ô peuple polonais, que c'est dans l'élé-
« vation de tes sentiments, dans la grandeur de tes vertus,
« que résident et ta force actuelle et tes espérances pour l'ave-
« nir. Le martyre pour la foi et la patrie annonce toujours
M la victoire; car il élève la victime également devant Dieu et
« devant les hommes, et couvre de honte son bourreau. Il
« n'est pas donné aux hommes de prévoir les événements,
« surtout quand les faits dont nous sommes témoins sont
« d'un ordre aussi élevé. C'est la Providence qui a aujour-
« d'hui éclairé et inspiré la nation c'est d'elle que nous de-
« vous attendre le secouis, et ce secours ne nous manquera
a pas * . »
Ces nobles et solennelles paroles semblaient le dernier chani
du cygne, tant elles avaient de suave harmonie, tant elles
étaient pleines de cette majesté sereine et de cette mélancoli-
que espérance, qui étaient devenues comme le fond de son
àme d'exilé. Que ce fût le dernier cri public de son cœur pa-
• Discours du prince Adam à la réunion polonaise du 3 mai <86< .
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKl. 343
triotique, il en avait sans doute le pressentiment, quand il
disait dans ce même discours : « Je ne sais s'il me sera donné
« encore de vous entretenir en ce lieu. » On eût dit que Dieu
lui avait révélé son heure. Ces paroles laissèrent dans le
cœur de tous une impression de va^ue tristesse et d'inexpri-
mable vénération. Le patriarche avait paru cette fois plus
grand et plus vénérable que jamais. On l'eût volontiers com-
paré au vieillard Siméon murmurant son Nunc diinittis. Mais
lui, n'avait pas vu le jour du saint ; il n'en avait salué que l'es-
pérance. On pouvait plutôt voir en lui ce qu'un assistant
croyait y voir en effet, ce jour-là : un autre patriarche plus
grand encore, Moïse montrant de loin la terre promise, et
près de mourir avant d'y entrer lui-même.
Il allait bientôt mourir en effet ; et à mesure qu'il ;ippro-
chait du terme, son âme toujours religieuse et toujours chré-
tienne sentait croître en elle les attractions divines. Jaloux de
défendre contre le regard des hommes le mystère de Dieu, il
gardait sa piété dans son cœur comme en un sanctuaire. Tou-
jours profondément attaché à sa religion et à sa foi, il ne la
laissait éclater au dehors que dans des heures plus solen-
nelles. Aussi, quand vint pour lui la plus solennelle des heures,
toute la religion et toute la piété de sa vie semblèrent se re-
cueillir et faire explosion devant sa mort. Le prince, à cette
grande heure de la vie, ne parut pas, comme tant d'autres
chrétiens, un baptisé se souvenant de son baptême, quelques
jours avant son jugement. Sa foi n'élait pas une tardive lueur
venant éclairer les ombres de la vieillesse; ce n'était pas non
plus une fleur poussée dans les ruines de l'âge mùr pour em-
baumer les derniers jours ; non ; c'était une foi longue, fortifiée
par le malheur, grandie avec les jours, et qui se manifestait
tout entière au déclin pour embellir sa mort et lui donner à
l'heure suprême une suprême beauté. Il ne se convertissait
pas, il se sanctifiait de plus en plus ; il ne se changeait pas, il
se transfigurait. Quand il assistait à la messe, et, dans ses
derniers temps, il y assistait tous les jours, c'était toujours
avec des larmes : douces et pieuses larmes, qu'il semblait
timidement rougir de répandre, heureux pourtant qu'il était
314 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI.
de les mêler avec ses prières, pour le salut de la Pologne et le
bonheur des siens^, au sang du sacrifice !
Averti par ces pressentiments qui sont comme des éclairs de
Dieu entr'ouvrant l'éternité, il n'attendit pas les défaillances
de son corps pour mettre un ordre achevé dans les affaires
de son âme. Il n'eut pas même besoin d'être prévenu par la
maladie, cette messagère de la mort. Lui-même fit appeler un
samt et savant prêtre, digne par son âme et son cœur de
toucher à cette grande âme et à ce noble cœur'. Sous le coup
des premières atteintes du mal, on l'entendait dire et redire
souvent : « Seigneur, que votre volonté soit faite 1 » Cette parole
est sortie de son cœur et a remué ses lèvres à toutes les phases
de sa maladie; elle lui donna ce qu'il y a de plus beau après
le dévoùment et la vertu dans la vie, la placidité et le calme
devant la mort. Il avait une préoccupation pourtant : il dési-
rait satisfaire à la justice; il lui paraissait qu'il ne souffrait pas
assez, et, en même temps, il se plaignait de ne pas savoir souf-
frir. Même après soixante- dix ans de services, il ne trouvait
pas ses jours assez |)leins, ni ses travaux assez méritoires ; car
il lui semblait qu'ils ne lui avaient rien coûté. Simple dans
toute sa vie, il le fut jusqu'au bout. Quand on lui annonça
l'heure pour les derniers sacrements et les dernières prières
de l'Église, il ne dit que ce mot si grand de simplicité chré-
tienne : « Je suis prêt; » et il suivit le mystère du sacrement
et le sens des prières avec une foi sereine et un respect atten-
dri. Sentant la mort venir, il signa de sa propre main ses vo-
lontés dernières ; et, comme Jacob mourant sur la terre étran-
gère, il bénit tous ses enfants et avec eux la famille entière
inchnée sous sa main de patriarche. Et puis après toutes ces
bénédictions descendues sur les siens, au milieu des prières,
des larmes et de la douleur résignée de tous, le vieillard
parut faire un suprême effort ; il se souleva sur sa couche, et,
étendant autant qu'il put sa main défaillante, et semblant
chercher du regard la patrie absente, il dit : « Je bénis la Po-
logne. -» Son visage , quand il pronon ça ces mots, prit une
♦ LeR. P. Gratrv.
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI. 315
expression céleste et une sorte de majesté plus qu'humaine.
Ce fut un spectacle et un moment sublimes. « Prions pour la
Pologne, » dit l'un des assistants; et tous prosternés disaient
avec le grand patriote mourant , pour la patrie on deuil :
Pater- noster — « Amen, Amen, dit le vieillard. Saint Casimir,
priez pour nous; Vierge Marie, auguste reine de la Pologne ,
priez pour nous. » Jusqu'à la dernière heure et jusqu'au
dernier souffle, il priait ; et son âme, dans un dernier soupir,
s'envola sur les ailes de cette prière qui portait à Dieu le
nom, le souvenir et les malheurs de la patrie.
Ainsi ces trois choses que nous avons unies dans notre
discours, parce qu'elles le furent dans la vie du prince Adam,
se retrouvaient ensemble autour de son dernier soupir, pour
l'environner de consolation, de grandeur et d'espérance : la
Famille , la Religion , la Patrie.
Il est mort le grand homme, héritier et continuateur de son
illustre famille. 11 est mort le grand citoyen, serviteur infati-
gable de sa noble et chère patrie. Il est mort le grand chré-
tien laissant dans sa vie et dans sa mort un exemple de loi,
de religion et de piété catholique, plus cher encore aux siens
que son illustration de grand homme et de grand patriote.
Il est mort le patriarche de l'émigration, l'ange conducteur
de vos pérégrinations sur la terre étrangère ; et, je le puis dire
aujourd'hui sur sa tombe, il est mort votre roi de l'exil ! El
vos larmes que je vois couler sur vos visages, et la pieuse
émotion qui saisit tous vos cœurs, semblent me dire : Arrê-
tez ; nous n'avons plus qu'à verser sur sa mémoire nos prières
avec nos larmes : c'est assez de paroles!...
Oui, M. F., c'est assez; c'est trop peut-être; et pourtant
il ne se peut que je ne vous fasse entendre, avant de unir,
quelques échos de sa voix d'outre-tombe : car quoique déjà
mort, je le puis dire, il vous parle encore : Dcfunctus adhuc
loquitar.
Tout mort illustre laisse d'ordinaire, après lui, un testa-
ment digne de lui. Donc devant cette grande mémoire, tout
près encore de son dernier soupir, écoutons ce que le prince
Adam, héritier de sa famille et de sa j)atrie, lègue à sa ta-
346 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKl. .
mille et à sa patrie, pour les continuer l'une et l'autre, et leur
assu rer leur patrimoine de l'avenir. Je ne parle pas du testament
intime qu'il a légué en particulier dans une parole d'amour
à chacun de ceux qu'il aimait. Tous ceux qui ont eu le bon-
heur de vivre près de son cœur et d'en hériter à ses derniers
jours un mot suprême, gardent scellé dans le fond de leur
âme par le respect et la reconnaissance ce legs de sa ten-
dresse. En dehors de ces testaments tout personnels, il en a
laissé deux autres, un testament domestique et un testament
public ; l'un à la famille, l'autre à la patrie; l'un et l'autre,
fidèle reflet de lui-même, et unissant encore ces trois choses
saintes et pures si unies dans sa vie et jusque dans sa mort, la
Famille, la Religion et la Patrie.
Ecoutez, M. F., prêtez l'oreille, pour entendre ces paroles
d'intimité domestique que je fais sortir pour votre édification
du sanctuaire réservé de la famille :
« En état de santé et d'entière liberté d'esprit, je mets par
(f écrit mes dernières pensées et dispositions.
«< I. — Je mourrai comme j'ai vécu dans la foi chrétienne
« de l'Eglise universelle, apostolique et romaine. Je quitte-
« rai cette vie mortelle , soumis à la volonté et confiant dans
a la miséricorde de mon Créateur. Avant tout, je recommande
« à mes enfants de rester fidèles à la sainte foi de nos pères ;
« d'être toujours bons catholiques et bons Polonais, dévoués
« de cœur et d'action à leur religion et à leur patrie, et d'in-
rt culquer les mêmes principes et les mêmes sentiments à leurs
« descendants.
« II. — Depuis bien des générations, notre famille a été
« citée pour la concorde qui régnait parmi ses membres. Ja-
« mais dissentiment marquant ne troubla leur union. Je con-
« fie cette tradition de famille à mes enfants, afin qu'ils la
« transmettent intacte à ceux qui viendront après eux. w
Je m'arrête — Je ne veux pas soulever davantage le rideau
discret qui doit voiler les choses de la famille ; et je n'ose
produire au dehors, de crainte d'en altérer le parfum, ces
mots de religieuse tendresse qu'il lègue dans ce testament
domestique à chacun des siens, et surtout à la noble com-
LE PRINCK ADAM CZARTORYSkI. 317
pagne, à qui son amour et sa vertu firent dans sa vie ce
bonheur rare, même parmi les licureux, un bonheur de
phis de quarante ans, et qui garde de hii après sa mort un
héritage de souvenir qui est encore une féhcité.
Mais ce que je dois rappeler ici, comme la plus haute ex-
pression de lui-même, comme la plus solennelle manifeslation
de sa pensée, et comme le plus grand héritage que laisse à la
patrie polonaise le patriarche de l'émigration, c est son tes-
tament politique : monument immortel qui demeurera dans
l'histoire marqué au caractère d'une originale grandeur :
chef-d'œuvre de sa vertu, de sa sagesse, de son patriotisme
et de sa foi, où, traçant à ses deux dignes fils ' et à son digne
neveu', avec une force si douce, leur poste respectif dans le
grand œuvre de l'émigration, et laissant à tous la pensée
constante qui en doit être l'âme, la lumière et la force, il
termine par ces paroles déjà connues de vous, mais que je ne
me refuse pas la consolation de vous redire encore :
« Avec un profond sentiment d'humilité et d'attendrisse-
« ment, je remercie Dieu de m'avoir permis de vivre jusqu'à
« un moment où l'avenir de ma nation commence à s'éclair-
« cir après un siècle d'incertitudes. J'ai, dans ma longue
« existence, acquis la conviction que toutes les fois que la
« main de Dieu s'est appesantie sur nous, ce n'était pas pour
« nous perdre, mais pour nous rendre meilleurs. Espérons
« donc dans sa miséricorde; espérons dans l'intercession de
« notre Reine céleste ; et dans chacun do nos actes, ayons plu-
'( tôt en vue le triomphe éternel que ce qui semble promettre
« un succès passager.
« Que votre volontésoit fait<^, Seigneur Dieu tout-puissant! »i
M. F., après de telles paroles, oserai-je vous parler encore,
et vous dire, avant de descendre, un mot de mon àme con-
vaincue et de mon cœur dévoué? Au nom du grand prince
que nous pleurons, au nom de la patrie qui vous regarde,
• Le prince Ladislas et le prince Wilold.
* Le comte Zamoyski.
348 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKl.
au nom de l'Église qui vous encourage et vous applaudit,
ah I je vous crie du fond de mon âme ; ou plutôt non ,
ce n'est pas moi, c'est lui qui vous parle encore et qui,
par ma voix, vous crie du fond de son tombeau : « Po-
lonais, une nouvelle Pologne se révèle plus belle et plus
grande encore que l'ancienne : c'est la Pologne de la puis-
sance morale et de la force catholique. Suivez les nouveaux
sentiers qu'elle vous ouvre devant vous, prenez les nouvelles
armes qu'elle met dans vos mains ; « cherchez avant tout avec
elle, le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera
donné : Quœrite primuin regnum Dei, et hœc omnia adjicientur
vobis\ Cherchez la vérité, non le succès; la vertu, non le
triomphe. Mieux vaut la défaite par la vérité que le succès
par la force. La force passe, la vérité demeure; la force se
brise, et souvent dans la main de celui qui l'emploie ; la vé-
rité ne se rompt pas, elle ne périt pas, et elle garde pour faire
triompher la justice une énergie toujours jeune et une puis-
sance toujours féconde. Succomber en défendant le vrai,
succomber en défendant le bien, ce n'est pas réellement la
défaite, c'est l'ajournement de la victoire; et la servitude elle-
même soufferte pour la justice annonce l'affranchissement et
prophétise la liberté. Sachez-le bien, il y a pour une nation,
comme pour un homme, un malheur plus grand que celui
de perdre sa liberté, c'est le malheur de perdre sa vertu.
11 n'y a pour l'un et l'autre qu'une décisive victoire, le triom-
phe par la dignité humaine et la supériorité morale. Cette
victoire sera la vôtre, et elle sera pour vous le salut; elle ou-
vrira la grande ère de votre liberté, et elle élèvera la Pologne
à l'apogée de sa gloire. Oui, la victoire parla vertu, la déli-
vrance par la vérité, voiià l'idéal de la nouvelle Pologne; et
dans la vie politique comme dans la vie individuelle, on peut
vous dire cette parole du divin Libérateur : « Si c'est moi qui
vous délivre, moi la vérité, moi la justice, moi la sainteté, moi
le Fils de Dieu, alors vous serez vraiment libres : Si Filius
liberaverltvos, tune vere liberi eritis- . »
* i»/a«ft.,,vi, 33.
" 3oan., vjii, 36.
LE PRINCE ADAM CZAUTORYSKI. 319
Et pour garder avec la vérité, la justice et la sainteté, cette
puissance irrésistible d'affranchissement, savez-vous ce qu'il
faut? Il vous faut la foi, l'espérance et l'amour, et comme
leur fruit généreux, le sacrifice.
Oui, la foi, une foi ardente, opiniâtre, invincible; j'en-
tends non-seulement la foi surnaturelle à la parole de votre
Dieu; j'entends la foi nationale à la justice de votre cause;
une foi entière, une foi absolue, qui vous fasse dire aujour-
d'hui, demain et toujours au fond d'une incorruptible cons-
cience, cette parole que laissait naguère échapper un cœur
polonais amant passionné de sa patrie : « Pour nous, le juste
est le juste, le droit est le droit, le bien est le bien, le vrai est
le vrai. » Vous, Polonais, vous y croyez; vous y croyez tous;
vous y croyez en plein; ah! oui, vous avez la foi patriotique,
comme vous avez la foi catholique ; vous avez foi à la vérité,
foi à la vertu, foi à la justice, foi à la résurrection de votre
nationalité et à l'immortalité de votre droit. Gardez-la tous,
cette inaltérable foi : et, avec la foi, gardez l'espérance.
Oui, l'espérance; une indomptable espérance. Regarder
d'un œil fixe le but qu'il faut atteindre, point central de
toutes vos aspirations patriotiques, brillant au bout de la car-
rière dans une auréole de justice ; le regarder toujours, même
à travers les orages comme l'étoile de la Pologne; et puis
l'attendre; que dis-je? le poursuivre avec une persévérance
que rien ne limite, et s'il le faut, comme le prince Adam
lui-même, avec une espérance longue comme sa longue vie,
et cette volonté de soixante-dix ans qui en fut le miracle et
l'honneur.
Oui, la charité, la charité patiente et bonne; l'amour que
rien n'irrite, et dans son inaltérable douceur mille fois
plus fort que toutes les colères. Ah! ne l'oubliez jamais-,
la colère ne produit pas, elle détruit ; la haine est stérile,
l'amour seul est fécond; alors surtout que trempé dans la
souftrance, il produit ce qui est dans l'àme humaine le germe
de toute fécondité et le ressort de toute puissance, le sacrifice.
Oui, le sacrifice, sans lequel sur la terre rien ne vit, rien
ne produit, rien ne se sauve. Le sacrifice, ah! voilà, voilà
320 LE PRINCE ADAM CZARTORYSKi.
pour vous la parole fatidique; c'est le mot de la délivrance
et de la résurrection ; c'est la souveraine puissance de la
Pologne ; la puissance du sacrifice et la puissance du martyre
qui est le terme du sacrifice !... Votre patrie a pris elle-même
dans sa main héroïque cette arme céleste trempée dans le
sang du Christ; et armée de cette force elle ne peut plus
périr. Car, dit un de vos grands poètes : « Celui qui meurt dans
a l'amour et le sacrifice, à l'heure du martyre, transmet son
(c âme à ses frères ; à chaque jour, à chaque heure, enseveli
tc vivant, il grandit dans sa tombe '. »
Voilà l'avenir, parce que voilà le triomphe ; et voilà le
triomphe parce que voilà la force et la puissance. Mais pour
conserver en vous cette puissance et cette force qui assure le
triomphe et garantit l'avenir, que faut-il faire? Une seule
chose : garder votre âme et votre cœur, votre âme chrétienne,
votre cœur catholique ; toucher de cette âme l'âme de l'Église,
et de ce cœur [le cœur vivant de la catholicité; et, s'il le faut,
rompre, rompre tout pacte avec l'iniquité ; fut-ce l'iniquité
couronnée par la victoire, fut-ce l'iniquité glorifiée par le
succès. Oui, repoi sser sans faiblesse et sans peur tous les
pactes sacrilèges et toutes les alliances impossibles : voilà
ce qu'il faut, vous dis-je ; hors de là, pour la Pologne, il n'y
a pas de salut ; il ne peut pas y en avoir. Prenez garde , le
moment peut venir, et il n'est peut-être pas loin, où les Po-
lonais de l'émigration auraient à choisir entre l'un de ces
deux partis : marcher avec la religion et l'Eglise, ou marcher
avec l'impiété et la révolution. Entre ces deux partis pouvez-
vous hésiter? Non, mille fois, non; l'hésitation serait ab-
surde, anti-patriotique, anti-nationale; elle serait votre ab-
dication même.
Ah! sur cette grande question qui prime pour vous toutes
les questions, le chef de l'émigration s'est prononcé. J'en
atteste les dernières paroles qu'il vous a léguées comme le
secret de sa grande âme , et comme la lumière de votre
avenir; et qui, parmi vous, pourrait désavouer son chef,
* Poète anonyme.
LE PRINCE ADAM CZARTORYSKI. 321
et refuser ce mot d'ordre de vos futurs combats? Que dis-je ?
la patrie elle-même s'est prouoncée ; elle a inauguré la lutte
régénératrice ; elle a commencé de son propre mouvement
le grand combat de l'avenir ; le combat de la patience victo-
rieuse et de la douceur triomphante ; non le combat où l'on
donne la mort, mais celui où on la reçoit ; non le combat
où l'on tue, mais le combat où l'on meurt : elle a renié le
meurtre, elle a embrassé le martyre. Suivez-la sur cette
route tracée tout ensemble, et par les dernières gouttes de
son sang et par les dernières paroles de votre chef; c'est la
route du salut, c'est le chemin de la résurrection : à cette
condition, Czartoryski vous crie du fond de son tombeau,
comme le patriarche aux enfants d'Israël : Après ma mort.
Dieu vous visitera : Post mortem ineam Deus i'isisitabit vos .
vous reverrez la patrie, et vous remporterez avec vous mes
ossements de cette terre de mon exil : Asportate ossa mea
^'obisciun de loco isto '.
J. FÉLIX.
♦ Genèse, t, 23.
LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
EN ARABIE
D'APRÈS LES NOUVEAUX BOLLANDISTES
(second article)
II
LES PREMIERS APÔTRES DE l'ARABIE.
« Jésus étant né en Bethléem de Juda , aux jours du roi
Hérode, voici que les Mages vinrent d'Orient à Jérusalem, et
ils disaient : Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? car
nous avons vu son étoile en Orient, et nous sommes venus
l'adorer, w
Ainsi commence, au chapitre ii de saint Matthieu, ce mer-
veilleux récit de l'adoration des Mages, qui unit à la grâce
majestueuse et touchante dont il est empreint, le privilège sin-
gulier d'avoir tout ensemble servi de sujet aux conceptions poé-
tiques les plus charmantes, et de texte aux discussions les plus
variées de l'exégèse historique. Tandis qu'un saint Ambroise,
un saint Ephrem , notre poète Prudence chantaient la foi de ces
Sages de l'Orient et saluaient en elle les prémices de la foi de
l'univers ; que plus tard les divers épisodes de leur voyage
miraculeux défrayaient nos Mystères du moyen âge ou inspi-
îaient les hymnographes du temps, les commentateurs recher-
chaient à grands frais d'érudition et avec une gravité qui
LES ORIGINES DU CHRISTIANISME EN ARABIE. 3Î3
nous paraît puérile , quel météore avait guidé les Mages, de
quel nom nous devions les appeler , et s'il fallait voir en
eux des Rois ou simplement des Sages. — Je n'essayerai
point de justifier une science qui aurait pu, dira-t-on, s'appli-
quer à des sujets plus utiles , comme si l'on pouvait oublier
qu'elle n'en négligeait aucun. Mais de toutes les questions dont
les érudits d'une certaine époque se préoccupèrent à propos
des Mages, il en est une qui a donné lieu à tant de travaux
sérieux, que pour celle-là je veux demander grâce aux dédains
de notre siècle : c'est celle du pays d'où ils étaient venus * .
Est-ce donc en effet une question si frivole que celle de savoir
quels furent les peuples appelés du milieu des ombres et des
entraves du paganisme, pour reconnaître les premiers la Lu-
mière et le Libérateur du monde ? n'est-ce donc pas, pour une
nation, un titre de noblesse de pouvoir revendiquer les pré-
mices de cette loi nouvelle qui transforma l'univers ? Cette
destinée n'est certes pas sans grandeur, et il faut bien admettre
qu'il y a quelque philosophie à en étudier les origines.
Mais si l'on veut absolument faire abstraction de ces points
de vue élevés, on ne peut encore s'empêcher de reconnaître
que la science a recueilli des bénéfices nets de ces discussions
prétendues inutiles. Il serait injuste de nier, par exemple, que
des points fort délicats de géographie ancienne ou d'ethno-
logie n'aient été mis en lumière par les critiques des siècles
passés,qui, pour déterminer le pays des .Mages, étudiaient avec
soin le caractère des nations asiatiques, analysaient les histo-
riens et les géographes de l'antiquité, et nous préparaient, sur
les textes les plus obscurs, ces concordances importantes dont
nous bénéficions aujourd'hui. Pour déposer tout doute à cet
égard, il suffit de lire les quelques colonnes que le P. Carpen-
ticr a consacrées à l'étude de ce problème historique. On est
surpris de voir à combien de questions intéressantes d'érudi-
tion il faut qu'il touche afin d'établir son opinion.
* Frédéric Spanheim écrivait vers le milieu du xvii* siècle, en commençant un
long chapitre sur la patrie do Jub : Non plus de paradisi sede aut de magorum
PATBU, quant de Jobi illa est disccptatum. {Hist. Jobi, c. in.)
32i LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
D'après lui, la patrie des Mages fut l'Arabie. Ces Sages de
l'Orient, auxquels saint Césaire d'Arles paraît avoir le premier
attribué le titre de Rois, n'étaient probablement que des chefs
de tribus et ils appartenaient à cette nation mixte des Naba-
téens, établie dans la péninsule sinaïtique et composée d'un
mélange de Chaldéens et d'Iduméens. Dès lors, on le pressent,
le culte des astres en Arabie, l'introduction du magisme et i'é-
tudede la sagesse parmi ces peuples, sont autant de faits à éta-
blir comme éléments de démonstration, et la critique ne peut
en décliner la discussion. A ces raisons, déjà proposées par le
P. Patrizzi dans son grand ouvrage sur les Évangiles ' , le
P. Carpentier ajoute encore une preuve philologique. A s'en
tenir, en effet, au récit de saint Matthieu, la langue des Mages
fut entendue à Jérusalem ; or , on sait que l'idiome nabatéen
n'était qu'un dialecte araméen , assez peu différent du syro-
chaldaïque, parlé dans la Palestine au début de l'ère chré-
tienne. D'ailleurs nul peuple à cette époque n'avait des
relations plus fréquentes avec la Judée , où son in-
fluence commerciale s'était peu à peu substituée à celle des
Sabéens.
Tel est l'exposé rapide des motifs sur lesquels le P. Carpen-
tier appuie son sentiment. On aura lieu sans doute de s'éton-
ner que, dans cette discussion, il ait tenu peu de compte des
traditions juive et chrétienne qui, s'appuyant sur les prophé-
ties de David et d'Isaïe , ont vu dans ces princes de l'Arabie
des grands de Saba , de Madian et d'Epha, au lieu de limiter
exclusivement leur patrie à l'Arabie Pétrée. Peut-être trou-
vera-t-on même que le savant boUandiste a, sans le vouloir,
subi l'influence de son sujet et cédé à sa prédilection pour
les origines chrétiennes de l'Arabie. Il est certain cependant
que ses conclusions, prises en général, sont conformes à
l'opinion des docteurs les plus autorisés ; comme saint
Justin, par exemple , qui par son origine moitié grecque,
moitié samaritaine, ses longs voyages et le temps où il a vécu,
* Ht Evangeliis, 1. III, p. 313.
EN ARABIE. 325
fut plus en mesure que tout autre de recueillir sur ce point
les traditions aulhentiqiies. Enfin, si dans un sujet où les faits
surtout sont appelés à décider, les raisons de convenance pou-
vaient avoir quelque valeur, je ferais observer que la race
arabe était issue en partie d'Abraham par Ismaël, et qu'elle
avait ainsi quelque droit à recevoir la première, dans les ténè-
bres de son idolâtrie, la vérité et la paix que le Fils de la Pro-
messe apportait au genre humain réconcilié.
Quoi qu'il en soit de cette priorité dans la foi, dont la gran-
deur relève surtout de l'économie surnaturelle, on ne peut
douter historiquement que l'Arabie, à raison de sa situation
géographique, n'ait entendu de bonne heure les bruits nais-
sants de l'Évangile. Assis aux portes de la Judée sur trois points
à la fois, comment en effet les Arabes de Damas, ceux du désert
et de l'antique Idumée , n'eussent -il point ressenti le contre-
coup de la grande révolution religieuse, qui, après s'être
agitée trois ans sur les rives du Jourdain, au point de préoccu-
per Rome, venait enfin de prendre l'essor et de jeter, en face
de la S}inagogue déconcertée, les bases de la société nouvelle ?
pense-t-on d'ailleurs que les colonies juives, dispersées dans
toute l'étendue de la péninsule arabique, ne se soient point
émues aux étranges récits , que la renommée leur apportait,
des prodiges et des prétentions du merveilleux personnage
qui remuait la Judée et s'y donnait pour le Messie prophé-
tisé par leurs pères ? Car il n'est pas croyable que ce Maître ,
dont la doctrine et la grâce n'avaient point eu leurs pareilles ;
que ce Fds de Dieu , qui recueillait sur ses pas tant de béné-
dictions et tant de haines, ait pu contenir sa renommée dans
l'étroite enceinte de la Palestine, et que le bruit de ses œuvres
n'ait pas retenti jusqu'au fond du désert. Aussi, lorsque les
Juifs arabes assistent à Jérusalem, avec une foule d'étrangers
de tous les pays, au miraculeux début de la prédication évan-
gélique, s'ils cherchent à s'expliquer la vertu surprenante de
cette parole, une et multiple à la fois, ils ne témoignent aucune
surprise des événements rappelés ytar saint Pierre. Ce sont des
faits notoires, présents à tous les esprits ; et ceux d'entre eux qui
embrassent la foi ne demandent pas qu'on les instruise sur
326 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
le motif, mais uniquement sur la pratique de leur conversion ' .
Rentrés dans leur patrie, les premiers fidèles confirmèrent
sans doute, autant par l'exemple de leur vie que par le témoi-
gnage de leur parole, la vérité des événements qu'ils n'avaient
jusque-là connus que par la renommée, et jetèrent ainsi dans
l'Arabie les premières semences de la foi.
Enfin l'âge apostolique a commencé. Les apôtres se par-
tagent l'univers, et, pendant deux siècles, eux et les disciples
qu'ils ont formés de leurs mains, vont sous tous les cieux
connus annoncer la bonne nouvelle et fonder des Eglises.
Personne n'ignore qu'à l'exception du siège de Rome et des
côtes occidentales de l'Asie, les origines chrétiennes, chez tous
les peuples de l'ancien monde, sont enveloppées d'obscurité.
Pressés d'évangéliser toute la terre, préoccupés d'organiser
partout les premiers éléments des sociétés chrétiennes, les
apôtres n'avaient en effet ni le souci ni le loisir de rédiger
leurs mémoires. Les Eglises particulières ne songèrent elles-
mêmes à écrire leur histoire que lorsqu'elles furent définitive-
ment établies; mais déjà plus d'une génération peut-être
s'était écoulée, la tradition avait subi l'outrage du temps; et,
jalouse de se donner des ancêtres illustres, chaque chré-
tienté revendiquait la gloire d'avoir vu les apôtres et reçu
d'eux le sacrement et la foi. De là ces désaccords perpétuels
entre les anciens monuments de l'histoire ecclésiastique, ces
simultanéités de présence affectées au même personnage dans
des régions fort différentes, ces dates inconciliables et ces au-
torités contradictoires parmi lesquelles il est quelquefois im-
possible à la plus fine critique de découvrir et d'affirmer la
vérité. Mais il n'est pas croyable à quel point ces difficultés
se compliquent dans l'histoire des origines chrétiennes de
l'Arabie. Si les traditions écrites de nos Éghses occidentales
n'offrent pas toujours des garanties suffisantes, la comparai-
son qu'on en peut faire avec celles de l'Orient permet du
moins d'établir des conjectures vraisemblables, et de s'arrê-
* His autem auditis, corapuncti sunt corde, et dixerunt ad Petrura Quid
faciemus, viri fratres? (^Act., c ii, v. 37.)
EN ARABIE. 3Î7
1er aux probabilités les mieux établies. Mais à quoi se ré-
soudre lorsqu'il n'existe absolument aucun monument na-
tional, et que pour cette période de l'histoire chrétienne de
l'Arabie, nous n'avons d'autre ressource que l'autorité des
écrivains grecs et syriens? Ajoutez que, réduits sur la géogra-
phie arabe à des notions fort imparfaites et dans tous les cas
très-différentes des nôtres, ces auteurs donnent aux contrées
dont ils parlent des dénominations indécises qui sont pour
nous la source des plus étranges confusions. On sait, en
effet, que quelques géographes anciens s'étaient imaginé
que le continent asiatique, au lieu de se prolonger vers l'O-
rient, s'arrétant aux limites alors connues des Indes, se re-
pliait de nouveau vers le sud pour venir, par un long circuit,
se souder à l'Afrique. Cette erreur, soutenue d'abord par Hip-
pnrque, al^andonnée par Strabon et Pline, et plus tard renou-
velée par Ptolémée, tendait à faire considérer toutes les côtes
extrêmes de l'Océan indien, assimilé de la sorte à une véri-
table Méditerranée, comme appartenant à un même conti-
nent. De là, dans la détermination des pays les plus divers,
les plus regrettables homonymies. C'est ainsi que pour
Philostorge"', Théophane-, Théophylacte Simocatta% et plu-
sieurs autres déjà mentionnés par M. Wright', les Homérites
deviennent des Indiens. L'Ethiopie elle-même n'échappe
point à cette vague dénomination, et doit faire partie toute
entière de ces Indes indéfinies \ D'autre part, Hérodote*' et
Strabon ' placent dans l'extrémité méridionale de l'Arabie,
c'est-à-dire dans l'ancien Yémen , une Ethiopie orientale ou
d'Asie. Il est vrai que le golfe la sépare de l'Ethiopie proprement
dite; mais Strabon n'est pointarrètéparcette barrière naturelle.
♦ Philost., 1. II, c. VI. — Ilisl. Eccl Phot.
' An. .Tr. INfund. 6064.
' Hist.,l. III, 11.13 2, Bonn, 18.14.
* Earlij Cbrisddnilij, p. 29.
• Inoiam omnem plagam ^filhiopiiT accipimus. — Servius. Géorg.^ ii, 416. —
Cf. Procope, de A^dific., 1. VI; I.udolf., Htst. A-llhiop.
• Liv. VII.
' Liv. I.
328 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
et persiste à y voir les deux branches d'une même nation'.
On se figure aisément quelle confusion peuvent engendrer
ces diverses acceptions d'un même terme. Elles nous exposent
à faire voyager un personnage historique dans trois pays à la
fois, suivant que les sources où l'on puisera auront donné
à la même contrée trois noms différents. Les plus doctes s'y
sont trompés : Ludolf^ etPagi^ y ont trouvé des difficultés
insolubles. Mais ce qui paraît plus surprenant, c'est que As-
sémani, aidé dans l'étude spéciale des origines chrétiennes de
l'Orient par la connaissance qu'il avait des monuments sy-
riaques et arabes, n'ait pas su se prémunir contre ce danger.
On dirait qu'il est jaloux, pour l'honneur de l'Arabie, d'en-
voyer l'un après l'autre, dans cette contrée, presque tous
les apôtres ; et, d'après lui, il ne faudrait pas compter moins
d'une douzaine, tant d'apôtres que de disciples, parmi les
premiers prédicateurs de la foi chez les Arabes. Ce catalogue
' Cette opinion, qui nous paraît si peu soutenable, aujourd'hui que les siècles
ont. plus profundément marqué les nuances de race, s'explique facilement si l'on
remonle aux origines. Ludolf a établi que le royaume d'Abyssinie fut fondé par
une colonie venue de la péninsule arabique, et cette opinion, communément
reçue, a servi de fondement à une conjecture fort ingénieuse de M. Caussin de
Perceval, qui me paraît fournir l'explication de la dénomination des deux Éthio-
pies. Il est certain que deux peuples fort différents d'origine, mais connus sous
la même dénomination, occupèrent ensemble pendant plusieurs siècles la contrée
méridionale de l'Arabie. L'un, de race chamite, était issu de Baba, fils de Couch;
l'autre, de race sémite, issu de Saba, fils de Jectan. L'un et l'autre pouvaient donc
s'appeler Sabéens. Toutefois, ils étaient fort distingués l'un de l'autre dans la
langue hébraïque, où le nom de Saba, fils de Couch, s'écrit par un samech (s) et
celui de Saba, fils de Jectan, par un schin (cli), d'où l'on devrait régulièrement
appeler ce dernier Chaba et non Saba. Les écrivains sacrés ne les confondent
jamais: dans David, par exemple, Ps. lxxi, 3, 10, les Éthiopiens, les rois de
Chaba et ceux de Saba sont parfaitement distincts. Or, cette double appellation
cesse avec Isaïe, et après ce prophète on ne rencontre plus dans la liible que le
nom des Sabéens sémites ou de Chaba. Que s'était-il donc passé , sinon que les
Sabéens couchistes avaient franchi le golfe, et quitté l'Arabie pour y fonder une
nouvelle branche d'Éthiopiens? 11 n'est pas dès lors étonnant qu'on ait attribué
quelquefois à la contrée qu'ils avaient habitée le nom de leur nouvelle patrie.
D'ailleurs, il est vraisemblable qu'ils n'émigrèrent pas tous du même coup, et que
pendant quelque temps la même branche se trouva répartie moitié en Ethiopie,
moitié en Arabie.
• Comm. in Hist. ^thiop., p. 76, Bonn.
* Ad Ann. 327, n. H et suiv.
1
EN ARABIE. 329
abondant peut enrichir sans doute le trésor pieux des tradi-
tions populaires, mais la saine critique ne saurait s'en con- .
tenter. Le P. Carpentier a pris à tache de remettre à l'épreuve
d'une discussion exempte de préjugés les litres respectifs sur
lesquels on a voulu établir toutes ces missions diverses. Lais-
sant à l'avenir l'examen de la prétendue mission en Arabie de
ceux des apùtres dont l'histoire trouvera sa place, suivant
l'ordre du calendrier, dans les futurs volumes des Acta, l'au-
teur se borne à discuter l'apostolat des saints Matthieu et
Barthélémy, des disciples Adéeet Maris et du diacre Philippe.
On trouvera peut-être bien sévère le savant bollandiste qui
réduit encore ce nombre; et cependant quelle part le diacre
Philippe eut-il jamais à la conversion de l'Arabie Heureuse en
baptisant l'eunuque de Candace, reine de Nubie, que Assé-
mani a fait à tort régner sur les Homérites?
La mission de saint Adée et de saint Maris dans l'intérieur de
l'Arabie n'a guère de fondements plus solides. Amrou, écrivain
arabe du xiv^siècle, conduit, il est vrai, jusqu'à Nedjrân, Maris,
disciple de saint Adée; mais Amrou, simple rapporteur d'un
autre historien arabe du xii'' siècle, Maris, fils de Salomon,
renchérit évidemment sur son original, comme le prouve la
citation empruntée à ce dernier auteur par Assémani lui-
même'. Klie de Damas, auteur du ix*" siècle, qui se borne à
dire que les saints Adéeet Maris j)réchèrent la foi sur les con-
fins de l'Arabie, mérite donc plus de confiance, et sur son té-
moignage on peut croire que ces deux saints personnages
évangélisèrent quelques contrées de l'Arabie déserte.
L'apostolat de saint Mathieu s'appuiera-t-il du moins sur
des preuves moins contestables? faul-il admettre, avec le
Ménologe de l'empereur Basile, que l'Ethiopie, généralement
reconnue comme la carrière évangélique de cet apôtre, n'est
autre que l'Arabie Heureuse? Ainsi pensait Assémani, grâce
à un faux supposé qu'il avait emprunté àXillemont ; à savoir :
que l'Ethiopie d'Afrique n'avait reçu la foi (|ue de saint Fru-
mence. Depuis longtemps déjà le P. Stilting a fait justice de
' Uihl. orient., t. 111, pari, ii, p. 22.
330 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
cette erreur et montré combien Ludolf avait eu raison de re-
garder saint Matthieu comme le premier apôtre de la Nubie'.
Reste donc saint Barthélémy. Devrons-nous encore effacer
son nom de l'histoire des origines chrétiennes en Arabie?
cette nation aiabe, fille d'x4.braham, placée si près du ber-
ceau de la foi, aura-t-elle été moins heureuse que les contrées
lointaines de l'aurore ou du couchant, et ne pourra-t-elle
nommer aussi son apôtre? Car après tout, il ne s'agit pas seu-
lement de savoir si un saint Matthieu ou un saint Thomas, se
hâtant, à travers ses déserts, de gagner l'Ethiopie ou le litto-
ral de la Perse, lui firent en passant l'aumône delà parole de
Dieu. Mais a-t-elle été comprise dans ce premier partage du
monde que les apôtres avaient fait à leur zèle ? C'est là en
effet un privilège suffisant à lui seul, malgré les ténèbres qui
couvrent l'histoire de cette contrée, pour la rendre digne
d'une page honorable dans les annales de l'Eglise, et lui mé-
riter de l'historien un intérêt d'autant plus vif que son apos-
tasie la fit tomber de plus haut. Or, on lit dans Rufin, au
livre x" de son histoire, que lorsque les apôtres se partagè-
rent le monde pour j prêcher l'Evangile, la Perse échut à
saint Thomas, l'Ethiopie à saint Matthieu, et que pour saint
Barthélémy, le sort désigna Vlnde citérieure, voisine de l E-
thiopie. La plupart des écrivains, trompés par la synonynie
géographique, assurés d'ailleurs, comme on ne saurait en
douter, que saint Barthélémy avait en effet porté son zèle
jusqu'aux Indes orientales, ont pensé qu'il ne fallait point
chercher ailleurs la région assignée à son apostolat. Mais si
l'on tient compte des acceptions diverses de l'Inde ancienne,
que je rappelais plus haut, on ne tarde pas à s'apercevoir
que cette conclusion n'est que le résultat d'un malenten-
du. Comme il demeure en effet acquis à l'histoire, après la
démonstration du P. Stilting, que l'Ethiopie, évangélisée par
saint Matthieu, ne peut être que l'Ethiopie d'Afrique, il est
impossible dès lors de voir dans Vlnde citérieure dont parle
ici Rufin et qu'il dit être voisine de cette contrée, autre chose
' Acia SS., t. VI, sept., p. 206 et suiv.
EN ARABIE. 334
que l'Arabie méridionale elle-même, dans laquelle Strabon,
à raison précisément de cette proximité, avait placé, nous
l'avons dit, une seconde Ethiopie. Rufin, d'ailleurs, s'expli-
que lui-même avec une clarté qui exclut tous les doutes, en
ajoutant aussitôt que entre la Perse de saint Thomas, c'est-à-
dire les contrées orientales du royaume des Parthes, et l'Inde
citérieure de saint Barthélémy, s'étend bien loin vers l'O-
rient Vlnde ultérieure, peuplée de nations fort diverses d'ori-
gine et de langage : « Autemps de Constantin, continue-t-il,
Métrodore pénétra jusqu'à l'extrémité de ces Indes orien-
tales, qui n'avaient point encore reçu la foi. » Et Cédrénus,
parlant à son tour de la même expédition, dit expressément
que le philosophe persan, avide d'enrichir ses connaissances,
alla consulter les brahmanes indiens. Qui ne voit que ces don-
nées géographiques seraient absolument inintelligibles dans
l'hypothèse qui persisterait à désigner l'Inde brahmanique
comme la carrière du premier apostolat de saint Barthélémy?
Tout au contraire s'explique aisément lorsqu'on prend l'Inde
citérieure de Rufin pour l'Arabie Heureuse. Entre elle et la
Perse orientale se développe en effet tout le littoral que les
anciens regardaient comme faisant partie des Indes propre-
ment dites, et que Pline fait commencer dès le rivage du golfe
Persique '. C'est bien dans l'Arabie Heureuse qu'il faut
chercher ces Indiens, appelés par l'arien Philostorge du nom
de Sabéens et à' Homérites, et que saint Barthélémy, dit-il,
convertit à Jésus-Christ. Ce sont ces Indiens que le Catalogue
apostolique, faussement attribué à saint Dorothée d'Antioche,
surnomme Heureux, et parmi lesquels, d'après le même mo-
nument, Barthélémy avait laissé un exemplaire de l'Evangile
de saint Matthieu écrit dans la langue origuiale. Un siècle plus
tard, le philosophe Pantene, traversant l'Arabie, pour se
rendre aux Indes par l'ordre de l'évêque Déuiélrius, devait y
retrouver ce précieux manuscrit, témoin du passage de l'a-
pùtre. Si plus tard, comme l'histoire en fait foi, saint Barthé-
lémy passa aux Indes, ce ne fut qu'après avoir accompli en
' Pline, li\ . VI, c. xx.
âââ LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
Arabie la mission apostolique pour laquelle il avait été comme
officiellement choisi. C'est de ce rivage, fécondé par les
prémices de son zèle, qu'il gagna l'extrême Orient pour re-
monter ensuite, par le royaume de Perse, jusqu'en Arménie
où, suivant l'opinion commune, il accomplit son martyre.
Tels sont en substance les principaux arguments du P. Car-
pentier sur cette question depuis longtemps débattue. Je dois
me contenter de les exposer, en laissant aux historiens de
profession le soin d'en discuter la valeur.
D'après cette opinion, l'Arabie aurait donc aussi son apôtreg;
Ses origines chrétiennes se rattacheraient à cette primitive et
universelle mission de l'âge apostolique. Il est même digne de
remarque que le pavs spécialement consacré par le zèle de
saint Barthélémy eût été cette Arabie Heureuse, où le christia-
nisme suscita toute une légion de martyrs et trouva son der-
uier boulevard.
Pendant que le midi recevait ainsi la lumière, les tribus
du nord, groupées autour de la Judée, ne restaient point in-
sensibles à son influence, qui rayonnait des premiers centres
chrétiens fondés en Palestine et en Svrie. L'intérêt seul les
eût empêchées de s'y pouvoir soustraire. Un instant suspendu
par crainte des Romains, le mouvement commercial n'avait
point en effet tardé à reprendre sa marche avec l'établissement
définitif du peuple conquérant. Saint Jérôme nous représente
encore de son temps la citéd'Hébron comme l'un des marchés
les plus fréquentés de l'Asie occidentale*. Au lieu célèbre du
Térébinthe, près de Sichem, l'affluence était peut-être plus
considérable encore. On y voyait de tous les points de la Pa-
lestine, de la Phénicie, de l'Arabie, s'y réunir annuellement
une multitude de chrétiens, de païens et de juifs. Dans ces
relations intimes, dans cette communication rnutuelle de con-
fiance et de projets qu'amène nécessairement la réciprocité
des intérêts, l'Arabe pouvait-il ne rien sentir de ce souffle
chrétien qui remuait autour de lui tout l'ancien esprit et
changeait toutes les mœurs, au moment surtout où la foi
* Comment. inJerem., c. xxxi, et in Zachar.^c. xi.
EN ARABIE. 333
naissante était douée d'une admirable puissance d'expansion
etd'inie soif inextinguible de prosélytisme? Grâce à ces rap-
ports fréquents, le christianisme dut en peu d'années se ré-
pandre dans l'Arabie Pétrée, sur les cotes de la mer Rouge et
du golfe Persique, et pénétrer dans le désert. L'histoire de
ses progrès nous manque: mais les traces, si rares qu'elles
soient, qu'il a laissées de ses premières conquêtes, ont une
signification dont on a voulu à tort, je crois, affaiblir le
témoignage. Le surnom à' Jbcl-el-Masih^ serviteur du Messie,
porté vers la fin du premier siècle par Amrou, prince delà
tribu des Djorhomites et qui gouvernait la Caaba; les statues
de Jésus-Christ et de sa divine Mère, placées avec honneur dans
ce temple de l'idolâtrie, et vénérées par les Arabes bien avant
l'islamisme ', permettent de croire, ce nous semble, que dans
ce centre du paganisme arabe, la vérité avait ])récédé l'erreur.
L'influence chrétienne s'était dès l'origine établie dans le Hidjaz
et dans la vallée de la Mecque, et y avait marqué son passage
j)ar une empreinte profonde.
Tel est le résumé rapide des premières apparitions du chris-
tianisme en Arabie durant une période de cent cinquante ans
environ. Avec le milieu du second siècle, une ère nouvelle
va s'ouvrir. Un événement, fort peu important en apparence,
déterminant une émigration considérable du midi vers le nord,
change complètement l'économie politique de la péninsule,
et prépare à la foi chrétienne des accès plus faciles, des centres
d'action plus stables, un avenir plus glorieux.
III
LE CliniSTIA.MSME EN AUABIE DEPUIS LE DEUXIÈME SIECLE DE .NOTRE ERE
jusqu'à MAHOMET.
De tous les peuples de l'Arabie Heureuse mentionnés par
les anciens géographes, les Sabéens furent ceux qui exercè-
' Burckhardt, Voy. en Arabie, édit. Tyriès, 1. 1, p. 821.— Ritter, t. XII, p. 36.
33i LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
rent, aux temps antéislarniques, l'influence la plus profonde
sur les destinées de la péninsule tout entière. Restés seuls
maîtres de la pointe méridionale de l'Arabie, après l'émigra-
tion des Sabéens couchistes sur la rive opposée du continent
africain, les Sabéens Jectanides, longtemps séparés en deux
branches rivales, connues dans l'histoire sous les noms de
race d'Himyar et de Cahlân, avaient fini par se réunir sous un
même sceptre et par former le peuple célèbre des Himjarltes
ou Home rites. Le pays qu'ils habitaient portait leur nom : on
l'appelait le pays de Saba, ou pays de Mcweb, du nom de leur
capitale ' . C'était la contrée la plus riche de l'Yémen par la fer-
liité de son sol et l'exquise variété de ses productions : aussi
fut-elle par excellence cette terre aimée des anciens, qui se
plaisaient à voir dans l'Arabie Heureuse comme une image
des champs Élyséens. S'il fallait en croire Strabon, qui n'en
parle que sur le témoignage d'Artémidore, les portes, les
murs, les toits de cette cité magnifique auraient été ornés
d'ivoire, d'argent, et incrustés de pierres précieuses^. Les his-
toriens arabes eux-mêmes, moins extravagants dans leurs
descriptions, sont loin cependant d'y mettre de la réserve^.
• Mareb est, selon toute vraisemblance , l'ancienne Mariaba d'Éralosthène,
de Strabon, de Pline. Il paraît même que la ville do Saba, mentionnée par Diodore
de Sicile, et qui est aussi nommée Sabas, Sa6o, Sabé, Sabœ, n'est autre que
Mareb. L'élude comparée des écrivains arabes ne laisse point de doute à
cet égard. Aboulféda dit expressément : Mareb, que Von nomme aussi Saba.
Sylvestre de Sacy, à (jui j'emprunte cette citation, pense, que bien qu'originai-
rement Suba et ^lareb n'aient été qu'une même ville, le nom de Saba convenait
peut-être plus spécialement à la ville, et celui de Mareb au château ou à la cita-
delle qu'habitait le souverain du pays. (V. Mcm. sur divers événements de VHist.
des Arabes avant Mahomet. Acad. des înscript., t. XLVIII.) D';iprès les dernières
observations de Fresnel, il faudrait au contraire descendre Mareb à quelques de-
grés latitude sud de Saba.
* Géogr. de Strabon, liv. XVI.
3 Kaswini, écrivain de la fin du xiv* siècle de notre ère, dit qu'on n'y voyait
ni mouches, ni moucherons, ni aucun reptile; privilège inappréciable pour les
peuples asiatiques. (Man. Ar. fond S.-Germ., n. 393.) Le géographe turc du
Djihan-Numa rapporte douze prérogatives singulières, dont de fabuleuses traditions
avaient doté celle région : les principales étaient la préservation de toute mala-
die ; la guérison instantanée de tout infirme qui mettait le pied sur son territoire.
On n'y voyait non plus ni aveugles, ni paralytiques. Les eaux du pays avaient
la vertu de rendre aux fous la raison. Après la moisson faite, un soulïle intelli-
EN ARABIE. 33&
La vérité cachée sous ces fables n'était autre chose que la
fécondité du Mareb, qui perniettait aisément de faire deux et
même trois moissons chaque année. Cependant la richesse
du sol et son heureuse exposition n'auraient point suffi, si la
main des hommes n'avait secondé la nature, et suscité par
une entreprise gigantesque ses merveilleuses ressources.
J/hisloire de ce grand ouvrage occupe une place trop impor-
tante dans la période qui nous occujw, pour être ici passée
sous silence.
Situé au pied d'un groupe de montagnes, qui paraît être
un prolongement de la chaîne occidentale du Téhama, le pays
de Mareb n'avait pas toujours été une région fortunée. Les
habitants avaient en vain longtemps essayé de le féconder par
la culture ; des torrents, grossis par les pluies d'hiver, se
précipitant chaque année des hauteui-s, ravageaient les
moissons, boideversaient le sol, et, suivant la tradition inia-
nime des Arabes, avaient rendu, pendant de longues années,
la contrée inhabitable. Vers le commencement du ii*' siècle
avant J.-C, un roi du pays, Lokman, fils d'Ad, conçut le
dessein d'opposer une barrière à ces inondations désastreuses,
et de créer, eu maîtrisant les eaux, un système d'irrigations
régulières qui feraient la fortune de son royainne'. Détour-
gent, s agitant dans les airs, séparait en passant la paille du bon grain. Enfin Jes
habits, qu'on n'était point obligé de changer avec les saisons, y gardaient une
solidité cl une frai^hcur inaltérables. [Méin. sur quelques monum. Je l'IIist. des
Arabes avant Mahomet, p. o08, note a.)
' Les auteurs arabes ne sont pas d'accord sur le nom du prince qui réalis.i
celte entreprise. Quelques écrivains l'attribuent à Abdchamf, père dllymiar et
de Cahlàn ; d'autres à la fameuse reine Beikis, qu'on a lou^lemps iderUilite à tort
avec la reine de Saba, contemporaine de Salomon. .M. Caussiii a fixé l'époque de
son règne à l'an II avant l'ère chréiienne. D'après le même auteur, Beikis aurait
eu la gloire d'attacher son nom à la digue de Mareb, en la faisant solidement ré-
parer. Il existe encore, (Unis l'ancien territoire de Mareb, quelques ruines inté-
ressantes que l'on attribue aux éiiUces bi'itis par cette reine célèbre, et qui por-
tent dans le pays le nom de Haram-Helkis. Niebulir, qui en avait entendu parler,
ne les jugea pas dignes d'une excursion, parce que, dit-il, on n'y trouve aucune
inscription. L'intrépide voyageur CIi.-Jos. Arnaud, moins indilTérent et plus
heureux, a signalé au Ilaram-Beikis (rois inscriptions: l'emiiressemcnt de ses
conducteurs ne lui permit pas d'en prendre copie. (V. Journ. Asial., .\vril-Mai,
4 845, p. 324-325.
336 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
ner une partie des courants torrentiels, leur creuser de nou-
veaux lits dans la direction de la mer; puis, afin de retenir le
surplus, construire à l'entrée de deux montagnes, dont la
gorge profonde recevait des hauteurs des ruisseaux abon-
dants, une digue forte et élevée; transformer ainsi une vallée
dangereuse en un réservoir utile auquel on pourrait faire,
suivant le besoin, des saignées artificielles pour arroser les
campagnes, telle fut l'œuvre grandiose exécutée par Lokman'.
Dès lors commença pour le Mareb cette ère de prospérité dont
sa population, croissant avec sa fortune, a joui pendant plu-
sieurs siècles'. Malheureusement tout ce bonheur tenait à la
conservation des digues, et disparut avec elles. Ce fut, d'après
deSacy, dès l'an i 5o à 170, d'après M. Caussin, vers l'an 120
de J.-C, que la catastrophe connue dans les traditions arabes
sous le nom de Seïl-el-arim^ ou rupture des digues^ replongea
le Mareb dans sa désolation ])rimitive. Je fais grâce au lec-
teur de toutes les légendes merveilleuses que l'imagination
des Orientaux a groupées autour de ce triste événement *. Son
importance historique, qui seule ici doit être mentionnée,
c'est qu'il donne naissance, ou du moins qu'il fixe une date
très-approximative à ce mouvement vers le nord des popula-
tions du midi, dont le résultat transforma l'Arabie, et offrit
des nations encore neuves à l'influence du christianisme.
C'est tout d'abord vers le Hidjaz que s'était dirigé le
premier flot des émigrants du Mareb, conduit par Amr-
Mozaykiya. Après être demeurés momentanément campés
dans le pays d'Ace, bientôt insuffisant à les nourrir, ils
avaient envahi, de concert avec les Rodhaïtes, la vallée de la
Mecque, et, comme on le prévoit aisément, la discorde et la
' On voit encore des ruines considérables de cette digue. Niebuhr les avait
visitées, et avait recueilli surplace de la bouche d'un Arabe de Mareb une tradi-
tion en tout conforme à celle que je viens de rapporter. M. Arnaud les visita à son
tour ; il en leva même le plan, qu'il envoya à la Société Asiatique. (V. Journ.
Asiat. Févr. -Mars et Avril-Mai 1845.)
' V. la belle description de Maçoudi, trad. de Sylv. de Sacy, Mém.de l'Acad.
des Inscript., vol. cité.
' Sylvestre de Sacy a réuni dans son Mémoire la plupart des récits des auteurs
arabes.
EN ARABIE. 337
guerre y entrèrent avec eux. Les Djorhomites, que nous avons
vus, aux débuts de l'ère chrétienne, gouverner la Caaba et
compter parmi leurs princes le serviteur du Messie, Abdul-
Masib, vaincus par les envahisseurs, furent chassés du terri-
toire, et leurs fonctions sacrées passèrent aux mains des
Khodhaïtes, leurs vainqueurs. Ils emportèrent sans doute dans
leur exil les premiers germes de la parole de Dieu, mais eu
perdant la patrie où ils avaient reçu d'abord l'Evangile, ils
ne tardèrent pas peut-être à perdre aussi la foi. II est certain
du moins que depuis leur expulsion, nulle trace de christia-
nisme n'apparaît plus dans leHidjàz. L'idolâtrie s'y développe
au contraire avec une facilité qui tient du ridicule. Il semble
que la Caaba soit devenue le Panthéon par excellence, et que
tous les dieux du monde, chassés de leurs autels par les pro-
grès de l'Evangile, s'y soient donné rendez-vous : on n'y
compte pas moins de trois cents divinités, dont les statues
décorent les murailles el le sommet du temple. Les Coray-
chites, qui deux siècles après succèdent aux Khodhaïtes, loin
d arrêter, secondent encore cet entrahiement jusqu'à l'heure
où Mahomet, sous l'apparence d'un réactionnaiie honnête el
sincère, rajeunissant le paganisme sous des formes moins
grossières, s'efforcera d'y ramener le genre humain. Ainsi,
par une de ces coïncidences surprenantes, dont seule la divine
Providence a le secret, il n'est point de contrée dans l'Ara-
bie où les semences de la foi aient été plus vite étouffées
que la province du Ilidjâz. On dirait que ce peuple de la
Mecque eut de bonne heure le pressentiment de ses destinées,
et que l'esprit de Mahomet, déjà vivant dans ses ancêtres,
ne put souffrir, quatre siècles à l'avance, Jésus-Christ dans sa
patrie.
Mais pendant que la foi chrétienne s'éteint sur ce sol in-
grat, elle se répand partout ailleius dans la péninsule ara-
bique.
Parmi les familles qui avaient suivi dans son aventureuse
ex]>édition Amr-Mozaykiya, deux d'entre elles, laissant bien-
lot sa tribu dans la vallée de la Mecque, troj> étroite pour
contenir leur population réunie, avaient porté leurs pas plus
338 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
avant dans des directions opposées. L'une, sous la conduite
de Màlik-el-Azdi, après s'être adjoint dans sa marche la tribu
des Achari, et avoir formé avec elle le mélange de peuples qui
reçurent dans leBahrayn le nom de Tonou/dtites, s'était élancée
vers la Chaldée,sur la parole de la sibylle Zercà, avait soumis
ou chassé les Arabes Ismaéliens, et fondé la cité de Hira, ca-
pitale du royaume de ce nom.
L'autre,, composée surtout des fds de IMazen, s'était dirigée
du côté de l'Occident, vers le désert de Syrie. Elle y trouva,
établie depuis quelques années, la tribu des Salîhites, floris-
sante alors sous le protectorat des Romains, gouvernée par
la dynastie célèbre des Odheyna ' et maîtresse de la Syrie
orientale et d'une partie de la Mésopotamie. Les nouveaux
venus^ campés autour de Bostra, se virent d'abord, malgré
leur résistance, forcés de se soumettre et de payer leur tributj;
mais ils ne tardèrent point à s'affranchir, et vers la fin du
m' siècle, obligèrent les Salîhites à leur céder la place. L'em-
pire , préoccupé d'intérêts plus pressants que ceux de la re-
connaissance ^ assez indifférent d'ailleurs au droit des gens,
pourvu qu'il comptât à l'entrée du désert des alliés sûrs
contre les incursions desParthes, reconnut, comme on dirait
aujourd'hui, le fait accompli, et transmit aux vainqueurs, qui
avaient pris le nom de Ghassanides ", le gouvernement du pays
avec les garanties de son alliance intéressée.
' Tels sont les deux peuples nouveaux, Ilira et Ghassan, chez
' Le célèbre Septimius Odénat, époux de Zénobie^ reine de Paimyre, apjjarle-
nait à !a dynastie des Odheyna. Ce fait, soupçonné par Saint-Martin, a été plei-
nement confirmé par M. Caussin. (V. t. II, p. 292 et suiv.)
^ Voici sur l'origine de ce nom ce que dit Maçoudi : « Ghassan est le nom d'une
eau dont elles (les tribus de Mazen) burent, et dont elles reçurent cette dénomi-
nation. C'est une eau entre Zébid etZama, au pays des Achari, ùtins le Yémen. »
Et ailleurs : « ... Ils s'établirent près de cette eau, et en burent, à cause de cela
on les surnomma Ghassan, et ce surnom prévalut sur leur nom, qui tomba dans
l'oubli. » Un de leurs poètes a dit : Si tu veux t'en informer, tu apprendras que
nous avons une origine illustre : xizd est notre famille, et Ghassan le nom d'une
eau. (V. Mém. de FAcad. des Insert pt., vol. cité. p. 573-574. Traduot. de S. de
Sacy.) Quelques auteurs disent que le puits de Ghassan était situé dans le voisi-
nage de la Syrie.
EN ARABIE. 339
lesquels la foi reciUMllit, clans le nord, ses plus consolants
triomphes.
Les Ghassanides avaient d'ailleurs, il faut le dire, trouvé
leur nouvelle patrie déjà toute pénétrée de christianisme. « La
famille de Salih, étant venue en Syrie, dit Maçoudi ', em-
brassa le christianisme. ^> Ce témoignage est confirmé par
quelques autres écrivains arabes. Bien qu'on ne doive admet-
tre leur sentiment qu'avec réserve, lorsqu'il s'agit d'un peu-
ple tributaire des Romains à une époque où ceux-ci pros-
crivaient le nom chrétien dans tout l'empire, sa conformité
avec les monuments connus de l'histoire ecclésiastique ne
nous pertnettent pas de douter qu'il n'y ait eu, au m" siècle,
dans ces régions, quelques Églises florissantes. Nous voyons,
en effet, de l'an 217 à l'an 246, Origène se rendre à trois
reprises différentes chez les Arabes de Syrie, dans les intérêts
de la foi.
Les Ghassanides, entés sur ce tronc déjà vivifié par la sève
chrétienne, loin d'en arrêter l'épanouissement, lui ouvrirent
encore une plus large expansion ■. C'était l'heure où l'Église,
sortie victorieuse de l'épreuve du sang, allait enfin triompher
de l'empire dans la personne de Constantin. On vit alors ce
que pouvait la foi , devenue libre , sur les natures les moins
faites en apparence pour se prêter à sa lumière et se plier au
joug de ses vertus. Nous venons de voir monter du midi les
tribus envahissantes qui changèrent , au 11'' siècle, l'état social
de l'Arabie ; c'est encore du midi, mais sur le versant opposé
de la mer Rouge, que vont sortir les légions pacifiques dont
la patiente et bénigne influence adoucira les mœurs de ces
empires nouveaux.
Depuis longtemps déjà les solitudes de la Thébaïde ne suf-
fisaient plus à contenir la foule toujours croissante des jeunes
' V. l'ouvrage cité.
» Si l'on s'en rapiiortait aux récils d'Abouiféda et de Hamza, longtemps avant
l'époque lie leur établissement définilif en Syrie, quelques princes jîhassanides
auraient embrassé la fui, et fondé même des monastères. Mais ce témoignatie est
assez peu recevable à côté du silence d'Eusèbe, ipii n'eût pu ignorer des faits
aussi éclatants.
340 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
hommes, des vierges, des dames romaines, des princes du
monde et de la philosophie, qui venaient chercher au désert la
liberté de renoncer aux grandeurs du siècle pour servir Jésus-
Christ. Dès le III'' siècle, le flot sacré a débordé d'Egypte dans
les retraites du Sinai ; mais c'est surtout au moment où la
nouvelle de la paix de l'Église fait tressaillir les âmes jus-
qu'aux extrémités de l'empire, que la vie monastique sort de
sa Thébaïde, et pleine d'une vigueur éprouvée par l'exil et
rajeunie par l'espérance, inonde l'Arabie, la Palestine et la
Syrie. Voici d'abord le jeune païen de Gaza, Hilarion, que le
grand Antome, ravi de son désintéressement dans un â<i;e si
tendre et si riche d'avenir, avait salué, en l'accueillant au dé-
sert, de cette parole pleine de poésie et de grâce : Sois le bien-
venu , toi qui brilles de bonne heure comme une étoile du
malin ' .' De retour dans sa patrie, Hilarion avait retrouvé la
Thébaïde dans les solitudes qui séparent la Palestine de
l'Égvpte; et l'exemple de sa vertu, le bruit de ses miracles, le
zèle de sa parole, avaient amené à ses pieds les Arabes de
ce désert, convertis au Christ par le charme de sa douceur ".
Lorsque, plus tard proscrit par Julien l'Apostat, il alla mourir
en Chypre vers Syi, il laissait parmi eux, dans les villes d'E-
luse et de Mayum, deux chrétientés florissantes, filles de soi]
apostolat.
Dès lors, l'impulsion chrétienne est donnée. Sur tous les
points du désert de Syrie, le cénobite devient un apôtre, les
monastères se multiplient, et l'Arabe, venant, plein d une foi
iiaïve, se recommander aux prières des saints qui les habitent,
y trouve avec le bienfait du temps la lumière éternelle qu'il
ne cherchait pas. Un jour, c'est un chef de tribu qui frappe
aux portes de l'une de ces retraites, où l'attire la renommée
d'un saint moine. Il est vieux, sans enfants, sa maison va s'é-
teindre et son nom mourir avec lui. Il demande un fils avec
larmes. L'homme de Dieu le console, s'agenouille en sa pré-
sence , et le renvoie en promettant à sa race un rejeton, s'il
« Voy. M. (Je Montalembert, h$ Moines d'Occident, t. 1. [). 89.
• V. Acta SS., octobre, t. IX.
EN ARABIE. 344
veut croire en Jésus-Christ. Quelque temps après, la trilju
tout entière recevait le baplèuie avec l'enfant que le ciel en-
voyait '. Et cette histoire du phylarque Zocome était, aux cir-
constances près, l'histoire de toutes les tribus ghassanides '.
'(. C'est aux clercs et aux moines qui se livraient à l'étude de
la philosophie dans le calme de ces solitudes, et qui les rem-
plissaient de l'éclat de leur sainteté et de leurs miracles , écrit
Sozomène, que les Sarrasins durent le bienfait de la foi \ »
L'esprit chrétien a si profondément pénétré ces peuples que
le choix d'un évéque devient à leurs yeux un sujet de paix ou
de guerre ; et l'on voit l'intrépide reine Mawia ou Mavia,
après avoir, sous Valens, forcé les Romains à reconnaître son
indépendance et à lui demander la paix, leur imposer pour
condition d'élever à l'épiscopat le moine Moyse.
A dater de cette époque , la plupart des rois ghassanides
embrassent le christianisme, ou lui reconnaissent du moins le
droit de cité dans leur enq^ire. Cette jeune Église est si bril-
lante à son aurore qu'elle ne fournit pas moins de dix évê-
ques au concile de Nicée \ Le désert a perdu sa rigueur : fé-
condé par la suavité de Jésus-Christ, il voit s'épanouir sous
nn ciel de feu, dans des cœurs âpres et desséchés comme sa
terre embrasée, des fleurs de vertus qu'il ne connaissait point.
Lui-même, à son tour, devient le refuge protecteur des tribus
persécutées par les Parlhes , et qui viennent lui demander,
avec un coin de terre pour y fixer la tente de leur exil, les
sources de la vraie vie qu'on veut tarir dans leur palri»'. Em-
priuitons en passant à Cyrille de Scythopolis un récit char-
• Sozomène, liv. VI.
» Zucome, que Lequien [Oriens Christ., t. H, p. 851), nomme /arocome, et
Nii'opliore Zacome pourrait liicn être le môme personnage qiic/lrcam, de la fa-
mille de Tlialaba et de Djafna, daprès Maroudi. Il n'est pas mentionné parmi les
rois de Ghassan ; mais en sa qualité ce prince du sang, il avait sans doute quelque
isouwrainelé. (V. M. Caussin, t. II, p. 213.)
' Sozomène, 1. c.
* On lrou\e, parmi les évèques qui souscrivirent à ses dérrels, les noms sui-
vants : Nicomaque, évéque de Bosira; Cyrion, de Philadelphie; (îenn.ide, d lié-
sel on ; Sévère, de Dyonisiade ; Clulon , de Constance; Magnus, de Damas;
Anatole, d Emèze ; Marin, d(^ Palniyre, évé(iues diS Arabes de la seconde Phé-
nicie ; enfin, Pierre, évéque d'Aïla. vil'e arabe de Palestine.
342 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
mant qu'il avait recueilli de la bouche même du neveu de
Térébon , l'un de ces illustres bannis. Térébon était alors un
vieillard qui avait blanchi dans l'exercice de toutes les vertus
chrétiennes. Dans son jeune âge, il avait reçu la santé et le
baptême des mains du saint moine Euthymius, un des apô-
tres du royaume de Ghassan. C'était au temps de la persécu-
tion, excitée vers 4i8, sous le règne de Yezdegerd, par la ja-
lousie des Mages. Les chefs des tribus arabes de Hira avaient
reçu l'ordre de ne laisser passer aux Romains aucun chrétien
de leur souveraineté. Aspébète, père de Térébon, commandait
un district. Tout païen qu'il était encore, il ne put voir sans
pitié des innocents, victimes de si injustes rigueurs, et sans
égard pour l'édit royal , il favorisa la fuite de tous les chré-
tiens de sa juridiction. Accusé auprès de Yezdegerd, Aspé-
bète ne songea point à se justifier ; mais, prenant avec lui
son jeune fils Térébon, dont une maladie inexplicable avait
desséché tout le côté droit, il passa lui-même dans le ter-
ritoire de Ghassan et se donna aux Romains avec toute sa
suite. Anatolius, préfet de l'Orient, avait, au nom de l'em-
pire, accepté son alliance et confié à sa fidélité le gouver-
nement d'une tribu du désert. L'Arabe avait à peine dressé
sa tente, que son fils eut en songe une vision mystérieuse.
he lendemain, Aspébète prenait l'enfant dans ses bras, une
foule de barbares et de guerriers l'accompagnaient ; ils mar-
chaient vite comme si la foi leur eût donné des ailes ; ils
venaient au lieu que la vision avait marqué. C'était le mo-
nastère que les saints Euthyme et Théoctiste remplissaient
de leur sainteté. A la vue de cette multitude empressée, les
frères sont frappés de terreur. Mais Théoctiste, de bienheu-
reuse mémoire, alla au-devant des barbares, et revint ap-
prendre au grand Euthyme le motif qui les avait amenés.
Euthyme, sachant qu'il n'est pas permis de résister aux ré-
vélations divines, descendit jusqu'à eux; offrit à Dieu de
ferventes prières, fit le signe de la croix sur le jeune Térébon,
et l'enfant fut guéri. C'en fut assez : tous les barbares cru-
rent en Jésus-Christ, se firent instruire par Euthyme et reçu-
rent le baptême de sa main. Le saint homme les retint quarante
EN ARABIE. 3i3
jours auprès de lui, les confirma dans la foi, et les renvoya,
non plus enfants d'Agar et d'Tsmaël , mais fils de Sara et
héritiers de la promesse'.
Telles furent les prémices de cette chrétienté intéressante,
fondée par saint Euthyme au sein d'une population qui n'a-
vait d'autre patrie que l'étendue du désert, d'autre abri que
ses tentes, et connue dans les annales de l'Eglise d'Orient,
à celte époque, sous le nom d'Eglise des camps volants^
Twv Traps^êoXcoy. Ruinée souvent par les incursions des Arabes
païens du territoire de Hira, elle trouva toujours dans l'éner-
gie de sa foi une source d'inépuisable jeunesse. Aspébète,
baptisé sous le nom de Pierre, avait été son premier évéque,
et, à ce titre, il avait souscrit au concile d'Éphèse, en 43 1 ".
Près d'un siècle plus tard, en 5l8, la signature de Valens,
episcopus Twy Wxovj^ôIwj , aux lettres synodales de Jean de
Jérusalem contre l'hérétique Sévère, atteste que cette pha-
lange chrétienne, aussi singulière qu'attachante, avait triom-
phé de sa naturelle inconsistance, et survécu aux invasions
de ses ennemis ^.
Ainsi, les peuples ghassanides s'étaient presque entière-
ment soumis à la foi. Au bord de la mer, au-dessous de Gaza,
dans les villes frontières de la Palestine et de la Syrie, comme
dans le fond de leur désert, et au milieu de leurs expéditions
vagabondes, le christianisme les avait poursuivis partout, et
partout, grâce à l'apostolat monastique, il avait recueilli
parmi eux une abondante moisson.
Si la toi chrétienne fournit une carrière moins brillante
parmi les Arabes scénites de Hira, elle y obtint cependant
aussi de glorieux succès. Comptant déjà, dès le ni' siècle,
en Mésopotamie et en Perse, des Eglises constituées, pou-
vait-elle rester inactive à l'égard des peuples nouveaux que
l'esprit remuant des conquêtes et le besoin d'une patrie
poussaient pour ainsi dire dans ses bras? Dès qu'ils eurent mis
• Comment. Hisl., p. 20 et 21 .
» L;ibhe, ConciL, t. IH, col. 5ii et 692.
« Oriens Christ., t. II, col, 770.
3U LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
le pied dans l'Irak et peuplé le désert de Syrie, qui confinait
à TEuphrate, cette autre colonie des émigrés du Mareb, res-
pira donc tout aussitôt un air pénétré de vie chrétienne. Hira',
leur capitale, bâtie sur la droite de FEuphrate, n'était gtière
qu'à trente lieues de Séleucie, dont l'Église fut si cnieileuient
éprouvée sous la persécution de Sapor IL Assémani assure
qu'e, avant l'an 320, le zèle des moines, uni à celui des évéques
d'Édesse et de Séleucie, avait converti les Arabes de la Méso-
potamie, de la Chaldée et de la Perse ■\ Il faut se garder sans
doute de voir dans ces premières conquêtes de l'Evangile une
conversion universelle de la nation ; mais il est permis de
croire qu'lbn-Khaldoun n'en tient pas assez compte quand il
nous donne Imrulcays, roi de Hira de 288 à 338, pour le
premier chrétien de ce nouveau royaume ^ Sa conversion fut
apparemment !e signal d'une profession publique de la loi
parmi ces peuples, ce qui fit croire aux historiens postérieurs
qu'd en avait été le premier disciple. Toutefois, ces commen-
cements heureux n'ont pas, que nous sachions, de résultats
étendus. Ce sont des éclairs dans la nuit. Il semble que le
caractère de ces Arabes de l'Euphrate, assemblés en corps de
nation bien plus par des exigences fortuites de territoire que
par l'unité de race, soit moins docile aux touches secrètes de
la grâce évangélique. D'autre part, quarante années de pros-
cription et de sanglantes épreuves avaient frappé d'impuis-
sance, durant tout le règne de Sapor, l'apostolat des Eglises
de la Perse. Il n'est donc pas étrange que les chrétiens de
Hira ne fournissent qu'une page si pauvre à l'histoire ecclé-
siastique du iv*' siècle.
La vie ne commence à renaître dans ces régions désolées
qu'avec la mort du persécuteur, vers l'an 38o. La liberté
rend les évêques à leurs sièges, les moines à leurs monas-
' Hira ou Hirat était située au 32" de latitude, sur un bras de i'Ëuphiale, au-
jourd'hui desséclié. Son importance diminua lorsque les premiers kalifes eureist
fondé un pou plus à l'est la ville de Coufah.
» nibl. Orient., t. 111, part. 2, p. 598.
» M. Caussin, t. II, p. 47, révoque en doute avec assez peu de fondement, ce
nous semble, la conversion d'Imrulcays.
EN ARABIK. 3ib
tères, et à l'apostolat son action. Le discij)Ie du célèbre Abdas,
père des cénobites do Saliba ou de la Croix , Ebedjésus ,
vient fonder un monastère aux portes de liira ; puis, descen-
dant l'Euphrate jusqu'au Tigre, va prêcher la foi aux Arabes
de Mntotlie et de Mésène. Enfin, vers le v" siècle, apparaît au
désert le prodige nouveau qui doit ébranler en masse ces
tribus, qu'un bizarre mélange de superstition et de sensua-
lisuK; tient enchaînées au culte de leur Vénus phénicienne.
Il ne fallait rien moins pour frapper ces imaginations ardentes,
entraîner ces fougueuses natures, que la colonne du Stylite,
au sommet de laquelle on put contenq)ler, durant quarante-
huit ans, un miracle vivant de sagesse divine et d'austérité
surhumaine. « On accourait, dit Théodoret, témoin oculaire
de ce qu'il raconte, on accourait avec un empressement in-
croyable d'Espagne, de la Grande-Bretagne et des Gaules,
aussi bien que de toutes les contrées de l'Orient. On eût dit
au pied de la colonne un océan de tètes humaines, à chaque
instant grossi par tous les fleuves de l'univers. » Mais c'était
surtout les Arabes Scénites qui venaient en foule. Ils arrivaient
par bandes de deux ou trois cents, et quelquefois par milliers,
abjurant à grands cris leurs erreurs, brisant leurs idoles aux
yeux de Siméon,"^ détestant leurs superstitions impures, et,
dociles à sa parole, recevant la foi qu'il leur prêchait, a Je les
ai vus de mes yeux, dit Théodoret, j'ai moi-même entendu
leins clameuis, lors([u'ils maudissaient leur ancienne imj)iété
et promettaient de croire à l'Evangile. » Rien n'est plus sur-
prenant que l'influence morale exercée par cet homme,
n'ayant pour prestige que l'exemple de sa vie sur ces carac-
tères indomptables et sans frein. Apportant jusqu'au pied de
sa colonne l'ardeur sauvage qui les touimentait, se disputant
ses bénédictions de tribu à tribu et se ruant les uns sur les
autres pour en décider le choix avant de l'avoir obtenue, ils
s'apaisaient comme des enfants inJociles au j)remier cri du
Stviite. Les grands suivaient l'exemple du j)euple, ou mieux
encore servaient de guide à son enthousiasme et d'intermé-
diaire à sa foi. Les phylarques amenaient eux-mêmes les ma-
lades de leurs provinces et les présentaient à l'imposition
346 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
miraculeuse des mains du saint homme. Qui d'ailleurs eût osé
retenir la sainte fougue de cet élan universel! Dieu lui-même
n'avait-il pas dressé cette colonne, au milieu des barbares,
comme un phare Imnineux pour faire éclater la force de
l'Évangile !
Un jour pourtant il se rencontra un prince de Hira ,
Nômân F"", qui se crut assez fort pour mettre un terme à ces
triomphes de la grâce. Il jouissait d'une prospérité sans
pareille : redoutable aux Ghnssanides, dont il dévastait sou-
vent les frontières, ami particulier d'Yezdejerd, qui lui avait
confié l'éducation de son fils, respecté de tout son ro} aume,
dont il avait embelli la capitale % il s'imagina que le pieux
pèlerinage n'était qu'un prétexte à de perfides intelligences
avec les Romains, et le proscrivit, sous peine de mort, dans
toute l'étendue de ses États. Mais la nuit même un châtiment
céleste et rigoureux le punit de cet injuste excès de prudence,
qui s'opposait aux conseils de Dieu en violant les droits de
la conscience; et, le lendemain, la défense était révoquée.
Nômân fit plus, il affranchit de toute entrave la liberté du
christianisme, et finit non-seulement par embrasser la foi,
mais par renoiicer au trône pour aller ensevelir sa vie, et
jusqu'à son nom, dans une solitude à jamais ignorée. C'était,
disent les historiens, par uu beau jour de printemps *, Nômân,
monté sur son château de Rhawarnak, contemplait avec un
orgueil satisfait les splendeurs de sa capitale et la riche con-
trée dont il était le maître : « Connaissez-vous, disait-il à son
vizir, connaissez-vous une contrée aussi enchanteresse que
celle-ci? — Non, répondit le vizir; et cependant il manque
quelque chose à la perfection du spectacle que nous voyons.
Car aucun des objets sur lesquels s'arrêtent nos regards n'est
éternel; ils sont tous sujets à la destruction. —Mais, lui dit
Nômân , quelle est la chose dont la durée soit éternelle ? —
C'est, reprend le vizir, le jardin de la Miséricorde drvùne et
* M. Caussin de Perceval (t. II, p. 55), pense que la ville de Hira commenra
dès lors à ètm appelée Hirâ-cle-Nôman, Hirat-Ann6mând'o\i\esécvïyains syriens,
grecs et latins ont fait par abréviation Hirta.
EN ARABIE. 347
les vergers du Paradis ; mais, pour arriver à ce lieu de délices,
il faut embrasser la vraie religion, et se soumettre aux ordres
du Dieu plein de miséricorde '. » La nuit venue, le roi quittait
la pourpre, se revêtait de la bure, quittait son palais en défen-
dant de le suivre, et on ne sut jamais ce qu'il était devenu ".
Ainsi, l'Évangile trouvait encore chez ce peuple de Ilira, à
l'humeur si farouche, des alternatives de prospérité, des en-
thousiasmes sincères, de grandes âmes capables des plus
hautes vertus. Pourtant, il faut le dire, il ne put jamais y
conquérir un empire universel et durable. L'Eglise y vécut à
la manière de nos missions de l'extrême Orient, comptant
sans doute des chrétientés partielles florissantes, mais sou-
mise aux éventualités incertaiiies qui portaient sur le trône
des rois chrétiens ou des rois idolâtres. L'ardeur effrénée de
ces tribus pour le brigandage et la guerre offrait un obstacle
presque invincible à sa morale de paix et de douceur. Quand
le grand apôtre de la nation fut mort, sa mémoire s'effaça de
ces âmes changeantes comme les traces du voyageur sur le
sable de leurs déserts. Ils reprirent leurs incursions dévasta-
trices. Unis aux Arabes du centre, servant tantôt l'ambition
des Parthes contre les Romains, tantôt leurs propres ressen-
timents, obéissant toujours à leur insatiable besoin de ruine
et de pillage, ils détruisaient les chrétientés ghassanides et ve-
naient jusqu'en Palestine et en Syrie porter dans les monas-
' J'emprunte la traduction de ce passage de Mirkhond au grand ouvrage sur la
Per?e, publié d'après les documents orientaux, par le savant M. Dubeux. Collect.
de iUniv. Pittor., Paris, 1841.
* Ce mépris héroïijue des grandeurs d'ici-bas, né au lendemain du ba])!ème
dans un cœur passionné pour la gloire, a trouvé son poète pour le célébrer. L'his-
toire nous a conservé cette inspiration du poète Adi, fils de Zayd, adressée à un
prince, appelé aussi Nômân cl ipii était son élève :
« Songe, car la sagesse est le fruit de la rétlexion, songe au maître de Kawar-
nak, lorsque du haut de son château il admirait le spectacle offert à ses regards.
« Ses richesses, l'étendue de ses possessions, le fleuve roulant à ses pieds, son
magnifique palais de Sédir, tout concourait à lui inspirer des idées flatteuses.
« Mais une pensée soudaine a fait frémir son cœur : Hélas! s'est-il écrié,
qu'est-ce que la félicité de l'homme, quand la mort est là qui l'attend? » ;Aboul-
féda, Hist. Antéisl, p. 124. Traduction de M. Caussin de Perceval. Essai, t. II,
p. 59.)
348 r^S ORIGINES DU CHRISTIANISME
tères le ravage et la mort. Lorsque, dans le courant du
VI® siècle, les traités de paix entre la cour de Perse et celle de
Byzance adoucirent la cotidition des chrétiens de la Perse,
cetix du royaume allié de Ilira en ressentirent les heureux
contre-coups; mais déjà le moine Abraham les avait infectés
de nestorianisme, et ils ne commencèrent à respirer que pour
languir dans les bras de l'hérésie en attendant Mahomet.
Enfin, pour que rien ne manque à cet aperçu sur les con-
quêtes de l 'Eglise dans les régions septentrionales de l'Arabie, je
mentionnerai encore deux chrétientés imiiortantes. dont l'his-
toire, assez obscure jusqu'ici, reçoit du travail du P. Carpeulier
de notables éclaircissements. L'une est la chrétienté du Pliœ-
nicon ou Pays des Pal mieTS^ vaste contrée déserte, située au-
clessous du i oyaume de Ghassan et s'étendant des cotes de la
mer Rouge vers l'intérieur sur un espace d'environ dix jours.
AbouCarib, que Procope ' appelle Ahorharab ^ roi de ce
désert, avait cédé cette souveraineté à Justinien, et reçu de
Tempérer. r, à titre de compensation, la phylarchie des Arabes
de la Palestine inférieure. Ce choix permet de penser que
Abou-Carib était chrétien. Le défenseur de l'orthodoxie
dans l'empire, le libérateur des chrétiens de la Perse, eût il,
en effet, consenti jamais à confier à un prince idolâtre le
gouvernement d'une contrée où la foi comptait des Eglises
constituées comme celles de Pétra, d'Arindèle, d'Aréopolis et
d'Éluse? D'ailleurs le Phœnicon, voisin au nord des Ghassa-
nides, à l'orient des fils deKelb, était pour ainsi dire entouré
d'une atmosphère toute chrétienne, et il est difficile de croire
qu'il n'en ait pas subi l'influence.
L'autre chrétienté florissait dans une petite ile de la mer
Rouge, du nom de Jotabe. Inconnue à Lequien, qui avait
fait de Jotabe une ville de Palestine', elle retrouve aujour-
d'hui ses origines authentiques. Le conquérant Scénite
Amorkèse, c'est-à-dire, d'après M. Caussin de Perceval, Amr-
ei-Cays s'en était emparé sur les Romains, vers la lin du
' De Bello Pevsicn, 1. 1, o. \ix.
• Oriens Clirisf.. \ Ill.fnl. TU.
EN AUABIE. 349
v" siècle, et il y avait trouvé un siège épiscopal. Ce fut même
l'évèque de Jotabe, Pierre, qu'il crut devoir envoyer, en qua-
lité d'ambassadeui", à l'empereur Léon, pour solliciter eu
son nom le gouvernement de l'Arabie Pétrée, persuadé que
ce choix intéresserait en sa faveur la cojir de By/.ance.
Toutes les tribus Tlymiarites, éiuigrées du Mareb, avaient
donc, dans cette période de qualie siècles, ouvert les yeux à
la lumière évangèiique.
Mais, pendant ce temps, que se passait-il dans les régions
du sud, d'où elles étaient sorties ?
Reléguée à l'extrémité de la Péninsule loin des grands
centres de la foi, pénétrée de l'élément judaïque, l'Arabie
Heureuse résista longtemps aux tentatives de l'apostolat. Un
peu plus d'iui siècle après la rupture, des digues, un chrétien
de Syrie descend vers le Mareb. Abd-Kélâl, prince de la dy-
nastie d'Hvmiar, le reçoit à sa cour, admire sa doctrine, est
touché de sa vertu et reçoit le baptême en secret. Mais, ajoute
Ibn-Khaldoun % le bruit de sa conversion s'étaut répandu,
son peuple se souleva contre lui et mit à mort l'étranger :
martvr inconnu, comme tant d'autres, dont l'histoire n'a pas
conservé le nom. Lu demi-siècle environ plus tard, sous le
règrie deMarthad. fus du roi précédent, une nouvelle étincelle
de toi est portée dans l'Arabie Heureuse par l'ambassade de
l'Indien Théophile, au nom de l'empereur Constance, et elle
y est encore étouffée sans avoir pu se développer".
De nouveau tout un siècle se passe, lorsqu'enfin cette terre
stérile, devenant féconde à son tour, la chrétienté de Nedjrdn
' I'. M.Caussinde Pon-fVHl, I. I, |. 107.
' Il paraît cepeiulaiil certiliii que Tliéuphi'e obtinl de faire bàlir. pour l'usage
«lis conimerrnnts de l'emjjire, une é.j;lis'^ à Dhafar; et, si! faut en croire l'arien
IMiiloslorge, deux autre-; à Adcn el à Ormuz. — .te voudrai- pouvoir ici résumer
la ?avanle étude du P. ('.arpenlier sur la situation de l'hofar.
Fulg. FresncI avait cherclié cette ville royale des Honiérites dans Zliafar ou
Zliéfar, cité maritime non loin de Mubal. [Jauni. Asiui., \u;u 1838, juillet 1839.;
La plupart des érudits modernes onl emhias-c cette Ojiinion. M. Reriin, dans son
Histoire dm Lançjne^ aéniiliqui'S. cnm|)ilalion cur.euse des assertions da'itrui. a
répété, sans examen, lopinion reçue, (f. p. 30(1. 2' édition.) Le P. Carpentier
démontre combien cette hypothèse est erronée 1 1 tixe la situation de lihafar, an-
cienne Taphar. dans l'intérieur de l'Vémen. A . Acta SS.. p. io et a6.)
350 LES ORIGINES DU CHRISTIANISME
s'en élève, belle dès son premier jour comme une victime
parée pour l'autel. Tout enivrée du vin généreux de la foi
des anciens jours, elle vient consoler l'Eglise de ses longues
attentes par le témoignage d'une légion de martyrs. Mon but
n'est pas de raconter cet épisode illustre. Je renvoie le lecteur
aux Actes eux-mêmes, qui ont fourni au R. P. Carpentier
l'occasion d'écrire cette histoire du christianisme en Arabie,
dont j'ai résumé les principaux événements. J'avoue cepen-
dant ne déposer la plume qu'à regret. Il m'eût été doux de
couronner cet aperçu par l'histoire de cette vaillante Église.
J'aurais voulu la suivre depuis ces touchantes origines jusqu'à
l'heure de son glorieux sacrifice; raconter la conversion du
jeune prince Abdallah, devenu à dix-sept ans le premier chré-
tien de sa nation , et que nous retrouvons, plus de soixante
ans après, dans cet Aréthas magnanime, roi de Nedjrân,
dont l'exemple entraînait au martyre un peuple tout entier.
J'aurais voulu faire revivre ce drame sanglant , montrer le
farouche Dliu-Nowas vaincu par la mort de cet invincible
vieillard, redire les fières réponses des victimes aux promesses
et aux menaces du persécuteur, les exhortations subhmes
des époux à leurs épouses et des mères à leurs fils , répéter
le nom de cette noble Ruma, chrétienne héroïque, dont l'his-
toire avait oublié le souvenir. J'aurais enfin ambitionné de
compter l'une après l'autre les phalanges choisies de ces
4,^52 martyrs, roi, princes, guerriers, femmes illustres,
vierges timides, tendres enfants, conduits au suprême sacri-
fice par leurs prêtres et leurs lévites, et de les saluer tous
par une parole de louange et de vénération.
La foi ne mourut point avec eux. Dieu se souvint que cette
terre avait bu le sang des héros. L'éclat de ce témoignage
universel et si pur qu'on n'y put compter un seul traître,
resplendit sur l'Yémen comme l'aurore d'une ère nouvelle,
et là comme partout, le sang des martyrs fut une semence de
chrétiens. La conquête du saint roi Elesban seconda ce re-
tour, qui ressemblait à un repentir, et quelques années plus
tard, l'Arabie Heureuse, plus que jamais digne de ce nom,
était si changée, que le vice-roi Abraha lui faisait accepter un
EN ARABIE. 351
code de lois de la main d'un évèquo, Grégentius de Dhafar.
Puis, quand, aux mauvais jours de la domination persane,
cette ardeur s'éteignit, ce fut encore dans la ville de Nedjràn
que la foi, proscrite de nouveau, trouva un asile inexpugna-
ble. Mahomet vint à son tour : déjà il avait courbé sons le
joug et enchaîné à sa fortune toutes les tribus du midi ; une
seule demeura invincible. Le flot envahisseur vint se briser
aux portes de Nedjrân, et le Prophète dut accepter dos con-
ditions. Ses successeurs ne furent pas plus heureux. La petite
colonie, circonvenue de toutes parts par les progrés de l'isla-
misme, se vit bientôt isolée, sans défense, au milieu d'un
peuple apostat; mais elle avait appris de ses ancêtres à mou-
rir plutôt que de faillir. Omar le comprit, et craignant peut-
être qu'un nouveau sang répandu ne fit encore germer la foi,
il prit le parti de chasser de l'Arabie les derniers héros chré-
tiens. Ils partirent donc , emportant avec eux la dernière
espérance de la péninsule.
Après quelques années d'une vie factice, surexcitée par les
agitations de la guerre et la fièvre brûlante des passions
qu'allumait^ sous un ciel de feu, une religion toute sen-
suelle, la nation art^he, pareille à ces cadavres galvanisés qui
n'offrent qu'un simulacre de résurrecliou, s'affaissa soudain
sur elle-même et s'endormit dans la niorl. Chose étrange!
la civilisation presse l'Arabie de toutes parts; sans cesse elle
aperçoit de son rivage les peuples nouveaux, j)oussés par une
inépuisable exubérance de vie, sillonner toutes les mers; elle
assiste dans ses ports à ce perpétuel échange d'idées, de
mœurs, d'industrie, qui présage une prochaine et univer-
selle fusion : seule, froide et silencieuse, elle demeure depuis
des siècles, envelo[)pée comme d'un linceul, dans son impas-
sible immobilité. On dirait un sépulcre au milieu d'une végé-
tation luxuriante ! Qui lèvera la pierre de ce tombeau ? qui
ressuscitera ce cadavre ? Nul autre que Celui qui a dit de lui-
même, pour les nations connue pour h s individus : « Je suis
la résurrection et la vie ! »
A. Dut AU.
M. ERNEST REIN AN.
Si M. Renan a eu l'ambition de devenir célèbre, il doit
être satisfait. Le voilà depuis quelques années entré en
jouissance d'une renommée littéraire considérable. Un groupe
d'admirateurs, d'adulateurs zélés, de disciples peut-être, s'est
rallié autour de lui. Dans leurs rangs figurent en première
ligne quelques ims de ces écrivains protestants, pleinement
sortis du christianisme, et qui n'ont })lus d'antre doctrine que
le rationalisme germanique. Ce lien commun devait naturel-
lement les rapprocher de M Renan. Ne sont-ils pas de la
même patrie intellectuelle? Par une raison a peu près sem-
blable, le docte critique devait obtenir les sympathies de
l'école positive. Il fraternise, en effet, assez bien avec elle, et
même, il faut parfois avoir la vue bien fine pour saisir les
nuances qui l'en séparent, fous les sages sont d'accord, a dit
Platon.
Quant à l'école spiritualiste, bien moins avancée dans la
voie de la négation, elle ne pouvait faire le même accueil à
la renommée nouvelle. Si quelques membres isolés su sont
détachés pour aller la saluer de leurs hommages, d'autres ont
fait entendre des protestations indignées, et la plupart se sont
retranchés dans un silence dédaigneux.
Les catholiques, de leur côté, ont dû s'occuper de M. Re-
nan. Mais, tout en le combattant, tout en montrant le vide et
la fausseté de ses théories anti-chrétiennes, ils ont eu soin,
en général, de ne pas nier son talent. \\\ contraire, on a
plus d'une fois surfait ses mérites. Dieu merci ! notre cause
est asse^!; sure pour que nous n'ayons pas à craindre de la
compromettre en prêtant bénévolement à un adversaire un
M. liKiNliST HENAN. 3Ô3
peu plus de force qu'il n'eu a. La justice exige pourfaul que
nous évitions tout excès, et, pour notre compte, nous n'au-
rons garde de placer, avec un écrivain catholique, M. Renan
au-dessus de Voltaire. C'est une louange médiocre peut-être
aux yeux de notre critique, car il estime peu le philosophe
de Ferney ; mais c'est une louange excessive aux yeux des
esprits sérieux, qui tiennent à être justes envers tous, même
envers Voltaire.
L'Allemagne s'est montrée beaucoup plus indifterente que
la France à l'égard du jeune membre de l'Institut. A peine lui
a-t-on décerné d'iui ton protecteur quelques encouragements
bienveillants. Le dirons-nous, il y a là un peu d'ingratitude.
Car nul plus que lui n'a contribué à mettre en honneur
parmi nous certains érudits allemands forts lourds, et qui
auraient dû s'eslimer heureux de rencontrer un disciple d'une
abnégation si rare, qu'il s'est borné le plus souvent à se faire
leur interprète et leur vulgarisateur. D'où vient donc l'indif-
férence dont il a été l'objet?
A-t-on cru tout simplement que la reconnaissance la mieux
sentie n'obligeait pas à des éloges complaisants et peu sin-
cères ? ou bien ayrait-on jugé que le disciple se faisait trop
valoir aux dépens de ses maîtres? Nous l'ignorons. Le fait est,
si nous sommes bien informé, que l'érudition et le talent du
brillant critique ne sont pas entourés d'une fort grande con-
sidération en Allemagne.
A})rès tout, cependant, l\l. Renan n'a pas trop à se plaindre
de la docte contrée, |)uisque la meilleure partie de la réputa-
tion dont il jouit en France, il la doit aux dépouilles opimes
qu'il a remportées d'outre-Rliiu. Nature facile et vraiment
hospitalière, il s'est approprié et auiiexé, pour ainsi dire,
très-largement, les idées, les découvertes d'autrui. Ne deman-
dez pas si le plus sur discernement a toujours présidé au
choix de ses emprunts. Il s'est attaché de préférence aux
maîtres les plus avancés, les phis radicaux, et, sauf quel-
ques éiiormités par trop monstrueuses, il a tout accepté de
confiance. Parfois même il s'est trouvé un peu eu retard.
Nous l'avons vu exhiber divers produits qu'il nous offrait
354 M. ERNEST RENAN.
comme les derniers résultats des élucubrations germaniques,
comme les dernières nouveautés, au moment même où ces
produits étaient déjà vieillis et presque mis au rebut chez nos
voisins *.
Nous reconnaissons pourtant, à part la question de prove-
nance, que M. Renan est loin d'être sans mérite comme
érudit. Son érudition est incontestablement étendue et variée;
et, à la différence de la plupart des spécialités de ce genre,
presque toujours embarrassées et obstruées par la multitude
de leurs connaissances, il manie les siennes avec une grande
aisance et une désinvolture gracieuse. Peut-être en aurait-il
insinué la raison quand il a dit : « On ne s'assimile que ce
qu'on ne sait qu'à demi"; i) peut-être cette érudition ne pa-
raît-elle si bien possédée, assimilée, que parce qu'elle est
superficielle. Quand on y regarde de près , on voit qu'elle
ne fait pas assez corps avec l'esprit, qu'elle ne s'est pas iden-
tifiée avec la personnalité. De là ce défaut d'unité, d'homogé-
néité, qui se remarque parfois dans la pensée de Bi. Renan. On
sent que cette pensée n'est pas coulée d'un jet : il seiiîble
qu'elle se compose d'éléments hétérogènes et contradictoires,
qu'elle s'est formée par des adjonctions successives et comme
par aliuvion. H y a un moyen infaillible de s'assurer de la
vérité de cette observation, c'est de défaire par une patiente
analyse la trame des compositions de M. Renan. On y décou-
vrira des reprises, des pièces rapportées, des incohérences, que
dissimule à peine l'art de l'agencement des phrases^.
Cette absence d'unité tient encore à une autre cause. M. Re-
nan ne nous semble pas doué de celte origiîialité vigoureuse
qui engendre les conceptions larges et fortement coordon-
nées. Il est né pour cultiver les détails, non pour embrasser
les ensembles. Sa vue n'a point une portée assez longue.
• Un critique qui ne pèche pas par défaut d'indulgence pour M. Renan, lui a
reproché d'avoir négligé, dans son étude sur les Historims criiiques de Jésus,
presque tout le dernier mouvement scientifique qui s"est fait en Al'emagne sur ce
sujet. (M. Saint-René Taillandier, Revue des Deux Mondes, septembre 1857.)
• Essais, p. 58.
• Voir surtout l'article sur l'Avenir de la métaphysique, les études sur les Reli-
gions de l'antiquité^ etc.
M. ERNEST RENAN. 355
Un jour, M. Renan s'est avisé d'écrire contre la métaphy-
sique. Sait-il bien ce qu'il a prouvé j)ar là? s'est-il souvenu
que tous les penseurs vraiment supérieurs ont été métapliysi-
ciens, d'instinct au moins, de pressentiment et de divination ?
Il s'est donc exclu lui-même de ce groupe d'élile, et il a mar-
qué sa jDlace dans une splière bien inférieure, qui dépasse
encore sans doute celle des esj)rils médiocres, mais qtii y
confine de bien plus près qu'à celle où trouent les rois de la
pensée. En exaltant aux dépens de la métaphysique les con-
naissances positives et l'érudition historique, JM. Renan ne
s'est pas aperçu qu'd tond:)ait dans le travers de ces spécialités
mesquines qui ne savent rien voir en dehors, et surtout au-
dessus d'une branche scientifique, dont le plus grand privi-
lège est d'élre plus conforme à leiu's goûts et à leurs a|)titudes.
Il a dédaigné la métaphysique parce qu'il ne se sentait pas
assez grand pour elle. Et pourtant, c'est elle qui est, parmi
les sciences humaines, la science vraiment royale, le point
cidminant du monde infelli"ible. C'est de ces hauteurs su-
blinips, surtout lor-^que la foi vient les ilhuniner d'un rayon
plus pur, c'est de là qu'ori découvre les espaces infinis, l'en-
chauiement des causes et des effets, les grands principes, les
lois fécondes. C'est là que se forment ces généralisations
puissantes qui embrassent les idéos, les réalités, les faits dans
leur compl(>xiiéer dans leurs jîanoi'amas grandioses. M. Renan,
il faut le dire, clierchi^ à généraliser, à construire des syn-
thèses ; mais, outre qu'il est v^^M'é par les cutètemt'iits du
parti pris, par res])rit de système poussé jusqu'à ses phis
flagrants abus, son esprit peu métaphysique, et parlant jieu
fait |iour les hautes spéculations, ne sait rencontrer que des
rapprochements ingénieux, des hypothèses spécieuses, mais
incomplètes et fausses, parce qu'elles ne représentent qu'un
coté des choses. Esprit qui se croit large quand son horizon
est si étroit, clairvoyant cpiand il ne possède ni la vérité reli-
gieuse ni la vérité phdosophicpie, libre enfin quand il a
échangé l'obéissance libératrice de la foi contre la servituilc
dure et pesante des préjugés aveugles !
N'attendez donc pas de lui les puissantes pensées, pas plus
35(i M. ERNEST RENAN.
que les créations vraioient originales. Le sol de cette intelli-
gence ne porte rien de grand ; et même, malgré une certaine
variété dans ses productions, il a peu de fécondité réelle.
Déjà de nombreuses marques d'épuisement se font aper-
cevoir dans ses écrits. Il reproduit trop fréquemment les
mêmes idées. Tel morceau, tel opuscule n'ont été qu'une ré-
pétition presque textuelle d'une publication antérieure. Par
exemple, ce fameux discours d'ouverture au Collège de France
n'a eu l'intérêt de la nouveauté pour aucun de ceux qui
avaient lu attentivement M. Renan. Un peu de mémoire leur
aurait sufti, le thème de ce discours étant donné, pour le
construire tout ejitier d'avance avec ses développements et la
plupart de ses expressions. On dirait que M. Ilenan a plu-
sieurs de ses phrases stéréotypées, ef que, comme Lamennais,
il « serre dans son tiroir les antithèses et les traits brillants
au fur et à mesure qu'ils lui viennent, )i aiin de s'en servir à
l'occasion. Notre critique a bien raison de reprocher ce défaut
à Lamennais, mais encore fallait-il ne pas mériter doublement
le même reproche.
Si la nature a refusé à M. Renan les dons qui font les génies
créateurs, elle lui a prodigué d'autres dons qui éblouissent
davantage les admirations faciles, parce qu'ils les dépassent
moins. La finesse, la délicatesse, le sentiment des nuances,
dont l'éloge est sans cesse dans sa bouche, sont en effet ses
qualités les plus caractéristiques. Lorsqu'il sait résister à une
tendance paradoxale qui le précipite aisément dans le faux,
les vues les plus ingénieuses, les observations les plus pi-
quantes se multiplient sous sa plume. Dans ses travaux neu-
tres, là où il n'a pas les pai'tis pris de l'avocat d'une mauvaise
cause, on est surpris de la justesse de ses remarques, de la
sagacité de sa critique ' .
' Voir les articles sur Procope , sur l'Académie française, sur la l'uésie des
races celtiques, etc. Il est inutile de faire observer que nous n'adhérons pas sans
réserve à tout ce que renferment ces morceaux. Le dernier en particulier repro-
duit des idées très-fausses de M. Augustin Tliierry sur les origines du christia-
nisme en Bretagne. On y trouve encore des appréciations bizarres, pour ne rien
dire de plus : « S'il était permis, dit-il, d'assigner un se.\e aux nations comme aux
individus, il i'audrail dire sans hésiter que la race celtiquej surtout envisagée
M. F.RNEST RENAN. .1''.7
Toutes ces qualités sont relevées par un incontestable talent
de style. M. Renan est artiste, il est poète, il est peintre. Son
coloris est à la fois sobre et riche. Ses dessins sont pleins de
2;oùt, de fraîcheur et de grâce. Rien de plus fini dans les
formes, de plus délicat dans les draperies, de plus mollement
ondulé dans les contours. Joignez à cela les effets de nuance,
les demi-teintes, les tons vagues, les lignes indécises et flot-
tantes: toutes choses qui vont si bien à notre besoin d'illu-
sion et de rêverie; et vous aurez le secret de cette sorte de
fascination que M. Renan a exercée stn- beaucoup d'imagina-
tions, et que les femmes, dit-on, ont subie en plus grand
nombre.
Est-ce à dire que ce style soit irréprochable ? Il s'en faut
bien, assurément, et une compétence médiocre en cette ma-
tière suffit pour s'en assurer. On voit bien tout d'abord que
M. Renan n'a pas la grande manière des maîtres du xvu'" siè-
cle, ni même la touche supérieure des meilleurs écrivains de
notre temps. Plus élégant, plus joli qu'eux, il n'a pas leur
vigueur, leur élévation, ni surtout leur noble simplicité. On
ne rencontre pas chez lui ces grands traits, ni ces mots souve-
rains qui semblent créer une séparation entre la lumière et
les ténèbres. Son allure n'est point assez spontanée, assez
primesautière : l'art et le calcul se font trop sentir; souvent,
le soin dégénère en affectation, la finesse devient raffinement,
l'élégance tourne à la coquetterie.
Parfois, il tombe dans un excès tout contraire, et il est
dans sa branche kymrique ou bretonne, e^l une race émmemmont féminine ! >«
Plus loin M. Ronan expose en faveur « du défaut essentiel des peuples bretons »
des circonstances atténuantes que notre propre patriotisme accepterait volontiers
si elles étaient un pou plus confonnes à la raison et à la morale. A l'en croire, les
Bretons ne ^'enivrent pas par « appétit de jouissance grossière ; » c'est « invincible
besoin d'illusion... soif de l'infini !... Les Bretons cherchaient dans l'hydromel la
vision du monde invisible '. »
Du reste, il no parait pas que ce soit là un péché capital aux yeux de la critique.
En [)arlant des etlorts <iue lit le fameux Cliannini: en Amérique pour extirper la
plaie hideuse de l intempérance. M. Renan, tout en y voyant a une œuvre très-
louable, » reproche au réformateur de s'attacher à des détails qui, par leur mi-
nutie, nou!( font pre^ique aourire. Channin.i; eût mieux fait sans doute de faire de
la critique.
358 M. ERNEST UENAN.
grossier : a L'Iiimianité, dil il, fait du divin comme Faraignée
file sa toile'. » Peut-on exprimer en termes plus hideux un
plus dégoûtant panlhéisiiie?
M. Renan abuse aussi des richesses de son imagination
poétique. Il est prodigue de ses couleurs. Les récits les plus
authentiques ne sont plus que des légendes; lasainteté, « c'est
un genre de poésie. » La science elle-même perd toute son
austérité pour se transformer en lantaisie poétique : de là une
a linguistique romanesque, » une criîique qui voit des « opé-
ras-comiques dans la Bible ^. » Il semble que cet esprit n'ait
d'autre préoccupation que de chercher le côté pittoresque
des choses. Tous les points de vue sont subordonnés et sacri-
fiés à celui-là. Comme un artiste voyageur, il s'en va, le pin-
ceau à la main, parcourir tons It-s domaines de la pensée à la
recherche des perspectives charmantes, des jeux de lumière,
des contrastes rares. Peu lui importent les sujets : scienti-
fiques, religieux, ou liltéi-aires. î^'essontiel est que les toiles
soient remplies et l'artiste admiié. La vérité lui importe
encore moins : il prélei'e même la fantaisie et les caprices
fiivolt-s. Vraiment, nous serions tenté de croire, avec quel-
ques bons esprits, que M. Renan est né romancier, et qu'il
aurait occupé un des premiers rangs dans la littérature
légère.
Des reproches bien plus graves encore peuvent être adres'-és
au brillant éci"ivain. Les qualités les plus essentielles du style
lui man(juent d'ordinaire, je veux dire la clarté et la sincérité.
Cela s'explique assez parla nature des idées germaniques dont
il s'est épris. Car, parmi ces idées, il en est de si denses et de si
nébideuses, que, malgré l'espèce de clarté relative dont il
sait les entourer, il lui est impossible de faire pénétrer la
lumière dans ces ténèbres palpables. D'autres- au contraire,
sans être bien intelligibles, offrent cependant un sens si ma-
nifestement absurde, qu'il faut bien les voiler à demi et les
dérober aux regards du bon sens trop prompt à se révolter.
1 Le livre de Job, p. xc.
* M. Franck, Études orientales^ p. v.
M. ERNEST RENAN. 359
Mais, indépendamment de ces raisons, M. Renan a un tempé-
rament tout particulier qui lui fait aimer la nuit. Celte intel-
ligence n'a pas le regard limpide et clair où se réfléchit la
vérité sans nuage. Elle a l'œil oblique. Elle semble avoir en
horreur la lumière pure et pleine; elle ne se complaît que
dans les lueurs ténébreuses et les nuances équivoques. Tout
ce qui est précis et nettement défini, M. Renan l'appelle in-
variablement ^'/av^/e/'. « On ne se passionne, dit-il, que pour
ce qui est obscur On me proposerait une formule au delà
de laquelle il n'y aurait plus rien à chercher, que je la récu-
serais tout d'abord : la clarté de la formule suffirait pour
montrer qu'elle est insuffisante. »
Et puis, il faut se souvenir que M. Renan a entrepris une
campagne contre le christianisme. Or, le christianisme est un
adversaire qu'il ne convient pas d'attaquer de front. M. Re-
nan le fait bien quelquefois, lorsqu'il croit pouvoir frapper à
coup sûr ; mais ce n'est pas sa méthode habituelle. On sait
qu'il n'aime pas la ligne droite, apparemment parce qu'il
juge que ce n'est pas toujours le chemin le plus court.
11 choisit donc de préférence les voies indirectes et tor-
tueuses, t
Parfois , son allure vous paraîtra fort inoffensive et sa
phrase sans piége.Vous n'avez pas remarqué un mot, une insi-
nuation , une restriction, une note presque imperceptible, et
pourtant, il y a là une malice perfidement agressive. D'autres
fois, il procédera par d'interminables détours avant d'en ve-
nir à son but. C'est alors surtout que sa pensée « s'avance
à petit bruit et en longs contours, évitant avec grand soin le
fracas et le heurt trop violent. Elle s'enroule et s'enveloppe
en généralités confuses, en sentimentalités religieuses ou scien-
tifiques, en cadences de phrases et en sonorités de paroles
qui dissimulent l'idée. Elle étale, chemin faisant, mille jolis
reflets qui enchantent et fascinent le regard. Elle entend à
merveille l'art des couleurs changeantes et des aspects dia-
prés. Tout en glissant à travers les buissons épineux de la
science et les gazons fleuris de la poésie, elle observe le mo-
ment favorable, et lance un trait dont on a calculé la portée.
360 M. KRNKST RENAN.
Devinez-vous l'allure de ce style et où il faudrait chercher
son emblème ' ? »
M. Renan a dit quelque part qu'il était inhabile dans la
polémique^ qu'il était étranger ''a l'art de la stratégie^. Jamais
homme ne s'est plus prodigieusement calomnié lui-même.
Nous lui rendons très-volontiers cette justice qu'il nepèchepas
par maladresse, ni par excès de candeur. Il est très-habile et
Irès-coDsommé dans la tactique. Nul ne sait mieux couvrir les
points faibles, dissimuler le sophisme, colorer le mensonge
et lui donner toutes les apparences du vrai. Quelques-unes
de ses compositions sont des modèles du genre.
On montre dans les expériences d'optique certains dessins
bizarres : couleurs jetées au hasard, lignes tortueuses et
difformes, contours monstrueux. Mais, si l'on regarde ces
figures à travers un miroir sphérique, par exemple, on voit
cette confusion disparaître , toutes choses reprennent des
proportions normales, et l'on est surpris de ne plus apercevoir
qu'une image régulière.
Voilà les effets que M. Renan excelle à produire. Il a le
secret du jeu de X anamorphose. Prenez isolément, et abstrac-
tion faite du style, le fond d'idées qui lui sert de thème : c'est
un tissu de faussetés, de sophismes, de contradictions, d'exa-
gérations. Mais, tel est son prestige de mise en scène, tel est
son art d'isoler et de grouper, de distribuer les couleurs, les
ombres et les nuances, d'effacer ou de mettre en saillie, il sait
si bien réaliser à volonté les grossissements ou les raccourcis,
en un mot, combiner les effets de perspective, que, vus
dans le miroir de ce style menteur, les paradoxes, les con-
tradictions, les absurdités, perdront tout ce qu'ils avaient de
plus choquant, revêtiront même un faux air de vraisemblance,
et, si vous n'êtes sur vos gardes, si vous n'avez soin de recti-
fier ces illusions d'optique, il y aura un effet d'ensemble qui
s'emparera de vous comme une sorte de mirage, vous serez
ébloui, trompé, joué. M. Renan a réalisé l'idéal du trorape-
' Études de Théologie, juin 1859. — Arl. du H. P. Fréchon.
* Etudes d'Hist. relig., p. xi.
M. EBNEST RFXAN. 301
l'œil 'OU du mensonge })ar les jirocétlés luiificicls ; car, là tout
est faux, doublement faux : le fond d'idées est faux en lui-
même, la forme l'est également, puisqu'elle déguise la pensée
réelle et la fait paraître tout autre qu'elle n'est. — Pouvons-
nous dire maintenant que le slyle de M. Renan est franc et
sincère? Disons encore une fois qu'il est très-habile.
Ajoutons qu'il excelle dans un autre art que, à défaut
d'autre mot, nous appellerons Xart de la pose. Nous ne sau-
rions caractériser autrement des déclarations du genre de
celles que nous allons transcrire. Répondant aux attaques dé-
loyales, selon lui, dont il a été l'objet, il s'écrie que, s'il était,
« co/nme tant d'autres, esclave de ses désirs^ si l'intérêt ou la
Inanité le guidaient dans la direction de ses travaux, on réussi-
rait sans doute par de tels procédés à lui faire abandonner
des études qui ne sont d'ordinaire récompensées que par
V injure. Mais, ne désirant rien, si ce nest de bien faire, ne
demandant à l étude d'autre récompense qu'elle-même , il
affirme c^n il Ji est point de mobile humain qui ait le pouvoir
de lui faire dire un mot de plus ou de 7?ioins quil na résolu
dédire, etc., etc. » — En vérité, nous ne connaissons guère de
vanités littéraires qui aient su se draper avec plus de solen-
nité.
Comment qualifier encore cette manie de parler au nom de
la science et de la critique, ces formules, sans cesse répétées:
La science a reconnu... la science démontre... la critique est
le tribunal souverain qui juge tout et nest jugé par per-
sonne etc. IJ école critique est encore à attendre qu on la
prenne en flagrant délit de faiblesse... Que signifient ces
locutions emphatiques ? n'est-ce pas un piédestal qu'on se
dresse et du haut duquel on rend ses oracles ? Nous l'avouons :
n'aurions-nous que ce seul motif de suspecter la valeur d'un
savant ou d'un critique, ce serait assez à nos yeux. Quand on
est de grande taille, on n'a pas besoin d'un escabeau pour se
faire voir.
Et pourquoi encore, si ce n'est pour se poser en grand
honuue, pourquoi cette affectation de dédain, cette « morgue
d'aristocrate, » comme l'appelle une voix amie pourtant,
362 M. ERNEST RENAN.
M. Scherer : « L'humanité a l'esprit étroit ; ses jugements
sont toujours partiels ; le nombre d'bommes capables de
saisir finement les vraies analogies des choses est imper-
ceptible w
Ne se rappelle-t-on pis involontairement le portrait tracé
par la Bruyère : « Arsène, du plus haut de son esprit, con-
temple les hommes, et, dans l'éloignement d'où il les voit, il
est comme effrayé de leur petitesse »
Mais où M. Renan est inépuisable dans les manifestations
de son dédain, c'est quand il parle des esprits restés fidèles à
la foi qu'il a lui-même répudiée. Il semble qu'il tient à vider
son carquois pour les achever de ses traits de mépris et de
perçante ironie. Les mots : esprits étroits et petits , gauche
réflexion^ ignorance et fanatitime, niaiserie, etc., voilà les
aménités les plus ordinaires qu'il leur adresse. Ce n'est pas
la peine même de les réfuter : toute discussion avec eux est
frappée de stérilité. Pour réduire en poudre la science catho-
lique, « Foltaire suffit. Voltaire, si faible comme érudit;
Voltaire, qui nous semble si dénué du sentiment de l'anti-
quité , à nous autres qui sommes initiés à une méthode
meilleuiv; Voltaire est vingt fois victorieux d adversaiics
encore plus dépourvus de critique qu il ne lest lui-mcme. La
nouvelle édition qu'on prépare des œuvres de ce grand
homme satisfera au besoin que le moment présent semble
éprouver de faire une réjjonse aux envahissements de la
théologie : réponse mauvaise en soi, mais accommodée à ce
qu il s'agit de combattre , réponse arriérée à une science
arriéréelW Faisons mieux, nous tous que possède l' amour du
vrai et la grande curiosité. Laissons ces débats à ceux qui
s'j complaisent , travadlons pour le petit nombre de ceux qui
marchent dans la grande ligne de l'esprit humain ' .' »
Vous le prenez de bien haut, ô Arsène. Souffrez pourtant
qu'on vous rappelle à qui vous adressez ces paroles altières.
Elles ne tombent pas seulement sur quelques théologiens mé-
diocres, sur certains controversistes presque inconnus; elles
* Etudes d'Hist. rei/j^., xn, xm.
M. ERNEST RENAN. 363
tombent sur la science chrélienne, sur la foi chrétienne, et,
par conséquent, sur tous ceux qui ont cru et qui croient encore
à la révélation stu-natureile, c'est-à dire, avant tout, sur ces
incomparables génies qui ont honoré l'Église depuis dix huit
siècles ; sur ces grands hommes qui ont créé les sciences mo-
dernes (car, poiîr la pluj)art, ils ont hautement professé le
christianisme, et, parfois même, ils l'ont défendu et vengé) ;
sur ces illustres chrétiens qui ont brillé dans les plus doctes
académies, et dont la génération n'est pas encore éteinte ; sur
ces savants enfin, aussi grands par leur foi que par leur im-
mense savoir, qui ont jeté un si vif éclat en Allemagne ! \k)ilà,
ô Arsène, ceux à qui vous parlez. On dit que Maury s'estimait
peu en se considérant lui-même, mais beaucoup en se com-
parant à ses adversaires. Il avait raison peut-être. Mais vous,
si vous vous considérez un peu trop, comparez-vous de grâce
à cette multitude de témoins de la vérité chrétieiuie. Avouez
qu'il y a dans leurs rangs des homuîes qui ne vous le cèdent
guère pour le talent, qui savent aussi bien l'histoire, l'hébreu,
le syriaque, voire même le français, ô Arsène! Tranchons le
mot, vous paraissez à vos amis mêmes, auprès de la plupart
d'entre eux, fort petij. Et pourtant, ô Arsène, vous vous dressez
devant cette armée glorieuse pour l'insulter dans sa foi, pour
l'envelopper tout entière de votre mépris, et, après lui avoir
jeté Voltaire comme une roche qui doit l'écraser, vous vous
retirez connue pour lui faire grâce, et, scndjiable au Dieu de
Milton, vous retenez à moitié votre foudre, de peur de faire
tomber vos ennemis dans le néant !
Je reconnais, o Arsène, qu'il est peu d'hommes qui aient
atteint, comme vous, le sublime de la pose !
Cependant, tout en ayant l'air d'épargner le christianisme,
notre critique ne se fait pas faute de le harceler sans cesse.
N'est-ce pas là ce delewla Cartliago qui semble retentir sour-
dement à travers presquetoutes ses parolesPSeulement, quand
les défenseursdu christianismese présentent pour lecombattre,
il n'acceptera pas la lutte, il déclarera qu'd n'a pas à répondre
à leurs sophismes et à leurs subtilités. Il est de sa dignité de
se taire! « Le silence qu'il a gardé jusqu'ici, il veut le garder
364 M. F.RNEST RENAN.
encore, et il permet à ses adversaires d'en triompher comme
d'une victoire! » Nous croyons pouvoir penser sans témérité
qu'à cette fierté magnanime il se mêle un sentiment plus
humble, c'est-à-dire un peu de prudence. Car, de bonne foi,
n'a-t-on opposé à M. Renan que des sophismes et des subti-
lités ? Le savant et modeste abbé Crelier, pour ne citer ici
qu'un nom, n'a-t-il pas percé de part en part le système
d'interprétation impie appliqué par M. Renan au Livre de Job
et au Cantique des Cantiques ? au point de vue de l'érudition
philologique comme au point de vue du bon sens, n'a-t-il pas
fait justice des énormités de cette critique sacrilège? et une
voix autorisée n'a-t-elle pas été en droit de déclarer que les,
livres saints avaient été vengés et M. Renan fustigé ? On com-
prend donc que notre critique n'ait })as tenu à augmenter, par
un éclat indiscret, le retentissement de ces coups de verge.
Du reste, d'autres adversaires que les catholiques, des pro-
testants, des juifs, des libres penseurs, ont, à leur tour, victo-
rieusement combattu diverses assertions téméraires de M. Re-
nan. M. Renan a gardé le silence \
Aussi bien, comment défendre des théories qui ne reposent
sur aucune preuve et que la plus légère argumentation réduit
en poussière? Quand nous en viendrons à établir le bilan
des grands résultats obteiuis par cette fière critique, nous
n'aurons guère de peine à montrer que tout se résume en
trois ou quatre énormes hypothèses, non prouvées, impos-
sibles à prouver, et dont la fausseté est prouvée avec évi-
dence*. M. Renan lui-même a fait quelque part un aveu
' Voici ce que nous apprend l'honorable M. Wallon à propos d'une fameuse
discussion au sein de l'Académie des Inscriptions dont il présidait les séances.
M. Renan avait donné lecture de son célèbre mémoire sur le Monothéisme chez les
races sémitiques. De toutes parts les objections s'élevèrent au nom de la philolo-
gie, comme de l'histoire. M. Renan, sans renier le fond de son système, se prêta
à plus dun accommodement : il aurait volontiers rayé le mot même de mono-
théisme de son mémoire; il aurait tout réduit à une simple façon d'envisager la
nature ; et la discussion si vive à son début put se terminer à l'amiable. — Malgré
toutes ces explications. JVI. Renan imprima son travail tel qu'il l'avait lu.
[Correspondant, 1859, t. XLVII, p. 633.)
* On a fort bien fait observer à M. Rt^nan que cinquante hypothèses mises bout
à bout n'équivalent pas à un syllogisme catégorique. Comme disait cet Anglais
M. HUNEST HENAN. 365
assez iiaïF : « Je n'ignore pas, dit-il, qu'à beaucoup d'excel-
lents esprits je paraîtrai trop porté aux conjectures. » Eh !
oui, vraiment, et nous voudrions bien connaître les excellents
esprits qui seraient d'un avis différent.
Des hypothèses, des affirmations gratuites, voilà les jjrocé-
dés habituels de M. Renan. Ne lui demandez pas de preuves :
il n'entre pas dans ses habitudes d'en fournir. Les plus
incroyables audaces, d'inqualifiables assertions qui ressem-
blent à des gageures, sont par lui énoncées, imposées et
promulguées comme des axiomes qu'on ne discute plus. Qu'on
en juge par ces exemples :
Le christianisme, selon lui, a élé profondément altéré
depuis Celui qui en est regardé « à tort ou à raison » comme
le fondateur. « Jésus a fondé la religion absolue, n excluant
rie/i, ne déterminant rien; ses symboles ne sont pas des
dogmes arrêtés, mais des images indéfiniment extensibles. On
chercherait vainement ane proposition théologique dans C Evan-
gile ! Toutes les professions de foi sont ainsi des trahisons
de l'idée de Jésus Si Jésus veille encore sur les destinées
de l'œuvre qu'il a fondée, // est sans contredit, non pour ceux
qui prétendent le renfermer tout entier dans quelque phrases
de catécliisme, mais pour ceux qui travaillent à le conti-
nuer... » — Or, qui sont ces continuateurs du Christ? — Il
faut les chercher en Allemagne. C'est là que s'est produit
« le grand réveil chrétien, le prostestantisme Le génie ger-
manique s'est créé un christianisme à sa manière qui arrive,
vers la fin du xviii" siècle et au xix'', à une hauteui- religieuse
inconnue jusque-là. L'Allemagne r^ réalisé la plus belle religion
qui ait nulle part été professée, et qui s'appelle toujours le
christianisme. » -- Il va sans diiv ([ue celle religion, c'est le
rationalisme absolu, c'est-à-dire la négation radicale de ce
à un d»'S jugos de Laliy : u Cinciuantis lupins blancs no leronl jamais un lapin
noir. » (M. Foissct. Corre^pumlant. t. XLIV, [>. 230./ — Nous ne voudrions pas
iiu'on jii|:e;'il d'après celle l)Owlade du tonde cet article, de lout point excellent.
C'est une des plus lumineuses el des plus irréfutables réponses (pi'on ait opposées
aux sophismes de .M. Renan, et nous émettons le vœu que lauleur la fasse réim-
primer, avec quelques additions.
366 M. ERNEST RENAN.
que le monde entier a toujours appelé le christianisme. — Donc
le rationalisme est le vrai. Le catholicisme est en contra-
diction avec lui-même. N'a-t-il pas équivalemment aboli son
grand dogme de la Trinité ? « Marie, une humble femme de
Nazareth, est montée par l'hyperbole successive et toujours
enchérissante des générations jusqu'au sein de la Trinité
Elle a. détronéle Saint-Esprit, qui n'a plus d'adorateurs »
La papauté qui régit l'Église catholique, c'est, avec son règne
terrestre, un hhaVfat anti-chrélien [sic). Les papes ont com-
mis des abus étranges. « L'histoire a accepté comme irré-
vocable la sentence de Philippe le Bel, qui avait écrit sur le
tombeau de Boniface VIII : hérétique et simoniaque ! » Pie YII,
par le Concordat, a dépassé ses pouvoirs. (« Les théologiens de
ce qu'on appelle lu petite Église produisirent sr.r ce point
d'invincibles arguments. L'évéque , qui, dans les anciennes
institutions canoniques, tient son pouvoir d'un droit divin,
n'est plus qu'un pré/et révocable. Une sorte de lamaïsme,
voilà le catholicisme de nos jorus! N'a t-on pas même dispensé
le fidèle de s^assimihr son symbo'e par lu réflexion ? ri a-t-oa
pas posé en princ'pe que la relifrion a pour objet de nous dis-
penser de réfléchir aux choses divines, à noire destinée, à nos
devoirs ! !! »
Aussi qu'y a-t-il qui soit digne d'admiration dans cette
Eglise? Les saints? Mais qui ne connaît .c ler dangereuses
mollesses àe saint François de Sales? « qui ne snit qu'Ignace
de Loyola di.'ipute à Calvin la p.lme des terribles emporte-
ments [sic)? Les missions, que l'on proclame l'œuvre civilisa-
trice par excellence ? Ah ! bien oui. « On crée des Pariguay,
des JOUJOUX d'enfants, et l'on croit faire revivre l'Eden!...
Oh! laissez ces derniers fils de la nature s'éteindre sur le
sein de leur mère: n'interrompez pas de nos dogmes aus-
tères, fruit d'une réflexion de vingt siècles, leurs jeux d'en-
fants, leurs danses au clair de lune, leur douce ivresse
d'une heure ' !... Avant d'en faire des chrétiens, il faudrait
' Comme a son ordinaire, le criticiue voit ici les mœurs des sauvages à travers
un voile poétique. Pour connaître ces derniers fils lîe la nalure, il faut lire les ré-
M. ERNEST RENAN. 367
en faire des hommes, et il est douteux qu'on y leiississe ! »
Le catholicisme est donc condamné. Il disparaîtra. « Un
christianisme libre et individuel, avec (ïinnoinbnibles variétés
intérieures^ comme fut celui des trois premiers siècles^ » — le
protestantisme large, le rationalisme de l'Allemagne et de
M. Renan, ces continuateurs du Christ, — telle sera la religion
de l'avenir'. Calchas l'a prédit, u.avrt? àu.vu/jiv !
Voilà les oracles de la théologie critique!
Aux affirmations absolues et tranchantes, qui sont pour lui
le grand instrument de persuasion, M. Renan n'a pas jugé
inutile d'ajouter de plus petits moyens, je veux dire les cita-
tions que j'appellerai simplement inexactes. Relevons-en
quelques-unes prises au hasard, et ne craignons pas de des-
cendre dans de minutieux détails.
Afin de discréditer les saints modernes, notre critique a
pièté à l'un d'eux, saint Ligiiori, un principe de spiritualité
tout nouveau. On attribue communément à ce saint cette
j)arole : « Les plus grands saints sont ceux qui gagnent le
plus d'indulgences. » Nous avons vainement cherché ces mots
dans ses écrits. Mais en tout cas le sens n'en saurait être
douteux. Comme lès indulgences exigent certaines disposi-
tions, et qu'on y participe en proportion de la préparation
que l'on y apporte, il s'ensuit que les âmes les plus parfaite-
ment disposées, les plus saintes, par conséquent, sont colles
qui en reçoivent la participation la plus abondante. Saint
Liguori veut donc dire que l s indulgences les plus complètes
sont g'ignées par les plus grands saints. — INI. Renan écrit :
« Son principe était que pour devenir un saint., il suffit de
gagner le plus d' indulgem es possible ! » — C'est un contre-sens
manifeste. Mais comme cette maxime ainsi comprise doit pa-
cits nnvrants appoi lés par les derniers explorateurs de l'Afrique, et les lettres do
nos missionnaires. Ces malheiireu-es peuplades ne cessent de se piller, de i^e vendre,
de se nv'ssacrerles unes les auti es. Voilà leurs jeux d'en fanla' El les orgies du can-
nibali>me, voilà leur douce ivrcs<in d'une heure!
* Voir de iacenir religieux des sociétés v^odernes. {Revue des Deux-}fondes,
octobre 1860.) Passim. — Études d'Hi$t. relii)., p. 312, 3i0, etc. — Essais de
morale et de critique, p. M.
368 M. ERNEST RENAN.
raître ridicule, el comme elle sert à montrer que les sauits
de la dernière époque ont un « air grêle, étriqué, mes-
quin ' ! »
Ailleurs, M. Renan attribue à plusieurs Pères de l'Église, à
saint Grégoire de Nysse en particulier, une opinion grossière-
ment matérialiste, à savoir : que le langage n'aurait été inventé
que lentement et à la longue, et que l'humanité aurait d'a-
bord vécu à l'état sauvage et presque bestial - ! Or, saint Gré-
goii'e de Nysse a soutenu tout simplement que le premier
homme n'eut pas besoin, pour parler, d'une révélation divine,
mais qu'il improvisa le langage par le seul jeu spontané de
la faculté mise en lui par le Créateur {C'yOïitra Eiinom.^
Orat. xii). Ce sentiment, bien que isolé dans la tradition, n'est
pas dénué de vraisemblance, et il y a loin de là à l'absurde
hypothèse de Lucrèce. — M. Renan ne nomme pas les autres
Pères qui auraient partagé la prétendue erreur de saint Gré-
goire. Nous ignorons complètement quels ils sont.
Une distraction singulière. M. Renan, qui a pris le Cantique
des Cantiques pour un libretlo, pour un opéra intime
qui se jouait dans les mariages, cite en faveur de cette der-
nière hypothèse, deux autorités dont l'une, Bossuet, n'en
parle pas, et l'autre, Lov^ih, soutient précisément le con-
traire ' !
Par une découverte non moins heureuse, notre critique a
trouvé que le farouche persécuteur des Juits, Antiochus Epi-
phane, « était un prince humain, éclairé, qui ne voulait .fr///.y
doute que le progrès de la civilisation et des arts de la Grèce '. «
Ce qu'il y a de plus merveilleux, c'est qu'il invoque à l'appui
« le témoignage du livre même des Machabées (l,ch.vi,v. 1 1).»
Le texte sacré place en effet ces paroles dans la bouche d'An-
tiochus mourant : « J'étais a9réable et chéri dans nia puis-
sance. » Témoignage décisif, on le voit. Néron n'aurait-il pas
pu tout aussi bien dire qu'il avait été populaire, chéri et
' Etudes d'Hisl. reiiy., \>. 313.
- De l'origine du langaye, p. 7i.
^ V. M. Renan et le Cantique des Cantiques, par l'abbé Meignau, |j. 21, ii.
* Etudes d'Hist. relig., p. 123.
M. ERNEST RENAN. 369
même adoré? — C'est en faisant cet usage intelligent de
l'Écriture sainte, non moins que des travaux de M. Ewald,
que M. Renan a composé celte parodie grotesque de l'ancien
Testament, qu'il a intitulée Histoire du peuple cl' Israël.
Enfin, comme exemple de la fidélité scrupuleuse avec la-
quelle notre critique cite la Bible, nous em|)runtons un trait
curieux à son dernier mémoire publié au Moniteur^ . Il s'agit
de l'infériorité de l'architecture cliez le peuple juif. «Le seul
polissage des pierres était suspect ! » s'écrie gravement M. Re-
nan ; et, pour en faire foi, il indique trois passages de l'ancien
Testament {Exod. , xx, -^5 ; Deuter. , xxvn, 5,6; I, Macch. , iv,
47). Dans ces passages que voit-on ? On y voit que les pierres
de l'autel de Jéhovah devaient être entières, et non taillées,
ni touchées par le ciseau : le contact du fer leur imprimait
une souillure légale. Cette prescription, purement liturgique,
imposée par la volonté libre du législateur suprême, s'ap-
puyait aussi sur des raisons symboliques rapportées par les
commentateurs ". Du reste, il est plus clair que le jour qu'il
n'y avait là qu'une mesure tout exceptionnelle, et qui n'avait
aucun rapport aux autres constructions sacrées ou profanes.
H a donc fallu à M. Renan une hallucination étrange pour y
voir que « le polissage des })ierres était susj)ect. » Le polissage
des pierres était si peu suspect, que le temple de Salomon
tout entier, les fondements compris, était bâti en pierres
taillées et polies. L'Ecriture le marque expressément '\
N'insistons pas davantage sur ces petites industries de la
critique. Après tout, ce sont des peccadilles, et, à coup sur,
M. Renan n'a pas à craindre que sa réputation d'érudit soit
compromise pour si peu de chose. Quels sont aujourd hui
les hommes qui auront soin de vérifier un texte ?Si des voix ac-
cusatrices s'élèvent, elles se j)erdent dans l'isolement. On s'est
fait un auditoire, un cercle d'admirateurs si bien parqué, si
' 26 février 18G2.
* Maimonide, ce célèbre roprésenlanf (îo la tradilion jiiivo, en expose une fort
belle dans son traité de Domo cl'.cta. {Apwi U;;olini Thesaur. antiq. ^acr., t. Vill.
— Voir aussi Rosenmuller, Seul, in ExoJ., etc., etc.
' III Ileg., V, 47, 48; vi, 7.
I* 2i
370 ^\. ERNEST RENAN.
bien séquestré de toute commuuication dangereuse, qu'aucun
bruit du dehors n'aura la puissance de les atteindre. M. Renan
connaît bien son siècle. Notre siècle, qui affecte tant de préten-
tions à l'indépendance, est, à bien des égards, le siècle de l'a-
baissement et du servilisme intellectuel. Presque tous les esprits
courent au-devant du premier trompeur qui veut leur imposer
son joug. On ne contrôle rien, on subit passivement tout ce
qui a l'audace de s'affirmer. L'admiration et la crédulité béate
se mesurent souvent sur l'énormité même et l'effronterie des
faussetés qui viennent s'imposer. Nous ne connaissons pas,
pour notre temps, d'ignominie plus grande que cette prédo-
minance croissante du mensonge et cet empire du faux, de
plus en plus incontesté.
M. Renan, comme tant d'autres, a spéculé sur cette pros-
tration des esprits, et voilà un de ses principaux éléments de
succès. Tout, jusqu'à sa pose hautaine, jusqu'à son ton d'hié-
rophante inspiré, tout favorise l'illusion. Le moyen de sus-
pecter une parole qui paraît si sûre d'elle-même ! Il n'y a pas
jusqu'à l'attitude qu'il a prise en face du christianisme, qui
n'ait puissamment contribué à le mettre en faveur auprès
d'un grand nombre d'esprits. Combien se sont laissé séduire
par ces airs de respect poli, de haute impartialité qu'il affecte
parfois à l'égard de la religion chrétienne! combien d'autres
ont été plus que satisfaits par certaines formules de religiosité
vague, de mysticisme même, — mysticisme commode du reste,
mysticisme athée ! Mais ce qui, sans contredit, a été plus effi-
cace encore, c'est la haine même qui se cache sous ces dehors
trompeurs. Hélas ! qui ne sait qu'il y a des cœurs, — hardis
contre Dieu seul, — qui vibreront toujours à l'unisson de
toutes les voix blasphématrices ? Le blasphème leur est un
besoin, un soulagement. Aussi, le rationalisme impie n'a pas
de moyen plus certain de rallier autour de lui un concert
d'applaudissements, que de faire appel aux instincts de l'or-
gueil et de la révolte et de proclamer bien haut l'indépen-
dance de l'homme devant la souveraineté divine. Nous n'hési-
tons pas à le dire, rien n'a mieux servi M. Renan que la
complicité des passions anti-religieuses qu'il a habilement
M. ERNEST RENAN. 374
exploitées. L'édifice de sa renommée repose bien moins sur \o
mérite que sur le scandale.
Arrêtons-nous. Nous avons essayé de caractériser les prin-
cipaux traits de la physionomie de M. Renan Bien des
nuances, bien des transformations de l'inconstant Protée
nous ont sans doute échappé. Au reste, notre prétention n'a
pas été de dessiner un portrait littéraire. Nous avons voulu
uniquement envisager de près un ennemi acharné de notre
foi, afin de mesurer sa taille et de peser l'autorité de sa
parole.
P. TOTLEMONT.
LE ROBINSON DE LA LÉGENDE.
Que diriez-vous de cette histoire :
« Trois voyageurs, traversant les mers, allaient en Améri-
que. En route, ils firent naufrage et abordèrent dans une île
où ils virent des choses étranges : l'antre d'Éole, par exemple,
habité par seize génies qui soufflent les vents, dans toutes les
directions, sur la terre; des sources de vin et de lait; des
singes à cheval ou traînés sur des chars, et mille autres mer-
veilles. Un vénérable vieillard qui rencontra les naufragés
transis de froid, mourants de faim, les accueillit avec bonté,
les nourrit, les réchauffa; puis, il leur raconta comment lui-
même, autrefois, était venu dans cette île, en passant par les
airs, et comment il avait chassé de ces lieux enchanteurs les
sorciers et les magiciens qui les habitaient. Ce récit achevé,
les voyageurs, après avoir réparé leurs forces, coupèrent du
bois de la forêt, contruisirent un navire et revinrent aussitôt
en Europe. »
Et si l'on ajoutait que ces faits se sont passés, non au temps
fabuleux d'Homère, comme on pourrait le croire, mais dans
les siècles chrétiens : encore une fois, je vous le demande, que
diriez-vous de cette histoire?
Vous diriez que c'est une sorte de roman, ou plutôt un
conte imaginaire , une fable inventée à plaisir, dans laquelle
on ne trouve ni vérité ni vraisemblance ; vous diriez que l'exis-
tence de ces voyageurs vous paraît aussi peu certaine que leur
récit ; et quand ils auraient vécu réellement, élevé à leurs
frais des statues et un monument à la mémoire de ce vieillard,
LE ROBINSON DE LA LÉGENDE. 373
et affirmé avec serment la sincérité de leur récit ; vous ajou-
teriez^ si je ne me trompe, peu de foi à leurs paroles, jus-
qu'à ce que d'autres témoignages plus sûrs vinssent les con-
firmer, et vous démontrer enfin l'existence de ce vieillard
])ienfaisant toujours prêt à secourir les malheureux nau-
fragés.
Voilà, sans doute, ce que vous diriez.
Dites-en donc autant de la Fie du serviteur de Dieu^ saint
Macaire de Rome, trouvé près du paradis ^ par Théophile, Ser-
giuset Hygin.
Les nouveaux Bollandistes rapportent ces Actes dans un ap-
pendice au vingt-troisième jour d'octobre, et le P. V. de Buck,
comme on pouvait s'y attendre, en rejette l'authenticité et la
véracité; il doute même que ce prétendu saint Macaire soit
un personnage plus réel que le Robinson Crusoë des Anglais
et le don Quichotte des Espagnols, en un mot, qu'il fut ja-
mais du nombre des huniains. Mais ce qui force le savant ha-
giographe de s'occuper de cette Fie, c'est que le personnage
qui en est le héros est honoré comme saint, au moins depuis
le x*" siècle, chez les Grecs. Car il semble étrange qu'on ait
pu canoniser un ssi^int qui n'a jamais existé.
Afin d'aider le lecteur à se former une opinion juste et éclairée
sur le culte de saint Macaire, nous lui présenterons d'abord la
traduction de la légende de ce personnage fabuleux, et nous
verrons ensuite dans quelles conditions il a été honoré
comme saint.
J
LA LÈr.ENDE DE SAINT MACAIRE.
« Gloire et magnificence au seul Dieu, très-bon, qui, par
l'exemple d'innombrables merveilles, invite chaque jour ses
lièdes et indignes serviteurs aux joies de la vie bienheureuse
des cieux! Nous donc, Théophile, Sergius etilygin, humbles
et pauvres moines, nous vous supplions tous, saints Pères et
saints Frères, de prêter l'oreille au récit que nous allons faire
374 LE ROBINSON DE LA LEGENDE.
de la vie et conversation du très-saint Macaire de Rome, qnj
nous est apparu à quelque vingt milles du paradis. Oui, nous
vous en conjurons, ajoutez foi à nos paroles ; car il nous se-
rait mille fois plus avantageux de demeurer à l'abri du re-
proche dans le port du silence, que d'être accusés de fausseté
et punis pour ce crime.
« Nous donc, les susdits frères Théophile, Sergius et Hygin,
renonçant au siècle, par la grâce de Dieu , nous vînmes au
monastère situé dans la Mésopotamie de Syrie, entre les fleu-
ves du Tigre et de l'Euphrate, où vivait l'illustre Asclépion ,
père d'un grand nombre de moines. Nous nous joignîmes à
lui, et ledit père avec toute la communauté de ses frères nous
ayant gracieusement reçus, nous acceptâmes le joug de la rè-
gle et vécûmes en commun avec eux.
« Or, il arriva longtemps après, qu'un jour, à la neuvième
heure, au sortir de la collation , nous nous assîmes sur les
bords de l'Euphrate et nous entretînmes quelque temps des
peines, de la vie et des travaux des serviteurs de Dieu. Alors,
moi pauvre Théophile, j'eus une pensée que je communi-
quai à mes frères Sergius et Hygin. J'ai le désir, leur dis-je ,
frères bien-aimés, de voyager tous les jours de ma vie et
d'aller jusque-là où le ciel se joint à la terre. Et eux me répon-
dirent : Frère Théophile, vous fûtes toujours notre frère spi-
rituel et notre guide , nous ne nous séparerons aucunement
de vous ; car vos paroles nous plaisent. Allez donc où le coeur
vous le dit ; à la vie, à la mort , nous serons avec vous. Aus-
sitôt nous nous levâmes et nous rentrâmes au monastère. Le
soir, à l'issue du dernier office du jour , pendant que les au-
tres prenaient leur repos , nous sortîmes secrètement du mo-
nastère. Après dix-sept jours de marche , nous atteignîmes
Jérusalem, où nous vénérâmes la sainte résurrection de Jésus-
Christ et la croix. De là, nous allâmes à Bethléem visiter et
saluer la sainte crèche dans laquelle Jésus-Christ daigna naî-
tre, et où les mages, conduits par l'étoile, lui apportèrent
leurs présents. A deux milles de Bethléem , nous vîmes l'en-
droit où l'ange, avec toute la multitude de la céleste milice ,
chanta gloire à Dieu au plus haut des cieux. Nous montâmes
LE ROBINSON DE LA LÉGENDE. 376
aussi sur le mont des Oliviers, pour y faire nos adorations au
lieu même que foulaient les pieds de Jésus-Chrisl, avant qu'il
s'élevât de terre et uiontàt vers les cieux sur un nuage. De re-
tour à Jérusalem, nous adorâmes Dieu encore une fois; puis,
munis du signe de la croix, sous les auspices de Jésus-Christ
et de ses saints, nous sortîmes de la ville, et déjà nos esprits
et nos cœurs n'étaient plus dans ce monde. »
Ici commence un voyage impossible dont les plus habiles
géographes ne pourraient suivre l'itinéraire. Les trois moines,
partant de Jérusalem et marchant, disent-ils, toujours vers
l'orient, traversent la Perse, puis les Indes, puis la terre de
Chanaan, qu'on ne s'attendait guère à trouver au delà du
Gange, puis le royaume des Pygmécs ! Dans leur récit, ils
mettent la célèbre Babylone de l'Euphrate à la place de Sé-
leucie, la Babylone du Tigre ; après avoir traversé les deux
fleuves au-dessous de leur jonction, ils se trouvent néanmoins
aussitôt à la hauteur de Kitissefodo , probablement Ctési-
phon, bien au-dessus du confluent ; pour eux, les Ghananéens
se confondent avec les Gynocéphales. Mille aventures bizarres
signalent le passage des frères dans tous ces pays : On met le
feu à une cabane ou ils s'étaient retirés, et le feu ne les atteint
point ; on les jette en prison, puis on les délivre, parce qu'on
les a vus prier ; ils traversent sains et saufs des vallées jonchées
de serpents , de dragons , d'aspics , de vipères , de basdics
et de toute sorte de reptiles ; des buffles, des licornes, des
troupeaux d'éléphants les rencontrent et les environnent ,
sans leur faire aucun mal. Malgré les fatigues d'un pénible
vo} âge par-dessus les plus hautes montagnes et à travers les
plus affreux précipices, les trois moines restent souvent sans
nourriture sept, neuf et jusqu'à quatre-vingts jours de suite.
Egarés enfin et perdus, ils ne savent plus de quel côté diriger
leurs pas, quand, toutàcouj), ils aperçoivent un grand arc
avec cette inscription :
Alexa-Ndre, fils de Philippe, hoi de Macédoine, a élevé cet
AHC LonsQi'ii. poiiRSUivAir Daiiuîs , r.oi DES Pehses. Vous qui
VOULEZ PÉNÉrilEH DANS CES CONTRÉES, PASSEZ \ GAUCHE; A DROITE,
LE PAYS EST IMPR VTIC VELE, PLEIN DE DÉFILÉS ET DE ROCS ESCARPÉS.
376 LE ROBINSON DE LA LEGENDE.
« Passant donc à gauche , continuent les voyageurs, nous
marchâmes longtemps, et, au bout de quarante jours, nous
commençâmes à sentir une odeur tellement forte , telle-
ment insupportable, que nous faillîmes en mourir, et que ,
nous jetant contre terre, nous priâmes le Seigneur de l'ece-
voir nos âmes dans sa clémence. En nous relevant, nous vî-
mes un grand lac remph d'une multitude de serpents ardents,
du milieu duquel s'élevait un gémissement semblable aux
cris et aux lamentations d'un peuple innombrable, et une
voix du ciel nous dit : C'est ici le lieu du jugement et des
peines où sont tourmentés ceux qui ont renié le Christ. A ces
mots, les yeux pleins de larmes et le cœur rempli de crainte,
nous traversâmes le lac en nous frappant la poitrine et nous
arrivâmes entre deux grandes montagnes, où nous apparut
un homme de haute stature et comme de cent coudées. Lié
par tout le corps avec des chaînes d'airain rattachées de cha-
que côté à la montagne par deux autres chaînes, il était envi-
ronné de flammes de toute part. Ses gémissements se faisaient
entendre après de quarante milles. Dès qu'il nous aperçut, il
se mit à pousser de grands cris, à pleurer et à sangloter; car
il était cruellement tourmenté par le feu.
(( Ce spectacle nous frappa d'épouvante, et nous passâmes
au loin par-dessus les montagnes, en nous couvrant le visage.
Et voilà que nous arrivâmes en un autre lieu hérissé de ro-
chers, semé de précipices profonds. Là, nous vîmes une femme
debout, les cheveux épars , enveloppée tout entière dans les
plis d'un grand et terrible dragon. Chaque fois qu'elle ouvrait
la bouche pour parler, le reptile v enfonçait sa tête poiu' lui
piquer la langue. Pendant que nous la considérions avec stu-
péfaction et en tremblant, nous entendîmes dans les profon-
deurs de la vallée des voix lamentables qui disaient : Ayez pi-
tié de nous, Christ, fils du Dieu très-haut, ayez pitié de nous.
Saisis alors nous-mêmes d'une grande crainte , nous priâmes
à genoux et nous dîmes avec larmes : Seigneur, qui nous avez
créés, prenez nos âmes, parce que nos yeux ont vu vos juge-
ments sur la terre. »
Pour arriver enfin à saint Macaire, nous passons sous si-
LE ROBINSON DE LA LÉGENDE. 377
lence beaucoup d'autres prodiges : des oiseaux à voix hu-
maine , chantant : P«/Cé? noùis , Domine; une multitude
innombrable de nains mis en fuite par les trois voyageurs qui
se précipitent sur eux en laissant flotter leurs cheveux au gré
des vents; quatre houuues vigoureux, armés d'espadons et ou-
vrant le chemin aux moines par le fer et par le feu ; une église
de cristal reflétant toutes les couleurs dans ses différentes par-
ties : verte au midi, rose à l'orient comme le sang le plus pur,
blanche à l'occident comme le lait et la neige. Bref, les frères
Théophile, Sergius et Hygin, exténués par de nouveaux jeû-
nes de quarante et même de cent jours, arrivent à la grotte de
Macaire.
« Après avoir fait le signe de la croix sur chacun de nos
membres, disent-ils, nous pénétrâmes dans cette grotte; mais,
comme nous n'y trouvâmes d'abord aucun habitant, nous
nous dîmes entre nous : Pourtant, cette propreté et cet ordre
ne peuvent venir que de la main d'un homme ; restons donc
ici jusqu'au soir, et nous verrons qui demeure en ce lieu. Là-
dessus , comme nous étions fatigués, nous nous reposâmes
pendant une heure, et bientôt nous nous endormîmes, eni-
vrés par les plus suaves odeurs. Réveillés quelque temps après,
nous sortîmes de la grotte et nous regardâmes vers l'orient.
Et voilà que tout à coup nous vîmes venir à nous un homme
dont les cheveux, semblables à la blancheur du lait ou de la
neige et flottant librement, couvraient son corps entier.
Dès qu'il nous aperçut, il se prosterna contre terre, puis,
se relevant, il cria vers nous : Si vous êtes de Dieu, faites le
sisne de la croix et venez à moi ; mais si vous êtes du diable,
fuyez loin de moi ; je suis le serviteur de Dieu. Nous réj)on-
dîmes à ces paroles en disant : Bénissez-nous, saint père, et
ne vous troublez point. Nous aussi, nous sonunes les servi-
teurs de Jésus-Christ Notre-Seigneur et notre Sauveur; car
nous avons renoncé aux vanités du siècle en nous faisant moi-
nes. En entendant ces mots, il se hâta de venir vers nous, et,
levant les mains au ciel, il pria longtemps. Quand il eut fini
sa prière, il écarta ses cheveux de devant son visage, nous bé-
nit et se mit à nous parler. »
378
LE ROBINSON DE L4 LÉGENDE.
Le solitaire leur apprend alors brièvement que lui aussi
avait voulu aller jusque-là où le ciel se joint à la terre, mais
qu'à l'endroit où ils se trouvaient présentement avec lui, un
ange l'avait averti de ne point passer outre, parce qu'il n'é-
tait plus qu'à vingt milles du paradis, dans lequel nul mortel
ne peut pénétrer de son vivant. Il les invite ensuite à une fru-
gale collation dont les glands, quelques racines et l'eau claire
du ruisseau font tous les frais ; puis, ils s'abandonnent tous
au repos du sommeil.
Le lendemain matin, les trois moines prient le solitaire de
leur faire le récit de sa vie : « Saint père et maître, lui disent-
ils, nous supplions Votre Béatitude de nous racontrer votre
vie. Dites-nous d'où vous êtes, comment vous êtes venu ici, et
quel est votre nom. » Le vieillard accepte l'invitation et s'em-
presse d'y satisfaire. Nous ne traduirons pas tout son récit,
et pour cause ; en voici l'abrégé.
Fils d'un noble Romain, le solitaire se nomme Macaire. Il
avait été marié , malgré lui , par son père à une jeune Ro-
maine, à l'affection de laquelle il s'était soustrait le soir même
du jour de ses noces. Dans sa fuite, il avait eu pour guide,
comme le jeune Tobie dans son voyage, d'abord l'archange
Raphaël, puis, — devait-on s'y attendre après ce début, — un
âne sauvage, puis un cerf, puis un dragon, qui finit toutefois
par se transformer en un jeune homme. Dès qu'il est établi
dans la grotte qu'il occupe encore actuellement, deux lions
viennent se mettre à son service, et, chaque nuit, lui tiennent
compagnie. Un jour, cependant, il a le malheur de se laisser
séduire par le démon, qui se présente à lui sous les traits de
son épouse délaissée. Les lions aussitôt l'abandonnent, et il
reconnaît à celte marque qu'il a été coupable. Il verse des
larmes amères sur son péché, et se résout à en faire une péni-
tence exemplaire. Alors les deux animaux reviennent creuser
auprès de lui une fosse d'une profondeur à peu près égale
à la hauteur d'un homme. Le saint comprend qu'il doit s'y
tenir debout, et les lions, ramenant la terre autour de lui,
l'ensevelissent jusqu'à la tête. Il vécut ainsi, dit-il, sans boire
ni manger, trois années entières, au bout desquelles la grotte,
LE ROBINSOX DE LA LÉGENDE. 37f
s'étant rompue au-dessus de sa tète par l'effet des infiltra-
tions de la pluie, il commença à revoir la lumière du ciel.
Aussitôt, bien entendu , les lions sont là pour le dégager.
Le solitaire, ainsi ressuscité, remercie Dieu à genoux, immo-
bile, pendant quarante jours et pendant quarante nuits; puis
Jésus-Christ lui-même vient dans sa grotte (il faut croire
qu'elle s'était reformée comme auparavant), la remplit de sa
lumière, la purifie et la bénit.
« Et voilà, dit le vieillard en terminant, que je vous ai fait
connaître avec vérité, comme à des fils bien-aimés, toute ma
vie. Quant à vous^ si vous croyez pouvoir résister aux embû-
ches et aux assauts du malin ennemi, demeurez avec nous;
sinon, retournez au monastère d'où vous êtes sortis, et que le
Seigneur soit avec vous dans votre voyage. »
Et les trois moines de répondre :
« Bienheureux père Macaire, priez pour nous le Seigneur,
afin que nous puissions retourner à notre monastère et faire
connaître votre vie et conversation à toutes les Églises de Jé-
sus-Christ. Car nous croyons que c'est pour cela que le Sei-
gneur nous a conduits auprès de vous. »
Enfin, le vieillard, après avoir longtemps prié sur eux, les
bénit, les embrasse et les confie à la garde de ses deux lions
qui les ramènent en rugissant jusqu'au monastère.
L'auteur des Actes décrit ensuite l'accueil qui fut fait aux
moines voyageurs, et termine son récit par ces mots : « Et tous
ceux qui entendaient de leur bouche tant de merveilles,
louaient et glorifiaient Dieu, le Père tout-puissant et Jésus-
Christ son fils unique, notre Seigneur et notre Sauveur, et le
Saint-Esprit qui éclaire et vivifie nos àines, trois personnes en
un seul Dieu qui vit et règne, adorable et béni, en tout temps,
en tout lieu, et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »
Tels sont les Actes de saint Macaire de Rome comme on les
trouve dans les Bollandistes. Aucun de ceux qui en auront lu
seulement le résumé, ne sera tenté de croire à leur authen-
ticité. L'existence même de ce saint deviendra problématique
pour un grand nombre d'entre eux, sinon j)our tous. Mais
alors la question du culte rendu à ce personnage fabuleux se
380 LE ROBINSON DE LA LÉGENDE.
présente aussi à eux dans toute sa difficulté. Nous allons eu
dire quelques mots.
II
LE CULTE DE SAINT MAGAIRE.
La canonisation des saints n'a pas toujours été soumise aux
formalités qui l'accompagnent aujourd'hui. Le mot même
n'est pas aussi ancien que la chose; Udaric ou Ulric, évéque
de Constance , est le premier qui s'en servit dans une lettre
au pape Calixte II, pour la canonisation de l'évêque Conrad
au xn" siècle. Le culte des saints, quoique d'institution ecclé-
siastique, est néanmoins d'origine populaire. Témoins de la
mort des martyrs, aux premiers siècles de l'Eglise, les fidèles
ne purent s'empêcher de vénérer leurs restes et d'honorer leur
mémoire. Ils élevèrent spontanément sur leurs tombeaux des
autels où l'on célébrait les mystères, comme on le voit dans
les Actes du martyre de saint Ignace, évéque d'Antioche, et
dans la lettre de l'Eglise de Smyrne sur le martyre de saint
Poly carpe.
Rien n'était plus naturel et plus légitime que ce culte , rien
n'était moins sujet à l'erreur tant que l'unité de l'Église ne
fut point troublée. Il n'en fut plus ainsi lorsque le schisme et
l'hérésie commencèrent à l'attaquer. Les persécuteurs du chris-
tianisme, trop peu éclairés pour distinguer toujours les vrais
fidèles de ces faux frères, firent parfois retomber leur haine
sur les uns et les autres. Dès lors, une plus grande circons-
pection fut nécessaire pour faire le discernement des témoins
de la vérité. Les èvéques commencèrent à exiger des infor-
mations exactes sur ceux qui étaient morts pour la foi ; ils de-
mandèrent leurs noms et se firent rendre préalablement un
compte exact des circonstances de leur martyre. Ainsi en
agissait saint Cyprien'. Il paraît même que, du moins en
Afrique, l'évêque du diocèse faisait son rapport au métropo-
' V. Cyprian., A>/s?. 37 el 79.
LE ROBINSON DE I.V LKGENDE. 3H<
litain qui, après mûre délibération, décidait en concile avec
les évêqucs de sa province s'il fallait ou non établir le culte
d'un martyr, et Ton donnait le nom Martyr viiidicatus à
ceux dont le culte avait reçu cette approbation '. Ce ne fut
guère que vers la fin du iv" siècle qu'on commença à rendre
les mêmes honneurs aux personnages vénérables qui, sans être
morts pour la foi, avaient néanmoins édifié l'Église d'une ma-
nière spéciale par la sainteté de leur vie. Leur culte devait pour-
tant toujours être autorisé au moins par un décret synodal '.
L'Église romaine suivit la même marche que les Églises par-
ticulières pour la canonisation et le culte des saints. Les
martyrs seuls y étaient d'abord portés au canon ou catalogue
des saints. Boniface IV, en 608, fit encore la dédicace du Pan-
théon sous le titre de Sainte- ■Marie des Martyrs, sans faire
aucune mention des confesseurs déjà honorés à cette époque
en vertu d'un décret du synode diocésain ou du concile pro-
vincial, comme par exemple, saint Antoine, abbé, saint lliîa-
rion, saint Grégoire de Nysse, saint Jean Chrysostome, siint
Augustin, saint Jérôme, saint Ambroise, etc.
Cependant la piété parfois imprudente des peuples, la né-
gligence de quelques évéques à constater suffisamment les
vertus et les miraclbs de ceux auxfpiels on s'empressait de
rendre un culte, les erreurs regrettables auxquelles conduisit
trop souvent un enthousiasme populain- moins sage que pieux,
forcèrent les souverains pontifes à exiger de nouvelles garan-
ties par de nouvelles formalités, et à se réserver peu à j)eu le
jugement définitif de ces causes. La première canonisation ré-
gulière et celle de Udalric ou Llric, évêque, faite par Jean XV,
(lit Jean XVI, en 993. Néanmoins, les évéques continuèrent
encore à canoniser plusieurs serviteurs de Dieu dont le culte,
toutefois, n'était que diocésain. Saint Pierre Damien , par
exemple, nous donne clairement à entendre qu'au xi*" siècle,
l.i canonisation par décn^t synodal était encore en usage,
lorsqu'il cite, comme exemples de ce genre de procédure, les
• Moroni, Dizzionn. di erud., au mot Canonizzazione.
■ Sarnelli, Lettere ccdesiast., t. II. p. 75.
382 LE ROBLNSON DE LA LÉGENDE.
saints évêques Romuald de Camerino, Gui de Pometia, Firmin
de Fermo, et d'autres encore placés sur les autels par décret
synodal, de son temps. Le pape Nicolas II, en 1088, accorda
à l'archevêque de ïrani la faculté d'inscrire au catalogue des
saints saint Nicolas, en l'honneur duquel fut dédiée l'église
de cette métropole. Gautier de Pontoise, canonisé en 11 53,
par l'archevêque de Rouen, est le dernier exemple que l'his-
toire nous offre d'une canonisation faite par un autre que
par le pape V
Moroni, dans son Dictionnaire, cite trente-quatre canonisa-
tions faites par les souverains pontifes, depuis Jean XV jusqu'à
Alexandre III". Ce dernier, par sa AécTéiA^ Audivimus^ dé-
fendit de vénérer comme martyr un homme mis à mort en
état d'ivresse, et que le peuple avait honoré jusque-là d'un
culte public, par la raison, dit-il, qu'il n'est point permis
de vénérer publiquement un saint sans l'autorisation de l'É-
glise romaine. A-t-il, par cette décrétale, établi un droit nou-
veau qui réserve la canonisation au saint- siège? Moroni le
croit, et d'autres avec lui. Ou bien cet acte n'est-il qu'un des
cas où le saint-siége fit usage d'un droit déjà antérieurement
acquis et plusieurs fois exercé? C'est le sentiment de Be-
noît XIV ^. Quoi qu'il en soit, il est certain qu'à partir du
pontificat d'Alexandre III, les papes demeurèrent seuls en
possession de béatifier et de canoniser, à l'exclusion de tous
autres : évêques, archevêques, primats, patriarches, légats a
latere, à l'exclusion même du collège des cardinaux, sede
apostolica vacante. Environné de tant de précautions et après
un si mûr examen, le jugement solennel porté sur la sainteté
d'un serviteur de Dieu, étant désormais le jugement de l'E-
glise universelle, ne saurait plus être sujet à l'erreur. Tous
les théologiens, il est vrai, n'admettent pas l'infaillibilité du
souverain pontife dans les décrets de simple béatification ,
' Moroni, Dizzionn., art. Canoniz., $ 11.
^ Ibidem. § vu, Catal, dei santi.
^ De Servor. Dei beatif. et beator. canon.^ \. I, c. vu. On voit par ce chapitre
que les évêques envoyaient à Rome les décrets de canonisation portés dans les
Églises particulières pour recevoir l'approbation du souverain pontife.
LE ROBINSON DE LA LEGENDE. 383
par lesquels le culte d'un bienheureux n'est qu'autorisé,
et cela dans une partie de l'Eglise seulement; mais dans
un acte aussi important que celui de la canonisation propre-
ment dite, toiis pensent que, du moins en union avec les
évéques, il ne peut errer, et que Dieu lui accorde cette assis-
tance qu'il a promise à son Eglise jusqu'à la consommation
des siècles.
Il n'en était pas de même de la canonisation telle qu'elle se
pratiquait autrefois. Lorsqu'elle n'était pas soumise à l'ap-
probation du saint-siége, ou avant de lui être soumise, elle
était l'œuvre d'une Eglise particulière, et comme telle, sujette
à l'erreur, jusqu'à ce que l'acceptation successive des autres
Eglises particulières, et l'approbation tacite ou formelle des
souverains pontifes, en eussent fait l'œuvre de l'Eglise imiver-
selle, qui est seule infaillible. Les décrets des synodes diocé-
sains ou des conciles provinciaux qui autorisaient le plus sou-
vent le culte de quelque saint, quoique très- respectables, et,
de fait, exempts d'erreur, sauf peut-être quelques exceptions,
n'avaient cependant aucun caractère d'infaillibilité. Benoit XIV
lui-même, dans son ouvrage sur la canonisation des saints, le
déclare expressément. Mais si l'erreur et l'abus étaient encore
possibles dans des Eglises particulières, malgré la formalité et
Ja garantie d'un décret, combien n'étaient-ils pas plus à crain-
dre lorsque l'admiration de la foule et l'enthousiasme popu-
laire élevaient seuls un chrétien sur les autels ! On comprend
donc aisément qu'il ait pu exister, et qu'il ait existé réellement
dans quelques Eglises, un culte erroné à l'égard de tel ou tel
prétendu saint persoiuiage. C'est ce qui obligea les souverains
pontifes à soumettre à un examen sévère les anciens actes de
canonisation, et à ne recevoir dans l'Eglise universelle le
culte des saints ainsi élevés sur les autels qu'après avoir cons-
taté leur sainteté. Les erreurs qu'on pourrait signaler par
rapport à la canonisation et au culte des serviteurs de Dieu
dans ces anciens temps, n'engagent donc en rien l'infaillibilité
de l'Eglise, puisque là où elles se trouvent, l'Eglise n'était
point intervenue, et n'avait été appelée à se prononcer sur
rien .
384 LE ROBINSON DE LA LÉGENDE.
Ces observations expliquent, ce nous semble, comment on
a pu honorer comme saint un certain Macaire de Rome,
quoique, selon toutes les probabilités, ce personnage lui-même
n'ait jamais existé.
Sa légende était connue dès l'an 38o, où saint Jérôme écrivit
la Vie de saint Paul ermite, dans laquelle il stigmatisa la
fable de saint Macaire de Rome. L'origine du culte voué à
ce personnage fabuleux se rapporte à peu près au ix*" siècle.
En effet, dans le calendrier de Constantinople, qui date du
viii^ siècle, il n'est fait aucune mention de ce prétendu
saint, tandis qu'on en trouve le nom et l'histoire abrégée au
dix-neuvième jour de janvier dans le Ménologe de Basile Por-
phyrogénète, qui remonte à l'an 984. On en voit encore le
nom et la représentation, au même jour, dans lesEphémérides
gréco-russes, publiées par le P. Papebrock, quoique, dans
les menées plus récentes dont Sirlet a fait usage pour son Mé-
nologe, on en fasse mention au 23 octobre. Inutile d'ajouter
que dans les derniers Ménologes publiés depuis i843, le nom
et la légende de saint Macaire de Rome ont complètement
disparu.
Le culte de saint Macaire de Rome a donc été entièrement
local ; on n'en trouve de traces que dans l'Eglise de Constan-
tinople et dans quelques parties de l'Eglise gréco-russe. De
plus, il remonte à une époque où les formalités et les précau-
tions qui accompagnent aujourd'hui la canonisation solennelle
des saints n'existaient pas encore. Enfin, ce qui mérite bien
d'être remarqué, l'introduction du culte de saint Macaire de
Rome coïncide avec les commencements du schisme grec. Ce
culte en effet remonte, comme nous l'avons déjà dit, à peu près
au ix*" siècle, et le schisme, commencé par Photius en 862, fut
consommé par Michel Cérulaire en io53. Ce simple rappro-
chement nous dit éloquemment à quelles erreurs grossières
s'expose une Église qui s'éloigne du centre de l'unité catho-
lique, et de quels dangers cette même unité préserve celles qui
restent fidèlement en communion avec le saint-siège. La cri-
tique a. bien aussi relevé certaines erreurs historiques dans les
légendes des saints honorés par l'Eglise d'Occident; mais ces
LE UOBINSON DE LA LÉGENDE. 38:i
inexactitudes sont relativement de peu d'in)portance; elles
portent sur les circonstances plutôt que sur le fond, et ne sa-
pent point la vérité du récit par sa base, en n'introduisant que
des personnages fabuleux. Que n'a-t-on pas dit, par exemple,
sur sainte Ursule et les onze mille vierges ses compagnes? Il
n'en est pas moins vrai que celte sainte est un personnage
réel , ainsi que ses compagnes. S'il n'est pas clair que celles-ci
fussent au nombre de onze mille , au moins est-il certain
qu'elles formaient plusieurs milliers. Toutes, probablement,
n'étaient pas vierges ; toutes, peut-être, n'ont pas enduré la
mort chrétiennement; mais toutes ont été immolées par la fé-
rocité des Huns en haine de la religio n, et Cologne a réelle-
ment été le lieu de leur martyre Ml y a loin de là à une fable
où tous les personnages, les lieux et les faits ne sont qu'une
fiction : et si des Églises malheureusement séparées sont tom-
bées parfois dans d'étranges erreurs, ne faut-il pas en cher-
cher la cause dans cette séparation même? ne faut-il pas en
conckire que, dans ce qui touche au culte des saints, comme
dans ce qui regarde directement la foi, la chaire de Pierre est,
par excellence, la chaire de vérité?
H. Mertiajn.
" On peut voir à ce sujet le XI' lome d'octobre, dans les Acta Sanctorum, et,
dans les Etudes, à* série, 1. 1, p. 219 et suiv., un article du père Cli. Daniel sur le
Martyre de sainte Ursule.
25
BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
ŒUVRE DES SŒURS AVEUGLES DE SAINT-PAUL.
Nous sommes heureux de faire connaître à nos lecteurs cette pieuse
institution, encore toute récente et presque inconnue. C'est, sans con-
tredit, une des plus touchantes manifestations de la charité catholique.
Il faut se rappeler qu'il y a en France environ 5o,ooo aveugles, la
plupart appartenant à la classe pauvre. Or, il n'existe, à notre connais-
sance, que deux refuges ouverts à cette infirmité si digne de compas-
sion : les Quinze-Vingts ou la Salpétrière pour l'âge mûr et la vieil-
lesse, et l'Institut impérial des Jeunes- Aveugles pour l'enfance. Hélas !
combien de misères ces établissements laissent sans consolations ! On
n'est admis dans le premier que dans un âge avancé, et dans le second,
entre huit et quatorze ans. D'ailleurs la durée des années d'éducation
à l'Institut impérial n'étant que de six à huit ans, les élèves sont ensuite
rendus à leurs familles; et pour ne parler que des jeunes filles, si elles
n'ont pas quelque moyen d'existence assuré, leur infirmité, qui les
rend à charge à leurs parents, les expose trop souvent aux plus grands
dangers.
Il y avait donc là un immense besoin à satisfaire et une grande œuvre
à accomplir. La charité chrétienne a su venir au secours de toutes les
infortunes. Elle ne pouvait oublier celle-ci.
Une personne dont le nom sera désormais entouré de bénédiction,
mademoiselle Bergunion, s'était consacrée en i83^ aux œuvres de
charité. Elle avait fondé à Paris un ouvroir où elle apprenait à tra-
vailler aux jeunes filles pauvres. En 1840, et plus tard en 1848, on
vint lui proposer de prendre comme pensionnaires plusieurs jeunes
aveugles que leurs parents ne voulaient point garder. La pieuse direc-
trice refusa d'abord, regardant cette nouvelle tâche comme au-dessus
de ses forces. Poussée enfin par un secret instinct, animée aussi par
le souvenir du vénérable P. Varin, elle se décida à recevoir quelques
femmes aveugles. Peu à peu de nouvelles comi^agncs vinrent se join-
dre aux premières. Les commencements furent pénibles : l'exiguïté des
BULLETIN DES OELWRES CATHOLIQUES. 387
ressources, et surtout les exigences, le caractère difficile de ses pension-
naires, mirent la patience de la fondatrice à de rudes épreuves. L'œuvre
maicha pourtant, et les résultats les plus consolants furent obtenus.
Dès lors la grande préoccupation de mademoiselle Bergunion fut
d'assurer à son ouvrage la consistiuice et la durée. L'idée d'un institut
religieux se présenta à son esprit comme un trait de lumière. Cette
pensée fut blâmée par quelques personnes, mais puissamment encou-
ragée par des prêtres zélés. Quelques-unes des compagnes et des élèves
de mademoiselle Bergunion s'empressèrent de s'y associer.
Sur ces entrefaites, M. l'abbé de la Bouillerie, alors grand-vicaire
de Paris, vint visiter l'établissement et entre\it là le doigt de Dieu. Il
parla à Mgr Sibour de ce qu'il avait vu dans la pauvre maison de la
rue des Postes. Le prélat, touclié, s'empressa de se rendre à l'ouvroir,
et il fut édifié à ce point que, sans plus tarder, il déclara à la fonda-
trice et à ses filles, qu'elles pouvaient se considérer comme formant
une communauté religieuse. M. l'abbé Dedoue leur fut donné comme
supérieur, et à partir de ce moment, les sœurs furent soumises à un
règlement. Le 12 nuii i853, M. l'abbé de la Bouillerie vint donner
l'iiabit religieux à treize sœuis, dont sept étaient aveugles. La femme
dévouée qui avait formé ce groupe autour d'elle prit aussi l'habit, et
depuis elle a conservé les titres de mère et de supérieure.
La communauté fut désignée sous le nom de Sœurs aveugles de
Sainr-Paul, en mémoire de la cécité momentanée du grand apôtre, et
aussi à cause de ces belles paroles d'une de ses épîtrcs, que les Sœurs
ont adoptées comme devise : Eramus aliquando tenebrœ, nunc autem
lux in Domino.
Le souverain pontife Pic IX ne pouvait manquer d'accueillir une si
belle OEuvre avec la bienveillance accoutumée de son cœur pa-
ternel. Le saint-père la eu effet bénie, et, pour en favoriser le dévelop-
pement, il lui a accordé de riches faveurs spirituelles.
L'OEuvre a été aussi recommc par un décret impérial en date du
24 août 1857.
L'institution des Sœurs aveugles se trouve donc solidement consti-
tuée, avec ce but d'une ambition et d'une grandeur toutes chrétiennes :
« Entreprendre successivement, et en piojwrtion des ressources,
toute œuvre ayant pour objet l'amélioration physique, intellectuelle et
morale des aveugles, quels que soient leur âge et leur condition. — La
maison, en conséquence, outre les jeunes enfants^ adniet, en qualité
de pensionnaires soumises à une règle de travail et d'étude, \vs filles
aveugles adultes qui n'ont pas dans le monde une position honorable
et assurée; elle s'ouvre aussi aux dames aveugles^ pensionnaires libres,
qui trouvent là, avec une hospitalité cordiale, tous les soins qu'exige
388 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
leur état. Ou reçoit encore dans l'établissement, pour leur donner une
éducation chrétienne et un état manuel, \u\ certain nombre de jeunes
filles voyantes, qui sont les compagnes et les guides des aveugles. »
L'établissement des Sœurs de Saint-Paul, aujourd'hui placé rue
d'Enfer, ii4, renferme déjà cent quinze personnes, tant aveugles que
voyantes. Les petites filles y sont admises dès 1 âge de quatre ans. Leur
éducation est confiée à des religieuses aveugles comme elles. Ces
pieuses maîtresses sentent mieux quels soins il faut leur donner. Ins-
truites par leur propre expérience, elles possèdent le secret de leur
aplanir les difficultés de léducation et de l'instruction. On ne saurait
croire quels petits prodiges leur zèle industrieux est parvenu a réaliser.
Les jeunes élèves exécutent des travaux d'aigudle d'une extrême déli-
catesse; elles savent même se rendre utiles dans le jardin en arrachant
les herbes parasites, qu'elles ont le talent de discerner par le seul
toucher. Plusieurs d'entre elles cultivent avec succès la musique.
Moyennant des signes à leur usage, on leur apprend a lire, à écrire;
et même, grâce à des procédés ingénieux, elles peuvent correspondre
par lettres avec leurs parents. Aucune des branches de l'instruction
primaire n'est négligée : grammaire, arithmétique, géographie et
histoire. Il y a quelques semaines, à l'occasion d'une petite fête, les
jeunes pensionnaires représentaient, au grand plaisir de juges experts,
le croirait-on? la tragédie cVEst/ierl
Nous n'avons pas besoin de dire que la religion occupe le premier
rang dans la pieuse maison.
Lorsque l'éducation est terminée, les pensionnaires peuvent encore
rester dans l'établissement, soit au même titre que les autres élèves,
soit comme dames pensionnaires, soit même comme religieuses; car,
entre autres bienfaits, la nouvelle fondation procure encore aux filles
aveugles qui s'y sentiraient appelées, l'inestimable consolation de se
consacrer tout entières au service de Dieu. Jusqu'ici aucune commu-
nauté ne leur était ouverte. Saint François de Sales lui-même, en fou-
dantun ordre dont il n'excluait pas les infirmes, n'avait osé y admettre
les personnes aveugles. Tout au plus avait-il consenti à ce que chaque
monastère pût se charger d'une religieuse privée de la vue. Désormais,
grâce au nouvel Institut, les femmes aveugles ne seront plus déshé-
ritées des faveurs et des joies incomparables réservées aux épouses du
Seigneur. Certes, q\iand bien même la fondation des Sœurs de Saint-
Paul n'aurait rendu que ce service, on ne saurait trop louei- la pensée
qui l'a fait naître, ni lui accorder de trop grands encouragements.
— Nous devons borner ici cette notice sur les Sœurs aveugles. Per-
sonne ne s'étonnera sans doute de la longueur relative de ces détails, au
sujet d'une OEuvre intéressante entre toutes, etdont nousaurions voulu
BULLETIN DES trtXVIŒS CATHOLIQUES. 389
parler flans toute reffusiou tle notre cœur. Nous sommes certain que
nos lecteurs nous sauront gré de leur raconter un jour tant de sujets
d'édification et d'admiration qui se rencontrent dans la maison des
pieuses sœurs ' .
En terminant, qu'il nous soit permis de faire appel en leur faveur à
toutes les personnes qui s'intéressent aux œuvres d'humanité, de bien-
faisance et de charité. Cet appel, nous l'adressons en particulier aux
personnes pieuses et à nos confrères dans le sacerdoce. Dans l'intérêt
d'une infortune qui mérite de si vives sympathies, la France entière,
nous l'espérons, voudra s'associer à l'OF-uvre des Sœurs aveugles, et
tous les pays catholitjues qui, eux aussi, connaissent les mêmes besoins,
suivront la généreuse initiative qui, cette fois encore, appartient à la
France. Ya-t-il témérité à croire que l'OEuvredes Sœurs de Saint-Paul
est un germe destiné à se répandre dans le monde entier?
Hélas ! ce n'est encore que le grain de sénevé. L'établissement est
dépourvu de ressources assurées. La pieuse fondatrice, après y avoir
épuisé tout son patx'imoine, se voit forcée de repousser un grand
nombre des demandes qui lui sont adressées. C'est là, nous le savons,
le chagrin le plus navrant qui afflige son cœur.
Un autre élément de vie est indispensable à la communauté. Ou
comprend que l'administration, la direction des emplois, une foule de
détails ne peuvent être confiés qu'à des personnes qui jouissent de la
vue. C'est sur elles que doit reposer l'OEuvre tout entière. 11 importe
donc avant tout à la prospérité, à la conservation même de l'Institution,
qu'il se présente un nombre croissant de personnes qui se consacrent
à ce ministère de dévoùmenl. Plusieurs âmes délite, qui en ont déjà
fait l'expérience, sont heureuses de répéter que leur tâche est belle et
bien douce à remplir. Il est vrai, leur abnégation doit être grande,
continuelle et obscure ; mais, précisément à cause de cela, la nature
du sacrifice est digne df tenter les grandes générosités chrétiennes.
' On trouvera beaucoup d'autres renseignements dans quelques brochures ou
livres récents, auxquels nous avons fait beaucouj) d'emprunts. — Voir une bro-
chure do M. \^. Bouniol (Paris, 1858, \ Bray. — Au profit do lŒuvrc), et les
OEarrps de charité à Pari<;, par mademoisollo .Iulie Gouraiid. (1 vol. in-12. Paris,
1862. Douniol.)
Nous saisissons avec empressemont l'occasion de recommander cette dernière
publication comme une lecture éminemment inlérc.-santo et édifiante. Dû à une
plume qui rond depuis lonL^tempsde grands ?ei\ices à la cause du bien, ce livre a
déjà été traduit en plusieurs langues. Il n'a pu sans doute révéler louies les bonnes
œuvres qui s'accomplissent dans la capitale, mais c'est tout au moins un beau
chapitre d'un livre (pTon pourrait écrire <ows le titre de ; Miisierea de Paris, et qui
serait la contre-partie dune publication trop scandalensemoiit fjmcu.>o. _,
390 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
« La charité est patiente et pleine de bonté 5 elle est capable de tout
souffrir et de tout supporter. >- Ainsi a paillé le glorieux patron des
Sœurs aveugles de Saint-Paul.
ASSOCIATION DE SAINT-FRANÇOIS DE SALES.
Peu de catholiques en France se rendent bien compte des ravages
qu'exerce autour de nous la propagande protestante. Parce que le pro-
testantisme n'est qu'une négation, et que le principe du libre examen,
poussé à ses dernières conséquences, l'a, pour ainsi dire, fait déchoir
du rang de religion positive; parce que les mille sectes qui pullulent
dans son sein ne peuvent plus même se parer de cette ombre d'unité
dont elles se montraient autrefois jalouses, si bien que \ individualisme
est devenu de nom et de fait le suprême refuge des protestants qui
veulent garder encore quelque chose de chrétien, et se réclnDier,
comme ils disent, de Jésus-Christ et de son Evangile; on est tout porté
à croire qu'il ne peut sortir de là qu'un prosélytisme stérile sans aucune
action sur les consciences, et par là même sans danger pour les
âmes. C'est là une illusion qu'il importe de dissiper, car la sécurité
qu'elle engendre double les forces de nos ennemis, et, comme ils ne
trouvent chez nous aucune résistance sérieuse et organisée, leur audace
croît chaque jour et leur ardeur conquérante ne met de bornes ni à ses
espérances, ni à ses entreprises.
Oui, dans un siècle d'indifférence comme le nôtre, le protestan-
tisme est un immense danger : il trouve toujours assez de prise sur des
âmes où la foi est éteinte et qui cependant, naturellement chrétiennes,
ne peuvent se passer tout à fait de religion. A ces âmes-là il faut une
religion amoindrie et accommodante, une religion au rabais, dont la
pratique ne coûte à la nature aucun sacrifice, et le protestantisme
contemporain est pour elles quelque chose de très-confortable. Il le
sait bien, et il leur tend les bras ; encouragé par le succès, il ne recule
pas devant les projets les plus gigantesques, et il ne songe à rien moins
en ce moment quii protesta/itiser la France, ce qui ferait pencher dé-
finitivement de son côté la balance européenne.
Rendons grâce aux hommes zélés qui, justement alarmés de ce
péril, ont entrepris de le conjurer, et qui invitent tous les catholiques
à s'unir pour la défense et la conservation de leur foi. Tel est le but
de l'Association de Saint-François de Sales, qui sera pour la France,
il faut l'espérer, ce qu'est déjà pour l'Allemagne la grande et belle
Association de Saint-Boniface, et qui, bcnie et encouragée par le sou-
BULLETIN DES OEUVRES CATHOLIQUES. 3W
verain pontife et par un grand nombre d'évêques, fait chaque année,
depuis sa récente fondation, les plus consolants progrès. On l'a dit
avec justesse : c'est une sorte de Vrojiagatlon de la Foi à l'intérieur.
Comment une pareille oeuvre n'aurait-elle pas les sympathies de tout
bon catholique ?
D'après son règlement, l'Association de Saint-Fiançois de Sales se
propose :
1° De ranimer l'esprit de foi et de zèle d'un grand nombre de chré-
tiens, qui ne se doutent pas du péril où leur foi se trouve de plus en
plus exposée, et de solliciter dans ce but leurs prières d'abord, puis
leurs aumônes ;
a° De développer, de soutenir ou même de fonder, au moyen de
ces prières et de ces aumônes, les œuvres ou institutions chrétiennes
les plus capables de paralyser les efforts du protestantisme (écoles ca-
tholiques, orphelinats, asiles, bibliothèques, missions, retraites, etc.);
3" L'Association de Saint-François de Sales se propose en outre de
recueillir, pour les publier au besoin, et pour les mettre à la disposi-
tion des écrivains catholiques, tous les documents et faits authentiques
relatifs à la propagande protestante.
A cet effet, l'OEuvre est dnùgée par un conseil central résidant ù
Paris, et présidé par Mgr de Ségur; ce conseil compte parmi ses
membres d'éminents catholiques, tous connus par leur zèle et par
leurs lumières, et dont plusieurs se sont déjà distingués par d'excellents
écrits de controverse'. Des dii^ecteurs diocésains, désignés par les
évêques, correspondent avec le conseil central, reçoivent de lui les do-
cuments relatifs à l'Association, et lui transmettent à leur tour les ren-
seignements nécessaires pour faire connaître les besoins particuliers
de la population au milieu de laquelle ils vivent.
Telle est, en deux mots, l'organisation bien simple de cette OEuvre.
Ceux de nos lecteurs qui désireraient la connaître plus à fond, jiour-
ront s'adresser au secrétariat de l'Association, rue de Verneuil, 33.
Dès la première année, la plupart des évêques de France répondi-
rent à l'appel qui leur fut fait par le conseil central, et aujourd'hui
rOEuvre fonctionne dans un grand nombre de diocèses.
Mais, dans un siècle positif connue le nôtre, où tout s'estime par
chiffres , on nous demandera tout d'abord avec quelles ressources
l'OEuvre subvient à tant de besoins, et si elh- dispose d'un budget
considérable. — Point du tout : les recettes, qui, en i86o, s'élevaient
à 97,000 francs, n'ont pas beaucoup dépassé 100,000 francs en 1861.
C'est avec cela qu'il faut tenir tête à ces associations protestantes si
richement dotées, qui ajoutent à l or de France l'or d'Angleterre et
de Hollande : Société britannique et étrangère ^ Société cvangclique
392 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
de Genève^ Société biblique française^ Société èvangélique de Pa/is^
Union protestante libérale^ Société du sou protestant, Société centrale
d'évtingélisafion , etc., etc. 11 faut renoncer à les nommer toutes j
chaque jour en voit naître de nouvelles, et les divisions même du
protestantisme contriiuient à multiplier leur nombre comme à exciter
leur émulation et leur ardeur de prosélytisme.
Qu'on se rassure toutefois : la charité catholique est bonne ména-
gère, et, entre ses mains industrieuses, les ressouixes se nudtiplient;
car c'est bien d'elle que l'on peut dire comme de la femme forte des
Livres saints : Operata est cnnsilio manuum suarum. Combien d'œu-
vres, aujourd'hui prospères, qui ont commencé sans autre fonds que
les promesses de la Providence !
Oui, avec ce mince budget, l'Association de Saint-Fi^ancois de
Sales a déjà préservé bien des âmes en danger de perdre la foi. Il ne
faut pas une somme considérable pour faire les réparations les plus
urgentes à une église de village ouverte à tous les vents ; et cela suf-
fira bien souvent pour empêcher une partie des paroissiens de fré-
quenter le temple protestant où l'on est à l'abri des intempéries de
l'air. De même il n'en coûte pas beaucoup pour entretenir un maître,
une maîtresse d'école catholique, et pour ôter aux parents la tentation
d'envoyer leurs enfants aux écoles protestantes qui sont venues s'éta-
blir dans leur voisinage , précisément dans l'espoir d'enrôler sous
la bannière de leur secte ces pauvres innocents. Quand le remède
est appliqué à temps, presque toujours il est efficace. Le protestan-
tisme ne s'empare en général que des populations où règne une
grossière ignorance, faute de secours religieux, et il échoue partout
où il y a un prêtre instruit et zélé, secondé par de bons maîtres et
de bonnes maîtresses d'école. Ces apôtres, lorsqu'ils viennent mar-
chander les âmes la bourse à la main, rencontrent souvent, même
chez les femmes et les enfants qui leur semblaient une si facile
proie, une sainte et généreuse opiniâtreté dont ils restent stupéfaits.
L'année dernière , l'Association catholique de Saint-François de
Sales, avec les faibles ressources que nous avons dites, a eu le bon-
heur de concourir à la fondation de i8 écoles ou salles d'asile, et de
secourir io8 écoles qui peut-être seraient fermées aujourd'hui si elle
n'était venue en aide aux pi'êtres zélés qui les avaient établies. De
plus, elle a secouru 4^ pauvres églises, où le service divin allait être
interrompu à cause du manque de ressources, et parce qu'elles n'of-
fraient plus un abri convenable au Créateur du ciel et de la terre.
Elle u'a pas oublié non plus qu'aujourd'hui le peuple lit beaucoup,
qu'il lit tout ce qui tombe sous sa main, mauvais journaux, brochures
hérétiques ou impies, publications immorales à un sou j elle a cher-
BULLETIN DES ŒUVIŒS CATHOLIQUES. 393
dir ;i neutraliser l'effet de ce poison par de bonnes lectures, et, dans
le courant de la même aunée, elle a établi 4<^ bibliothèques et ré-
pandu 82,5io livres religieux el traités catholiques.
De bons prêtres, sous le nom <le Société des prêtres de Saint-
François de Sales, ont mis leur zèle au service de lOEuvre pour évan-
géliser la banlieue de Paris. Des missionnaires, agréés par l'autorité
diocésaine, ont fait entendre la parole de Dieu dans grand nombre
de paroisses des diocèses de Lyon, Valence, Bourges, Chartres,
Bavonne el Nîmes, el ces prédicDlions extraordinaires ont produit l(>s
fruits les plus consolants.
Pour que la France redevienne aussi catholique qu'elle le fut aux
plus beaux jours du xvii^ siècle, il suffirait de nudliplier ces moyens
d'action qui ont déjà triomphé plus d'une fois, dans notre patrie, de
l'ignorance, de l'erreur et du fanatisme hérétique. L'Association de
Saint-FVançois de Sales est, nous n'en doutons pas, un des instru-
ments les plus puissants que la Providence ait préparés pour ce tra-
vail de régénération. Nous aurions voulu dire aussi comnuMil elle y
contribue en éclairant le zèle à l'aide de ses Bulletins^ qui nous font
connaître le protestantisme contemporain, trop peu étudié, croyons-
nous, dans la plupart de nos éc(>les de théologie. Si, à l'apparition
(l'une épidémie nouvelle, c'est un devoir pour le médecin de savoir,
autant que possible, cpiels en sont les caractères et par quels remèdes
on peut la combattre, combien plus le prêtre, à qui Dieu a confié les
âmes, ne doit-il pas chercher à s'instruire des maladies qui exercent
parmi elles de tels ravages? Mais l'espace nous manque pour entamer
ce sujet, qui nous mènerait loin. En attendant, nous renvoyons au
Bnlld'ni Av l'Association, où l'on trouvera une étude très-intéressante
de M. l abbé Martin, cuié de IVrney, sur rjvenir du Prntestaiilisme.
(jonnne livre de propagande, les Causeries sur le Protestantisme d' au-
jounVhui^ de Mgr de Ségur, doivent être placées en première ligue.
Puissent les écrivains calholupies, s'inspirant d'un zèle égal au leur
el non moins éclairé, contribuer à lépandre à Ilots, sur les populations
qu'on égare, cette lumière de l'Kvangile dont l'Eglise romaine est
ici-bas la seule dispensatrice, el sans laquelle il n'y a que ténèbres !
(1EU\M\E DES APl'RENTIS ET DES JEUNES OUVRIERS.
La position des apprentis et des jeunes ouvriers, au point lU' vue
riligieiix, est souvent bien afiligeanle. Beaucoup d'entre eux fiéquen-
lent, dans leur enfance, les écoles chrétiennes; ils apprennent leur
394 BULLETIN DES CEUVRES CATHOLIQUES.
caléchisme , ils font leur première comniimioii . Mais les nécessités maté-
riellesdc la -vie viennent ensuite les saisir. En commençant leur appren-
tissage, ils cessent d'aller à l'école et, presque en même temps, d'aller
à l'église; ils n'entendent plus parler de leurs devoirs, ils abandonnent
la pratique de la religion et restent sans défense, exposés à l'influence
toujours redoutable des mauvaises compagnies, des mauvais conseils
et des mauvais exemples ; les passions ne tardent pas à s'éveiller, et
l'on éprouve trop souvent combien il est difficile de ramener ces
jeunes gens égarés à la ligne de conduite qu'ils auraient toujours sui-
vie s ils avaient été fidèles à leur première éducation.
Pour remédier à ce mal, on a fondé à Paris et dans plusieurs autres
villes de France, des associations et des patronages qui offrent aux
apprentis et aux jeunes ouvriers, les moyens de se maintenir dans les
bonnes habitudes de leur enfance et d'assurer leur persévérance.
A Paris, ces associations sont de deux sortes ; les unes sont dirigées
par MM. les membres des Conférences de Saint-Vincent de Paul , les
autres par les Frères des Écoles chrétiennes.
La Société de Saint- Vincent de Paul emploie surtout deux moyens
de préservation : les Maisons de patronage et la Visite des ateliers.
Les maisons de patronage reçoivent tous les dimanches des apprentis
qui viennent y assister aux offices divins, y recevoir les instructions
religieuses, en même temps que des leçons appropriées à leurs profes-
sions, entre autres de dessin linéaire et d'ornementation. La récréa-
tion tient aussi une grande place dans ces réunions hebdomadaires.
Cbaque maison est gouvernée par un directeur, qui s'occupe, dans la
semaine, de placer les nouveaux enfants en apprentissage, qui dresse
et signe les contrats, qui en surveille l'exécution. Il est assisté dans
ses fonctions par un certain nombre de confrères zélés qui se dévouent
à la même œuvre.
La visite des ateliers a pour résultat de créer entre le maître et l'As-
sociation, entre l'atelier et l'OEuvre du patronage, un lien de bonnes
relations qui tourne tout à l'avanlage de l'apprenti. Dans ces visites,
on peut constater la cause réelle des absences de l'enfant ou de son
arrivée tardive au patronage, et, par là même, on obtient une plus
grande exactitude aux réunions du dimanche. On s assure aussi, de
cette manière, que l'apprenti se trouve dans de bonnes conditions de
moralité, de salubrité et de progrès professionnel.
Les Frères des Ecoles chrétiennes réunissent leurs associés dans
leur maison de la paroisse sur laquelle est établie l'Association, ou
dans quelque autre local plus commode, sous leur surveillance. Tous
les dimanches, les jeunes ouvriers de ces Associations assistent à la
sainte messe et entendent une instruction religieuse. Pendant le reste
I
BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES. 895
de la journée, ils ont à leur disposition des jeux et \nic hibliollièque.
Chaque mois, ou même plus souvent, on leur ménage une soirée
récréative. Tous les trois mois, il y a une séance solennelle dans
laquelle on distribue publiquement <les récompenses à ceux qui se
sont fait remarquer par leur zèle et leur assiduité. Chaque année,
pendant la semaine sainte, les membres de l'Association sont préparés
à raccomplissement du devoir pascal par une retraite de huit jours,
et à toutes les grandes fêtes beaucoup d'entre eux s'approchent des
sacrements. Lorsque quelqu'un tombe malade, l'Association le fait
visiter et lui assure un secours pécuniaire ; s'il succombe, elle soulage
son ame par des prières, et s'efforce de rendre à sa dépouille mortelle
les derniers devoirs.
Des Associations de ce gfenre sont actuellement établies, à notre
connaissance, dans vingt et une paroisses de Paris, sous la direction
des Frères des Ecoles chrétiennes et le haut patronage de M. le vi-
comte de Mêla n.
ASSOCIATION ET FONDATION DE MESSES A PERPÉTUITÉ
POUR LES PRÊTRES DÉFUNTS, SOUS LE PATRONAGE DE SAINT - JOSEPH.
«.
Le but immédiat de cette association, toute sacerdotale, est d'as-
surer une assistance efficace aux âmes des prêtres défunts qui souf-
frent en purgatoire. On se propose en même temps d'attirer d'abon-
dantes bénédictions sur les prêtres de l'Eglise militante par la charité
qu'on exerce envers les prêtres de l'flglise souffrante, et les associés
sont invités à prier souvent pour la sanctification des membres du
cleriré.
LOEuvre a reçu son existence canonique ])ar imc ordonnance de
Mgr Angebault, évêque d'Angers, en date du i8 janvier 1861. L'As-
sociation est tlirigée par un Conseil de onze mendjres, cl adiminstrée
par un Bureau de cinq membres, choisis dans ce Conseil. Ce st)ut :
MM. Ménard, vie. géii., présideut; (Uiaignon, S. J., vice-président;
Charles, chan. lion., aumônier (bi Calvaire, trésorier; Crépou, chan.
hon., auuionier des Carmélites, secrétaire; (Charles, vie. à Sainte-
Thérèse, sous-secrétaire.
Par des souscriptions volontaires ou forme un capital, dont la rente
est employée à faire célébrer des messes. Jusquau i" janvier 1S64,
nn tiers de ces messes, et après ce terme, un quart est ap|illqué à tous
les prêtres défunts; les autres sont réservées aux souseripteuis dé-
396 BULLETIN DES OEUVRES CATHOLIQUES.
cédés. — A la fin de chaque année on consacre une somme à faire
célébrer d'autres messes pour tous les souscripteurs morts dans le
cours de cette année. — De plus, dès qu'on apprend la mort d'un
souscripteur, par Tévêché ou par un confrère du voisinage, on fait
aussitôt célébrer pour lui un nombre de messes proportionné à Tini-
porlance de sa souscription.
On est prié d'envoyer son offrande et son adresse exacte à Tun des
membres du Bureau, de préférence à M. le Secrétaire. Cette offrande,
qui ne peut être au-dessous de 5 francs, est faite une fois pour toutes.
Quand on la réitère, ce n'est que comme supplément à la première et
pour acquérir des droits plus étendus aux bénéfices de l'OEuvre.
On le voit, cette pieuse Association offre au clergé les avantages
les plus précieux et les plus assurés. Elle est donc destuiée à se ré-
pandre dans le monde entier. Ses rapides progrès, les adhésions nom-
breuses qu'elle a rencontrées jusque dans les pays les plus lointains,
en ont déjà fait une œuvre vraiment catholique. A la fin de juin 1860,
elle comptait i,55o souscripteurs; à la fin de mai 1861 , elle en
avait 3,800, parmi lesquels 24 cardinaux , archevêques et évêques.
— En 1860, elle avait fait célébrer pour les prêtres défunts xo messes
par semaine, soit jxo par an ; en 1861, elle en a fait célébrer 4o par
semaine, soit 2,080 par an.
P. TOTJLEMOIVT.
BIBLIOGRAPHIE
I
DE L'ÉDUCATION; par i\L'r Dipanlolt, du lAeadéniie (ranraiti'. Tome lll*.
PariSj Douniol, 1862.
Les Uoinmes d' cducatioti, tel est le titre particulier de ce troisième
volume qui complète et couronne une œuvre importante, véritable
corps d'instructions à l'usage de ceux qui se vouent, principalement
dans les établissements ecclésiastiques et les petits séminaires, à ces
laborieuses et utiles fonctions. Comme l'illustre auteur est lui-même,
par excellence, un bomme d'éducation, on prend volontiers confiance
en sa parole, d'ailleurs si pleine d'autorité. On sent tout d'abord que,
pour se placer au vrai point de vue et comme au centre de son sujet,
il n"a eu qu'à s'entourer des souvenirs de toute sa vie. Sans une expé-
rience comme la sienne, qui donc aurait pu écrire ces pages substan-
tielles, où se révèle une connaissance si intime et si familière de la
jeunesse, une entente si parfaite de tous les moyens par lesquels un
bon maître arrive à faire de ses élèves des chrétiens, des liommes, à
triompber de leurs mauvaises inclinations et à déposer dans leurs
cœurs le germe de toutes les vertus?
C'est auprès des vénérables prêtres qui l'ont formé lui-même à la
vie sacerdotale, et dont il est devenu le digne successeur; c'est au
petit séminaire de Paris, qu'il a diiigé avec tant de zèle et d'éclat;
c'est dans les établissements ecclésiasiiques de son diocèse, où il sur-
veille avec amour cette portion si intéressante de son troupeau, que
Mgr l'évêque d'Orléans a étudié à fond l'art d'élever la jeunesse;
c'est là qu'il a appris à connaître dans toute leiu- étendue et leur
gravité, comme aussi dans leurs moindres détails, Us devoirs de ces
liommes d'éducation parmi lestjuels il tient lui-même un ian<^ si
éminent.
\ entablement, il nous send)le avoir tract' de main de maître le por-
trait d'un supérieur accomjili : générosité de cœur et largeur desprit;
application constante à diriger ses collaborateurs, à les former, à venir
398 BIBLIOGRAPHIE.
en aide à leur inexpérience ; une vigilance qui embrasse tour, sans
jamais porter atteinte à la spontanéité, à l'initiative dont chacun a
besoin dans l'emploi qui lui est confié; le respect, l'amour de tous
ceux qu'il gouverne, et cette cordialité sans laquelle le commande-
ment est dur et sent la domination; enfin, et par-dessus tout, l'esprit
de foi, le recours fréquent à la prière, afin d'obtenir du ciel les grâces
qui doivent féconder les travaux de tous : tel sera cet homme sur le-
quel pèse, dans une maison d'éducation, une si grande responsabilité,
et auquel l'éminent écrivain applique ces paroles de son poète favori :
In te domus inclinata recumbit.
Sous un tel chef, un séminaire, un collège ne peut que prospérer,
quand même son personnel serait insuffisant et défectueux à beaucoup
d'égards.
Mais aussi, combien sont à plaindre ceux qui ont le malheur de
rencontrer dans un supérieur des qualités toutes contraires : un cœur
sec et froid, des vues étroites et mesquines, un abord sévère et glacial;
une inflexible raideur, compagne ordinaire de la médiocrité, qu'elle
réussit mal à déguiser; l'esprit administratif à la place de l'esprit pa-
ternel et pastoral; un prodigieux abus du moi, jusqu'à répéter sans
cesse : jyia maison, mes classes, mes professeurs. Cette peinture est
saisissante et tristement instructive ; mais on n'insiste sur de tels dé-
fauts, heureusement rares dans les maisons religieuses, que pour mettre
en lumière les grandes et indispensables qualités opposées.
Nous croyons que les hommes spéciaux sauront apprécier les re-
commandations et les avis relatifs aux divers emplois des maîtres et
directeurs, préfets des études, de religion et de discipline, professeurs,
présidents, etc. A l'abondance, à la pr-écision des détails, on sent que
Mgr l'évêque d'Orléans connaît à fond le mécanisme de chacune de
ces fonctions. Il parle classe, leçons, devoirs, comme un professeur;
études, récréations, promenades, comme un préfet de discipline; ca-
téchismes, confessions, retraites, comme un pi^éfet de religion. Presque
toujoui's il complète ses instructions par quelques articles de l'ègie-
ment; car il veut des règlements écrits, non de vagues usages et d'in-
certaines traditions. Gomme il le remarque fort à propos, l'Eglise
règle tout dans la liturgie, jusqu'à la moindre parole et au moindre
geste, et l'on peut dire, en un certain sens, que toute la religion tient
à cela. Qui ne sait aussi qvie, chez les nations civilisées, la théorie et
l'exercice militaires sont réglés dans le même détail, et que de là vient,
en grande partie, leur supériorité sur le champ de bataille? Si donc
V administratif ne doit pas l'emporter sur le pastoral, il ne faut pas
BIBLIOGRAPHIE. 399
non plus que, sous prétexte de régime paternel et d'esprit de famille,
on s'imagine pouvoir se passer de discipline extc^rieure.
Il y a là tout ini chapitre, le x" du livre II, digne d'être médité par
tous ceux qui dirigent des petits séminaires; il a pour objet le système
des fonctions simn/tanées, titre qui ne sera pas sans mystère pour
plus d'un lecteur. Qu'est-ce que le système des fonctions simultanées?
Voici comment la question est posée par l'illustre auteur :
« Les facultés de l'enfimt étant multiples, et l'éducation une œuvre
complexe, est-il plus simple de la diviser rigoureusement en autant de
parties distinctes et de fonctions séparées que l'enfant a de facultés
diverses, et de confier chacune de ces fonctions à des maîtres diffé-
rents, qui en feront chacun leur affaire, sans se mettre en peine du
reste : de telle sorte que l'un sera chargé de l'éducation intellectuelle
sans s'occuper de l'éducation morale; l'autre, chargé de l'éducation
rehgieusc sans s'inquiéter en rien de l'éducation littéraire ou discipli-
naire? en un mot, faut-il que, parmi les maîtres, les uns s'occupent
exclusivement d'enseignement, les autres exclusivement de religion,
les autres exclusivement de discipline, et pas d'autre chose?
« Le professeur, le maître d'étude et l'aumônier sont, dans les mai-
sons universitaires, le type parfait de ce système.
« Ou bien, les diverses branches de l'éducation, quoique distinctes,
étant au fond solidaires et l'œuvre unique, vaut-il mieux que, tout en
gardant sou titre et sa fonction propre, chacun cependant ait une part
commune et active dans l'œuvre générale, dans l'œuvre entière de
l'éducation, et pour cela exerce simultanément, dans une mesure
CONVENABI.E et dc justcs limites, les fonctions disciplinaires, profes-
sorales et pastorales ?
« Telle est la question. »
Ainsi posée, n'est-elle pas à moitié résolue? Qu'on lise néanmoins
l'intéressant chapitre où elle est débattue avec beaucoup de chaleur et
de conviction; nous croyons qu'on résistera diflicllement à l'argumen-
tation pressante qui conclut en faveur des fonctions simultanées. On
pourrait cependant différer d'avis sur quelques-unes des conséquences
pratiques. Oui, c'est chose évidente à nos yeux, là où l'on a vraiment
à cœur de faire le bien, il faut que tous ceux qui approchent les élèves,
n'importe à quel titre, concourent, soit par leurs paroles, soit jiar
leurs exemples, à développer en eux des sentiments d'honneur, de
respect d'eux-mêmes, de fidélité à leurs devoirs d'écoliers, de fils et de
chrétiens, et prennent ainsi une part très-efticace à leur éducation mo-
rale et religieuse. C'est là le point capital, et il est mis en pleine lu-
mière par Mgr l'évêque d'Orléans. Ce qui est peut-être plus contes-
table, c'est que, réciproquement, ceux qui remplissent auprès des
400 BIBLIOGRAPHIE,
élèves un ministère sacré, les confesseurs par exemple, doivent aussi
exercer, vis-à-vis des mêmes jeunes gens, les fonctions de la discipline
ou de l'enseignement littéraire. On voit d ici les raisons qui pourraient
militer pour la négative. Mais, quoi qu'il en soit de ce dernier point,
le principe, qui est d'une grande valeur, subsiste, et personne n'ignore
combien l'éducation est en souffrance dans tous les établissements où
a prévalu le principe contraire, moins peut-être par choix et par sys-
tème, que par la plus triste des nécessités.
Après avoir ainsi tracé à chacun sa ligne de conduite, le pieux et
zélé prélat, qui avait déjà plus d une fois parlé de la prière, éprouve
le besoin d'insister encore sur ce point essentiel, et dans un magni-
fique chapitre qui termine cette sec^onde partie, il montre la nécessité,
pour 1 honnne d'éducation, de devenir avant tout liomme de prière :
« La vie dont nous avons donné l'idée par les règlements qui pré-
cèdent, évidemment n'est pas une vie de loisir et de plaisir : c'est une
vie de noble labeur et de sollicitude incessante, une vie de zèle et de
sacrifice.
« Mais, pour mener une telle vie, pour être les hommes de ce dé-
voùinent et de ce sacrifice, et pour l'être avec constance, il faut être
des hommes de vie intérieure.
« L homme d'action, l'homme de conseil, l'homme de dévoûment
lui-même, tomberont bientôt, si l'homme de prière ne les soutient. »
Citons encore quelques paroles :
" Rien ne donne plus de loisir et de vigueur pour les affaires et pour
tout, que la fidélité aux exercices spirituels : on croit sacrifier du temps,
on en gagne : les exercices de piété régulièrement faits, et l'oraison
surtout, mettent dans l'âme je ne sais quel poids de Dieu, pondus tli-
viiium^ qui la maintient, qui la règle, qui l'ordonne, et qui maintient,
règle et ordonne tout dans la vie : c'est le remède souverain et unique
contre tontes ces légèretés de l'esprit et de la conduite qui sont la
ruine du temps : c'est aussi dans l'âme une source permanente de lu-
mière, de paix et de force : l'esprit en devient plus lucide, l'imagina-
tion et le cœur plus calmes, le caractère plus énergique et plus ferme ,
et avec de telles qualités un homme fait plus et mieux dans une heure,
soit en affaires, soit en études, que celui chez qui ces qualités sont
absentes ne ferait en deux. « Le temps me manque et les journées ne
suffisent pas à mes affaires, disait au P. de Ravignan un ecclésiastique
occupé. — Faites une heure d'oraison tous les matins, lui répondit
l'homme de Dieu, et je vous assure que vous trouverez du temps
pour tout. Oh ! comme cela est vrai ! Et quelle erreur de sacrifier
ses exercices de piété pour avoir plus de temps ! »
Voilà le résumé, nécessairement bien incomplet, des deux pre-
BIBI.IOGUAIMIIE. 40i
mières parties. La troisième partie : Une dernière Jois de ïenfanL, du
fond de sa nature, et des difficultés radicales de son éducation, et la
quatrième : De (juehjues i^rands moyens d'action, auraient pti, à la
rigueur, trouver place ailleurs que dans ce volume, mais elles n'en
seront pas moins utiles aux hommes d'éducation. Que de pages aussi
à mettre sous les yeux des pères de famille, auxquels une aveugle et
molle tendresse prépare souvent de si cruelles déceptions !
Dire que la vie circule dans tout ce livre , que l'austérité des pré-
ceptes est tempérée par le charme de cette parole éloquente, toujours
sùrc de trouver le chemin des cœurs, ce serait en vérité ne rien ap-
prendre à ceux qui ont entendu Mgr lévéque d'Orléans et lu ses écrits.
Celui-ci, destiné à un public restreint, n'aura pas peut-être le même
retentissement que plusieurs autres, mais son action, intime et pro-
fonde, se propagera dans la génération qui s'élève sous nos yeux et
sur laquelle reposent les espérances de l'Eglise.
Il
NOUVEAU COURS DE MÉDITATIONS SACERDOTALES, ou le Prélrc sam-
tifié par la pratique Je l'Oraison., pyr leR. P. Chaignox, S. J. ; 3^ édition, revue
et augmentée, i vol. iu-18 (le o'" et dernier est sous presse). Paris, Blériot, 1861.
Qu'on nous permette de citer tout d'abord les paroles que le pieux
auteur de ces Méditations a placées en tête de son quatrième volume :
'< Au milieu des tempêtes dont l'Eglise est assaillie, nous croyons
voir un symptôme rassurant des consolations qui lui sont réservées
dans le goût toujours croissant de ses ministres pour les réflexions
graves et la sainte oraison. Cent fois nous avons constaté ce progrès,
prélude de toutes les bénédictions du ciel sur les pasteurs et les trou-
[)eaux , dans le ministère des retraites ecclésiastiques, qui, depuis
bientôt trente ans, nous met en rapport chaque année avec une partie
considérable du clergé. Une autre preuve de cette heureuse tendance
nous est donnée en ce moment, et qu'on nous permette d'avouer la vive
satisfaction qu'elle nous cause : c'est l'accueil si plein d'encouragement
que reçoit en France et à l'étranger le Aon veau cours de méditations
sacerdotn/es. Les deux premières éditions, formant im ensemble de
treize mille exemplaires, sont déjà entre les mains de nos vénérés
conl'rères. »
Ainsi donc, c'est un fait constant, il y a en France im nombre con-
sidérable de prêtres qui n'ont rien tant à cœur (jue de se pénétrer des
devohs de leur état, et qui accueillent avec un saint empressement
402 BIBLIOGRAPHIE.
tous les moyens qui leur sont offerts pour travailler à leur propre
sanctification et au salut des Ames confiées à leurs soins. Chaque matin,
ces prêtres consacrent à Dieu les prémices de leur journée, et, avant de
monter à l'autel, ils portent sur eux-mêmes un regard sévère pourvoir
si leur conscience ne leur reproche rien, si toutes leurs intentions sont
droites et pures. Les maximes de l'Evangile leur sont familières, et ils
aiment à méditer ces paroles du Sauveur : Heureux les pauvres (T es-
prit l... Heureux ceux qui pleurent !.. . Heureux ceux qui ont faim
et soif de justice! ... Heureux ceux qui souffrent persécution pour la
justice!... Paroles d'une incroyable puissance et qui ont changé la
face de la terre ! En un mot, ces prêtres retrempent leurs âmes dans
les pensées de la foi, ils placent leur espérance au ciel, et si fortes que
soient les épreuves du temps, ils s'abandonnent avec amour à Celui
qui a dit aux siens : Ayez confiance., f ai vaincu le monde.
En vérité, ces hommes -là, — les hommes d'oraison, — sont, sui-
vant le langage du Sauveur, le sel de la terre, et malheur à nous s'il
venait à s'affadir !
Voilà pourquoi nous croyons pouvoir nous réjouir du succès obtenu
par le Cours de méditations sacerdotales de notre respectable con-
frère, le P. Chaignon, un des hommes, sans contredit, le plus à
même de connaître les besoins spirituels du clergé français, et un de
ceux aussi dont le zèle y répond le mieux, à en juger par les fruits si
consolants de ses retraites pastorales.
Le P. Chaignon s'est attaché à la méthode et au plan des Exercices
spirituels de saint Ignace, mais en appliquant chaque sujet au prêtre
et en ajoutant des Méditations spéciales sur les devoirs de la vie sacer-
dotale. Ainsi, après l'exercice fondamental de la Fin de l'homme, par
lequel s'ouvre le livre de saint Ignace, on trouvera dans l'ouvrage
du P. Chaignon une suite de considérations sur la Fin du prêtre ; sur
la Dignité du sacerdoce, considéré dans sa mission ou dans sa fin ; sur
l'Obligation de la sainteté imposée au prêtre par sa mission, par sa
consécration, par ses fonctions, etc. Le Péché, la Mort, l'Enfer, sont
envisagés de la même manière ; ce qui donne à ces grandes vérités
une bien autre force que si elles étaient présentées à un point de vue
général j car, de la sorte, tout va droit au but, tout porte, et le glaive
de la parole de Dieu frappe, pour ainsi dire, à coup sur.
Aux trois volumes où se déroule le plan des Exercices de saint
Ignace, le P. Chaignon en ajoute aujourd'hui deux autres, consacrés
au propre du Temps et au propre des Saints, c'est-à-dire aux principales
fêtes de l'année. C'est une heureuse inspiration, car, en ces jours privi-
légiés, où 'reposer sa pensée et son cœur, sinon sur l'objet même que
l'Eglise propose à notre foi et qu'elle célèbre dans sa hturgie ? Il est
BlULlOGUAPlllE. 403
vrai, les mystères de Notrc-Seigneur et de sa très-sainte Mère appar-
tenant déjà au plan des Exercices, il en résulte que l'on revient plu-
sieurs lois sur le nicme sujet et que certaines Méditations semblent
faire double emploi. In autre arrangement ou de bonnes tables pour-
ront remédier à cet inconvénient, d'ailleurs fort léger.
Ces Méditations se recommandent encore par un heureux et fré-
quent emploi de l'Écriture sainte. Nouiri le matin de cette manne
céleste, le prêtre en gardera une saveur qui le préservera des miasmes
du siècle et s'exhalera dans ses discours. Est-il surchargé d'occupa-
tions à ce point qu'il ne puisse, dans le cours de la journée, Axire une
lecture de la Bible, sa méditation, bien faite, y aura suppléé. A vrai
dire, elle supplée à tout, tandis que rien ne la supplée elle-même,
ni la lecture des théologiens, ni celle des auteurs ascétiques. Mais
laissons parler le livre qui nous suggère ces réflexions:
u On parle du besoin d'étudier ; il est très-grand pour le prêtre
de nos jours ; mais, s'il faut que Ihomme apostolique soit savant, il est
encore plus nécessaire qu'il soit saint. A mate scient ia/n, dit saint Au-
gustin, sed nnteponite charilatem. Nous devons mettre nos dons natu-
rels, nos talents, nos connaissances acquises au service de la grâce,
pour faire l'œuvre de Dieu ; donc, avant tout, la grâce et ce qui l'attire
en nous. On parle de zèle et de saintes entreprises; est-ce par zèle, ou
par une immortification ennemie de toute contrainte, que je ne puis
me supporter quelques instants en présence de Dieu et de moi-même?
On veut faire du bif n ; les Apôtres le voulaient aussi, et que font-ils
en conséquence de ce désir? Pour avoir le temps de vaquer aux fonc-
tions d'un ministère immense, visiblement liéni du ciel, abrégent-ils le
saint exercice de la prière? Non, ils se déchargent du soin des pauvres,
quoique toujours si cher à l'Eglise, afin de s'appliquer exclusivement
à deux choses qui absorbent tous leurs moments, la prière et la prédica-
tion, o/Yi//(?///e/ ministeiio l'c/bi instantes erinuis ;e{^qn on le remarque,
la prière avant la prédication, la cause avant l'effet : Aisi intns sit qui
dorent, lingua doctoris exterins in vaciiiim laborat. (S. Grég.) « O
prêtres, vous êtes les ministres du Dieu des armées ; vous devez sans
cesse monter et descendre réchelle mystérieuse, comme les anges que
vit Jacob dans le désert. Vous montez de la terre au ciel, lorsque vcnis
unissez votre esprit à Dieu dans loraison ; vous descendez du ciel sur
la terre, lorsque vous apportez aux hommes les ordres du Seigneur et
sa parole. »
Ces dernières paroles sont de Bossuet, et le mieux que nous puis-
sions faire, c'est, croyons-nous, de laisser le lecteur les méditer
à loisir.
404 BIBLIOGRAPHIE.
III
MANUEL DU DIRECTEUR SPIRITUEL DE LA JEUNESSE CHRÉTIENNE
POUR LE CHOIX D'UN ÉTAT DE VIE, par le P. A. Damanet, de la Compa-
gnie do Jésus. Paris, Lethielleux, 1862.
Les Grecs, toujours si ingénieux, avaient imaginé, pour l'instruction
de la jeunesse, une allégorie pleine de vérité, dont saint Basile, dans
des pages charmantes qu'il adresse à deux enfants encore appliqués à
l'étude d'Homère et de Pindare, n'a pas dédaigné de se servir. Ils re-
présentaient Hercule, au sortir de l'adolescence, sollicité en sens con-
traire par la Volupté et par la Vertu : sera-t-il un héros ou une âme
vulgaire? Cela dépend du choix qu'il va faire en cet instant solennel
où il est placé entre deux roules si différentes : Hercules in bivio.
Qui de nous ne connaît ce biviiun? Pendant les premières années,
la route était droite et unie, il n'y avait, pour ainsi dire, qu'à marcher
devant soi. Puis vient un jour où elle se divise : de quel côté prendre?
quel est le bon chemin? Il faut choisir; et ce choix qui engage l'ave-
nir, ce choix d'où dépend le plus souvent notre éternité heureuse ou
malheureuse, se fait d'ordinaire à un âge où l'on est l'inexpérience
même, où l'on ignore le monde, ses déceptions et ses écueils, où l'on
ne se connaît pas bien soi-même. Qu'il importe de rencontrer alors
un guide auquel on puisse se fier !
Le Manuel que nous faisons connaître répond à ce besoin des âmes ;
il s'adresse à la fois aux jeunes gens et à leurs directeurs spii'ituels.
L'auteur a puisé aux meilleures sources : dans les Exercices de saint
Ignace, où la méthode d'élection est traitée si à fond ; dans un opus-
cule du P. Lessius sur le même sujet [De deligendo vitœ statii)\ dans
le grand ouvrage du P. Louis du Pont; enfin, dans les théologiens qui
ont expliqué les obligations des divers états : mariage, célibat, état
ecclésiastique , état religieux ; en sorte qu'on trouvera là réunies toutes
les notions nécessaires pour ne prendre une détermination qu'en toute
connaissance de cause. Notre seul regret, c'est qu'en rassemblant ces
précieux matériaux, le pieux auteur ne les ait pas plus souvent fondus
dans sa propre rédaction, ce qui aurait formé un tout plus homogène
et donné à son livre une allure plus ferme et plus dégagée. Tel qu'il
est cependant, ce livre sera très-utile à tous ceux qui ont à s'oc-
cuper, soit pour leur propre compte, soit dans l'intérêt d'autrui, de
«ette grande et sérieuse affaire du choix d'un état de vie.
Ch. Dvniel.
BIBLIOGHAPHIE. 405
ESSAI SUR LA VÉRITABLE ORIGINE DU DROIT DE SUCCESSION, par
C. F. Gabba, professeur de droit commercial à l'École polytechnique do Milan.
Bruxelles, 1862.
Ce mémoire est la réponse ù la question inscrite par la classe des
lettres de l'Académie royale de Belgique, dans son programme de
concours pour l'année i858. Voici les termes du progranune :
Etablir la véritable origine du droit de succession; rechercher si
ce mode de transmission découle de la nature des choses, ou s'il n'est
quun établissement créé dans un but d'utiUté cit^ile; exposer la doC'
trine des principaux auteurs qui ont traité cette question; proposer
une solution motivée.
Il est inutile de faire remarquer l'extrême importance de ce pro-
blème, qui a préoccupé les philosophes, les économistes, les juris-
consultes et les théologiens. Certaines solutions mènent directement à
la destruction du droit de propriété et favorisent singulièrement le
socialisme. Ce qui est à peine concevable, c'est que des théologiens et
des canonistes les aient appuyées de leur autorité. Une méprise en a été
partiellement la cause. Le droit romain nie que les successions et les
testaments soient de jure natiirœ; mais ces auteurs n'ont pas fait at-
tention que les mots de Jus na turœ, dans \v code, n'ont pjjs le sens que
leur donne la philosopliie et la théologie. En effet, par /us naturœ le
code entend les lois de la nature, en tant qu'elle est commune aux
bêtes comme aux hommes, et il appelle jus gentium notre droit natu-
rel, le droit qui existe partout, indépendanmient des institutions parti-
culières de chaque peuple.
Quoi qu'il en soit, M. Gabba rejette ces solutions, et professe des
doctrines vraiment conservatrices. L'Académie de Bruxelles a cou-
ronné son travail le 5 mai i858, et par cet acte elle s'est honorée en
même temps que son lauréat. Celui-ci a consacré les quatre années
qui se sont écoulées depuis à revoir son mémoire, et il présente au-
jourd'hui au public une oeuvre vraiment remarquable sous le triple
rajiport de l'histoire, de la jurlsjirudence et de la philosophie. Le pro-
fesseur de Milan résume lui-même ses conclusions, dans son der-
nier cha|)itre : « Le droit de succession, dit-il, a toujours suivi le sort
'< de la libre activité des honnnes dans l'acquisition et dans l'usage
« de leurs biens, et à ce titre, il est inséparable de la civilisation ac-
" tuelle. Le droit de succession a été l'occasion de différentes opi-
« nions parmi les écrivains, à des époques où lasciencedu droit n'avait
" pas devant elle le spectacle d'une vie sociale animée par l'activité
« individuelle et par la liberté individuelle; le témoignage favorable
/i06 BIBLIOGRAPHIE.
« que ce droit ol)tient aujourd'hui des écrivains n'est pas moins gé-
« néral ni moins assuré que le triomphe de l'industrie et de toute
« autre liberté privée. La raison enfin, en supposant l'homme animé
« du sentiment de la propriété, et en général du sentiment de la li-
" berlé individuelle, trouve que la faculté de léguer ses biens à qui il
« veut ne peut lui être interdite sans léser son droit de propriété, sans
« faire violence à son vœu, et plus encore à un besoin puissant de son
« âme; de sorte que pour justifier cette mesure, on ne pourrait même
« faire valoir les véritables intérêts du corps social. »
Quanta l'objection que dans la transmission par testament, ou même
par simple succession, il y a solution de continuité entre le donnant et
le prenant, l'auteur remarque que l'homme vit naturellement en so-
ciété, et que la société a envers lui des devoirs, comme l'homme en a
envers la société; « on peut donc affirmer, dit- il, que l'exercice du
«■ droit de succession {^rib intestat^ ou par testament), qui ne saurait se
« produire par les forces de celui à qiii il appartient, peut être sup-
'i posé comme s'accomplissant par le concours, soit direct soit indi-
« rect de la société La transmission des biens par testament est
« désormais à nos yeux une transmission bilatérale, où le concours des
« deux parties, à l'instant de son accomplissement, est remplacé pour
« l'une d'entic elles, le testateur, par la société, qui se porte garant du
" maintien ei de l'exécution de son testament. » On le voit, il y a en
tout cela beaucoup des idées de Haller, dont le savant et profond ou-
vrage sur l'Origine du pouvoir politique semble avoir été inconnu à
M. Gabba; du moins, nulle part il ne le cite. Remarquons encore que
l'auteur considère le droit de succéder ah intestat comme fondé sur la
volonté présumée du défunt et comme se confondant par conséquent,
du moins dans le fond, avec le droit d'hériter en vertu du testament.
Selon l'auteur du mémoire couronné, «■ le droit de succession, le
« droit de léguer ses biens après sa mort aux personnes qu'on choisit
« n'est pas, d'après les principaux fondements qui président à la vie
» privée et à l'organisation sociale de nos jours, un établissement, une
« invention de la loi; mais il découle de la nature des choses, et la loi
« ne fait que le reconnaître et le confirmer, »
Mais cette conclusion, se demande l'auteur, est-elle une vérité ab-
solue « qui ne cessera jamais de subsister, ou bien n'est-elle qu'une
vérité contingente, » dépendant de l'organisation actuelle de la société
et de Va phase historique dans laquelle se trouve le genre humain.*^
M. Gab,ba accorde qu'il y a dans le droit des éléments variables, mais
il établit en même temps qu'il y a aussi des principes qui sont en rap-
port immédiat avec les forces primitives de la nature humaine, et qui
sont invariables comme elles. La propriété, fruit du travail o\i de la
BIBLIOGRAPHIE. 407
liberté active de l'homme, est un principe de ce genre; elle est un
élément impérissable de la vie humaine^ or, la libre disposition de la
propriété est de l'essence de la propriété, et le droit de transmettre
par succession ou par testament n'est qu'une manifestation de la li-
berté du propriétaire; d'où il suit que ce mode de transmission, à
quelque réglementation qu'on le soumette, appartient à ce qu'il y a
de plus fondamental dans la nature humaine, et qu'il ne saurait être
rendu vain en aucun temps, « que par des lois tyranniques. Car c'est
« un principe général que toute manifestation de la liberté de la pro-
« priété, ayant pour motifs les tendances et les penchants naturels
« de l'honmie, participe de la propriété dans sa notion la plus géné-
« raie, et qu'elle est inséparable de l'homme dans le sens le plus géné-
« rai de ce mot. »
Ce peu de lignes suffiront pour faire comprendre la théorie de
M. Gabba à tous ceux qui sont au courant de l'importante question
qui fait l'objet de son mémoire,
J. Gagarin.
1. Documents relatifs aux églises de l'Oriknt, considérées dans leurs
rapports avec le saint-siè;]e de Rome, par Adolphe d' Avril. Paris, 1802, Ben-
jamin Duprat. *
2. GeSCIUCIITE des PI'.OTESTANTtMUS IN DER ORIENTALISCIIEN KIRCHE IM
XVII jahriiundert, Oder der Patriarch Ciirillua Lucaris und seine Zeit (Histoire
du protestantisme dans l'Èi^lise de l'OrioiU au wii' siècle, ou le patriarche Cyrille
Lucaire et son temps), |)ar M. Pichler, docteur en théologie, Munich, 1862.
3. ACTA ET SCRII'TA QU.E DE rONTROVERSIIS ECCLESI/F. GREC* ET LATIN.E
s^cuLO iNDEciMO KXSTANT (Actcs et écrits touchant les controverses des Églises
prrecque et latine au xi" siècle), par Cornélius Will. Leipzig et Marburg, 1861.
i. AcTA PATRIARCIIATIS CONSTANTLNOPOLITANf MCCCXV-MCCCII , P COdicibuS ma-
nuacriptis hihl. palalinœ Vindoboneusis^ ediderunt Fr. Miklosich cl .los. Millier.
(Actes des patriarches de Conslantinople depuis 1315 jusqu'à 1402, publiés d'après
les man. de la bibl. palatine de Vienne, par Fr. Miklosich et .L Millier.) 2 vol.
Vienne, 1860 et 1861. — (F.n grec).
Parmi tant de préjugés qui ont cours dans les Eglises de l'Orient
séparées de l'unité, il y en a un qui semble avoir d'autant plus de
vogue qu'il a moins de fondement : c'est celui qui attribue au saint-
siége l'intention persévérante de vouloir latiniser les Eglises de l'Orient,
tout en les invitant à l'union. Rien n'est plus injuste cependant que
cette prévention surannée, et les documents que M. Adolphe d'Avril
408 BIBLIOGRAPHIE.
vient de publier le prouvent surabondamment... Nous ne saurions
donner luie meilleure idée de l'esprit qui a inspiré cet ouvrage qu'en
mettant sous les yeux du lecteur les passages suivants :
« La charité et un désir sincère de réconciliation peuvent seuls rap-
procher les chrétiens de l'Orient et d'Occident, éloignés aujourd'hui
par le souvenir d'anciennes inimitiés plus politiques que religieuses, et
par des préjugés qui ne résisteraient pas longtemps à une explication
loyale. » (P. i47-)
« Si les Orientaux renonçaient à de funestes préjugés, ils compren-
draient qu'ils ne peuvent assurer l'indépendance de leurs Eglises
contre les abus du pouvoir temporel et les empêcher d'être absorbées
par les synodes des Etats plus puissants, qu'en s'appuyant sur le siège
qui garantit une vraie indépendance ecclésiastique dans tous les Etats
de l'Occident et de l'Amérique. » (P. i43.)
n C'est dans les âmes que la réconciliation doit d'abord s'accomplir,
et, pour y parvenir, il faut que la bonne volonté inspire les uns et les
autres. Si les cœurs s'ouvrent à la charité et les esprits à la droiture,
la lumière de la paix apparaîtra. » (P. i 53.)
M. Adolphe d'Avril se propose de consacrer un travail spécial à
chacune des Eglises de l'Orient. Nous ne pouvons que l'engager à per-
sévérer dans la voie qu'il parcourt avec tant de distinction, et, à en
juger par ce qu'il nous a donné jusqu'à présent, nous sommes assuré
que ses travaux ultérieurs ne seront pas moins goûtés.
Le livre de M. Pichler est sans contredit la monographie la plus
complète que nous ayons sur le fameux patriarche de Constantinople.
L'utilité, l'opportunité même d'une pareille étude ne sera contestée par
aucun de ceux qui s intéressent à l'Eglise orientale. Il était temps
qu'une critique impartiale et éclairée désabusât l'opinion du public,
égarée par tant de mensonges accumulés autour de cette figure triste-
ment célèbre. Désormais, grâce au beau travail de M. Pichler, le
calvinisme de Cyrille Lucaris est un fait acquis à l'histoire. — Est-ce
à dire que son livre soit à l'abri de tout reproche? ou bien que sa
thèse ait été appuyée de toutes les preuves que fournit l'histoire?
Nous ne le pensons pas. Il nous semble que l'auteur aurait dû puiser
davantage dans les sources slaves; qu'il aurait dû, au moins, discuter
la fameuse lettre de Cvrille à l'archevêque de Léopol , Solikovvski ,
écrite en latin, en 1600, et publiée plus d'une fois, ou bien citer
celle qui a été adressée au patriarche par Mélèce Smotrilsk, arche-
vêque russe de Polotsk, l'un des écrivains les plus remarquables qu ait
jamais pr'oduits l'Eglise de Rief, et dont les ouvrages révèlent tant
de choses sur le protestantisme de Cyrille et de lEglise gréco-russe
tout ensemble.
BIBLIOGRAPHIE. 409
Malgré cette lacune, l'ouvrage de M. Pichler n'en mérite pas moins
un accueil des plus favorables.
M. Will, dont le nom est déjà connu dans le monde savant, a eu
l'heureuse pensée de réunir en un seul volume les pièces importantes
touchant le schisme de Michel Gérulaire, et qui étaient disséminées de
côté et d'autre. Il les a fait précéder d'une étude préliminaire écrite
avec beaucoup de science et de solidité. Parmi les écrits contenus dans
cet excellent recueil, on en remarquera nu qui paraît pour la première
fois : c'est une lettre de l'archevêque bulgare, Léon, dont on ne con-
naissait, jusqu'à présent, qu'une traduction latine.
On regrettera peut-être de ne pas y voir aussi le texte grec de
Nicétas Pcctoratns, auteur d'un libelle dirigé contre les Latins, et
réfuté victorieusement par le cardinal Humbert.
Nous ne faisons qu'indiquer ici le nouveau recueil édité par
M. Miklosich. C'est une publication trop importante pour que nous
puissions nous dispenser d y revenir plus longuement une autre fois.
J. Martinof.
OUVRAGES DE M. L'ABBE BAUTAIN :
Philosophie des lois au J)oinl de vue chrétien. — ■ La conscience ou la rêijle des
actions humaines. 2** édit. Didier, 1861. — La belle saison à la catnpagne. —
La chrétienne de nos jours. — Le chrt'-tien de nos jours. Hachette.
Nous venons un peu tard entretenir nos lecteurs d'ouvrages que le
public a déjà appréciés et dont plusieurs ont obtenu les honneurs d'une
seconde édition. Le titre seul du premier nous montre qu'il est destiné
à combler une roirrettable lacune de l'enseijïnement ordinaire. La
plupart des jeunes étudiants qui suivent les cours de droit dans nos
facultés, ne tardent pas à s'apercevoir que, tout en les initiant à la
science de la législation ancienne et moderne, ou les laisse dans une
ignorance profonde de certains principes antérieurs à la loi même et
impliques dans son idée. La melapliysique de la science leur manque ;
perdus dans les détails du code, ils aimeraient à reporter leurs regards
sur des horizons plus vastes, à remonter à ces hauteurs où Platon et
Cicéron s'étaient placés pour considérer dans leur ensemble les lois qui
réi^issent la vie et les devoirs qui en découlent.
C'est donc rendre à la jeunesse de nos écoles un véritable service
que de lui faciliter ces études ; c'est en même temps faire une chose
utile à tous que de populariser les excellents travaux de nos grands
410 BIBLIOGRAPHIE.
théologiens sur ces matières intéressantes. M. l'abbé Bautain a puisé
aux meilleures sources. Saint Thomas et Suarez sont constamment ses
guides, et il ne fait guère que résumer leurs enseignements.
Montesquieu a défini les lois : les rapports qui dérivent de la nature
des choses ; et c'est à peu près l'idée que nous en donne Cicéron : Lex
ratio pi ofecta a reruni iiatnra. Cette notion saisit le vrai, mais elle de-
meure trop dans le vague ; en l'approfondissant, M. Bautain arrive à
établir que le rapport constitutif de la loi est un rapport de supérieur à
inférieur j il fait résider sa force obligatoire dans une volonté qui
s'impose à une autre volonté; et ceci implique, immédiatement ou mé-
diatement, une supériorité naturelle; et, comme nulle créature n'est
essentiellement supérieure par rapport à une autre, pour trouver la
racine de toute obligation il faut nécessairement remonter jusqu'à
Dieu. De là trois corollaires importants : i" que l'homme ne peut se
faire à lui-même sa loi; 2" qu'il ne peut la recevoir de son égal, agis-
sant comme tel; 3° que les gouvernements sont pour les gouvernés :
cette dernière vérité est le fondement de la politique chrétienne ; elle
est d'ailleurs écrite en termes exprès dans l Evangile.
Ces bases une fois établies, l'auteur passe en revue les différentes
espèces de lois. Tout d'abord se présente la loi éternelle, qu'il distingue
avec raison, et de la Providence et des idées divines; car la loi n'est
pas simplement une idée, elle n'est pas non plus l'acte créateur et con-
servateur, mais, ainsi que l'a définie saint Augustin, c'est la raison et
la volonté divine oixionnant de maintenir l'ordre naturel et défendant
de le troubler.
Cette volonté divine, manifestée dans la conscience de l'homme,
devient la loi naturelle. M. Bautain nous en montre l'objet et nous en
prouve l'insuffisance. Mais il nous paraît aller au delà du vrai, quand
il nie ou semble nier l'existence d'une religion naturelle. Car, cette re-
ligion est en nous, tout aussi bien que la loi gravée au fond de notre
âme. Dans d'autres conditions, plus favorables sans doute à son déve-
loppement, riiomme aurait dû s'en contenter. Si la Providence nous a
traités avec plus de munificence, si la loi et la religion de la nature
ont été complétées par une économie surnaturelle, il faut admettre les
deux ordres sans les confondre ; les dons plus abondants du Dieu révé-
lateur ne doivent pas nous faire oublier les dons moins riches, mais
précieux pourtant, du Dieu créateur.
Après la loi divine vient la loi humaine, et celle-ci émane de deux
puissances : l'une est spirituelle, l'autre est temporelle ; la première est
une création de Jésus-Christ, dont elle dérive sans intermédiaire ; la
seconde n'est pas conférée immédiatement à l'agent qui doit l'exercer,
elle réside d'abord dans la multitude, qui la transfère à ses élus ou à
BIBLIOGRAPHIE. 441
ceux que la force des événements a mis à sa tête. Néanmoins, une fois
investis du pouvoir, les gouvernants ne sont pas de simples mandataires
du peuple, car leur autorité vient de plus haut; quoiqu'elle ait passé
par ce canal, elle est divine dans sa source. Telle est la doctrine de
tous les grands théologiens; M. Bautain n'a garde de s'en écarter
comme fi)nt aujourd'hui quelques autres. Mais il remarque en même
temps que cette théorie n'est nullement applicahle à l'ordre de
choses qui regarde le salut. La souveraineté temporelle relève d'un
pacte social (qu'il ne faut nullement confondre avec le contrat social
de J.J, Rousseau), et elle n'est pas absolument inaliénable; au con-
traire, la souveraineté spirituelle, comme l'Eglise qu'elle régit, échappe
à toute condition posée par l'homme; elle n'a d'autres limites que celles
qui lui ont été assignées par Dieu lui-même ; elle est immuable, incon-
ditionnelle, universelle. Elle a le gouvernement des âmes, qui, étant
au-dessus du temps et de l'espace, n'appartiennent ni aux nations
ni aux climats ; les anies viennent de l'éternité et retournent à
l'éternité.
Si M. Bautain traitait aujourd'hui cette même matière, nous ne dou-
tons pas qu'en présence des questions récemment soulevées, il n'ajoutât
un chapitre sur l'alliance des deux autorités dans une même main.
Suivant encore ici la doctrine de Suarez et de toute la tradition catho-
lique, il montrerait que l'union des deux pouvoirs dans la personne du
pontife de Rome est^ non-seulement légitime, mais moralement néces-
saire pour assurer l'indépendance de son gouvernement spirituel et
garder à l'Eglise ce qu'elle réclame du ciel, dans toutes ses prières, la
sécurité dans le service de Dieu et la liberté. Ce sont du reste les prin-
cipes qu'il émet chaque fois que l'occasion s'en présente dans la suite
de cet ouvra ire.
La loi n'existe pas si elle n'est promulguée. L'auteur examine les
diverses formes de promulgation usitées, soit pour les lois civiles, soit
pour les lois ecclésiastiques. Tout ce qu'il en dit nous paraît exact,
seulement nous aurions désiré qu'il eut plus présente à l'esprit cette
nécessité delà promulgation, à l'endroit où il examine la valeur légale
des décrets émanés des con£fré2:aiions romaines.
S»ir la coutume, nous sommes d'accord avec M. Bautain parce qu'il
est lui-même d'accord avec tout le monde. Saisissant les analogies
c[ue fouiiiit la nature phvsi(|ue, il fait remarquer qu'en croyant at-
teindre les véritables lois des êtres, nous ne saisissons que les lud/iiiides
de la nature ; que, de même, dans la législation des peuples, l'habi-
tude constitue une grande partie des lois, et que ce sont en général
les meilleures; la rouiume est donc une des sources du dr(ut, toute
spontanée, toute naturelle ; il faut néaimioins qu'elle soit revêtue de
il 2 BIBLIOGRAPHIE.
certaines conditions, et elle n'acquiert de force légale que par le
consentement tacite ou explicite du souverain ou sa tolérance.
Dans les chapitres qui traitent de l'obligation des lois humaines et
de leur observation, nous croyons remarquer une certaine tendance à
la sévérité j si l'expression n'était trop forte, nous dirions presque qu'il
s'y mêle parfois un peu de rigorisme. Est-ce un reproche à faire au
savant professseur? Nous ne le pensons pas. Parlant devant un jeune
auditoire, passionné sans doute pour la liberté et peu porté à exagérer
ses obligations, il sent peut-être la nécessité de serrer le frein, de pré-
senter le devoir par son côté rigide plutôt que par son côté facile ;
néanmoins, dans le nombre de ses lecteurs ou de ses auditeurs se ren-
contrent parfois des consciences plus délicates, auxquelles certains
principes un peu absolus pourraient inspirer des inquiétudes mal
fondées.
Hâtons-nous de le dire, le remède est à côté du mal. Avec son
livre sur la philosophie des lois, M. Bautain nous en a donné un autre
sur la conscience. C'est la règle intérieure des actions et de la moralité
rapprochée de leur règle extérieure; dans le premier ouvrage, l'auteur
atteignait les bases mêmes de toute législation ; ici, il plonge dans les
profondeurs de l'âme humaine, il nous fait assister à la naissance
même de ces délibérations qui se prennent sous l'influence de tant de
mobiles divers, et auxquelles concourent tant d'éléments, soit naturels,
soit surnaturels. Il donne des règles pour que la conscience soit toujours
éclairée et qu'elle échappe à toutes les pressions qui menacent de peser
sur elle. Cette matière, familière aux théologiens et aux moralistes,
demeurait le plus souvent étrangère aux hommes du monde, qui n'ont
ni le temps ni les moyens d'en aborder l'étude. C'est donc encore une
salutaire pensée d'avoir cherché à la mettre à leur portée.
Le peu d'espace dont nous disposons ne nous permet pas de faire
l'analyse de ce nouveau volume. On y trouvera des détails intéressants
sur les causes multiples qui exercent en nous leur influence, et déter-
minent plus ou moins l'action volontaire. La liberté humaine y est
établie et défendue contre les objections qui attaquent ou son existence
ou son exercice ; les divers systèmes d'explication inventés par l'esprit
humain pour rendre raison de ses mystères y sont exposés, sinon avec
une exactitude toujours rigoureusement théologique, du moins avec
assez de clarté pour en donner une idée générale à ceux que leur pro-
fession n'engage pas d'une manière spéciale dans ces études. La ques-
tion du probabilisme y est traitée avec sagesse et modération, et c'est
surtout dans' les conclusions pratiques qui la terminent que nous trou-
vons un antidote contre les assertions sévères, capables de faire naître
dans certains esprits l'inquiétude ou le scrupule.
BlBLlOGRAPIIIh:. 44 3
Depuis que ces cleu\ ouvrages out paru, plusieurs autres sont sortis
de la plume féconde et toujours variée de leur auteur. La belle saison
à la campagne, la Chrétienne de nos Jours, et. tout dernièrement,
le Chrétien de nos jours , joints à plusieurs publications précédentes,
assurent à M. l'abbé Bautaui un rang distingué parmi les écrivains
moralistes de notre époque, et lui font un apostolat non moins utile
que celui qu'il continue à exercer dans la chaire devant les nombreux
auditeurs captivés par l'éloquence calme de sa parole.
A. Matignon.
VIE DE M. ÉMEKV, neuvième supérieur du Séminaire et de la Compagnie de
Saint-Sulpice. 2 vol. in-8. Paris, A. Jouby.
La f^ie de M. Emery n'est pas le simple récit des actions édifiantes
d'un saint prêtre; c'est une belle pc'ïge de plus dans l'bistoirede l'Eglise
de France, aussi bien qu'un brillant rayon ajouté à la gloire qui en-
vironne si justement la Compagnie de Saint-Sulpice. L'auteur de ce
beau livre, M. Gosselin, n'a pas seulement songé aux membres de la
famille religieuse en retraçant la vie d'un de leurs plus illustres supé-
rieurs, il a voulu en même temps présenter à ses lecteurs de toute
classe l'attachant exposé d'une des époques les plus intéressantes de
notre histoire. Ce double dessein a été parfaitement rempli.
Ce qui frappe surtout dans M. Emerv, c'est son caractère à la fois
llexible et fort, unissant dans une merveilleuse alliance la douceur et
la fermeté. l*.nneml de tout excès et de ces partis extrêmes auxquels
lamour-propre pousse bien plus souvent que l'amour de la vérité et
du devoir, 31. Emerv nous semble un des plus beaux modèles de celte
mansuétude évangélique qui attire et séduit les cœurs. Peut-être se
trouvera-t-il encore, de nos jours, des personnes qui verront dans
quelques-uns de ses actes de la faiblesse et une condescendance outrée.
Nous ne leur opposerons, pour le justifier, que son union inébran-
lable avec la chaire de Pierre, son inilexible attachement aux doctrines
de l'Eglise et 1 approbation constante qu'il reçut du pontife suprême.
Au reste, des faits qui sont dans toutes les mémoires attestent que
M. Emery sut déployer au besoin le courage le plus énergique. 11 y a
peu de pages plus belles dans Ibistoire de l'Eglise que celles où
M. Gosselin nous montre cet humble prêtre, armé de sa seule vertu
et du sentiment de son devoir, paraissant sans trembler devant celui
qui faisait trembler l'Europe. L'éternel honneur de M. Emery sera
414 BIBLIOGRAPHIE.
d'avoir été à cette époque le plus forme champion des droits de l'Église,
le conseiller et, s'il est permis de le dire, l'oracle de l'épiscopat.
L'estime universelle dont il était l'objet lui avait créé un rôle tout
exceptionnel. En dépit des répugnances de son humilité, il se vit placé
comme à la tête du mouvement catholique. Sa vaste correspondance,
mise à profit par M. Gosselin, nous fait connaître ses relations avec
une foule de personnages considérables de son temps : Mercier de
Saint-Léger, Larcher, Lalande, Grégoire, le trop fameux Maury, le
cardinal Fesch, et surtout M. de Bausset, évêque d'Alais. La vie de
M. Emery se trouve ainsi liée avec l'histoire même de son époque, et
les nombreux documents mis en œuvre par M. Gosselin en éclaircissent
plus d'un point obscur, et contribueront par conséquent à rectifier
bien des appréciations erronées.
Au milieu d'une carrière remplie par tant de labeurs, M. Emery,
fidèle aux traditions de science et de travail de sa compagnie, trouva
encore le temps de consacrer sa plume à la défense de l'Eglise et à
l'instruction ou à l'édification des âmes. C'est à cette ardeur infati-
gable que l'on doit ses opuscules contre le schisme constitutionnel,
l'Esprit de Lcibnitz, la nouvelle édition des Opuscules de Fleury,^ et
d'autres ouvrages non moins estimables.
Enfin, éprouvé par la persécution et par des traverses de toute
espèce, M. Emery couronna sa belle vie par une sainte mort, le
Il avril 1811. Sa mémoire, si digne de passer à la postérité, sera,
grâce aux. soins de M. Gosselin, entourée d'une éternelle vénération.
Son respectable historien n'a pas recueilli ici-bas le fruit de ses tra-
vaux : il terminait son œuvre quand la mort vint l'enlever à une com-
pagnie dont il était une des gloires; mais, par cette dernière produc-
tion, il a acquis de nouveaux droits à la reconnaissance de ses frères
et à celle de tous les catholiques. Poin- notre compte, nous nous ré-
jouissons du succès assuré qui attend celte belle publication.
G. SOMMERVOGEL.
HISTOIRE DE SAINT FIRMIN , MARTYR , premier évoque d'Amiens,
par M, Charles Salmox, de la Société des antiquaires oe Picardie.
Ce livre est un excellent ouvrage, qui n'aura pas seulement pour
résultat de faire aimer davantage aux habitants de la Picardie la terre
qui les a vus naître, et d'augmenter dans leur cœur l'estime et la dé-
votion envers les saints de leur pays : il fera mieux connaître à tous
BIBLIOGHAPHIE. «5
ceux qui le liront vui des saints qui ont évangélisé les Gaules dès les
premiers siècles de l'Eglise. L'histoire de saint Firmin, en effet, n'ap-
partient pas exclusivement à un diocèse unique, à une seule localité.
Plusieurs royaumes ont droit de s'y intéresser. En Espagne, Pampe-
lune fut le berceau du glorieux martyr; en France, Amiens garde son
tombeau. La Navarre llionore dans un sanctiuiire élevé sur l'emplace-
ment qu'occupait autrefois la maison paternelle, à l'endroit même où,
d'après la tradition, il naquit; la Picardie vénère ses reliques au lieu
où elles reposèrent après son martyre. L'étude de sa vie acquiert du
reste un charme particulier par les monuments qui perpétuent sa mé-
moire et par les précieuses reliques, préservées des insultes du temps,
qui semblent en quelque manière continuer son existence au milieu de
son peuple.
M. Salmon commence son histoire par une Introduction de plus de
cent pages et pleine d intérêt, qu'on peut considérer comme l'histoire
religieuse de la Picardie présentée dans son ensemble. Ses saints, ses
apôtres, ses ordres monastiques et ses mommients, tout v est passé en
revue, avec assez de brièveté et néanmoins assez de critique, pour lais-
ser vraiment peu de chose à désirer.
L'histoire proprement dite de saint Firmin, je veux dire sa vie, n'oc-
cupe guère que go pages sur près de 65o que compte le volume. Cette
disproportion s'explique par la belle et longue Introduction dont nous
venons de parler, par les questions d'érudition que soulève l'apostolat
de l'illustre fondateur de l'évèché d'Amiens et que l'auteur a voulu
traiter à fond, enfin par les pièces qu'il a dû apporter à l'appui de son
sentiment. On pourra, si l'on veut, ne point admettre sans conteste
tous les faits quil indique; on pourra discuter encore les dates qu'il
leur assigne; on pourra ne point voir une preuve tout à fait concluante
en faveur de la mission apostolique de saint Firmin, dans les Actes de
saint Saturnin publiés par Maceda; mais on ne méconnaîtra certaine-
ment pas le caractère sérieux et impartial de la discussion des diverses
opinions à cet égard, et l'on sera forcé d'avouer que les pièces et les
documents présentés en bon nombre par l'auteur ne peuvent être
écartés légèrement et après un examen superficiel.
Après avoir raconté la vie de l'apotre de la l^icardie et fait connaître
son opinion sur la mission apostolique de saint Firmin, M. Salmon
nous fait encore l'histoire du culte voué à ce grand saint en France
et en Espagne. Il passe en revue les monuments les ]>lus remarquables,
expression de la vénération des fidèles dans la cathédrale d. Amiens,
dans l'église de Saint- Acheul , dans la cathédiale de Rouen, dans
l'église royale de Saint-Denis en France, et dans plusieurs autres
églises de la Picardie ou de la Normandie.
446 BIBLIOGRAPHIE.
On trouve ensuite dans un Appendice considérable , après bien
des pièces intéressantes, toute la liturgie de saint Firniin, depuis le
xiii^ siècle jusqu'à nos jours. C'est d'abord l'office de sa fête tiré de
divers bréviaires du diocèse d'Amiens des xiii*', xiv'' et xvi"' siècles;
puis, les offices plus récenls approuvés par le souverain pontife pour
les diocèses de Beauvais, d'Arras et d'Evreux; ceux du Propre des
saints d'Espagne et du Propre du diocèse de Pampelune, également
approuvés par le souverain pontife; enfin l'office romain du Propre
actuel du diocèse d'Amiens.
Pour réunir tous ces documents, pour les coordonner, les posséder
et en tirer l'histoire complète de saint Firmin et de son culte, il a fallu
bien des recherches et bien des veilles; félicitons l'auteur de n'avoir
point travaillé en vain en fournissant à la piété des fidèles un livre
d'une lecture attachante, dont le style sans prétention est toujours
simple, net et clair ; à l'érudition et à l'étude de l'histoire, des maté-
riaux nombreux et plusieurs documents nouveaux ou du moins peu
connus.
Nous ne dirions rien du mérite typographique si l'ouvrage n'était
que médiocre, parce que la forme ne supplée jamais au fond; mais
lorsqu'il s'agit d'un livre où de graves et intéressantes questions sont
traitées consciencieusement et avec ampleur, on doit savoir gré à
l'auteur d'avoir cherché à faciliter les voies au lecteur qui s'engage à
sa suite. Notre plus grand désir est que l'ouvrage de M. Salmon soit
connu et apprécié comme il le mérite.
II
Griechische u.nu Romische Métrologie, von Friedrich Hultsch. Berlin,
Weidmannsche Buchhandlung, 1862. [Métrologie grecque et romaine, par Fré-
déric Hultsch.)
On a écrit longtemps l'histoire sans presque tenir compte de la
métrologie. On passait les chiffres, ou si on en faisait mention, c'était
sans y attacher grande importance. Désormais il n'en peut plus être
ainsi; car aujoui'd'hui la tactique militaire est toute fondée sur la con-
naissance des distances; l'architecture ne procède plus par à peu près
comme dans les anciens devis ; l'économie politique est devenue ime,
science exacte ; on a fouillé dans l'histoire financière de presque tous
les Etats de l'Europe, et l'on a vu que leurs malheurs ont eu très-sou-
vent pour cause le défaut d'habileté dans 1 administration des finances.
Il n'en faudrait pas conclure toutefois que la métrologie est une science
toute moderne. Les anciens nous ont laissé quelques traités de métro-
BIHLKtGHAFHlE. 447
logii; assez, courts, il est vrai, cl dès les premiers temps de la renais-
sance nous voyons les savants s'efforcer d initier le lecteur à la con-
naissance lies poids et des mesures de Tantiquité. Mais tout cela était
bien incomplet et bien insuffisant, et ce n'est qu'au siècle passé qu'on
est parvenu à jeter un vrai jour sur cette matière importante. 1! a fallu
pour cela peser uu nombre piodigieux de monnaies, comparer beau-
coup de poids et mesures usités chez, les anciens, et discuter un granil
nombre de textes. (Cependant toutes les solutions auxquelles on est
arrivé étaient loiii d être satisfaisantes, et d restait beaucoup des dé-
couvertes à faire. Depuis le commencement de ce siècle bien de pro-
grès ont été réalisés, bien des difficultés éclaircies, grâce aux travaux
d'Eckbel, de Letronne, de Hussey, de Cagnaz/i, de Saig(îy, d'Ideler,
de Bockh, de Dureau de la Malle, de Mommseu , etc. M. Hultscb
a mis à profit tous ces travaux, et son livre de ooo pages contient à
peu près le résumé de ce qui existait de mieux jusqu'ici. Il conduit
la métrologie grecque et romaine jusqu'aux tenq)s de Gonstantm
le Grand, et dans im appendice il donne un abrégé de la métrologie
des diverses provinces d'Asie, d'Afrique et d Europe. Cet appendice
n'est pas la partie la moins utile de son livre.
Après avoir rendu justice au mérite incontestable de M. Hultsch,
nous ne pouvons nous empêcher d'exprimer une pensée qui nous a
frappé en parcourant son ouvrage, comme en ik)us servant de plu-
sieurs autres sur le même sujet ; nous avons été surpris de n'y trouver
aucune mention des'^traités de métrologie que nous a laissés le véné-
rable Bède, ou que du moins on lui attribue. Ils sont cependant fort
remarquables; si nous ne nous trompons, ce n'est que là que se trouve
un traité systématique sur la manière de compter par «//ces-, système
applicable non-seulement à la pesanteur, mais encore ù l'étendue, à la
capacité, au temps même, en un mot à tout ce qui est susceptible de
mesure. Pour ne citer qu'un ouvrage qui est dans toutes les biblio-
thèques, qu on ouvre le lexique latm de l'orcellini au mot •Scntp/i/us,
on y verra des exemples de cette manière de compter. Dans toutes les
éditions de ce lexique, ces exemples sont mal expliqués, parce qu On
n'a pas fait attention au petit écrit qui se lit dans les œuvres du véné-
rable Bède. 31. Hultsch dit quelques mots de ce système métrique,
mais nous regrettons qu il le fasse d'une manière trop incomj)lète.
Nous regrettons egaleim-nl que, dans les tableaux des mesures qu'il a
mis à la fin de son livri-, il n'ait pas pris partout pour point de com-
paraison le sYstème français; ce[)eiidaul, c eût été une bien petite
peine de faire [)our les monnaies ce que 1 auteur a fait pour les mesures
propiemeut dites. Disons encore que si 1 ouvrage de M. Ilullscli
l'empcjrte à une infinité de titres sur le petit Traité île métrologie de
\- il ^
418 BIBLIOGRAPHIE.
M. Snigey, il ne le remplace cependant pas , parce que ce dernier,
sous une forme des plus simples, embrasse bien plus de choses. Par
exemple, M. Hultsch, en parlant des mesures de la Palestine et de
rÉgyptc, omet toute la métrologie antérieure aux conquêtes d'A-
lexandre le Grand. Il ne faudrait pas croire non plus que, dans les
parties principales de Touvrage, toutes les difficultés ont disparu :
celles qui regardent les monnaies de cuivre, du temps des empereurs
surtout, restent presque entières. En particulier, Fauteur n'a rien
donné de satisfaisant sur la valeur de la bourse ou du follis, dans les
endroits où il est compté par milliers, et où il doit signifier une très-
petite valeur, soit de compte, soit réelle; il n'a rien dit non plus
de bien précis sur la valeur des deniers marqués dans la fameuse loi
des niaxima de Dioclétien. Plus d'un point iuiportant reste donc en-
core dans l'oliscuritc et appelle de nouvelles recherches.-
III
GeSCHICHTE UER Al'OLOGËTlSCllEN UND POLEMISCHliN LlTERATllU DER CHFtlSTLI-
CHEN THEOLOGIE , voii D'' Karl Wenier, professer am bischbllichen seminar in
S. Pôlten, 1861. (Histoire de la littérature .apologétique et polémique de la théo-
logie chrétienne, par le docteur Charles Werner, professeur au séminaire épisco-
pal de Saint-Hippolyte, eu Autriche.)
Le fils du célèbre Hm-tcr, sans imiter jusqu'ici son père dans sa ré-
conciliation avec l'Eglise catholique, a pourtant établi, depuis quelques
années, à Schaffhouse, en Suisse, une librairie qui publie tous les ans
plusieurs excellents ouvrages catholiques. Celui dont nous venons de
transcrire le titre est de ce genre. Il sera composé de cinq volumes.
Jusqu'à présent un seul a paru ; il se divise en trois livres. Le pi'cmier
expose les combats que les Pères ont livrés au judaïsme infidèle ; le
second, leurs luttes contre riiellénisme; le troisième, la guerre qu ils
firent aux erreurs des gnostiques.
La méthode de l'auteur est à la fois très-simple et très-bonne. Son
ouvrage n'est pas précisément une histoire littéraire des Pères de-
puis les temps apostoliques jusqu'à la fin du v'' sièclej ce n'est pas non
plus une histoire des dogmes chrétiens vis-à-vis des attaques dont ils
furent l'objet; c'est l'exposition de la manière dont les Pères ont
triomphé des erreurs qui avaient cours de leur temps. Dans cette
histoire de la controverse chrétienne , l'auteur suit naturellement
Tordre des temps ; ce qui permet de saisir ce que les écrivains ecclé-
siastiques, postérieurs ont emprunté à leurs prédécesseurs dans la
lice, et comment les erreurs, battues en brèche, se modifiaient sous les
attaques dont elles étaient l'objet, obligeant ainsi les défenseurs
BIBLIOGRAPHIE. H9
du christianisme à modifier leur argumentation. Comme les Unisses
doctrines qui font gémir aujoiu'dhni tous les cœurs honnêtes sont
jjresques toutes de vieilles erreurs renouvelées , il est facile de voir
de quelle utilité est le livre du docteur Werner. Achevé, il sera un des
meilleurs ouvrages qu'un professeur de théologie polémique puisse con-
sulter, et ne sera pas d un moins grand secours pour les prédicateurs.
H. Mertian.
I
Fontes juris ecclesiastici antiqvi et iiODiEnM edidit Ferdinandus Walter,
Bunnae apud Adolphurn Marcum. 1862.
Le nom de Walter, le célèhre canoniste de Bonn, indique assez
l'importance de ce Recueil. Quiconque n'est pas complètement étran-
ger au droit canon sait très-bien que le Cor/nis juris sert de peu dans
une infinité de questions ecclésiastiques. L'ancien droit n'a pas été uni-
quement modifié par le concile de Trente et par un certain nombre de
bulles qui se fimdcnt sur lui, mais encore par un grand nombre d'autres
actes, dont les uns ont tous les caractères de lois, les autres les carac-
tères de l'usurpation et de la tyrannie , et tous une valeur souve-
raine, si ce n'est de droit, du moins de fait. Ces actes sont disper-
sés dans beaucoup de collections qu'il est difficile de se procurer.
M. Walter a cru utile de réunir tous ces documents dans un volume
auquel il a donné le titre de Sources tlu droit ecclésiastique ancien et
moderne. La preriiière partie comprend quelques monuments histo-
riques disposés dans l'ordre des temps. Ils se rapportent presque tous
à l'Allemagne. Quelques-uns concernent les quatre articles de l'as-
semblée de l'Église gallicane en 1682. Ils se terminent par le Rèi^le-
nienl ecc'ésiasiique du czar Pierre-le-Grand et l'acte final de la depu-
tatioti de l'empire par lequel les évècliés, les chapitres et les abbayes
de rAllemagne furent sérularisés en i8o3. La deuxième partie com-
prend d'abord les Concordats conclus depuis le connnencement de ce
siècle avec la France, les souverains d'Allemagne et de Russie, et quel-
ques actes qui s'y rapportent ; puis quelques constitutions aposto-
liques et autres : a) sur le régime de 1 Eglise (conduite du sainl-siége
à regard des pays révolutionnés ou eon(juis, règles d<' la chancelle-
rie, facultés quin(|uennales /// ut roque foro); A) sur la matière judi-
ciaire (élection des jnges synodaux, appels, institution (1111) tribunal
ecclésiastique à Cologne); c) biens ecclésiastiques (trois lois de Napo-
léon l*""", loi prussienne sur les frais du culte dans les églises de la rive
gauche du Rhin); r/) sur le culte public (application de la messe aux
i20 BIBLlOGRAPHIli.
jours de lèle abrogés) ; e) sur le «imriage (procédure matrimoniale,
mariages mixtes). On le voit, ce livre répond à un vrai besoin. Mais
il existe un autre besoin que nous croyons devoir signaler à cette oc-
casion. Le Concordat de 1801 est peut-être l'acte le plus important
qui ait jamais été posé par l'Eglise en fait de matières disciplinaires.
Cet acte est assez connu; mais ce qui ne 1 est pas assez, c'est l'exécu-
tion, ce sont les actes du cardinal Caprara, qui se conservent à Paris
et à Rome. Dans plusieurs diocèses de France et de Belgique, il a été
publié un certain nombre de documents; mais toutes ces pièces de-
vraient être assemblées, ou, ce qui vaudrait mieux encore, il faudrait
obtenir ou du saint-siége, ou du gouvernement impérial, la permis-
sion de puiser à la source, et de publier la collection complète des
actes du cardinal-légat. Bien des doutes et des incertitudes disparaî-
traient SI cette collection vovait le jour. Certainement ce serait une
mine précieuse de renseignements canoniques de la plus grande valeur.
II
EpISCOPATUS CONSTANTlEiNSlS AlKMANMCUS SUB JIETKOPOLI ilOGCiNTlNA, CURO-
-NOLOGicE ET DiPLOMATiCE ii.LLSTKAïus a Palrc Trudperiu Xeugart, olim Saii-
Blasiano, partis prim;e toinus secundus, continens annales lam prol'anos quam
ecclesiasticos cum statu literarum ab anno MCI ad anniim .MCCGVIII. Fribur;^i
Brisgoviee, sumptibus Herder. 1862.
Le nom de Gerbert, abbé de Saint-Biaise dans la Forêt-ÎSloire , est
généralement connu. On sait que, par son exemple encore plus que par
ses encouragements, il lit fleurir dans son abbaye l'étude de l'antiquité
ecclésiastique et que les travaux littéraires qui furent le fruit de cette
étude ne le cédèrent en rien, si ce n'est sous le rapport du goût, à ce
qui s'était fait ou se faisait de mieux dans les abbayes les plus savantes
de France. Un des hommes remarquables qui surgirent de cette école
fut le P. Trudpert Neugart. Il publia en i8o3 le premier tome de la
première partie de rilLstoire du diocèse de Co/isiaiice, considéré sous
/es rapports ecclésiastique, polit i(ine et littéraire.
Mais bientôt la sécularisation de son monastère le força d'interrom-
pre la continuation de son travail. En bon religieux qu'il était, il alla
se jeter, en 1807, aux pieds de l'empereur François I'"", au château de
Lachsemberg, et supplia le prince de lui accorder, ainsi qu'à ses collè-
gues, une retraite dans ses Etals. L'empereur écouta cette prière avec
bienveiljance, et répondit que sou abbé et tous les religieux deSaint-
Blaisc pouvaient venir dans ses Etats, à condition de se charger de
renseianemenl dans le collé"e de Claecnfurt et d'ouvrir un nouveau
HiBi.ior.RAPHii-. m
collège dans l'abbaye de Saiiit-l^iui en Cîailnlhie, et qu'il pourvoiraii
à leur entretien dans ces deux maisons. Le P. Neugart se retira dans
labbaye de Saint-Paul ; et là, au milieu de mille difficultés, provenant
surtout de ce que les nouveaux, propriétaires de l'éveché et des autres
institutions religieuses du diocèse de (constance refusaient de lui com-
muniquer les documents nécessaires, il acheva en 1816 le deuxième
tome de son ouvrage, conduisant l'histoire du diocèse de Constance
jusqu'en i3oS. Le P. jNeugarl vécut encore neuf ans et mourut à
Saint-Paul le i5 décembre 182."), à làg*' de quatre-vingt-quatre ans.
De son vivant il avait donné son manuscrit à. Frédéric de Midinen,
noble Bernois, qui sélail chargé de le faire imprimer. Limpression
fut commencée, mais arrêtée à la deuxième feuille. Le manuscrit fit
ensuite diverses pérégrinations et arriva enfin dans la bibliothèque de
Charles Egon, prince de Furstemberg.
En i853, lorsque M. Fr.-J. Moue, assez connu pour ses publications
savantes, se trouvait à la bibliothèque Saint-Paul de Carinthie, et y
examinait les anciens manuscrits de Saint-Biaise, l'abbé Ferdinand
Steinringer l'interrogea sur les papieis du P. Neugart. M. Moue put
satisfaire à ses questions. Aussitôt le digne abbé offrit de faire les
frais de l'édition, regrettant que ses religieux, devenus étrangers au
diocèse de Constance, ne pussent enti-eprendre eux-mêmes ce travail.
Il ne restait plus qu'à obtenir le consentement du nouveau proprié-
taire du manuscrit. Ce consentement ne se fit pas attendre. Depuis,
M. Mone s'associa ses deux collègues à la bibliothèque de Carlsruhe,
jVDI, Jos. Dambacher et M. Jos. Bader, pour revoir le travail du
P. Neugart, le corriger, le compléter. C'est ainsi quenfin 1 histoire
de deux siècles du diocèse de Constance a vu le jour. Il nous est impos-
sible d'analyser ce volume, qui n'intéresse pas simplement le diocèse de
Constance et les pays voisins, mais encore tout l'Empire germanique
et toute l'Eglise. Inutile de faire remarquer que le xii'' et le xiii' siè-
cles, contenus dans le nouveau volume, ont une importance toute par-
ticulière. L index gciicrolis locnniin , renim et \'erl)nruni, a été l'objet
de .soins extraordinaires. Il renferme autant de texte que la septième
partie de tout l'ouvrage.
A. DnT\u.
REVUE DE LA PRESSE.
Nous aurions vivement souhaité de consacrer, comme l'ont fait la
plupart des publications catholiques, quelques-unes des pages de notre
recueil aux Saints Martyrs Japonais. Un intérêt tout particulier, un
intérêt de famille, en quelque sorte, nous y sollicitait. De plus, cette
glorification solennelle dont ils viennent d'être l'objet est un événe-
ment, et, sans contredit, l'un des plus grands de notre siècle, un évé-
nement dans lequel il est permis de saluer une grande espérance.
Nous avons pourtant préféré nous taire, et attendre le témoignage
suprême qui sera bientôt rendu aux glorieux Martyrs par le Vicaire
de Jésus-Cbiist lui-même dans la bulle dti canonisation. Les Evèques
catholiques aussi, quand ils seront de retour dans leurs diocèses, ne
tarderont nas sans doute à redire les gloires des viniit-six Bienheureux
et à faire ressortir toute la portée de l'acte solennel dont ils ont été
les témoins. Enfin, pour ce qui concerne la vie même et la mort des
Saints Japonais, on les a racontées dans plusieurs publications qui ne
laissent guère à désirer.
Dans notre dernier numéro, nous en avons signalé quelques-unes.
Nous croyons devoir appeler spécialement l'attention de nos lecteurs
sur celle de M. l'abbé Rouix : Histoire des 26 Martyrs du Japon
(i vol. in-8". Paris, Ruffet). Ce livre est le plus complet que nous
ayons eu sous les yeux. A la suite de la narration pieusement émue
qui retrace les actions et les triomphes des saints Martyrs, on y trouve
une Notice étendue sur l histoire religieuse du Japon jusqu'à nos jours,
et en particulier sur les efforts récents tentés par de zélés mi.ssion-
naires pour pénétrer dans cette contrée inhospitalière. Comme l'a dit
Mgr l'Evêque de Versailles, «■ cet ouvrage, venant d'un auteur si
connu par sa science et pour son tendre amour pour l'Eglise, ne
peut manquer d'être bien accueilli et d'exciter un vif intérêt. »
— Les Jésuites au Bagne : Toulon, Brest, Roehefort , Cayennc^ par
Léon Aubineau, 5'^' édit., revue et augmentée. Paris. Ch. Douniol.
On a lieu de s'étonner sans doute de voir ce petit livre, écrit, il y a
plus de onze ans, sous 1 inspiration d'une circonstance toute passa-
REVUE DE LA PRESSE. 423
gère, conserver un assez vif intérêt pour mériter aujourd'hui une
cinquième édition. Mais les miracles de la grâce de Dieu dans les
âmes sont, comme les merveilles de sa puissance dans la nature,
empreints d'une beauté toujours nouvelle ; et, quand un écrivain sait
les raconlei- dans ce langage naturel et pénétrant que donne la foi et
que la piété vivifie, son livre prend désormais sa place dans les pieux
et chers souvenirs, qui sont le trésor de famille des enfants de Dieu.
— Tel est le caractère et telle a été la fortune du livje de M. L. Au-
bincau.
L'auteur nous l'offre aujourd'hui augmenté d'une histoire toute
actuelle : celle de la mission des PP. de la Compagnie de Jésus auprès
des déportés de Cayenne. Suivre les malheureux condamnés dans la
nouvelle et triste période de leurs expiations ; montrer la puissance de
la religion pour consoler leur exil el relever leurs âmes ; raconter le
dévoùment des missionnaires qui ont accepté d'aller mourir avec
eux, et que ce climat meurtrier a depuis dix ans si cruellement mois-
sonnés, était un appendice obligé de ses premiers récits, et l'on saura
gré à M. L, Aubincau d'avoir suivi la trace de ce laborieux apostolat.
— Notice sur un manuscrit de la biùliothèque publique de Rennes,
inscrit au entai, imp., n° l'dy, avec ce titre : Voyage à la Terre-Sainte^
au mont Sinaï et au couvent de Sai nte-Cat lierine , par M. Morin.
Ce n'est pas la première fois que M. Morin nous initie aux richesses
de la bibliothèque de Rennes, et ce document n'est pas le moins cu-
rieux qu'il nous en \iit fait connaître. A en juger par cette notice,
consciencieuse el savante, la publication du Forage à la Terre-Sainte
ne serait pas sans intérêt pour l'archéologie des Lieux-Saints. C'est un
petit iu-4°, sur vélin, de 128 pages, écrit par un anonyme, et dont
l'âge peut être fixé approximalivomenl entre la fin du xV siècle et le
commencement du xv!*". Il est malheuieusement incomplet, mais les
fragments considéiables qui restent encore nous fournissent des
détails intéressants sur la topographie de la ville sainte, .sur l'état de
ses monuments à la fin tlu xv'' siècle, sur le nombre el la condition des
communions chrétiennes alors représentées dans l'église du Saint-
Sépulcre. On n'y en compte pas moins de neuf, parmi lesquelles on
voit avec quehjue surprise la secte des Basnis ou Indians^ de la terre
du Prêtre-Jean. « Ici, dit j\L florin, se placent de curieux détails sur
ce fabuleux Prêtre-Jean, qui attend encore sa monographie. »
Les pèlerinages en Terre-Sainte ne se faisaient pas alors avec autant
de sécurité qu'aujourd'hui, et les pèlerins avaient autant à craindre
des exactions des 3Luires que de la rapacité des Arabes du désert.
Ces obstacles n'arrêtaient cependant ni les clercs, ni les laïques de
toute condition : la foi, comme de nos jours, y conduisait même plus
421 Ri:VUr. OE I.A PRFSSÏ-.
(l'un grand personnage. Ainsi nous voyons mentionnés parmi les
pèlerins dont ce manuscrit raconte le voyage, un duc de Bavière,
un comte de Vert-d'Aubert, un chevalier Thibaut Habsepert, tous
deux allemands; Georges de Languerant, du pays de Picardie; Jean
de Acquilla, maître des Quinze-Vingts de Paris; un abbé de Saint-
Méen, en Bretagne; un seigneur de la Guerche ; Nicolas de Saint-
Genoys de Tournay et Arnoul, son frère; René de Chateaubriand,
seigneur du Lyon-d'Angers; Allain de Villiers, seigneur de la Frète.
— Décréta nnthenticn S. R. congreîfntionis cnm notis GardeUini ^
et Jnstructio Clément îna cum coinmentaviia in nsnm cleri commodio-
rem ordiiie alphahetico concinnnta opéra et studio IVolfgangi Mûhl-
bauer. Monachii, Didot, 1862.
Cet ouvrage est dii à l'initiative du célèbre docteur Windischmann
dont la mort récente afflige eucore l'Eglise de Bavière. Le jour de
Saint-Etienne, en i855, il en communiqua le plan à l'auteur de cette
nouvelle collection et le pria de l'exécuter sous sa direction. M. Mûhl-
bauer se mit aussitôt à l'œuvre, soumettant tout à l'approbation d'un
directeur si éclairé, et au jugement des hommes les plus compétents.
Enfin, après un travail de six années, il a mis la dernière main à son
ouvrage dont la publication est commencée. Nous en avons sous les
yeux le premier fascicule. La forme est celle d'un dictionnaire alphabé-
tique par ordre de matières dans lequel les différentes parties de chaque
article se suivent avec des sous-titres également disposés par ordre al-
phabétique. \J Instruction clémentine y est donnée d'abord in extenso,
puis les différents sujets qu'elle traite se retrouvent dans les diverses
parties de l'ouvrage auxquelles ils se rapportent. Tous les décrets sont
cités ad 7Jerbnm ; jamais l'auteur ne se contente d'une simple analyse.
Le premier fascicule est de 188 pages in-8°. L'ouvrage entier paraîtra
en huit fascicules et la publication doit eu être achevée dans l'année.
— Altare privilegiatum. Praktische Ahhandlung ûher den Ablasz
des privilegirten Altars (Traité pratique sur l'indulgence de l'autel pri-
vilégié), par E.-J. Neher, prêtre du diocèse de Rotlenbourg. Ratis-
bonne, 1861.
L'indulgence de l'autel privilégié était une des plus connues et des
plus recherchées jusqu'à la fin du siècle dernier et jusqu'au commence-
ment du nôtre. Les nombreuses églises des réguliers, jouissant de ce
privilège, lui avaient donné une grande extension. Mais la suppression
des ordres religieux, des couvents et des congrégations, contribua puis-
samment à faire tomber dans l'oubli parmi les fidèles une si grande fa-
veur. Il y a vingt ans, en plusieurs contrées de la France et de l'Allema-
gne, nombre d'hommes en ignoraient même le nom. Aussi, dans cet
intervalle de temp;;, peu trautenrs en ont fait l'objet de leurs études,
surtout eu Alleuiagiie. Bendel i^Drr kircfiiiche Jù/nsz^ n'en a fait que
l'histoire abrégée. Probst [fùic/inristie) s'est étendu davantage, mais eu-
core au point de vue histoiique seulement. Hartmann (^Reper/orinrn
Rifiinrn) a touché le côté pratique, mais trop lirièvement. Les ouvrages
de Mgr Bouvier et du Père Maurel fS.-J.) sur les indulgences n'é-
taient guères connus au delà du Rhin que par des traductions. Nous
croyons donc que le livre de M. Neher ne sera pas sans utilité. Après
un exposé historique de la question qui occupe les deux premiers para-
graj)hes, il traite dans ceux qni suivent de la nature de l'indulgence de
l'autel privilégié, de l'obtention de cette faveur, de son usage, de l'ap-
plication de l'indulgence et de la messe requise pour la gagner, enfin de
la cessation du privilège.
— Hnticlbitc/i zur hihiischeii Gcschichte ries Alten iind Noiien Tes-
taments (Manuel de l'histoire biblique, de l'histoire de l'Ancien et du
Nouveau-Testament), par le docteur J. Schuster. Fribourg en Bris-
gau , 1862.
L'éducation et la presse du xviii* et du xix* siècle ont créé en Europe
tout un monde de demi-savants trop instruits pour négliger entièrement
la science et la critique, trop bornés ])our en comprendre la marche et
les procédés ; assez, éclairés pour saisir 1rs objections de l'incrédulité,
trop prévenus poiu" accueillir favorablement les réponses de la révéla-
tion et de la foi. Au-dessous doux, le peuple, élevé entièrement en de-
hors de toute éducation religieuse, accepte comme des oracles les
mensonges qu'on lui présente sous forme de vérité. Dans les écoles ,
toutes les connaissances religieuses sont systématiquement faussées. De
là, une profonde ignorance de tout ce qui touche à la religion et une
sorte de discrédit jeté sur l'histoire de la révélation chrétienne. Le doc-
teur Schuster a voulu pour sa part apporter quelque remède à ce mai.
Dans le texte de son livre, il fait l'histoire biblique de l'Ancien et du
Nouveau-TestanuMit, et dans de nombreuses tiotes il l'enrichit et l'é-
clairé par les résniats de la science et de la critique accessibles à la géné-
ralité des lecteurs. Nous y avons trouvé sur plusieurs points des détails
pleins d'intérêt. Plus de cinquante gravures ou vignettes sur bois, et
une carte à vol d'oiseau de la Palestine, joignent l'agrément à l'utilité
dans la première livraison, qui s'étend depuis la création jusqu'après le
temps des patriarches Abraham, Isaac et Jacob. Elle sera suivie de cinq
autres que l'auteur promet île donner dans l'année.
— Elément a Theologîœ dogmnticœ, e prnhntis onetnribns cnllcetn
et rlivini nerhi ministerin accomniodata, opéra F. X. Schouppe. 9. vol.
in- 8. Paris, Pélagaud. — Bois-le-Duc, Mosmans.
L'excellent Cnmpendatm thfoln<:;iœ morniis du H. P. Ourv sem-
blait attendre depuis longtemps son pendant. Nous savons que, <le dif-
i26 REVUE DE LA PRESSE.
férents côtés, des vœux respectables appelaient la publication d'un
Compendium theologiœ dogmaticœ . Le R. P. Schouppe vient de ten-
ter l'entreprise. Nous croyons pouvoir dire qu'il l'a fait avec bonheur.
Ses FAementa theolosiœ dosmaticœ allient une srande clarté à une
grande concision. L'ordre méthodique et renchaînement des questions
ne laissent guère à désirer. Une part suffisante est faite aux questions
purement scolastiques et aux points controversés. L'auteur a su être
complet, autant que le permettent ces sortes d'ouvrages. Mais ce que
nous ne saurions trop louer, c'est le soin qu'il a mis à définir les
termes usités dans l'école. Outre que ces définitions, plus développées
qu'elles ne le sont d'ordinaire dans les ouvrages élémentaires, contri-
buent à éclaircir les matières traitées, elles ont l'avantage de faciliter
singulièrement la lecture des grands théologiens, auxquels du reste
l'auteur renvoie souvent pour les développements. Cependant nous re-
grettons que ces renvois ne soient pas plus fréquents encore. Une in-
dication exacte et détaillée des meilleurs auteurs à consulter sur les
principaux points de la théologie, eût été d'une extrême utilité pour le
lecteur. Il y a bien quelques autres desiderata que nous pourrions
signaler. Nous aurions souhaité eu particulier que l'auteur eût fait une
plus grande part à la réfutation des erreurs actuelles, ou, pour parler
plus exactement, des formes actuelles de l'erreur. Un des plus grands
embarras qu'on éprouve souvent en sortant de l'enseignement théolo-
gique, c'est la difficulté de s'acclimater pour ainsi dire dans son époque
et de se mettre en quelque sorte à sa température : art indispensable
pourtant et si bien enseigné par le grand Apôtre, qui savait se faire
tout à tous pour les gagner tous à Jésus-Christ. Nous ne voulons pas
dire que le P. Schouppe ait complètement négligé le point que nous
indiquons : il a des thèses éminemment actuelles, par exemple celle
où il réfute si solidement l'hypothèse progressiste d'après laquelle le
christianisme n'aurait été qu'un développement spontané de la raison
humaine (t. I, p. i5i et suiv.). Mais nous croyons que \es E/eme/ifa
gagneraient beaucoup à l'introduction de plusieurs autres thèses sem-
blables, surtout dans les deux traités fondamentaux de la Religion et
de l'Église. Du reste, tel qu'il est, l'ouvrage mérite d'être recommandé
non-seulement aux candidats du sacerdoce, mais encore aux ministres
de la parole sacrée.
— De la Philosophie dans renseignement classique^ par Ch. Bé-
nard, professeur au Lycée Charlemagne. i vol. in-8. vi-676. Pans,
Ladrange.
Ce livre est consacré à la défense d'une cause malheureusement bien
impopulaire, et qui semble aujourd'hui bien compromise. Il s'agit de
la philosophie et du rang important qu'elle doit occuper dans l'enseï-
REVUE DE LA PRESSE. 427
gnement classique. L'auteur ne fait pas, dit-il, un plaidoyer, mais un
traité. Un vrai traité, en effet, où la question est étudiée à fond et
d'où ressort, par conséquent, un irrésistible plaidoyer. Nous félici-
tons cordialement l'estimable professeur du courage, du zèle, du talent
qu'il a déployés dans cette tâche difficile. Sa thèse nous est d'ailleurs
trop chère à nous-même, et nous y attachons trop d'importance pour
que nous n'ayons pas à cœur d'y revenir un jour et de l'examiner à
loisir. Nous aurons sans doute nos réserves à faire; mais rien ne nous
empêchera de suivre avec une vive sympathie les principales consi-
dérations que renferme l'ouvrage. — En attendant, nous croyons
remplir un devoir en appelant sur cette grave publication l'attention
sérieuse de tous ceux qui prennent intérêt à l'œuvre capitale de l'édu-
cation de la jeunesse.
— Zeno, Vernnensis Episcopus^ commentatio patrologica Ludovici
Jos. Val. Jazd/ewski, SS. theologi?e doctoris, archidlœcesis Posna-
nlcnsis sacerdoiis. Ratisbonœ, typis ac sumpllbus Georgii Josephi
Manz. 1863.
Dans ces dernières années, il a paru en France quelques monogra-
phies sur d'anciens écrivains ecclésiastiques ; mais, depuis plus de
deux siècles, l'Allemagne et les pays slaves qui l'avoisinent sont la
pairie privilt'^giée de cette sorte de dissertation. Le travail du savant
docteur de Posen est divisé en quatre chapitres Le premier est consa-
cré à la vie et au culte de saint Zenon. Dans le second, l'auteur prouve
qu'il n'y a eu qu'un seul saint Zenon à Vérone, véritable auteur des
traités qui portent son nom, et qui a vécu au iv^ siècle. Il est de plus
démontré que saint Zenon n'a pas été martyr, et que ce titre ne lui a
été donné que parce qu'autrefois les mots du confesseur et de martyr
se prenaient l'un pour l'autre. Le troisième chapitre renferme l'histoire
littéraire de saint Zenon, et le quatrième, les jugements qui ont été
portés sur les écrits du saint évè({ue. AL l'abbé Jazdzewski ne s'est pas
proposé de dire sur la vie de saint Zenon des choses] nouvelles, mais
de prouver ou d'exposer, beaucoup mieux que Sclpion jMaffei et les
frères Ballerlnl ne l'avaient fait, les différents points que nous venons
d'indiquer. Il a atteint son but; mais sou succès eût été encore plus grand
s'il s'était rappelé cette parole de Quliullien : AUnd est grammatice
loç'if\ aliitd latine, et s'il se fut efforcé de joindre à la solidité des
recherches et des raisonnements, une latinité moins novice et un peu
plus d'art et d'élégance dans la forme.
— LEi^lise et le Pape, par le R. P. de Bovlesve. i vol. In-iS, Pa-
ris, Ruffei.
A propos d'un traité de théologie publié sur cette même matière,
on disait récemment que tout vêtait neuf dans le fond cl dans /a forme.
128 REVUE DE LA PIŒ5SE.
Passe pour la nouveauté de la forme, mais la nouveauté du fond ! En
vérité, l'éloge est bien équivoque. Nous croyons pouvoir affirmer que
l'auteur du livre que nous annonçons n'a pas cherché ce genre de
mérite. Au risque même de tomber parfois dans une certaine raideur
didactique, il a tenu à suivre fidèlement le plan traditionnel. L'impor-
tant, après tout, n'était pas de rajeunir un sujet mille fois traité, mais,
comme dit fort bien le P. de Boylesve : « Le point essentiel et fonda-
mental en ce moment est de rappeler, et peut-être même d'enseigner à
beaucoup de chrétiens du monde et à la plupart de nos adversaires,
quelle est la notion première de lEglise et du Pape. " Oui, c'est là
l'essentiel ; mais le présent ouvrage fait bien plus. Il traite avec les
développements convenables toutes les questions relatives à cette ma-
tière capitale : institution de l'Eglise; — ses propriétés, ses caractères
et ses signes distinctifs. — Le Pape, d'après l'Evangile et la tradition ;
— sa suprématie, son infaillibilité, sa juridiction. Nous signalerons
surtout un chapitre fort remarquable sur \e Progrès catholique (p. i44
et suiv.). En somme, ce livre solide, substantiel, éminemment utile,
est de ceux que nous voudrions voir lus et médités par beaucoup
d'hommes du monde. Nous le recommandons surtout aux jeunes gens,
auxquels il semble plus particulièrement destiné.
— Les divines Prières et Méditations, recueil de prières et de mé-
ditations pour toutes les situations de la vie privée el de la vie so-
ciale, composées de versets de l'Écriture sainte. Ouvrage approuvé
par Mgr de Quélen, archevêque de Paris, et par Mgr l'évêque de
Metz. 3* édit. Paris, librairie de Parent-Desbarres, rue Cassette. 28,
i86o.
L'auteur de ce livre, M. le baron de Gérando, a su, avec un rare
bonheur et une patiente habileté, rapprocher et distribuer des textes
empruntés aux différents livres des saintes Ecritures, et les réunir dans
un harmonieux ensemble.
Deux prélats d'une émuiente piété ayant donné à cette œuvre de
foi et lie zèle l'approbation la plus honorable et la plus complète, un
sentiment de haute convenance, que l'on comprendra sans peine, ne
nous permet pas de rien ajouter à ce double suffrage, émané d'une
source aussi au£fuste.
La confiante modestie de M. le baron de Gérando nous encourage
à hasarder quelques remarques, que nous abandonnons à sa judicieuse
appréciation.
L'ouvrage se compose de deux parties. La première renferme un
grand noinbre de prières, et la seconde des méditations, avi nombre de
deux cent soixante-quatre. Peut-être eût-il mieux valu entremêler
les prières et les méditations, souvent réunir dans un même cadre
KENUli nii I.A FUKSSli. 4-2λ
el sons lui intiiic titre des textes île tonne diverse. Ce plan (jl'frirait,
ce semble, à hi fois plus d'utiité el plus de variété; et les méditations
seraient plus parfaites, si, au lieu d'être simplement une suite de
réflexions, elles présentaient ini perpétuel mélange de considérations,
d'aspirations et de prières.
Peut-être aussi eut-il été préférabh' de moins morceler les textes,
dans certains endroits, et de conserver dans leur intégrité certains pas-
sages, (pii, au m«)Y»'u de cp;elques retranchements, auraient fourni
facilement des méditations toutes faites.
11 u est pas besoin de dire que ces observations ne portent au-
cune atteinte au mérite substantiel du livie. Cet ouvrage sera utile
à un grand nombre de personnes. U convient surtout aux chré-
tiens qui font de la méditation des vérités saintes les prémices de
chaque jour, et aux prêtres qui se j)réparent dans l'oraison à l'oblatiou
de l'auguste sacrifice. 11 ne déplaira pas non plus à ces hommes plus
éloignés de Dieu, qui demandent moins au texte sacré l'aliment de
1 àmequela grandeur de la pensée et la beauté de l'expresssion, et qui
admirent la Bible connue un livre d'une éloquence élevée et d'une su-
blime poésie. Puissent-ils trouver Dieu, sans l'avoir cherché, dans ces
pages qui racontent ses miséricordes ! C'est le vœu du respectable
nuigistrat , et ce sera la plus douce récompense de ses iaborieux
loisus.
Nous exprimons hautement k désir que l'ouvrage de M. le baron de
Gérando soit de plu-J en plus comm et propagé. Les saintes Ecritures,
lues et méditées, contribueraient fortement à neutraliser tant de
piincipes activement délétères, qui produisent 1 affaiblissement de
l'esprit chrétien. Klles transportent l'àme an-dessus de cette atmo-
sphère impri'gnée de matérialisme, que nous respirons bon gré mal
gré; elles doniient de Dieu et de ses perfections l idée lu plus grande
que l'esprit de Ihonuue puisse concevon-; elles rendent présente cette
Providence, tro[) souvent méconnue, qui gouverne le monde, et qui,
par des voies mystérieuses, dirige chaque àme vers sa fin surnaturelle.
Notre siècle a besoin plus que jamais d'un send)lablc enseignement.
Honneur aux hommes de foi qui lui iaj)pellent le souvenir de ces so-
lennelles vérités !
— Revue dr rOrient, de C Algérie et des colonies; Bulletin de la
société orientale dû France. Paris, Dupral; mai i86'.>.
Ce iccueil, dont la publication avait été suspendue depuis un an,
vient de reparaître sous la direction de M. Langlois. L article qui
nous a le plus intéressé dans la nouvelli' livraison, est celui qui a pour
titre : Le pays de Tanduc et les descendants du Prêtre Jean. G est uu
spécimen dune édition du texte original français i\\x Livre de Marc
430 REVUE DE L4 PRESSE.
Pol^ que M. Pauthier se prépare à publier pour la première fois, d'a-
près trois manuscrits inédits de la Bibliothèque impériale de Paris, en
raccompagnant de nombreux commentaires. On y trouve sur le nom
et la personne du Prêtre Jean une opinion qui mérite de fixer l'atten-
tion des savants. Qu'était-ce que le Prêtre Jean? d'où lui venait son
nom? Selon les uns, on appelait ainsi au xii" et au xm" siècles cer-
tains rois de l'Inde, de la Tartarie, ou du Cathay^ qui professaient un
christianisme nestorien. D'autres croyaient y voir le Grand-Négus ou
souverain de l'Abyssinie qui était également chrétien. Quelques-uns
l'ont identifié avec le Dalaï-Lama ou grand pontife des Mongols et
des Kalmouks résidant à Poutala, près de H'Lassa dans le Thibet.
Mais, suivant M. Pauthier, le Prêtre Jean n'était autre que le khan
de la tribu mongole des Kéraïtes , et il pense qu'on l'a ainsi
appelé du nom de Jean qu'il avait reçu au baptême, et des ordres
mineurs qui lui furent conférés, selon l'usage observé alors par les
missionnaires à l'égard des souverains convertis à la foi. M Pauthier
cite à l'appui de son sentiment le passage suivant d'une lettre de Jean
de Monte-Corvo, nommé en i3i4 par le pape Clément V, archevêque
de Khan-balich (ville du Khan), aujourd'hui Pé-kin, où il résidait
depuis 1294. Quidam rex illius jeg/o//is Georgius, (ce secfa Nestoria-
norum Chdstiauoruni^ qui erat de génère illius iVJagni Rcgli, qui dic-
tas fuit Presbyter Joannes de Indla^ primo anno qno hue ego i>eid,
mihi adhœsit, et ad veritatem veiœ fidei cathdicœ per me coiwersus^
minores ordines snscepit , uiihique celehrairli rcgiis vestihus iiidudis
ministravit Qui /•<?:?;' Georgius ante se.v annos mi gravit ad Do-
minum vcrus Christianus FA filins dicti régis vocatur Joannes
propter nomen uieutn^ et spero in Deo quod ipse imitabitur vestigia
patris sui L'induction que M. Pauthier tire de ce passage relati-
vement à l'usage de minorer les souverains convertis et à 1 ori2[iue du
nom de Préire Jean, parait plausible; mais elle a besoin d'être confir-
mée encore par de nouvelles données historiques.
— Nous ne pouvons qu'applaudir aux efforts que Ion fait pour
mettre à la portée du grand nombre les notions les plus importantes
de la science théologique. Sous ce titre : Jésus-Christ ^ la question
religieuse des temps présents.^ M. l'abbé Carney, ancien vicaire-géné-
ral d'Agen et de Nevers, nous a donné, en fiançais, un traité à peu
près complet de rincarnation. L'auteur s'attache peut-être un peu
trop à réfuter le système de Salvador, qui ne compte plus parmi nous
beaucoup d'adeptes, mais son livre renferme des considérations utiles
dans tous les temps et dont plusieurs correspondent aux besoins ac-
tuels; les lecteurs sérieux le consulteront avec fruit.
— Nous nous empressons d'annoncer le 2" vol. du Temps pascal:^
REVUE DE LA PRESSE. 431
par le R. P. doni Prospcr Gucrangcr (in-ia. Paris, Vrayet cIcSurcy).
Le nom qui signe ce livre nous dispense d'en faire l'éloge. Nous fai-
sons des vœux pour que l'illustre abbé de Solesmes ait le temps de
complélei- son œuvre. V Année littirgique restera comme un des
beaux monuments dont notre époque sera redevable à la sciense in-
fatigable des nouveaux disciples de saint Benoît.
— L'inauguration du nuisée Napoléon III, véritable fête pour les
antiquaires, est aussi la source des plus exquises jouissances pour les
amis de l'art chrétien, auxquels il est enfin donné de contempler à
loisir, sans sortir de France, ces vieux maîtres italiens, successeurs
de Giotto et précurseurs de Raphaël, si imparfaitement représentés
dans les galeries du Louvre. En présence de la nouvelle collection, où
se déroule dans son ensemble l'histoire de la peinture en Italie, qui
n'éprouvera le besoin de faire plus intime connaissance avec les
artistes fameux dont les noms figurent sur le catalogue : Orcagna,
Benozzo, Gozzoli, Mesaccio, Fiesole, etc., et avec les écoles dont ils
sont sortis : école siennoise et florentine, école ombrienne et lom-
barde, etc. ? Le meilleur guide qui puisse être proposé, — à prendre
ce mot de guide dans son acception la plus élevée, — c'est, croyons-
nous, l'important ouvrage auquel, après trente années de conscien-
cieuses études, M. A. -F. Rio a mis récemment la dernière main :
De l Art chrétien^ nouvelle édition entièrement refondue et consi-
dérablement augmentée. 3 vol. in-8°, Hachette, 1861. Sans doute, il
faut le reconnaître, les doctrines de l'estimable auteur sont bien ab-
solues, et il y a là des pages qui sentent encore la lutte après la
victoire, et qui dépassent le but, comme il arrive en toute réaction.
Mais ou trouverait difTicilement ailleurs une érudition plus vaste et
plus sûre, jointe à un sentiment plus vrai de la haute mission de l'art
chrétien.
— Nos lecteurs savent déjà ce que nous pensons d'un estimable
recueil qui en est à sa deuxième année : Ranie de i année Jeligiense,
politique, etc^ par une société décrivains ecclésiastiques et laïques,
sous la direction de 31. F. Duilhé de Sainl-Projel. — Paris, J. LecoffVe,
et Toulouse, Ed. Privât. ]ib.-é(Hl. — On est charmé de trouver dans
un cadre si restreint le tableau complet du mouvement littéraire de
l'année écoulée, de voir chaque chose appréciée généralement en fort
bons termes, avec maturité, sagesse, impartialité; bien qu'on puisse
faire ses réserves sur certains détails que nous n'avons pas le loisir de
relever ici. Tout le monde lira aAcc intérêt lavant-propos de
M. Duilhé de Saint-Projet, et la (Question romaine qu'il a aussi traitée
lui-même, aussi bien que la Re\,ue de droit canonique, par M. Lama-
zouj Révolution et Empire, par M. l'abbé Goux; le Droit en 1861,
432 HEVUK DE l.A l'IŒSSE.
par M. G. Biessolles, professeur à la Faculté de Toulouse, et de
charmantes pages sui' des Ouvrages divers^ signées : Madame de
Marcey.
— La Première Jiihe , ou l" Evangile raconté aux tant petits
enfanta,, imité de l'anglais par madame O. Delphin-Balleyguier, in-i8,
Paris, Brunet, 1862. Cet ouvrage, dû à la plume d'une mère chré-
tienne, est destiné, comme son titre l'annonce, à Fapostolat du foyer,
et il nous a paru digne de cette destmation.
— Recherches archéologiques à Eleusis,, exécutées dans le cours de
l année 1860 [Recueil des Inscriptions], par François Lenormant.
I vol. in-8. Paris, 1862, L. Hachette.
L'Académie des Inscriptions vient de faire à cet écrit le plus bien-
veillant accueil. On y trouvera un nouveau témoignage de l'érudition
d'un jeune savant qui poursuit avec distinction, et avec un vrai désin-
téressement scientifique, la carrière parcourue par son illustre père.
Nous espérons revenir un jour sur cette curieuse publication, ainsi
que sur divers ouvrages remarquables auxquels nous ne pouvons au-
jourd'hui consacrer qu'une simple mention :
Les Espérances de l'Eglise, par le II. P. Ramière. (i vol. in-x8.
— Paris, 1862, R. Ruffet.j
Etudes sur saint Augustin, so/i ge/iie, so/i ànie^ sa pldlosophie^
par M. l'abbé Flottes, (i vol. in-8", 1861. — Montpellier, Seguuij
Paris, Durand.)
Histoire de l'Empire romain, par M. Laurentie. (4 vol. in-8°. —
Lagny.)
Notre-Dame de France, ou Histoire du culte de la sainte Fierge
en France,, depuis roriginc du christianisme jusqu'à nos Jours, par
M. le curé de Saint-Sulpice. (2 vol. in-8° déjà parus. — Pion. )
Etudes sur l'Irlande contemporaine, par le R. P. Adolphe Perraud,
prêtre de l'Oratoire de l'Immaculée-Conception. (2 vol. in-8°. —
Douniol.)
Histoire de iabbajede Saint-Denis eu France, par madame Félicie
d'Ayzac. (2 vol. iu-8° déjà parus. — Paris, A. Bray.j
H. Mertjaw.
f'aiis. — Jiiipiiiiieiic de \V. P.EMQL'ET, GOLPV el C«, rue Caiiiiicièic, j.
LA
PHILOSOPHIE DE LA. FOI'
Une des accusations formulées le plus liabituellement
contre les croyances catholiques, c'est qu'elles enlèvent à la
raison le gouvernement de l'homme intérieur, pour faire pré-
valoir en lui des facultés d'un autre ordre. L'imagination, le
sentiment, la volonté aveugle, le tempérament même sont
souvent assignés comme leurs véritables principes. Or, l'em-
pire que prennent tbutes ces puissances secondaires ne peut
évidemment que compromettre cehii de l'intelligence, et
restreindre de plus en plus la liberté de la pensée.
Écoutons d'abord ceux qui rapportent notre foi religieuse
à l'influence exercée par l'imagination. De tout temps, nous
disent-ils, l'homme a été porté à matériahser, à personnifier
les choses invisibles. Tout ce qu'il conçoit, il lui donne faci-
lement un corps et une âme; il lui prête en quelque sorte sa
propre vie, et demande à se le représenter sous une figure
humaine. C'est ainsi que les forces cachées de la nature s'é-
taient transformées, pour les anciens, en autant de divinités
faites à notre image. Partout où ils saisissaient une action
occulte, ils avaient placé un être mystérieux. Le monde était
peuplé de faunes, de nymphes, de sylphes, de satyres ; les
fontaines avaient leurs naïades, les bois leurs dryades, les
• Extrait d'un travail plus étendu, encore inédit.
434 LA PHILOSOPHIE DE LA FOL
mers leurs tritons et leurs sirènes. Toutes ces créations fan-
tastiques n'attestaient qu'une chose, le besoin intime que
l'homme éprouve de revêtir d'une forme sensible l'objet de
son culte. Plus tard, les anges et les démons remplacèrent les
divinités de l'Olympe et celles du Tartare, sans cesser d'offrir
un aliment à la curiosité, une satisfaction à la soif du mer-
veilleux.
Quant au philosophe, on nous assure qu'il ne voit en
tout cela qu'une chose ; l'idée de la Providence, prenant
dans l'esprit humain des proportions et des allures diverses,
devenant, selon les époques et îe milieu qu'elle traverse, ou
un être mythologique, ou un intermédiaire avoué par l'or-
thodoxie ; demi-dieu à Athènes, ange à Jérusalem et en Chal-
dée, éon à Alexandrie et chez les gnostiques, génie ou lutin
pour les sorciers du moyen âge, esprit pour quelques expéri-
mentateurs trop crédules de nos jours. Sous toutes ces enve-
loppes se cache cependant une réalité sérieuse, à savoir
la présence et l'action d'une force qui échappe à nos sens.
Mais le tort de la foi est de s'attacher au symbole et de négli-
ger la réalité ; elle est le fait de l'imagination, non de l'intel-
ligence. Aussi l'âge de la science est-il mortel pour elle ; à
mesure que la raison domine^ le règne des anciennes croyan-
ces diminue ; il tend de plus en plus à disparaître du monde.
Voilà des assertions très-accréditées ; pour les retrouver
avec plus ou moins de développements, il suffit d'ouvrir, à
peu près au hasard, un des nombreux ouvrages contemporains
de philosophie religieuse. Celles que nous allons rapporter
maintenant ne sont ni moins répandues, ni moins favorable-
ment accueillies.
L'humanité, nous dit-on, porte en elle-même un désir inné
d'entrer en commerce avec l'invisible. C'est peu pour elle de
connaître Dieu, elle veut le sentir; il ne lui suffit pas de l'ado-
rer, mais elle aspire à se rencontrer avec lui dans une com-
aiunion étroite. Aussi a-t-elle une facilité étonnante à accepter
des rapports tout différents de ceux que fournit la nature.
Quiconque promet de lui montrer Dieu flatte son orgueil,
quiconque lui révèle les secrets de l'obscur avenir comble le
LA PHILOSOPLIIE DE LA. FOL 433
plus cher de ses vœux; or, nul n'ignore combien on se per-
suade aisément ce que l'on souhaite vivement. C'est l'amour qui
engendre la foi ; le sentiment détermine les croyances.
a Le principe de la foi, dit M. Charles de Rémusat (parlant
des protestants et de tous ceux qui ont subi l'influence anglo-
germanique), n'est ni l'adhésion à l'autorité visible d'une
tradition sociale ou littéraire, ni le besoin de donner une
forme sensible à la conception métaphysique de la Divinité,
c'est bien plutôt un sentiment implanté ou développé soi-
gneusement dans leur âme; c'est une conscience acquise de
l'état contradictoire de notre nature intérieure, également inca-
pable de renoncer et de revenir au bien, convaincue et déses-
pérée de son impuissance, séparée de Dieu par un obstacle
invincible, si Dieu ne le détruit lui-même, irrésistiblement ra-
menée à la recherche d'une réconciliation et d'un médiateur,
appelée enfin par le sentiment de sa perte et par les promesses
de la révélation à se reposer de son salut sur un divin Sauveur,
et transformée en une autre elle-même comme par l'effet d'une
naissance nouvelle ^ » Ce sentiment conduit, d'après le même
écrivain, aune religion toute subjective, à peu près indépen-
dante de la réalité, il ajoute, il est vrai, qu'en France la raison a
une part plus large dans notre foi; mais la plupart des ratio-
nalistes sont loin der nous reconnaître le même privilège.
M. Damiron, dont une mort subite brisait dernièrement la
brillante carrière, a fait un discours entier pour prouver que
la différence entre la raison et la foi est celle-là même qui
existe entre l'intelligence et le sentiment. Presque tous les
philosophes de cette école rapportent nos croyances à un ins-
tinct primordial, à un mouvement spontané et irréfléchi de
l'àme; l'inhni, saisi par la raison, donne la conception phi-
losophique de Dieu, c'est-à-dire la vérité pure; saisi par le
cœur et par une sorte de sens intérieur aveugle, il donne la
vérité sous une forme altérée et symbolique. La révélation et
les religions positives puisent là leur naissance, et l'accepta-
tion que fait l'homme de toutes ces choses constitue sa foi.
• Des controverses en Angleterre. (Reri/c des Deux-Mondes^ I" janvier 1859.)
436 L4 PHILOSOPHIE DE LA FOI.
Faut-il s'étonner après cela d'entendre dire que la volonté,
une volonté sans motifs raisonnables, en est seule le principe?
La foi n'est, aux yeux de plusieurs, qu'un entêtement tradi-
tionnel, résultat d'une confiance aveugle dans le passé, d'un
parti pris auquel on s'attache immodérément, parfois même,
peut-être, d'un esprit naturellement rétrograde et réaction-
naire qui se défie du progrès et se tient sur la défensive par
rapport à tout ce qui est de date moderne. C'est, ajoute-t-on,
une foi très-sérieuse, très-répandue, très-efficace que la foi
volontaires et, à ne considérer que les faits, c'est un des prin-
cipes les plus actifs et les plus puissants, non-seulement de
l'esprit humain, mais de toute la nature humaine '.
Enfin, il n'est pas rare aujourd'hui de faire des croyances
religieuses une affaire de tempérament, de constitution ou de
climat. Nous avons lu dans M. Renan que telle race était
prédestinée au monothéisme, telle autre au polythéisme, que
le désert enseigne qu'il n'y a qu'un seul Dieu, tandis que les
riants paysages de la Grèce et le beau ciel de l'Italie en révè-
lent a l'homme une multitude. Les faits ne sont pas toujours
d'accord avec la théorie, mais qu'importe? D'autres, pous-
sant un peu plus loin, n'auront pas de peine à trouver la
raison des divergences qui se manifestent parmi nous dans
les idées. Si tel homme est croyant, c'est à son organisation
qu'il faut l'attribuer j si tel autre ne l'est pas, c'est que son
humeur, sa manière d'être, sa nature sont antipathiques au
christianisme. Dans les veines du premier coule un sang
moins impétueux, c'est une âme méditative, rêveuse, mélan-
colique et naturellement religieuse ; l'autre est âpre à la piété,
rebelle à l'enseignement; esprit indépendant et libre, il ne
peut se plier à la foi : voilà tout le mystère.
Et c'est ainsi que s'explique, au dire de nos advei'saires,
tout ce qui reste encore parmi nous de croyances positives.
Des femmes dominées par l'imagination ou par la sensibilité
nerveuse, quelques hommes simples ou enthousiastes, assers
* Cf. M. Charles de Rémusal. La théologie critique. [Revue des Deux-Mondes,
i" janvier 1862.)
LA PHILOSOPHIE DE LA FOI. -437
vis à de vieux préjugés, suivant en aveugles une tradition su-
cée avec le lait, ou bien encore des âmes éprises de la beauté
d'une morale à laquelle rien n'est comparable dans les œuvres
humaines, tels sont ceux qui croient. Quant aux esprits vrai-
ment sérieux, qui cherchent la vérité pour elle-même, avec le
calme d'une raison désintéressée et l'indépendance d'une cri-
tique impartiale, ceux-là ne peuvent plus être chrétiens, du
moins comme on l'entendait autrefois, car, pour croire, il leur
faudrait renoncer à se conduire par l'intelligence et faire pré-
valoir en eux-mêmes les facultés i-iférieures.
Nous ne pouvons en douter, l'obstacle à la foi, pour un
grand nombre, est la disposition que j'énonce en ce mo-
ment, c'est-à-dire quelqu'une de ces idées passées chez eux
à l'état de conviction inébranlable. Hommes d'ailleurs sin-
cères, mais qui se sont laissé égarer par une aveugle confiance
en des guides trompeurs; esprits développés sur tout le reste,
mais dont l'instruction religieuse présente de déplorables
lacunes, comblées seulement par les préjugés à la mode.
Nous serions heureux de redresser des notions depuis long-
temps faussées ou obscurcies, de ramener enfin la question à
ses véritables termqs.
II
Pour faire évanouir toutes les difficultés dont nous venons
de faire l'énumération, il suffit de restituer à la foi son véri-
table caractère, et de revendiquer pour elle le bénéfice d'une
définition exacte.
Qu'est-ce que la foi, je ne dis pas dans le sens vulgaire du
mot, car on en abuse étrangement aujourd'hui, mais au sens
chrétien et catholique, la foi telle qu'on l'a toujours enten-
due parmi nous, telle que la conçoivent et la conservent en-
core les hommes sincèrement et sérieusement religieux?
Quand nous la rencontrons dans ce milieu, le seul qu'elle
avoue, nous apparaît-elle comme un entraînement de l'ima-
gination, comme une affaire de tempérament ou d'excitation
438 LA PHILOSOPHIE DE LA FOI.
nerveuse? Les Augustin et les Thomas d'Aquin, les Bossiiet
et les Descartes, les Newton et les Leibnitz étaient-ils le jouet
de leur propre enthousiasme ? leur foi était-elle le produit de
quelque faculté exaltée?
Je sais qu'on essaye de nous enlever quelques-uns de ces
grands hommes. On voudrait bien les transformer en pré-
curseurs-du rationalisme, comme on a tenté de le faire der-
nièrement pourdeMaistre lui-même. Mais c'est en vain qu'une
critique naturellement partiale fait grand bruit de quelques
phrases jetées çà et là, dont elle force le sens pour en tirer le
scepticisme. La conduite et les écrits de ces hommes supérieurs
protestent contre les efforts téméraires qui iraient à les traves-
tir en hypocrites, et à faire de leur vie entière la plus ignoble
comédie.
Le siège de la foi n'est ni dans les sens, ni dans l'imagina-
tion, ni même dans la volonté. La foi est une conviction, et,
à ce titre, elle réside dan s l'intelligence. Elle est une adhésion,
et la faculté qui adhère ne saurait être aucune de celles
qu'on met en avant; l'esprit seul est capable de cet acte, il
l'accomplit seul, alors même qu'il se trompe en cédant à ses
préjugés ou à une pression extérieure.
Nulle hésitation n'est possible à cet égard : la faculté qui dans
l'homnie dit credo ^ c'est la même qui dit en lui cogito\ croire
et penser sont deux opérations qui émanent du même prin-
cipe; elles révèlent, non pas deux puissances distinctes de
l'âme, mais deux opérations de la même puissance, deux
rapports divers dans lesquels l'esprit peut se trouver avec la
vérité.
Parfois, en effet, elle lui apparaît directement, elle brille
de son propre éclat sans intermédiaire étranger; alors, ce
n'est pas la foi, c'est l'intuition. Souvent aussi-, elle se mani-
feste, non en elle-même, mais dans un milieu qu'on appelle
le témoignage; et, si cet intermédiaire est sûr, l'adhésion
ne sera ni moins ferme, ni moins infaillible que dans le
premier cas. Supposons que l'esprit s'égare, son acte ne
change pas pour cela de nature. En présence d'un témoi-
gnage accepté légèrement, sans garanties et sans contrôle.
LA PHILOSOPHIli: DE LA FOL 439
l'ailhésion qui se produit est toujours celle de l'intelligence.
On peut lui reprocher d'agir imprudemment, mais on ne
saurait dire qu'elle n'agit plus et que c'est une autre opéra-
tion qui se substitue à la sienne.
J'insiste sur ce principe, parce qu'il n'est point d'obscurités
qu'on n'ait cherché à y répandre. J'ai lu en vingt endroits
que la foi est dans l'âme une faculté à part, à peu près comme
le sejis esthétique ^ comme l'instinct musical ou comme cer-
taines dispositions favorables à la poésie. A force d'être répé-
tées, ces assertions prennent de la consistance; elles finissent
par passera l'état de chose jugée. Faute de rétablir les faits,
nous laissons creuser de plus en plus une séparation imagi-
naire entre la raison et la foi. On s'accoutume à les regarder
comme deux facultés donnant naissance à deux ordres de phé-
nomènes totalement'distincts et qui n'ont rien de commun;
leurs causes, loin d'être solidaires, semblent avoir des intérêts
opposés; enfin, on proclame comme défuiitivement accompli
un irrémédiable divorce.
Or, ce divorce, s'il pouvait exister, briserait l'unité de
l'homme lui-même, puisqu'il romprait celle de son intelli-
gence. Il faut dire,^tout au contraire, que croire aussi bien que
voir est un acte de la raison. La raison, il est vrai, n'obéit pas
alors à sa lumière propre et à son expérience personnelle
toutes seules, mais en acceptant une lumière étrangère, elle la
contrôle; en admettant une expérience venue du dehors, elle
a soin d'en vérifier la valeur. Si c'est là sortir de sa sphère, il
faut que la raison se renferme exclusivement dans le cercle
étroit des connaissances qu'elle peut atteindre sans recourir
au témoignage; toute l'histoire lui échappe comme aussi la
meilleure partie des sciences naturelles; je ne sais pas
même si, en y regardant de près, on ne devrait pas absolu-
ment lui contester le droit de s'exercer sur les choses exté-
rieures ; les vérités d'une évidence mathématique et les faits
de conscience resteraient alors seuls de son domaine.
Le caractère surnaturel de nos croyances ne change rien à
cette condition qui leur est essentielle. Quelle que soit l'in-
fluence de la grâce sur l'homme, elle ne fait point que son
440 LA PHILOSOPHIE DE LA FOI.
adhésion procède d'ailleurs que de son esprit, ni que ses
convictions résident ailleurs que dans son intelligence. Féne-
lon s'inscrivait en faux contre ceux qui, de son temps, remet-
taient en doute cette vérité : « Si on supposait, dit-il, que la
foi vient aux hommes par le cœur sans l'esprit, par un ins-
tinct aveue;le de grâce sans un raisonnable discernement de
l'autorité à laquelle on se soumet pour croire les mystères, on
courrait risque de faire du christianisme un fanatisme et des
chrétiens des enthousiastes. Rien ne serait plus dangereux
pour le bon ordre et pour le repos du genre humain, rien
ne peut rendre la religion plus méprisable et plus odieuse', w
La foi appartient donc essentiellement à l'esprit. Elle est le
ferme assentiment qu'il donne aux vérités manifestées par le
ciel et proposées par l'organe inf^iillible établi pour cela sur
la terre. Cet assentiment a son objet déterminé, c'est-à-dire
tout ce qui qui est contenu dans la révélation et interprété au-
thentiquement par l'Église. Il a son motif propre, à savoir la
véracité divine : Dieu est inaccessible à l'erreur, il ne saurait
nous y induire, nous devons nous en rapporter à sa parole.
Mais, en outre, il a aussi ses motifs de crédibilité. Ceux-ci
n'entrent pas dans l'acte de foi, ils en sont les préliminaires;
ce sont eux qui établissent le fait de la révélation, et par con-
séquent la nécessité de croire. Ils conduisent l'homme comme
par la mtiHi jusque sous le vestibule du temple, ils lui montrent
l'obligation d'en franchir le seuil ; toutefois ils ne vont pas
plus avant, simples introducteurs, ils se contentent d'ouvrir
la porte : quand l'esprit pénètre dans les profondeurs du
sanctuane, ce n'est plus alors sur eux qu'il s'appuie ; rien
d'humain ne le soutient désormais, mais uniquement l'infailli-
bilité de Dieu lui-même.
En d'autres termes, la démonstration chrétienne me dit
avec une pleine certitude : Dieu s'est fait entendre, donc il
faut croire. Si, d'après les preuves qu'elle m'apporte, je suis
convaincu que Dieu a parlé, c'est sans doute un pas impor-
tant, ce n'est point encore la foi. La foi commence quand
* Fénel., Lettre V, sur la Religion.
LA PHILOSOPHIE DE LA FOI. 441
j'accepte cette parole et que j'en fais la règle de mes pensées;
alors je crois véritablement, et alors aussi le molif immédiat
de ma conviction, c'est l'autorité suprême que je reconnais à
la parole divine.
Mais, me dit-on, ceci s'accomplit librement. L'acte de foi
est donc le fait de la volonté et non de l'intelligence.
Certes, je suis loin de prétendre que la volonté n'a aucune
influence sur sa production , car ce serait lui enlever tout
mérite. L'iiumuie croit librement, et c'est pour cela qu'il croit
salutairement'. jNIais, si la volonté commande l'acte de foi, ce
n'est pas d'elle qu'il jaillit comme de sa source.
Comment faire comprendre le mystère de cette conception
merveilleuse qui s'acconjplit au sein de l'âme humaine? Deux
facultés y concourent, l'une comme principe déterminant,
l'autre comme prnicipe générateur. La première fournit son
consentement, l'autre apporte sa fécondité. Et c'est sous leur
action combinée que se développe ce germe venu du ciel, qui
dormait auparavant dans les profondeurs de la conscience;
l'acte de foi naît alors sous la triple influence de Dieu qui
l'inspire, de l'intelligence qui le produit et de la volonté qui
l'ordonne. ^
Quand la vérité se révèle à nous radieuse et sans nuages,
l'esprit se sent porlé à courir au-devant d'elle et à l'embrasser
étroitement, à moins qu'une passion contraire ne l'agite ou
ne l'enchaîne. Il y a des cas où cette tendance de l'esprit est
irrésistible, c'est lorsque le vrai lui apparaît directement et
avec une entière clarté. La volonté essayerait vainement de
s'interposer entre ce fover de lumière et l'Ame (|ui en reçoit
l'impression. Mais si le rayonnement est moins fort et
moins direct, l'influence du libre arbitre commence à se faire
sentir; tantôt elle ternit le cristal de rintelligeiice en y répan-
dant les ombres et les préjugés, tantôt elle y jette le trouble
et empêche que cette surface agitée puisse lênécliir les réalités
qui voudraient s'y peindre. Un esprit préoccupé, troublé, ne
* Libère movenUir in Deum cicdentes vera esse quœ divinitus revelata sunt.
(Conc. Trid. Sess. vi, c. 6.)
442 LA PHILOSOPHIE DE LA FOI.
saisit plus la vérité qui se présente; souvent aussi il ne la re-
connaît pas, parce qu'il ne veut pas la voir. Ainsi bien des fois
l'homme repousse une accablante certitude qui entrave ses
desseins et renverse ses espérances.
L'incrédulité est encore plus fréquente et plus facile quand
il s'agit de réalités d'un autre ordre. Car l'invisible a beau se
révéler par des manifestations certaines , les sens qui ne
l'atteignent pas immédiatement s'obstinent à douter. L'exis-
tence de l'âme, sa spiritualité sont assurément de ces vérités
premières dont l'homme qui réfléchit acquiert l'évidence.
Cette perception si claire a-t-elle empêché le matérialisme
d'être de tous les siècles ?
Il n'y a donc point contradiction entre ces deux propriétés
que nous revendiquons pour nos croyances. Nous disons :
la foi est libre, et pourtant la foi repose sur l'évidence ; elle
a des démonstrations auxquelles il ne manque rien pour pro-
duire une conviction entière ; et cependant l'esprit mis en
présence de ces clartés peut en repousser l'éclat et leur
refuser son assentiment; croire est un acte qui relève, non
pas , comme le prétendent les rationalistes , des instincts
aveugles et des facultés secondaires de l'homme, mais de ce
qu'il y a en lui de plus noble et de plus éclairé, la volonté et
l'intelligence.
III
A la fin de l'article consacré au mot Foi ô ans )e Diction-
naire des sciences philosophiques ^ je lis ce qui suit :
« La foi a besoin de motifs pris en nous et dans les lois
de notre nature intellectuelle; elle doit jaillir comme une
source d'eau vive du fond de notre âme, au "lieu de venir
seulement du dehors comme un fardeau imposé par une
main étrangère. »
Nous sommes d'accord avec l'auteur de l'article^ s'il n'a
voulu écarter que des croyances purement impersonnelles et
* M. Franck.
LA PHILOSOPHIE DE LA FOI. 443
qui seraient bâties sur le vide. Il est clair que la foi, pour
être sérieuse, ne saurait demeurer comme à fleur de terre,
mais qn'elle doit plonger dans l'intelligence ces fortes et puis-
santes racines qui la rendront inébranlable. Ceci suppose
que, tout en étant surnaturelle, elle est néanmoins greffée sur
les principes qui forment le fond de notre esprit ; que, mal-
gré son origine supérieure à la raison, elle se soude à tout ce
qu'il y a en nous de raisoniiable ; non-seulement elle doit
être en harmonie avec les lois de la pensée, mais il faut qu'é-
tant donnés certains faits extérieurs, elle devienne une consé-
quence logique de ces lois.
L'être intelligent n'accorde pas sans motif son assentiment
à une doctrine. Et le seul motif solide, la seule raison der-
nière de notre adhésion, c'est l'évidence. Tout ce qui n'est
pas évident, ou en soi-même ou dans ses preuves, ne saurait
fixer les incertitudes de l'esprit ni produire une légitime
conviction. Voilà ce que nous disent les philosophes ; et nous
adoptons volontiers leur point de départ.
Qu'est-ce donc que cette évidence qui a la force de sub-
juguer les esprits, qui se révèle comme le seul fond solide sur
lequel ils puissent^ construire, comme les seules assises iné-
branlables en état de porter sans faiblir l'édifice de leurs
croyances ?
Plotin a dit : « Le beau est la splendeur du vrai. » Nous
pourrions dire de même : L'évidence est un certain éclat de
la vérité brillant aux yeux de l'esprit, se manifestant k eux
de telle sorte qu'elle se fait aisément reconnaître, si ce n'est
qu'ils veuillent s'aveugler eux-mêmes ou se détourner obsti-
nément de sa lumière.
Elle a pourtant, nous l'avons vu, des degrés divers.
Quelquefois elle est si vive qu'elle exclut jusqa'à la possi-
bilité du doute. Une telle évidence ne doit point être cherchée
dans les motifs de la foi, elle lui enlèverait son mérite. Mais
immédiatement au-dessous de celle-là, il en est une autre
qui, sans priver l'homme de sa liberté, lui ôte cependant le
droit de nier ou d'hésiter, parce que l'un ou l'autre de ces
partis serait également déraisonnable.
444 LA PHILOSOPHIE DE LA FOI.
Telle est l'évidence que nous revendiquons pour les preuves
de nos croyances \
Quand elle vient à luire dans une âme qui n'est ni pré-
venue ni distraite, elle la pénètre doucement comme le rayon
de soleil traverse un verre bien pur, elle la rend elle-même
lumineuse et y produit cette heureuse assurance dans la pos-
session du vrai qui s'appelle la certitude.
Hélas ! cette possession devient de plus en plus rare parmi
nous. Le grand nombre l'a perdue, même dans les questions
les plus importantes de la vie. Quelques-uns, après avoir
longtemps couru à sa recherche, ont fini par en désespérer
et l'ont proclamée impossible. Rant et Jouffroy, en suscitant
un difficile problème, ont voulu étendre cette impossibilité à
toutes les branches de la science humaine. Aujourd'hui, le
plus souvent, on restreint le scepticisme à ce qui concerne la
foi. Nous avons des hommes qui se plaisent à épaissir les
nuages sous lesquels se dérobe un avenir qu'ils finissent par
regarder comme impénétrable. Ils nous disent qu'il est inutile
de sonder ces mystères, que les questions formidables qui se
dressent devant nous dépassent notre portée et se refusent à
toute solution. Au lieu de poursuivre sans cesse une vérité
sur laquelle nous n'avons aucune prise, il est plus sage,
pensent-ils, d'accepter notre ignorance et de nous résigner à
nos incertitudes. Et c'est là que s'arrêtent ces hardis investi-
gateurs, qui semblaient vouloir tout soumettre à leur con-
trôle. Le mouvement de la libre petisée, qui se trouvait à
l'étroit dans le cercle tracé par l'orthodoxie, aboutit à se ren-
fermer lui-même dans des limites auxquelles on ne se résigne
' C'est celle que Suarez appelle Vévidence de crédibilité, et qu'il réclame pour
que l'acte de foi soit vrai et parfait :
Exislimo nullum hominem preebere verum ot perfectum assensum fidei, nisi
prius aliquo modo assequatur vel parlicipet banc evidentiam credibililalis. Con-
vincor autem ratione supra facta, quod judicium credibilitatis débet esse certum
ut ad fidem certam et indubitatam inducat. Namque si quis polest prudenter du-
bitare vel formidare de credibililate objecti, poteritetiam de ipsa fide dubitareaut
formidare, et ita non erit 6des perfecta et cliri.-tiana ; judicium autem credibilitatis
non potest eSse certum nisi sit evidens, ut supra etiam ostendi. Ergo in quocum-
que vere credente débet supponi taie judicium. (Suarez, De fide, Disp. iv, sect. 5.)
LA PHILOSOPHIE DE LA FOL 445
pas sans déchoir. Des doutes, des hésitations, voilà ce qu'il
substitue à la jouissance tranquille de la vérité.
Pourtant la certitude seule fait le bonheur de la vie. Sup-
posez qu'elle vienne à être ébranlée dans les rapports de
l'amitié et de la famille, avec le doute y pénétreront aussitôt
toutes les angoisses; la joie sera compromise au fond des
cœurs aussi longtemps que la sécurité en sera bannie. De
toutes les certitudes, la plus nécessaire à l'homme est celle
qui concerne sa destinée, celle qui donne un but à sa vie,
une explication à sa nature, une satisfaction aux besoins de
son cœur, en un mot celle qui fournit ime solution à la
question religieuse. Serait-ce la seule qui fût placée hors de
notre portée, et la Providence n'aurait-elle donné à la raison
aucun moyen de l'atteindre?
Quand il s'agit d'amener l'homme à croire, la compétence
de la raison doit être considérée à un double point de vue :
d'abord en ce qui touche aux preuves de la religion, ensuite
en ce qui concerne la matière même de la foi.
Les démonstrations de la divinité du christianisme sont
certainement de son ressort. C'est à notre esprit qu'elles
s'adressent directement ; aussi bien elles renferment tout ce
qu'il faut pour le convaincre.
x\-t-il paru sur la terre, il y a dix-huit cents ans, un homme
appelé Jésus-Christ? cet homme s'est-il donné connue le Fils
de Dieu et l'a-t-il montré par ses œuvres? a-t-ii doté le
monde d'une doctrine et d'une religion incomparablement
supérieures à tout ce que les philosophes avaient inventé de
plus sublime? cette doctrine et cette religion ont-elles fait
leurs preuves et par les miracles qui ont accompagné leur
apparition, et par le témoignage dituiombralos martyrs qui
les ont signées de leur sang, et par leur triomphe prodigieux
sur les passions et sur les préjugés séculaires, et par la trans-
formatiun profonde qu'elles ont opérée dans l'humanité, et
par cette puissance de durée qui les fait survivre à tous les
systèmes, résistera toutes les persécutions, demeurer debout
au milieu de toutes les ruines? Ces questions et autres sem-
blables peuvent et doivent être abordées de front par tout
446 LA PHILOSOPHIE DE LA FOL
philosophe digne de ce nom. Une étude sérieuse et entreprise
de bonne foi ne peut manquer, Dieu aidant, d'abontir à une
conviction absolue. C'est ici que règne \ évidence de crédi-
h dite dont parle Suarez.
Mais, en outre, l'objet même de la foi est-il essentiellement
d'une nature telle que jamais, même sous un autre aspect,
nous ne puissons en avoir l'intelligence?
Dieu existe : voilà une vérité non pas seulement philoso-
phique, mais encore religieuse. Elle appartient tout ensemble
et à la science et à la foi; à la religion naturelle, dont elle est
la base, et à la religion surnaturelle, qui en fait le premier
article de son symbole. Or, tant que nous la considérons
comme un dogme rationnel, l'évidence la plus éclatante l'en-
vironne. Car, si la réalité du monde physique est certaine, à
cause du témoignage des sens, la réalité d'un premier prin-
cipe, infini, cause universelle de toutes choses, ne l'est pas
moins, en vertu de la triple déposition du monde extérieur,
de l'humanité et des idées les plus profondément gravées
dans notre nature. S'il y a des hommes qui la rejettent, ce
n'est qu'en mentant à leur propre évidence, comme ceux-là
contredisent leur conscience qui nient leur âme et sa distinc-
tion d'avec le corps.
Il y a donc sur l'existence de Dieu deux assertionsdis-
tinctes, l'une qui est celle duphilosophe,rautrequiestcelledu
chrétien. Pourront-elles exister simultanément dans le même
homme? la foi n'est-elle pas une connaissance énigmatique,
qui admet ce qu'elle ne voit pas, qui croit à des réalités dont
la lumière naturelle ne lui donne pas l'expérience* ?
Je réponds que les deux actes dont nous parlons n'ont rien
d'incompatible, parce qu'ils s'accomplissent dans des sphères
différentes, et qu'ils n'ont ni le même principe, ni le même
objet formel. Le Dieu dont j'admets l'existence par ma raison
naturelle, c'est celui qui m'est apparu dans mes réflexions
comme la source nécessaire de tout ce qui est, et comme la
1 Quid est fides nisi credere quod non vides? (S, Aug. tract. 40, inJoan., n. 9.)
Quod creditur non videtur. (/d., tract. 79, n. 1.)
LA PHH.OSOPHIE DE LA FOL 447
lumière intérieure qui éclaire mu pensée; je le salue au nom
de Tintelligence qu'il m'a donnée, je reconnais la trace de sa
main dans chacune de ses œuvres, parla je m'élève à concevoir
quelque idée grossière et imparfaite de sa nature. Mais le
Dieu que je confesse en vertu de la foi, c'est celui qui s'est ré-
vélé dans les Écritures ; je crois en lui, non point parce que je
le conçois ou que je le démontre, mais parce qu'il a parlé et
qu'il est entré en commerce avec l'humanité par une voie
surnaturelle ; ma foi l'embrasse tel qu'il se dépeint lui-même,
et non tel que je le puis comprendre; elle l'adore sur le
témoignage qu'il s'est rendu, non sur celui que lui rend ma
conscience. Ainsi considéré. Dieu est obscur, l'opération par
laquelle je le saisis est une opération de grâce; le motif de
mon adhésion doit être cherché dans l'autorité et non dans
les lumières qui me sont propres*.
Ce qui s'oppose à la foi, c'est la vision, ou la connais-
sance intuitive, mais non pas cette connaissance ou cette vision
abstraite que possède la s cience humaine et qui n'enlève ni
à l'objet son obscurité, ni à l'esprit sa liberté. L'obscurité
n'a point disparu, car c'est toujours l'énigme et non la vision
face à face. Quant à la liberté, écoutons le cardinal de Lugo ;
«On objecte, dit-il, que l'adhésion de la foi doit être libre,
qu'elle ne le sera pas si l'objet est connu d'ime manière évi-
dente... La réponse est facile après ce que nous avons dit:
L'acte de foi demeure libre; car, quoique l'esprit soit d'ail-
leurs obligé de donner son assentiment à l'objet, il n'est ja-
mais nécessité à le croire par le motif de la révélation divine;
et cela suffit pour que l'acte de foi soit libre, non en lui-même,
mais dans sa cause, à savoir la volonté qui le commande^. »
' Quod intelligimus debemus rationi, quod credimus auctoritati. (S, Aug., De
utilit. cred., c. xi, n. 25.)
* Objiciunt quia assensus fidei débet esse liber, qiiando autem objectum evi-
denter constat, non assenlitiir libère inlelleclus sed ex necessitale; ergo non
erit assonsus fidei. Ad hoc facile respondelnr ex dictis actum fidei semper esse
liberum, quia licet aliunde necessitelur inlolloctus ad assentiedum illi objecto,
nunciuam tamen necessitatur ad credendum illud ex motivo revelationis divin»,
quod sufTicit ut actus fidei liber sit, non quidem in se, sed in causa, nempe in
volunlale imperante. (De Lugo. De virtut. fid. Disp. 2. sect. 2.)
448 LA PHILOSOPHIE DE LA FOI.
Suarez' et un grand nombre de théologiens du premier
ordre admettent également cette coexistence de la foi et de la
science par rapport à la même matière. Ils montrent que
l'une ne nuit pas à l'autre, que leurs affirmations s'accordent
sans se confondre. Nous n'empêcherons donc point nos ad-
versaires de dire avec M. Jules Simon :
« Je crois, par les seules lumières de la raison, que Dieu est
mon créateur, je crois que pendant cette vie je remplis sous
ses yeux la tâche qu'il m'a donnée, et je crois qu'il m'attend au
terme de la vie pour me récompenser ou pour me punir ^. »
Loin de rien retrancher à ce symbole, nous pourrions y
ajouter pUisieurs articles. Car s'il y a une loi morale écrite
au fond de l'âme, il y a aussi une certaine religion dont
les dogmes y ont été gravés. Plusieurs sont faciles à lire, par
exemple l'existence de la vie future, la nécessité de l'ado-
ration et de la prière. D'autres ne se déchiffrent qu'avec
plus d'efforts et nous laissent, même lorsqu'on les a compris,
dans un vague pénible. Y a-t-il une expiation pour le péché?
quelle est la nature des peines et des récompenses de l'autre
vie?... En vain demanderez- vous à l'étude de l'âme une réponse
claire et catégorique sur de semblables questions. Ses don-
nées ne s'étendent pas jusque-là, et c'est ce qui fait l'impuis-
sance de la philosophie. Elle a beau chercher ; en dehors de
certaines limites, elle ne trouve plus rien. Réduite à confesser
son ignorance, elle ne devrait pas du moins se donner le tort
de repousser la lumière qui lui vient par une autre voie.
Ce n'est pas le lieu de traiter des rapports de la religion
naturelle avec la religion surnaturelle. Quelques écrivains
catholiques ont nié la première, perce qu'ils la trouvaient
pauvre, dénuée, manquant presque du nécessaire. Il ne leur
semblait pas que le petit nombre de vérités écrites dans la
conscience humaine avec tant de lacunes, et souvent en ca-
ractères si obscurs, put constituer une religion. En cela nos
richesses nous trompent. Accoutumés que nous sommes à
' Cf. Suarez, De fide. Disp. m, sect. 9.
* Larelig. nat. p. 29.
LA PHILOSOPHIE DE LA FOL 449
celte abonflance de lumières que la révélation a répandues,
à cette profusion d'institutions saintes et de moyens de salul
dont nous a dotés le christianisme, nous pouvons à j)eine
nous faire à l'idée de celte pénurie où l'homme aurait vécu s'il
avait été réduit à ses seules ressources. Pourtant Dieu aurait
pu le laisser à sa propre indigence. Il importe de le redire ,
quoique peut-être il en coûte à notre orgueil de l'avouer; cette
vérité sera utile soit pour nous faire comprendre à nous-mê-
mes nos obligations envers la révélation divine, soit pour ôter
à nos adversaires tout lieu de prétendre qu'en exaltant l'or-
dre surnaturel, nous méconnaissons, nous amoindrissons les
forces de la nature.
La nécessité d'embrasser une autre foi que celle dont nous
trouvons les éléments en nous-méme ne vient donc pas de l'in-
suffisance absolue de celle-ci, mais bien de son insuffisance
relative. Si Dieu n'a pas parlé, s'il n'a pas élevé l'homme au-
dessus de lui-même, contentons-nous d'être philosophes, at-
tachons-nous exclusivement à la religion naturelle, à la bonne
heure ! Mais si tout proclame que le Créateur a voulu davan-
tage, s'il nous a fait une destinée plus haute et des obligations
plus étendues, qui-^ sommes-nous pour vouloir briser l'har-
monie de ses desseins, et pour substituer à sa volonté bien-
veillante notre volonté lâche ou perverse?
IV
Les rationalistes ont ici une réponse toute prête. Il y a
contradiction, disent-ils, entre le principe même de la philo-
sophie et celui de la foi aux vérités révélées. En effet, le pre-
mier axiome en philosophie, c'est de n'admettre que ce (juc
l'on perçoit clairement; or, la matière de la foi est essentielle-
ment obscure; il faut croire ce que l'on ne voit j)as, et, si ja-
mais l'intelligence en est promise, c'est comme le résultat de
la foi et non connue son préliminaire.
Ici, une foule d'hounnes abusés s'éloignent de nous. Ils ont
tant entendu répéter que nos croyances supposent la non-
450 LA PHILOSOPHIE DE LA FOL
évidence de leur objet ! Eux, au conïraire, ils sont décidés à
ne se conduire en tout que d'après l'évidence. Tel est à
leurs yeux le privilège et la loi de l'être raisonnable; c'est
son droit comme son devoir ; autrement il accepte un joug
humiliant, il se laisse enchaîner, abdique sa liberté naturelle
et ne marche plus qu'en aveugle.
Il y a ici un profond, un déplorable malentendu.
Oui, une saine philosophie exige l'évidence, mais celle dont
l'objet est susceptible. Outre l'évidence d'intuition, il y a encore
l'évidence de démonstration. Et celle ci à son tour est double,
parce que la démonstration a deux procédés différents. Ou
bien elle voit, ou bien elle écoute. Elle voit par les idées, et
c'est ainsi qu'analysant les premiers principes, elle arrive à
conquérir d'autres vérités qui y étaient contenues. Elle entend
par le témoignage , et c'est ainsi que l'homme, sortant de
lui-même, parvient à la connaissance des faits qui ne se sont
point passés sous ses yeux. Ces faits sont évidents, sans doute,
mais de quelle manière ? Est-ce en rentrant en lui-même que
l'homme les apprend comme par un récit de sa propre cons-
cience ? Il aurait beau se renfermer éternellement dans l'en-
ceinte de sa pensée solitaire, le passé de l'humanité n'y surgirait
pas, à moins qu'il n'y ait été préalablement déposé du dehors
par l'élude de l'histoire.
Mais l'humanité a parlé. Elle qui a vu, qui a touché, elle
a rendu témoignage ; car elle se survit à elle-même dans
une succession non interrompue de générations, sa parole
subsiste dans une tradition toujours vivante, comme aussi
dans les monuments contemporains des événements qu'ils ra-
content. Le philosophe regarde, il écoute, et, se recueillant,
il dit : L'humanité est croyable, et je dois admettre sans avoir
vu. Il est vrai, si je considère la donnée historique en elle-
même, je n'en ai pas l'évidence; mais si je la regarde dans le
milieu qui me l'apporte, dans l'affirmation qui me la garantit,
il ne me reste aucun motif de douter. Je vois les vérités ma-
thématiques ; je crois les vérités historiques ; ce sont deux
manières légitimes de savoir. De part et d'autre j'ai la certi-
tude parce que j'ai l'évidence ; ici une évidence d'intuition,
LA rilILOSOPHlE DE LA FOL 454
là une évidence de crédibilité ou de démonstration par le té-
moignage.
Ainsi la vue de l'homme individuel s'allonge, ainsi il
justifie son caractère d'être social. S'il se circonscrivait dans
les lifiiites de son esprit particulier, s'il n'admettait que ce
qu'il a pu contempler de ses yeux ou lire dans sa pensée, à
quoi lui servirait d'être membre de ce grand corps qui s'ap-
pelle l'humanité? On ne s'avise pas de dire qu'en acceptant la
déposition des siècles, il abdique la liberté de son intelligence,
que les ironuments du passé sont pour lui une entrave, et les
annales du genre humain un joug dont il lui faut secouer le
fardeau. Pourtant il peut bien se trouver parfois à l'étroit
dans ces lignes tracées d'avance. L'invention n'a pas le champ
libre devant l'inflexibilité des faits, et l'imagination ne sau-
rait se donner carrière en présence de l'immuable histoire.
Comprenons-le, toute vérité acquise restreint, en un sens, le
mouvement de la pensée, car aussitôt deux voies se ferment
devant elle, celle du doute et celle des affirmations contraires.
L'homme est loin de s'en plaindre partout ailleurs; il se fé-
licite d'autant plus qu'il voit se rétrécir davantage ce champ
qui n'est ouvert, après tout, qu'à la liberté de l'ignorance.
D'où vient cette singulière exception faite seulement pour le
dogme chrétien ? La question n'est pas de savoir si, en s'impo-
sant à nous, il mettra des bornes à l'indépendance de nos
opinions, mais bien de savoir s'il vient avec tous les caractères
du vrai et s'il en élargit pour nous la connaissance.
Parmi les faits que l'humanité a vus, qu'elle rapporte
comme témoin, se trouvent les faits religieux, les faits surna-
turels. Aucun événement historique n'est environné de tant
d'éclat. Les autres sont plus ou moins généralement attestés,
ceux-là sont en quelque sorte devenus personnels à tous par
la foi. Les autres étaient le plus souvent étrangers, indifférents
au grand nombre. Qu'importait aux contemporains de Char-
lemagne ou de saint Louis qu'il y ait eu autrefois à Rome un
fameux capitaine appelé Sci[)\on, ou que le monde ait un ins-
tant subi lejougd'ini homme illustre nommé Alexandre? La
plupart avaient peu à gagner en apprenant ces choses, peu à
io-2 LA PHILOSOPHIE DE LA FOI.
perdre s'ils les ignoraient. Mais ce qui les intéressait bien da-
vantage, c'était de savoir si, en vertu de certains événements
qu'on leur racontait, chacun d'eux était obligé d'admettre
des dogmes strictement formulés, de pratiquer des actes dé-
terminés pour chaque circonstance, et souvent difficiles. Voilà
certes quelle était pour tous la question capitale. Nul n'y de-
meurait étranger, et sans doute, alors comme toujours, le
grand nombre se portait à désirer que tout cela fût faux,
afin de vivre dans une indépendance plus complète.
D'où vient que, malgré tant d'obstacles, le témoignage a sur-
vécu? d'où vient qu'il nous arrive apporté par ces générations
mêmes qu'il avait d'abord subjuguées et réduites à l'obéis-
sance? nos devanciers étaient-ils moins jaloux de leur liberté?
avaient-ils des passions moins ardentes? S'ils les ont pliées
sous le joug d'une doctrine, c'est que cette doctrine leur a
paru vraie, et si elle leur a semblé vraie, c'est qu'elle était con-
firmée par des faits qu'ils ont regardés comme indubitables.
A cela on répond que la critique n'était pas encore née et
qu'un souffle de sa bouche aurait suffi pour faire disparaître
tout cet échafaudage de démonstrations appuyé seulement sur
la crédulité de nos pères. Je ne suis pas de ceux qui font si bon
marché des époques précédentes. Le bon sens est de tous les
siècles. Et certes le bon sens suffisait pour indiquer la marche à
suivre et contrôler la réalité des événements sur lesquels se
base la démonstration religieuse. Ce contrôle n'a jamais fait
défaut. N'eùt-il pas été dans les tendances de l'esprit humain,
U devenait pour les chrétiens une nécessité de position vis-à-
vis du paganisme et de l'hérésie. D'ailleurs cette critique, dont
on fait tant de bruit, quelle découverte sérieuse nous apporte-
t-elle? quelles difficultés insolubles a-t-elle soulevées?
Elle a attaqué l'authenticité de nos Livres saints. Eh bien!
en acceptant de confiance toutes ses assertions, en nous bor-
nant à user des ressources qu'elle nous laisse, nous recons-
truisons encore sans peine toute notre histoire. C'est ainsi que
ie seul Évangile selon saint Jean et celles des Epîtres de saint
Faul que sa lime n'a pu entamer, nous suffiraient pour établir
et nos dogmes et les faits de l'Église primitive. Les efforts de la
LA PHILOSOPHIE DE LA FOI. ' 453
ci'itique contemporaine, loin d'affaiblir la démonstration
chrétienne, ne font que lui donner plus d'éclat et la mettre
dans un jour plus brillant. C'est ce que l'on reconnaîtra de
plus en plus, à mesure que ces travaux seront appréciés à
leur juste valeur.
Il y a des hommes qui pensent éluder l'histoire avec quel-
ques mots. Crédulité, besoin de merveilleux, tendance mys-
tique à retrouver une main cachée partout où l'on voit
quelque phénomène insolite, hallucinations individuelles et
collectives, voilà leurs moyens d'explication toujours prêts;
c'est leur réponse unique à toutes nos preuves. Ou dirait qu'il
y a dans ces mots une puissance magique à laquelle rien ne
résiste, capable même de dissoudre le granit sur lequel est
assis l'édifice de nos croyances. Pauvre siècle, en vérité, que
celui qui, dans ces importantes questions, se paye de solutions
chimériques ! esprits légers et frivoles, que ceux qui se con-
tentent à si peu de frais et s'endorment dans leur incrédulité,
sur la foi d'une critique superficielle! Nous avons ailleurs fait
justice de ces folles prétentions. Qu'il suffise ici de rappeler
une parole qui, pour nous venir d'une bouche protestante,
n'en est pas moins l'expression exacte de la vérité :
« Le philosophe demeure chrétien sans abdiquer, lorsque,
au lieu de tergiverser, il a regardé le christianisme en face,
comme un fait historique dont la philosophie de l'histoire
est tenue de rendre compte, et c[u'd s'est convaincu qu'une
intervention directe de Dieu dans l'histoire est la seule raison
suffisante de ce phénomène'. »
Le doute méthodique a été, nous dit-on, comme le signal
et le premier acte de notre affranchissement intellectueP.
Autant on fait gloire à Descartes de l'avoir le premier (établi
* M. Ch, Secretan, Recherche de la mélhoie qui conduit à la véritc
' Dict. de) soienc. phil. au mot Doute.
iU LA PHILOSOPHIE DE LA FOI.
comme une règle universelle, autant on s'élève avec force
contre les défenseurs du dogme et de la tradition, que l'on
regarde comme systéoiatiquement hostiles à toute recherche
de cette nature. H semble que la question d'indépendance
pour la pensée humaine soit intimement liée à celle-là. Aussi
importe-t-il de lever les équivoques et de faire disparaître des
conflits de mots trop fréquents en cette matière.
Nous n'entamerons pas une polémique au sujet de Descartes
lui-même. Il y a, dans le Discours sur la méthode, des expres-
sions susceptibles d'une interprétation plus ou moins large et
dont il est difficile de préciser le sens. L'auteur a -t-il vérita-
blement fait table rase de toutes ses convictions, ou s'est-il
borné à suspendre inéthodiquement son jugement, jusqu'à ce
qu'il eut trouvé des raisons solides pour se rassurer? en
d'autres termes, y a-t-il eu un moment où, de fait, il ne croyait
plus à rien, tout en se conformant extérieurement aux exi-
gences de la religion et aux coutumes qu'il trouvait établies
autour de iui? ou bien était-ce simplement un doute fictif, hy-
pothétique, n'atteignant pas les profondeurs delà conscience,
et demeurant dans les hauteurs toujours sereines de la pure
spéculation ? Voilà une question fort intéressante sans doute,
mais qu'il ne nous est point nécessaire de traiter ici ; nous
n'avons à nous occuper que des principes et non pas des
personnes.
Le doute méthodique tel que nous le concevons, et tel qu'il
a son fondement dans la nature, ne consiste pas à remettre
réellement en question les vérités dont on avait auparavant
la certitude, mais à les étudier comme si l'on n'en était pas
convaincu, afin de trouver les bases solides de ces croyances.
C'est une suspension volontaire et fictive du jugement , un
état provisionnel et momentané, une opération dans laquelle
l'esprit se dédouble en quelque sorte lui-même, laissant d'un
côté l'homme réel qui continue à croire, à agir comme il le
faisait auparavant, et posant d'autre part le philosophe qui
veut se rendre compte de tout et n'admet rien sans de bonnes
preuves. Ainsi la personne demeure intacte; mais à coté d'elle
il y a comme un esprit impersonnel qui en est détaché, et qui
LA PHILOSOPHIE DE LA FOL ioà
attend pour se décider (jii'il ait vu briller les clarlt's de
l'évidence.
Ce doute ainsi expliqué est bien plus ancien que Descartes.
Il forme la méthode même de saint Thomas dans sa Somme
théologiqqe ; car on sait que chaque question y est d'abord
présentée sous une forme dubitative : ^/? Veus sit, utrum sit
injinitus , iitriuîi anima liumana sit corpus, etc. ; puis viennent
les motifs qui peuvent confirmer le doute, et c'est seulement
ajirès les avoir pesés et réfutés, que l'esprit se trouve en pos-
session d'une solution certaine. Cette manière de procéder
est invariablement suivie par l'Ange de l'école; ses précur-
seurs l'avaient déjà connue et constamment employée. Qu'on
lise les Commentaires d'Albert le Grand et du Maître des Sen-
tences, le Sic et non d'Abailard, ou les traités plus anciens
de l'école de saint Victor, de Pierre de Poitiers et de saint
Anselme, partout on retrouvera, plus ou moins nettement
accusée, la même marche et la même méthode.
A vrai dire, c'est celle de l'esprit humain lui-même, du mo-
ment qu'il raisonne. Toute thèse qu'il s'agit de prouver est
d'abord considérée comme une proposition dont la vérité est
hvpotliétique, du moins en un certain sens et à un certain
point de vue; autrement tout examen libre et sérieux devien-
drait impossible, nous n'aurions qu'un jeu d'esprit, une opé-
ration in.->ignitiante et un simulacre de démonstration.
Prétendrait-on que les matières religieuses font exception à
cette règle? Autant vaudrait renier toute théologie. En sou-
mettant les articles de la foi à ce contrôle, nous ne faisons
injure ni à la parole de Dieu, ni à l'autorité de l'Eglise ; car
c'est un devoir de l'homme raisonnable de se prouver à lui-
même qui> Dieu existe et qu'il s'est fait entendre, que l'Église
est une institution surnaturelle et qu'elle a droit de nous en-
seigner. Chercher dans l'histoire et dans la raison des motifs
de cette double croyance, ce n'est pas nier la religion, c'est en
établir \es prcliminaires ; et, si l'étude est calme, si elle se
poursuit de bonne foi et d'une manière intelligente, loin d'é-
branler l'é lifice des convictions elle fortifiera les ouvrages
avancés qui le rendent inattaquable.
4o6 LA PHILOSOPHIK DE LA FOI.
Nous ne disons pas, sans doute, que tout homme doive faire
une pareille épreuve. Il est bon nombre d'esprits faibles à
qui elle serait funeste; la multitude se compose d'ignorants
pour qui une pareille tâche serait une entreprise impossible. A
ceux-là il suffit de croire sur une autorité qui se justifie à
leurs yeux par tant de titres faciles à constater, et que le bon
sens tout seul apprécie. Dieu, en envoyant à l'homine sa lu-
mière, ne Ta point cachée sous le boisseau ; la cité qu'il a bâtie
est établie sur la montagne où les yeux de tous peuvent l'a-
percevoir sans beaucoup d'efforts; aussi, cette simple et rai-
sonnable adhésion à la vérité qui éclate a été et sera toujours
le salut du grand nombre. Mais il est aussi des intelligences
plus développées, que les conditions vulgaires ne satisfont pas.
C'est peu pour elles d'avoir la foi, il leur faut une foi raison-
née, une foi qui ait conscience d'elle-même, de ses motifs, de
sa nécessité, de ses rapports avec l'esprit humain et de la ma-
nière dont elle y est reliée; pour de telles âmes, l'examen dont
nous parlons devient indispensable; au lieu de remettre en
question si un homme instruit et de bonne foi le peut légiti-
mement entreprendre, il vaut bien mieux chercher les condi-
tions selon lesquelles il le fera sans péril.
Deux hypothèses se présentent : ou celui qui aborde l'étude
du christianisme est déjà croyant, ou il ne l'est pas encore.
Dans cettedernière supposition, le doute n'est pas seulement
méthodique, il est réel; en le considérant, nous sortirions du
sujet qui nous occupe. C'est une lacune, trop ordinaire dans
l'éducation de nos jours, qu'il faut combler en s'instruisant ;
ce sont peut-être des idées fausses , amassées au contact de
l'impiété, qu'il f^uit dissiper en s'éclairant ; c'est tout cet en-
semble d'objections banales , de préventions puisées dans le
commerce du monde , de convictions hasardées et reposant
sur des principes ruineux, dont il est indispensable de se dé-
faire ; travail lent et pénible peut-être, mais où la grâce aide
puissamment un cœur droit, et qui ne peut manquer d'aboutir
à d'heureux résultats, si l'on a soin de recourir aux sources
les plus pures, de se faire diriger par les véritables interprètes
delà doctrine. A ces conditions, nous osons promettre que
LA PllILOSOMIin DE LA FOL 457
la liberté (le l'esprit ne sera en rien entamée; elle-même, au
contraire, si elle n'est entravée par quelque secrète passion ou
retenue par le respect humain , conduira jusqu'à lÉvangile.
En courbant devant Jésus-Christ son intelligence vaincue ,
l'homme ne fera pas un acte d'esclave; jamais, au contraire,
il n'aura donné l'exemple d'une plus haute ni d'une plus no-
ble indépendance.
Mais voici un croyant fidèle, enfant de l'Église depuis sa
naissance; celui-là, nous dit-on, n'est pas libre, car les prin-
cipes de sa foi lui défendent de déposer, ne fût-ce que pour
un moment, le fardeau de ses croyances. Or, comment exa-
miner, s'il ne s'affranchit? comment poursuivre impartiale-
ment se s recherches, alors que le joug des idées chrétiennes
pèse constamment sur lui, quand sa conscience lui interdit
rigoureusement toute espèce de doute sur un point quelcon-
que de la doctrine ?
La réponse à cette difficulté, commune à bien des esprits,
se trouve dans la notion même que nous avons précédem-
ment développée. Non, le catholique qui veut examiner sé-
rieusement sa religion ne commencera pas par s'en défaire.
Quelle raison l'obligerait d'agir ainsi? Il n'a aucun motif de
douter, et il en a beaucoup de continuera croire. Car, quoi-
qu'il ne puisse se rendre compte de tout , il voit, du moins
confusément, une multitude de choses propres à le rassurer.
Toutes les jireuves de crédibilité se dressent à ses yeux, bien
qu'il n'en ait encore constaté ni le poids ni la valeur incon-
testable. Kt quand même, du côté de la science ou du cùtéde
l'histoire, s'élèveraient des objections qui lui paraîtraient in-
vincibles, il sait d'avance que les solutions existent, tout en ne
lui étant pas connues. Il s'en ra|)porte provisoirement à l'au-
torité, au témoignage. Il ne prétend pas, devant une montagne
qui arrête son regard, nier l'existence des régions dont elle
lui dérobe la vue; le soleil (pi'il cherche est encore sous l'ho-
rizon, mais il ne tardera pas à se lever, et, parce que l'aurore
n'a pas encore j)aru, ce n'est ])as une raison de douter de la
lumière.
A part cette différence , les études de l'incrédule et celles
458 LA PHILOSOPHIE DE LA FOI.
du croyant procéderont de la même manière. Ce sera le même
sérieux dans l'examen des démonstrations, la même sévérité
dans l'adoption des motifs. De part et d'autre on ne se rendra
qu'à des raisons péremptoires , et qui excluent tout danger
d'erreur.
La religion n'a rien à redouter d'un semblable travail; car
ses fondements, posés par la main de Dieu, sont inébranlables;
plus on les dégagera^ plus leur solidité a toute épreuve se
montrera au grand jour. Aussi voyons-nous souvent que ,
dans les classes instruites, les conversions sont l'œuvre d'une
science plus avancée, ramenant à la foi, suivant le mot de Ba-
coU;, ceux que de premières études historiques ou philosopln-
ques en avaient éloignés.
Une seule chose peut mettre obstacle a ce résultat : c'est
une idée préconçue dans laquelle on s'obstine. Quiconque
juge a priori que le surnaturel répugne, que le merveilleux
est absurde , que les mystères sont un tissu de contradic-
tions, est évidemment incapable de voir la lumière se faire
dans les études religieuses. Il ressemble à celui qui lirait
les livres de philosophie spiritualiste, bien décidé à y trouver
que l'âme n'existe pas, et qu'il est ridicule d'admettre d'au-
tres réalités que la matière. Un esprit ainsi prévenu n'a ni
l'impartialité ni la liberté suffisante pour arriver à saisir ce
qu'il s'imagine vouloir comprendre. Comme il cherche moins
la vérité que la confirmation de ses erreurs, il ne peut guère
manquer de tourner à son propre sens les choses qui y sont
le plus contraires. C'est ce qui explique comment les mêmes
recherches ouvrent les yeux aux hommes de bonne foi et aveu-
glent les autres ;, en les affermissant dans leurs dispositions
incrédules.
Mais quelle marque éclatante de la vérité de nos dogmes ,
si, pour la reconnaître, il suffit de ne pas nourrir contre elle
des préjugés pu? ement volontaires ! Vous doutez de la divi-
nité de Jésus-Christ? Pour vous convaincre^ je ne veux qu'une
chose : ne soyez pas intéressé à trouver que Jésus-Christ n'est
qu'un homme. Vous hésitez sur la vie future? Je demande
uniquement que vous vous mettiez en état de n'avoir rien à
LA PIlILOSOrHIE DE LA FOL 459
en redouter. Enfin, les mystères vous semblent difficiles à
croire, l'idée du surnaturel est antipathique à vos opinions ?
Je dis seulement : Ne prononcez pas avant de connaître.
Voyez si la notion que vous avez de toutes ces choses n'est
pas précisément le contre-pied de ce que le christianisme en-
seigne. Du moment que vous voudrez approfondir l'objet de
notre foi, vous reconnaîtrez que rien n'est plus éloigné des
incohérences que vous pensiez y rencontrer. Non-seulement
en devenant chrétien vous demeurerez philosophe, mais vous
comprendrez que le chrétien est seul vraiment conséquent,
et seul jusqu'au bout philosophe. Tout autre n'écoute sa
raison et n'exerce sa liberté qu'à demi ; il s'arrête à la moitié
du chemin qui conduit à l'affranchissement et qui fait trouver
la sagesse.
A. Matignon.
THEATRE LATIN DES JÉSUITES
A LA FIN DU XVI* SIÈCLE ET AU COMMENCEMENT DU XVI1«.
L'Europe moderne a deux théâtres tragiques, aussi diffé-
rents par leur origine et leur destinée que par leur idéal, leur
but et leur public. L'un, qui remonte au moyen âge, a com-
mencé par la mise en scène des mystères de l'Évangile, puis
en est venu à la représentation de l'Ancien Testament, des
actes des martyrs et des miracles des saints. L'autre, qui ne
date que de la Renaissance, a renouvelé les spectacles de la
Grèce, a ressuscité les héros, les dieux et la philosophie du
paganisme. Le premier, né dans le chœur des cathédrales et
institué avant tout pour les enseignements de la foi et de la
piété, faisant du divertissement un moyen et non pas un but,
eut des prêtres pour premiers acteurs et pour public l'as-
semblée des fidèles, hommes, femmes, enfants, riches et pau-
vres, ignorants et lettrés. Le second^ inauguré en France dans
la cour d'un collège, par la Cléopâtre de Jodelle, en i552, et
destiné, non plus à l'instruction religieuse et morale du peu-
ple, mais au divertissement littéraire d'une société d'élite,
avait cherché sa première troupe dans la savante pléiade de
Ronsard , et ses premiers spectateurs parmi les courtisans
d'Henri 11 et de Catherine de Médicis, parmi les professeurs
et les étudiants, seuls capables de le comprendre.
En France, le théâtre classique et païen n'était sorti des
écoles, pour s'installer en public, qu'au bout d'une trentaine
THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES. 461
d'années ; le théâtre populaire et chrétien, après avoir échappé
à la discipline de l'Église, et avoir passé du sanctuaire sur les
places publiques, y avait dégénéré de plus en plus, et n'avait
pu se relever qu'en se rapprochant des autels et du clergé,
c'est-à-dire en se réfugiant sous les cloîtres et dans les maisons
d'éducation religieuse. C'est là que sans perdre son idéal chré-
tien et son but moral, il avait pris à l'antiquité païenne les
délicatesses du goût, la noblesse du langage et l'art de la mise
en scène. Ainsi, remontant par son idéal au moyen âge, i\ ne
date que de la Renaissance par sa transformation littéraire. En
Allemagne, il est vrai, le théâtre sacré nous montre ce perfec-
tionnement classique dès le x* siècle sous la plume de Hrots-
witha ; mais les drames de la célèbre religieuse de Gandersheim
ne nous apparaissent, dans l'histoire des représentations scé-
niques du moyen âge, que comme un phénomène isolé ; le
progrès ne devint général et constant qu'à l'inauguration des
collèges de la Compagnie de Jésus.
« Au xvi" siècle, dans la poésie française, a dit M. Saint-Marc
Girardin, il y a peu de drames sacrés, mais il y a dès ce mo-
ment jusqu'au xvni^ siècle un théâtre latin très-abondant qui
reste fidèle au dran'ie religieux, quoiqu'il le soumette aux
règles de l'art antique. Ce théâtre, renfermé dans les collèges
et fort oublié aujourd'hui, ne mérite pas cependant l'obscu-
rité où il est tombé. Les jésuites sont les poètes les plus fé-
conds et les plus habiles de ce théâtre V » Partons de ce té-
moignage rendu par un éminent critique à la fécondité, à
l'idéal religieux et au mérite littéraire du théâtre latin des
collèges de la Compagnie de Jésus ; notre thèse n'en sera que
ledéveloppement historique. Commençons par la fécondité.
Nous n'entreprendrons pas le catalogue tles pièces jouées
dans les collèges des jésuites : ce serait à n'en pas finir. Con-
tentons-nous d'énoncer deux ou trois faits généraux (pii en
feront comprendre la multiplicité. Les enfants dlgnace
ouvrent à Coimbre leur premier collège en i5f\2 ; et des lors.
' Du drame reliijieux en France: Revue des Dcux-Mundrs, 4*' janvier 4858,
p. 210.
462 THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES.
du vivant même de leur saint patriarche, iis y dressent un
théâtre Dour leurs solennités littéraires. Parcourez l'histoire
de leurs fondations en Italie, en Allemagne, en Espagne, en
France, en Belgique, et vous trouverez partout leurs fêtes
classiques, nationales ou religieuses, accompagnées de repré-
sentations dramatiques. L'usage en devint si universel et si
fréquent, qu'il fallut une règle pour le contenir dans de justes
bornes. Cette règle, insérée dans le Ratio studioruTn, qui est le
code de renseignement des jésuites, date de 1616; c'est le
fruit de soixante-dix ans d'expérience. Nous la citerons tra-
duite par Bossuet, qui en loua la sagesse en faisant une excep-
tion pour la Compagnie de Jésus dans l'anathème qu'il lança
contreles théâtres. La voici : « Que les tragédies et les comédies,
qui ne doivent être faites qu'en latin et dont l'usage doit être
très-rare, aient un sujet saint et pieux; que les intermèdes
des actes soient tous latins et n'aient rien qui s'éloigne de la
bienséance, et qu'on n'y introduise aucun personnage de
femme, ni jamais l'habit de ce sexeV »
Nous pouvons ajouter que les hommes les plus graves, les
plus apostoliques de la Compagnie de Jésus, ont chaussé le
cothurne et quelquefois même le brodequin. Le P. Fronton
du Duc, célèbre par ses savantes éditions des Pères grecs,
étant professeur de rhétorique à Ponî-à-Mousson, composa
et fit jouer par ses élèves deux tragédies : Jean ï Apostat ^l la
Puceilede Dom-Remy. Le P. Petau, professeur de rhétorique
à Reims, à la Flèche, à Louis-le-Grand, avant d'être un si
grand théologien, y fit jouer ses tragédies des Carthaginois^
de Sisara et d' Jjsthazanes^ ou des Martyrs persans . Le P. Avan-
cin, si connu par ses Méditations, nous a laissé quatre volumes
de poésies dramatiques. Le P. Edmond Campian composa
une pièce au collège de Prague, avant de retourner en Angle-
terre, sa patrie, pour y sceller de son sang la foi catholique
persécutée par la reine Elisabeth. Le thaumaturge Anchieta
fit un drame pour \ extirpation des vices di\x Brésil, dont il
était l'apôtre.
* Maximes et réflexions sur la comédie. Œuvres de Bossuet, t. XXXVII,
p. 613. (Versailles, 1818.) : . i
THÉÂTRE LATIN DKS JliSUlTES. 463
Un théâtre enfrelenu par de pareils poètes, soumis d'ail-
leurs à une règle aussi pieuse que sévère, ne pouvait pas
manquer d'être religieux. Et pourtant les sujets profanes ,
païens même, ne manquent pas dans ses répertoires. C'est une
anomalie digne d'attention au point de vue moral comme au
point de vue littéraire, et qui nous amène à l'examen de l'idéal
dramatique des jésuites.
En i634, furent publiées à Anvers onze tragédies latines,
sous ce titre :Selectœ patnun Societatis Jesu tragœdiœ.C éiâient
la Suevia , ou la Chute de la maison de Souabe , par le
P. Alexandre Donati, jésuite italien ; le Crispus et la Flavla du
P. Stefonio, autre jésuite italien ; le Sedecias et le Joseph des
pères Belges, Malapert etLibénus; le Sisara^ les Carthaginois
et VUsthazanes du jésuite français, Denis Petau; \e Saint
Adrien^ le Sapor admonitus ou la Leçon donnée à Sapor par
l'ange de la Perse qui le convertit, et le Chosroes d'un autre
jésuite français , le P. Louis Celiot. Parmi ces onze chefs-
d'œuvre, représentant les inspirations dramatiques de la Com-
pagnie de Jésus dans trois pays différents, sept étaient tirés
des actes des martyrs ou de l'histoire de l'Eglise ; trois de
l'Ancien Testament ç un seul, les Carthaginois du P. Petau,
remettait en scène ces héros du paganisme qui encombraient
les théâtres de la Renaissance depuis quatre-vingts ans. Ainsi
sur onze pièces, dix appartenaient au théâtre sacré. Cette
proportion se retrouve à peu près dans tous les répertoires
dramatiques des jésuites en Portugal, en Italie, en Allemagne
surtout. Il en fut sans doute de même en Espagne, à en juger
par les habitudes scéniques de la patrie de Lope de Véga et
de Caldéron. iNIais le théâtre latin des jésuites espagnols,
n'ayant pas été publié, ne nous est pas assez connu pour que
nous nous permettions de le caractériser. En France, l'anti-
quité païenne inspira plus souvent les professeurs de Pont-à-
Mousson, de Reims, de la Flèche, de Lyon et de Paris. Cepen-
dant nous ne craignons pas d'affirmer que les deux tiers au
moins de leurs compositions dramatiques appartiennent aux
annales du peuple hébreu ou des nations chrétiennes. Nous
pouvons en juger par le catalogue des tragédies jouéeS au
404 THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES.
collège r>oiiis-le-Grand depuis 1 654 jusqu'en 1761. Mettons-
en de côté une quinzaine, dont nous ne pouvons bien détermi-
ner la nature à la seule inspection du titre ; sur les soixante-dix
autres, dix-neuf sont grecques ou romaines, cinquante et une
sont nationales ou sacrées * .
Nous ne pouvons voir les collèges de la Compagnie de
Jésus, animés partout du même esprit et dirigés par les mêmes
règles, modifier ainsi leur apostolat dramatique sans chercher
la cause de cette différence. Elle est tout entière dans les exi-
gences des spectateurs, qu'il fallait intéresser pour les ins-
truire. En parcourant le Portugal, l'Allemagne, l'Italie et la
France, nous verrons les théâtres des jésuites j)lus ou moins
asservis parle goût pubUcà la poétique d'Aristote, et en même
temps d'autant plus fidèles à l'idéal sacré qu'ils l'étaient
moins aux lois de la mise en scène des Grecs. L'histoire litté-
raire de la Compagnie de Jésus devient ici celle des peuples
qui leur confièrent des collèges. Son importance nous oblige
à plus de développement et nous n'avons plus à craindre la
longueur des détails dans lesquels nous allons entrer.
Le P. Louis Crucius, Portugais, faisant imj)rimer à Lyon,
en 1604, ses drames joués et applaudis depuis trente ans au
collège de Coïmbre, crut devoir déclarer aux Français, dans
une préface, ce que ses compatriotes demandaient aux jésuites
dans leurs représentations scéniques : « Il y a, dit-il, dans mes
pièces de quoi donner prise à la critique, surtout si on en ap-
pelle aux règles anciennes qui limitent la longueur des tragé-
dies et le nombre des acteurs. On connaît la sentence d'Horace :
qu'un quatrième personnage ne cherche pas à placer son
mot, nec quarta loqiiipersona laboret. Je paraîtrai avoir violé
les lois du théâtre antique en donnant un immense dévelop-
pement à mes drames, en y multipliant les acteurs et en les
faisant parler fréqueunnent plusieurs ensemble. Voici ma dé-
fense. D'abord qui voudra combattre pour ces choses suran-
nées? où est Athènes? où est le forum du peuple romain ?
' PP. de Backer. Bibliolhèque des écrivains de la Compagnie de Jésus, t. II.
p. 462-474.
THEATRE LATIN DES JÉSUITES. 465
où sont les jeux Mégalésiens ? où sont les cirques et les théâtres
anciens? Si tout cela n'est plus, pourquoi nous mettrons-
nous en peine de faire ce que faisaient les poètes de ce
temps-là? De plus, nousavons travaillé pour des spectateurs
portugais, et non pas pour ces étrangers qui veulent de
l'antiquité en poésie comme en peinture. A l'Académie de
Coimbre, avec ce vieux système, un auteur aurait bien pu
ne pas plaire. Il y a moins de cinquante ans ', Jean III, roi de
Portugal, vint au collège de Coimbre, dont il était le fonda-
teur. Là se trouvaient de très-doctes professeurs de belles-
lettres, appelés à grands frais de la France et de l'Italie. Pour
célébrer la bienvenue de leur auguste bienfaiteur, ils firent
représenter une comédie à la façon de Plante et remplie du
sel de cet auteur. Mais j'ai ouï dire dans ma jeunesse à des
honmies graves et très-versés dans les lettres, qui y avaient
assisté, qu'elle avait paru insipide et ridicule. Après eux
vinrent des nôtres qui furent accueillis avec une grande
faveur; par la vérité historique de leurs sujets empruntés
aux saintes Écritures, parle mérite de leurs vers, par la déco-
ration de la scène et la bonne grâce des acteurs, ils excitèrent
la curiosité publique, et nous montrèrent ce que nous
aurions à faire, à leur exemple, si nous avions la même tâche
à remplir. Les Portugais attendent de grandes choses; ils ne
veulent point être invités à des jeux futiles; ils pensent
augmenter la dignité et la gravité de leurs pièces parla pompe
de la scène, par la solennité du geste, par la richesse des dé-
corations, parla durée et la prolongation du spectacle. »
Le P. Crucius en donne la preuve. La représentation de sa
tragédie de Sédêcias ne duia pas moins de deux jours, et le
roi Sébastien, malgré ses seize ans, malgré sa passion jiour les
chevaux, pour la chasse et pour les armes, l'ècouta sans don-
ner le moindre signe d'ennui. Après le chœur final chanté à
la lueur des torches allumées poiu' reconduire le roi, car la
nuit était déjà tonibéo, et, quand les acteurs avaient disparu
de la scène, les grands seigneurs du royaume eurent peine à
• Vers 4560.
I' 30
; 461 THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES.
se lever de leur siège, tant le spectacle les avait charmés.
L'auteur a entendu un homme de grand âge, de grand savoir,
un homme au premier rang des professeurs de droit canon,
dire qu'à la représentation d'une de ses pièces, de son Enfant
prodigue ou de son Joseph^ il lui était arrivé de rester assis et
immobile pendant sept heures, ce qu'il n'aurait jamais pu faire
en présence des plus magnifiques spectacles, et qu'il n'avait pas
détourné un moment les yeux du théâtre. Le poète portugais
ne s'est donc pas mis en peine de la longueur de ses drames,
ni du grand nombre de ses personnages. Les spectateurs en
voulaient plus que moins ; et, d'ailleurs, il fallait être fidèle à
la vérité historique des faits qu'il mettait en scène ^ . »
En Allemagne, ce qu'on demandait par-dessus tout aux
jésuites dans leurs représentations dramatiques, c'était le mer-
veilleux du spectacle. En i6io,au collège de Prague, en pré-
sence de l'empereur Rodophe II, des archiducs d'Autriche, des
électeurs ou de leurs représentants, furent renouvelés tous les
prodiges d'Élie et même son enlèvement au ciel. On fut bien
étonné, dit le narrateur, de voir le corbeau chargé de nourrir
le prophète se balancer dans les airs ; on le fut plus encore
quand, après avoir déposé son pain, il se promena sur le
théâtre, et se mit à croasser de manière à se faire prendre pour
un oiseau véritable, si bien qu'on entendit les spectateurs se
dire entre eux : Ces Pères savent rendre les corbeaux dociles,
est-il surprenant qu'ils sachent apprivoiser nos enfants? Ce
qui charma par-dessus tout, ce fut le feu d'artifice au milieu
duquel le prophète fut élevé dans les airs, sur un char que
traînaient des chevaux flamboyants ; ce fut le feu du ciel des-
cendant à sa prière d'abord sur le sacrifice, puis sur les cin-
quante hommes envoyés pour le saisir. Le duc de Bruns-
wick et l'archiduc Léopold en furent ravis ; et, à la séparation
des eaux du Jourdain par le manteau d'Elie, il y en eut qui
crurent voir un fleuve véritable. L'enthousiasme fut universel
* Tragicœ comicœque actiones, a regio artium collegio Societatis Jesu, dalœ
Conimhricœ in publicum theatrum, auciore Ludovico Crucio, ejusdem Societatis,
Olisiponensi; nunc primum in lucem editœ et sedulo diligenterque recognitœ.
[Lugduni, apud Horatium Cardon, 1605.)
THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES. 467
dans une assemblée où se trouvait, au dire de l'historien, la
fleur du monde entier. On y était accouru de toutes les con-
trées et de toutes les villes d'Allemagne. Ces grands spectacles
étaient des fêtes nationales. La chambre de Bohème avait fourni
plus de quatre cents soliveaux pour l'érection du théâtre, cons-
truit en plein air dans la cour du collège. Les maisons nobles
avaient mis leur garde-robe à la disposition des Pères pour
l'habillement des acteurs ; les soldats du roi d'Israël , qui
manœuvrèrent sur la scène équipés avec les armes enlevées
aux Turcs par le fameux George Basta, portèrent sur le dos
une valeur de plusieurs milliers de ducats d'or ; tous les autres
frais de la représentation furent couverts par la libéralité de
rélecteur de Mayence et des archiducs d'Autriche \
A Munich, treize ans auparavant, on avait vu quelque
chose de mieux encore. Les jésuites avaient fait monter sur
la scène neuf cents écoliers à la fois. Ce fut au mois de juil-
let i597, quelques jours après la consécration de leur église
dédiée à saint IMichel ". Le duc de Bavière Guillaume V, qui
l'avait fait bâtir et s'était chargé des frais de la fête, avait fait
appel à tout ce qu'il y avait de plus distingué en Allemagne,
si bien que, pour traiter ses nobles liùtes, il fallut dresser au
collège une table de dix-sept cents couverts; et l'on ne compta
pas moins de vingt princes parmi les convives. L'Assuérus
chrétien avait voulu une grande tragédie pour couronner la
solennité, et avait bien recommandé deux choses aux jésuites
qui devaient la composer. Il fallait par la multiplicité des chan-
gements de scène , par la magie des spectacles inattendus,
montrer à l'auguste assistance qu'on l'avait royalement ré-
jouie. Il fallait de plus, en charmant les spectateurs, ne pas
oublier l'honneur du culte divin, la gloire de l'Église catho-
lique et la sainteté du temple dont on célébrait la dédicace.
Avec un pareil programme, la mise en scène des Grecs n'était
pas possible. « Comment, dit l'historien de ces fêtes, une poésie
* Uisloriœ Societatis Jesu provinciœ Bohemiœ pars II, lib. V, n° 53. Aulhore
Joanne Schmidl.
- Schoell met celte fêle et cette représentation en Io96. Cours d'histoire des
États européens j t. XXV, p. 297. (Paris, 1832.)
468 THEATRE LATIN DES JÉSUITES.
chrétienne n'aurait-elle pas fait céder la poétique d'Aristote
aux intentions d'un prince si religieux, et n'aurait-elle pas
dissimulé quelque peu les petits préceptes du philosophe
païen ? )> L'auteur, comme on va le voir, se mit donc à son aise,
et travailla avant tout pour les yeux.
La pièce célébra tout naturellement les triomphes de l'ar-
change auquel l'église était dédiée; et les machinistes, grâce
à la munificence du duc de Bavière, purent figurer les visions
de saint Jean à Pathmos. D'abord apparut Lucifer, banni du
ciel et entouré des anges rebelles. Il avait la forme d'un dragon
hideux; et il aurait glacé tout le monde d'épouvante, si l'on
n'avait pas su qu'il ne ferait de mal à personne. Il lança un
torrent de fumée et d'étincelles, suivant le récit de X Apoca-
lypse., contre la femme dont il voulait dévorer le nouveau-né;
mais on la vit échapper à sa poursuite et s'enfuir dans le
désert, rapidement emportée sur les ailes immenses d'un aigle
merveilleusement fait. Cette scène fut suivie par la victoire de
saint Michel sur ce dragon. Fier de son triomphe sur la femme
qu'il a fait fuir tremblante devant lui, Lucifer aspire à plus
de gloire encore. Il abandonne sa forme hideuse, se revêt de
grâce et de splendeur, se dispose à franchir les cieux et à
placer son trône en face du Très-Haut. Mais voilà que tout
à coup du ciel tombe la foudre avec des pluies de flammes et
d'horribles éclats. Lucifer est précipité dans l'abîme, et les
chœurs des anges, volant dans les airs, chantent un hymne
joyeux à la gloire de Dieu et de Michel.
Ici, changement de spectacle et grande surprise. Lucifer,
honteux de sa chute, mais non découragé, se montre sous
une nouvelle forme; il a pris la figure de l'Idolâtrie, et va
tourner sa fureur contre l'Église. Pendant qu'on le regarde
et qu'on l'écoute, un bruit se fait entendre derrière l'assem-
blée; toutes les têtes se retournent, et l'on voit arriver quatre
chars par les quatre rues qui aboutissent à la place au fond
de laquelle le théâtre est élevé. Sur ces chars attelés, les uns
de quatre chevaux de front, les autres de six, apparaissent
quatre .empereurs romains dans toute leur majesté antique :
c'est Néron, c'est Décius, c'est Dioclétien, c'est Maxence. Ils
THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES. 469
sont entourés d'un nombreux cortège de chevaliers , d'offi-
ciers du palais, de gardes et de soldats portant des aigles et
des étendards. En avant marchaient des licteurs, couronnés
de lauriers et armés de haches, pour ouvrir un passage à tra-
vers la foule. Arrivés au pied du théâtre, les quatre césars
persécuteurs descendent de leurs chars, et montent sur la
scène pour aller tenir conseil avec Lucifer, qui les a convo-
qués. Ce spectacle fut répété chaque fois que Lucifer se mon-
tra sous une nouvelle forme. Véritable Protée , il prit succes-
sivement le masque de l'Hérésie ou de l'Hypocrisie , de
l'Apostasie ou delà Fausse Politique, et reçut à son audience
tantôt Julien l'Apostat, tantôt Furius, chef des hérétiques, avec
la tourbe des imposteurs de toute espèce , et les enrôla sous
ses bannières. Tout cela fut accompagné de conseils de guerre
et de combats. L'Église militante, soutenue par saint Michel,
demeura victorieuse et reçut les hommages des quatre par-
ties du monde. On vit des peuples, à figures et à costumes
étranges, venir jurer fidélité à ses dogmes et à ses préceptes.
Après huit heures de représentation et d'enthousiasme, l'ar-
change, s'élevant dans les airs, toucha légèrement de sa lance
la voûte des cieux qui s'ouvrit, et l'on vit apparaître les saints
rayonnants de lumière et triomphants. Leurs chants harmo-
nieux termineront la tragédie, car malgré son dénoùment
heureux, ce fut une véritable tragédie , et Aristote lui-même
serait bien obligé d'en convenir, ajoute assez plaisamment
l'historien de cette solennité, puisqu'il ne refuse pas le nom de
tragédie aux drames héroïques dont la fin ramène la joie et le
contentement sur la scène * .
A Rome, sans faire aussi bon marché d'Aristote qu'à Coim-
bre et à Munich, on prétendait bien ne pas assujettir la tra-
gédie moderne à toutes les lois de la tragédie antique. Le
jésuite Vincent Guinicci excusait ainsi la hardiesse et la nou-
veauté de son drame intitulé : Ia;nacc c/iangeant (Vannes à
Mont'Serrat, et joué au Collège romain en i()2 2. « Comment
* Historiœ provinciœ S. J. Gernianiœ superioris pars 11, n° 616. Aulhoro
Ignalio Agricola.
I
IT^O THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES.
Aristote, dans la nuit profonde et noire de l'idolâtrie, aurait-
il pu voir le soleil du christianisme? Il a donc imposé aux
poètes dramatiques les lois que lui dictait la chouette d'Athè-
nes, oiseau de mauvais augure, chantant au milieu des ténè-
bres. Mais depuis que l'humanité a été élevée par son alliance
avec la Divinité , pourquoi l'action humaine , dont la poésie
dramatique est l'imitation, ne serait-elle pas élevée au-dessus
de la nature, au-dessus des maximes et des lois d'Aristote ?
Eclairé par les lumières de la foi, le génie de ce philosophe
serait monté plus haut, et sa poétique aurait eu une tout
autre splendeur. Il faut l'excuser, sans doute ; mais faut-il
condamner le poète chrétien qui , dans la représentation
des mystères de la grâce divine , s'éloigne quelque peu
d'Aristote ' ? »
Guinicci aurait été dans le vrai, s'il avait mieux distingué
entre l'idéal païen des Grecs, dont le temps était heureusement
passé, et les lois de leur mise en scène, dont le christianisme
n'avait pas détruit la perfection. Son raisonnement prouvera
du moins que le jésuite italien, tout en visant à la nouveauté,
comptait encore avec le législateur du théâtre antique. Il fit
de l'extraordinaire ; son drame fut presque tout entier dans
le surnaturel; le ciel, la terre, l'enfer lui fournirent des ac-
teurs, tantôt réels, tantôt allégoriques. On y vit l'Église ro-
maine, l'Europe, l'Asie, l'Afrique , l'Amérique et 1 Espagne
personnifiées ; et chacune des quatre parties du monde eut à
côté d'elle son bon et son mauvais génie. Il y eut aussi des
personnages représentant la Raison d'État, l'Hérésie, l'Idolâtrie
et l'Athéisme. En tout, une cinquantaine d'acteurs, sans comp-
ter deux armées, l'une d'Espagnols et l'autre de Maures, com-
battant sur la scène; un chœur d'Indiens, un chœur de cen-
taures, un chœur de néréides, les anges et les saints qui
apparaissaient quand le ciel s'ouvrait. La fin du drame se passa
en visions, où les travaux et les triomphes futurs des compa-
gnons d'Ignace étaient retracés dans des tableaux aériens.
* Vinoehtii Guinisii Lucensis, e Soc. Jesu, Poesis heroica... item drainatica,
p. 264. (Anvers, 4637.)
THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES. 474
Tout fut nouveau dans cette pièce, le titre même : c'est un
drame idéo-pratique . Il est, en effet, idéal et réel tout en-
semble. Cependant l'auteur, après avoir fait, au commence-
ment de sa préface, le procès au législateur du théâtre ancien,
tint à prouver qu'il ne s'était pas trop éloigné de sa poétique.
Pour légitimer l'emploi qu'il avait fait des personnages allé-
goriques, des génies et des fantômes, il s'autorisa de rexemj)le
d'Eschyle, de Plante, d'Aristophane et même d'Euripide, pro-
clamé le prince des tragiques par Aristote. C'est qu'en Italie
comme en France, Aristote avait présidé au réveil de la nuise
tragique, et que, du moins pour l'art dt; la mise en scène, il
fallait compter avec lui.
De toutes les tragédies jouées au Collège romain à l'époque
que nous étudions, les plus belles et les plus célèbres furent
la Suevia du père Alexandre Donati, la Flavia et le Crispus
du père Bernardin Stefonio. C'est donc là que nous devons
chercher la mesure de la liberté avec laquelle les jésuites de
Rome interprétaient la poétique d'Aristote, en essayant l'al-
liance de l'art grec et de l'idéal chrétien. Les pères Donati et
Stefonio, fidèles à l'unité d'action et à l'unité de temps, pour
l'unité de lieu se sont mis fort à Taise; leurs personnages
voyagent non-seulement d'un acte à l'autre, mais quelquefois
dans le cours du même acte. Leurs scènes manquent souvent
de liaison. Sans semer les personnages allégoriques, les génies
et les fantômes avec la profusion de Guinicci, ils y ont beau-
coup plus souvent recours que les tragiques d'Athènes. Leurs
pièces, enfin, dépassent de beaucoup la longueur des pièces
anciennes. Dans Flavia^ on compte près de cinq mille vers.
Sophocle et Euripide ne s'en sont jamais permis plus de dix-
sept ou dix-huit cents; ils ont même des tragédies dont la
longueur n'atteint pas celle d'un seul des actes de Stefonio '.
En France, il fallait que toute tragédie fût taillée sur le pa-
tron de la tragédie antique, et répondit à toutes les exigences
' Nous renvoyons ici nos lecteurs à la curieuse dissertation du P. Alet, intitulée :
Une tragédie latine à Rome, en 1600. Elle a paru dans les Études de théologie, de
philosophie et d'histoire, publiées par les PP. Charles Daniel et Jean Gai^arin,
1" série, t. II.
472 THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES.
d'Aristote. Cette imitation du théâtre ancien, complète et ser-
vile au temps de Jodelle, plus libre ensuite, mais encore
longtemps étroite et gênante, poussa tout naturellement nos
poètes à chercher les sujets mêmes de leurs tragédies dans
l'antiquité païenne. Il fallait moins d'efforts pour être grec,
dans sa mise en scène, avec un sujet grec qu'avec un sujet
chrétien. Dans une pièce écrite en latin, comme toutes celles
des jésuites à peu près, la pente vers l'histoire païenne était
évidemment plus naturelle encore. Ne nous étonnons donc
pas de voir la Compagnie de Jésus faire monter sur ses
théâtres les héros de Rome et d'Athènes beaucoup plus sou-
vent en France qu'ailleurs. Il est bien permis de sacrifier
quelque chose aux exigences de son pays, lorsqu'elles sont
innocentes. Préludant aux auteurs de Ciinia et d'Iphigéiiie,
les jésuites français leur apprirent à traiter sans paganisme
les sujets païens.
Le culte de l'antiquité, introduit par la renaissance, nous
expliquera une autre anomalie qui se rencontre dans le ré-
pertoire dramatique du collège Louis-le-Grand. Pour treize
tragédies puisées dans les Actes des martyrs, il en montre
vingt-cinq tirées de l'Ancien Testament. Habitué à l'antique ,
le goût littéraire français en voulait partout. Corneille, élève
des jésuites, essaya plusieurs fois comme eux des sujets mo-
dernes et chrétiens, mais sans grand succès, et il lui fallut
tous les efforts de son génie pour faire admirer son Poljeucte,
On sait que l'hôtel de Rambouillet, après en avoir entendu la
lecture, lui conseilla de ne pas hasarder sur la scène une
composition tellement en dehors des habitudes du théâtre
français. Racine, pour aborder des sujets sacrés, sera obligé
de s'armer de courage, et n'osera pas chercher son inspiration
autre part que dans l'antiquité des Hébreux, voisine de celle
d'Homère et d'Euripide.
Ce n'est pas seulement par leur idéal que les tragiques sa-
crés de la Compagnie de Jésus, à la fin du xvi" siècle, se sont
distingués des tragiques profanes de leur temps ; c'est aussi
par leur ,goût littéraire. M. Sainte-Beuve a dit, dans son
Port' Royal, en parlant du style du père Vavasseur : « Ce fut
THÉÂTRE L.VTIN DES JÉSUITES. 473
un jésuite érudit et spirituel; mais, par malheur pour lui, il
n'a été spirituel qu'en latin '. » Nous pouvons bien en dire au-
tant des pères Donati, Stefonio, Petau, Cellot, Libénus etMa-
lapert. Ces hommes auraient aujourd'hui une tout autre
renommée poétique, s'ils avaient écrit dans leur langue mater-
nelle avec autant de verve, d'éclat, d'élégance et d'harmonie.
Pour les deux jésuites italiens, on peut s'en convaincre en li-
sant la judicieuse et intéressante dissertation du père Alet sur
la Flavia de Stefonio ^.
L'éditeur des onze chefs-d'œuvre dramatiques latins pu-
bliés à Anvers, en i634, disait dans son avant-propos, adressé
à la jeunesse studieuse : « Je sais bien que je vais déplaire à
certaines gens qui ne permettent d'étudier la tragédie que
dans Sénèque et pas ailleurs, quiunum Senecam ^>olvi ^>olunt
a tj'agœdiœ studiosis, prœterea neminem... Mais à coup sûr,
si Sénèque avait lu ces tragédies modernes, il y aurait trouvé
beaucoup de choses dignes de lui. » C'était le plus bel hom-
mage qu'on pût rendre à ces poètes dans \\x\ temps où Sénèque
était l'oracle du goût ; mais aujourd'hui que l'autorité du
tragique romain a heureusement baissé, et qu'il est bien re-
connu que son influence a été le fléau du xvi" siècle, nous
leur reprocherons, au contraire, aux deux jésuites italiens
surtout, d'avoir été trop souvent des disciples dignes de leur
maître. Cependant, laissant de coté les pères Donati et Stefo-
nio, qui vivaient à la grande époque littéraire de leur pays ,
puisqu'ils furent contemporains du Tasse, nous affirmerons
sans crainte que les pères Louis Cellot, Denis Petau, Charles
Malapert et Jacques Libénus étaient déjà plus près du carac-
tère et de la perfection dramatiques de notre grand siècle, par
la pureté du goût et l'habileté de la mise en scène, que tous les
tragiques français qui précédèrent Corneille. Quand on les
compare à leurs contemporains, on est étonné de les voir se
garder autant qu'ils l'ont fait de la recherche, de l'enflure et
des amplifications de Sénèque. Qui les a lus ne nous démen-
tira pas.
' Port-Iioyal, t. II. p. 4u7. (Douzième Oiiilion, Paris, 1860.)
* Voir ci-dessus, p. il, note.
m THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES.
Et pourtant ces jésuites, en écrivant dans la langue même
du tragique latin, étaient plus exposés à la contagion de ses
défauts. Où trouvèrent-ils donc le moyen de s'en préserver?
Dans la source même de leurs inspirations. Ils échappèrent à
la rhétorique de Sénèque en s' éloignant de son idéal. Le
moyen le plus expéditif et le plus puissant, l'unique peut-être
au xvi^ siècle, pour se tirer de l'imitation servile des anciens,
consacrée par Jodelle, par Ronsard et son école, était de
s'obliger à penser et à sentir autrement que les Grecs et les
Romains, en se mettant dans un milieu historique et moral
tout différent du leur. C'est ce que firent les poètes tragiques
de la Compagnie de Jésus; et là est, sans contredit, le plus
beau côté de leur théâtre. Ils trouvèrent la sauvegarde de leur
goût littéraire dans leur zèle apostolique, et confirmèrent,
une fois déplus, la vérité de cette sentence d'Horace, qui met
le principe et la source de la perfection du style dans !a vérité
de la pensée :
Scribendi rectesapere est et principium et fons.
Nous n'avons rien dit du P. Porée, que l'on peut regarder
comme le Racine latin du théâtre de la Compagnie de Jésus.
Ses deux chefs-d'œuvre, yégapit et Her/néiiégilde^ qui ont fait
verser tant de pieuses larmes, n'ont paru qu'une trentaine
d'années après Atluilie. Or, le mérite de la Melpomène latine
des temps modernes est d'avoir préludé aux chefs-d'œuvre de
la Melpomène française. Son importance historique cesse à
l'apparition du Cid ; c'est donc là aussi que nous devions
nous arrêter.
Nous n'avons pas cru non plus devoir tenir compte du
Sjlla en vers français du P. Charles de la Rue, bien qu'il
soit écrit de façon à avoir mérité le suffrage du grand Cor-
neille, et même à lui avoir été attribué, puisqu'il est de la
plus belle époque de notre grand siècle, de 167 1, et par con-
séquent en dehors des limites de notre étude ^ . Nous aurions
* Voir la Bibliothèque des écrivains de la Compagnie de Jésus, par les PP. Au-
gustin et Aloïs de Backer, l'^^ série, p. 663. (Liège, 4853.)
«»*?
THÉÂTRE LATIN DES JÉSUITES. 475
pu parler de V Histoire tragique de la Pacelle de Dom-Iïemy,
autrement d'Orléans, composée par le P. Fronton du Duc,
et jouée au collège de Pont-à-Mousson, au mois de sep-
tembre i58o. Cette pièce nationale et chrétienne, à une
époque où sur la scène française tout était grec et païen,
aurait fortifié par un argument de plus ce que nous avons dit
de l'idéal religieux des jésuites. Nous y reviendrons dans un
autre travail, où elle trouvera plus naturellement sa place.
Les tragédies françaises étaient proscrites par la règle des jé-
suites dans l'intérêt des études classiques; elles furent si rare-
ment autorisées dans leurs collèges, elles apparaissent si
distantes les unes des autres dans leurs différents répertoires,
que nous ne pouvions y chercher une représentation à part
de l'esprit et du caractère de leur école dramatique. Nous
avouerons, d'ailleurs, sans peine, qu'elles sont généralement
d'un mérite littéraire assez médiocre.
Comment la Compagnie de Jésus, puisque toute sa gloire
dramatique fut dans les tragédies latines, a-t-elle pu exercer
quelque influence sur la scène française? La réponse est bien
simple. Jodelle et ses successeurs n'ont-ils pas eu pour maîtres
Eschyle, Sophocle et, par-dessus tout, ceSénèque dont le latin
fut transporté dans leur français? Guarini, Lope de Vcga,
Calderon et Shakspeare n'ont-ils pas agi sur notre scène,
malgré la différence du langage? Nos poètes tragiques fran-
çais étudièrent le théâtre latin des jésuites. Nous en avons la
preuve dans Corneille lui-même, qui va chercher jusqu'en
Italie, au Collège romain, les principes de l'art dramatique
dans le Crispus du P. Stefonio V
Après tout ce que nous avons dit du zèle des jésuites à faire
prévaloir l'idéal tragique chrétien, et de l'influence qu'ils ont
dû exercer sur la scène française, au moment de sa formation,
il est impossible de ne pas se demander pourquoi nous y
voyons si peu de saints et de martyrs. Faut-il s'en prendreau
public des théâtres, trop peu religieux pour pleurer à des tragé-
• Second discours sur la tragédie. Œuvres complètes de Pierre Corneille, t. II,
p. 567. (Paris, Firmin-Didot, 1840.)
f^j^
476 TRÉATRE LATIN DES JÉSUITES.
dies sacrées, et pour ne pas leur préférer le spectacle de pas-
sions tout humaines? Nous le croyons avec beaucoup d'autres;
mais M. Saint-Marc Girardin, qui a traité cette question, ac-
cuse la nature même des sujets religieux, et nous expose ainsi
sa pensée : « L'impassibilité des saints et des martyrs se prête
peu à l'action dramatique, et Corneille a raison de dire, dans
V Examen de Théodore, qu'une vierge et martyre sur le théâtre
n'est autre chose qu'un terme qui n'a ni jambes, ni bras, et
par conséquent point d'action. Il manque aux sujets sacrés
les deux principales choses qui sont l'intérêt et le fond même
de la poésie dramatique, la représentation des passions hu-
maines et la représentation de la vie privée. Les passions hu-
maines sont mal à leur aise dans le drame religieux, dont le
principal héros met sa gloire à étouffer ses passions. A quoi
donc nous intéresser? Au triomphe de la règle et de la vertu,
triomphe qui, pour être conforme au caractère du héros, ne
doit pas même avoir les agitations du combat et les incerti-
tudes de la lutte? Le plaisir de voir triompher la vertu sans
efforts ne peut pas nous retenir longtemps au théâtre, où
nous n'allons plus, comme nos aïeux du xv" siècle, chercher
l'édification ; nous y allons chercher l'émotion '. »
L'autorité de M. Saint-Marc Girardin aurait eu de quoi
nous embarrasser, si dans celte question, qui est tout à la fois
morale, historique et littéraire, nous n'avions pas eu pour
nous saint Paul, les Actes des martyrs et Corneille lui-même.
Ce grand maître de l'art dramatique, en rendant compte,
avec sa franchise et sa modestie ordinaires, du peu de succès de
sa tragédie de Théodore, l'attribue à deux raisons : première-
ment, au spectacle révoltant d'une vierge condamnée aux lieux
infâmes; secondement, au peu de ressource de son sujet,
puisque une vierge martyre, entourée de passions brutales, doit
se montrer sur la scène insensible comme un terme ; et c'est
vrai. Mais une vierge chrétienne, en d'autres circonstances,
immolant à sa foi ses chastes affections de fille et d'amante,
* Du drarrte religieux en France. Revue des Deux-Mondes, 1" janvier 1855,
p. 200 et 211.
THEATRE LATIN DES JESUITES. 477
n'aurait-elle pas pu avoir sur la scène le pathétique et l'inté-
rêt de ri[)liigénie de Racine? Si Corneille, au reste, a trop
généralisé sa sentence en l'étendant à toutes les vierges com-
battant pour leur foi, son interprète en a encore exagéré le
sens et la portée en l'appliquant à tous les saints et à tous les
martyrs. Ce n'était certainement par la pensée du grand poète,
qui, dans VExamen de son Polyeucte^ prouve que la vertu
ne cesse pas d'être dramatique lorsqu'elle va jusqu'à la sain-
teté et qu'elle n'a aucun mélange de faiblesse. « Minturnus,
dit-il, dans son Traité du poète, agite cette question : Si la
passioTi de Jésus-Cimst tt les martyres des saints doivent être
exclus du théâtre^ et résout en ma faveur. »
Quand on se rappelle Cinna et ces beaux vers d'Auguste :
Je suis maître de moi comme de l'univers;
Je le suis, je veux l'être!
peut-on dire que les passions humaines sont mal à l'aise dans
un drame dont le principal héros met sa gloire à étouffer ses
passions? M. Saint-Marc Girardin pense qu'un martyr ne
doit pas même avoir les agitations du combat et les incerti-
tudes de la lutte. C'est le vouloir moins homme que saint Paul,
qui n'a pas craint' de nous montrer en lui-même les révoltes
de la chair contre l'esprit, du péché contre la loi. Faut-il donc
qu'un martyr, pour être grand, soit exempt des terreurs, des
tristesses, des défaillances par lesquelles l'Homme-Dieu n'a
pas dédaigné de passer? Quoi donc! après les angoisses du
jardin des Oliviers, un saint paraîtrait petit dans les agonies
de son âme ! Le jansénisme, il est vrai, en passant sur la
France avec sa grâce nécessitante et son stoïcisme, y a laissé
des idées de sainteté qui détruisent la nature, et sont aussi
peu d'accord avec l'Évangile qu'avec l'expérience de nos fai-
blesses.
Nier les luttes des passions dans les martyrs, c'est nier les
apostasies dont leurs actes nous offrent des exemples. Ne les
a-t-on pas vus bien des fois, au milieu des séductions du cœur
et des sens, des terreurs du snpj^lico et des larmes de leurs
parents ou de leurs amis, succomber un moment et se relever
i78 THEATRE LATIN DES JÉSUITES.
généreusement ensuite? Chateaubriand s'est souvenu de l'his-
toire quand il a fait dire à Eudore : « Où sont les aigles ? »
Au reste, il suffisait d'ouvrir le répertoire dramatique des
jésuites, frères de BoUandus, pour y trouver des martyrs lut-
tant avec les passions et même vaincus dans un premier com-
bat. L'Usthazanes du P. Petau cède un moment à la peur des
tourments; il a besoin pour se relever de l'exemple et de la
sévérité paternelle de i'évéque Siméon. L'Herménégilde du
P. Porée commence par se révolter contre son père arien qui
le persécute ; et ce sont les luttes incessantes de l'amour pa-
ternel, de l'amour filial, de l'amour conjugal aussi, qui font
toute l'intrigue de cette pièce, dont le pathétique rappelle
celui des plus touchantes pièces de Racine.
Quant à la représentation de la vie privée, que M. Saint-Marc
Girardin croit nécessaire à l'intérêt de la tragédie, et qu'il ne
trouve pas d'ans le spectacle du martyre, un mot nous suffira.
Le confesseur de la foi, avant d'être homme public au tri-
bunal des consuls et des empereurs, a été homme privé dans
sa famille ; et il redevient homme privé dans les prisons,
lorsqu'il y souffre avec sa femme, ses enfants, ses amis. C'est
au poète à choisir son héros et les situations par lesquelles,
pour le rendre dramatique, il devra le faire passer sous les
yeux des spectateurs. Le P. Steforio dans sa Flavia, tragédie
terminée par le martyre de deux jeunes Césars, parents de
l'empereur Domitien, n'a-t-il pas su peindre l'intérieur d'une
auguste et vertueuse famille, au premier siècle de l'Église, et
allier, suivant l'expression du P. Alet, la grâce ravissante de
l'art grec à Pangélique naïveté de la piété chrétienne ^ ?
Si donc les sujets chrétiens, tant de fois mis en scène par
les jésuites, n'ont pas prévalu sur le théâtre en France, ce n'est
pas à leur manque d'action et de pathétique qu'il faut s'en
prendre; c'est à la renaissance qui, enivrée de l'antiquité, ne
s'inspira plus que des héros de Rome et d'Athènes ; c'est à la
dépravation des mœurs et au refroidissement de la foi qui ac-
* P. 32-36 de la Disserlation sur une tragédie latine à Rome, l'an 1600, déjà
citée.
THÉÂTRE LATIN DKS JÉSUITES. 479
compagnèrent la renaissance et ouvrirent la France au calvi-
nisme; c'est au jansénisme qui, portant son rigorisme partout,
écarta la religion des inspirations et des spectacles de la poésie,
sous prétexte de ne pas profaner ses dogmes et ses mystères ;
c'est aux habitudes savantes et au caractère académique de
notre théâtre qui, au xvi* siècle et surtout au xvii% n'étant
plus fréquenté par le peuple, mais seulement par les lettrés,
n'eut plus besoin de se mettre en rapport avec le peuple par
des sujets nationaux et chrétiens. Aujourd'hui, à côté du
Théâtre-Français, le peuple a les siens; mais le peuple qui
remplit les théâtres aujourdîliui est plus sensible au jeu des
passions humaines qu'aux émotions de la foi.
A. Cahour.
L
LE
MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
Une lettre sans adresse et sans signature trouvée dans une
collection d'autographes, c'était plus qu'il n'en fallait pour
tenter la plus modeste curiosité. Les circonstances historiques
qu'elle renferme, sa date « le i^"^ de juin 1692, w un nom écrit
au bas au crayon « Louis le Valois, » nous mettaient assez
directement sur la voie pour engager à quelques recherches ;
elles nous ont conduit à rétablir ainsi l'adresse : « A Monsei-
« gneur le Maréchal de Bellefonds, » et à signer : « Louis le
« Valois, S. J. » Notre premier dessein avait été de faire seu-
lement connaître cette lettre; mais en considérant M. de Bel-
lefonds de plus près, il nous a semblé que l'insuffisance de
ses biographies excuserait l'étude un peu plus longue que
nous pourrions faire du rôle qu'il a joué et de la belle carrière
qu'il a parcourue. Nous rassemblerons donc tout ce que les
mémoires du temps nous ont fourni de renseignements. Ce
travail est sans doute loin d'être parfait, car nous n'avons pu
consulter tous les documents propres à éclairer notre sujet;
ce sont des matériaux que nous présentons pour une étude
plus approfondie et plus complète.
;
La Picardie fut le berceau de la famille de Gigault de
Bellefonds ', qui plus tard se fixa en Normandie. Du mariage
• Moréri. Art.Gieault.
LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS. 484
de Henri-Robert de Bellefonds, seigneur de l'Isle-Marie, avec
Marie d'Avoynes, fille du seigneur du Qucsnoy et de Gruchi,
naquit en i63o Charles-Bernardin, objet de cette étude;
c'était lui qui, de tous ceux de son nom, devait illustrer le
plus son blason '.
De race militaire, le jeune Bernardin entra de bonne heure
dans la voie que lui avaient ti-acée ses ancêtres. Dès iG54 il
était à l'armée de Flandre; c'était le temps des guerres qui
remplirent les premières années du règne de Louis XIV. Le
prince de Condé, alors révolté contre son roi, ou plutôt
contre un ministre impopulaire , bloquait Arras avec les
troupes espagnoles ; Turenne était accouru; son attaque sou-
daine et impétueuse avait suppléé à l'infériorité numérique
de son armée ; l'ennemi avait dû se replier en désordre. Le
jeune de Bellefonds, cédant à l'impétuosité de son âge, s'était
mis à la poursuite de l'arrière-garde du prince au passage de
la Scarpe; une faible troupe de cavaliers le suivait; « mais il
fut reçu si vertement qu'il fut obligé de se retirer avec
perte -. w La campagne de Flandre se continua les années
suivantes.
En iG56, Turenne assiégeait Valenciennes, et à son toui
Condé arrivait au secours de la place. Une partie de l'armée
française obéissait au maréchal de La B'erté, placé lui-même
sous les ordres de Turenne; entourée par une rivière et par
des prairies inondées, elle se reposait dans une entière sécu-
rité. Condé survint à l'improviste, culbuta le maréchal de La
Ferté, et quatre mille hommes périrent dans cette horrible
confusion. « Bellefonds se sauva à la nage, écrivait le comte
« de Bussy à la marquise de Sévigné;... toute l'armée de La
« Ferté a perdu son bagage, hormis Bellefonds, qui a sauvé
« sa vaisselle d'argent. »
Nous retrouvons le jeune Bernardin, en i()58, à l'armée
de Turenne, sous les murs de Dunkerque; il était alors lieu-
' Dazur au chevron d'or, accompagné de trois losanges d'argent, deux en chef
et un en pointe. — De M.ii^ny.
* Mcm. du chevalier d'York, édition Michaud et Poujoiilat, p. 583.
,s 31
M2 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
tenant général, et commanda la seconde ligne de l'infanterie
à la bataille des Dunes. Le 27 juillet il allait investir Grave-
lines. « Dans la nuit du i5 au 16 août, il se logea sur la
« pointe d'un ouvrage à corne , après avoir passé le fossé
« avec toutes les formes ordinaires '. » L'armée se dirigea
ensuite sur Ypres, « et les lieutenants généraux y firent très-
« bien leur devoir -. » Ces glorieuses campagnes de Flandre,
attristées à peine par quelques revers sans conséquence,
reçurent leur couronnement en iGSq, par le traité de la
Bidassoa.
Rendu pour un instant à une vie plus calme, le marquis
de Belleionds épousa Madeleine Foucquet, fille du seigneur
de Chaslain et du Boullai. L'union fut heureuse entre ces
deux cœurs éminemment chrétiens : deux fils et cinq filles ^
en furent les fruits. Des deux premiers l'un mourut, encore
enfant, en 1G68; le second, en 1692, après la bataille de
Steinkerque. Parmi les filles, deux se consacrèrent à Dieu"*.
M. de Beliefonds retourna bientôt à la cour. « Il s'était
« attaché au roi, dit le marquis de la Fare, dès le temps du
« cardinal Mazarin, lorsque tout le monde néghgeait de faire
« sa cour à ce prince. Ce fut lui que le roi chargea, sur la
« fin des jours du cardinal, de lui venir rendre un compte
« fidèle de l'état où il était, et à qui il demanda plusieurs
« fois : En est-ce fait ' ? » Je laisse au marquis de la 'Fare
la responsabilité d'une assertion que démentent la plupart
des Mémoires du temps ; son esprit plus que léger, son carac-
tère insouciant, donnent peu d'autorité à sa relation, et moins
encore à ses jugements sur les hommes. Je n'ajoute donc
qu'une très-médiocre confiance au portrait qu'il nous a tracé
de M. de Beliefonds : « C'était un homme d'une ambition
* Mém. de Monglat {éd\t. Michaud et Poiijoulat), p. 332.
'- Mém. de Tureîine, p. 492, 49i, 504, 506.
' M. le comte de la BedoUiere donne six filles à M. de Beliefonds. [Le Monde
et ses travers, par M. le comte de la Bedollierre (L. G. de Bellefont). Paris, 1841,
in-8°, 2 vol.) On trouve au t. II, p. 553, de cet ouvrage, une généalogie de la
famille de Beliefonds plus étendu que celle de Moréri.
* Moréri.
= Mém. du marquis de la Fare.
LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS. 483
« outrée, qui aimait les routes particulières et détournées;
a il avait de l'esprit, et même assez profond, mais peu agréa-
« Lie et sujet à des imaginations creuses. Il était faux sur le
« courage, sur l'honneur et sur la dévotion, et n'avait ja-
« mais rien fait à la guerre qui méritât une grande élévation ;
« il était pourtant capable de bien penser. » Je ne sais ce
que la Fare entend par courage, honneur et dévotion, mais
M. de Bellefonds a montré plus d'une fois qu'il ne manquait
d'aucune de ces qualités ; je croirais assez volontiers que,
jaloux et envieux, la Fare enveloppait dans la même animad-
version et Louis XIV, et tous ceux qui méritaient ses faveurs;
il est à cet égard un autre Saint-Simon, ainsi qu'on l'a re-
marqué ' .
Le jeune seigneur était donc bien en cour : nous allons en
avoir de nouvelles preuves. L'ambassadeur de France à Rome,
M. le duc de Créqui, avait été insulté par la garde corse; les
satisfactions que réclamait un pareil attentat n'arrivaient pas
assez vite au gré du monarque offensé. Afin d'aider les
bonnes intentions du pape, des troupes françaises, sous les
ordres de I\L de Bellefonds, passèrent les Alpes en i663, et
prirent leurs quartiers dans le Parmesan et le Modenais; le
maréchal du Plessis devait les y rejoindre avec le reste de
Varmée, ou la paix les rappeler en France ". Ce fut pendant
cette campagne, promptement terminée par un accommode-
mont , que le roi envoya à son favori « les provisions de la
« charge de son premier maître d'hôtel, qui était vacante par
« la mort du marquis de Vervins^. » — « Cette charge, sans
« être des charges du premier rang, est une de celles qui
« donnent le plus d'accès auprès du roi, et le plus d'agré-
(c ment dans le public. Il la mit sur un très-bon pied '. »
' La Fare était un des frondeurs du règne, critiquant volontiers presque foute
chose, et il ne faut pas s'en rapporter aveuglément à ses jugements, ni mOme à
ses récits, écrits souvent avec une singulière légèreté. [Hist de madame de Main-
tenon, par M. le duc dcNcailles, t. IV, p. 375, note.}
* Mém. de du Plessis.
' Mém. de Mûtujlat, p, 3oo.
* Mém. du marquis de la Fare.
484 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
Moréri parle d'une ambassade en Espagne dont il fut
chargé en l'année i6G5 : je n'ai rien trouvé à cet égard. Mais
ce qu'il ne mentionne pas, ce sont ses négociations avec la
Hollande en 16GG. (>ette république, alors unie avec la France
contre l'Angleterre , avait commencé avec les ministres de
Louis XIY un échange de lettres diplomatiques au sujet de
la jonction des deux flottes; Bellefonds fut chargé de conti-
nuer cette affaire de vive voix. Après s'être acquitté de sa
mission, il passa sur le vaisseau de l'amiral français, le duc
de Beaufort, afin de veiller à l'exécution des conventions ' ;
la jonction toutefois ne s'effectua pas.
L'année suivante, Louis XIV se mettait lui-même à la tête
de trente-cinq mille hommes , marchait vers la Flandre,
soumettait tout le pays, et le 27 novembre s'emparait de Lille.
Le 3i, « je fis partir, dit le roi dans ses Mémoires, par di-
cf vers chemins, deux de mes lieutenants généraux ^, Créqui
« et Bellefonds, lesquels je suivis de près. j> Ils rencontrèrent,
attaquèrent et mirent en déroute près du canal de Bruges
six mille chevaux ennemis , commandés par le comte de
Marcin et le prince de Ligne, qui s'étaient avancés pour tenter
le secours de Lille "'. Le marquis de Bellefonds fut ensuite
nommé pour commander à Charieroi. « Détaché de tous les
« autres, il veillait sur les places qui étaient entre la Sambre
« et la Meuse ; il y fit, à son arrivée, une action assez remar-
cc quablc, ayant avec huit cents chevaux défait quinze cents
a hommes des ennemis, qui avaient infanterie et cavalerie "* ; »
le marquis de Conflans, à la tète de cette troupe, se dirigeait
de Mons vers Bruxelles; Bellefonds l'attaqua au coin d'un
bois, le battit et fit prisonnier le marquis de Listenay. Au
commencement de 1G68, des négociations furent entamées et
aboutirent au traité d'Aix-la-Chapelle ; maisavant la conclu-
* Mém. de Louis XIV.
- M. de Bellefonds aurait élé élevé au grade de lieutenant général cette même
année 1667, avec MM. d'Humières et de Pradel. (Lettre de madame du Bouchet
au comte de Bussy,2o avril 4667.) Cependant, dès 16S8 il compte un cette qua-
lité dans Tarmée de Turenne.
' Mém. de d'Avriyny^ t. III, p. 326.
* Mém. de Louis XIV. — Mém. de Monglat.
LE MARKCIIAL DE BELLEFONDS. 185
sion définitive de ki paix, une trêve avait été signée, par la-
quelle il élait stipulé que la guerre ne pouvait se continuer
qu'on rase campagne : aussi le marquis de Bellefonds fut
obligé de rendre le château de Guénap, dont il s'était emparé'.
Enfin la France put se reposer de ces luttes glorieuses, et
Louis XIV ne tarda pas à récompenser ceux qui l'avaient si
vaillamment secondé; au mois de juillet, Charles-Bernardin
Gigault, marquis de Bellefonds, recevait le bâton de maréchal
en même temps que François deCréqui, marquis de Marines,
et Louis de Crevant, marquis d'IIumières. Cette promotion
fit des jaloux. Le marquis de la Fare, qu'on avait eu proba-
blement le tort d'oublier, trouvait que Bellefonds « n'avait
« rien fait à la guerre qui méritât une grande élévation ; » il
ajoutait que Créqui et Ilumières n'avaient été nommés que
pour faire passer Bellefonds.
Madame de Sévigné voyait aussi avec peine que son cousin
de Bussy n'eût pas été des heureux, et ce n'était pas seule-
ment par rahutinage, nous assure-t-elle, qu'elle ressentait
« ces afflictions tristes et amères. » Rabutin lui répondit en
homme aussi peu satisfait : « Je vous suis trop obligé de la
« peine que voii^ ont donnée pour moi les réflexions que
« vous avez faites sur ces nouveaux maréchaux ; mais il faut
« que je vous console une fois pour toutes sur ces matières,
a en vous disant que moi , qui suis l'intéressé, et qui ne suis
« ni fou ni insensible, je regarde cela avec un mépris digne
« d'un galant homme persécuté. Sion ne donnait ces hon-
« neurs-là qu'à des gens qui eussent autant servi que moi,
a et je puis dire aussi utilement pour l'État, et aussi glorieu-
« sèment pour leur réputation , je serais chagrin de la prê-
te férence de mes rivaux; mais quand je verrai faire trois
« maréchaux de France à la fois, qui n'ont jamais fait une
« action d'éclat à la guerre, à deux desquels il est arrivé des
« malheurs sur la réputation, et tous trop jeunes pour une
« dignité comme celle-là, à moins que d'avoir fait des actions
« extraordinaires; quand je verrai, dis-je, des caprices de
• .l/e'm. de Monglat.
486 LE MARÉCHAL DE BELLEFÛNDS.
« la fortune aussi ridicules que celui-là, bien loin de m'af-
« fliger, je me réjouirai de ce qu'une pareille promotion ho-
« norema disgrâce. » C'est le cas de dire : « Tout est perdu,
fors l'honneur. » Rabutin se console comme il peut, et il en
trouve un nouveau motif dans l'obscurité même des nou-
veaux dignitaires. Son raisonnement est piquant : « Les gens
a qui sont en passe de s'élever... sont tellement tourmentés
« et torturés par les envieux, que souvent on les fait échouer;
« pour ceux-ci, ils étaient si peu en passe d'être maréchaux,
« que l'envie ne daignait songer à eux; et ainsi, le roi pre-
« liant tout d'un coup cette pensée en leur faveur, personne
« n'a eu le loisir de traverser leur élévation, et de faire con-
« naître à Sa Majesté leur pende mérite. » Et se retranchant
fièrement derrière sa vanité blessée : « On peut bien, ajoute-
« t-il, donner un rang dans le monde à Charles Gigault au-
« dessus de Roger de Rabutin; mais il changera fort, où il
« marchera toujours bien après lui dans l'estime des hoii-
« nétes gens. » Le rabutmage emportait ce pauvre comte de
Russy, et sa prophétie ne s'est pas réalisée : la réputation de
M. de Bellefonds est loin d'être éclipsée par la sienne, du
moins auprès des honnêtes gens.
Ce fut certainement l'estime dont jouissait M. de Belle-
fonds qui, en 1668;, lui valut l'honneur d'être choisi par le
pape Clément IX et les Vénitiens comme général des troupes
romaines et vénitiennes, destinées à secourir Candie assiégée
par les Turcs. Les Mémoires du temps se taisent sur ce fait,
dont le souvenir s'est perpétué dans la famille du maréchal
par des preuves irrécusables. Ce silence me fait supposer que
cette proposition n'eut aucune suite.
Louis XIV ne laissait passer aucune occasion de témoigner
au nouveau maréchal son estime et sa confiance. En 1670,
un deuil cruel venait désoler la famille royale ; la duchesse
d'Orléans était enlevée subitement au milieu d'atroces dou-
leurs ; des bruits de poison circulèrent en France, « et ce
« mot est resté dans l'histoireavec ses mystérieuses terreurs ' . »
* Laurenlie, Hist. de France, t. VII, p. 2GI.
LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS. 487
On n'omit rien pour dissiper les soupçons et tranquilliser
l'opinion publique ; le maréchal de Bellefonds fut envoyé le
3 juillet en Angleterre pour faire au roi Charles II des com-
pliments de condoléance sur la mort de sa sœur ; il apportait
en même temps le procès-verbal de la mort de la princesse
et de la dissection de son corps; les médecins chargés de
l'autopsie se déclaraient ouvertement contre les accusations
d'empoisonnement.
Le séjour qu'il fit à cette cour ne fut pas de longue durée.
Il quittait Londres le 29 juillet ' , et le mercredi 2Ç) novembre
de la même année 1670, madame de Sévigné, à l'affût de
toutes les nouvelles, écrivait à M. de Grignan : « M. le Grand -
« et le maréchal de Bellefonds courent lundi dans le bois de
a Boulogne sur des chevaux vitcs comme des éclairs ; il y a
« trois mille pistoles de pari pour cette course. » Mademoi-
selle de jNIontpensier parle aussi du maréchal dans ses Mé-
moires sous la date de 1670 ; elle reçut ses remercîments pour
l'honneur qu'elle faisait à toute la noblesse en voulant épouser
le duc de Lauzun *.
M. de Bellefonds était à cette époque homme du monde
autant que qui que ce fût; mais à côté des qualités qui font
le courtisan, brillaient en lui celles qui font le chrétien ; c'est
à partir de ce moment surtout qu'il nous sera donné de le
considérer sous ce second point de vue.
II
On était alors en pleines faiblesses de Louis XIV : madame
de la Vallièrc voyait sa faveur balancée par celle d'une puis-
sante rivale ; son trône chancelait. Pendant ses jours de pros-
périté, « elle avait toujours préféré la société des hommes
« vertueux, qui avaient entrevu de bonne heure qu'une âme
• Gazelle de France, 5 et 1 9 juilot, et 9 août 1 670.
' Louis de Lorraine, comte d'Armae;n;ic, grand écuycr de France.
^ Mém. de mademoiselle de Monlpcnsier,[>. 445.
488 LK MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
« telle que la sienne n'était pas perdue sans retour pour la
a vertu. Le maréchal de Bellefonds était un de ces hommes
« dont le caractère et la vertu avaient inspiré le plus d'estime
« et de respects à madame de la Vallière. Madame de Belle-
« fonds, sa sœur, était prieure des Carmélites de Paris, et elle
« devint la confidente de ses peines et de ses pensées \ » Dès
1Ô71, alors que sa conscience ou plutôt son désespoir éveillait
ses remords, la duchesse s'était enfuie au couvent Sainte-
Marie de Chaillot ; mais ne voulant pas quitter le roi sans
hii faire des adieux qu'elle pensait devoir être éternels, elle
écrivit à Louis XIV, et le maréchal de Bellefonds, fier et
heureux tout à la fois de celte mission, porta la lettre à son
maître. On sait que cette victoire d'un instant n'était que le
prélude d'une nouvelle défaite. M. de Bellefonds ne se décou-
ragea pas j ses relations avec la duchesse furent quelquefois
interrompues par les emplois qui lui furent confiés et dont je
parlerai {lus tard ; mais il poursuivait toujours son but.
Pour donner à sa cause, qui était celle de Dieu, un plus
puissant secours, il recourut à la persuasive éloquence de
Bossuet, et en iG-yS il confia à son zèle le soin de l'àme qu'il
voulait ramener à la vertu. Ce fut alors entre ces deux hom-
mes, si différents par leur position, mais animés de vues aussi
pures et aussi élevées, un véritable assaut d'efforts et de solli-
citations, et quand M. de Bellefonds fut obligé de s'éloigner
pour rejoindre rarmée_, une correspondance active s'échangea
entre lui, la duchesse et Bossuet. Les lettres que le maréchal
recevait nous ont été conservées soit dans la vie de madame de
la Vallière, soit dans les œuvres de Bossuet ; elles sont une
preuve convaincante de la grande part que prit M. de Belle-
fonds à cette affaire. Il n'épargnait rien pour continuer le bien
qu'il avait commencé. « J'ai rendu vos lettres à madame la
« duchesse de la Vallière, lui écrit Bossuet ; il me semble
« qu'elles font un bon effet, j^ Et une autre fois : « Il ne m'a
f( pas été malaisé de faire agréera madame de la Vallière les
(c lettres que vous lui écrivez ; elle les reçoit avec une grande
* De Bausset. Hist. de Bossuet, t. II, p. 33.
LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS. 489
« joie et en est touchée, m Enfin, le 20 avril iG'j/îj la partie
était gagnée : sollicitée et encouragée par M. de Bellcfonds ,
pressée par le Camus, évéque de Grenoble, persuadée et
éclairée par Bossuet, touchée enfin par l'admirable éloquence
de Bourdaloue , madame de la Yallière cédait la victoire à
Dieu et prenait l'habit des filles de Sainte-Thérèse. Bossuet se
hâtait d'informer M. de Bellefonds de cette heureuse nou-
velle : « Je vous envoie une lettre de madame la duchesse de
« la Vallière , qui vous fera voir que par la grâce de Dieu ,
« elle va exécuter le dessein que le Saint-Esprit lui avait mis
a dans le cœur. Toute la cour est édifiée et étonnée de sa
« tranquillité et de sa joie, qui s'augmente à mesure que le
a temps approche... Elle ne respire plus que la pénitence...
« cela me ravit et me confond : je parle, et elle fait ; j'ai les
« discours, elle a les œuvres. Quand je considère ces choses,
« j'entre dans le désir de me taire et de me cacher; et je ne
« prononce \ms un seul mot, où je ne croie prononcer ma
« condamnation... Priez Dieu pour moi sans relâche, et de-
« mandez-lui qu'il me parle au cœur. »
Pendant qu'il travaillait à cette œuvre si apostolique ,
M. de Bellefonds sentait aussi se fortifier en son âme le désir
d'une vie plus parfaite ; sans rompre entièrement avec la cour,
il cherchait à s'en dégager peu à peu et à rapprocher sa con-
duite des conseils évangéliques.
Au commencement de 1672, il demandait au roi la permis-
sion de vendre sa charge de premier maître de son hôtel.
a Jamais personne ne la fera si bien, écrivait madame de Sé-
'( vigne à sa fille. Tout le monde croit, et moi j)lus que les
« autres, que c'est pour payer ses dettes, pour se retirer et
« songer uniquement à l'affiire de son salut. » iNIais
Louis \IV, qui se connaissait en hommes et savait estimer
dans les autres une régularité de conduite dont il n'avait pas
la force de donner l'exemple, lui refusa celte permission; il
le fit même venir dans son cabinet, afin de connaître les motifs
de cette retraite. « Monsieur le maréchal, lui dit-il , je veux
« savoir pourquoi vous voulez me quitter : est-ce dévotion ?
« est-ce envie de vous retirer? est-ce l'accablement de vos
490 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
« dettes ? Si c'est le dernier, j'y veux donner ordre et entrer
ce dans le détail de vos affaires. Le maréchal fut sensible-
« ment touché de cette bonté. Sire, dit-il, ce sont mes dettes,
a je suis abîmé ; je ne puis voir souffrir quelques-uns de mes
ce amis qui m'ont assisté et que je ne puis satisfaire. — Eh
« bien ! dit le roi, il faut assurer leur dette ; je vous donne
ce cent mille francs de votre maison de Versailles, et un bre-
cc vet de retenue de quatre cent mille francs, qui servira
« d'assurance, si vous veniez à mourir; vous payerez les
ce arrérages avec les cent mille francs ; cela étant , vous de-
« meurerez à mon service. Le maréchal ne résista pas, et le
ce voilà remis à sa place et comblé de bienfaits ' . »
Mais M. de Bellefonds mit bientôt lui-même un terme à sa
faveur. Au mois d'avril de cette année 1672, il était nommé
pour rejoindre l'armée de Flandre. Le prince de Condé avait
le commandement en chef, Turenne l'avait en second ; ve-
naient ensuite les maréchaux de Bellefonds, d'Humières et de
Créqui. Cette disposition ne plut pas à ces messieurs , qui ,
consentant volontiers à servir sous M. le Prince, ne voulaient
pas d'intermédiaire entre lui et eux ".- C'était ainsi, ce semble,
que M. de Bellefonds avait entendu remplir ses fonctions ;
car madame de Sévigné raconte « qu'avant de partir pour la
ce Trappe, où il allait passer la semaine sainte , il parla fort
(c fièrement à M. de Louvois qui voulait faire quelque retran-
c' chement sur sa charge de général sous M. le Prince; il fit
« juger l'affaire par Sa Majesté, et l 'emporta comme un galant
ce homme. » Mais le ministre reprit en son absence le terrain
perdu, et à son retour le maréchal trouva ses espérances
anéanties. Son âme n'était pas encore assez détachée de la
vanité du siècle pour supporter ce qu'il regardait comme une
* Lettres de madame de Sévigné.
* Ces prétentions des maréchaux occupèrent assez vivement les esprits, M. de
Caumartin écrivit alors une lettre à M. de Créqui, dans laquelle il lui prouvait
que les rois do France avaient souvent commandé aux maréchaux d'obéir à
d'autres qu'à des princes du sang. [Hist. du vicomte de Turenne, par M. de
Ramsay. liv. v.) On trouve aussi sur cette question une Lettre de M. du Bouchet
au maréchal de Créqui, sur la dignité de maréchal de France, dans le recueil des
lettres du comte de 13ussy.
LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS. -591
humiliation; et d'ailleurs à cette époque l'orgueil du rang
était si enraciné dans les esprits, que courber la tête sans ré-
sistance eût été considéré comme une bassesse.
Le parti de M. de Bellefonds et de ses collègues fut bientôt
pris; ils refusèrent carrément de servir. Le refus fut suivi de
l'exil \ Le roi avait cependant mis tout en œuvre pour briser
cette obstination. « Il parle à M. le maréchal de Bellefonds
« et lui dit que son intention était qu'il obéit à M. deTurenne
« sans conséquence. Le maréchal, sans demander du temps
a (voilà sa faute), répondit qu'il ne serait pas digne de l'hon-
« neur que lui a fait SaJMajesté, s'il se déshonorait par une
« obéissance sans exemple. Le roi le pria fort bonnement de
« songer à ce qu'il lui répondait, ajoutant qu'il souhaitait
« cette preuve de son amitié, qu'il y allait de sa disgrâce. Le
« maréchal lui dit qu'il voyait bien qu'il perdait les bonnes
« grâces de Sa Majesté et sa fortune; mais qu'il s'y résolvait,
« plutôt que de perdre son estime; qu'il ne pouvait obéir à
« M. de Turenne sans dégrader la dignité où il l'avait élevé.
« Le roi lui dit : Monsieur le maréchal, il faut donc se séparer.
<f — Le maréchal lui fit une profonde révérence et partit.
« M. deLouvois, qui ne l'aime point, lui expédia tout aussitôt
a un ordre d'aller à Tours; il a été rayé de dessus l'état de
« la maison du roi. Il a cinquante mille écus de dettes au
« delà de son bien ; il est abhiié, mais il est content, et l'on
ce ne doute pas qu'il n'aille à la Trappe. Il a offert au roi son
« équipage, qui était fait aux dépens de Sa Majesté, pour en
« faire ce qu'il lui plairait; on a pris cela comme s'il eût
« voulu braver le roi. Jamais rien ne fut si innocent ". » Il faut
avouer que le maréchal avait le caractère peu malléable; « il
« n'a point de jointures dans l'esprit, » disait M. de la Roche-
foucauld; et madame de Sévigné trouvait « qu'il était trop sec
« et trop d'une pièce. »
* « Je suis fort fâché de la di<i:ri\co do MM. de Bellefonds et d'IIumières ; ils
sont de mes amis. Sans entier dans leurs misons de pari cl d'autre, je crois qu'a-
près avoir remontré les leurs au roi, ils obéiront à qui l'ordonnera Sa Majesté: il
lui appartient de donner des raniis à qui il lui plail au-dessus des autres. »
(Lettre du comte de Bussy à madame de Montmorency, (3 ni;ii 1672.)
* Lettres de madame de Séciync.
492 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
Ce ne sera pas la dernière fois que M. de Bellefonds aura
à subir les conséquences de cette ténacité; Louis XIV y était
peu habitué et n'était pas d'humeur à l'encourager ; Louvois,
de son côté, aimait encore moins ceux qui se comptaient
pour quelque chose devant lui.
Bossuet ne manqua pas à l'amitié dans cette circonstance.
« Je ne veux point vous représenter, monsieur, lui écrit-il en
« date du aS avril 1672, combien je sens vivement la perte
<( que je fais en vous perdant ; je ne songe qu'à vous regarder
« vous-même dans un état de dordeur extrême, de vous être
« trouvé dans des conjectures où vous avez cru ne pouvoir
« vous empêcher de déplaire au roi '. Ce n'est pas une chose
« surprenante pour vous d'être éloigné de la cour et des em-
« plois. Votre cœur ne tenait à rien en ce monde-ci, qu'à la
ce seule personne du roi. Je vous plains d'autant plus dans le
« malheur que vous avez de vous croire forcé de le fâcher.
« Que Dieu est profond et terrible dans les voies qu'il tient
« sur vous! H semble qu'il ne vous retient ici lorsque vous
'( voulez quitter, qu'afin devons en arracher par un coup
« soudain. j> Dans trois autres lettres' relatives à la même dis-
grâce, Bossuet fait toucher du doigt au maréchal les desseins
de la Providence, lui découvre le bonheur de sa position, et
l'encourage dans ses bonnes dispositions.
Cette première disgrâce dura jusqu'en novembre; après
avoir fait approuver leur soumission par le conseil des maré-
chaux, MM. de Bellefonds et d'Humières demandèrent au roi
de leur rendre ses bonnes grâces. Louis leur ordonna aussitôt
de rejoindre l'armée d'Allemagne et d'y servir pendant quel-
* Cette phrase montre bien que l'éditeur des OEuvres de Bossuet, édition de
Versailles, s'est trompé en'attribuant la disgrâce du marédial à un conflit avec
M. de Créqui. Je n'ai rieti trouvé dans les Mémoires qui justifiât cette assertion;
d'ailleurs il serait extraordinaire que M. de Bellefonds, promu au niaréchalat en
même temps que M. de Créqui, se fût trouvé commander sous ses ordres. Ce qui
a pu induire en erreur, c'est cette phrase qui se trouve à la fin de la lettre : « On
attend les réponses de M. le maréchal de Créqui.» Ce seigneur était en effet entré
dans la même ligne de conduite que ses collègues, mais il céda le premier.
* Lettres des l'-^'et 30 juin et du 9 septembre 1 672. OEuvres de Bossuet^
t. XXXVIL
LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS. 493
qiies jours comme de simples lieutenants généraux; ils obéi-
rent, et rejoignirent Turenne à Neuvilh \
L'année suivante, 1673, Loiivois, qui semblait prendre à
tâche d'éloigner le plus possible M. de Bellefonds, l'envoya
commander en Hollande, aux garnisons qui occupaient les
places conquises. Un ordre venu de la cour, au commence-
ment de 1674 ", amena de sa part un nouvel éclat.
Pour réunir contre l'Europe coalisée de plus puissantes
armées, Louis XIV avait résolu de faire évacuer à ses troupes
les villes ennemies qu'elles défendaient en Hollande, et de n'y
conserver que Grave et Maestricht. Le maréchal de Bellefonds
devait « mettre dans la première de ces villes les nuuiitions
a de guerre et de bouche, et le canon des places qu'on aban-
« donnait, et ramener son armée, dont Louvois lui avait fait
« donner le commandement pour l'éloigner de la cour et
« pour l'exposer à tous les méchants offices qu'il trouverait
« occasion de lui rendre^. » ]\L de Bellefonds, qui ne voyait
dans cette retraite qu'une fuite honteuse, essaya de faire
changer les intentions de la cour; Louvois insista : « et
« le maréchal, abondant en son sens, opiniâtre à l'excès
«et incapable de se soumettre, donna bientôt lieu aux
« mauvais offices du ministre. H résista longtemps — pré-
« tendant avoir de bonnes raisons,... et que le roi était mal
« conseillée »
Le Père Griffet nous a conservé quelques-unes des lettres
écrites alors par M. de Bellefonds '; s'il y montre son carac-
tère entier et opiniâtre, il n'y témoigne pas moins d'indépen-
dance, de franchise et de courage; car il ne fallait pas être
plat courtisan pour oser affronter les colères de Louvois.
« Je ne suis pas rebuté, écrivait-il en date du 10 mars 1674,
« sur ce que je vous ai écrit de la douceur avec laquelle il
« Campagnes de Turenne, par le chevalier de lîeaurain, p. 13.
* La Fareilità tort 1675.
* Mém. du marquis de la Fare.
* Mcin. du marquis de la Fare.
> Recueil de Lettres pour servir d'éclaircissement à l'hisloire mibtairedu règne
de Louis XIV, l. Il, p. 294-314.
494 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
u faut traiter les peuples conquis', je ne vous en parlerai pas
« de loin J'espère que vous voudrez bien quelquefois pré-
ce férer le parti de vous faire aimer à celui de vous faire crain-
« dre. H est bon que vous cessiez d'être redoutable lorsqu'on
« cesse d'être de vos ennemis, et que l'on puisse être assuré
« de votre protection lorsqu'on se soumet, et qu'on ne songe
« plus à vous résister... Monsieur, ce n'est pas assez que vos
« intentions soient droites, il faut que le public en soit con-
« vaincu, sans cela le service du roi ne se peut faire... »
Louvois ne dut pas se montrer fort satisfait de ces conseils;
« homme terrible et absolu, dit Saint-Simon, et qui voulait
« et se piquait de l'être, » il répondit de manière à faire com-
prendre au maréchal l'imprudence de sa conduite ; aussi
M. deBellefonds lui écrivait de nouveau le 23 avril : « 3e vous
« avoue que j'ai été un peu en garde sur le chapitre des alliés
« à cause de la réponse que vous m'avez déjà faite sur ce
« sujet, et je l'ai trouvé d'une si grande conséquence et si fort
« contre les intérêts du roi, que je vous en parlai avec trop
ce peu de ménagement. Quoique je sois naturellement attaché
« à mon sens, je ne le suis pas assez pour manquer de déférer
« aux ordres du roi... » Il développe ensuite le plan qu'il
avait formé pour conserver à la France ses conquêtes, plan
qu'il avait déjà exécuté en partie, sans prendre conseil que
de son dévoùment et de son désir de bien faire.
Le ministre ne se laissa pas persuader par un homme qui
au fond pouvait être mieux à même que lui d'apprécier les
mesures que voulait imposer sa politique ; son caractère d'ail-
leurs était pour le moins aussi entier que celui du maréchal.
« Son humeur, qui dominait toujours en lui, était fière,
a brusque et hautaine, et sa férocité naturelle était toujours
« peinte sur son visage, et effrayait ceux qui avaient affaire à
« lui. Il était sans ménagement pour qui que ce pût être, et
« traitait toute la terre haut la main, et même les princes;
« d'ailleurs avide, jaloux, rancunier et capable de tout sa-
' Le ministre avait probablement recommandé certaines mesures de rigueur
envers les HolUmdais.
XE MARÉCHAL DE BELLEFONDS. 495
« crifier pour soutenir son autorité et ses intérêts \ » M. de
Bellefontls apprit bientôt à ses dépens que jNI. de Louvois
voulait être obéi.
Le 12 avril, l'intendant Robert, attaché à la campagne de
Hollande, recevait un double message expédié de Versailles :
il devait user de toute son influence sur le maréchal pour lui
faire exécuter les ordres du roi ; ou bien, en cas de refus, lui
remettre une lettre de Louis XIV, qui lui enlevait son com-
mandement et le rappelait en France. M. de Bellefonds ne se
montra pas plus soumis ; il répondit qu'il « ne s'assujettissait
« pas à ce que faisaient les autres..., qu'il voulait éviter au
« roi la honte d'abandonner ses alliés. » L'intendant n'ayant
pu réussir à briser sa ténacité, fut contraint de lui présenter
les dépêches, qu'il avait tenues secrètes jusqu'à ce moment;
et la résistance du maréchal, qui n'avait jamais été de la ré-
volte, tomba aussitôt. «Il obéit enfin, mais trop tard, à ce
qu'on prétendait", v et se dirigea sur Macstricht.
L'auteur plus que partial de lllistoire métallique de Guil-
laume III, Nicolas Chevalier ^, prétend que le maréchal, en
se retirant, se montra cruel envers les Hollandais. « Il en usa
« comme le duc de Luxembourg, rasant les places fortes,
« épargnant les foibles qui rachetaient leurs remparts pour
« de l'argent, obligeant les bourgeois à promettre de grandes
« sommes pour se racheter du pillage et de l'incendie, taxant
« Tiel à 20,000 florins pour ses maisons, et 20 autres mille
« pour ses remparts; Zutphen à 70,000, Arnhem à 26,000,
a et 4jOOO boisseaux de farine et de froment, qu'il falloit s'o-
« bliger de conduire à Grave, et exigeant comme l'autre des
« ostages de toutes pour assurer le payement des promesses
« onéreuses où il les forcoit; semblables toutes deux à la
* Mém. de Saint-Hihiirc.
- Mcin. du marquis de la Fare.
' Histoire de Guillaume III, roi d'Angleterre, d'Ecosse, de Franceet d'Irlande^
prince d'Orange, etc., contenant sesaciions les plus mémorables, depuis sa nais-
sance jusqu'à son élévation sur le Irùno, et ce qui s'est piissé depuis, jusqu'à
l'entière réduction du royaume d'Irlande, l'ur médailles, inscriptions, arcs de
triomphe, et autres monuments publics, recueillis par N. Ciicvalior. A Amster-
dam, 1G92, petit in-fol.
496 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
ce foudre, qui rétablit la confiance et ramène le repos par sa
« fuite, mais qui laisse toujours dans les lieux où elle a passé
« de tristes et funestes marques de son passsage. »
M. de Bellefonds arriva enfin à Maëstricht; bien que dis-
gracié, il reçut l'ordre de s'emparer des châteaux d'Erkelens,
d'Argenteau et de Novagne; les lo, i6 et 11 mai, ces trois
places étaient réduites. M. le comte de Lorges prit alors le
commandement des troupes de M. de Bellefonds, qui rentra
en France; le lieu de son exil était Bourgueir. Nicolas Clie-
valier ne voit dans cette disgrâce qu'un jeu de politique :
« On remarque ici, dit-il, une plaisante finesse de la cour de
« France; c'est que voulant couvrir la honte qu'il y avoit
« à abandonner tant de belles conquesles eî empescher que
fc l'on ne dît que c'estoit le grand besoin qu'elle avoit de
« troupes, qui la contraignoit d'en user ainsi, elle fit mine
« d'estre fort en colère contre le marquis de Bellefonds pour
« cetabandonnement, et le relégua dans la ville de Bourges;
r( mais le marquis, qui n'avoit fait qu'exécuter ponctuelle-
ce ment les ordres du roy, avoit le mot et n'appréhendoit
0 point pour sa teste. »
M. de Bellefonds trouva dans son infortune des sympathies
que lui conciliaient aussi bien son propre mérite que la haine
assez universelle dont Louvois était l'objet. La Fère raconte
que se trouvant à table avec quelques seigneurs, on plaignait
hautement le maréchal ; aussi encoururent-ils la colère du
ministre; « sept ou huit lettres de cachet étaient écrites et
« prêtes à signer pour nous exiler; mais Saint-Pouange l'en
« empêcha avec bien de la peine, tant cet homme-là était
« intraitable, farouche et malfaisant. »
Mais c'était surtout à Bossuet qu'il appartenait de consoler
son ami. « Je ne sais que penser de votre disgrâce, lui écrivait-
« il en date du i[\ mai 1G74; elle est politique; et cependant
« vous commandez encore l'armée, et j'apprends que vous
« avez ordre de faire un siège. Pour la cause, autant que j'en-
< Celte petite ville est dans l'Indre-et-Loire. Nicolas Chevalier dit à tort qu'il
fut exilé à Bourges.
l
LE MARECHAL DE BELLiaONDS. 197
« tends parler, on dit que vous avez manqué par zèle, et à
« bonne intention : personne n'en doute ; mais personne ne
« se paye de cette raison... Quoi qu'il en soit, je vous prie,
« s'il y a quelque ouverture au retour, ne vous abandonnez
«ï pas : fléchissez, conteniez le roi; faites qu'il soit en repos
« sur votre obéissance...» Et quand, plus tard, M. de lielle-
fonds eut sérieusement embrassé celte vie de solitude à la-
quelle il était condamné, Bossuetvint encore, par des conseils
souvent réitérés, lui dévoiler les secrets desseins de Dieu sur
son âme; il lui montre la Providence lôtant au monde, l'y
rendant ensuite pour l'en retirer de nouveau ; le faisant passer
successivement par différents états de faveur et d'infortune ;
puis il s'écrie : « Que résulte-t-il de tout cela ? sinon que
« Dieu seul est bon, et que le monde est mauvais et consiste
'( tout en malignité...» — «Qu'avons-nous affaire du monde,
« lui écril-il une autre fois, et de ses folies, et de ses empres-
« semcnts insensés, et de ses actions toujours turbulentes?..»
— « Tenez-vous ferme, monsieur, embrassez Jésus-Christ et
« sa retraite; goûtez combien le Seigneur est doux; laissez-
« vous oublier du monde. »
Je pense que l'exjl du maréchal à Bourgueil fut prompte-
meiit changé en un exil dans ses terres de Normandie; il y
vécut dans le calme et dans la pratique des bonnes œuvres,
sans regretscommesans tristesse. En 1G7G, il vendait sa charge
de premier maître d'hôtel du roi', et si, à la mortdcTurenne
le nom de M. de Bellefonds fut prononcé comme celui du
général le plus ca})able de succéder au héros dont on pleurait
la perte, « cela fut détourné, lui écrivit lîossuet ; en appa
« rence, les honnnes l'ont fait; et nous en savons les rai-
« sons. En effet, c'est Dieu qui a tout conduit, et nous
« savons aussi sa raison , qui est de vous renfermer en
« lui. »
' « Enfin le maréchal do Bellefonds a coupé le fil qui l'atlachail encore ici;
« Sanguin a sa charge. >• [Lettres de madame de Sévigné.)
32
498 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
HT
Les épreuves qui avaient accueilli le maréchal de Bellefonds
au milieu des honneurs dn monde, jointes à ses sentiments
profondément chrétiens et aux graves leçons de Bossuet ,
avaient préparé peu à peu son cœur à une vie plus parfaite.
Dieu lui avait ménagé l'homme qui devait le faire avancer
d'im pas plus ferme et plus généreux dans la voie de la per-
fection. Ce fut en effet alors qu'il était retiré à l'Tsle-Marie,
qu'il connut le père Louis Le Valois.
Né à Melun le 1 1 décembre 1639, admis de bonne heure
dans la Compagnie de Jésus, Louis Le Valois, après avoirpar-
couru les diverses épreuves imposées par saint Ignace aux
jeunes religieux, avait été envoyé au collège des jésuites de
Caen pour enseigner la pliilosophie. Mais son zèle d'apôtre,
sa ferveur, sa soif du salut des âmes, ne trouvaient pas assez
d'aliments dans les étroites limites d'une classe; après avoir
donné à ses jeunes élèves tous les soins qu'ils étaient en droit
de réclamer, le pieux religieux dépensait ce qui lui restait de
temps et de forces au service des fidèles de la ville : les ecclé-
siastiques, les laïques, les réguliers, les riches et les pauvres'
avaient également recours à ses conseils et droit à son iné-
puisable charité. Une retraite de huit jours, prèchée à de
jeunes ecclésiastiques avant leur ordination, acheva d'établir
la réputation du père Le Valois. Son nom, entouré de la véné-
ration qui s'attache aux hommes vertueux, parvint alors jus-
qu'à M, de Bellefonds. Une seule entrevue suffit à ces deux
âmes pour se connaître, se comprendre et jeter les fonde-
ments de cette étroite union que la mort ne put briser.
Le religieux offrait en effet au guerrier tout ce que sou-
haitait son caractère énergique, droit, généreux et sans peur.
Le père Le Valois était «un homme éclairé etaniméde l'esprit
« de Dieu; sévère dans ses maximes, mais d'une sévérité rai-
' C'est au P, Le Valois que la ville de Caen dut son hàpilal généraL
LE ^lAUÉCIlAL DE BELLEFONDS. 499
« sonnable et sage; li1)re envers les grands, mais avec tout
« le respect dû à leur grand(>ur;, incapable de les flatter et de
rt leur déguiser ses pensées; du reste, parfaitement désinté-
« ressé et ne voulant que le salut et la perfection de ceux qui
« se confiaieijt en lui et dont il prenait la conduite ' ».
M. de Bellefonds sentit bientôt son âme brûler de la même
ardeur apostoliciue qui animait son saint directeur. Autrefois
déjà il avait travaillé à gagner des cœurs à Dieu, quand il prépa-
rait à madame de La Vallière la retraite du C^armel ou qu'il
poussait lîossuet à entreprendre la conversion de 31. et de
madame de Scbomberg, l'un et l'auti-e retenus dans les liens
de l'bérésie. Mais au moment où nous le considérons, ses
vues s'étaient étendues ; il rêvait un bien plus général et plus
durable. Il offrit au P. Le Valois de venir passer quelques
semaines à son château de Tlsle-Marie ' et de se joindre
à lui pour engager les ecclésiastiques des environs, les gen-
tilshommes et les dames du voisinage, à faire les exercices
spirituels.
Le P. Le Valois accueillit avec empressement cette pieuse
proposition, et bientôt ces retraites, animées et édifiées parla
présence et par l'exemple de M. et de madame de Bellefonds.
produisirent les plus heureux fruits.
Mais après dix années de séjour à Caen, le père fut rappelé
à Paris; et il ne tarda pas à entreprendre d'y faire le même
bien qu'en Normandie. Ses premières tentatives, bien que
secondées et encouragées, ne semblaient pas devoir amener
de résultat; cependant « il se soutenait par cette grande
« maxime qui lui était si familière, qu'on ne doit jamais plus
c( compter sur Dieu que lorstpi'on est plus contredit et plus
ic abandonné des hommes. » Le maréchal de bellefonds ne
uKuiqua pas de l'aider de toutes ses forces, et il eut < nfui la
consolation d'assister, le 24 mars iC}S9., à la premièie retraite
' i}Kui:rcs spirituelles du P. Lr Valais ([lublircs par le P. Uietonneaii). Paris,
r/uS,in-12,3vol.
- Li'. Homme, dit l'Isle-Mario, est. «linis !a presqu'île de Culciitin, au conduent
dos petites rivière? du Merderet et de la Douvo. non loin do la route de Valoiines
à Caen.
500 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
que le P. Le Valois donna à vingt personnes dans la maison
du noviciat des jésuites.
La nouvelle position qui était faite au père n'interrompit
pas ses relations avec son pénitent; une sainte et édifiante
correspondance s'établit entre eux. Sept lettres seulement
nous ont été conservées ; elles font vivement regretter celles
qui se sont probablement perdues. Aucune n'est datée; mais
je crois pouvoir assurer qu'elles n'ont pas été écrites au ma-
réchal pendant sa disgrâce, c'est-à-dire qu'elles sont posté-
rieures à iC.'jS. La première, en effet, parle d'une grave
maladie que fit M. de Bellefonds, ce qui se rapporterait à
l'année 1679, d'après deux lettres de madame de Sévigné, en
date du 8 et du 24 novembre', ou au commencement de 1680,
d'après une autre lettre du 9 février"; or, dès la fin de 1G78
l'exilé avait été rappelé^.
Quelques passages des lettres du P. Le Valois nous feront
encore mieux connaître son illustre fils spirituel.
« Monseigneur, je suis sûr que vous n'attendez pas de moi
« un compliment, et que vous seriez fort mal édifié, si je vous
« disais ou que j'eusse eu beaucoup d'inquiétude durant
« votre maladie, ou que j'eusse à présent une sensible joie
ce du rétablissement de votre santé. Il est vrai que je me
« serais trouvé dans ces sentiments, pour peu que je me fusse
« écouté. . . » Puis il l'assure qu'il était en repos sur son sort,
comptant entièrement sur la Providence. « Vous jugez bien,
« Monseigneur, que je n'écrirais pas de la sorte, si j'écrivais
<f à tout autre seigneur de la cour qu'à vous; mais aussi je
« ne sçai ce que j'écrirais... » — « Croyez-vous bien que j'ai
« reçu quatre ou cinq lettres de diverses personnes, qui me
<' tourmentent, afin que je tâche devons persuader un relâ-
' « Je crois que le maréchal de Bellefonds ne relèvera point de la maladie dont
(' il est accablé. » Plus tard madame de Sévigné écrit : « Cet Anglais vient de tirer
de la mort le maréchal de Bellefonds. » Cet Anglais se nommait le chevalier
Talbof.
- « Le frère Ange a ressuscité le maréchal de Bellefonds; il a rétabli sa poi-
a trine entièrement déplorée. »
3 Madai^e de Scudéri, dans une lettre au comte de Bussy, attribue ce rappel
à une lettre qu'il aurait écrite au roi, à l'occasion de la paix de Nimègue.
LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS. îiOl
« cheinent qu'ils désespèrent de pouvoir vous persuader elles-
« mêmes? Ils disent que vous menez une vie trop austère,
" que vous avez trop peu de santé pour soutenir tant de
« mortilications ;... qu'il est absolument nécessaire que vous
<c vous modériez, et que je dois vous le conseiller. Je me
« rendrais indigne de la bonté que vous avez pour moi,
<( ^Monseigneur, et encore pjlns indigne que Dieu me fît ja-
« mais l'honneur de m'employer à la conduite et à la sanc-
« tificalion des âmes, si j'étais assez lâche pour entrer en de
« pareils sentiments Les gens du monde sont vraiment
« admirables !... De quoi se mélent-ils? Vous les laissez vivre
« à leur mode : que ne nous laissent-ils vivre à la mode do
« Jésus-Christ? » Et après lui avoir recommandé cette sage
tempérance qui sait allier la discrétion à la générosité, il
termine par ces mots : « Heureux ceux qui se haïssent en se
« conservant, de peur de se perdre en s'aimant ! Demandons
« incessamment à Dieu cette sainte haine de nous mêmes.
« Je m'offre à la demander pour vous; faites-moi la charité
« de la demander pour moi. »
Dans une autre lettre, le P. Le Valois, revenant encore sur
cet état de faiblesse où se trouve M. de iiellefonds : « Que
« je vous estimerais heureux, si vous aviez la consolatioti
« d'avoir ruiné votre santé au service de Dieu et dans les
« œuvres de pénitence!... Mais de l'avoir peut-être ruinée
« par les efforts excessifs que vous avez faits autrefois à la
« course, à la chasse, dans vos voyages et dans les armées, . . .
« voilà ce qui vous devrait extrêmement humilier. » Mais,
loin de vouloir le décourager, le P. Le Yalois le félicite d'avoir
dans SCS souffrances un moyen efficace de payer pour ses
fautes passées, et lui rappelant la mo;'tilicalion , modérée
toutefois : « Ne vous tenez point encore trop longtemps à
« genoux; faites peu de prières vocales;... w et, comme s'il
était effrayé de sa sainte franchise, il finit par luie phrase
qui est le plus bel éloge de M. de Bellefoiids : « ]c p.e srais
<( pas ce que vous direz de la libeité que je prends de vous
« écrire de la sorte; j'ensuis honteux, quand je considère
« ce que je suis, mais je suis sensiblement corsolé, quand
502 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
« je pense que c'est à vous que j'écris, et qu'il y a de nos
« jours un maréchal de France capable de porter des senti-
ce ments si chrétiens. J'en bénis Dieu de toute mon âme; je
<( le prie très-humblement de vous les conserver, et de les
« inspirer à tous les seigneurs de la cour. »
Ce qui rend ces lettres plus admirables, c'est, ce me sem-
ble, qu'elles sont écrites non pas au solitaire de l'Isle-Marie,
mais bien au courtisan rentré en faveur. M. de Bellefonds,
en effet, recevait, sur la fin de 1679, une preuve certaine que
le roi ne l'avait pas oublié ; et la charge d'écuyer de madame
la Dauphine le replaçait à la cour dans une position enviée
par plus d'un ambitieux'; de plus, la survivance de cette
place était assurée à son fils. « Je ne vous écris point
« sur la dernière grâce que le roi vous a faite, lui mandait
« alors son directeur, non-seulement parce que je ne sçais
ce point faire de compliments, et que je n'en veux point faire ;
ce mais encore parce que vous ne les aimez point, et que je
-c ne ferois qu'augmenter le nombre des importuns qui vous
ce en font, et qui vous fatiguent déjà assez sans que je me
ce joigne à eux pour vous fatiguer eiicore davantage. Com-
« ment vous ferois-je de grandes conjouissances d'une chose
ec dont je sçais que vous vous réjouissez vous-même fort
ce médiocrement? » Cependant ces sentiments désintéressés
ne doivent pas ftiire oublier la reconnaissance qu'il doit au
roi pour ses bienfaits : ce Mais souvenez-vous que vous en
c< devez avoir incomparablement davantage pour Dieu; et
ce que ce que vous en avez même pour le roi ne doit pas
<c s'arrêter au roi ; mais qu'il doit s'élever jusqu'à Dieu, qui
(c a donné au roi et le pouvoir et la volonté de vous faire
« tous les biens qu'il vous a faits... »
Quelques années plus tard, M. de Bellefonds se voyait in-
vesti du commandement d'une armée. En 1684 , pendant
que Vauban en Flandre faisait tomber les murailles de Luxem-
bourg, les troupes françaises envahissaient la Catalogne pour
' « Le iparéchal d'IIumières a mandé àRouvillequ'il était serviteur des dévots,
« depuis qu'il voyait le maréchal de Bellefonds écuyer, madame d'Effiat gouver-
« nante.... » (Lettre de madame de Sévigné, du 10 janvier 1680.)
LE MAKECllAL DE BKLLlîFONOS. "m
forcer l'Espagne à la paix. Lo maréchal de licllefoiuis, qui
était à leur tète, rencontra le duc de iiournonville et les Es-
pagnols sur les bords du Ter, dont ils voulaient empêcher le
passage'; malgré la difficulté de l'entreprise, le jp.mai, il
marcha droit à l'ennemi, l'attaqua avec vigueur et le dispersa,
après lui avoir tué huit cenls hommos et fait quatre cents
prisonniers. « Pendant que tout le monde parle de vous, lui
« écrivit à cette occasion le P. Le Valois, et vous donne la
« gloire qu'il juge que vous avez méritée au passage du Ter,
« je suis persuadé que vous la rendrez à Dieu tout entière.
« Le soin que vous avez eu de ne rien dire, ni de vous, ni
« de monsieur votre fils, dans les lettres que vous avez été
« obligé d'écrire après cette grande action, montre bien que
« vous avez oublié ce qui vous regardait, ou que vous n'y
« avez pensé qu'autant qu'il follait pour le cacher, » Puis,
après lui avoir rappelé la conduite de l'Israélite Barac, vain-
queur de Sisara, il lui recommande d'avoir soin que ses
troupes servent Dieu aussi bien que le roi : « Dieu vous en
« a fait comme l'évèque, en même temps que le roi vous en
« a fait le général; et vous n'avez pu recevoir une si grande
ce autorité, sans contracter de très-grandes obligations, » H
termine en le priabt de se conserver et de n'exposer ni sa
personne, ni celle de son fils, sans une vraie nécessité.
La suite de la campagne ne répondit pas à ses commence-
ments. LavictoireduTer, ou de Ponte-Mayor, paraissait rendre
inévitable la prise de Girone; ces prévisions ne furent pas
réalisées, et le maréchal fut obligé de lever le siège. Quelques
historiens attribuent ce revers à l'imprudence des troupes;
d'autres en rejettent la responsabilité sur Louvois , qui
« aurait été bien aise de lui faire recevoir un affront, en le
« laissant manquer de tout ce qui lui aurait été nécessaire
« pour emporter la place * . » La France cependant força
l'Espagne à demander une trêve.
Le maréchal de Bellefonds rentra encore pour quelques
' Journal hislorique du régne de Louis XIV.
' Méin. de d'Avrigny, l. lY, p. MO.
504 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
années dans la vie de la cour'. Ce fut pendant ce temps,
en i685, qu'il connut Burnet, évèquedeSalisbury. Ce prélat
anglican, qui voyageait en Europe, arriva à Paris. « Alors
« commença ma liaison avec le maréchal deScliomberg, qui
« me ménagea celle que je formai avec le maréchal de Belle-
« fonds, seigneur plein de piété, mais esprit des plus faibles.
« Il lisait assidûment les Ecritures, et pratiquait au milieu de
« la cour les vertus d'un solitaire-. » Je ne sais pas ce qui
fit paraître la faiblesse d'esprit de M. deBellefonds; seraient-ce
ces lectures et cette conduite? ou bien ses tentatives de con-
version sur Burnet? car « il avait si bonne opinion de moi,
(( qu'il se flatta de m'attendrir par de grands exemples de
« dévotion. Il persuada en conséquence à la duchesse de I^a
<( Vallière qu'elle était appelée à devenir l'instrument de ma
« conversion. Il m'apporta une lettre d'elle, par laquelle elle
« me priait de l'aller trouver, à laquelle j'y fus deux fois. »
Je n'ai pas trouvé d'autres traces de ces relations.
M. de Bellefonds s'est en quelque sorte dérobé à mes re-
cherches depuis cette époque jusqu'à l'année 1690, et je n'ai
rencontré son nom que de loin en loin.
En 1687, le 18 février, madame de Montmorency écrivait
au comte de Bussy : « Le maréchal de Bellefonds demande à
« cor et à cri le gouvernement de Lorraine. » En 1688, il
était porté sur la liste des futurs chevaliers du Saint-Esprit,
et en recevait les insignes le 1" janvier 1689^. Madame de
Sévigné, dont les spirituels badinages sont si précieux pour
l'hisioiî'e intime de son époque, nous apprend encore que,
' M. de Bellefonds n'aurait-il pas éprouvé une nouvelle disgrâce pour son re-
vers de Girone; ce qui me le ferait cioiie, c'est le passage suivant d'une lettre
de madame de Sévigné, écrite le 12 avril 1692|: « On dit que le tombeau de M. de
Louvois fait des miracles; il fait marcher des gens qui avaient les jambes
rompues, qui sont le maréchal de Bellefonds et Montrevel. C'est en vérité un plai-
sir que de revoir de si bons sujets sur la scène. » Elle se corrige dans une autre
lettre du 17 avril 1672 ; mais elle aiua du moins rapporté un bruit qui circulait à
propos de l'éloignement du maréchal de tout commandement.
" Hist. de mon temps, par Burnet. Paris, 1827; t. III, p. 328.
* « Le m^réclial de Bellefonds était totalement ridicule, parce que, pnr modes-
« tie et par min;; inditîérente, il avait négligé de mettre des rubans au bas de ses
« chausses de page, de "sorte que c'était une nudité. » [Lettres de madame de
Sévigné.)
LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS. oOo
le 18 février 1689, M. de Bellefonds assistait à Saint-Cyr à
une des représentations d'Fst/ier; « il vint se mettre, par
a choix, à mon coté droit... Il fut charmé; il sortit de sa
« place pour aller dire au roi combien il était content, et
«( qu'il était auprès d'une dame qui était bien digne d'avoir
« vu Est/ier. »
Mais il était de la destinée du maréchal de mêler son nom
à celui de presque tous les personnages marquants de cette
époque. En 1690, nous le voyons un des plus assidus à fré-
quenter la petite cour de Saint-Germain, asile de la royale fa-
mille d'Angleterre. Jacques K, curieux de connaître de près
les merveilles que l'on racontait delà Trappe, s'était adressé à
M. de Bellefonds pour l'y conduire ; car il savait les anciennes
relations qui avaient existé entre luiet le célèbre réformateur
qui en était encore abbé. C'était en effet à M. de Bellefonds
que l'abbé de Rancé avait écrit, en 1678, la lettre par laquelle
il défendait sa doctrine de toute mauvaise interprétation et
déclarait ses véritables sentiments '. Le royal exilé fut vive-
ment frappé de celte visite et en conserva un profond sou-
venir: « In de mes anciens amis, écrit-il dans ses Mémoires,
« le maréchal de Bellefonds, me conduisit à la Trappe; je n'ai
« cessé de l'en i^omercier tant qu'il a vécu, et il me sembla,
« dès ce moment, que je me sentais amélioré par degrés". »
Un moment vint où M. de Bellefonds put espérer de servir
plus efficacement la cause de cette noble infortune. En 169-2,
Louis XIV avait résolu de tenter un coiq) décisif en faveur
des Stuarts : quarante-quatre vaisseaux s'armèrent à Brest et
trente-cinq à Toulon ; toutes les troupesirlandaises, quelques
bataillons et escadrons français, furent placés à portée de la
Ilougue et du Havre de (iràce, où devait se faire l'embarque-
ment'. Tourville avait le commandement de la Hotte ; Belle-
fonds, celui de l'armée de terre \
' La vie de dom Armand-Jean le Douthillier de Rancé, par l'abbé (\c Mar-
sollior. Paris, 1703, in-t2; — (i;ins lo t. 11, p. (U ot siiiv., et p. 139.
■ Mthn. de Jacques II. Paris, 18i7, 4 vol. io 8"; — dans le t. IV, p. 43i.
^ Mihn. de lierivick.
* Louis XIV fit réunir uno armée de trente mille hommes commandée par le
maréchal de Bellefonds sous le roi Jacques, qui devait s'embarquer aver elle.
506 LE MARÉCHAL DE BELLEFONDS.
s
Toujours attentif à ne laisser passer aucune occasion de
réveiller et d'entretenir en son illustre pénitent les grandes
pensées et les sublimes enseignements de la religion, le P. Le
A'^alois ne l'oublia pas dans cette circonstance. Sa lettre, digne
de figurer à côté de celles qui ont vu le jour, était restée
inédite; la voici telle que nous l'avons retrouvée :
Ce 4" de juin 1692,
a Je n'osois, Monseigneur, vous prévenir; et dans la grande
muititude des soins et des affairesque vous avez, jecraignois
de vous écrire de peur de vous fatiguer. Présentement que je
suis obligé de répondre à la lettre dont vous avez bien voulu
m'honorer, j'appréhende que ma réponse ne vous trouve
plus en Normandie ; deîist elle estre perdue, je voudrois que
vous fussiez desja dans Londres prest à rétablir le roy d'An-
gleterre sur son Tîirosne. Humiliez-vous souvent Monseigneur
en la présence de Dieu; reconnoissez que le succès de cette
grande entreprise doit estre son ouvrage; qu'il n'apartient
qu'à luy, (tui est le seul maistre des Esprits et des cœurs, de
ramener ceux des Anglois et de les soumettre par douceur
a leur prince légitime; que comme il est le Dieu des armées
et des batailles, il est aussy le Dieu des victoires, qu'il les
donne a qui il luy plaist et quand il lui plaist, et qu'en vérité
il n'y a que luy qui puisse vous la donner s'il s'agit de re-
prendre par force l'Angleterre avec les seules troupes que
vous avez. Espérez la néantmoins de sa bonté, et employant
tout ce que vous avez d'habileté, d'expérience, de valeur,
d'officiers et de soldats, mettez si absolument en luy seul
vosîre confiance, que vous puissiez dire lorsque vous dé-
barquerez en Angleterre, Ego venio ad te in nomine Domini
exercituum^ Dei agminum Israël... quia non ingladio^ nec
iji hasta sahat Dominas, ipsias est enim belhun, et tradit
vos in manus nostras. Vous connoissez ces sentimens, vous
sçavez qu'ils sont de David au chap. 17 du \" livre des
Rois.
LE MAKKCIIAL DE BIXLEFONDS. 507
(c J';jy bien de la joye que vous soyez content des deux
hommes que je vous ay donnes; j'espère qu'ils continueront
à bien faire.
« Le prélat dont vous me parlez est bien à ])laindre, je ne
l'ay point encore veii, parce que j'avois une bande de soli-
taires quand il est arrivé, et qu'avant la fin de la retraite on
l'a mené à la campagne d'où il n'est revenu je croy que
d'hier. Je luy témoigneray et a toute sa famille les bontés
que vous avez pour Iny, et pendant que l'on travaillera a
rétablir sa santé, je m'appliqueray a remédier aux peines de
son esprit, qui ne contribuent pas peu à rendre son corps
malade.
« Je ne puis finir, Monseigneur, sans vous marquer le zèle
que font paroistre tous les gens de bien pour le succès du
grand dessein dont vous estes chargé ; il n'y en a point qui
ne disent ou ne fassent dire des messes, point qui ne com-
munient souvent, et ne fassent beaucoup de mortifications
pour l'obtenir de Dieu.
« Je ne signe point parce que je ne sçay ou cette lettre
tombera ; mais j'ay l'honneur d'estre connu de vous Mon-
seigneur, et vous scavez que je suis avec un très profond res-
pect et un très parfait attachement votre très humble et très
obéissant serviteur En N. S. »
On sait que tant de vœux et tant d'efforts furent stériles :
la trahison veiHait auprès des Stuarts aussi bien que la fidé-
lité, et la défaite de la Hougue' anéantit les espérances des
illustres exilés.
Trois mois plus tard, le maréchal de lîellefonds recevait
un nouveau coup dans ses affections les plus chères. Le 3 août
le jeune marquis de Bellefonds succombait à la bataille de
Steinkerque, au milieu d'une foule de genlilsliommes français,
dont la perte était à ])eine réparée par la victoire du maré-
* « 0"*^'qucs conflits entre l'autorité du roi Jacques et celle du marérlial de
« Bellefonds et des amiraux, nuisirent tin instant aux bonnes disposition? quon
« pouvait prendre pour diminuer le désastre. r>{His(. de tnadamc de Maintcnon,
par le duc de Noailles, t. IV, p. 351 .)
o08 IJi MARÉCHAL Dli BELLEFONDS.
chai de Luxembourg. Les consolations de la religion ne man-
quèrent pas au père si rudement éprouvé; la voix éloquente
de Bossuct et la touchante parole de Fénelon s'unirent pour
les lui prodiguer. « Je me suis tu, lui écrivait le premier, et
i( je n'ai pas seulement ouvert la bouche, parce que c'est
« vous qui l'avez fait : c'est ce que disait David. Jésus-Christ,
ce qui vous présente à boire son calice, vous apprend en
(c même temps à dire : Votre volonté soit faite. Je n'ajoute
(1 rien à cela, Monsieur, si ce n'est que je m'en vais offrir à
« Dieu au saint autel vos regrets et vos soumissions, et celles
« de votre famille, et le prier du meilleur de mon cœur qu'il
<' vous donne à tous les consolations que lui seul peut don-
« ner, et à l'âme que vous chérissiez sa grande miséricorde. >>
— «Quoique je n'aie presque point l'honneur d'être connu
« de vous, Monseigneur, écrivait de son côté Fénelon, j'es-
« père que vous nie permettrez de vous témoigner combien
« je suis touché de la \)er[e que vous venez de faire. Il y a
« longtemps que je respecte du fond de mon cœur, sans vous
« le témoigner, la vertu par laquelle Dieu vous soutient dans
« des épreuves différentes ; je le remercie, Monseigneur, de
a vous avoir donné tant de courage pour porter des croix
« avec une patience édifiante ; je le prie de vous consoler. La
« consolation qui vient de lui peut seule adoucir vos peines;
« toutes les autres sont indignes de la foi, et trop faibles
(c pour apaiser une grande douleur. »
Le maréchal de Bellefonds survécut deux ans à son iils.
Que se passa-t-il dans ce court espace de temps ? C'est à peine
si son nom reparaît dans l'histoire', et je n'ai rien pu ren-
contrer qui me renseignât sur le déclin de cette belle exis-
tence que j'aurais voulu suivre et étudier sans interruption,
du berceau à la tombe. Il est à croire qu'il se_ retira au châ-
teau de Vincennes, dont il était gouverneur ; car c'est là qu'il
' En 1693, Monsieur, avec le litre de lieutenant général du royaume, fut
chargé do la défense des côtes, depuis Diinkerque jusqu'à liayonne, ayant sous
ses ordres les maréchaux d'Humières, de Bellefonds et d'Estrées, un corps de vingt
mille hommes, l'arrière-ban et les milices. IHist. de ma^lame de Mainlenon, par
M. le due de Nonilles, t. IV, p. 390.)
LE MAIŒCHAl. DF. IJELLEFONDS. !J09
s'éteignit doucement le 5 décembre 169/1', assisté dans son
suprême passage par l'ami et le confident de sa vie, le
P. Louis Le Valois.
La mort de cet homme juste fut semblable à sa vie. w La
« manière dont monseigneur votre père est mort, écrivait le
« P. Le Valois à madame de Bellefonds, abbesse de Monl-
« martre, a dii vous donner autant de consolation dans lu
« douleur que vous avez eue de sa perte, qu'elle a donné
(' d'édification à tout le monde. En deux mots. Madame, il
<( est mort comme il a vécu. Il reçut la nouvelle que je lui
« portai du danger où il était avec une tranquillité qui ne
<( pouvait venir que d'un profond respect pour les ordres
« du ciel, et d'une soumission pariaiteà la volonté de Dieu...
« Soyez persuadée que vous avez un père qui prie présen-
« tement pour vous, et à qui vous pouvez vous adresser dans
'( vos besoins. »
Telles furent la vie et la mort du maréchal de Bellefonds;
si sa noble physionomie emprunte quelque éclat aux per-
sonnages illustres parmi lesquels il a vécu, il n'en est pas
moins vrai que c'est à l'élévation de son caractère et à ses
mâles vertus qu'il en doit les plus purs rayons.
r
C. So.MMEliVOGF.r..
• Moréri. Journal historique du règne de Louis XIV. — La Biographie univer-
selh commet une erreur en marquant 1699 pour l'année de la mort de M. de
Bellefonds.
» a La mort du maréchal de Bellefonds m'a donné une véritable douleur : je suis
« la dernière visite qu'il a faite; je le vis en parfaite santé, et six jours après il
tt était mort.... Sa famille est dans une désolation digne de i)ilié; pour moi. je
« sens très-vivement cette perte. » (Lettre de madame de Sé\igné fin 10 décem-
« bre 1694.)
UN RATIONALISTE PROTESTANT
M. EDMOND SCHERER.
« L'Église protestante française, écrivait naguère M. Guizot,
souffre du même mal dont souffre toute l'Eglise chrétienne.
Les attaques que dirigent contre le christianisme les maté-
rialistes, les panthéistes, les sceptiques, les critiques érudits,
s'adressent à elle comme à l'Eglise catholique. » Et il ajoutait:
« L'Eglise protestante est, de plus, agitée et divisée dans son
propre sein ; elle a des orthodoxes, des latitudinaires, des
rationalistes, des déistes, des séparatistes, des esprits arrêtés
et des esprits flottants ' . »
Ces paroles font beaucoup d'honneur à l'homme éminent
dont elles attestent une fois de plus la courageuse sincérité,
et elles ont sans doute été parfaitement comprises par les
protestants, témoins obligés de ces scandales domestiques.
Ont-elles été aussi bien comprises par les catholiques? Il est
très-probable que non. Comme, en général, nous ne savons
que par ouï-dire ce qui se passe au sein des cultes dissidents,
dans notre heureuse inexpérience, nous ressemblons assez,
nous autres catholiques, àces personnes nourries dans l'opu-
lence et pour qui la demeure du pauvre, dont elles n'ont
jamais franchi le seuil, renferme autant de mystères qu'il y a
dans sa vie de privations et de souffrances. Pouvons-nous,
' L'Eglise et la société chrétiennes en -1861 , p. 53.
UN RATIONALISTE PROTESTANT. '6M
sans un véritable effort d'imagination, nous représenter, clans
des sociétés qui s'obstinent à porter le nom d'Eglises, cette
étrange perversion du sens chrétien qui s'appelle le rationa-
lisme protestant?
Et cependant, si nous étions mieux instrnils des maux
qu'engendre l'hérésie, combien s'accroîtrait notre reconnais-
sance envers la divine Providence qui nous en a préservés,
notre vigilance à garder intact le trésor sacré de la foi, notre
compassion pour les tristes victimes de l'erreur?
Déjà, dans cette pensée, nous avons présenté à nos lecteurs
le tableau., bien incomplet sans doute, des divisions et des
troubles de la Réforme française '. Mais cette autre plaie que
signale en passant M. Guizot, la plaie dévorante du rationa-
lisme, il s'en faut bien que ses ravages aient été mis par nous
dans tout leur jour : ravages d'autant plus déplorables que
le mal, ici, est de nature à ne pas se concentrer au sein du
protestantisme, et qu'il fait chaque jour d'effrayants progrès.
Voyons donc une bonne fois ce que c'est qu'un rationaliste
protestant.
LE ROLE DU RATIONALISTE EN QUESTION DANS LA CRISE ACTUELLE
Dr PnOTESTANTISME.
Les écrits de M. îldmond Scherer, autrefois professeur à
l'École évangélique de Genève, ;uijourd'hui rédacteur du
Te/fijfs, serviront de base à l'étude que nous entreprenons.
Ce hardi rationaliste est, sans contredit, un deccuxcjui pro-
voquent le plus naturellement l'examen et la discussion , à
raison surtout de l'ascendant singulier qu'il a exercé dans
ces derniers temps sur ses coreligionnaires, et qu'il conserve
encore aujourd'hui, en dépit de certaines apparences.
Nous n'aimons pas les controverses qui portent à plein sur
' Etudes religieuses, p. 205.
512 UN RATIONALISTE PROTESTANT.
les personnes, parce que, le plus souvent, elles rapetissent les
grandes questions et substituent le jeu mesquin des passions
à la force victorieuse de la vérité. Mais lorsqu'un homme,
prenant les illusions de son esprit pour principe et pour règle,
s'identifie en quelque sorte avec un système, il faut bien en-
visager les choses telles qu'elles sont, et poursuivre l'erreur
là où elle se retranche. Recourir aux procédés de la grande
controverse dogmatique des xvi'' et xvji"" siècles, lorsqu'on a
affaire à des théologiens qui font profession de n'avoir point
de dogmes et dont le symbole est réduit à néant, ce serait une
entreprise par trop naïve, pour laquelle^, à vrai dire, nous
n'avons aucun goût. Est-ce que M. Scherer et les siens ne
nous ont pas maintes fois répété que la théologie nouvelle,
dont ils sont les apôtres, est éminemment subjective; que la
subjectivité est son caractère propre et distinctif ? Ce qui veut
dire, si je comprends bien, que leur religion a sa raison
d'être dans le moi, qu'elle est un produit du moi, et que, hors
de là, toute sa réalité s'évanouit. D'où il suit que la théologie
des nouveaux docteurs n'est autre chose que l'histoire de leur
pensée, et comme leur autobiographie religieuse. Cela est si
vrai, que M. Scherer, ayant réuni en un volume ses derniers
écrits théologiques ' , nous invite à envisager ce volume comme
les mémoires et une vie intellectuelle assez agitée. Eh bien I soit;
feuilletons ces curieux mémoires, et cherchons-y l'expression
de la théologie nouvelle. Nous le ferons, bien entendu, avec
les égards (jui restent toujours dus à l'homme quelles que
soient ses erreurs, mais aussi avec une grande liberté et une
pleine franchise : on se sent vraiment à l'aise en présence
d'une personnalité qui se livre à l'examen de si bonne grâce,
et qui craint si peu les regards du public.
Toutefois, lorsqu'on s'impose une pareille tâche, encore
faut-il que la chose en vaille la peine et qu'il y ait jour à
quelque résultat sérieux. Et c'est de quoi, ce semble, on
pourrait douter, car quelle apparence que le rédacteur actuel
du Temps, si brillants que soient ses débuts dans la presse
* Mélanges de critique religieuse. Paris, 1860,
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 513
parisienne, fasse assez grande figure dans une école théologi-
que pour avoir vraiment le droit de la représenter à nos yeux?
Mais, si l'on met en ligne de compte les antécédents de cet
écrivain, sa naissante renommée qui le porte d'emblée dans
une des chaires de l'école évangéliqiie de Genève, l'enthou-
siasme qui accueille ses leçons et les alarmes qu'elles susci-
tent d'autre part, enfin sa démission, suivie de troubles qui
durent encore, peut-être s'expliquera-t-on l'imporfatice que
nous lui attribuons ; importance d'ailleurs toute relative, et
qui ne dépassait pas encore, il y a peu d'années, la sphère
de ce petit monde protestant dont Genève est la métropole.
Un opuscule publié à Paris en i843 : Dogmatique de
ï Eglise réformée. Prolégomènes, par E. Schercr, causa une
vive sensation à Genève, du moins parmi les étudiants de
l'école évangélique. Au dire d'un d'entre eux, il n'est pas
bien sûr « que tel étudiant n'ait pas consacré une nuit entière
à dévorer le précieux volume, comme s'il eût été question
de Jeanne de Faudreuil. » Le même témoin nous fait assister
à une petite scène d'intérieur dont les suites furent considé-
rables pour M. Scherer : « Celui qui écrit ces lignes (c'est
M. Astié qui parle) se rappelle qu'arrivant un jour dans la
cour de l'auditoire, il trouva ses condisciples dans une agi-
tation inaccoutumée. Il est aussitôt assailli de demandes et
sommé de donner son avis sur une question qu'il a peine à
saisir, tant la volubilité et la joie se donnent carrière. Il
s'agissait de savoir si on terminerait un semestre d'été en
faisant dicter le cahier d'un respectable professeur, ou si on
appellerait un suppléant dont le nom, par trop germain,
n'était pas prononcé avec une intonation qui permit de le
saisir du premier coup. L'auteur des Prolégomènes ! finit-on
par s'écrier. Et, d'une voix unanime, la jeunesse studieuse se
prononça pour l'alternative qui eut j)()ur effet d'ouvrir à
M. Scherer les portes de l'école de théologie de Genève '. »
' Les deux Théologies nouvelles, dans le sein du protestantisme français, étude
historico-flou'matiiiuc, p;ir .l.-F. Asiié. Paris, 18fi2. — M. Aslié est aussi l'autour
d'un ouvrage que nous citerons plus d'une fois : M. Scherer, ses disciples et ses
adversaires, par quelqu'un qui nest ni l'un ni l'autre. Paris, 1854.
I* 33
514 UN RATIONALISTE PROTESTANT.
Le séminaire protestant où M. Scherer entrait sous de si
heureux auspices avait été fondé, dès les premières années
du réveil, par la Société évangélique de Genève, et c'était,
dans l'estime de certaines personnes, l'asile de la piété gene-
voise et vaudoise contre le vieux socinianisme, depuis long-
temps en possession de dicter la loi dans l'Eglise officielle.
Si j'en crois les bruits qui me viennent de ce côté, M. Scherer
était compté parmi les plus fervents et les plus orthodoxes,
et il prit fort à cœur ses nouvelles fonctions. Nommé pro-
fesseur d'exégèse, il se mit en devoir d'établir l'inspiration
des Écritures canoniques, la seule autorité que reconnaissent
les protestants. Ce fut son écueil. La Bible sans l'Église, qui
seule peut nous en garantir le caractère divin, évoque une
foule de problèmes dont la science humaine ne trouvera ja-
mais la solution. Plus le jeune professeur faisait d'efforts
sincères pour prouver sa thèse, plus il voyait se dresser de-
vant lui de questions redoutables , et plus il s'éloignait du
but. La désapprobation qu'il encourut de la part de quelques-
uns de ses collègues, les dissentiments qui s'ensuivirent, le
déterminèrent à donner sa démission. Il s'éloigna de Genève,
mais emportant les sympalhies de toute cette jeunesse. La
discussion commencée à l'école de Genève se poursuivit avec
éclat dans la presse. Elle fut saluée comme l'aurore d'une
époque nouvelle par tous ceux qui avaient subi l'influence
du mystique Vinet, et, au premier moment, ^ — pour employer
un mot reçu, — « ils furent tous schereristes '. »
Mais , à cette petite armée pleine d'ardeur, il fallait un
champ de bataille toujours ouvert : la Reuue de théologie et
de pJiilosophie chrétienne ' est fondée ; M. Scherer en est
l'âme, et M. Colani la dirige. Elle recueille des adhésions et
un concours empressé dans tous les principaux centres pro-
testants, à Strasbourg, à Montauban, à Paris, à Rotterdam, à
Nîmes, etc.; mais elle est combattue, à des points de vue très-
divers, par le Lien, par l'Espérance et par les Archives du
* M. Scherer, ses disciples et ses adversaires, p. 33.
' Aujourd'hui Nouvelle Revue de théologie.
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 545
christianisme. Les esprits s'échauffent, les contradictions se
croisent : guerre générale, déluge de broclaires. Au premier
rang, parmi les adversaires de M. Scherer, on distinguait
JM. Gaussen, son ancien collègue, puis M. Darby et le doc-
teur Malan, M. Clienevière (de Genève), socinien de vieille
roche (car ils sont aussi conservateurs à leur manière) , et
d'autres enfin, plus ou moins orthodoxes, tels que M. Bonnet
(de Francfort), M. Jalaguier (de Montauban ) , M. Merle
d'Auhigné, M. Agénor de Gasparin. Tous ceux-ci, dès i854,
avaient pris part à la lutte par des livres ou des brochures ;
qu'on juge par là du nombre et de l'ardeur des combattants.
Aujourd hui la guerre a passé à l'état chronique; mais, nous
l'avons dit, elle dure encore, et il est impossible d'en prévoir
la fin.
A cette incroyable agitation faut-il assigner pour cause le
débat engagé à l'école évangélique ? Non, sans doute; le mal
existait avant la démission de M. Scheî^er, et il eût éclaté à
toute autre occasion. Mais ce professeur n'eût-il fait que
mettre le feu à la mine, ce lui serait encore un titre suffi-
sant à la célébrité. Il a fait plus, au jugement de ses co-
religionnaires, et non-seulement il a donné le signal de la
crise, mais il a été dès lors et il est resté le chef du mouve-
ment qui se propage dans les écoles de la Réforme. Écoutons
M. Astié :
« C'est M. Edmond Scherer qui, d'un conunun accord, est
proclamé par ses amis et ses adversaires le père responsable
de ce mouvement théologique dans ce qu'il a de bon, comme
aussi dans ce qu'il laisse à désner. Avec sa démission débute
la crise; il tient encore le haut bout dans la marche actuelle;
et l'intervalle entre les deux points extrêmes est en grande
partre rempli par son activité, qui est décisive et prédomi-
nante '. »
Le rationalisme protestant trouve donc dans l'ancien pro-
fesseur de Genève un représentant qu il ne saurait désavouer.
Mais ce que M. Scherer est aujourd'hui, on sait déjà qu'il
'- Les deux Théologies nouvelles, p. 41.
UN RATIONALISTE PROTESTANT.
ne l'a pas toujours été. Comment s'est accomplie cette trans-
formation ? C'est ce qu'il importe d'expliquer, car rien n'est
plus propre à nous faire saisir le nœud des complications
au milieu desquelles se débat la théologie protestante.
Il
LE DIALECTICIEX.
On s'en aperçoit tout d'abord, et ce caractère frappe d'au-
tant plus qu'il devient chaque jour plus rare chez les protes-
tants : M. Scherer est dialecticien.
Ce n'est pas nous qui médirons de !a dialectique. L'Église
catholique la considère comme un emploi très-légitime et
souvent même nécessaire de la raison, et le rang qu'elle lui
a toujours accordé dans ses écoles, dès qu'elle a eu des écoles,
prouve assez qu'elle n'en a pas peur. Pour un Abélard qui
en abuse, combien de grands et saints docteurs qui la font
servir au triomphe de la vérité ! L'hérésie, au contraire, s'ac-
commode mal de cette exacte et sévère méthode ; témoin
Luther et son aversion bien connue pour la scolastique.
Ce serait faire tort à M. Scherer que de le classer parmi
ces disputeurs à outrance, uniquement jaloux de battre leurs
adversaires sans se mettre en peine du fond des choses. Son
argumentation est plus sérieuse, et comme elle est, en plus
d'un point, irréfutable, on conçoit qu'elle ait été trouvée
fort gênante par tels et tels de ses collègues. Il y eut une
époque, dans sa vie, où il se porta d'un élan passionné vers
la vérité; mais, n'ayant pu l'atteindre par aucune des voies
que lui ouvrait la théologie protestante, il est retombé sur
lui-même de tout son poids, et aujourd'hui, chose bien triste
à dire, il ne croit plus à la vérité. Et cependant il l'aime, et,
alors même qu'il la nie, il la cherche encore, car comment
se passer d'elle ? Mais il ne comprend pas que, sur la terre,
nous ne pouvons la voir dans son plein, sans mystère et sans
UN RATIONALlSTIi PROTESTANT. 547
ombre, et qu'il faut savoir se contenter de ce que Dieu, dans
sa bonté, a bien vouhi nous en révéler. Ce besoin d'évidence
dans les choses mêmes de la foi; ce mépris de toute autorité,
même divine; cette soif d'une lumière qui n'est pas faite pour
des yeux mortels, est le mal qui le tourmente et qui le réduit
à se précipiter en désespéré dans les abîmes du doute. Tel
nous apparaît, dans ses écrits, cet esprit excessif, mais non
vulgaire, qui accroît encore le douloureux intérêt qu'il sait
inspirer par d'étonnants retours de sincérité.
Au reste, il s'est peint lui-même, et ses amis l'ont reconnu
sous les traits de Montaigu, l'un des personnages de ses Con-
versations théologiques : « Le vrai a toujours été pour lui
l'absolu par excellence, et, pour ainsi parler, l'absolu de l'ab-
solu, l'idéal de l'idéal. L'autorité de la foi et du devoir lui
paraissait ne faire qu'un avec la vérité, c'est-à-dire avec leur
conformité avec la nature même des choses. Il n'a jamais
admis d'opposition entre le vrai et le bien, celui-là paraissant
être la substance même de celui-ci. Bref, il croyait avant tout
au vrai, il y croyait comme à la règle, comme au dernier mot
de l'univers ; il y croyait comme à Dieu. Dieu lui-même,
disait-il, n'est Dieu qu'en tant qu'il est, ce qui revient à dire :
en tant qu'il est vrai. Qui le croirait? cet amour du vrai a
perdu jMontaigu. » Comment cela? « L'absolu, dans son es-
prit, s'est dévoré lui-même. Il était sceptique, car, ou je me
trompe fort, ou je viens de décrire l'une des formes de celte
affligeante maladie. Montaigu est encore possédé du besoin
du vrai; mais ce besoin se manifeste en lui par la soif d'ap-
prendre, et surtout par le besoin de i>oir clair. Il faut qu'il
soit au c\ai\T sur tout^ voire sur les obscurités et les limites de
l'intelligence (ajoutons : sur l'objet même de la foi)'. Il ne
veut ignorer ou savoir qu'à bon escient. Il ne se tient pour
convaincu que lorsqu'il est vaincu. Il a le culte de la logi-
([ue^? » Qualités redoutables que celles-là ! L'amour sincère
' « 11 faut y croire (au calholicismc) sous peine tJe damnation; coniinonf cola
se pourrait-il si l'objet proposé à notre foi n'était pas évident? » Mélanges, \\ 1 1 9.
Et notez bien qu'il s'agit d'évidence mathématique.
• Mélanges, p. l-iG-l-iT.
518 UN RATIONALISTE PROTESTANT.
de la vérité est plus modeste, et ces prétentions hautaines de
tout voir et de tout comprendre vont mal à un être aussi
faible et aussi borné que l'homme.
Figurez-vous donc ce jeune Montaigu arrivant à Genève,
précédé par sa réputation de théologien, et faisant son entrée
dans cette école où il vient d'être nommé professeur par ac-
clamation. Le voilà en face de ces étudiants dont les vœux
l'ont été chercher au loin. Que leur expliquera-t-il?La Bible;
la Bible sur laquelle repose toute la foi du protestant, la seule
autorité infaillible pour lui, le seul code où il puisse lire la
parole de vie, que chacun interprète selon ses lumières et sa
conscience. Le premier devoir du protestant, sa première né-
cessité, s'il veut être chrétien, c'est donc de s'approprier ce
livre et de le recevoir comme la révélation elle-même, la ré-
vélation sous sa forme sensible et matérielle, la seule qu'elle
ait voulu revêtir. Mais d'où sait-il que ce livre est la révéla-
tion? est-ce que ce livre se rend témoignage à lui-même, et,
s'il le fait, parle-t-il assez clairement pour être entendu de
tous ? Si nous consultons l'histoire, elle nous apprend que
bien des hommes ont mis la main à ces pages : qui nous ga-
rantit donc que jamais l'œuvre divine n'a été altérée par le
travail humain, et que tout, dans le texte sacré, est vraiment
la parolede Dieu? Sans cette assurance, l'autorité souveraine
que nous cherchions fait défaut, et le christianisme protes-
tant croule par la base.
Telle est la question qui se pose en face du jeune professeur
au début de son enseignement. La résoudra-t-il d'une manière
définitive? Ce serait un triomphe que pourraient lui envier
ceux qui ont blanchi dans la carrière. Dans son ardeur
juvénile, il avait cru qu'on pouvait en quelque sorte sup-
primer la question en niant la difficulté., et il avait écrit :
« Telle est la nature formelle du dogme de l'autorité de l'Écri-
ture et le rang qu'il occupe dans le système de la doctrine
chrétienne, que l'Église l'a toujours supposé plutôt que dis-
cuté ou formulé. // na donc proprement point cVhisloire^ et
n a point été fixé par les symboles ecclésiastiques. La Réfor-
mation elle-même ne l'a guère déterminé que négativement.
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 5<9
et par opposition à tonte autre autorité religieuse. Il en est
nécessairement de même de la notion de l'inspiration'. »
Que de paralogismes en ces quelques mots! Invoquer la pra-
tique de l'Église, sa tradition constante, lorsqu'on ne recon-
naît pas d'Église infaillible; dire que le dogme de l'autorité de
l'Écriture n'a pas d'histoire, lorsque toutes les introductions
bibliques sont remplies par l'histoire du canon, lequel n'est
autre chose que ce dogme fixé par les symboles ecclésiastiques;
dire enfin que la Réformation n'a déterminé ce dogme que né-
^ûtM'emé'/zf, lorsque chacune des confessions de foi protestantes
reconnaît expressément un certain nombre de livres commeca-
noniques et règle très-certaine de la foi^; c'est se j cter dans d'é -
videntescontradictions et s'exposer aux plusformelsdémentis.
I^ jeune professeur avait encore imaginé un autre argu-
ment qui revenait à dire : La connaissance adéquate de la ré-
vélation ne peut exister sans une Écriture inspirée, parfaite-
ment authentique; donc il existe une telle Écriture. Mais
premièrement il aurait fallu démontrer que cette authenti-
cité doit exister indépendamment du contrôle de l'ÉgHse ;
secondement, cette authenticité une fois admise, comme
elle ne peut subsister en l'air , restait encore à démontrer
qu'elle appartient'réellement à tels et tels livres déterminés.
Mais ces deux démonstrations à faire, c'est précisément
tout le problème. Aussi l'auteur des Prolégomènes se vit-il
forcé de reconnaître dans son raisonnement un caractère
aprioristique (sic) fort peu convenable à la nature du sujet.
Pourquoi ne pas dire tout simplement qu'on était enfermé
dans un cercle vicieux ?
Atissi l'épreuve de l'enseignement lut-elle fatale à ces frêles
inventions d'un esprit subtil. M. Scherer voyait s'évanouir
un à un tousces fantômes, le sol se dérobait sous ses pas, et
ce n'était pas sans effroi qu'il se sentait glisser sur la pente du
scepticisme.
« Ce passage est extrait des Prolégomènes do M. Scherer. — Y. Les Jeux Théo-
logies nouvelles, p. 72.
* l'e sont les termes employés dans le iv* article de la Confession de Foi de La
Rochelle.
520 UN RATIONALISTE PROTESTANT.
Un de ses collègues, M. Gaussen, l'auteur de la Théo-
pneustie, lui tendait cependant la main pour le mettre, croyait-
il, en sûreté, dans la position qu'il avait choisie lui-même :
d'un coté, la critique savante pour prouver l'authenticité his-
torique des livres saints; de l'autre, la foi en je ne sais quelle
insaisissable Église, providentiellement commise à la garde
de ces mêmes livres, mais non chargée de les interpréter. Ni
l'un ni l'autre de ces procédés, ni tous les deux ensemble, ne
semblaient à M. Scherer propres à atteindre ce grand résultat.
La critique savante ! y songez- vous? Jésus-Christ a-t-il donc
condamné ceux qui voudraient venir à lui à s'enfermer toute
leur vie dans les bibliothèques, à étudier à fond les langues
anciennes, à compulser les textes, les monuments de l'anti-
quité, pour arriver à se convaincre que chacun des quatre-
vingts et quelques livres dont la Bible se compose est bien de
l'auteur auquel on l'attribue, ou tout au moins d'un auteur
sacré, et qu'il ne s'est pas introduit subrepticement dans le
canon des Écritures ? savez vous à quoi peut aboutir la cri-
tique lorsqu'elle se donne cet emploi ? A constater, en tout
et pour tout, l'authenticité de quatre épîtres de saint Paul,
comme il est arrivé de nos jours à telle école d'Allemagne que
l'on pourrait citer. Etpuis,des écritsauthentiques ne sontpas
nécessairement des écrits inspirés: lasciencehumaine prouvera
l'authenticité, passe encore ; mais comment prouvera- t-el le
l'inspiration? a^t-elle, en pareille matière, un critérium in-
faillible ? M. Scherer était doué d'un sens trop pratique pour
accepter un pareil moyen de salut.
Restait l'Église; mais, encore une fois, laquelle? s'agit-il
d'une Église infaillible ? Mais l'Église catholique est la seule
à s'attribuer l'infaillibilité; et nous ne sommes pas, nous ne
voulons pas être catholiques. Une Église comme la notre est
incompétente en matière de foi, ne pouvant donner une cer-
titude qu'elle n'a pas.
C'est un des points les plus instructifs de cette controverse,
et il est bon d'entendre M. Gaussen exprimer ses vues à cet
égard, dans son langage original ;
a Jamais il n'y eut dans les chemins du Seigneur de cre-
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 521
vasse pareille à celle qu'il y faudrait reconnaître, si l'on vou-
lait admettre que tandis que les anciens oracles auraient été
remis à la garde miraculeuse de tout un peuple pour cent
générations, la garde des nouveaux oracles, beaucoup plus
importants pour toutes les nations de la terre, n'eût plus été
confiée à personne pendant dix-huit cents ans '. »
On lui répondait : Mais les catholiques ne disent pas aulre
chose; ils prétendent que la garde des nouveaux oracles a été
confiée à une Église infaillible. Et l'on trouvait « aussi inutile
que téméraire de combattre des hommes qui ont de tels be-
soins et de pareils moyens à leur disposition pour les satis-
faire*. »
Ce fut l'instant décisif pour M. Scherer. Moins bon logi-
cien, il se serait peut-être rallié au système de M. Gaussen.
Plus humble, ou moins prévenu, il se serait demandé si par
hasard l'autorité qu'il cherchait, et dont il sentait si bien la
nécessité, ne résidait pas dans l'Église catholique. Il ne fit ni
l'un ni l'autre.
Résumons tout ceci :
Premièrement, pour prouver la divinité de l'Écriture, le
jeune professeur avait eu d'abord recours à une sorte d'argu-
ment a priori. Il comprit qu'il était dans une impasse, et il
revint bravement sur ses pas.
Secondement, on lui ouvrait une autre voie : la critique
savante, étayée d'une autorité traditionnelle impossible à pré-
ciser ; il vit que cette voie était sans issue, et il eut le bon
esprit de ne pas s'y engager.
Troisièmement enfui, il dut entrevoir qu'à coté de cette
autorité mal définie, il y en avait une autre bien connue, qui
a un nom et une existence assez considérable dans le monde;
mais comme cela l'eût probablement conduit plus loin qu'il
ne voulait, il s'abstint, décidé à se frayer de nouvelles routes,
au risque de bouleverser toute l'économie de l'apologétique
protestante.
' Les deux Théoloyies rwuvelles , p. 116.
• Jbid., p. U7.
522 UN RATIONALISTE PROTESTANT.
Mais je n'aurais fait connaître qu'à demi le dialecticien,
si je ne disais quelle est sa principale fin de non-recevoir
contre l'Église catholique. M. Scherer a, sur ce point,
une pensée singulière et hardie, à savoir, que l'autorité,
quelle qu'elle soit, est essentiellement contradictoire. Com-
ment le prouve -t- il? En disant que l'autorité a besoin
d'être elle-même légitimée par la raison, et que la raison,
une fois en exercice, ne peut plus abdiquer. Il faut donc
à la raison tout ou rien ; dès qu'elle paraît, l'autorité s'éva-
nouit.
Mais qui empêche donc la raison de se reconnaître com-
pétente sur un point et incompétente sur un autre, et de vé-
rifier, comme disait Leibnitz, les lettres de créance, sans
soumettre à son contrôle les divins oracles, dès qu'il lui est
démontré que Dieu en est l'auteur ?
M. Scherer n'admet pas cette distinction. Pour lui, point
de milieu : voir ou croire, évidence ou fanatisme; il ne
nous laisse pas d'autre alternative. Il sent bien que cela
ébranle toutes les notions reçues, et que sans autorité il n'y
a plus de société possible : famille et patrie, droits et devoirs,
science même, tout cela retombe dans le néant, et l'homme,
réduit à ne savoir que ce qu'il a vu de ses yeux, touché de ses
mains, devient le plus chimérique et le plus incompréhen-
sible de tous les êtres. C'est égal, cet esprit absolu fera ce
sacrifice au « culte de la logique, » et jusqu'au bout il sou-
tiendra la gageure. Les faits sont contre lui, mais que lui
importe? Voici comment il se débarrasse des faits : « Si l'au-
torité est nulle en droit, dit-il, elle est, je vous l'accorde,
très-réelle, très-puissante en fait. L'autorité est le patrimoine
commun amassé par la tradition, l'habitude, le témoignage,
et transmis de génération en génération. L'autorité est ce mi-
lieu de notions généralement reçues dans lequel naît l'indi-
vidu, dans lequel il se développe, et dont il ne peut pas plus
se passer que l'embryon ne peut se passer du sein de sa
mère... L'autorité, je ne me lasse pas de le répéter, est nulle
en droit, car, dès que j'en approche, elle s'évanouit; dès que
je lui demande ses titres, elle ne peut même essayer de les
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 523
montrer sans cesser d''étre l'autorité; mais elle est un fait, un
grand fait '. »
Ainsi l'humanité vit d'une contradiction nécessaire, d'une
contradiction sans laquelle la raison elle-même expirerait
dans le vide; et l'on oublie que tous les faits constants, uni-
versels, nécessaires de la conscience sont aussi des droits,
fondés qu'ils sont sur la nature et sur l'essence même des
choses. Que ne doit-on pas attendre d'un esprit qui pousse
aussi loin l'amour, le culte, connue il dit, de la logique ?
Voyons donc enfin sur quelle base plus solide reposera dé-
sormais l'apologétique protestante, et quel sera le principe
générateur de la théologie nouvelle. Cela tient à des circons-
tances particulières sur lesquelles il nous faut encore inter-
roger les souvenirs de ceux qui en furent témoins.
Entre l'apparition de ses Prolégomènes (i843) et le jour
de sa démission (décembre 1849), ^'- Scherer avait vu voler
en éclats ses premières théories, et il s'était fait dans son es-
prit une véritable fermentation dogmatique*. De là, nous
dit-on, un changement long et graduel, mais décisif et pro-
fond. N'y eut-il pas alors quelque réaction des élèves sur le
maître? Tout nous porte à le croire. M. Scherer était en-
touré des partisans de Vinet; il les entendait préconiser la
preuve interne, la preuve expêriinentale ^ destinée, disaient-
ils, à remplacer Y intellectualisme àelA. Gaussen. Un beau
jour, le jeune professeur se retourna bout pour bout et se
déclara l'adversaire <\(^ ce dernier. Il lui fallut quitter sa
chaire ; mais, ainsi que nous l'avons dit, il emportait avec
lui les sympathies de l'école de Vinet, pour laquelle il fut,
à ce moment, « riiommc de la situation. » Aujourd'hui,
hélas ! plusieurs de ses anciens élèves, demeurés fidèles à
leur vague et inconsistant Christianisme, avouent qu'ils ont
contribué à intioduire le loup dans la bergerie, et néanmoins
ils voient toujours dans M Scherer « le premier des théolo-
giens français. »
' Mélanges, p. 1o3.
' Aslié, Deux théologies nouvelles, p. 80.
521 UN RATIONALISTE PROTESTANT.
III
LE THEOLOGIEN.
Grâce aux évolutions dogmatiques dont nous avons essayé
de ressaisir la trace, le principe de la théologie nouvelle était
trouvé et il ne s'agissait plus que de l'appliquer. Dans l'ap-
plication, le nouveau chef d'école se sépara de Vinet, timi-
dement d'abord, puis de la manière la plus tranchée.
Tel que M. Scherer le proclama dès lors, tel que nous le
retrouvons dans ses écrits, ce principe se formule ainsi : « Il
n'y a qu'une manière de reconnaître le divin, c'est de l é~
prouver V j>
Dès le xvif siècle, Bossuet avait vu poindre cela : « Au lieu
qu'on disoit : Voyons ce qui est écrit, et puis nous croirons;
ce qui étoit du moins commencer par quelque chose de po-
sitif et par un fait constant : maintenant on commence à
sentir les choses en elles-mêmes comme on sent le froid et
le chaud, le doux et l'amer; et Dieu sait, quand on vient
après à lire l'Écriture sainte en cette disposition, avec quelle
facilité on la tourne à ce qu'on tient déjà pour aussi certain
que ce qu'on a vu de ses deux yeux et touché de ses deux
mains '. »
Ce que Bossuet n'avait pas vu , c'est le développement
fécond de ce nouveau genre d'exégèse. Nous en avons déjà
signalé les résultats les plus remarquables, mais il ne sera
pas inutile de considérer d'un peu plus près le curieux travail
de la mise en œuvre. Reprenons donc toute la trame du
système.
\J admission en bloc de l'Écriture n'est plus possible, puis-
que l'autorité, qui seule pourrait la justifier, implique con-
tradiction. Il faut donc recourir à la critique des détails, non
' Mélanges ^ç. 49.
* Variations^ 1. XV.
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 625
à cette critique savante qui est incapable de discerner le
divin, mais à cette autre critique dont le siège est dans la
conscience individuelle. Par ce moyen, on arrivera à une re-
ligion vraiment subjective et intérieure, à une religion plus
spirituelle, et, comme dit M. Schcrer, plus religieuse. Toute
la religion n'est-elle pas dans ce que nous pouvons nous en
assimiler? — V assimilation fragmentaire^ voilà le mot qui
résume à lui seul toute la méthode de la théologie nouvelle.
Là-dessus, M. Scherer oflre à ses disciples les livres saints
et les invite par son exemple à se les assimiler. Yoyez-vous
d'ici ces mystiques abeilles se répandre sur le parterre de
l'Ancien et du Nouveau Testament, et plonger au fond de
chaque fleur pour y puiser le miel divin, dédaignant la gros-
sière corolle qu'emportera le souffle du soir ?
Mais, comme il y a fleur et fleur, il y a aussi dans la Bible
des livres plus ou moins inspirés, et l'habile critique ne se
pose volontiers que là où l'inspiration abonde. En ce qui
concerne le Nouveau Testament, l'inspiration se concentre
presque tout entière dans les discours de Jésus-Chrit rap-
portés par les trois premiers évangélistes ; mais elle est ab-
sente du récit : qui pourrait la reconnaître, par exemple,
dans une généalogie? Là où l'inspiration ne se sent pas, elle
est nulle '.
On la retrouve, mais affaiblie, dans les autres livres du
Nouveau Testament; et voici ce qu'il faut penser de cette col-
lection quelque peu hétérogène. Toute grande époque histo-
rique a sa littérature classique ; il y a celle d'Auguste et celle
de Louis XIV. Les livres canoniques ne sont autre chose que
la littérature classique du christianisme primitif. Comment
s'étonner que les derniers venus de ces écrivains offrent déjà
des marques sensibles de décadence ?
Tout le monde peut-être n'adoptera pas sans répugnance
la classification qui résulte de cette ingénieuse théorie. Un
exemple seulement. Celui des évangélistes qui a pris le der-
nier la plume était le disciple bien -aimé du Sauveur; il s'est
• Mélanges, p. o3.
526 UN RATIONALISTE PROTESTANT.
fait, pour ainsi dire, le secrétaire plutôt que l'historien du di-
vin Maître, dont il nous a conservé d'ineffables entretiens,
omis par les autres, en particulier ce discours après la cène
où Bossuet trouvait « des profondeurs à faire trembler V n
C'est lui, c'est Jean le Théologien^ comme le nomment les
Grecs, qui nous a dévoilé en termes si magnifiques les secrets
de la vie divine, le mystère du Dieu trois fois saint ; lui encore
qui nous a raconté la génération éternelle du Verbe : page
sublime par laquelle s'ouvre son Évangile et qui ravissait
d'admiration les Augustin, les Chrysostome, tout ce qu'il y a
eu de grands génies dans l'Église et même parmi les philo-
sophes. Mais qu'importe à M. Scherer? Son système assigne à
Jean une autre place dans la littérature chiétienne, et le dis-
ciple bien -aimé n'est pour lui qu'un paraphraste, un com-
mentateur, quelque chose, par rapport aux trois autres
évangélistes, comme ce qu'est Lucain comparé à Virgile. Sur-
prenant résultat qui donne du premier coup la mesure de la
critique nouvelle 1
IN'y a-t-il pas aussi autre chose, dans cette classification,
qu'une question de date ? Le surnaturel, qui resplendit à
chaque page du quatrième Évangile, est, à ce qu'il nous
semble, un élément très-rebelle à l'assimilation. Nous allons
en avoir de nouvelles preuves.
Quand nous lisons dans l'Évangile, nous qui n'entendons
rien aux raffinements de la critique, le récit des miracles du
Sauveur, nous n'éprouvons ni trouble ni surprise : n'est-il
pas tout simple qu'un Dieu agisse en Dieu et qu'il commande
en maître à la nature ? Mais ses œuvres, dont il invoque lui-
même le ténîoignage, proclament bien plus haut sa bonté que
sa puissance.Les aveugles qui voient, les sourdsqui entendent,
les boiteux qui marchent, les morts qui ressuscitent à sa voix,
nous font reconnaître en lui le céleste médecin, beaucoup
plus secourable aux infirmités de l'âme qu'à celles du corps,
le seul qui ait pu prononcer cette grande parole dont l'his-
toire du christianisme est un éloquent commentaire : Je suis
' Méditations.^ Lxxvii* jour.
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 327
la résurrection et la vie '. Loin de nous la pensée de lui de-
mander coniptedes prodiges dont le motif ou la signification
nous échappe ! sans chercher hors de propos des explications
subtiles, toujours il nous suffira de dire avec Bourdaloue :
« Il est naturel à un Dieu de faire des miracles'-. »
Vienne maintenant la critique nouvelle, et dans ces pages
où Jésus-Christ nous révèle sa douce majesté, elle ne ren-
contrera que pierres d'achoppement. Que lui veulent ces
miracles? ont-ils la prétention de lui faire admettre en bloc
la révélation évangélique? Mais cela serait un non-sens;
elle tient pour certain que les miracles n'ont et ne peuvent
avoir aucune valeur démonstrative. D'ailleurs, observe en-
core M. Scherer (et voilà qui devient tout à fait curieux),
« les arguments dont on peut faire usage en faveur des dis-
cours de Jésus ne s'étendent point aux miracles évangéli-
ques. En effet, ces miracles ne portent pas l'empreinte per-
sonnelle que nous trouvons dans les discours'' »
Mais quelle empreinte portent-ils donc, s'il vous plait ?
est-ce qu'ils ne sont pas, comme les discours, pleins de mi-
séricorde ? où donc avez-vous vu le Sauveur renouveler les
prodiges d'Élie et faire descendre le feu du ciel sur ceux qui
résistent à sa parole ?
Arrive-t-il à M. Scherer de lire en saint ^Mathieu (xiv,
24-33), qu'une nuit devenus le jouet des flots sur le lac de
Génésareth, les disciples de Jésus le virent tout à coup s'a-
vancer vers eux marchant sur les eaux, et que, l'ayant pris
pour un fantôme, ils entendirent sortir de sa bouche ces
douces paroles : Jjez confiance j c'est moi, ne craignez pas ;
après quoi il entra dans la barque, et le vent cessa : devine-
riez-vous l'impression que produit une j^areille scène sur
l'àme du grand exégète? A ses yeux, c'est encore là une de
ces merveilles « qui ne sont dans aucune relation avec le
caractère de Jésus. » — « Vous ne savez que faire, dit-il, d'une
promenade à pied sur le lac de Génésareth. »
' Joann., xi, 23.
* Sermon sur la réiurreclion de Jésus-Christ. [Mystères.)
^ Mélanges, p. 166.
î;28 un rationaliste protestant.
Celui qui s'exprime ainsi éprouve une visible satisfaction à
nous faire part d'une observation si profonde et si délicate.
Quelle admirable intelligence du caractère de Jésus-Christ !
Pour moi, je l'avoue, même au point de vue purement
esthétique, ce qu'il dit là me paraît de la dernière pauvreté.
Vous rappelez-vous ces beaux vers de /'^/zé/r/e, objet de l'ad-
miration universelle ? Je veux parler de l'endroit où le héros
troyen, ayant rencontré sa mère en costume de chasseresse,
croit d'abord n'avoir devant lui qu'une simple mortelle,
quand tout à coup l'odeur d'ambroisie qui s'exhale de la
chevelure de Vénus, son vêtement qui se déroule et flotte à
longs plis sur ses pieds, tout enfin, mais surtout son port,
sa démarche, lui révèle ime déesse :
Etvera incessu patuit Dea...
Quel est le barbare assez malheureux pour être insensible
à ce dernier trait ? Mais que Jésus aille au secours de ses dis-
ciples en danger de périr, et qu'en le voyant marcher sur les
flots on reconnaisse un Dieu, le critique reste froid, et il ne
sait que /aire de cette pj^omenade sur le lac !
Ah! ce ne sont pas les seuls embarras qu'il rencontre sur
sa route, et, pour tout dire, il lui arrive parfois de tomber
dans des situations parfaitement ridicules. Cette méthode qui
fait deux parts de l'Évangile, ici des discours véritables et là
des récits apocryphes, cette méthode a beaucoup de peine à
se tirer d'unedifficulté toujours éludéeetjamais vaincue. Pour
en donner une idée, citons textuellement les Conversations
théologiques et laissons parler les deux interlocuteurs de
M. Scherer.
Voici d'abord l'objection :
« Vous admettez l'authenticité de la plupart des discours
de Jésus-Christ. Mais le miracle n'est-il pas souvent attaché
au discours, formant la situation même dans laquelle celui-ci
a été prononcé, de telle sorte qu'on ne saurait les désagréger
sans arbitraire et sans violence ? »
Écoutons la réponse :
« Vous avez raison. Voilà une objection vraiment sérieuse,
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 529
parce qu'elle est vraiment historique, et je la tiens pour un
élément important de toute appréciation de la vie et du ca-
ractère de Jésus. Toutefois, il ne fiuit pas se faire illusion sur
la portée de cette observation. Les miracles que nous pouvons
ainsi mettre au bénéfice des discours de Jésus- Christ sont en
petit nombre et ce sont les pUis simples : des guérisons, voilà
tout ' . »
Des guérisons, voilà tout! n'est-ce pas du meilleur co-
mique? On se demande si Voltaire lui-même eût été capable
de ce trait de génie. Ainsi, on ne pardonne pas à Jésus-Christ
les autres miracles, mais on lui passe les guérisons, parce
qu'on y reconnaît sans doute, en tant que miracles, des cir-
constances atténuantes. Qu'il est heureux pour Jésus-Christ
d'avoir aujourd'hui affaire à des juges si débonnaires !
Mais que dites-vous de sa résurrection? Voilà pour le coup
lui miracle éclatant; c'est le miracle des miracles, celui-là:
un mort qui se ressuscite lui-même. Vous le savez, d'ailleurs,
sur ce grand miracle roule, pour ainsi dire, toute l'apologé-
tique chrétienne. Je n'ajoute pas qu'il est aussi le fondement
de nos espérances, s'il est vrai, comme saint Paul l'a remarqué,
que ce qui s'est accompli dans le Chef doit s'accomj^lir uij
jour dans tous les membres. A'ous ne verriez là que de sim-
ples commentaires, produits un peu ternes d'une époque de
décadence. ]Mais je vous demanderai si la résurrection de
Jésus-Christ ne fait pas corps avec le reste de son Évangile,
et s'il est possible de la supprimer sans que ses discours eux-
mêmes en reçoivent une sensible atteinte?
Imaginerait-on jamais la réponse? Je la donne à deviner
en cent. Elle est aussi courte que tranchante. Ecoutez :
« Jésus-Christ, dit M. Scherer, n'a jamais annoncé sa résur
rection '. »
Les paradoxes, les sophismcs, si familiers à cet écrivain, ne
nous surprenaient plus; mais nous n'étions pas encore pré-
parés à cette sublime ignorance. Eh quoi donc! vous avez ima-
• Mclangcn, p. 1G6-1G7.
* /6/(/., p. 1G7.
«' ;i4
530 UN RATIONALISTE PROTESTANT.
giné un étrange système qui vous met dans la nécessité de
comparer sans cesse les paroles de Jésus-Christ avec ses actes,
avec ses miracles en particulier, et voilà que, après avoir labo-
rieusement compulsé les trois Evangiles synoptiques (je m'en
tiens, comme vous, à ceux-là), vous arrivez à ce beau ré-
sultat : Jésus -Christ na jamais annoncé sa résurrection!
Avez-vous lu, oui ou non, d'une lecture rapide, les trois
évangélistes que vous acceptez comme témoins et rapporteurs
véridiques des paroles de Jésus-Christ ? Si vous les avez lus,
comment n'y avez-vous pas remarqué ces paroles du Sau-
veur : Le Fils de l'homme sera lii^ré aux mains des hommes^
et on le mettra à mort , et le troisième jour il ressuscitera
(Matth., XVII, 21-22) ; et celles-ci : Ne dites à personne cette
vision , jusqu'à ce que le Fils de Vhomme ressuscite d entre
lès morts (Matth., xvii, 9); ou bien encore : Après que je
serai ressuscité, je vous précéderai en Galilée (Marc, xiv, 28)?
Et ces paroles , ou autres équivalentes, se rencontrent dans
les trois synoptiques une quinzaine de fois ! Comment
donc , 6 vous le premier des théologiens français , avez-
vous pu ignorer ces choses ? Tu es magister in Israël, et hœc
ignoras l QxiqWg, foi pourrons-nous ajouter désormais à vos
téméraires affirmations, et quel cas ferons -nous de votre
science ' ?
Plaignons les hommes qui s'évanouissent ainsi dans leurs
pensées. En voilà un qui ne manque certes pas de talent,
de sagacité, et qui avait même entrevu de loin la grandeur
du christianisme et les attraits infinis de son divin fonda-
teur : mais, parce qu'il a voulu mettre sa propre autorité
à la place de celle que Jésus-Christ avait établie, il nous offre
aujourd'hui l'affligeant spectacle d'une intelligence qui se
débat contre la vérité, et qui, pour échapper à ses étreintes,
ne recule pas même devant l'absurde. En présence des mira-
* Après avoir lu ?.l. Scherer, M. de Rémusat s'cxtaèie, et il écrit, non sans
naïveté : «C'est un monde nouveau que le monde chrétien découvert et décrit par
la critique moderne. » — Je le crois bien! (V. l'article intitulé Théologie critique.
Revue des Deux-Mondes, 4" janvier 1862.)
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 531
des de Jésus-Christ, il ne nous rappelle que trop ces scribes
qui, eux aussi, ne voulaient pas reconnaître à ses œuvres le
divin médecin des corps et des âmes. (Matlli., ix.) Jésus ayant
dit à un paralytique : « Ayez confiance, mon fils, vos péchés
vous sont remis. — Celui-ci blasphème, disent aussitôt les
scribes. — Quj a-t-il de plus facile, de dire : Vos péchés i'ous
sont remis, ou bien : Lei>ez-vous et marchez? Mais afin que
vous sachiez que le Fils de ï homme a, sur la terre, le poiivoii
de remettre les péchés, alors il (ht au paralytique : Levez-
vous, prenez votre lit et allez-vous-en chez vous. Et il se leva
et s'en alla chez lui. » Voilà ce que Jésus continue à faire tous
les jours pour l'humanité coupable et souffrante. Mais, hélas!
pour le critique, Jésus n'est pas l'Auteur de la vie. H le dé-
clare en termes assez clairs ; « Jésus-Christ, dit-il, n'est pas
venu faire que Dieu nous aimât \ v Eh! que faisait-il donc
sur la croix, s'il ne nous réconciliait pas avec son Père ?
Voilà où tend cette odieuse théologie, et elle ne se lassera pas
d'entasser mensonge sur mensonge pour se débarrasser du
dogme si consolant d'un Dieu sauveur.
Mais elle a ses dogmes à elle, le dogme du serf arbitre,
par exemple, le déteiminisme, connue on dit dans cette école;
tout cela renouvelé de Luther et de Calvin , et soutenu
même à grand renfort de subtilités jansénistes. Pour elle, le
péché est nécessaire, mais aussi il a sa fonction, à savoir de
mettre la dernière main à notre personnalité incomplète et
de contribuer ainsi au progrès, au développement de l'hu-
manité! Luther et Calvin, Hegel et Manès se rencontrent là
péle-mèle, en sorte que le sectaire survit au chrétien pour
substituer aux mystères de la miséricorde et du pardon les
mystères du plus désolant fatalisme^.
• Mélanges, p. <04.
• Voir dans les Mélanges de M. Sehorer tout l'article intitulé : le Péché.
532 UN RATIONALISTE PROTESTANT.
IV
LE DERNIER MOT DU RATIONALISTE.
Comment on peut passer de Jésus- Christ à Hégeî sans
cesser d'être protestant, et même de réunir sous sa bannière
un grand nombre de ministres du saint Évangile, c'est ce que
nous expliquerons peut-être une autre fois. Aujourd'hui le
peu d'espace dont nous disposons ne nous permet pas de
faire connaître, ainsi que- nous l'aurions souhaité, les dis-
ciples de M. Scherer, qui continuent à développer toutes les
conséquences de son système sans se laisser arrêter par aucun
scrupule. Croirait-on que l'un d'eux (M. Pécaud) en est venu
à regarder comme une idolâtrie, contraire à la pureté du
théisme, le respect dont les chrétiens entourent encore le nom
de Jésus-Christ? A force d'appliquer la méthode d'assimila-
tion et de dégager l'esprit de la lettre pour se faire une reli-
gion plus intérieure, ce zélé protestant trouve, en fin de
compte, que Jésus-Christ est le capat mortumn du christia-
nisme !
Pour M. Scherer, il poursuit sa voie, et si la sphère du
petit monde genevois est devenue pour lui trop étroite, il ne
laisse pas d'exercer encore sa haute influence sur l'école dont
il est le fondateur et le chef. Chose singulière, après avoir
promis à ses disciples de les guider vers une religion plus reli-
gieuse^ il lui est arrivé, dans ces derniers temps, de se de-
mander si la religion, après avoir passé par le creuset de la
critique, était encore une religion'. «Pouvez-vous en douter ?
répondent ses disciples. Non-seulement le rationalisme chré-
tien est une religion, mais il est encore la meilleure de toutes ;
il est vrai qu'il ne laisse debout aucune croyance, mais il est
« éminemment pieux", »
' 7?et"ue des Deux-Mondes, 13 mai -1861.
* Conférence du Gard. — Yoy. Nouvelle Revue de Théologie, mai etjuin 18G2.
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 333
Je ne serais pas étonné de voir M. Scherer trouver le moyen
de concilier ces deux points de vue, car il a déclaré, dans
cette étude sur Hegel \ qu'au milieu des ruines entassées par
cet illustre sophiste, un principe demeurait, savoir: celui «en
vertu duquel une assertion n'est pas plus vraie que l'asser-
tion opposée, et aboutit toujours à une contradiction pour
s'élever ensuite à une conciliation supérieure. » « Aujour-
d'hui, ajoutait-il, rien n'est plus pour nous vérité et erreur;
il faut inventer d'autres mots. Nous ne voyons plus partout
que degrés et que nuances. Nous admettons jusqu'à l'iden-
tité des contraires (c'est-à-dire des contradictoires). Nous ne
connaissons plus la religion, mais les religions; la morale,
mais les mœurs, les principes, mais des faits. »
La vérité n'est pas pour nous! tel est le dernier mot d'une
âme qui se sentait faite pour elle et qui l'avait d'abord pour-
suivie avec ardeur. Là devait fatalement aboutir cette raison
superbe, en révolte contre Celui à qui le ciel et la terre ren-
daient témoignage lorsqu'il disait : Je suis la vérité. La vérité
n'est pas pour nous! tout est donc fini : quel espoir reste-
rait-il encore à qui se voit à jamais exclu de la possession de
la vérité ?
Du mouis, — et c'est ce qui le relève un peu au-dessus des
sophistes vulgaires, — M. Scherer sent le coup dont il a été
frappé dans sa lutte insensée avec Jésus-Christ, et parfois
même il nous découvre la plaie toute saignante.
« Quand je sens, dit-il quelque part, vaciller en moi la foi
au miracle, je vois aussi l'image de mon Dieu s'affaiblir à
mes regards ; il cesse peu à peu d'être pour moi le Dieu libre,
vivant, le Dieu personnel, le Dieu avec lequel l'àme converse
comme avec un maître et un ami. Et ce saint dialogue inter-
rompu, que nous reste-t-il ? combien la vie paraît triste alors
et désenchantée ! Réduits à manger, dormir et gagner de l'ar-
gent, privés de tout horizon, conibieti notre âge mûr paraît
puéril, combien notre vieillesse triste, combien nos agitations
insensées!... En cessant de croire au miracle, l'Ame se trouve
» Rcvucdes Deux-Momies, \'6 février 1861.
S34 UN RATIONALISTE PROTESTANT.
avoir perdu le secret de la vie divine ; elle est désormais sol-
licitée par l'abîme; une chute toujours plus rapide l'entraîne
loin de Dieu et des saints anges ; elle perd tour à tour piété,
droiture, génie; bientôt elle gît à terre, oui, et parfois dans
la boue. »
Et son interlocuteur fictif, qui n'est autre que lui-même,
car il dialogue avec sa conscience, lui répond : « J'éprouve
dans un temple chrétien ce que le protestant doit éprouver
dans une cathédrale lorsqu'on y célèbre le sacrifice de la
messe et le mystère de la transsubstantiation. Je m'y sens un
intrus. Oh! combien j'envie ceux qui peuvent encore répéter
le Te Deiun laudamus^ cet hymne magnifique au Christ, le
Dieu des chrétiens, dans lequel le fidèle s'associe au chœur
des apôtres, au collège des prophètes, à l'armée des martyrs
et à l'Église universelle sur la terre! i>
Enfin, si sa philosophie vient à triompher, — la philoso-
phie fataliste, qu'il trouve seule rigoureuse, — alors, il le
reconnaît, il n'y a plus « d'autre Dieu que l'univers, d'autre
homme que le premier des mammifères. » Et il termine en
disant : « Je me vois entraîné par les convictions de mon
esprit vers un avenir qui ne m'inspire ni intérêt, ni con-
fiance '. »
Est-ce donc là, encore une fois, votre dernier mot? Alors
inscrivez, 6 théologien d'une nouvelle espèce, inscrivez à
l'entrée de votre école ces paroles qu'un grand poète a lues
sur une autre porte :
Lasciate ogni speranza voi che intrate.
En attendant, merci de votre franchise, merci de vos aveux,
qui nous inspirent pour vous une compassion mêlée d'effroi,
car nous n'y découvrons aucune trace d'humilité ou de re-
pentir. Mais enfin vos lecteurs, protestants ou catholiques,
sauront du moins où aboutissent vos admirables théories.
Qu'ils se tiennent donc pour avertis, et puisse votre exemple
' Voyez la troisième des Conversations théologiques. — Mélanges, 181, 182,
185, 18G et 187.
UN RATIONALISTE PROTESTANT. 535
les préserver à jamais de ces hautes prétentions de l'intelli-
gence qui ont causé votre ruine !
Dieu avait dit à l'homme : « Soumets-toi à ma parole, et tu
vivras. » Et Jésus lui-même : Je suis la lumière du monde ;
celui qui me suit ne marche pas dans les ténèbres^ inais il
aura la lumière de ^ie. (Joann., vni, 12.)
Et l'homme a demandé : « Cette lumière dont tu me parles,
est-ce le plein jour? est-ce le soleil qui rayonne dans ton
éternité ?
— Pas encore. Crois d'abord, plus tard tu verras.
— S'il en est ainsi, je ne veux pas de ta lumière. J'aime
mieux mes ténèbres; du moins elles sont à moi. »
Ainsi périssent les esprits superbes, accomplissant à la
lettre ce que nous lisons dans l'Évangile : Les hommes ont
mieux aimé les ténèbres que la lumière. (Joann., ui, 16.)
Ch, Di\jNIEL.
MELANGES
MADAGASCAR. — RADAMA II.
La Giaiiclc-Tcirc (Hiéra-Bé) est ouverte depuis un an tout à l'heure.
L' avènement au trône de Rakotond'-Radama inaugure une ère nou-
velle pour ce l)eau pays. Les hommes sérieux, avant de se livrer aux
espérances que résume le nom de Radama II, se demandent où en est,
à Madagascar, l'œuvre de la mission catholitpie; car ils savent que là,
comme partout ailleurs, la croix seral'étendard de la civilisation vraie.
A ceux qui témoignent à ce sujet une noble préoccupation, disons
quel est le vaste champ ouvert au zèle des missionnaires dans cette île
grande comme un continent ; racontons sommairement ce qui a été
tenté jusqu'ici ; montrons ù l'œuvre les apôtres choisis pour évangé-
liser cette contrée.
Un coiq) d'œil sur le passé, en apprenant à compter sur la Provi-
dence dans le présent et dans l'avenir, ne présentera pas sans doute
des résultats bien éclatants ; mais quelle mission n'a pas eu à enregis-
trer des jours de laborieuse attente? la Chine, les îles du Japon, les
Amériques, avant leurs périodes consolantes et glorieuses, n'ont-clles
pas vu semer dans'les larmes leurs chrétientés plus tard si llorissantes?
Le grain de sénevé produit lentement un grand arbre, l'ombre de ses
rameaux n'est pas un abri tutélaire avant le temps marqué dans les
desseins providentiels.
Nous ne prétendons point placer en tête de ce travail un aperçu
complet sur Madagascar, nous ne pouvons songer non plus à étudier
les différentes races madécasses. On nous permettra néamoins de rap-
peler à nos lecteurs certaines notions générales sans lesquelles on au-
rait peine à comprendre les difficultés de détail que les pères de la
Compagnie de .Jésus ont rencontrées durant les q-uinze années ({ui
viennent de s'écoider.
L'île de Mada<vascar, située entre le 1 2" et le 26° de latitude sud, s'é-
tend du4C au 48° de longitude orientale. Elle est séparée de l'Afrique
par le canal de Mozambique. La longueur de l'île est d'environ
MÉLANGES. 537
340 lieues, sa largeur de près de 120 lieues. On n'évalue pas la super-
ficie de cette terre à moins de 28,000 lieues carrées. Une chaîne de
montagnes hautes de 2,000 à 2,600 mètres s étend du nord au sud.
Les aspects les plus varies se rencontrent dans cette vaste étendue de
terrain : on v trou\e des rochers arides et de délicieuses vallées, des
plateaux brûlants et des plaines couvertes de riches productions, des
courants d'eau limpide et des étangs infects. C'est le pays des con-
trastes. Les fruits des climats cliauds avec ceux des zones tempérées y
mûrissent, selon la températiu*e et l'exposition. Aussi les richesses vé-
gétales de cette île ont-elles excité l'admiration de tous les voyageurs
qui ont pu pénétrer assez, avant dans l'intérieur. On a compté jusqu'à
167 végétaux indigènes, transportés à l'île de France par im seul bota-
niste, dès l'année 1768; et depuis cette époque on n'a cessé de faire de
nouvelles découvertes en ce genre.
Les montagnes renferment delétain, du plomb, et principalement
du fer, dont les naturels exploitaient autrefois les mines. La houille
est à proximité de ces centres d'industrie. Des carrières d'un abord
facile fournissent le gvpse (pierre à plâtre), le marbre pour la chaux,
l'ardoise, la pierre meulière, le graphite pour les creusets. Les pierres
de construction sont sous la main, depuis le vato-vy, au grain dur,
jus([u'à celle dont le nom, vato-didy^ indique qu'elles se taillent
aisément.
Le quartz caverneux et vitreux ne manque pas, non plus que les
gisements de cristal de roche; on ramasse dans les sables des agates
noires d'une grande beauté et (jueiques pien-es précieuses.
D'immenses forêts s'étendent sur le littoral et dans lintèrieur du
pays. Les constructions de la marine, les chantiers, rébénislerie, la
marqueterie y peuvent faire les plus beaux choix.
Nous présenterions une liste bien longue, si nous voulions nommer
ici les quarante-cinq espèces de bois, toutes différentes comme l'ésis-
tance, utilité et coideur, que renferment les forêts encore peu ex[)lo-
rées. Mais parler du vamboana, de l'andiora, du hazoména, du nato,
de l'hazondranou, de l'alakamisv, du varongv, du vandrikia, de l'hilsi-
kitsikia, du fantsikahilra ou du volombadimpoana. ce serait encourir
bénévolement le !)lùine d'avoir accumulé des termes insolites; bien
qu'il faille appeler les choses par leur nom, si étrange (jue ce nom
puisse être.
La soie sauvage (landy-dy), la grande soie (landy-bé). les beaux
cocons du bombyx noir, ceux du ver qui file après s'être enterré (le
landy-autanlv), se trouvent aussi à Madagascar; les magnaneries,
dans lescjuelles réussissent également les vers à soie de la Ciiineet des
Indes, donnent des tissus fort appréciés des connaisseurs.
538 MÉLANGES.
La cire, l'ambre gris, plusieurs résines cVun parfum exquis, le copal,
le caoutchouc, uue sorte de gutta-percha, le gluten-élémi, le rocou,
l'intligo, le coton, le lin, le chanvre, la girofle, la cannelle, le poivre-
cubèbe, le safran, le gingembre, le piment, la casse, le riz et le maïs
fournissent au commerce d'abondants produits.
On y trouve les huiles de coco, de sésame, d'arachide, d'onivao, de
pignons d'Inde, de palme, de palma-christi. L'igname, le manioc, la
patate douce, la pomme de terre, y donnent de bons résultats.
Une des cultures les plus belles est celle de la canne à sucre. Cette
plante vient à toutes les expositions, dans le pays plat comme sur les
collines; elle atteint des proportions telles, qu'on rencontre, principa-
lement sur les côtes, des pieds de canne qui ont six mètres d'élévation
et huit centimètres de tour, près de la racine. Les grands établisse-
ments de MM. de Rontaunay et de Lastelle ont montré, pendant de
longues années, ce qu'offrait de ressources un pays dont le sol est
d'une si merveilleuse fécondité.
Les bœufs à bosse forment un article considérable d'exportation,
Les troupeaux de bêtes à laine sont nombreux. Les mouillages de la
côte rendent cette île un des points les plus importants du globe, sous
le rapport commercial. Aussi, malgré la réputation d'insalubrité qui
s'attache à Jion nombre de basses terres de Madagascar, depuis le
jour où d Almeida reconnut et nomma l'île Saint-Laurent, des trai-
tants de toutes les nationalités ont-ils essayé d'exploiter, autant que les
circonstances le leur ont permis, les richesses si variées que cette terre
renferme dans son sein.
II
Sous le rapport politique, Madagascar peut être divisé ainsi : le
territoire des Hovas et le littoral.
L'intérieur de l'île est composé d'une série de plateaux élevés et très-
peuplés. C'est là proprement le royaume des Hovas. La capitale,
Emirne, dite aussi Tananarive, la ville des Mille villages (Tanan-arivo)
renferme environ 65 ooo habitants. Elle est située par le 44° ^9 4^"
de longitude orientale, et le i8° 53' 55" de latitude australe. Sa hau-
teur au-dessus du niveau de la mer est de i 5oo mètres. Le climat y est
tempéré et on y jouit d'une salubrité parfaite. C'est une cité de l'O-
rient, avec des rues tortueuses et rapides. Les murs de clôture for-
ment terrasse ; les maisons en bois ou en pisé, dont quelques-unes à
plusieurs étages, sont ornées de belles vaningues; les palais de Soanie-
rana, celui de Mandjaka-Miandana, deTsahafaratra,deTranovola; les
MÉLANGES. 539
•jartlinset le tombeau de RacUima F'; le Cluimp de Mars, où peuvent
manœuvrera l'aise de i5 à 20,000 hommes; au nojd, le réservoir des
eaux servant de moteur à la ral)ri([ue de poudre; sur le point culmi-
nantde celte partie de la ville, le tombeau de Raindiaro, dontl'archi-
teeture rappelle le style des monuments d Egypte; des areades orne-
mentées; des villas entourées de bosquets, et plus eneore que tout
cela, les traces de ce gigantesque travail tpu^ lladama poussait avec
tant d'activité, lorsque la mort vint le surprendre, — travail qui ne
visait à rien moins (pi'à raser une montagne potir y installer un fau-
boiug de la cité, — tout cela est de nature à captiver l'observateur.
Du sommet de la montagne sur laquelle la ville est assise, le regard
s'étend sur les immenses plaines arrosées par la rivière de l'Ikoupa.
Des rizières distribuées avec une vraie intelligence d'irrigation sont
traversées en tous sens par des canaux encaissés entre de fortes digues
sur lescpiellcs sont bâtis ici des maisons isolées, là des villages entiers,
ïaiitôt ces habitations dessinent à l'œil les sinuosités des chaussées,
tantôt elles paraissent flotter au milieu des eaux. On admire à la fois
et la nature si belle, et l'activité des Hovas, qui profitent des moindres
circonstances locales pour féconder le sol.
Assurément, on sent à chaque instant le cachet de la demi-civilisa-
tion, mais on ne doit point oublier que cette nation est encore jeune,
car, bien que la fondation du royaume d'Emirne soit entourée d'obs-
curités légendaires, nous n'apercevons à Ankova, vers 1740, l'ien qui
annonce une nationalité déjà formée.
Les chefs sont en lutte avec les tribus de l'Ambongo et du Mé-
nabé, mais justpi'au moment où Andrianpoinimérima (le Désiré d'E-
mirne) apparaît, résunumt en sa personne les idées de législation et de
gouvernement, les Hovas ne constituent point un peuple proprement
dit. Il faut donc tenir compte de cette donnée, que Emirne n'a encore
connu que trois souverains depuis le fondateur de la dynastie. Et, si le
concours de (piehpies honnnes dévoués et intelligents est venu hâter la
marche de ce peuple vers le progrès social, il n'eu est pas moins vrai
que des obstacles de détails ont paralysé longtemps cette influence.
Seule, la prédication de l'Évangile peut donner à ce peuple, en perfec-
tionnant ses tenilanccs, en éclairant son intelligence, en lui enseignant
les vertus qui ennoblissent le cœur, ce (|ui mancpie toujours, même
sous le rapport de la prospérité matérielle, aux nations i(ui ne sont
pas chrétiennes.
Si Radama II avait eu à recueillii- un héritage autre que celui dont
les annales de la couronne dÉmirne racontent les trois périodes, si
Andrianpoinimérima, Riulama F*" et Ranavalo avaient été des sou-
verains catholiques, le peuple hova, au heu d'être seulement riche des
540 MÉLANGES.
espérances de l'avenir, posséderait déjà un passé dont on pourrait ra-
conter la grandeur. Au reste, nous dirons comment Radama II a com-
pris ces principes féconds, dans quelle voie il tend à faire entrer la
nation hova,
La population de la province d'Emirne est de 4oo,ooo âmes à peu
près; l'effectif de l'armée s'élève à 45,ooo hommes; sept départements
composent cette province, où le caractère laborieux et intelligent des
habitants est aisé à constater partout dans la culture, dans Tindustrie,
dans le commerce.
Si nous descendons vers les côtes, nous trouvons des peuplades
sauvages, dont le type physique et moral présente avec ce que nous
venons de dire un contraste des plus frappants.
Près du cap d'Ambre, le point septentrional de Tile, près des pos-
sessions anglaises du port Louquez, habitent les ti-ibus des Antavarts
(peuples du tonnerre), ainsi nonmiées parce que les orages se forment
d'ordinaire du côté de la baie de Woémar ou de celle d'Antonoil.
Cette tribu, renommée par son audace, trafique des tissus de pagnes
avec les nègres du Zanguebar ; son territoire s'étend jusqu'à la pointe
à Larrée et jusqu'au fort Saint-Louis.
En descendant vers le sud, sur la côte orientale sont établis les
Betsim'saraks (peuples unis) ; le centre de leurs relations de com-
merce est le port de Foulpoinle, petite rade assez abritée et fort con-
nue des Européens. Ces indigènes passent pour les plus beaux de
Madagascar; leur dissimulation et leur penchant à la rapine les dis-
tingue plus encore du reste des insulaires que leurs qualités extérieures.
Vient ensuite le pays des Bélanimènes (peuples de la terre rouge).
C'est la partie du littoral la plus peuplée. Ces tribus sont paisibles re-
lativement, elles se livrent à l'agriculture dans les intervalles de leurs
expéditions avec les peuplades voisines. Tamatave est le centre des
rapports avec les Bétanimènes.
Les Antacimes sont groupés sur les bords du Mangourou et du Ma-
nanzari. Ces parages ont été peu explorés par les Européens : le ca-
ractère violent des Malgaches, qui ont fait de Malatane leur entrepôt,
et peut-être aussi la réputation fort inhospitalière de la rade, ont tenu
les blancs à l'écart.
Le pays d'Anossy se trouve à l'extrémité sud de la côte orientale.
Plusieurs petits chefs se partagent la domination des environs de
Sainte-Lucie et du fort Dauphiu, premier établissement delà France,
à l'époque où Pronis et Flaccourt appelaient cette contrée la France
orientale (1642- 1648).
Toute lacôte occidentale, sur le canal deMozambique, esthabitée par
diverses peuplades connues sous le nom générique de Séclaves ou
MÉLANGES. Sil
Saka-lavcs (lioiiuucs au\ longuos liesses). Leur capitale est Bombe-
tock, sur l'ikoupa, qui prend à son embouchure le nom de bestlbouka,
Le voisinaee de Zanzibar et de la côte africaine rend faciles les relations
des Arabes Souahélis avec Band^ctock, Mazangayc et la baie de Ma-
vondana. Aussi trouve-t-on sur ce littoral, au milieu des transactions
d'écbange, un nond^re d'Arabes plus grand encore que sur les autres
marcbés de Tile, bien que partout, à Madagascar, on rencontre les
représentants de la race arabe se livrant au commei'ce sous toutes les
formes.
La baie de Saint- Augustin est le point central de Taucien pavs des
Buques; les Mahafales, tribu séclave, sont groupés sur les bords du
Yonggebab. Le littoral, depuis le cap Sainte-Marie jusqu'à la pointe
Saint-André, est peu connu sous le rapport des divisions politiques;
les Européens ont toujours été assez mal accueillis dans ces parages.
Parmi ces tribus de la côte, qu'on désigne souvent par le nom de
Malgaolies, règne la division la plus complète; les haines, les rivalités,
les jalousies personnelles entretiennent partout la défiance, souvent la
discorde armée.
Dans l'intérieur de la tribu, ce n'est le plus souvent que kabares
(assemblées) où les disputes et les altercations dégénèrent en rixes
sanslanles.
Dans les relations de tribu à tribu, nulle entente durable, nulle
association , mèine contre l'ennemi commun ; les chefs se haïssent,
chacun aspire à ételidre son despotisme. Chez les Sakalaves surtout,
dont l'humeur guerrière est plus caractérisée, l'esprit d'indépendance
et d'insubordination amène de fréquentes expéditions sur les territoi-
res voisins. N'écoutant que leurs goiits de vagabondage, ils abandon-
nent leurs villages pour la plus futile cause, et se livrent sans frein à
mille représailles cruelles, brûlant, pillant, détruisant les rares cultu-
res et méritant à tous égards leur nom de jirikv (pillards),
La misère, la maladie, la famine, des terres d'une grande étendue
et d'une fécondité prodigieuse abandonnées on friche, des populations
qui s'entre-tuent et qui se laissent asservir à la nation hova bien infé-
rieure en nombre, tels sont les tristes résultats de ces divisions cons-
tantes. Chez les Hovas, indépendamment de tout autre élément de
supériorité, il y a unité de vues et d'intérêts, principe d'autorité, dis-
cipline réelle; chez les tribus des côtes, désunion et activité désor-
donnée.
L'avènement de Radanu» II au trôiu^ d Kmirne vient de modifier les
rapports qui existaient de{)uis près d'un siècle entre les Hovas et les
tribus des côtes. Un fait significatif, c est le retour vers la grande terre
d un bon nondue de Malgaches, fjui, sous le règne de llanavalo,
542 MÉLANGES.
avaient quitté Madagascar pour se retirer à Marotte, à Nossy-Bé, à
Nossy-Faly, à Sainte-Marie ; ils reviennent successivement vers leur
patrie d'origine, assurés de trouver désormais une sécurité qu'ils ne
rencontraient point alors, tenus qu'ils étaient constamment en échec
par les incursions des armées liovas.
La lutte engagée entre ces derniers et les Sakalaves touche à son
terme. Nous ne pouvons souscrire aux appréciations du correspondant
du journal le Sémaphore, qui, à la date du 26 juin dernier, met en
doute la réalité de la puissance de Radama II et, se plaçant à un point
de vue acceptable peut-être avant les événements accomplis l'année
dernière, regarde la domination du roi d'Emirne comme une éventua-
lité, et le nom de Tsimiar comme un drapeau capable de rallier les tri-
bus sakalaves.
L'auteur de cette correspondance semble nier l'entente qui existe
entre les représentants de la cause française à Madagascar et le roi
d'Emirne. Il faut donc qu'il ignore la nomination de M. JeanLaborde
comme consul de France à Tananarive, et qu'il suppose au gouver-
nement de la métropole le dessein de favoriser les résistances des peu-
plades du nord-ouest de l'île. Lorsque trente-sept têtes d'Européens
étaient placées en suiistre spectacle sur les palissades de Tamatave. la
France pouvait bien songer à chercher pour sa vengeance un point
d'appui parmi les ennemis de la dynastie hova. Mais, depuis que Ra-
dama II est roi, depuis l'ambassade de M. Lambert à Paris, depuis la
mission de M. le commandant Brossard de Corbigny , la face des choses
est changée.
Au reste, mettant de côté toute idée d'intervention étrangère dont
la supposition plus que gratuite est démentie par les faits, les situations
respectives des partis suffisent pour faire comprendre quel serait le
résultat d'une prolongation d'hostilités entre les Hovas et les Sakala-
ves. Comme l'ont fort bien remarqué les hommes qui ont étudié de
près cette question, il y a une nation hova, il n'y a que des groupes
plus ou moins considérables des Sakalaves. Eussent-ils, comme on
nous le dit, douze cents barils de poudre, ils n'ont ni unité de vues, ni
gouvernement, ni hiérarchie, ni cohérence. Il y a une politique hova;
qu'elle soit hésitante, c'est possible; toujours est-il' que depuis Ra-
dama P*" le principe d'une monarchie a été posé et maintenu, tandis
qu'il n'y a point de programme arrêté parmi ceux qui tentent de se
soustraire au joug des Hovas.
Depuis des années déjà, le rôle des Sakalaves est tout passif, ils sont
loin de songer à la conquête de l'île, et si leur résistance a été parfois
énergique, ils ne tentent pas de reprendre les postes qu'ils ont per-
dus; ce qu'ils ont essayé jusqu'ici, sans tactique sérieuse comme sans
MÉLANGFS. 543
résultat positif, c'est (\c conserver, tantôt sur un poiui, tantôt sur un
autre, la portion de territoire ([u'ils occupent.
Ajt)utons que le Sakalave, méprisant tout ce c[ui est culture intellec-
tuelle et relations avec les étrangers, en tleliors des échanges de com-
merce, ne tend à se créer aucun concours moral, tandis que Radama II,
avec le tact pratique d'une politique raisonnée, favorise rinstruction
parmi son peuple, appelle les blancs à sa cour et fait constater son titre
de roi de Madagascar par les puissances établies de l'Europe, repre-
nant ainsi l'œuvre de Radama P' au point où celui-ci l'avait laissée en
mouiant. La nationalité sakalave, comme toutes les nationalités des
peuplades madécasses, ne tardera donc pas à être absorbée par la do-
mination liova. Dans cet antagonisme, il ne peut plus y avoir de pro-
blème; le temps ne saurait être éloigné où les faits amont démontré
la vérité de ces assertions.
III
Ce serait ici le lieu de placer un aperçu sur la langue malgache ;
mais les bornes de ce travail ne nous permettent pas de toucher autre-
ment qu'en passant cette question intéressante, non-seulement au point
de vue philologique, mais encore au point de vue de reiiniographie.
Un fait assez, singulier dans le domaine des observations linguisti-
ques, c'est que les Hovas, auxquels les traditions tout aussi bien que
le tvpe phvsique semblent assigner une origine différente des autres
tribus malgaches, parlent une langue qui ne se distingue point de
celle en usage chez les populations primitives, sinon connue im
dialecte diffère rlun autre, en conservant l'idée radicale. Serait-ce
donc, conformément à l'opinion de certains géographes, que Mada-
gascar aurait vu deux fois, à des épo(pies différentes, aborder sur ses
côtes des émigrants polynésiens? Les premiers, en se mêlant à la po-
pulation antérieurement venue de l'Africpie orientale, auraient créé le
tvpe malais africain de plus en plus modifié par le .sang noir, tandis (pie
les derniers \enus, traversant en conquérants lile juscpi'au plateau
central, auraient conservé le teint olivâtre, la chevelure lisse, et l'i-
diome dont l'articulation plus ferme rappelle, avec des altérations de
détail , la langue que Crawfort, Guillaume de Huml>oldt et Dumont
d'Urville ont reconnue dans tout l'archipel de la Malaisie.
La langue malgache est remarquable par son haimonie conmiepar
la multiplicité des synonymes exprimant les nuances de la pensée.
C'est la même abondance de voyelles sonores qu'on retrouve dans
le malai des îles de la Sonde. La traduction de ce lanjjaiîe, à la fois
544 MÉLANGES.
concis et riche en termes spéciaux, exige mille périphrases, lorsque
nous voulons chercher dans nos langues européennes des équivalents.
Un grand noml:)re de mots composés expriment aisément les idées les
plus complexes. Les affixes, les particules explétives, les cnclytiquesy
jouent un grand rôle et, si la grammaire est fort simple, si nous ne
retrouvons dans le malgache ni les genres, ni les nombres, ni les cas,
ni la flexion des déclinaisons, ni la distinction des substantifs et des
qualificatifs, la nombreuse nomenclature des mots est telle qu'on n'a
point lieu de regretter les formes absentes.
Ce que nous disons ici en général se i^encontre aussi dans la con-
jugaison se réduisant presque à im paradigme miique et élémentaire,
mais empruntant aux préfixes significatives tout ce qu'il faut ajouter
ou changer à la voix active pour obtenir le passif, le réliéchi, les
formes potentielles ou causatives.
Cette langue n'a point de caractères propres. Depuis un siècle en-
viron, les relations plus fréquentes avec les Antalaots ont introduit
Fusagc des caractères arabes, mais comme un certain nombre de
lettres n'ont point de signes qui répondent à la prononciation usitée, il
en résulte pour le langage écrit une altération qui ne laisse pas d'être
sensilile.
Les Européens qui pénétrèrent à la cour d'Emirne sous Radama F""
firent, sinon prévaloir, au moins accepter l'emploi des caractères ro-
mains, qui maintenant semblent avoir conquis la préférence.
Quant à la littérature nationale, elle se compose prescpie exclusive-
ment de chansons, de chroniques, de légendes et de proverbes dont
les sentences sont à la fois pleines de grâce et de philosophie.
Terminons cet article en donnant un spécimen de l'harmonie de la
langue.
C'est un fragment d'ime lettre de Ratakond'Radama.
Antanarivo, 20 alahamady \ 856, na 3 juillet 'ISiJo.
A MONSIF.UR .TOUEN, CHEF MlSSIONiN'AlRES DE MADAGASCAR,
Ary efa azoko ny taratasy nao, nentiny monsieur Hervier, koa dia
efa voadiniko, sy no vakikio, koa dia veloma hianao ho tahin, And»"", ka
nefa na lavitra azy, ny elanelantsikia, aza hadinoina, ni raharahantsi-
kia, fa jereo tahaky ny eo ambany ny maso-nao, ny olonory, sy olo-
mahantra, ka inindry, monsieur J. Lambert, leliilahy mahatoky, sy
marma, mitondra ity taratasy ity, niahaona tamy ko, sy nilazako ni-
dinidinikia, nataoko tamy nao, Ary indry koa izy, niba ho )iamanao,
honao izay takatry ny ainy, sy izay fantairy ny sainy, hahatanteraka,
MÉLANGES. 545
sy anao izay zavalra lialiasoa any Madagascar, fa indry M. J. Lam-
bert, cla naliita iiv halioriany iiv olona, sy ny fahantrany, mitoclra
amy ny fadiranovana, la tsy lazan'olona intsoiiy, la di' ny tenany no
nahita ny toctrany ny fahoriany, sy ny fahantrany.
Ary Monsieur Heryier, dia no lazaikio taniy ny Ineny, ka dia na-
vclany izy, hltoetra ao Antananarivo, hauipianalrasoratra, sy ny teny
nareo.
Ary ny aminy ley Christian dimy lahy, cfaany aminy Uede Réunion,
dia cfu nahazo taratasy taminy aho, koa dia avelao liiany ireo iz^ ireo,
hija nona liiany anoaloha, fa nibola niafy hiany izao, ny fananjehana
ny Christian aminy Madagascar, Karaha lahin'And'", tsy hoelaintsony
ireo izy ireo, di'a ho tonga aminy tanindrazany indray.
Veloma sy fmaritra ho tahin' And"^% anie hianao, sy ny mpianaha-
yinao ho tanteraka, ho ambiny n'And'" anie, izao fikiasana nataon-
tsikia izao, mba ahafaka ny olon-ory, sy ny olo-mahantra.
HoQ Rakotond'Radama.
TRADTXTION :
Tananarlve, 20 alahamady 1856 ou 3 juillet 18S5.
A Monsieur Jolen, chef des Missionnaires de Madagascar.
J'ai reçu votre lettre que m'a apportée M. Heryier*, et je l'ai
lue et méditée; vivez donc et que Dieu vous aide! Quoique nous soyons
très-éloignés l'un de l'autre, n'oubliez pas notre affaire principale,
mais ayez-la toujours présente à votre esprit, rappelez-vous constam-
ment ce peuple alUigé et dans la misère. IM. Lambert, honune de
confiance et plein d'équité, qui vous porte cette lettre, s'est trouvé en
rapport avec moi; je lui ai parlé de ce dont nous avions traité en-
semble ; il sera comme votre compagnon; il fera tous ses efforts et il
mettra tout son savoir à enlrepreiulre et à effectuer ce qui peut être
le plus avantageux à Madagascar. M. Lambert a vu l'aflliction générale
du peuple et l'agonie dans laquelle il se trouye ; ce n'est plus par oui-
dire, mais personnellement qu'il a apprécié lélal de notre malheureux
P'\vs.
J'ai parlé de M. Ileryier à ma mère, et elle lui a permis de rcstei- à
l'ananarive pour enseigner l'écrilure en votre langue.
Pour les cin(j chrétiens qui sont à la lléunion, j'ai reçu leurs Icllres;
lulssez-les-y en attendant, car la persécution contre les chrétiens est
* Le P. Finaz.
I» 35
iï6
MÉLANGES.
encore très-violente à Madagascar; mais avec la grâce de Dieu ils n'y
resteront plus longtemps ; ils reviendront dans leur patrie,
Vivez heureux ; que Dieu vous l>énisse vous et tous vos Pères ; puisse
le projet que nous avons formé s'effectuer pour délivrer ce peuple
malheureux !
Voilà ce que je dis.
Rakotond'Radama.
IV
11 ne nous reste plus qu'à dire un mot de la croyance religieuse des
Madécasses avant d'entrer dans le récit des travaux d'apostolat tentés
chez ces nations.
Longtemps il a été difficile d'obtenir sur ce point important des ren-
seignements précis. Malgré des études sérieuses, malgré des interro-
gations réitérées, l'ignorance et l'insouciance naturelles des Malgaches
empêchaient d'éclaircir beaucoup de difficultés de détail, d'autant plus
que chez un peuple qui n'a point de livres de doctrine et qui distingue
peules rites sacrés des cérémonies de la vie civile, c'est une tâche assez
peu aisée de discerner ce qui a un cachet religieux de ce qui constitue
les formalités de l'étiquette usuelle.
On a écrit que les Malgaches étaient idolâtres, et cette opinion sem-
blait fondée sur quelques faits isolés ; leur religion nous paraît devoir
plutôt être nommée un fétichisme qu'un polythéisme proprement dit.
Les fanafody, les aoly, les sikidy, qui correspondent aux gris-gris des
nègres de l'Afrique centrale, n'excluent point chez les Madécasses l'idée
première et dominante d'un Dieu unique qu'ils nomment Zanahary,
celui qui a créé^ Ils l'appellent encore Andriana-Nahary , le seigneur
qui a eu la puissance de créer.
D'autres fois ils le nomment Andriamanitra, le souverain maître des
parfums. Peut-être entendent-ils par là celui auquel on doit offrir l'en-
cens conune un hommage , peut-être est-ce pour désigner sa nature
spirituelle qu'ils prennent un terine de comparaison dans les choses
de l'ordre naturel qui semblent le plus immatérielles.
Mais il ne faut pas leur demander une notion distincte des attributs
de ce souverain maître, bien qu'ils admettent pourtant qu'il est tout-
puissant, qu'il est au-dessus de toutes choses, souverainement indépen-
* Zan, celui; naha, radical du prétérit actif des verbes potentiels en maha;
contraction de mahaij, qui signifie : avoir la propriété de, être capable de, avoir
la science de; ry, déterminatifexplétif et mulMole.
MÉLANGES. 547
tlant. A-t-il une origine? Ils ne le croient point ; mais, comme l'éternité
est une donnée écrasante pour Tintelligence non éclairée par la foi, ik
ne savent que répondre de primo abord à une question de ce genre.
C'est un problème qn'ils ne se sont point posé.
Ils reconnaissent Faction providentielle de Dieu, son intervention
dans les événements heureux ou malheureux. Un orage violent amène-
t-il des désastres, la tempête grondc-t-elle sur elle, ils disent avec
gi-avité : Zanahnrz meloka, Dieu est irrité. Ce qui confirme che-A eux
la notion de la Providence, c'est que dans certaines circonstances im-
portantes ils prient Zanahary. Les expressions mijoro, fijoroann (la
prière dirigée vers Dieu, l'acte, le temps de la prière), si on les fait re-
monter à leur i-acine, impliquent l'idée de sacrifice. Cette offrande est
tantôt un bœuf blanc présenté sans être immolé, y'o/o velona^ tantôt une
victime, ny tena-joro, bœuf ou poule, tantôt une mesure de riz, ny 7mry^
ou bien de Teau bénite, vonovoa-joro^ et les noms de Ny Mpijoro^
Mpisoroîia^ prouvent qu'il ^ a une forme quelconque de culte, car ces
termes signifient le chef de la prière.
Cependant, pour le Malgache, prier, c'est demander à Zanahary
quelque faveur et non proprement lui rendre hommage. Un mission-
naire disait un jour à un indigène : « \iens à la prière. — Prier quoi? »
répondit celui-ci. » C'est-à-dire : « Je n'ai rien à demander maintenant,
je n'ai besoin de rien. »
Quelques auteurs ont avancé que les Madécasses étaient déistes; ils
en voulaient voir l^ preuve dans l'absence de culte public et de lormes
liturgi(pies ; ils se confirmaient dans cette opinion en assurant qu'ils
n'avaient découvert ni temples ni autels. Mais cette induction ne san-
rait être concluante. Autant vaudrait dire que les premiers patriarches
n'avalent ni sacrifices ni prières, p\iisqu'ils ne possédaient point de tem-
ples et n'empUn aient pas de formules spéciales dans leurs rapports avec
Dieu. El puis, comment, lors(pv'on a seulement une connaissance fort
superficielle de la langue de ces contrées, pourrait-on distinc^ier les
chants sacrés des cantates de réjouissances publiques ou de divertisse-
ment journalier?
Il n'y a point d'ordre de prêtres et de sacrificateurs ; mais chez les
Malgaches comme chez les patriarches, le chef de la tribu ou de la fa-
mille remplit ces fonctions.
A Tafondro, comuu' à la baie de Salnt-Angustin, nos pères ont pu
étudier les circouslances d'un sacrifie*' offert pour obtenir de Zanahar\'
une heureuse récolte. L'Ampnnjaka de la tribu immola m bœuf siir
une natte en présence de toute In population groupée aulonr de lui; les
femmes seules ne faisaient point partie de la réunion. Deux cassolettes
remplies d'encens fumaient devant la victime, im orateur modulait ?m
548
MÉLANGES.
récitatif à voix basse et les spectateurs se couvraient le visage de la
main, comme pour exprimer la réflexion et le recueillement. Bientôt on
se leva, le bœuf fut dépecé et chacun empoita sa part de la victime sa-
crée. Ce sacrifice est celui des grandes circonstances, des intercessions
solennelles. L'offrande des poules et du riz cuit est plus fréquente. Pour
obtenir la guérison d'un malade ou le succès d'une expédition, on joint
à ces sacrifices, dont on expose souvent les débris sur la voie publique,
des prières adressées à Dieu toujours ; dans les conjurations contre les
sorts, dans les cérémonies destinées à apaiser les mânes, dans les anxié-
tés causées par les éclipses, c'est à Dieu principalement qu'on parle au
moyen des supplications cîiantées ou du moins vocalisées.
Chez les Sakalaves et les Betsimitsaraks, il existe une coutume em-
pruntée peut-être au souvenir des premiers missionnaires qui ont
abordé à Madagascar. C'est la bénédiction donnée au moven de l'eau.
Bénir et asperger, Jafy-rano^ s'expriment de la même façon ; semer
l'eau sainte et appeler la protection céleste sur le voyaoeur, c'est tout
un. Lorsque nos pères emmenaient à la Réunion des enfants pour les
élever à leur établissement de la Ressource, cette sorte d'adieu patriarcal
leur a semblé ne manquer ni de grandeur ni de simplicité antique. On
apporte au chef de la famille un vase contenant de l'eau qu'il agite en
y plongeant l'extrémité des doigts ; il prie Dieu de bénir le voyage de
son fils; il souhaite que cet enfant dont il va être séparé pour un temps
conserve la santé, qu'il grandisse, qu'il soit obéissant et sage, qu'il
mette à profit les conseils des blancs, puis il demande à Dieu de ré-
compenser les amis européens qui sont bons pour son fils, qui vont
l'adopter jusqu'au jour où il reviendra au sein de la famille homme et
instruit.
L'enfant est à genoux aux pieds de ses parents : lorsque cette for ■
mule de souhaits, qui varie selon les circonstances, est achevée, le père
jette quelques gouttes d'eau sur la tête de celui auquel il vient de sou-
haiter bon voyage et heureux retour.
V
On trouve à Madagascar, chez les peuplades de la côte comme chez
les Hovas, la croyance au démon ; mais l'esprit mauvais porte un nom
qui semblerait autoriser l'idée qu'ils ne distinguent point les diables des
âmes de ceux qui ont mené une vie criminelle. Les lolo-ratzsé (mânes
pervers), ango-dratzy (méchants esprits des fosses), sont des espèces
de vampires, des revenants, des corps animés de nouveau par des âmes,
iAIÉLANGES. 549
cliercliant à nuire aux \ivanls. Les enfants, en parilculler, redoutent le
voisinage des tombeaux et ne s'y aventurent qu'après avoir fait une
invocation à Zanahary, dont la protection enchaîne le mauvais vouloir
des esprits errants dans les lieux funèbres. Ces âmes sou firent- elles,
trouvent-elles après leur mort une sanction de leurs crimes, sont-elles
immortelles? Ils ne savent point le dire 5 pourtant ils distinguent et vé-
nèrent les o/oinasina, tombeaux des saints personnages, et prennent
pour intercesseurs après de Dieu les âmes de ceux qui y reposent.
Il existe une classe d'hommes qu'on croit doues d'un pouvoir surna-
turel, ce sont les sorciers, nommés mososa^ sur la côte ouest. Ils sont,
disent-ils, en rapport avec un démon ainsi appelé ; c'est le même que
les Hovas nomment Ramahavaly et que nous retrouvons ailleurs sous
le titre de Rambololo. Ces hommes invoquent cet esprit, ou plutôt le
consultent avec des cérémonies qui rappellent l'exaltation des pytho-
nisses anciennes. Ils composent et donnent des charmes, ils interrogent
les sikidv, graines d'un certain arbre dont les combinaisons servent à
découvrir l'avenir, à désigner les voleurs, à retrouver les objets perdus.
Ils connaissent le secret de former des amulettes et des talismans, dont
les uns rendent invulnérables à la guerre, les autres préservent des ac-
cidents fâcheux ou encouragent dans le danger. Leurs formules mys-
térieuses d'enchantement couvrent-elles réellement des rapports avec
le démon? sont-ce purement des jongleries ? Toujours est-il que les
heures d'inspiration du mososa durent peu et ressemblent aux atteintes
d'une crise nerveus^î. Il tremble, il semble souffrir. Alors le village se
rassemble, les femmes battent des mains en cadence et commencent,
pour entretenir son ravissement, une cantate dont le sens est difficile à
saisir; c'est un fragment dont voici les premières paroles: Zanaka Be-
iigiiy Lahy tsy rnilo/o, tsy Ambony vnto.
En prononçant ses oracles au milieu d'étranges convulsions, le mo-
sosa répète souvent le xwothozi, expression dont ou se sert pour indi-
quer qu'on rapporte les paroles d'un autre, à moins qu'on ne veuille
attribuer à hozi le sens du terme voici; ce qui après tout revient au
même. Le démon voudrait-il donc imiter jusqu'au langage des pro-
phètes : Ecce dicit Dominas P Les indigènes ne doutent pas qu'il
n'y ait là un esprit envoyé par Zanahary; c'est une âme quia bien vécu,
disent les uns ; d'autres vont plus loin : selon eux, c'estDieu lui-même
qui transmet ses ordres par la bouche des devins.
Le mososa fait commerce de fanofody, remèdes caballstupies et
d'rto/)", anmlettes dont la forme ainsi que la nature est très-variée. Ces
amulettes, que Ion porte au cou enfermées dans un pelitsachet de cuir,
sont tantôt une balle enchanlée, tantôt une tête de petit caïman soute-
ime par un chapelet de perles, ou bien eucore une figurine grossière-
SÔO MELANGES.
ment taillée. Il n'est guère de Malgache qui ne soit paré de ce talisman;
quelques-uns en portent une collection complète.
Dans la province d'Emirne, on compte quatre idoles principales
nommées Manjaka-Tsy-Roa, Rakely-Malaza, Ramahavaly et Rafan-
taka; elles sont confiées à des gardiens et soigneusement enfermées
dansdes cases. Sous le règne de Ranavalona, elles étaient fort honorées,
et lorsqu'elles étaient portées dans le cortège royal, le peuple devait
faire entendre leMiholf, ou chant de joie. Rakely-Malaza avait surtout
un grand crédit. Elle pouvait, disait-on, éteindre soudain le plus vio-
lent mcendie.
Ces statues sont-elles réellement aux yeux des Hovas des idoles?
sont-ce des aoly exceptionnellement vénérés ? Nous ne saurions
trancher la question. Toutefois la croyance à Zanahary comme Dieu
unique semble donner une valeur à cette seconde opinion.
Dès la fin du règne de Ranavalo, malgré les efforts de la reine et de
ceux qui parmi ses conseillers tendaient à immobiliser le peuple dans
ces superstitions, le respect des Hovas pour leurs fétiches commençait
déjà à être fortement ébranlé.
C'est que durant vingt-cinq années, sous Radama P*", l'instruction
chrétienne a été distribuée à toutes les classes de la société dans les prin-
cipales villes de la province d'Emirne. Le crédit de Rakely-Malaza elle-
même n'a pas survécu àla vieille reine; Radama II et la jeune noblesse
qui l'entoure portent le dernier coup à ces pratiques en les vouant au
ridicule.
^: On a confondu quelquefois à tort le Mososa des peuplades du litto-
i!al avec un être mystérieux et malfaisant, leMpamosavy desBetsimit-
saraks, nommé Mpamoriki chez, les Sakalaves. Bien que leMpamosavy
s'entoure d'un prestige fantastique, ce n'est point aux sortilèges seule-
ment et à la puissance des maléfices qu'il doit la terreur qu'il cause;
le poison et le poignard sont entre ses mains des armes également
redoutables. Il vit dans les bois ou du moins loin du commerce
habituel des hommes. Est-ce une monomanie misanthropique qui le
pousse à donner des breuvages vénéneux et à attaquer de vive force la
nuit ceux qui se sont attardés autour de sa demeure? Quelques-uns le
croient, d'autres affirment qu'il est l'exécuteur de vendettas secrètes,
qu'il accomplit la triste mission de faire disparaître sans bruit les
membres de la tribu dont les chefs veulent se débarrasser.
Jusqu'ici, une seule chose a été constatée à ce sujet, c'est la crainte
générale causée par le Mpamosavy et les précautions prises par tous
pour éviter sa rencontre.
Un usage qui ressemble beauco up au Tabou océanien se retrouve
chez les Malgaches. LeMpanjaka d 'un village d écl a rey«â^/ un objet, qui
MÉLANGES. 554
devient alors sacré ou interdit. Le travail est fadi pendant toute la du-
rée des funérailles d'un cliefj personne ne peut s'y livrer sans se rendre
coupable. Un arbre est proclamé fadi; en arracher une feuille devient
un crime. Il est des objets fadi par suite d'un vœu national ou d un en-
gagement personnel; tel homme ne mangera pas de tortue, telle tiibu
n'usera point de porc comme aliment, par suite du fadi.
Une autre ajiplication du fadi , c'est une sorte d excommunication
portée par un chef. Dès lors toute relation avec le lieu ou la personne
ainsi frappée d'interdit devient une désobéissance grave entraînant
une sanction pénale. Nos pères ont eu , en plusieurs rencontres,
l'occasion de constater tout le respect des Malgaches pour le fadi j
leur case, leur église, leur école, une fois déclarée telle, devenait une
solitude dont personne n'osait plus fréquenter les abords. Leurs ques-
tions devenaient sans réponses; tout échange, tout achatdc provisions
devenait impossible : ils se voyaient condamnés à un isolement qui
réduisait à néant les plus industrieux efforts de leur zèle.
IL DE RÉGKOIN",
Procureur des Missions de Madagascar et du Maduré.
(Z« siiilc prochainement.)
D'UNE INSCRIPTION TRILINGUE DÉCOUVERTE EN SARDAIGNE.
Supplément à h Dissertation publiéejà Turin en 'I8G2, par le chanoine J. Spano,
■«vec appendice d'Amédée Peyron.
L'inscription trilingue qui fait l'objet du travail suivant a été dé-
couverte en Sardaigne dans le courant du mois de février iS6i, et
le savant à qui on en doit la communication la regarde comme un
monument unique en son genre, au moins pour la Sardaigne. Elle a
été déjà interprétée par l'illustre antiquaire Peyron, de l'Académie de
Turin, et par notre savant père Garrucci , qui réside actuellement à
Rome. Depuis, elle a été publiée dans les Mémoires de l'Académie
des sciences de Turin, par M. le chanoine Spano^ celui-là même (jui
l'avait fait connaître au chevalier Pevion et au père Garrucci. (Jllits-
trazione di ttnn base votii^a di bronza ^ con iscrizione trilingue, /ati/ia^
i^reca^ ej'enicia^ trovata in Pauh Gerrci nvlV isola di Sardcgna. del
canoriico Cioinnni Spano, con appendice di Âmedeo Peyron. Toiino,
Stamp. reaU-, 1862.)
Le père Garrucci, avant reçu un calque plus fidèle (jue la copie dont
il s'était d'abord servi, s'est trouvé à même d'èclalrcir (|ucl(]ues-unes
des obscurités qui subsistaient encore à l'endroit de ce monument, cl
il a bien voulu nous confier la publication de sou mémoire.
b32 MÉLANGES.
MÉMOIRE DU P. GARRUCCI.
Le 5 août 1861, l'illustre et très-révérend commandeur Jean Spano
m'a communiqué pour la première fois une inscription en trois lan-
gues, découverte en Sartlaigne dans le village de Pauli Geirei, m'an-
noncant qu'il avait envoyé son commentaire à l'Académie des sciences
de Turin. En me faisant cette communication du texte accompagné
de son interprétation, il me demandait confidemment mon avis sur
cet objet. La copie était exacte pour le grec et le latin, mais non pour
le phénicien. Aujourd'hui, aidé par rexccllent calque que je dois à
son obligeance, je ferai connaître mon opinion, que je n'avais pas
voulu fixer avant d'être plus exactement renseigné.
Et d'abord, dans l'inscription latine, on lit ce qui suit :
CLEON'SALARI'SOC'S'AESCOLAPIO'jMERRE'DONVM'DEDIT'LVBENSMEIlITO.
MERE^ÎTE' ,
La paléographie, rorthographe et le caractère grammatical de cette
inscription nous montrent (pie ce monument peut bien être contem-
porain de la fin du vx*-' siècle, ou du commencement du vu® de Rome,
époque où l'on commençait à changer l'ancien mot mereto en me-
RiTO, tandis que l'on conservait encore dans certaines formules le
datif E. Nous trouvons également çà et là, dans les premières décades
duvii'^ siècle, plusieurs exemples de Vo au lieu de Vu -À la pénultième,
et j ai observé que cet archaïsme se rencontrait particulièrement avant
la liquide L, comme dans Singohis, Jabola, Popolus , Hercoles, et
dans notre ^Escolapius. L'inscription grecque ne nous éloigne pas de
ces conclusions, quoique la gravure semble nous reporter à une époque
plus reculée, le mu étant de la même forme que dans les inscriptions
bien antérieures au vu'' siècle d'un caractère analogue à celle-ci ;
d'ailleurs, le sigma et l'oméga sont de la même forme que dans les mo-
numents où le jji a un jambage plus court que l'autre, p, et le thêta
est marqué d'un point 0. C'est pourquoi ces lettres étant associées au
pi moderne, n, elles nous indiquent suffisamment l'époque où la Grèce
fut réduite en province romaine, ce qui arriva précisément en 608 de
Rome [Oljmp.^ i58). Plus tard, l'Q plein et le sigma plus carré I de-
vinrent plus communs. Quant au dialecte, c'est la langue commune,
très-convenable à l'époque dont nous parlons, où l'iota muet était ra-
rement omis, comme il arriva vers la fin de ce même siècle (Franz,
EL Ep., p. 233); et cependant nous trouvons écrit AiTxXvjTriwt Mr;p,cyj,
au lieu de Mrjppr/t. Voici le texte :
AI^KAHllIOI MHPPH ANA0EI\ÏA BiiMON EITH
SE KAEiiN O Eril TiiN AAiiN KATA nPO^lAPiMA
MÉLANGES. '.iViS
Ce que je sais toucliant l'alpliabet pliénicien m'aurait porté à la
même opinion , si Tinscriplion ei\t été complètement phénicienne.
L'alplialiet eni[)loyé ici n'est pas numide, mais carllia<^inois. Mainte-
nant j'ai démonlré ailleurs que le numide tire son origine du cartha-
ginois corronq^u, ce (jui ne put ariivcr que posléneurenienl à 608,
époque où Carlhage lut démolie. Les monuments carthaginois pu-
bliés juscpi ici par Gésénius, Saulcv, Judas, Bourgade, Spano, n'a\ant
rien qui rappelle les formes numides, les premiers monuments de la
Numidie, écrits avec l'alphabet numide, sont postérieurs aux temps de
Bomilcar, père de Jugnrthu (au témoignage de Justin). En consé-
quence, le déclin de l'ancien alphabet phénicien se fit avec lenteur
entre 608 et 640, à mesure que, par la chute de Carthage , la nation
se dissolvait et la littérature nationale se perdait.
Passcms à l'analvsc de l'inscription, (pie nous reproduisons en carac-
tères hébreux ordmalres :
"113 xin TNS D-iD^ hp'ù'r2 riw'n: nnîQ msa \î2Diih pii":
N'sixV "iDV nnbaa yen d: Dnw* p^Dx
Je traduis ainsi : « Domino Esmuno Merri aram œneam pondo 11-
brarum centum c (dédit) qui vovit Acleion quod pcperclt ( =: indui-
sit) et redire fecit (= reduxit' e salluls studens sanare (==z curam sa-
nandl eius habens). Suflétlbus HImllcatho et AbdesmunoHammelonls
fi Ho. »
Il n y a rien à observer sur la première ligne, dont le sens gramma-
tical est très-clair. Lorsque pour la première fois, j'ai donné mon avis
sur l'acception des mois riNO DIdS, le savant Spano m'opposa que la
base, a^cc les morceaux (jui y manquent, pourrait peser tout au plus
environ cinipiante livres. Mais le dessin que cet illustre ami vient de
m'envo) er justifie pleinement, ce me semble, mon interprétation, en
nous faisant connaître la forme complète de l'autel et ce qui manque
à la figure, laquelle a dû être celle-ci :
M. Spano m'apprit ensuite que le célèbre Peyron avait interprété
554 MÉLANGES.
ces deux mots de la même manière, et qu'il considérait les signes sui-
vants comme des fractions numéiiques (lettre du 5 décembre 1861).
Quant à cela, je ne saurais que dire, car nous ignorons les signes
fractionnaires dont les Phéniciens faisaient usage. Du reste, je pense
que c'est le nombre cent qui est représenté par le trait oblique \ suivi
du signe 0> équivalent du pahnyienns ^ j (Pihan, Exposé des signes de
numération^ p. 168), qui dérive manifestement des formes phénicien-
nes |>|, |Z)j; par conséquent, le ti'ait presque oblique qui suit nous
donnerait la ligne que^'on voit à la droite du cent phénicien, avec la
seule différence que dans cette écriture la ligne est verticale, sans ce-
pendant qu'on puisse le prendre pour le signe de 10 qu'on aui'ait mis
après le -^V et non pas sous lui; c'est pourquoi le groupe "^X signi-
fierait cent, et J^^ cent dix.
Vient ensuite le nom du donateur Cléon^ auquel en phénicien on
ajoute un a/pha, parce qu'il connncncepar deux consonnes, et on a la
coutume, en ces cas, d'agir ainsi afin de faciliter la prononciation du
scei^a. J'ai cependant lu Acléion, car ici la lettre y'oc/ est une consonne,
les Phéniciens n'ayant pas l'habitude d'écrire cette lettre quand elle
est muette : ainsi, on ne peut lire Aclin^ quoique cette désinence pro-
pre à im dialecte grec soit commune à cette époque, et employée aussi
par les Orientaux.
En traduisant la première fois T^l V^ par ^ot.o suscepto, je me
suis attaché à la formule latine : la locution phénicienne signifie
précisément qui 7>oi'it, et non pas, comme quelques-uns ont pensé, ?;//•
'voi'ens; ni comme Barthélémy, approuvé par Gésénius (Thés. , p. 1 34^),
id qund z^ot'i/, puisque le même mot Vif, est employé quand le monu-
ment a été dédié par une femme, et en outre wK, comme T^'K^ est de
genre commun.
nnVaa TvC?K D:i Onv. Le célèbre Peyron lit D^nv [dS in mon), etc.,
et il traduit: Siculus eliani %>ir salinai-uvi *, là où je lisais nilTOQ 2'>'Ci^
DiT \rWy qnoil exaudivit , et ex salinis reduxlt. Le point de divergence
entre nous, c'était, comme on le voit, la troisième lettre /^, qu'alors
je croyais un luin suivi d'un vaii, d'après la copie que j'avais reçue;
mais maintenant je pense que c'est une seule lettre D; tandis que
M. Peyron pense que c'est dS. Je renonce bien volontiers à ma pre-
mière opinion, changeant \WV en 'OXW , ce qui me donne un sens iden-
tique et peut-être meilleur avec la forme régulière de l'alphabet phéni-
cien dont se servent les Carthaginois, dont les pierres sépulcrales ont
* Gorrcsius, Bull. Arch. Sardo. Février 4862, p. 27. Ceci était écrit avant les
annotations imprimées par le chevalier Peyron à la suite du mémoire du cha-
noine Spano.
MKL ANGES. 555
le samec de cette forme ^^''^(Gcséu., Carth., y) ^^^^; (/^., Carth,, 3)
({ue l'on voit raccourci dans riiiscripliou cartliaginoise de Saulcy "^
(Jouru. asial., i843, p. 2^5), mais qui apparaît conforme à la notre
sur le vase palermilain '^^, dont le meilleur dessiu a été publié en
dernier lieu par Ugdulona. Je pense donc qu'il faut lire DHV, dérivé
de Din, employé absolument par E/échiel, XXIV, i4, et je l'explique
par qui induLsit.
Je dois faire observer que le mot D/nw , savoir : siculus^ outre les
difficultés paléograpliiques , présente une dilïiculté grammaticale qui
n'a point échappé à M. l'abbé Pevron, parce que, quoique les Phéni-
ciens omeltent les lettres muettes, on a cependant observé que ce n'est
pas riiabilude, quand leyW/est un pronom suffixe de la première per-
sonne, c'est-à-dire un pronom uni au nom ou au verbe*. C'est pourquoi
il était nécessaire ici de lire' (flw^, comme on lit 'J1Ï (Gésén., Athen.^
I, 2), >nj [ibid.), >j[S]p"C?N {Ann. Instit., i86i,t4iv. d'agg. m), etc.
(Gésén., âJori. P/ioe/i^ p. S^). J'observe aussi que la phrase n'est pas
exacte, et ne présente pas nn sens clair et complet •.Slculus, etiani vir
salinanini, car la conjonction etiani ou et ne doit réunir que les deux
charges exercées par Cléon, et non pas sa nationalité et sa charge. Jl
parait donc nécessaire qu'eu égard au D> qui suit le mot Dn'v, ou,
comme on prétend, 07»! w', il v ait un sens que l'on puisse naturellement
lier avec la j)hrase qui suit. Dans mon interprétation, il est tout à fait
raisonnable de dire : quodi^pepercit) indidsit et ex salinis reduxit; mais
si Ion veut s'attacher à la leçon et à l'interprétation etiurn vir sa-
Unaruiu^ je ne vois pas comment le mot précédent, siculus, pourrait
se joinihe convenablement à la profession de Cléon, sans ajouter une
locution intermédiaire exprimant une autre charge tjuelcoiu[ue exer-
cée pai- ce personnage.
Le mot nriTO, comparé à Ihébreu 11/173 yMi (Jérémie, xvii, 6),
signifie une terre saline; on le trouve en Job (xxxix, 6) et dans le
Psaume cvii (34), mais comme substantif, sans le mot^nS; de là l'ac-
ception de salines^ (jui convient mieux au sel fossile qu'au sel artifi-
ciel. Mais rienn'empechc (pie l'on aitdounélemème nomaux unsetaux
autres. Il est bon aussi de noter que les rabbins ne tirent pas l'étymo
logie de ce mot de l'infinitif chaldéen nn*?QOde forme active kal, mais
de l'hébreu nn^O. Queltiues savants pounaient préférer une interpré-
tation plus conforme au sens des inscriptions latine et grecque, et en
ce cas tout le monde. voit que la locution 'vir sa/inarum correspond à
la [)hrase ô i-n't rôiv âXwv de l'inscription grecque, et aussi en une cer-
taine manière à l'opinion du s.\LAiir socs* où il n'y a plus trace de
• Ou bien quand il sert à former les adjectifs patronymiques, dynastiques, elc
556 MELANGES.
mon interprétation : quod exaudivU et ex salinis reduxit. Mais je ne
VOIS pas quelle force pourrait avoir un tel raisonnement, puisque l'ins-
cription grecque même a ajouté deux choses dont on ne fait pas men-
tion dans la latine , c'est à-dire l'autel BDMON et le commandement
KATA nPOSTArMA, et elle ne nous parle pas de l'état de Cléon,
et ne dit mot de la société des salines dont il était Fagent. Je fais en-
suite remarquer que ce n'est pas la seule omission des deux inscrip-
tions grecque et latine, puisque l'inscription phénicienne fait certaine-
ment mention du bronze et de son poids, aussi bien que des suffètes,
ce dont elles ne parlent ni Tune ni l'autre.
Puisque j'ai parlé des formules salarisoc. s., et de EIII TON AAQN,
je saisis cette occasion pour faire la remarque suivante : il n'y a aucun
doute sur rintelligence des sigles soc. s. , que j'ai interprétées ; socie-
tatis serms^ et je rappelle à ce propos que l'on trouve dans le vii^ siècle
d'autres exemples de cette sigle, comme dans l'inscription de Pré-
neste (Doni, p. 6^, 9; Murât, 470, 5) et dans celle d'Albe [Momms,
Inscrip. Neapl.^ 56 n), très-peu correcte *. Ajoutons l'inscription
de Saturnie {Bull, Inst., i86i, p. la), qui est d'une époque plus avan-
cée, où on lit : primitivo-cs tertivscs*, c'est-à-dire Primi-
tho coloniœ servo Tertius co loiiiœ se/vus, dont l'interprétation fut
contestée faute d'exemples.
Maintenant , une nouvelle inscription de Plaisance vient encore
à l'appui de mon opinion, car on y voit gravées les sigles cp-s'
{BulL, p. 34, 1862), et il faut observer que, suivant l'éditeur, c'est
un exemple du simple s pour seivus. On attend encore un pareil
exemple pour justifier l'explication des sigles es*, coloniœ Salurniœ,
préférée par M. Henzen. Cependant, ajoutons aux exemples déjà allé-
gués la pierre inédite de Jielli sur le Fucino.
* Lue par moi, sur l'original :
NICOSJACUS.A-F.L.S.
PAAPIA.ATIEDI.L.S.
DOROT.TETTIENI.T.S.
MENTI. BONAE. •
BASIM.DOX.DANT.
Nicomac(h)us. Af(inii-?). L(ucii). S(ervus, Papia, Atiedi. L^ucii). S(ervus).
Dorot(heus Tettieni). T(iti). S(ervus). Menti Bonae, Basim Donium) Dant. Aux
deux lettres A. F., quoique séparées par un point, l'épigrapliie et l'analogie exigent
qu'on cherche une acceptation raisonnable et convenable. On peut donc sup-
poser ici un nom de famille, peut-être Afinius, et que le sculpteur y a mis par
erreur le point entre l'A et l'F. D'ailleurs en voyant l'F rapproché plus qu'il ne
faut de l'A", eu égard à la distance ordinaire des sigles, nous pouvons en tirer une
preuve à l'appui de notre opinion.
MÉLANGES. 557
T* DIVIVS' T* 1/ FAVSTUS*
EVMCVSPI/S'F-
77///^ Divins TitiUbertus Faiistus Eunicus P. L. servusfecit.
Je reviens au lexle pliénlcieii :
Le graveur de ce bron/.e a séparé quelquefois les mois, eu conser-
vant entre eux un peu despace; mais il a eonunis une faute, ayant
éloigné !e tan de IIt'D pour l'unir au mot qui vient après, D'JD.
De ce mot on lit seulement deux lettres à la fin de la ligne, Dw, et
puis le bron/e est brisé, et la deuxième ligne commence par un frag-
ment de lettre ([u'on peut prendre pour \\\\ vesch ou un koph. De là
les différentes leçons adoptées par le clie\alier Pevron et par moi. Il
lit koph^ et ajoute une leitre à la fin de Qw , en formant la phrase
Vp ySw , tandis que je réunis immédiatement le Dw au fragment que
je crois rcsch^ et je lis 13w dons le sens de •• studens sanare, operam
dans ut sanaret; •• car il est dordinaire en hébreu d'uiîir "13 w au gé-
rondif p. e, Deuter-, VI, 25 : DTw'yS 13w?3 (cf. Nuni., xxm , 12 j
II Reg., X, 3i; XVII, 3-; xxi, 6, etc.)
Après avoir exposé les motifs de mon interprétation, j'ol)scrvai
que, dans la copie qu'on m'a transmise, on lisait m3S, mot vraiment
singulier, à raison du van muet. Je ne pouvais le rejeter, ni croire que
le copiste eût pris cette lettre pour une autre, parce quil y a trop de
différence entre la forme de cette lettre et celle des autres signes al-
phabéticpies des Phéniciens ; et si j'avais voulu la transformer en un
a'in, j'aurais trouvé un obstacle dans cette même inscription où le
cïn est fermé dans le mot A^ -^O, ee qu'il n'est pas permis de sup-
poser. Mais maintenant que le calque m'a fait connaître la vraie leçon,
je vois dans la lettre V un a'in ouvert, quoique plus loin il y en ait un
fermé O, la vraie forme du vau apparaissant dans le mol "^"^OX ,
tandis (jue l'oii avait copié nnn : ^ .
Mais l'on dira : Si l'on doit admettre deux formes de aïn^ pourquoi
refuserait-on d'admettre deux formes de TauP Je ne dis pas que cela
répugne; seulement je pense qu'alors on amait un vau muet inadmis-
sible, et, en supposant encore que la \raie forme du vau employée
dans cette inscription ne fût pas connue, on aurait déjà une boime
raison de considérer connue un aï/t la lettie (jue I\I. Spano lit 7'aii. Si
jai rappelé la règle qui défend d'admettre dans un même alj)liabel
(Uverses formes d'une même lettre, et dont l'oubli a souvent jeté les
interprètes dans de graves erreurs, néanmoins, je puis aftiinier
qu'on trouve des exemples contraires bien constatés; ce que j'ai ail-
leurs démontré en altril)uant ces anomalies à une époque de transition
S5« MÉLANGES.
d'un alphabet à un autre. Cependant , on est forcé d'y reconnaître
une faute du graveur.
Ces leçons différentes écartées pour les raisons qu'on vient de
voir, je passe à Tinterprétation de cette dernière partie de l'inscrip-
tion, qu'on lit ainsi :
Expliquons d'abord le mot, d'un usage rare, N'2"1K, qui achève la
phrase précédente. J'ai tenté tous les inoyens afin de n'être pas con-
traint de recourir au dialecte chaldéen; mais je vois maintenant
qu'il vaut mieux s'en servir. Les Chaldéens ont la coutume de placer
un iod avant la dernière lettre radicale de la conjugaison aphel^ cor-
respondante à la conjugaison hiphil des Hébreux , comme dans
n^riTlb, employé par Daniel (ch. v, 2). Egalement du verbe Nlll,
sanai'it , nous formons l'infinitif en aphel qu'on devrait précisément
écrire N*3in, mais qu'on lit N^SIN, par suite de l'échange des conson-
nes K et n, pratiqué en chaldéen. C'est donc un infinitif ou plutôt un
gérondif qui peut être interprété sanare et sanandi.
Je termine ici mon commentaire philologique, sans vouloir m'éten-
dre sur le culte d'Esculape et sur le nom que les Phéniciens lui ont
donné, car je tiens à ce que ces choses soient traitées par le chevalier
Peyron avec cette érudition qui lui est propre, et qui lui assure le
premier rang parmi les Italiens dont se glorifie notre siècle.
R. Garrucci.
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
Monuments Scandinaves do moyen âge avec, les peintures et ornements qui
les décorent, dessinés et publiés par M. Mandelgren, peintre suédois.
Publié en français et à Paris , cet ouvrage sera plus accessible au
grand nombre des lecteurs j et nous nous en réjouissons. Les nations
d'origine latine sont généralement trop peu soucieuses des idiomes du
Nord; mais, par compensation, les hommes instruits parmi les popu-
lations germaniques sont beaucoup moins exclusifs, et peuvent lire
sans peine un texte rédigé en langue française. Ainsi , le livre de
M. Mandelgren sera facilement consulté partout où besoin sera; et di-
sons que ce besoin, utilité si l'on veut (mais je ne descendrai pas jus-
qu'à curiosilé toute pure) s'étend à la chrétienté entière.
BIBLIOGRAPHIE l-T REVUE DE LA PRESSE. 559
On a bciiu faire scnihlant de nous donner à croire qnc les préoccn-
patlons actuelles sont toutes pour l'intérêt politiqueet industriel, pour
la richesse et le bien-être , Dieu a fait le cœur humain plus grand que
le but des sollicitudes matérielles, et ceux. (|ui dirigent nos sociétés ne
peuvent s'emptrher de paver quelque tribut à des aspirations plus
hautes. Lesédilités d'aujourd'hui n'oseraient plus construire des églises
connue celles (jui grevèrent les budgets des communes 11 y a (juarante
ou cincjuante ans, et sur lesquelles je voudrais que l'on eût gravé pro-
fondément le nom des architectes, pour le bon exemple, puisque le
sup[)llcc de la marque n'avait pas encore été abrogé à cette époque.
Je ne veux certainement pas due que nous ayons réalisé un granrl
art chrétien; mais qui pourrait nier qu'un pas énorme ait été franchi,
et que certaines absurdités soient (Dieu merci !) devenues impossi-
bles, qui soulevaient à peine ([uehpies réclamations il y a moins d'un
demi-siècle? Les artistes et les administrateurs sont obligés de compter
avec une opinion publique désormais moinsendurante.Tel labrlcien ne
se confesse pas encore, qui pourtant sent très-bien que sa paroisse ne
saurait être bâtie sur le plan d'un théâtre ou d'une station d'octroi.
Cela ne sautait pas aux yeux de la génération qui nous a précédés.
L'art, — j'en demande pardon à ceux que cela pourrait blesser, —
est comnnmément un peu en retard sur la marclie de ce qui l'entoure.
Jl ne se met à l'unisson de la société que quand le goût général est de-
venu impérieux et repousse décidément tout ce qui ne répond pas à un
besoin profondément répandu. Quelques hommes d'élite seulement se
sentent vibrer avant les autres, comme ce colosse de IMennion qui ré-
sonnait aux premiers ravons del'aurore.Ceuxfjueràge, l'éducation, ou
le caractère rangenl dans des situations moins accessibles aux premiers
effets du jour qui gramht ne viennent qu'à la suite; ou bien ils eonli-
nuent, sans le savoir, à reproduire des accents surannés. Parfois même
ces demeurants d'un autre âge arrivent à ne plus comprendre pourquoi
ils détonnent ; ils ignorent que le diapason a changé autour d'eux, et
répètent par habitude de chants dont la tonalité ne va plus à aucime
oreille. On s'v arrête un Instant, comme à (pielque chose d'étrange qui
vous a surpris; mais la désuétude fait bientôt (ju'on s'en détourne
comme d'une énigme trop compli(|uée. L'art étant surtout destiné à
plaire, à satisfaire uu sentiment (jui cherche son expression, il ne
peut vivre sans répondre à des tendances du cœur humain, ei nous sa-
vons que le cœur humain est singulièrement modifié par ce qui l'en-
toure. Un pende convenu entre d'ordinaire dans ses appréciationç,
et c est ce qui fait qu'une nation, une épo([ue, une civilisation entend
le beau tout autrement qu'une aulrc. Chacune d'elles le cherche et
lâche de le saisir, en pressentant vaguementee qu'il devrait être; mais
560 BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
l'inexpérience technique, ou des préjugés d'iiabitude, font que l'on se
tient poui' satisfait ici de ce qui là sera jugé presque ridicule.
Les études récentes ont eu cela de bon qu elles nous apprennent à
n'être plus si dédaigneux qu'on l'était jadis pour ce qui dépayse ;
ou plutôt elles nous empêchent précisément d'être dépaysés à la ren-
contre de formes que nos devanciers auraient à grand'peine déclarées
curieuses. Les musées, les voyages, les pul)lications modernes, nous
familiarisent chaque jour avec ce qui était insolite pour nos pères; et
nous comprenons insensiblement qu une certaine beauté n'est pas né-
cessairement absente des objets produits dans d'autres conditions que
celles qui entouraient notre enfance.
Je ne m'oppose point à l'assertion de ceux qui appelleront cela
progrès (surtout en fait d'histoire) ; je m'accorderais mieux toutefois
avec qui dirait que c'est une richesse A' outillage d'où le progrès peut
sortir, si Dieu permet qu'on en fasse bon emploi. En quoi il nous
faudrait que quelque habile homme donnât une puissante initiative
qui nous évitât de prendre goût au chaos.
C'est que nos provisions de documents sur l'art, tel que l'ont fait
éclore divers cieux, risquent de nous conduire ou à des imitations
plates qui ne seraient que des calques plus ou moins adroits, ou vers
mi éclectisme de pur calcul qui se résoudrait en pastiches habiles
(peut être) sans vie. Cela pourrait suffire au passe-temps désœuvré des
amateurs, ou de quelque professeur mêmej ce ne serait pas un art
vrai qui eîit de la durée. Si Dieu permet que, dans notre débâcle, bon
nombre de cœurs élevés viennent jamais au point de s'entendre, il en
devra sortir un concert où l'art ne peut manquer d'intervenir par la
force des choses ; et pour m'en tenir à ce qui importe le plus, il naîtra
un art chrétien, que le monde réclame pour exprimer la seule unité
humaine qui soit possible désormais. Je ne crois guère aux autres, ou
je les soupçonne fort de ne promettre que des groupements animaux
à la façon des vols de vautours ou des troupeaux momentanés de
loups et de chacals pour une curée abondante.
Le Père qui est dans le ciel, ayant^ai^ les nations guérissables^ j é-
prouve le besoin de compter que nous reverrous un art chrétien encore
une fois. Cène sera point le langage d'une époque précédente ; chaque
âge parle à sa manière, ou ce ne serait que de l'artifice, et non pas une
expression spontanée qui parte du cœur. Pour réaliser cet couvre, il
faut qu'on se puisse dire : Credldi propter quod locutus sum. La société
n'y poussera probablement plus avec ce grand ensemble qu'a vu li-
moyen âge ,• mais qu'il nous soit accordé quelques esprits de haut vol
en qui se reflète ce que l'Évangile nous a laissé de lumière dispersée,
la forme viendra, et on l'appréciera bientôt.
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE. 564
M. Arv Schcffer désirait évidemment recevoir cette espèce d'au-
réole, et plusieurs tentatives timides de M.Paul Delaroclie annoncent
que, sur ses derniers jours, il voyait là le but d'une helh; and)ition sans
oser y aspirer tout à fait. M. Ingres, malgré son grand âge, a derniè-
rement laissé voir qu'il ne regretterait pas d'avoir quelque point de
contact avec Giolto et les précurseurs de Raphaël. Ce sont là des in-
dices dont il est permis de tenir grand conqite, si l'on porte ses regards
vers l'avenir avec quelque volonté d'espérer.
Parmi nos peintres actuels, un seul juscju'à présent a rencontré cette
bonne fortune de débuter avec éclat par la peinture murale dans les
églises, et de se voir comme enfermé dans une si belle carrière par la
commande successive de grandes œuvres. Sur cette route, M. Hippo-
lyte Flandrin a compris chaque jour davantage que, sans faire préci-
sément de l'archéologie, on pouvait puiser utilement aux sources du
moven àse latin etjirec. Ill'a bien montré, surtout à Saint-Germaindes
Prés, par exenq^le dans sa Crèche de BetJiléem, où la pureté de la
forme revêt délicieusement un naïf programme du xn* siècle. Cela est
pour ainsi dire transfiguré, mais le point de départ n'est pas dou-
teux. Ce n'est pas M. Flandrin, j'en suis sûr, qui serait étonné d'en-
tendre dire que l'artiste chrétien aura beaucoup à profiter dans les
sculptures et les peintures de nos vieilles cathédrales, des émaux ou
des manuscrits liturgiques.
Mais les renseignements sur cet ordre de faits n'ont pas encore cou-
tume d'occuper beaucoup de place dans les portefeuilles des artistes,
qui sauraient à peine où les chercher. Réellement, il ne leur est pas
souvent aisé de réunir les grands ouvrages où leurs informations se
renouvelleraient. Quand la fortune leur arrive, ils ont fixé la route par
où ils prétendent maintenir la vogue, et ne veulent plus risquer le
succès quelconque. De conseils, d'ailleurs, ils n'en ont guère, si ce
n'est ceux des marchands qui débitent aux riches amateurs les produits
de la peinture et de la scul[)ture, et peuvent dire ce qui est de place-
ment. De la sorte, où voulez-Nous qu'un peintre ou un statuaire, avec
ses traditions d'atelier, se renseigne sur les sources vives qiii peuvent
féconder un champ nouveau? comment saura-t-il ce qui doit remuer
dans les cœurs une fibre oubliée? Et, cela étant, il se traînera commeà
coup sûr dans des voies destinées à être abandonnées demain. Or, nous
sommes plus chrétiens, et moins romains ou grecs qu'il ne nous plaît
de le dire; ainsi l'avenir de l'art, malgré les trouvailles modernes, est
bien plus dans lésâmes que dans les exhumations antiques dont la va-
leur est grande pourtant.
Cela siguific-t-il qu'on trouvera dans la publication de M. Mandel-
gren tout ce qui peut renouveler 1 art de la peinture nuirale pour nos
1» ^^K>
562 BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
églises, el renseigner complètement les artistes sur les données qui
doivent agrandir leurs vues? Non; mais parmi les livres modernes,
celui-ci semble offrir, sous un prix absolument abordable, un grand
nombre de documents que nous pouvions à peine espérer. L'auteur
doit avoir rêvé, si je ne me trompe, une collection bien autrement
complète que celle dont nous lui sommes redevables jusqu'à présent.
Mais en arrivant à la pratique, il faut souvent rabattre beaucoup des
projets qui nous avaient bercés dans le cabiiîet. Les difficultés et les
frais de grandes planches exécutées par la chromo-lithographie sont
une lourde charge après les longs voyages où Ton avait rassemblé ses
dessins sans épargner sa peine, et les nécessités du calcul viennent
refi'oidir le premier enthousiasme. L'artiste suédois aura donc recueilli
bien des matériaux qu'il lui a fallu trier au moment de la reproduction,
et qu'il rései'vesans doute pour le jour où il aura vu si ces recherches
laborieuses sont goûtées du public. Pour le moment, il nous donne,
en quarante planches grand in-folio, tout ce qu'il a pu trouver de
peintures murales dans un bon nombre d'églises suédoises. 11 ne re-
monte pas au delà du xiii^ siècle, mais le faire de plusieurs figures
annoncerait parfois chez nous le xii'',' et ayant pu descendre jusqu'au
xvie siècle, il fait passer sous nos yeux une histoire à peu près complète
de cet art décoratif dans les Etats du Nord, sous l'empire du christia-
nisme latin.
Tout cela n'est pas chef-d'œuvre; mais quelle moisson sur un ter-
rain dont nous ne connaissions absolument rien jusqu'aujourd'hui ?
Lors même que la naïveté s'y approche d'une bonhomie quelque peu
niaise, il y a beaucovq^ à profiter pour l'imitation intelligente. On y
Terra, par exemple, que les peintres du moyen âge, lors même qu'ils
avaient des vastes espaces à leur disposition, ne tenaient pas du tout à
tracer ce que l'on appelle aujourd'hui Ae grandes pages. Ils divisaient
les surfaces en cadres assez restreints, multipliant ainsi les sujets et
réduisant chaque composition à quatre ou cinq figures. Le lien
général de ces petits tableaux n'est pas toujours très-sensible; mais
souvent ils sont dominés par l'ensemble d'une légende qui se déve-
loppe dans ses diverses scènes, par le groupement des prophètes qui
accompagnent un fait saillant de l'Evangile, ou par la corrélation des
événements relatifs aux principaux mystères du salut avec les faits
prophétiques qui les ont annoncés dans l'ancienne loi. Ailleurs, on
rapprochera les divers saints honorés par les fondateurs et les fidèles
d'une même église, sans viser à plus d'unité que celle du bon sens et
de la pensée qui saute aux yeux des fidèles.
Le peintre cherchait-il ainsi à s'éviter le travail d'une composition
grandiose, ou voulait-il faciliter aux spectateurs l'intelligence de son
BIBLIOGRAPIlllî ET REVUE DE LA PRESSE. 663
œuvre? Je crois qu'il s'abamlonnaii tout bonnement au sentiment
simple et vrai de ce que doit être Fart populaire : net, bref par consé-
quent, et de premier jet, sans embarras possible pour rinterprétation.
Il recourait en outre à la ressource des banderoles parlantes, et aux
Inscriptions courtes tirées de TÉcrilure sainte, des offices et des vies
de saints. M. Mandelgren a souvent mis un soin si scrupuleux à cal-
quer soigneusement ces mots en partie effacés par le temps ou le
terrible badigeon, que, dans le plus giand nombre des cas, on
est sûr de saisir la pensée primitive. Comme c'est ordinairement la
liturgie ou la Vulgale qui a fourni les textes, quelques expressions bien
constatées mettaient sur la voie d'un complément indubitable pour
celui qui connaît le bréviaire, le missel, la Bible; c'est ainsi qu'on y
retrouve le Te Deiini^ le Credo, les textes appliqués à la très-sainte
Vierge par la tradition, etc.
Outre cet intérêt d'art, de théologie et d'histoire eccléslastiqiie,
ces représentations offrent aussi un attrait de curiosité par certains
côtés tout nouveaux pour nous, à cause du cachet Scandinave de plu-
sieurs détails. Ce ne sont pas seulement les faits ou les attributs qui
caractérisent quelques saints du Nord presque ignorés chez nous; il y
a, par exemple, cette légende bizarre et malicieuse du diable subor-
nant la femme de Noé pour saisir le secret de rarche et s'y mettre à l'a-
bri pendant le déluge. Je ne connaissais point, dans nos contrées, cette
drôle d'invention populaire ; il se peut néanmoins qu'elle fût arrivée aux
oreilles de rarchiteeie ou du statuaire qui a déterminé le programme
de la fontaine du nouveau pont Saint-Michel à Paris. On s'expliquerait
mieux ainsi pourquoi il a fait précipiter le démon dans l'eau, ou à peu
près. Mais les Parisiens, n'étant pas Scandinaves, peuvent alléguer
quelque excuse s'ils ne comprennent pas bien cette espièglerie archéo-
logique. Désormais, grâce à M. Mandelgren, ils sauront à quoi s'en
tenir, ou ce ne sera du moins pas ma faute, puisque] apporte de si loin
le mot de l'énigme à mes compatriotes.
L'empereur Napoléon III a bien voulu accepter la dédicace du beau
livre publié par M. Mandelgren, et nous savons que des appréciateurs
extrêmement compétents avaient salué avec joie, pressé même de
leurs vœux l'accomplissement de la tâche que l'artiste suédois s'était
com'ageusement imposée. Cet ensemble de témoignages fait honneur
à notre époque autant qu'à celui qui les a obtenus. Toutefois, parmi
les pl.rascs écrites à ce sujet, il en est que je ne transcrirais pas sans
quelque modification. Tel a dit, par exemple : •« Il inq)orte que la
Suéde soit enfin connue comme nous connaissons l'Angleterre, l'Alle-
magne et la France. - Maintenant que le grand travail de M. Mandel-
gren est arrivé à sa fin, et lui procurera sans doute assez d'encoura-
564 BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
gements pour le décider à vider ses cartons de voyages, nous serions
tenté d'écrire : " Il importe que la France soit enfin connue comme nous
connaissons la Suède. « A ne parler que de peintures murales, le Poitou
seul suffirait presque à égaler la récolte des Monuments scandinaues; et
ceux qui n'en connaissent que Saint-Savin se trompent fort, s'ils pen-
sent que c'est là tout. Or, non-seulement il en existe ailleurs dans cette
province (pour ne citer que celle-là), mais on les a recueillies depuis
plusieurs années. Du reste, celui qui a fait cette collection patriotique
ne m'a point chargé de le pousser dans le monde ; et c'est bien fait à
lui, car j'entends fort mal le métier de solliciteur. Il me semble pour-
tant que quand un homme aussi casanier que moi a pu avoir l'accès
de ce curieux dépôt, ce serait grand dommage qu'il n'en fût rien
arrivé jusqu'aux oreilles de ceux qui peuvent rendre praticables pa-
reilles entreprises en les faisant parvenir à la connaissance de l'empe-
reur. On disait jadis : « Si le roi le savait ! » Pour moi, je dis simple-
ment ce que j'ai vu de la Scandinavie et du Poitou. Je loue vivement
ce que nous connaissons mauitenant de l'art éclos jadis dans la
Scandinavie catholique ; et je regrette ce que nous ignorons encore
des œuvres de nos pères, dont je n'ai cité qu'un échantillon. Un peu
de patriotisme ne doit rien gâter dans les éloges que nous donnons à
autrui; pas plus que la justice rendue aux étrangers ne doit nous faire
oublier nos propres trésors, menacés d'un anéantissement chaque
jour plus probable.
Gh. Cahier.
MÉMOIRES HISTORIQUES SUR LES MissiOiNS DES ORDRES RELIGIEUX, et Spécialement
sur les questions du clergé indigène et des rites malabares, d'après des documents
inédits, par le P. J. Bertrand, de la Compagnie de Jésus, missionnaire du Maduré.
2* édition. Paris, Brunet, 1862.
Personne n'ignore les difficultés qui s'élevèrent à la naissance du
christianisme, lorsque Juifs et Gentils se rencontrant pour la première
fois au sein d'une même Eglise, il fallut les assujettir à une même loi,
à unemême discipline, sans blesser l'esprit national, et sansexigerdes
uns ni des autres le sacrifice des usages civils ou religieux qui n'é-
taient pas rigoureusement incompatibles avec la profession de la foi
chrétienne. Quand les missionnaires des trois derniers siècles fondèrent
les chrétientés de la Chine, de l'Inde et du Japon, ils se trouvèrent na-
turellement en présence de difficultés semblables : on ne s'étonnera
pas qu'ils aient été sujets à des dissentiments auxquels n'avait pas
échappé le collège apostolique. Peu à peu, grâce aux décisions tou-
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
ODJi
jours mesurées du saînt-siége, grâce aussi à rexpérience, qui devait
dissiper bien des nua<;es, une pratique uniforme s'est établie, et il serait
aujourd'hui bien difficile de signaler de notables divergences dans la
conduite des missionnaires qui évangéllsent une même contrée.
Est-ce à dire que le jour se soit fait dans tous les esprits, en Eiirope
aussi bien qu'en Chine? Non, assurément; et notamment en France,
souvent sous l'inspiration du zèle le plus pur, mais d'un zèle égaré par
les préjugés d'une autre époque, on a vu de temps à autre renaître des
controverses que Ton aurait cru à jamais éteintes.
L'intérêt qui s'attache aux pages où le P. Bertrand, avec une pleine
compétence, traite des rites malabares, des rites orientaux, du clergé
indigène, etc. , n'est donc pas un intérêt purement rétrospectif. Pour
justifier l'insistance de l'ancien supérieur delà Mission du Maduré à
revenir sur ces questions deux ou trois fois séculaires, il suffirait de
citer certains ouvrages de feu Mgr Luquet, évêque d'IIésebon, certains
passages d'une remarquable Histoire de t P^glise qui est dans les mains
de tous les catholiques, etc. Veut-on un exemple encore plus récent?
Voici ce que nous lisions tout dernièrement dans une des notices pu-
bliées à l'occasion de la canonisation des martyrs du Japon :
" L'histoire impartiale... se doit à elle-même de ne point jeter de
voile sur les fautes des missionnaires. Ce qui manqua à l'Eglise japo-
naise, ce fut un clergé national.,. Si des prêtres sécuHers, des cure's
indigènes et à demeure, des séminaires selon les prescriptions du con-
cile de Trente, si surtout un certain nombre d'évêqnes eussent été dis-
séminés parles îles, le clergé se fût renouvelé... Cette Eglise aurait
prolongé la lutte pendant de U)ngues anné<'s en attendant des jours
meilleurs. Telle était la pratique des premiers apôtres. .. Au lieu de
cela, le clergé séculier se bornait à sept prêtres au eonnnencement delà
persécution, après soixante ans de prospérité religieuse', »
Le pieux auteur n'y a pas songé : si son jugement devait être celui
de l'histoire, il y aurait eu de quoi causer quelque tristesse, au milieu
de cette belle fête, aux frères et aux héritiers des glorieux martyrs dont
il racontait les combats et dont il célébrait le triomphe. Mais il avait
sous les veux \ Histoire universelle d>' f Eglise cntholiqnc , de l'abbé
Rohrbacher, ouvrai^e assurément très-reeommandable, le meilleur
même, à tout prendre, (jui ait été composé en notri" langue sur ce ma-
gnifique sujet, et il a puisé à cette somee avec une confiance un peu
trop aveugle. Nous retrouvons, dans les lignes qu'on vient de lire,
' Lv$ Martyrs du Japon. Histoire des vinî^l-six martyrs canonisés par Pie IX,
et aperçu gênerai sur le chrisliiiiiisrae au J.ipon, pur J. M. de \illefriincho. Paris,
566 BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
non-seulement la pensée, mais même les expressions de l'abbé Rolir-
bacher j pourquoi ne répondrions-nous pas à ce dernier? LeR. P. Ber-
trand nous rend cette tâche on ne peut plus facile. Si nous ne profitions
de cette occasion, qui sait ? le nouvel historien des martyrs du Japon
ferait peut-être, à son tour, autorité pour quelque autre. Voilà com-
ment les opinions prennent crédit, et nous en pourrions citer un cer-
tain nombre, aujourd'hui très-répandues, qui n'ont jamais eu de fon-
dement phis solide.
On croit donc devoir reprocher aux missionnaires du Japon de n'a-
voir pas improvisé dans ces royaumes une Eglise organisée de toutes
pièces, avec ses prêtres séculiers^ ses curés indigènes et a demeure, ses
séminaires et surtout ses évéqites ; que de questions à résoudre cepen-
dant avant d'avoir le droit de regarder un pareil reproche comme fondé !
Ce qu'on demande là, d'abord, était-il su pouvoir des missionnaires?
est-il bien vrai qu'ils négligèrent la formation du clergé indigène ? et
puis, lorsqu'on appuie sur la formation des prêtres séculiers, s'imagine-
t-on que les prêtres indigènes cessent de l'être en devenant religieux?
Yoyons donc un peu à quel point de son développement en était l'E-
glise du Japon, lorsque la persécution vint renverser de si belles espé-
rances; et peut-être qu'alojs il nous sera plus facile d'absoudie ceux
qui avaient fondé cette Eglise et qui l'ont arrosée de leur sang.
La mission du Japon commence vers i55o, et la persécution de
Taïcosama s'ouvre vers iSph'; ce qui fait bien moins de soixante
années, et ces années-là ne furent pas non plus, comme on le prétend,
une ère de prospérité religieuse exempte de toute persécution. Donc,
on aurait voulu qu'en moins de cinquante ans un clergé indigène eût
été formé, avec ses curés à demeure, ses évêques, ses séminaires.
Pourrait-on nous citer dans tout le moyen âge (car on n'a pas craint
d'invoquer la pratique constante du moyen âge), une seule Eglise ainsi
constituée en cinquante ans au sein de l'idolâtrie? Au contraire, com-
bien d'Eglises qui, pendant un et plusieurs siècles, ne présentèrent que
quelques prêtres étrangers aux prises avec des obstacles de tout genre' !
Aujourd'hui les chrétientés de la Chine, du Tong-king, de la Cochin-
chine, de l'Inde, comptent non pas soixante ans, mais deux siècles
d'existence; plusieurs d'entre elles ont l'avantage d'être administrées
,par des prêtres séculiers depuis cent quatre-vingts ans; combien s'en
trouve-t-il qui soient capables de se suffire à elles-mêmes, capables,
avec leur seul clergé indigène, de braver des persécutions semblables à
celles qu'essuya au xvi'^ siècle l'Eglise du Japon ? Personne n'en discon-
viendra : pas une.
* V. Mémoires^ p. 208-211-
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE. 567
Et les apôtres, objecte-t-on, les apôtres ue confièrent-ils pas à des
prêtres indigènes les Eglises qu'ils avaient fondées? Assurément : et Ton
ne voit pas même comment ils auraient pu s'y prendre autrement pour
fonder les premières Eglises. Mais tout était miraculeux dans ce premier
établissement du christianisme, tout sortait des règles ordinaires. Et
puis la Providence avait préparé aux apôtres, par l'extension de l'em-
pire romain et des sciences de la Grèce, une civilisation tout autre (jue
celle de l'extrême Orient. Mais, chose remarquable ! là où ils ne ren-
contrèrent pas cette même civilisation, ils agirent différemment. Saint
Jérôme, Théodoret, Eusèbe, nous parlent des Huns, des Scythes, des
Hircaniens, des Germains, des Bretons, etc., convertis à la foi dès les
temps apostoliques, et nous cherchons en vain, parmi ces peuples, la
succession d'un clergé indigène qui remonte jusqu'aux apôtres.
On voudra peut-être mettre les Japonais hors de la loi commune, et
l'on alléguera leurs vertus héroïques et leur constance dans la persé-
cution. Croyons que les missionnaires du Japon étaient encore plus à
même que nous d'envisager les choses sous leur vrai jour et voyons
enfin ce qu'ils tirent.
La mission est fondée en i55o, et bientôt après les missionnaires
demandent à Rome un évêque, afin (notez ceci) quil puisse ordonner
des prêtres du pa/s.
Un évêque est nonnné en i556; car les choses alors n'allaient pas
aussi vite qu'aujourd'hui et l'on ne connaissait pas encore l'usage de la
vapeur. Cet évêque, le P. Oviédo, fut retenu pour la mission d'Ethio-
pie, et son success^r, le P. Carnéro, mourut avant d'arriver au terme
du voyage. Le P. Valignani réclame de nouveau un évêque, et en 1 585
il renouvelle ses instances de concert avec les ambassadeurs japonais.
En I J91, le saint-siége nomme le (juatiième évêque du Japon. Qu a-
vaicnt fait les missionnaires pendant ce laps de temps i' avaient-ils,
oui ou non, préparé les éléments du clergé indigène? Voici où les
choses en étaient :
En ijSo, le P. Valignani, avec tous les missionnaires, décidait que
les jésuites japonais recevriuent nue éducation complète, telle qu'on la
donnait dans les collèges de la Compagnie en Europe, et seraient traités
en tout sur le pied des pères européens. Le catalogue de i588 porte
quarante-six jésuites japonais, dont quarante-quatre se préparaient au
sacerdoce, qu'ils ne pouvaient recevoir avant l'arrivée d'un évêque.
Le catidogue de i6o3 nous montre trois cents séminaristes, et cent
quatre-vingt dix jésuites, parmi lesquels on compte un grand nombre de
Japonais, tout cela malgré la persécution (|ui désolait ces chrétientés et
dis[)ersait missionnaires et séminaristes. Le quatrième évêque du Japon,
Pierre Martine?., arrivé en iSpj, avait troiné la mission en prt)ic à'ia
568 -BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
tempête, qui l'emporta lui-même loin de son troupeau; et le cinquième,
Louis Serqueira, entréau Japon vers Tan 1600, fut le premier qui put
s'y fixer. A cette époque commence le clergé indigène, et dès 1607
nous voyons sept paroisses confiées à des prêtres indigènes à poste fixe.
Tels sont les faits; ils suffisent, ce semble, à justifier les missionnaires
du Japon. Si l'histoire avait été consultée avec plus d'attention, jamais
on n'aurait fait peser de si graves accusations sur ces ouvriers évangé-
liques dont le vœu le plus ardent était sans doute de fonder une œuvre
durable et de ne pas voir périr le fruit de leurs travaux.
Qu'on veuille l)ien y réfléchir : ce n'est pas en médisant du passé
que l'on assurera le succès de l'apostolat moderne. Certes, nous dispo-
sons aujourd'hui de ressources inappréciables, et la France paraît
appelée à exercer une influence prépondérante sur le sort de ces loin-
taines chrétientés. Mais la justice rendue aux anciens missionnaires
n'enchaînerait pas notre zèle, et, grâce à ce sentiment honorable,
nous saurions peut-être mieux profiter, pour la plus grande gloire de
Dieu, des exemples que nous ont légués ces illustres devanciers.
Ch. Daniel.
NOUVELLES LITTÉRAIRES.
M. Labrune, archiprêtre d'Aubusson, est auteur d'un excellent ou-
vrage de controverse dont voici le sujet :
La paroisse d'Ambazac, dans le diocèse de Limoges (paroisse de
trois mille trois cents âmes), s'était donnée presque tout entière au
protestantisme. Le conseil de l'évéché jugea nécessaire d'y envoyer uu
prêtre zélé et instruit qui fïit capable d'arrêter ce mouvement de dé-
fection qui menaçait de gagner les paroisses voisines. Le choix se
fixa sur M. Labrune. Le nouveau pasteur se présente à ses ouailles;
sept ou huit personnes à peine assistent, le dimanche, à sa prise de pos-
session. Cependant une réception si peu chaleureuse ne retroidit point
le zèle de l'apôtre. Après s'être instamment recommandé à la sainte
Vierge dans un pèlerinage où cinq ou six femmes seulement avaient
osé le suivre, il se met courageusement à l'œuvre, visite une à une
toutes les maisons, provoque une conférence publique avec le ministre,
discute en chaire et dans ses visites aux paroissiens tous les points
controversés, et, auboutde trois ans de luttes, de fatigues, d'avanies,
de diseussions, de peines sans nombre, il a le bonheur de voir tous
ses paroissiens, moins un, rentrer dans le giron de l'Eglise. L'ouvrage
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE. b69
qu'il a publie, sous le titre de Mystères de In campagne, est l'histoire
très-exacte et très-piquante do ses controverses. Cette histoire a tout
l'intérêt d'un roman; elle offre de plus l'inappréciable avantage
d'instruire solidement les fidèles, de réfuter avec vigueur et concision
les adversaires de la doctrine catholique, et d'encourager dans leur
laborieux apostolat les pasteurs des âmes journellement aux prises
avec l'ignorance et l'hérésie.
M. Labrune avait déjà fait paraître un autre opuscule intitulé :
Rènonse d'un campagnard à un ministre protestant^ sur cette ques-
tion : Qui trompe le peuple? Le raisonnement en est serré et l'argu-
mentation péremptoire. La troisième édition est en vente.
— Histoire de l'Empire romain^ ai^ec une introduction sur l' histoire
romaine, par M. Laurentie. 4 vol. in-8°. Paris, Lagny.
« On a, de nos jours, beaucoup écrit sur l'histoire, chose aisée
lorsqu'on n'a pas le temps d'écrire l'histoire. » M. Laurentie a, plus
que beaucoup d'autres, le droit de flétrir cet abus; il est du petit
nombre de ceux qui écrivent l'histoire, parce qu'il s'est préparé à
cette tâche par de longues et consciencieuses études. Avant de re-
tracer l'histoire de l'empire romain, l'estimable et savant auteur a fait
et publié des Etudes sur les historiens latins (i vol. in-S", a*' édit.).
Il s'est rendu compte de la manière propre à chacun d'eux au point
de vue littéraire et moral; il les a soumis à l'examen d'une critique
sérieuse. Après ce premier travail sur les anciens, et avec l'expérience
acquise en quarante années de polémique, M. Laurentie a étudié les
modernes qui ont eVrit sur l'histoire de Rome ; il s'est assimilé ce
qu'ils avaient de bon et de vrai, et il a répudié tout le reste. Alors
seulement il a pris la plume à son tour et nous a donné son Histoire
de TE mp ire rom a in .
Dans une introduction de deux cents pages, il esquisse d'abord à
grands traits l'histoire de la républicpie, et, sur plus d un point impor-
tant, il rectifie quelques jugements émis par Montescpiieu dans son
célèbre ouvraire : Causes de la Grandeur et de la décadence des lio-
mains. Puis l'auteur en vient à ce (pii fait l'objet de son livre. Nos
liinilcs ne nous permettent pas de le suivre dans un travail de si longue
haleine. Assurément, nous n'aurions rien de bien grave à y reprendre:
toutauplus (juelquesappréciationsplusou moins contestables. M. Lau-
rentie, du reste, s'est souvenu du mot de Montesquieu : Transporter
dans les temps anciens les idées du siècle ou l'on vit, c'est la source la
plnsféconde d'erreurs. Bien différent de tant d'écrivains de nos jours,
qui ne font de l'histoire qu'au profit de leur passion du moment, il
garde sa liberté d'esprit et son impartialité tout entière; d voit les
faits tels qu'ils sont et n'y cherche pas la matière d'un [)lai<loyer en
570 BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
fayeur d'une thèse de parti. Ce qu'il a eu en vue, comme il le dit en
terminant son livre, c'est d'éclairer les esprits « en les disposant à
tirer de Ihistoire des leçons utiles et à bénir la religion divine, sans
laquelle le monde expirerait sous le pied des tyrans et sous le fer des
bourreaux. »
« L'histoire de l'empire, nous dit-il ailleurs, est en quelque sorte la
Providence rendue présente par le spectacle des humiliations dues à
l'humanité. » — Ces mots nous révèlent toute la portée de l'ouvrage.
L'auteur est de la grande école qui, avec saint Augustin et Bossuet,
considère dans les faits les manifestations de la Providence. L'histoire
n'est pas pour lui un spectacle fatal, un drame plus ou moins curieux;
il en fait ressortir un haut enseignement, une morale élevée.
M Laurentie a su donner à son récit un autre mérite. Tout en
exposant aux yeux les hontes des mœurs de Rome, sa plume est tou-
jours décente et chaste. Ainsi son livre ne saurait offrir aucun dan-
ger pour la jeunesse ; et nous croyons qu'il y a peu d'ouvrages
historiques qu'on puisse lui recommander comme plus utiles que
celui-ci.
— V Education de la première enfance, ou la Femme appelée à la
régénération .sociale par le progrès^ par M. Henri Nadault de Buffon.
Paris, Ruffet, 1862.
Voici encore un effort généreux pour ressusciter parmi nous l'esprit
et les traditions de famille. L'auteur a mis la main sur une plaie vive
de notre société ; il est de ceux qui pensent que les désordres dont
nous sommes témoins tiennent moins encore aux vices de l'éducation
secondaire ou professionnelle, qu'à ceux qui se glissent dans cette
première éducation qui s'accomplit sous le toit paternel. La mère est
le grand instrument de la formation de l'enfant, dans ces années les
plus belles de la vie et le plus souvent décisives pour le reste de
l'existence. C'est donc à la mère exclusivement que ce livre s'adresse.
Il lui rappelle ses devoirs, le but où elle doit tendre ; et il lui indique
les écueils qui peuvent faire échouer son œuvre et lui suggère les
moyens à employer pour en assurer le succès. L'importance du sujet
recommande suffisamment l'entreprise. Ou pourra, sans doute, ne
point partager toutes les idées du jeune écrivain. Parmi les conseils
qu'il donne, ou trouvera peut-être que, si la plupart sont marqués au
coin de la sagesse et de l'expérience, plusieurs procèdent de certaines
manières de voir purement personnelles et un peu systématiques. Il
serait difficile qu'il en fût autrement dans un traité d'éducation. Mais
si diverses que puissent être Içs appréciations de détail, le jugement
d'ensemble ne saurait être que favorable A l'auteur de ce livre. Nous
croyons que les jeunes mères auront à profiter dans cette lecture, et
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE. W4
qu'elle ne contribuera pas peu à leur donner l'intelligence de la
grande tâche que leur assigne la Providence.
— Histoire de la Compagnie de Jésus, depuis sa fondation jusqù a
nos jours ^ par J. -M .-S. Daurignac. Paris, Ruffet, 1862.
Ce livre a déjà obtenu un grand succès. La première édition, tirée
à dix mille exemplaires, a été épuisée en moins de deux mois, et on
en prépare une seconde. C'est un résumé succinct et intéressant de
l'histoire plus étendue publiée il y a quelques années par M. Créti-
neau-Joly. L'ouvrage de celui-ci a fourni lesdocuments,mais l'abrégé
nouveau porte le cachet du talent de son auteur. Un style simple,
élégant et facile, une manière de narrer attachante, une mise en
scène qui jette le lecteur au milieu des événements et le fait assister
aux faits qu'on lui raconte, ce sont là des qualités qui ne pouvaient
manquer de rendre populaire un ouvrage dont le fond lui-même offre
des tableaux si variés et souvent si dramatiques. L'écrivain ne fait pas
de controverse ; mais le seul exposé des choses et la simple vérité du
récit sont une réponse péremploire aux calomnieuses accusations qui
se sont élevées de tout temps et sur tous les points contre laCompagnie.
— Les Jeudis de madame Charbonneau, par M. A. de Pontmartin.
Paris, Michel Lévy, 1862.
Comment parler de ce livre et comment nous en taire? Le bruit
qu'il a excité à son apparition, l'empressement avec lequel il a été
recherché, enlevé, critiqué, exalté, dénigré, tant de passions soule-
vées pour et contre ne permettent ni le silence, ni une appréciation
calme dont la modération puisse être acceptée des lecteurs. En le
louant, nous craindrions d'approuver la médisance; en le blâmant,
nous paraîtrions vouloir enlever aux défenseurs des bons principes le
droit de légitime défense et de justes représailles. L'auteur annonce
dans la seconde édition un travail de refonte, une rédaction dcfmitive
qui doit faire disparaître les tons violents et les personnalités un peu
trop crues. Nous attendrons que l'œuvre ait revêtu ces formes moins
offensives pour formuler sur elle notre jugement.
— Catéchisme pratique, nu Doctrine chrétienne en exemples, courtes
e.vplica'/nus, textes^ paraboles et comparaisons, d'après le catéchisme
du 11. P. Déliarbe, de la (^otnpagnie de Jésus, par Louis Mehler, tra-
duit de la (|uatrième édition allemande, par L. Schoofs, curé du dio-
cèse de Liéire.
Ceux qui ont l'habitude .de faire le catéchisme aux enfants savent
combien les histoires et les cxenq^les attirent et fixent l'attention de
leur jeune auditoire. Ils savent (pie, pour être compris, il est nécessaire
de mettre la doctrine chrétienne à la portée des intelligences par des
explications sensibles, des comparaisons et des paraboles. Nolre-Sei-
572 BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
gneur lui-même ne dédaignait pas ce moyen d'instruire les peuples; il
ne cessait de leur parler en images et en paraboles. Un ouvrage ren-
fermant à la fois une doctrine solide et de nombreux exemples, comme
le catéchisme pratique de M. L. Mehler, ne pouvait manquer d'être
d'un grand secours pour ceux qui sont chargés de l'instruction reli-
gieuse de la jeunesse, et le succès qu'il a obtenu est une preuve de son
utilité. M. L. Mehler a pris pour fond le catéchisme du père Déharbe
de la Compagnie de Jésus, lequel est actuellement répandu dans toute
l'Allemagne, et dont les exphcations dogmatiques et morales se dis-
tinguent par un ordre, un enchaînement, une exactitude, une clarté
admirables. Il y a ajouté, article par article, des exemples tirés d'un
autre ouvrage qu'il avait déjà publié lui-même, mais qui avait l'incon-
vénient d'être beaucoup trop volumineux, et, par suite, trop cher pour
le grand nombre. M. L. Schoofs a doté la Belgique d'un excellent
livre en le traduisant, et du même coup il a suppléé au seul inconvé-
nient que pouvait avoir la mélliodc adoptée par l'auteur. En scindant
le texte à chaque page par des traits d'histoire et des exemples bibli-
ques, il était à craindre qu'on rendît moins saisissabie le bel ensemble
et le rigoureux enchaînement avec lesquels la doctrine se développe
graduellement dans le catéchisme du père Déharbe. Pour empêcher
cet effet, le traducteur a placé à la fin de chaque volume un question-
naire complet tiré de l'ouvrage même du révérend père, et qui ea
forme comme l'analyse et le sommaire. Par ce simple exposé, l'ou-
vrage de M. L. Schoofs se recommande assez à l'attention des hommes
pratiques.
— f^ies des saints de V atelier. Paris, Blériot.
« Résumer en quelques pages les traits saillants de l'histoire des
hommes qui ont sanctifié le travail par la pratique des plus belles
vertus, faire connaître et aimer aux classes ouvrières des saints qui,
eux aussi, ont connu les rudes labeurs et les travaux pénibles, mon-
trer par ces exemples que la sainteté est de toutes les conditions comme
de tous les temps, telle est l'idée qui a inspiré cette publication. » Elle
est due à M. Ozanam, que la mort a trop tôt ravi aux bonnes oeuvres.
Quelques jeunes gens qui s'intéressent vivement à l'éducation de la
classe ouvrière et dont le zèle infatigal)le est devenu l'àme de plusieurs
associations déjeunes apprentis, se sont entendus pour reprendre cette
idée et en poursuivre la réalisation. Leurs écrits se distinguent par un
genre simple et noble tout à la fois, un langage au-dessus du parler
populaire, et néanmoins à la portée de tous, une érudition sans pré-
tention, quoique puisée aux sources de nos meilleurs historiens. Voici
les Vies publiées jusqu'à ce jour :
Saint Eloi, patron des orfèvres, par M. Ozanam.
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE. 573
Saint Théodote^ cabaretier^ par M. Roger de Beauffort.
Saint Joseph^ patron des charpentiers^ menuisiers, ébénistes, etc.,
par M. Michel Corniulet.
En préparation pour paraître prochainement :
Saint Alédard, par M. Léon Leféhure.
Saint Gaimier, serrurier, par M. Roger de Beauffort.
Saint Crépin^ par M. Michel Cornudet.
Nous encouraîreons de nos vœux et de nos féHcitatlons les auteurs
des f^ies des saints de batelier, qui prêtent leur talent à la noble cause
de l'éducation, de la nioralisation et de l'instruction religieuse de la
classe ouvrière.
— Christian rfiissions : their agents, their method, and their results;
byT. W. M. Marshall. London, Burns and Lambert, 1862. (Missions
chrétiennes : leurs agents, leurs méthodes et leurs résultats.)
Le but de cet ouvrage est d'appliquer à l'Eglise et aux sectes héré-
tiques une nouvelle pierre de touche dont on n'a pu se servir jusqu'à
présent, faute de documents, et de prouver par le témoignage irrécu-
sable de toutes les nations et d'hommes de toutes les religions : d'un
côté, que l'Église a partout réussi dans la mission qu'elle a reçue de con-
vertir les Gentils, et de l'autre, qu'après un demi-siècle d'efforts persé-
vérants etune dépense de plus de 4o millions de livres sterling, les sectes
hérétiques n'ont, de leur propre aveu, abouti qu'à laisser les païens tels
qu'elles les ont trouvés. Ce contraste est appuyé sur des témoignages
si irrécusables, que toute controverse sur ce point semble désormais
impossible. C'est un Aiit historique, et il est bien prouvé. — L'auteur
termine en montrant avec un célèbre écrivain protestant, lord Ma-
caulay, •• que l'Eglise a gagné plus d'Ames dans le nouveau monde
qu'elle n'en a perdu dans l'ancien, et a pu convertir les peuples de
l'Orient en même temps qu'elle refoulait ses ennemis des côtes de la
Méditerranée à celles de la Baltique, tandis que les sectes hérétiques,
non-seulement n'ont pas converti une seule tribu païenne, mais n'ont
pas même pu garder dans leur sein les vérités les plus fondamentales
de la révélation. — Cet ouvrage est le fruit de laborieuses recheiches,
il est bien écrit et plein de vigueur; rien n'est plus pércniptoiie contre
les protestants, et des hommes éminents en attendent, Dieu aidant,
les plus heureux résultats pour l'Eglise.
— Das deutsche Kirchenlied t'on drr œlfesten Zeit bis zii Anfang
des 17 Jahrhunderts (Hvmnes ecclésiastiques de l'Allemagne depuis
les temps les plus anciens justiu'au commencement du xvii^ siècle,
mis en rapport avec la poésie allemande religieuse comprise dans un
gCns plus étendu, et la poésie ecclésiastique latine depuis saint Hilaire
574 BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
jusqu'à George Fabricius), par Philippe Wackernagel; première
livraison. Leipsig, Teubner, 1862.
L'auteur de ce recueil a publié, en 1841, une collection de cantiques
allemands depuis Luther jusqu'à A. Blourer. Bientôt il a vu que la
poésie religieuse protestante avait ses racines dans les hymnes de
l'Eglise catholique, et c'est ce qui lui a inspiré la pensée de publier
en quatre volumes petit in-4'' l'ouvrage dont nous annonçons la pre-
mière livraison. Chaque volume sera composé de sept ou huit livrai-
sons de cent vingt-huit pages, et chaque livraison coûte 20 sgr.; ce
qui fait pour les quatre volumes environ j5 francs.
Les catholiques ne peuvent voir que de bon œil ces publications
faites par des protestants. Ce dont ils ont à se plaindre le plus, ce sont
les calomnies ou la fausse exposition que les protestants font sans cesse
de leurs doctrines. Depuis Luther, Calvin, Zuingle, le mot est donné :
tout chez les catholiques est plein d'idolâtrie, et rien n'a été plus légi-
time que la sécession qui a été faite au xvi*^ siècle. On n'a fait que se
conformer à l'ordre de Dieu : « Sortez de Babylone, ô mon peuple! »
Mais lorsque les protestants voient que tout ce qui était autorisé par
l'Eglise, loin d'être rempli d'idolâtrie, ne respirait que piété, humilité,
confiance en Dieu el dans le Sauveur, les écailles tombent de leurs
yeux, et ils comprennent que les accusations d'idolâtrie, de corruption,
d'antichrislianisme, ne peuvent avoir été que quelques-uns de ces
mots sonores au moyen desquels les rebelles de tous les temps tâchent
d'émouvoir et d'entraîner les masses.
L'intérêt que nous portons à la publication de M. Wackernagel
nous fait regretter qu'il n'ait pas eu à sa disposition un plus grand
nombre de livres liturgiques catholiques. Ce qu'il cite comme sources
au commencement de son ouvrage n'en vaut vraiment pas la peine ,'
aussi annonce-t-il qu'il puisera à pleines mains dans le trésor hym-
nologique de Daniel, et dans les h^ mnes latines du moyen âge de
Mone.
M. Wackernagel procède par ordre chronologique. Dans la pre-
mière livraison, il arrive jusqu'aux hymnes d'Adam de Saint-Victor.
Nous nous permettrons de faire la remarque, qu'avec une étude plus
approfondie de la matière, tout en se bornant aux hymnes usitées
en Allemagne, il aurait ralenti sa course. Toutefois l'inconvénient est
peu considérable : les hymnes omises viendront sous la rubrique des
siècles postérieurs.
Pour éviter des défauts du genre de celui que nous venons de si-
gnaler, il est nécessaire de consulter non-seulement les anciens manus-
crits, mais surtout les anciens cérémoniaux ou Ordines ecclcsiarum
tant des églises cathédrales que des abbayes, de moines et de cha-
BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE. 67»
noines. Les préfaces qu'Ahcilard a mises à ses livres d'hymnes sont
encore mie source des plus précieuses. M. Cousin a publié d'abord cet
écrit liturgique du célèbre moine français.
. Migneen a donné depuis une édition beaucoup meilleu'-e, quia
été préparée et soignée par le P. Victor de Buck. Le manuscrit de la
Bibliothèque royale de Bruxelles, le seul connu jusqu'ici, a servi de
base aux deux éditions.
— OEuvres spirituelles de saint Pierre ri' J Icantnra^ précédées d'un
portrait historique du saint, par sainte Thérèse, traduites en français
par le P. Marcel Bouix, de la Compagnie de Jésus. Périsse et Ruffet,
Paris et Lyon, 1862.
Il n'est pas rare de voir Dieu se complaire à rapprocher dès ici-bas
les âmes des saints, soit pour leur propre consolation, soit pour s'aider
mutuellement dans les desseins qu'il leur iuspu'e. C'est ainsi que sainte
Claire doit à saint François d'Assise d'avoir fondé l'ordre des Cla-
risses; que l'institut de la Visitation Sainte-Marie, si florissant encore
aujourd'hui, est né des rapports spirituels de sainte Jeanne de Chantai
avec saint François de Sales ; que saint Pierre d'Alcantara contribua
puissamment, par ses conseils et ses encouragements, à la grande
œuvre de la réforme du Carmel, entreprise par sainte Thérèse. Il
suffit de lire la Vie de cette grande sainte pour voir quelle influence
saint Pierre d'Alcantara exerça sur son âme. Cette influence ne pou-
vait échapper au traducteur des OEuiwes de sainte Thérèse, et dès
lors le P, Bouix se trouvait comme engagé, pour compléter son grand
ouvrage, à nous donner tôt ou tard la traduction des OEinres spiri-
tuelles de saint Pierre d'Alcantara. Il ne recula point devant cette tâche
nouvelle. Les OEuvres spirituelles forment un beau volume in-8° de
448 pages. On y trouve des méditations sur les grandes vérités et sur
la passion de Notre-Seigneur, des traités sur la dévotion et sur l'orai-
son. Le P. Bouix y a joint Y Explication du Pater de sainte Thérèse.
C'est im des écrits les plus substantiels de la réformatrice du Carmel.
Une paraphrase qui rappelle les Élévations de Bossuet, s'y mêle aux
leçons les plus précises de la vie spirituelle, et l'on est heureux de
pouvoir comparer ainsi la doctrine de la sainte avec celle de son
guide.
— Bien des âmes se plaignent de ne pouvoir trouver, dans le courant
des occupations de la journée, un instant pour se recueillir et se for-
tifier par la lecture spirituelle. Si par hasard un moment de loisir se
présente, c'est en voyage, dans le court intervalle de deux affaires,
presque toujours loin de son oratoire et de sa petite bibliothèque ascé-
tique. On serait heureux d'avoir sous la main un ouvrage de piété, un
volume très-portatif, offrant plutôt une suite dépensées substantielles
576 BIBLIOGRAPHIE ET REVUE DE LA PRESSE.
qu'un traité suivi. La collection d'opuscules publiés par le R. P. Hass-
ford (Paris, Douniol; Poitiers, Bonamy), nous paraît parfaitement
remplir ce but. Six charmants petits volumes ont déjà paru sous les
titres suivants : Sentences et Élévations spirituelles , le Mot de Dieu,
Jésus enfant, le fAi>re divin. Titres et Vertus, Un jour de réflexion,
Petites souffrances .
— Bulletin de V OEwvre des pèlerinages en terre sainte. Paris, Chal-
lamel aîné. Depuis l'établissement du comité des pèlerinages, de nom-
breuses caravanes n'ont pas cessé, deux fois par an, de se diriger vers
les saints lieux. La science et la foi s'unissent pour les y conduire. Les
graves intérêts qui nous préoccupent aujourd'hui au sujet de l'Orient,
l'importance scientifique que prennent souvent les relations des pèle-
rins, demandaient que le Bulletin de VOEuvre élargît son cadre. Le
comité n'a pas reculé devant cette charge nouvelle : le sommaire du
premier numéro paru sous cette inspiration donnera l'idée de ce qu'on
peut en attendre :
Bulletin des lieux saints, par M. l'abbé Lamazou.
Nécrologie (M. le comte de Rottermond).
Le Golgotha et le mont Moriah, par le R. P. Bourquenoud.
Un fait important relatif à Jérusalem, par M. Gaultier de Claubry.
Les Patriarcats orientaux (i"" art.), par M. le baron Adolphe
d'Avril.
U Avenir de V Eglise grecque-unie, par le R. P. Gagarin.
Renseignements pour les pèlerins, par M. Cl. J.
Bib liograph ie .
H. Mertian.
TARIS. — JMP. »E W. REMQDET, GOUPT ET CiC, BUB GARANCIÉRE, 5.
DE LA VALEUR HISTORIQUE
DES ACTES DES APOTRES
De tous les livres du Nouveau Testament, le plus important
sans contredit dans l'étude des origines du christianisme,
c'est le livre des Actes des apôtres. Aussi l'exégèse anlichré-
tienne s'est-elle appliquée avec un soin tout particulier, sur-
tout dans ces derniers temps, à lui ôter tout caractère de
crédibilité. La critique théologique protestante en avait con-
testé l'authenticité et l'inspiration divine; la critique historique,
à son tour, refuse de lui accorder une place dans le domaine
de l'histoire. A l'en croire, ce n'est plus qu'une légende; moins
encore : une simple fiction habilement inventée pour sou-
tenir un système.
Déjà, en 1817, Frisch avait révoqué en doute la véracité de
l'auteur des Actes dans une dissertation célèbre *. Schrader,
en i83G, avait tiré de quelques différences apparentes entre
saint Luc et saint Paul des conclusions peu favorables à la
crédibilité, sinon de l'ensemble, au moins de plusieurs détails
du récit de Thistorien ". Deux ans après, Baur définit plus net-
tement, quoique d'une manière encore générale et sans beau-
coup de preuves, le caractère de ce livre en le donnant comme
l'œuvre apologétique d'un paulinien qui, dans un but de
' Frisch : Vtrumque Lucœ comment arium non tam historicœ siviplicitatix
finam artiftcioi^ce tractationis indolem haberp. Fribcrg. 1817.
• Schrader: Der Afos(el Paulus. Lcipsig. 1830-1836.
I' 37
578 DE LA VALEUR HISTORIQUE
conciliation, s'efforce de faire ressembler autant que possible
l'un à l'autre les deux apôtres saint Pierre et saint Paul, et de
substituer à des dissentiments, selon lui réels, le tableau
d'un accord parfait, mais purement idéal'. Schneckenburger
adopta cette idée et chercha à la faire prévaloir par des ob-
servations qui ne manquent pas de finesse et des arguments
assez spécieux, sans toutefois sacrifier absolument la véracité
de l'historien et sans nier entièrement toute exactitude du
récit -. D'autres critiques, particulièrement Gfrœrer ^ et de
Wette ■*, prétendirent trouver dans les Actes des apôtres des
contradictions et des erreurs historiques formelles , des la-
cunes et des assertions peu compatibles avec une connaissance
véritable de l'ensemble des événements, enfin une ignorance
singulière des lois et des coutumes soit judaïques soit romaines.
Alors Baur rentra dans la lice. Développant sa première
idée, il se mit à confronter les Actes des apôtres avec les Épl-
tres de saint Paul, et fit des efforts incroyables pourles mettre
en contradiction avec elles. Selon lui, saint Luc est convaincu
par la saine critique de sacrifier l'histoire à des vues person-
nelles, de dénaturer les faits, de les puiser à pleines mains
aux sources de la légende, d'en forger même au besoin qui
n'ont aucun fondement dans la tradition historique ; son livre,
en un mot, est dans toute la force du terme ce que la critique
rationaliste allemande est convenue d'appeler un écrit de ten-
dance {Tendenzschrift) , composé à l'époque où le paulinisme,
déjà un peu radouci, aspirait à une union intime et durable
avec le pétrinisme,qui de son côté commençait à devenir moins
exclusif^. Schwegler est encore bien plus explicite que Baur.
Non-seulement il admet dans l'auteur l'esprit de système qui
fait de son livre un écrit de tendance, mais il va jusqu'à sou-
* Baur : Ueher den Ursprung des Episcopais. 1838, p. 142.
^ Schneckenburger : Ueber den Ziveck der Apostelgeschichte. 1841.
3 Gfibrer : Die heilige Sage. 1838, t. I, p. 383 el sq.
* De Wette : Handbuch zum Neuen Testament, i, 4. Einleitung in die kano-
nischen Bûcher des Neuen Testaments, § 114, 115 e.
^ Baur : Paulus de Apostel Jesu Christi, 1845. p. 1-243. Bas Christenthum der
drei ersten Jahrhunderle, Tubingue. 1860, p. 103, 125,
DES ACTES DES APOTRES. 579
tenir qtie, dans tout le récit des Actes, rien, absolument rien
n'est historiquement vrai^ on y chercherait en vain le Paul de
l'histoire, aucun apôtre n'y est présenté sous un jour histori-
que, Pierre surtout et Jacques y sont manifestement travestis
en })auliniens; enfin les Actes des apôtres ne sont autre chose
qu'une apologie de l'Apôtre des nations et de son action parmi
les gentils, une proposition de paix et un essai de conciliation
en forme d'histoire \ Enfin Zeller, dans un ouvrage remar-
quable à plus d'un point de vue, auquel l'exégèse catholique
elle-même pourrait faire parfois d'utiles emprunts, présente
l'ensemble complet des divers travaux de la critique moderne
sur ce sujet. Il adopte la manière de voir de Baur, et ne craint
pas de dire que le livre de saint Luc n'est qu'une série de fiiits
et de récits en opposition frappante avec l'histoire ^.
Nous aurions pu ne pas nous occuper de ces critiques
d'outre-Rhin, si l'on ne s'efforçait, par toutes les voies de la
publicité, d'en faire accepter les résultats en France. Sans
parler de iM. Renan et autres érudits de même valeur, il existe
une revue spéciale qui semble s'être donné pour mission
d'implanter sur le sol français le dévergondage des idées alle-
mandes. Fondée en i858, elle parut d'abord sous le titre de
Revue germanique ^ qui répondait parfaitement à son but.
Néanmoins, grâce au bon sens français, elle trouva, ce semble,
quelque difficulté à faire passer des idées exclusivement alle-
mandes, et bientôt elle crut utile d'agrandir son horizon en
ajoutant à l'Allemagne, la France et l'étranger. Devenue ainsi
la Revue germanique^ française et étrangère ^ elle acquit le
droit de ranger dans ses colonnes le monde entier. Et voici
que, le monde entier ne suffisant plus à les remplir, elle vient
dedéclarer,dansson numéro du iGaoùt 18G2, qu'elle nedon-
nera plus désormais qu'une livraison par mois au lieu de
deux. Ces transformations sont, à certains égards, de conso-
lant augure. Mais la rentrée en lice de M. Michel-Nicolas qui
' Sclnvegler . Las nachapostoUsche Zeitaller, t. II, p. 73-123.
' Zeller: Die Apostelgeschichtc nacli ihrem Inhalt und Ursprung Icriiisch un-
tersuclit. Stuttgart, 1854, p. 31G-364.
:m DE LA VALEUR HISTORIQUE
coïncide avec le dernier changement, en ramenant une recru-
descence de critique théologique rationaliste, ne nous permet
pas de ne tenir aucun compte des assertions de cette revue et
de l'école allemande qu'elle défend.
Avant tout, recueillons un aveu précieux. L'impression que
le livre des Actes des apôtres produit naturellement sur le
lecteur, Zeller lui-même en convient \ est celle d'un simple
récit historique. Rien ne nous fait soupçonner que les faits
aient dû se passer autrement qu'on ne les raconte; rien ne
laisse apercevoir, dans l'auteur, des tendances, des préoccupa-
tions ou un but capables de lui faire altérer la vérité. Souvent
au contraire, et particulièrement dans le récit du voyage et
du naufrage de saint Paul, tout est décrit avec une si minu-
tieuse exactitude qu'il est impossible de ne point se croire sur
un terrain historique.
Du reste, le livre des Actes s'est transmis dans l'Eglise catho-
lique, dès l'origine, non-seulement comme un livre historique,
mais comme un livre saint et divinement inspiré. On peut
citer à cet égard les témoignages de saint Irénée ", de Tertul-
lien % de Clément d'Alexandrie ', sans parler d'Origène % de
saint Jérôme ", de saint Grégoire de Nazianze ^ et de beaucoup
d'autres d'une date postérieure. Cette tradition générale et
non interrompue depuis dix-neuf siècles a bien sa valeur, ce
nous semble; pour la contre-balancer, il faudra des arguments
sans réplique.
• Zeller : Die Apostelgeschichte, dans les Theologische, lahrbiicJier, 1 850, p. 303,
et en volume séparé, 1854, p. 317etsuiv.
' Aclv. hœr.^ m, 14.
^ De Baplismo, c. x ; de Jejun., c. x; de Prœscrrp., c. xxii ; cont. Marcion., v. 2.
* Strom ,\, p. 588, éd. Sylb.; p. 696. éd. Pott.: Admnbrat. in I Pétri e.p.. Opj).,
t. II, p. 1007,ed. Tott.
» Contra Cels., vi, 9.
" D(^ Vir. ilL, c. vu.
' Carm.^ viii, arf Seleiic, v, p. 296 et suiv.
DES ACTES DES AI'OTRES. 581
Elle est confirmée, du reste, en ce qui regarde la valeur his-
torique du récit, par les déclarations formelles de l'auteur,
qui dit dans le prologue de son Evangile : « Comme plusieurs
ont entrepris de composer le récit des choses qui se sont ac-
complies parmi nous, selon que nous les ont transmises ceux
(\\\\^dcs le commencement ^\q% ont vues eux-mêmes ei qui ont
été les ministres de la parole, j'ai eu moi-même aussi la pensée,
après avoir suivi exactement toutes ces choses depuis leur
origine ^ de vous les raconter j^ûr ordre, très-excellent Théo-
phile, afin que vous reconnaissiez la vérité de ce qui vous a
été enseigné V » Ce prologue, il est vrai, ne se rapporte di-
rectement qu'à l'Evangile de saint Luc; mais, comme les Actes
des apôtres se donnent pour la continuation de cet Évangile ^,
et que l'unité d'auteur pour les deux livres est non-seulement
démontrée historiquement, mais encore avouée par Zeller et
l'écolecritique, nous avons tout droit d'en conclure que saint
Luc, dans ce second livre aussi bien que dans le premier, n'a
voulu nous raconter que des faits dont il a pu constater la
réalité et la vérité historique d'après les rapports de témoins
oculaires ou du moins contemporains.
Après ces déclarations formelles, prétendre avec Zeller^ que
les Actes des apôtres ne sont qu'une « série de faits en contra-
diction flagrante avec l'histoire, » n'est-ce pas faire de leur
auteur un hardi menteur, lui audacieux faussaire? Dire avec
le même Zeller ' que la première impression produite par la
lecture des Actes ne prouve rien, parce qu'elle pourrait n'être
que le résultat d'une fiction assez adroitement combinée pour
présenter de prime abord toutes les apparences de la réalité,
n'est-ce pas prêter à saint Luc plus d'hal)ileté qu'il n'en avait,
plus même qu'on ne lui en accorde en d'autres endroits?
Schwanbeck a parfaitement fait ressortir contre Schnecken-
burger la contradiction manifeste dans laquelle tombe ici l'é
' Luc, I, <-o.
' Acl., I, K.
* Die Apostelgeschichle. 1854, p. 318.
* Die Apostclyeschichte, 1854, p. 317.
o82 DE LA VALEUR HISTORIQUE
cole de la critique historique '. D'une part, on trouve dans
l'auteur des Actes des apôtres une certaine inexpérience, une
certaine ignorance même des premiers éléments de l'art d'écrire
l'histoire, une grande simplicité dans l'exposition des faits et
une absence complète de tout artifice dans la manière de les
représenter - ; d'autre part, néanmoins, on le suppose assez
exercé, assez habile, assez maître de lui-même, de sa matière
et de sa plume, pour revêtir une fiction de toutes les appa-
rences de la réalité, donner à un roman dans son ensemble
et dans chacune de ses parties la forme d'une histoire, mettre
un sens profond dans les expressions les plus sunples et ame-
ner enfin le lecteur à un but secret, sans qu'il puisse jamais
s'en apercevoir. Si ce n'est point là se contredire soi-même,
qu'on nous dise ce qu'il faut de plus.
Il reste donc bien établi que la véracité historique du livre
des Actes a pour elle, et l'impression que produit naturelle-
ment sa lecture, et la tradition non interrompue de dix-neuf
siècles, et la protestation de l'auteur lui-même. Maintenant,
par quels arguments assez puissants la critique historique
prétend-elle neutraliser et détruire complètement de pareilles
présomptions, nous pourrions dire des preuves aussi péremp-
îoires ? Écoutons d'abord M. A. Stap, qui s'est fait le cham-
pion du système de l'école de Tubingue dans la Revue ger-
manique, etc. Voici comment il s'exprime dans le numéro du
3i mars 1861 :
« Les Actes ne peuvent prétendre davantage à être une his-
toire même abrégée de l'Église primitive. Remplis presque
en entier de détails relatifs aux apôtres Pierre et Paul, ils ne
s'occupent de Jacques et de Jean que d'une façon tout inci-
dente ; aucun des douze, à l'exception de l'auié des fils de
Zébédée, dont ils marquent la mort, n'y est Tobjet de quelque
attention particulière; il n'est parlé ni du développement et
de l'organisation définitive de l'Église de Jérusalem, ni de la
' Schwanbeck : Ueber die Quellen der Schriften des Lucas. 1 Quellen der Apos-
telgeschichtc, 1847, p. 94 et siiiv.
* Zeller : Die Apostelg., p. 412 et suiv.
DES ACTES DES APOTRES. 583
fondation et des origines de celle de Ronie^ ni du séjour et des
travaux apostoliques de Jean dans l'Asie mineure. L'histoire
de Pierre, celle de Paul, qui occupe pourtant la plus grande
partie du livre, ne sont point complètes elles-mêmes; des cir-
constances graves de leur vie, dont les Épîtres font mention,
sont passées sous silence; il n'est rien dit ni de la seconde
moitié delà carrière de l'un, ni des derniers moments de celle
de l'autre. De tout cela on conclut à bon droit que les Actes
avaient été écrits dans une intention qui n'était pas princi-
palement historique '. »
Assurément, voilà un argument sans réplique, mais pour
ceux-là seulementqui voudront bien s'en contenter. Car, si on
l'appliquait aux ouvrages historiques profanes, on ne saurait
prévoir jusqu'où ce genre de critique pourrait nous con-
duire. Ln procédé d'élimination aussi général que facile
aurait bientôt supprimé tous les historiens. Combien, en effet,
en compterait-on, si, avant de leur donner ce nom, on exi-
geait qu'ils eussent tout dit? et depuis quand une histoire,
incomplète à certains égard, cesse- t-elle d'être une histoire,
par cela seul qu'elle est incomplète? depuis quand un récit
cesse-t-il d'être historique, dès lors qu'il n'est point conçu à
un point de vue universel? Les Actes des apôtres, dites-vous,
sont trop incomplets pour représenter Thistoire de l'Eglise au
siècle apostolique ; eh bien ! soit, mais qui vous a dit que
saint Luc a voulu écrire une histoire de l'Église? Ils ne parlent
pas assez également ni avec assez de détails de tous les apôtres
pour être considérés comme leur histoire; je vous l'accorde,
mais qui vous a dit que saint Luc a voulu écrire l'histoire des
apôtres ? Ils renferment des lacunes trop considérables et des
inégalités trop fraj^pan les dans le tableau de la vie de saint
Pierre et de saint Paul, pour qu'on puisse y voir leur histoire;
mais enfui, qui vous a dit, encore une fois, que saint Luc a
voulu faire l'histoire de saint Pierre ou de saint Paul, ou de
l'un et de l'autre? saint Luc ne nous a-t-il pas fait connaître
• Hevue Germanique, 31 mars 18GI. les Actes des Apôtres, art. de M. A. Stap,
p. <78.
584 HE LA VALEUR HL^TOKIQUE
clairement lui-même le cadre de son histoire? n'a-t-il pas
entrepris de raconter fidèlement ce qu'il a pu savoir des évé-
nements, soit personnellement, soit par des témoins ocu-
laires ' ? Sa composition est fort inégale et souvent incomplète,
sans aucun doute; c'est que ses renseignements n'étaient ni
toujours égaux, ni complets sur tous les points. Ces inégalités
et ces lacunes, loin d'ôter le caractère historique à son récit,
sont au contraire un gage de la sincérité du livre. Le récit
s'allonge ou s'abrège, se suit et se déplace selon la nature et
l'abondance des informations que l'auteur avait par devers
lui, et parla même il répond parfaitement aux promesses du
prologue de l'Évangile. En un mot, les Actes ne sont ni une
histoire générale de l'Église, ni une histoire particulière des
apôtres ou de quelqu'un des apôtres; c'est une histoire qui
commence par des faits généraux, se continue par des faits
particuliers et s'achève par les actes de l'Apôtre des gentils,
racontés avec plus ou moins d'étendue, selon que l'auteur a
été plus ou moins à portée de les connaître par lui-même ou
par d'autres. Nous disons par lui-même ou par d'autres : car
si l'on voulait que la première partie du livre vînt de docu-
ments empruntés, on ne s'éloignerait pas essentiellement de
ce que l'auteur dit au commencement deson Évangile et l'on
n'enlèverait rien à la valeur historique de cette partie du récit,
qui demeure garantie par l'autorité de saint Luc, dès lors
qu'il l'a admise dans son livre.
Observons ici en passant que le titre : Upâleiç twv à-noarôloiv,
employé par l'Église dès les premiers temps", et son équi-
valent^cto ou ^c^?/^ <7po^^o/o/-«w, également ancien % s'accorde
parfaitement avec cette manière d'envisager le contenu du
livre. L'absence de l'article dans le texte grec donne clai-
rement à entendre qu'il s'agit ici de certains actes, non de
tous les actes des apôtres. Le latin se prête indifféremment
au sens déterminé ou au sens indéterminé et ne s'éloigne pas
' Luc, I, 1-5, prolog.
* Ciem. Alex., Strom., v, 12.
' Terliill., De baptismo., c. x. — Canon Murât. — Chrysost., Hom. ii, p. 8,
in princ. Act.
DES ACTES DES APOTRES. 585
nécessairement de celui que présente naturellement le texte
gjrec. Les traductions dans les différentes langues vulgaires
conservent moins fidèlement l'idée primitive, en admettant
pour la plupart l'article défini. Mais la plus malheureuse
de toutes , c'est sans contredit la traduction allemande, die
Jpostelgeschichte (l'Histoire des apôtres), qui semble j)ro-
mettre au lecteur, non le récit de certains actes des apôtres,
mais l'histoire complète de leur vie, et nous ne doutons nul-
lement que cette traduction inexacte n'ait contribué à vuli^a-
riser au delà du Rhin les fausses idées propagées par la cri-
tique moderne sur le contenu des Actes des apôtres. C'est
aussi, disons-le en passant, une preuve de plus en faveur de
la sagesse des règles établies par l'Église pour la traduction et
la lecture des livres saints en langue vulgaire.
II
Pour infirmer la valeur historique des Actes des apôtres,
on dit, en second lieu, qu'ils ne s'accordent ni avec les
Épîtres de saint PauK ni avec les données d'ailleurs certaines
de l'histoire et de l'archéologie profanes. Il est certain, et
nous ne voulons point le nier, qu'on rencontre sous ce
rapport quelques difficultés, pour lesquelles on a proposé
jusqu'ici différentes solutions qui écartent les contradictions,
sans arriver néanmoins jusqu'à expliquer chaque chose
d'une manière également satisfaisante pour tous les esprits.
Mais peiit-on inférer de là que saint Luc a contre lui saint
Paul, l'histoire et l'archéologie? Non assurément, car c'est
un procédé plus leste que logique de conclure à la contra-
diction entre deux choses, des lorsqu'on n'en voit pas clai-
rement le parfait accord. Il est aussi plus facile à qui se
trouve en face de deux documents en apparence contraires,
de trancher le nœud de la difficulté en rejetant simplement
l'un des deux, que de délier ce nœud en montrant comment
on pourrait les concilier. Enfin, cjuelque j)eu plausibles,
quelque absurdes même que soient les hypothèses auxquelles
586 DE LA VALEUR HISTORIQUE
la critique se trouve parfois réduite, elle croirait déroger en
avouant son impuissance; elle croirait s'abaisser en laissant
tomber de sa bouche infaillible cette parole digne tout au
plus d'un simple mortel : Non liquet; ce n'est pas clair.
Quoi qu'en sache la critique et quoi qu'elle en dise, ces
prétendues contradictions ne sont rien moins que réelles, et
il s'est trouvé des hommes qui ont su les accorder, avant
même que l'école de Tubingue les eût aperçues. On peut
consulter sur ce sujet les travaux remarquables de Lardner \
de Paley % de Hug^ et de Tholuck % reproduits en partie par
le père de Valroger^ et M. Wallon, membre de l'Institut %
auxquels il faut joindre, bien qu'avec une certaine réserve,
deux auteurs protestants, Lechler^ et Lekebusch. Ces tra-
vaux ont aussi été analysés par M. Glaire dans son Introduction
historique et critique aux livres de ï Ancien et du Nouveau
Testament. Mais Paley est remarquable entre tons. Il met en
regard et rapproche, deux à deux, un grand nombre de pas-
sages tirés des Actes des apôtres et des Épîtres de saint Paul,
qui semblent, au premier abord, en contradiction manifeste;
puis, déliant peu à peu le noeud de la difficulté, il finit par la
résoudre avec tant de sagacité et d'une manière si satisfaisante,
que les deux passages en question s'éclairent et s'appuient
mutuellement. Ce genre d'argument est d'autant plus fort,
que le savant théologien anglais, uniquement occupé à
prouver l'authenticité des Épîtres de saint Paul par leur accord
avec les Actes des apôtres, ne montre qu'indirectement par
là même l'accord des Actes avec les Épîtres. Pour ce qui
^ Lardner : CrecUbilHy of the Gospel.
» Paley : Horœ Paulinœ, or the Truth of the Scripture History of St. Paul
evinced.
' Hiig : Einleitung in die Schriften des Neuen Testaments.
* Tlioluck : Die Glaubiviirdigkeit der evangelischen Geschichte.
^ Viilroger : Introduction critique et historique aux livres du Nouveau Testa-
ment.
* Wallon : De la croyance due à l'Evaiigile.
■" Lechler : Das apostolische und nachapostolische Zeitalter, et une dissertation
publiée dans les Studicn der Wiirtembergischcn GeistUchkeit sous le titre de Der
Apostel Paùlus, în seiner Stellung su den dlteren Aposteln, etc. Zugleich ein
Beitrag zur WUrdigu7ig des geschichtlichen charakters der Apostelgeschichte.
DES ACTKS DES APOTRF.S. o87
regarde l'histoire et l'arcliéologie, marchant sur les traces de
Lardner, il relève plus de vingt exemples où des circonstances
mentionnées tout à fait accidentellement dans les Actes des
apôtres se trouvent pleinement confirmées par l'historien
Josèphe ou par d'autres auteurs classiques. Ainsi se déroule
successivement sous les yeux du lecteiu' une longue série de
concordances des Actes et des Epitressur les personneset sur
les choses, et l'on se convainc davantage, à chaque nouveau
rapprochement, de l'entière conformité du récit de saint Luc
avec l'archéologie et l'histoire en ce qui touche à la Palestine,
aux pays étrangers, au caractère des personnes et aux cou-
tumes juives ou romaines. Nous n'entrerons pas dans tous ces
détails; ce serait recommencer un travail déjà fait, au risque
de le refaire moins bien. N'en donner que des extraits, ce
serait en affaiblir la valeur; car la multiplicité de ces coïnci-
dences, qu'on ne saurait reproduire par quelques extraits,
ajoute une grande puissance à l'argument, parce qu'elle
écarte par le grand nombre toute idée d'un heureux hasard.
Nous nous contenterons donc de répondre brièvement aux
trois principales difficultés.
Gamaliel, dit-ion d'abord, dans le discours qu'il fit devant
le sanhédrin en faveur des apôtres', fait mention de la
révolte de Theudas , sous le règne de Tibère, et cependant
l'historien Josèphe place ce soulèvement sept ans phis tard,
sous Cuspius Fadus; on en conclut que les deux récits se
contredisent. — Admettons qu'il en soit ainsi ; reste à savoir
lequel des deux est faux. Est-ce celui de saint Luc, historien
véridique partout ailleurs, comme on a pu le vérifier en tant
de rencontres, et compagnon de saint Paul, lui-même disciple
de Gamaliel? est-ce celui de Josèphe, historien souvent inexact
et qu'on surprend plus d'une fois en contradiction avec lui-
même lorscju'on rapproche ses Antiquités de sa Guerre des
Juifs? En boiuie critique, la réponse ne saurait être douteuse.
Mais est-il certain que les deux récits se contredisent ? Oui, il
faut en convenir, s'il n'y a eu qu'un seul Theudas qui se soit
• Act.,y, 36.
588 DE LA VALEUR HISTORIQUE
révolté. Malheureusement pour les critiques de saint Luc, il
n'est nullement prouvé qu'il n'y en ait pas eu deux, comme il
y a eu trois rebelles du nom de Judas et cinq conspirateurs du
nom de Simon, depuis la mort d'Hérode 1" jusqu'à la destruc-
tion de Jérusalem. La contradition n'est donc point cons-
tatée.
Mais, ajoute-t-on, en présentant la difficulté sous une
autre face, le Theudas des x\ctes des apôtres n'est autre que le
Judas de Galilée, dont 1 historien Josèphe rapporte la révolte
à la même époque où saint Luc place celle de Theudas. Donc,
celui-ci a confondu l'un avec l'autre. — Mais le Theudas des
Actes et \eJiidàs des ^^ntiquités ne pourraient-ils pas être un seul
et même personnage? n'était-ce pas un usage reçu des Juifs de
porter à la fois plusieurs noms? saint Matthieu, par exemple,
ne s'appelait-il pas aussi Lévi?et l'apôtre Jude de saint Luc
n'est-il pas identique avec le Thaddée de saint Marc? enfin,
qui ne sait que le Jehuda des Hébreux et le Theudah des
Syrieiis étaient deux formes d'un même nom qui s'échangeaient
quelquefois dans la langue palestinienne ? Il n'y a donc pas
lieu d'accuser d'erreur soit Josèphe, soit saint Luc, ni de les
opposer l'un à Tautre.
Que dire maintenant de cette autre objection tirée du cha-
pitre XXI? Les x\ctes parlent d'un Égyptien qui, « dans ces
derniers temps, a excité une sédition et entraîné au désert
quatre mille sicaires. » Josèphe, au contraire, raconte que cet
Égyptien, se donnant pour prophète, entraîna jusqu'à trente
mille hommes et les amena du désert au mont des Oliviers,
menaçant d'envahir Jérusalem et de s'y établir. Mais Félix vit
tout le peuple se joindre aux Romains pour le combattre.
L'Égyptien s'enfuit avec peu de monde : la plupart des ses
compagnons furent tués, quelques-uns pris, et le reste dis-
persé V — Que dire de cette objection? Une chose bien simple :
qu'avant de chercher à concilier saint Luc avec Josèphe, il
serait bon de concilier celui-ci avec lui-même. Nous avons en
effet de lui un autre récit qui ne s'accorde guère avec le pré-
' Guerre des Juifs. U, vm, 5.
DES ACTES Di;S APOIKHS. 5«9
cèdent. Josèplie tlit, dans \es ylntiqiiités (XX, mii, (Ji, c|ue le
prélcndii prophète séduisit la niullilnde et lui persuada de
veniravec lui jusqu'au mont des Oliviers, proineltant que les
murs de Jérusalem tomberaient devant lui. Mais, pendant
qu'on attend l'accomplissement du miracle, arrive Félix qui
attaque les séditieux; quatre cents sont tués, doux cents de-
meurent prisonniers; le reste s'enfuit avec l'Eg^yplien.
Ainsi, d'une part, il y a près de trente mille hommes de
tués, et de l'autre il n'y en a que quatre cents; ici l'Égyptien
s'enfuit avec peu de monde, et là il lui reste toute la multi-
tude des trente; mille, sauf quatre cents tués et deux cents pri-
sonniers. Quelle autorité peut donc avoir contre saint Luc un
historien qui se contredit lui-même, et sur le fait en question ?
Au reste, le récit des Actes se concilie; mieux avec celui de
Josèphe dans les Antiquités^ que celui du même auteur dans
la Guerre des Juifs. Les quatre mille sicaires de l'historien
sacré sont plus près des quatre cents séditieux des Antiquités
que ne le sont les trente mille fanatiques de la Guerre des
Juifs. Leur nombre ne contredit même pas absolument le pre-
mier récit de Josèphe, si l'on fait attention que saint Luc ne
parle que des brigands enrôlés par l'Égyptien, tandis que
Josèphe, dans les trente mille honunes de son preniier récit,
comprend à la fois les brigands enrôlés par l'Égyptien et la
multitude qui était venue se joindre à eux. Pour tout le reste,
l'accord est parfait entre les deux historiens.
Nous arrivons à la troisième difficulté, qui n'est plus qu'une
demande, une interrogation, à laquelle l'histoire se charge
de répondre. Saint Paul, repris de la vivacité avec laquelli; il
s'était récrié contre la violence du grand prêtre Ananias,
répond : « Mes frères, je ne savais pas qu'il fût grand
prêtre '. » Est-il possible, demande-t-on , que saint Paul
ignorât quel était le grand prelre de ce temps-là ? — Oui, cela
était possible, et même très-naturel ; voici pourquoi : au
moment du concile do Jérusalem nu([uel assistait l'ajjotrt-,
Ananias, fils de Zébédée, était revêtu tie la dignité de grand
' Aci., x.\iu, î».
590 DE LA VALEUR HISTORIQUE
prêtre. Saint Paul apparemment le savait, puisqu'on veut
absolument qu'à toutes les époques de sa vie il connût le
grand prêtre du temps. Mais après le concile de Jérusalem cet
Ananias fut déposé et envoyé prisonnier à Eome, et remplacé
par Jonathan \ Celui-ci ayant été tué par ordre de Félix avant
la révolte de l'Égyptien, et par conséquent avant le retour de
saint Paul, la place resta vacante jusqu'à la nomination
d'Ismaël, qui eut lieu vers la fin du gouvernement de Félix ^.
Saint Paul, qui devait connaître tous les grands prêtres,
n'ignorait sans doute pas ces circonstances. Il savait donc,
qu'au moment où il parlait ainsi d'Ananias, la place de grand
prêtre était vacante. Etait-il aussi tenu de savoir qu'Ananias,
relâché de sa captivité peu de temps après son arrivée à Rome,
et de retour à Jérusalem ^ . exerçait quelquefois officieusement
certaines fonctions de grand prêtre, sans en avoir officielle-
ment la charge, qui ne lui fut jamais rendue? Cette déférence
des Juifs pour un de leurs anciens grands prêtres explique sa
place à la tête du conseil où comparut saint Paul ; mais elle
fait parfaitement comprendre en même temps que l'apôtre,
sans discuter le titre de ce grand prêtre officieux, ait pu dire
qu'il ne savait pas qu'il fût grand prêtre.
Voilà comment sur tous les points l'objection se tourne en
preuve, et comment les difficultés, en provoquant un examen
plus sérieux et une étude plus approfondie, n'en font que
mieux ressortir le caractère et la valeur historique des Actes
des apôtres jusque dans les plus minutieux détails.
III
La critique sera-t-elle plus heureuse dans l'emploi des argu-
ments tirés des lieux intrinsèques contre la valeur et le carac-
tère historique du livre de saint Luc ? C'est ce que nous allons
voir.
' Aniiq., XX, vi, 2 et Bell. Jud., II, xii, 6.
- Antiq., VIll, V, 8.
3 Antiq., XXII, vi, 3 et Bell. Jud., Il, xn, 7.
DES ACTES DES APOTRES. 594
Se présente-t-il quelque part un fait dont toutes les cir-
constances ne sont pas tellement bien détaillées qu'il ne reste
absolument rien à éclaircir, on en conclut aussitôt que le
fait est faux et que le récit n'a aucun fondement historique.
Zeller, par exemi)le, ne comprend pas comment saint Paul a
pu trouver à Éplièse des disciples qui croyaient en Jésus-
Christ, sans avoir jusque-là reçu d'autre baptême que celui
de Jean, ni entendu dire seulement qu'il y eût un Saint-Esprit.
Saint Luc, il est vrai, n'ajoute pas, comme saint Jean Chrysos-
tome et d'autres interprètes de l'Ecriture sainte nous l'ex-
pliquent, que ces disciples, étant venus à Jérusalem du temps
de saint Jean, avaient reçu de lui le baptême et cru au Messie
qu'il leur annonçait, mais qu'étant retournés dans leur pays
avant la prédication de l'Évangile, ils n'avaient pu être ni
instruits des mystères de la vraie foi, ni baptisés au nom de
Jésus-Christ. Et parce que saint Luc n'a pas consigné ces cir-
constances dans son récit, il faut que le récit soit faux ! Zeller,
qui raisonne ainsi, ignorait-il ou non ces circonstances? s'il
les connaissait, comment le récit des Actes, qu'elles font si bien
comprendre, lui a-t-il paru obscur? s'il les ignorait, de quel
droit rejetait-il un récit dont les détails lui étaient moins bien
connus qu'à celui \jui les suppose et y fait allusion en racon-
tant le fait?
Trouve-t-on quelque part un miracle, ce qui certes n'est
pas rare dans les Actes des apôtres, il parait tellement impos-
sible, a priori, qu'on déclare aussitôt ne point savoir s'il faut,
et jusqu'à quel point il faut y voir une réalité '. C'est que le
surnaturel est le grand scandale de la critique et la pierre
d'achoppement où vient se heurter sans cesse l'incrédulité.
Cependant, quoi qu'en puisse dire l'école de Tubingue, le sur-
naturel existe et le miracle est possible ".
Si l'on veut un exemple de l'arbitraire où peut conduire
cette critique basée sur les notes intrinsèques, on n'a qu'à
rapprocher ce que dit Zeller du discours de saint Paul devant
' Zeller : Die Aposfelgeschichte, p. 232 et suiv., sur \esActes, xvi, 49 et siiiv,
' Au besoin un article de ce numéro même lui en donnera des preuves.
592 DE LA VALEUR HISTORIQUE
l'aréopage el ce qu'il dit ailleurs de celui du même apôtre
aux habitants d'Antioche. Dans le premier, l'orateur adresse
sans aucun ménagement à ses auditeurs les vérités les plus
capables de les offenser, ce qui ne répond nullement, dit-on, à
la sagesse du grand Paul '; dans le second, au contraire, il
expose sa doctrine avec trop de ménagements et d'atermoie-
ments. C'est-à-dire que d'une part on lui reproche de parler
ouvertement et de l'autre on lui fait un crime de ne point le
faire. Comment donc parler? En vérité, en présence d'une
critique si peu sérieuse, on se rappelle involontairement le mot
de la comédie : Il làut qu'une porte soit ouverte ou fermée :
comment la voulez-vous? Voulez-vous que saint Paul parle
franchement et sans détour ? mais alors pourquoi l'en blâmez-
vous lorsque la franchise vous semble contraire à votre
système ? Voulez-vous qu'il parle avec ménagement ? mais
alors pourquoi lui en faites-vous un crime lorsque la franchise
vous semblerait favoriser davantage votre système ? n'est-ce
point là avoir deux poids et deux mesures? n'est-ce point là
se prononcer de parti pris et par préjugé? Soyez donc francs
vous-mêmes, et avouez que saint Luc a fait parler saint Paul
comme il devait naturellement parler, et comme il a parlé
réellement.
Voici un dernier exemple de la justesse de raisonnement
avec laquelle procède la critique historique; nous l'avons
réservé pour la tin, parce qu'il nous a semblé donner mieux
que tout autre la mesure de logique dont elle est capable.
Le grand argument de l'école de Tubingue, l'argument
incomparable, est celui-ci : Les Actes des apôtres ne sont point
un livre historique, parce qu'on y remarque entre saint Pierre
et saint Paul un parallélisme si frappant, qu'on ne peut s'empê-
cher d'y reconnaître un but de conciliation : on conclut de
là que l'auteur a sacrifié la vérité historique au désir de faire
ressortir le parfait accord entre les deux apôtres, parce que
cet accord, comme le présente saint Luc, est tellement parfait,
qu'il est impossible de ne pas y voir de nombreuses traces
' Zeller : l^ir Apo:<lelgesch , p. 261.
DES ACTES DES APOTIŒS. 593
d'exagération et, pur conséquent, de fausseté liistorique. Nous
laisserons la parole à M. A. Stap, pour développer devant nous
cetle preuve sans réplique, en nous contentant d'entremêler
son discours de quelques légères observations.
« tSVles Actes sont issus, comme on le suppose^ du mouve-
ment qui tendait à opérer un rapprochement entre les deux
principales branches du christianisme, et à faire admettre par
les judéo-chrétiens l'autorité de TApotre des gentils et le prin-
cipe universaliste de sa doctrine, s'ils sont, en d'autres termes,
une apologie de Paul dans le sens judaïsant : ils s'efforceront
nécessairement d'établir que celui-ci ne méritait en aucune
façon les reproches qu'on lui adressait, qu'il n'avait méprisé
ni la loi ni les privilèges d'Israël, et que tous ses actes trou-
vaient,au contraire, dans l'exemple ou dans l'assentiment dti
grand apôtre du judaïsme, de Pierre, leur justification la
plus complète. Voyons si tel est réellement le caractère de
notre livre '. »
On prévoit quel sera le résultat de cet examen. Mais le pre-
mier défaut de cet argument n'est point dans la mineure que
forme cet examen ; il est dans la majeure. Que conclure, en
effet, d'un argument qui commence par une proposition hypo-
thétique? qui ne voit que dans un pareil raisonnement la con-
séquence ne saurait être légitime que si^ comme on le suppose,
gratuitement sans doute, on a déjà prouvé ce qu'il faut démon-
trer? Un peu plus de logique simple aurait fait éviter à
M. A. Stap cette pétition de principe.
Mais écoutons le développement de la mineure :
« Les Actes peuvent se diviser en deux parties principales,
la première consacrée à Pierre, la seconde à Paid, qui, toutes
deux tendent à établir entre ces apôtres un véritable parallèle.
Les faits attribués à chacun d'eux dénotent dès l'abord l'in-
tention formelle de les présenter sous un jour uniforme.
« Ils possèdent l'un et l'autre au même degré le don spéci-
fique de l'apostolat, celui de communiquer, par l'imposition
' Revue Germanique, 31 mars 1861 : lex Actes des Apôtres, art. de M. A. Slii|»^
j>. 180.
394 DE LA VALEUR HISTORIQUE
des mains, le Saint-Es])rit aux fidèles simplement baptisés
{Act., VIII, 14-17). — Comme si tons les autres apôtres
n'avaient pas eu le même pouvoir 1 comme si, dans le passage
cité (viii, 14-17J, saint Jean n'eut pas agi de concert avec
saint Pierre! comme si saint Paul lui-même n'avait pas reçu le
Saint-Esprit par l'imposition des mains d'Ananias, qui n'érait
point apôtre!
Après l'égalité de pouvoir vient la ressemblance des
miracles.
« lis accomplissent, dit M. A. Stap, un nombre à peu près
égal de prodiges ou semblables ou analogues. Pierre ouvre sa
carrière en guérissant un homme boiteux dès le ventre de sa
mère ; Paul iiiit sa première cure miraculeuse en délivrant de
son infirmité, comme on nous le dit dans des termes iden-
tiques, un boiteux dès le sein de sanière(^c^., 111,2, et XIV, 8),
La scène du paralytique deLydde correspond à celle du fié-
vreux de Malte {Act., ix, 33-35, etxxviii, 8,9); la résurrection
de Tabitlia à celle d'Eutique {Act.^ ix, 36 sq.,etxx, 9 sq.). Si
l'ombre de l'Apôtre des Juifs rend ia santé aux malades sur les-
quels elle passe, les linges qui ont touché à l'Apôtre des gen-
tils jouissent du même privilège. y>[Act., v, i5, et xix, 12.) —
Qu'y a-t-il d'impossible dans ces coïncidences? Jésus-Christ
n'a-t-il pas donné à tous les apôtres indifféremment le pou-
voir de guérir toute langueur et toute infirmité ' ? Et puis-
qu'il est avéré que tous les apôtres ont exercé ce pouvoir,
qu'y a-t-il de si étrange à voir des guérisons semblables opé-
rées par deux d'entre eux ? Encore est-il bon de remarquer
qu'un paralytique et un fiévreux ne se ressemblent guère,
et que, si l'on veut prendre les choses avec cetfe rigoureuse
exactitude que la critique s'efforce d'établir, celui qui guérit
sans contact, même médiat, et celui qui ne le fait que par le
contact au moins médiat, ne sont pas également puissants.
Du pouvoir de conférer le Saint-Esprit et du don des mi-
racles, M. A. Stap passe à l'autorité que ces prérogatives don-
naient aux deux apôtres auprès des masses.
* Matth.^ X, 1.
DES ACTES DES APOTRES. u9o
« Aussi, tlit-il, ie respect qu'on leur témoigne se traduit-il
d'une manière toute semblable; Pierre est adoré comme un
dieu par le centenier Corneille, Paul, par les habitants de
Lystre, et tous deux s'accordent à repousser ces honneurs
parla même considération, à peu près par les mêmes mots. »
[Act.^ X, 25, 26, et XIV, n sq.) — Et par quelle autre con-
sidération, je vous prie, auraient-ils pu les repousser, que
par celle qu'ils allèguent : l'adoration ne convient qu'à Dieu,
et nous ne sommes que des hommes? quelle merveille que
les réponses des deux apôtres soient identiques quand il n'y
en avait qu'une seule à faire?
Enfin M. A. Stap croit avoir établi un parallélisme parfait
entre saint Pierre et saint Paul en les montrant encore égaux
en persécutions et en souffrances.
« Dans la persécution, ajoute-t-il, Dieu leur accorde des
faveurs })areilles; le premier est arraché à sa prison par un
ange, le second voit tomber ses liens d'une façon analogue et
non moins merveilleuse. {Act.^ xn, 7 et xvi, 26.) Leurs souf-
frances pour la foi sont elles-mêmes, autant que possible,
égalisées ; au moins est-on conduit à prêter cette intention à
l'auteur, lorsqu'on lui voit passer sous silence la plupart de
celles qu'énumèrerît les Epîtres aux Corinthiens, ces empri-
sonnements multipliés, ces dangers fréquents de mort, ces
trois naufrages, ces cinq bastonnades, ces flagellations, ce
combat contre les 1 êtes sauvages à Ephèse, ces périls innom-
brables enfin, qui font dire à Paul qu'il a travaillé et souffert
plus que tous les douze. » (/ Co/\ , xv, 10, 32; // Cor.^ xi,
23-27. — Cf. Act., TV ; V, 18, 2G, 27, 40; xn, 2 sq.)
Cet argument de M. A. Stap est-il bien concluant ? ne
peut-on pas, en effet, alléguer d'autre cause du silence des
Actes sur certaines souffrances de saint Paul que le désir
d'établir un exact parallélisme entre lui et saint Pierre?
n'est-il pas évident pour tout homme réfléchi, qu'il ne s'agis-
sait point, dans le livre de saint Luc, de dresser le catalogue
complet des souffrances endurées par les deux apôtres, et que
l'écrivain sacré n'a dû et n'a voidu parler que de celle s qui
exercèrent une certaine influence sur la fondation des Églises
596 DE LA VALEUU lilSTÛRIQUE DES ACTES DES APOTP.ES
dont il raconte l'histoire? n'est-il pas clair encore, pour qui
sait compter, que, d'après les Actes des apôtres même, les tri-
bulations de saint Paul surpassent tellement celles de saint
Pierre qu'une si grande différence ne laisse plus aucune vrai-
semblance à l'idée d'un parallélisme prémédité qui, pour ar-
river à être parfait, ne craint point de fausser l'histoire en re-
tranchant tout ce qui s'oppose à la parfaite symétrie? Enfin,
comment peut-on dire que les deux apôtres ont reçu de Dieu
dans les persécutions des « faveurs pareilles, » lorsqu'il est
avéré par le récit de saint Luc que l'Apôtre des nations a plus
souffert que tous les autres et que le plus souvent il échappait
à la fureur de ses persécuteurs, non par quelque miracle du
ciel en sa faveur, mais au péril de sa vie ou parce qu'on le
tenait pour mort?
Nous sommes donc en droit maintenant de rejeter toute
idée de préméditation qui ferait du livre des Actes un écrit de
tendance; et, après avoir examiné les arguments que l'école
de Tubingue et ses disciples apportent à l'appui de leur thèse,
nous pouvons, avec un auteur peu suspect de tendances ca-
tholiques ', résumer notre jugement sur l'ensemble et les dé-
tails dans ces mots :
« Quelle histoire subsisterait devant une pareille critique?»
H. Mertiajy.
' De Pressensé^ Hist. des trois premiers siècles de l'Églae chrét.. t. i. 1858,
p. 453, note.
M. RENAN ET LE MIRACLE
Molière met quelque part ces mots dans la bouche d'un de
ses personnages : « Je ne sais que dire vous tournez les
choses d'une manière qu'il semble que vous ayez raison ; et ce-
pendant, il est vrai que vous ne l'avez pas. » — Sans comparer
en aucune sorte les beaux discours de M. Renan à ceux de
don Juan, je crois bien qu'en lisant sa dernière brochure ',
plus d'une personne aura murmuré tout bas des paroles assez
analogues à celles de Sganarelle. Le célèbre critique s'entend
à merveille à défendre de mauvaises causes et à leur donner le
tour le plus spécieux du monde. Nul ne sait mieux embar-
rasser le bon sens par les artifices et le prestige de son raison-
nement.
Cependant quelque habile que M. Renan ait su se montrer
dans son plaidoyer, car c'en est un, il n'est pas douteux qu'il
ne soit resté cette fois quelque peu au-dessous de lui-uième.
A vrai dire, nous attendions mieux. Pour peu qu'on y prenne
garde, on verra bien que l'argumentation n'est pas d'une
force remarquable : le plus souvent elle côtoie la question sans
l'aborder. Il y a de l'incohérence et des énormités qu'une phra-
séologie tourmentée ne réussit pas à dissinuilcr. Le style mènie
a perdu de son éclat, et surtout de sa fraîchein-. L'auteur est
retombé plus que jamais dans un défaut qui lui est habituel,
celui de se copier Uu-méme. Nous avons noté un bon nombre
' La chaire d'hébreu au Collège de France. — Explications à mes collègues. —
Brochure in-S". Michel Lévv.
598 M. RENAN ET LE MIRACLE.
de phrases que nous savions depuis longtemps par cœur. Bref,
nous n'avons guère été surpris quand des personnes bien ren-
seignées nous ont assuré que l'impression produite sur les
esprits les plus éclairés, en dehors même des catholiques, a
été fort peu favorable à cette apologie.
Nos lecteurs jugeront. Nous avons à cœur de leur mettre
entre les mains les pièces nécessaires. Aussi bien, il ne s'agit
pas seulement ici d'un aussi mince résultat que de constater
un amoindrissement plus ou moins accusé dans le savoir-faire
de M. Renan. Il s'agit de venger les croyances surnaturelles
contre les sophismes de l'impiété et de faire voir une fois de
plus que l'erreur s'est menti à elle-même. C'est là le point de
vue auquel nous nous plaçons, et si nous n'avions craint de
provoquer une comparaison que rien ne justifie, sauf la res-
semblance du sujet, nous aurions intitulé cet article : Une
étude sur la sophistique contemporaine.
Réduite à ses données essentielles, la brochure de M. Renan
peut se résumer en trois points principaux. Il explique d'abord
pourquoi il a aspiré à la chaire d'hébreu, devenue vacante
en iSSy par la mort si regrettable du savant Etienne Quatre-
mère. C'est ici, on le voit, une question d'un caractère trop
personnel et d'un trop médiocre intérêt pour que nous ayons
à nous y arrêter.
En second lieu, il expose à sa manière la nature de la chaire
d'hébreu, ses traditions, les droits et les libertés de son en-
seignement, surtout en ce qui concerne ses rapports avec les
dogmes religieux. Nous ne croyons pas devoir insister non
plus sur cette question trop spéciale. Donnons seulement une
idée de l'esprit d'après lequel ?.I. Renan a conçu son pro-
gramme. La position du professeur d'hébreu au Collège de
France, nous dit-il, « est fort analogue à celle du professeur
de sanscrit. Si Burnouf avait fait une leçon pour prouver que
Çaltya-Mouni n'arriva jamais, quoi qu'en disent les boud-
M. RENAN ET Li- MIRACLE. 599
dhistes, à l'état fie Bodhisattva, on aurait eu le droit dètre
surpris. Mais si, tout en parlant de Çakya-Mouni a^^ec admi-
ration., il se fût exprimé d'une façon qui n'impliquât pas les
attributs transcendants que ses disciples lui prêtent^ pei'sonne
ne lui eût fait un reproche. Un bouddhiste, arrivant à son
cours, eût été blessé de cette hétérodoxie ; voilà tout. Jj objet
duprofesseur n était pas de réfuter les bouddinstes ; son devoir
n était pas non plus de les satisfaire. »
Il est donc entendu que le professeur d'hébreu doit être
tout aussi libre avec la Bible que Burnouf l'était avec le code
de Manou ou les écrits bouddhiques, et qu'on peut parler de
Jésus-Christ absolument comme de Çakya-Mouni. Les catho-
liques en seront blessés : ils auront tort; voilà tout. Puisque
le bouddhisme peut être traité d'une façon plus ou moins
irrévérencieuse dans un pays où personne ne croit au boud-
dhisme, est-ce que le christianisme doit être traité différem-
ment dans un pays chrétien?
Gardons-nous de contredire cette foudroyante logique. Une
seule observation : M. Renan s'est donné une peine assez inu-
tile pour prouver que la chaire d'hébreu au Collège de France
est une chaire de^langue et non de dogme. Qui le nie? Mais
s'ensuit-il que le professeur ne doive pas avoir àH opinion sur
la vérité des dogmes, qu'il doive ignorer s' il r a au inonde des
théologiens? Le moindre inconvénient de cette théorie, c'est
de porter une condanuiation contre presque tous les prédé-
cesseurs de M. Renan, et M. Quatremère tout le premier.
Pour avoir été ostensiblement chrétiens, ont-ils donc manqué
à leurs devoirs?
Venons à la troisième question. M. Renan s'efforce d'établir
que sa leçon d'ouverture devait être ce qu'elle a été. Ddfé-
rentes raisons plus concluantes les unes que les autres l ont
amené à choisir un sujet d'un caractère général et à parler des
origines du christianisme. Or là, le fait de Jésus, comme il
l'appelle, se présentait nécessairement devant lui. Impossible
de l'éluder. Il fallait donc nommer Jésus. Mais devait-il em-
ployer des formules impliquant sa divinité? M. Renan nv le
pense pas. Seulement « une parenthèse fut introduite connue
600 M. RENAN ET LE MIRACLE.
atténuation respectueuse ; » et voici les termes dont il se servit :
Un homme incomparable — si grand qrie^ bien quici tout
doive être jugé au point de vue de la science positive^ je ne
voudrais pas contredire ceux qui, frappés du caractère excep-
tionnel de son œuvre, l'appellent Dieu
La phrase manque bien un peu de netteté et surtout de
franchise; mais au fond, continue M. Renan, « c'est un tour
habituel aux docteurs chrétiens les plus orthodoxes. Saint
Pierre n'a-t-il pas dit : « Israélites, écoutez ceci : Jésus de
Nazareth, homme accrédité de Dieu près de vous...? » Et
Kossuet : « Un homme d'une douceur admirable, singulière-
ment choisi de Dieu...? » — On a répondu à M. Renan que
les textes étaient par lui un peu abrégés, sans dessein prémé-
dité sans doute. S'il avait bien voulu les citer tout au long et
avec leur contexte, le sens en eût apparu tout autre. De bonne
foi, à qui fera-t-on croire que les apôtres et les docteurs chré-
tiens se bornaient à ne pas contredire ceux qui appellent Jésus-
Christ Dieu ?
Laissons après cela M. Renan déclarer qu'il ne recherche
pas « si la phrase qu'on lui a reprochée n'est pas d'ac-
cord avec les sentiments des plus grands chrétiens jusqu'au
fv" siècle. » C'est prudent à lui de ne pas défendre cette
thèse des modernes ariens. Laissons-le encore rappeler que
récemment « la facidté de théologie de l'Université protestante
de Leyde voulut bien (sic) reconnaître pour très-chi^étienne la
pensée où des interprètes moins autorisés des dogmes chré-
tiens ont vu la totale négation du christianisme » : un brevet
d'orthodoxie déhvré par des rationalistes ne tire pas à consé-
quence. Hâtons-nous de suivre le professeur dans une thèse
plus large qui doit, selon lui, former la vraie base de sa justifi-
cation, et sur laquelle il nous importe de fixer notre examen.
II
Admettre la divinité de Jésus-Christ, c'est reconnaître le
surnaturel. Or, dit M. Renan, « le principe essentiel de la
science, c'est de faire abstraction du surnaturel... Il n'y a pas
M RENAN ET LE MIRACLE. 60i
un seul cas de miracle prouvé '... De là cette rî'gle inflexible^
base de toute critique, qa un événement donné pour miraculeux
est nécessaivenwnt légendaire. Dans les histoires profanes, cela
est accepté sans aucune difficulté. Rollin ne croit pas aux
prodiges racontés par Tite-Live. Les miracles peimanents des
temples de la Grèce, rapportés par Pausanias, sont universel-
lement regardés comme des fables. Pourquoi l'histoire des
Juifs est-elle traitée d'une autre manière? »
Ce raisonnement, si c'en est un, revient à peu près à ceci :
Tout le monde avoue qu'il y a eu de faux miracles, donc on
doit avouer qu'il n'y en a pas eu de véritables ! Que répond à
cela le bon sens? si je ne me trompe, voici comment il raison-
nerait : Il y a eu de faux miracles, donc il y en a eu de vrais ;
car le fait de la supposition des premiers ne se conçoit pas
sans la réalité des seconds ; de même, par exemple, que l'exis-
tence des faux billets de banque ne s'expliquerait pas s'il n'y
en avait pas de véritables. L'erreur suppose la vérité, comme
l'ombre accuse la lumière. L'erreur n'est qu'une vérité altérée,
ou dont on a abusé, comme parle Bossuet. On a fait remar-
quer avec beaucoup de justesse que « l'humanité n'est jamais
absurde à plaisir et que les fables ont toujours raison en
quelque chose, w Voilà une règle de critique que M. Renan
récusera moins que personne, carc'est à lui que je l'emprunte ■.
Or, en quoi, je vous prie, les fables composées de récits mira-
culeux auraient-elles eu raison, si tous les miracles sans excep-
tion n'étaient que de pures inventions? et conunent l'huma-
nité n'aurait-elle pas été absurde à plaisir, absurde au delà
de ce qu'on peut imaginer, si partout et toujours elle avait
cru à des chimères qui n'eussent même pas eu une ombre
de fondement dans la réalité des choses? Je conclus donc
que si la croyance aux faux miracles peut fournir un argu-
' Pour M. Renan ^urnaixirel ot miracle sont synonymes. Il est inuiile de laire
observer que c'est confondre deux choses Irès-dislinctes. — Voir la Question du
surnaturel, par le R. P. Matignon. Noire co'laboraleur a exposé en détail ces
notion-; inniortanles, sur lesquelles beaucoup de personnes instruites n'ont pas
toujours des idées exactes.
= Etudes d'Hist. relig.
602 M. REXAX ET LE MIRACLE.
ment, ce n'est pas du tout celui qu'y a trouvé M. Renan '.
Notre critique poursuit : « L'induction est ici d'une acca-
« blante simnlicité. Aucun lioimne éclairé n'admet les mira-
« clés qui sont censés se passer de nos jours ; des sectaires
(f seuls admettent des miracles qui se seraient passés au xvii^
« et au xviu'' siècle ; on n'est pas taxé de grande hardiesse
« pour réduire à la légende ce qu'on raconte de saint Fran-
ce cois d'Assise et des saints du moyen âge. Pourquoi le siècle
« d'Auguste et de Tibère ferait-il exception ? Les lois du monde
« étaient alors ce qu'elles sont aujourd'hui... »
Cette argumentation, en vérité, est accablante. Admettons
pour un moment les prémisses de M. Renan. Accordons-lui
que la croyance aux miracles du moyen âge et des époques
suivantes n'ait pour elle que des sectaires^ et pas un homme
éclairé, et qu'en réalité aucun fait miraculeux n'ait eu lieu de-
puis dix-huit siècles : cela suffit-il pour démontrer qu'aucun
fait de ce genre ne s'est accompli au siècle de Jésus-Christ? Il
est permis de suspecter la rigueur de cette conclusion. Si j'ac-
cordais aux partisans de la génération spontanée que certains
êtres naissent et se développent sons la seule influence des
causes naturelles, serais-je tenu de convenir qu'il n'y a jamais
eu d'action créatrice? Il est vrai qu'au temps de Jésus-Christ
les lois du monde étaient ce qu'elles sont aujourd'hui. Mais là
n'est pas la question. Il s'agit de savoir si, ces lois étant les
mêmes, il ne s'est point passé un ensemble de faits exception-
nels qui aient dérogé aux lois sans les détruire , et qui , par
conséquent, constituent des miracles manifestes. Or , vous-
même vous reconnaissez que X œuvre de Jésus présente un ca-
ractère exceptionnel, et que le divin s'y montre d'une façon
particulière. Je sais bien que vous n'entendez pas par là le
surnaturel proprement dit; car la critique a changé le sens
des mots, et le divin ne signifie plus le divin; mais alors qu'est-
ce que ce divin, et tout en proclamant qu'il est exceptionnel^
» Je n'examine pas la question de savoir si les prodiges des temples païens
n'étaient pas le fait des démons. C'est le cas de dire avec Malebranche : « Four-
berie ou diablerie : mais un peu plus du premier que du dernier. »
M. HEXAX ET LE MIRACLE. C03
de quel droit venez-vous dire que le siècle d'Auguste iVa souf-
fert aucune exception aux lois générales?
Revenons aux prémisses que nous n'avons accordé 's que
sous bénéfice d'inventaire. Vous dites « q^\\iucuu homme
éclairé ne croit aux miracles qui sont censés se passer de nos
jours. » ^Malgré votre profond mé])ris pour les catholiques, je
suppose que vous leur ferez l'honneur de croire qu'il y a bien
quelques hommes échii-cs \:ninm eux. Or, il n'est pas un seul
catholique, digne de ce nom, qui puisse nier la perpétuité du
don des miracles dans l'Église. Jésus-Christ lui en a f;iitla pro-
messe ; et, bien que la Providence ait placé les prodiges les
plus nombreux et les plus éclatants au berceau du christia-
nisme, parce que ces signes extraordinaires étaient nécessaires
à la conversion du monde, il s'en faut bien qu'il ne s'en soit
plus accompli depuis cette époque , et la nôtre n'en est pas
déshéritée. Qu'on discute sur tel ou tel fait, avant le jugement
de l'Église, cela est permis sans doute : l'Église est la première
à condamner la crédulité superstitieuse. Que , même après
la sentence de l'autorité suprême, on ne doive pas considérer
les faits miraculeux comme des articles de foi proprement dits,
cela est encore incontestable. ]Mais qu'on puisse les nier et sur-
tout les rejeter sans distinction, assurément il n'y a pas un
catholique (j'entends encore une fois ceux qui méritent ce
nom^ qui puisse pousser à ce point la témérité. Comme donc
il y a, grâce à Dieu , des catholiques qui ne sont pas sans
quelques lumières, il est faux, absolument faux qu'il n'y ait
pas un homme éclairé qui admette les miracles de nos jours.
« Des sectaires seuls admettent des miracles qui se seraient
passés au xvii* et au wui*' siècle! w Qu'est-ce à dire,
des sectaires ? voulez-vous parler de ceux qui croient
aux fameux miracles du diacre Paris ? Oui, ceux-là, on vous
les abandonne de grand cœur'. IMais il en est d'autres que
nous tous, catholiques, nous reconnaissons comme certains
et incontestables; car il y a plusieurs saints du xvii'' et
' Toutefois le joli mol cJeMalebranche. cité plus haut, pourrait trouver encore ici
son a[)plicalion.
604 M. RENAxN ET LE MIRACLE.
du xvïii'' siècle qui ont été solennellement canonisés : or,
ignorez-vous que la béatification et la canonisation des
saints n'ont jamais lieu sans un procès à l'effet d'établir qu'il
conste d'un certain nombre de miracles? Il vous reste à dire
que tous les catholiques qui croient à ces miracles-là sont des
secAaires.
Quant aux miracles du moyen âge, il est certain , nous
n'avons aucune peine à l'avouer, qu'une critique légitimement
sévère a le droit de faire ses réserves. La critique des Bollan-
distes, la plus autorisée que nous connaissions en dehors des
tribunaux officiels de l'Eglise, n'a pas manqué de faire une
assez large place à la légende. Mais est-ce une raison de tout
nier et, ici encore, n'est-ce pas le cas de dire que les miracles
controuvés attestent les véritables, de même que la fausse
monnaie atteste qu'il y a une monnaie de bon aloi ? Parce
que les légendes de quelques saints obscurs n'ont aucune
valeur historique, faut-il donc rejeter en masse et sans examen
tout ce que l'on raconte de saint Benoît, de saint Domi-
nique, de saint François d'Assise et de tant d'autres, dont la
vie nous est parfaitement connue? et parce qu'il y a eu une
cour des miracles^ tsl-on obligé de rejeter comme des fables
les merveilles dont la renommée attirait la catholicité entière
aux tombeaux de saint Jacques, de saint Martin, et dans un
si grand nombre de célèbres pèlerinages? Quoi qu'en dise
M. Renan, pour réduire tout cela à la légende, il faut une
grande hardiesse, et plus que de la hardiesse. Une telle
licence n'est permise qu'à une critique qui, par la légèreté,
les opinions exclusives, les façons tranchantes etpéremptoires,
vient supprimer les problèmes au lieu de les résoudre. Je me
sers de ses expressions, et je conviens que jamais elle n'aurait
mieux parlé si elle avait voulu tracer par ces mots son propre
portrait. Il n'y a qu'elle, en effet, qui puisse écrire des lignes
telles que celles-ci : Les catholiques sérieux d'autrefois (béné-
dictins, jansénistes) n'admettaient guère que les miracles bi-
bliques. M. Renan, car il est aisé de le reconnaître à ce style,
a trouvé ici le secret de condenser l'injure. Il insulte l'Eglise
catholique : apparemment elle comptait des membres sérieux
M. RKNAN ET I.K MIHACLli. 60r,
outre les bénédiclins, et suitoiit les liéréliqiies jansénistes,
lesquels n'étaient pas précisément des catholiques. 11 insulle
doublement, et par un indigne rapprochement el par une
imputation calomnieuse, un grand Ordre religieux qui, malgré
des défaillances momentanées, fut un des plus beaux orne-
ments de l'Église, et dont une des branches françaises, la
Congrégation de Saint-Maur, restera toujours comme une
des plus glorieuses personnifications de la science ciiré-
tienne. Où donc M. Renan a-t-il vu que les bénédictins n ad-
mettaient o^uére que les miracles bibliques? W n'a donc jamais
ouvert les livres du grand Mabillon : Annales ordinis sancli
Bcnedicti^ Acta sanctoram ordinis sancti Benedicli; et les Actes
des Martyrs de dom Ruinart : ouvrages où les récits d'évé-
nements merveilleux se trouvent à chaque page? M. Renan
insulte même les jansénistes, car, quoique je n'aie aucune
envie de les défendre, la justice oblige de reconnaître qu'ils
n'ont jamais poussé à cet excès la négation systématique du
miracle. Saint-Cyran, les Arnauld, ont-ils rejeté les prodiges des
premiers siècles de l'Eglise? Tous les jansénistes ne croyaient-
ils pas, même \\\\ peu plus que de raison, aux miracles de
leur secte? est-ce que Pascal ne publiait pas sur les toits le
fameux miracle de la Sainte-Êpine ? e\.^ plus tard, les hommes
les plus graves du parti ne firent-ils pas assez de bruit des
guérisons du diacre Paris ? Chose étrange! ce sont ces hommes-
là qu'on nous cite presque comme des incrédules ! La vérité
est que le jansénisme, poussé par une haine implacable
contre le catholicisme, s'est efforcé de tout son pouvoir, non
pas de nier absolument, mais de contester, d'amoindrir, de
rogner, pour ainsi dire, avec une opiniâtreté sournoise, tout
ce qui attestait la sainteté des membres de l'Kglise. De là
cette critique jalouse, corrosive, haineuse, dont on voit le
modèle dans Launoy, surnonnué le dénicJieur de saints, et
dans Baillet, le principal hagiographe de cette école. La vérité
est encore que quelques auteurs catholiques du \vu' cl
du wuf siècle, plus ou moins pénétrés du levain jansé-
niste, et sacrifiant à la crainte ]>usillamine de choquer les
esprits forts de leur temps , ont fait beaucoup trop bon
606 M. RENAN ET LE MIUACLE.
marché des miracles dont l'authenticité n'était pas garantie f
par des preuves, je ne dis pas seulement suffisantes, mais
accablantes. Grâce à Dieu, cette tendance funeste a cessé
d'exister. Aujourd'hui nos historiens religieux, à peu près
sans exception, s'inspirent d'un esprit meilleur. On a restitué
aux légendes des saints leur véritable caractère. On rejette ce
qui est manifestement imaginaire ; on donne comme douteux
ce qui n'a pas les preuves voulues; mais aussi on n'a pas un
parti pris de tout nier et on se contente des témoignages qui
peuvent fonder une croyance raisonnable; et ce qui est bien
digne de remarque, c'est que les travaux les plus sérieux de
l'érudition religieuse de ces derniers temps ont eu précisé-
ment pour résultat de confirmer plusieurs légendes que le
xvif siècle avait révoquées en doute.
Je ne saurais donc assez admirer comment M. Renan ose
affirmer quon a honte aujourd'hui du surnaturel comme
d'une tache originelle, et que les personnes même les plus
religieuses n'en veulent plus qu'un minimum; qu'on cherche
à faire sa part aussi petite que possible et quon le cache dans
les recoins du passé. Il ne cite aucun nom, aucun fait : il
affirme. Est-ce que cela ne suffit pas? Eh non 1 M. Renan n'a
pas le droit d'affiimer sans preuve; et même pour lancer
solennellement de telles assertions, il faut bien qu'il soit sûr
que la crédulité de certains lecteurs n'a pas de bornes. Évi-
demment M. Renan n'a pas eu l'espérance de tromper les
doctes professeurs auxquels sa brochure s'adresse. Il a du
avoir en vue un autre public. Et il faut le dire, à la honte
de notre xix'= siècle , ce public existe qui , professant un
mépris sans égal pour la plus haute autorité qui soit au monde,
croira et croira sur parole la première énormité qui lui sera
affirmée, à la seule condition que l'auteur soit connu comme
libre penseur. Ceci n'est pas de la déclamation : c'est un fait
dont les preuves sont partout.
Un jour, M. Renan a écrit : « Si \ Éloge de la folie n'avait
valu à Érasme tant de disgrâces, je proposerais volontiers
aux moralistes un curieux paradoxe à traiter : V Apologie des
sots. On né comprend pas assez les services que rend dans le
M. RENAN ET LE MIRACLE. 607
monde la médiocrité , les souris dont elle nous délivre et la
recomiaissance que nous lui devons ' . » — Je n'appellerai pas les
lecteurs de M. Renan des sots, mais je sais bien quels services
ils lui rendent en le délivrant du souci de tout contrôle, et
par conséquent quelle reconnaissance il leur doit. M. Renan
ne croira pas sans doute que ses lecteurs aient besoin d'une
apologie.
III
Les objections que nous avons discutées jusqu'ici se résu-
ment en deux mots : — H y a eu de faux miracles. — On ne
croit presque plus au miracle. — Comme on l'a vu, de ces
deux assertions la première ne prouve rien contre nous et
prouverait plutôt en notre faveur; la seconde est manifes-
tement fausse. Mais ce ne sont là encore que des points tout
à fait secondaires dans l'argumentation de M. Renan. Il sou-
lève des difficultés d'une nature un peu plus sérieuse.
Malheureusement ce qui se fait le plus remarquer dans cet
ensemble d'objections, ce n'est pas précisément la rigueur
méthodique qui devrait être le caractère de la science ^o.y/-
tiue ; et malgré tous nos efforts pour les classer dans un ordre
logique, nous sommes condamné à une marche plus ou moins
irrégulière.
M. Renan s'attache principaleiijent à montrer que la doc-
trine du miracle est en opposition avec le grand axiome
moderne, le principe de Y expérience, et qu'elle est condamnée
pour toujours par la science.
Assurément, le principe de l'expérience est la base fonda-
mentale des sciences physiques et naturelles. Qu'il ait même
jusqu'à un certain point son application tlans les sciences
philosophiques, nous sommes loin de le nier. Ce n'est pas
nous qui nous inscrirons en faux contre une méthode parfai-
tement légitime et qui, nous le croyons, a définitivement
* Essais de morale et de critique, [>. 187.
60IS M. RENAN ET LE MIRACLE.
prévalu. Mais il ne faut rien outrer, pas même les meilleurs
principes, et la méthode expérimentale ne devra pas appa-
remment supplanter tous les procédés intellectuels et tous les
moyens de certitude. L'école qu'on nommait autrefois maté-
rialiste ou empirique , et qui se nomme 3iU]OUYà'\iu\ pas itii'e^
n'est pas disposée aux transactions. Pour elle, l'expérience
est tout et le reste n'est rien. On va loin avec ce principe.
N'en citons qu'un exemple. C'est en s'appuyant sur les résul-
tats de la science expérimentale que M. Renan a nié fort
expressément la spiritualité de l'âme. Il se moque de la vieille
hypothèse de deux substances accolées pour former Vhoumie.
Il ne fait qu'une concession, c'est que cette hypothèse « doit
être maintenue pour la commodité du langage', — absolument
comme ces bons vieux mots de Dieu et de Providence^, qui ne
signifient rien au fond, mais que l'usage a consacrés. >^
Voilà où aboutit la science positive avec l'expérience pour
unique critérium. Les conséquences suffisent pour juger le
principe.
Ces réserves faites sur les abus de l'expérience , examinons
quelle en peut être l'application à la question du miracle. J'a-
voue que j'ai peine à comprendre le peu de parti que M. Re-
nan a su en tirer au profit de sa thèse.
Il est incontestable que l'expérience . telle qu'on l'entend
d'ordinaire, peut servir de base à des objections spécieuses
contre le miracle. En effet, l'observation des faits conduit né-
cessairement à admettre la constance et la fixité des lois de la
nature. Or, cette donnée admise comme certaine, il semble-
rait assez légitime de conclure qu'il ne saurait y avoir de dé-
rogation aux lois du monde physique , attendu que l'ordre
serait renversé et les lois détruites. On connaît les arguments
que les rationalistes développent sur ce thème, et qui tendent
tous à rejeter le miracle comme impossible. C'est en ce sens
que l'expérience paraît avoir une certaine portée contre l'ad-
mission des faits miraculeux, et il faut avouer que l'objection
' Essais dC' morale et de critique, p. 65.
- Études d'Hist. relig., p. 419.
M. RENAN ET LE MIHACLE. 609
présentée avec habileté peut séduire au premier abord. Ce-
pendant, une seule o])SGrvation la renverse; car lorsque nous
disons qu'il}' a miracle, nous ne nions d'aucune sorte les lois
et leur constance. Au contraire, nous l'affirmons. Proclamer
l'exception, n'est-ce pas proclamer la règle? Quand ma main
retient une pierre, je l'empéclie de suivre sa loi, qui est de
tomber à terre; j'oppose une force à une autre force, et je
prive celle-ci de son effet. Sans doute, il n'y a là rien que de
naturel; mais supposons que Dieu fasse immédiatement et par
sa seule volonté ce que je puis faire, cette action sera surna-
turelle: la loi naturelle sera-t-elle pour cela détruite? Non, elle
sera neutralisée et privée de son effet dans un cas particulier,
elle l'obtiendra dans tous les autres. En un mol, il y a déro-
gation, il n'y a pas destruction des lois ; et, par conséquent,
il est vrai de dire avec un esprit distingué : « L'explication
surnaturelle laisse subsister toutes les lois constatées par la
science, et l'ordre surnaturel entrevu au delà et au-dessus de
ces lois peut dominer l'ordre naturel sans le détruire et l'al-
térer, de même que l'ordre moral ne détruit point et n'altère
point l'ordre physique, avec lequel il coexiste sous l'autorité
suprême de la sagesse divine V »
M. Renan n'a pas compris l'argument tiré de l'expérience
dans le sens où nous venons de l'exposer et de le combattre.
Parfois, il est vrai, il semble intliquer qu'il l'a eu en vue. Mais,
explicitement du moins, il n'invoque pas les lois delà nature
pour prouver XUmpossibilUc du miracle, et c'est à un point de
vue tout différent qu'il se place quand il prétend s'aj)puyer
sur l'expérience.
(( Quelque recherche qu'on ait faite, dit-il avec M. Littré,
jamais un miracle ne s'est produit là ou i! pouvait être ob-
servé et constaté. Jamais, dans les ainphillicdtrcs danatomie
et sous les yeux des médecins^ \\\\ mcnl ne s'est relevé... Ja-
mais dans les plaines de l'air, cun' yeux des p/ty.sicie/is, un
corps pesant ne s'est élevé contre les lois de la pesanteur,
prouvant par là que les propriétés des corps sont susceptibles
* M. Th. II. Ma; lin. Uxamcst a' un problème du Théodic-.'t', [>. 103.
1^ 31
610 M. RENAN ET LE MIRACLE.
de suppressions temporaires... Ainsi a parlé l'expérience per-
pétuelle. »
M. Renan poursuit : « Nous attendons qu'on nous montre
un miraclese passant dans des conditions scientifiques, devant
des juges compétents. Nous ne nions pas, nous attendons. Il
i]e s'agit pas ici de métaphysique ; il s'agit de faits à constater.
Or, il est certain que jamais miracle n'a eu lieu dans les con-
ditions voulues pour créer une conviction rationnelle. Au lieu
de se passer devant des gens crédules, étrangers à toute idée
scientifique, ils devraient se passer devant des commissions
composées d'hommes spéciaux, variant les conditions, comme
on le fait dans les expériences de physique, réglant elles-
mêmes le système de précautions efforçant le thaumaturge à
opérer dans les circonstances posées par elles. Toutes les
expériences des thaumaturges de nos jours, qui réussissent si
bien devant les gens du monde, échouent dans ces condi-
tions-là. »
Si M. Renan, au lieu de placer d'emblée le miracle sur la
même ligne que les tours des magnétiseurs, avait bien voulu
admettre, au moins comme hypothèse, la notion chrétienne
du miracle, il aurait probablement senti lui-même l'inconve-
nance de ce langage. Il n'y a que Dieu qui puisse faire le mi-
racle; et l'homme, celui qu'on appelle le thaumaturge, n'est
que son instrument. Eh bien ! c'est donc Dieu qui devra se
mettre aux ordres des hautes majestés de la science et compa-
raître, comme les dieux de la Grèce, devant cet aréopage! El
ces juges souverains, gravement assis.
Et les deux bras croisés, du haut do leur esprit,
lui diront : « Montrez-nous donc ce que vou& savez faire. Oîï
dit que vous opérez des prodiges. Nous ne nions pas; nous
attendons. Mais remarquez bien que, pour obtenir notre visa,
vous aurez à opérer de cette façon et non pas d'une autre. Si
nous ne sommes pas satisfaits d'une première expérience, vous
devrez recommencer, et cela autant de fois que nous le juge-
rons à propos. Vous pouvez commencer. »
M. RENAN ET LE MIRACLE. 644
Ah\ petits hom/fies hauts de cinq pieds ^ tout au plus de six,
si vous savez ce qu'est Dieu et ce que vous êtes, vous com-
prendrez peut-être sans trop de peine que ce n'est pas à vous
de fixer vos conditions à Dieu et que c'est à lui de vous faire
subir les siennes. N'exigez donc pas qu'il aille manifester les
signes de sa volonté dans vos amphithéâtres et vos académies
pour coniplaire à certains orgueilleux qui le méprisent. Jugez,
jugez sévèrement les thaumaturges dont vous parlez : c'est
votre droit; ils relèvent de votre tribunal. Mais, de grâce,
n'ayez pas la prétention de juger Dieu.
Vous avez raison quand vous dites que les miracles doivent
éti'e constatés, et par conséquent ^fi passer dans les conditions
i'oulues pour créer une conviction rationnelle.
Nous le demandons comme vous. Non que nous osions im-
poser des miracles à Dieu ; mais quand nous avons quelque
raison de penser qu'il lui a plu de manifester librement sa
puissance, le respect même que nous lui devons exige que
nous vérifiions les faits ou les témoignages, et que nous nous
assurions que c'est lui qui a parlé par ses œuvres. Nous savons
que ce n'est pas la superstition qui l'honore, et voilà pourquoi
nous devons éviter à tout prix de confondre l'intervention
divine avec un fait purement naturel, une supercherie ou
peut-être une magie infernale. Qu'il y ait eu des exemples de
crédulité, soit; mais songez que l'Église catholique a compté
parmi ses enfants fidèles le plus grand nombre au moins des
génies, des savants les plus illustres qui aient paru dans le
monde, que ceux-là ont cru aux miracles autant et plus peut-
être que les hommes simples. Osez donc dire qu'ils ont cru à
la légère et sans preuves! Montaigne a dit avec son admirable
bon sens : « Ce grand sainct Augustin tesmoingne avoir vu,
sur les rehques saincts Gervais et Protais à Milan, un enfant
aveugle recouvrer la vue;... et plusieurs aultres miracles,
où il dit lui-même avoir assisté : de quoy accuserons-nous
et luy et deux saincts evesques Aurelius et Maximilius, qu'il
appelle pour ses recors? Sera-ce d'ignorance, simplcsse,
facilité? ou de malice et imposture? est -il homme en
nostre siècle, si impudent, qui pense leur estrc comparable.
612 M. RENAN ET LE MIRACLE.
soit en vertu el en piété, soit en sçavoir, iujement et suffi-
sauce? »
C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse.
Je pourrais citer une multitude d'autorités non moins im-
posantes que colle de saint Augustin ; mais à quoi bon? Il y
a une autorité plus haute que toutes les autres, même au point
de vue purement humain. Quiconque n'est pas ignorant sait
fort bien avec quelle maturité, avec quel luxe de précautions,
pour ainsi dire, la cour de Rome procède dans l'examen des
faits miraculeux sur lesquels elle veut porter une sentence au-
thentique. Je le dis sans hésiîer : le système d'enquêtes, de dis-
cussions, dont s'entourent nos cours d'assises avant de con-
damner une vie humaine, n'a rien de comparable avec la
sévérité que déploie ce tribunal. On inten^oge le plus grand
nombre possible de témoins et quelquefois plusieurs cen-
taines. Leurs dépositions sont contrôlées de toutes les ma-
nières et soumises à des débats contradictoires. On a recours
à des hommes spéciaux. Lorsqu'il est possible, on envoie sur
les lieux des commissions savantes. En un mot la sentence
n'est portée que quand la cause a été instruite avec une ri-
gueur extrême, et que les faits ont été mis à l'abri de toute
critique. Je conjure les superbes contempteurs des miracles et
de la crédulité catholique de compulser les pièces d'un seul
procès de canonisation ; et, à moins qu'ils ne soient de ces
hommes dont Pascal a dit qu'ils nieraient les vérités mathé-
matiques s'ils y avaient quelque intérêt, et le Maître de la
vérité lui-même : qu'ils ne croiraient pas à la résurrection d'un
mort quand bien mènie ils la verraient de leurs propres yeux,
j'ose leur porter le défi de résister à la lumière de l'évidence.
Ah ! plut à Dieu que les incrédules consentissent seulement
à s'éclairer par des recherches consciencieuses et désinté-
ressées! Nous autres, catholiques, nous ne leur demandons
pas autre chose. Hélas! n'est-ce pas trop exiger d'un grand
nombre?, Le cœur a ses raisons que l'esprit ne connaît pas.
Puisqu'on dit, — évidemment à notre adresse, — que « la
M. RENAN ET LE MIRAf-LE. , 613
demi culture littéraire se concilie souvent avec beaucoup de
paresse d'esprit et de préjugés, » nous pouvons bien dire que
ces choses se concilient assez bien aussi avec la grande culture
littéraire et scientiflque que quelques-iuis possèdent ou pré-
tendent posséder.
On nous parle des amphithéâtres d'anatomie et de l'Aca-
démie des sciences. Quoi donc ? est-ce qu'il n'y a là que des
esprits forts décidés à ne jamais croire qu'à ce qu'ils ont vu de
leurs yeux, palpé de leurs mains, expérimenté., en un mot?
Regardez donc autour de vous à l'Institut.... rappelez-vous
ces gloires nombreuses de notre siècle, et entre autres, Ampère,
grand chrétien autant que grand savant, et ces deux hommes,
M. Cauchy et M. Biot, dont je ne puis prononcer le nom sans
\\v\^ émotion inspirée par le souvenir de la piété la plus fer-
vente, jointe à la science la plus vaste et la plus variée.
Et quand bien même tous vos tribunaux scientifiques
seraient hostiles au surnaturel et au miracle, ce que je suis loin
de vous accorder, est-ce que la sentence serait sans appel? n'y
aura-t-il donc plus rien de certain et d'indubitable que ce
qui aura été décidé par l'Académie des sciences ?
Vous dites : «" Constater le caractère d'un fait n'est pas
donné à tous 5 cela exige une forte discipline de l'esprit et
l'habitude des expériences scientifiques. »
Personne ne conteste qu'il ne soit souvent difficile et très-
difficile de discerner les faits vraiment miracnleux de ceux
qui ne le sont pas. Dieu qu'il y ait des règles en cette matière,
l'application n'en est pas aisée. C'est le cas de suspendre son
jugement, de nier, si on le veut absolument. Mais aussi com-
bien de miracles qui sont tellement éclatants que personne ne
peut s'y tromper! (Et remarquez que la révélation divine
s'appuie précisément sur des faits de cette nature.) Qu'un mort
enterré depuis trois jours et répandant déjà l'infection ressus-
cite plein de vie; que les flots de la mer s'entr'ouvent pour
laisser passage à tout un peuple et qu'ils se referment pour
engloutir une armée ennemie, et tout cela à la voix d'iui
homme qui agit comme envoyé de Dieu : de bonne foi
sont-ce là des faits dont le caractère soit difficile à constater,
644 M. RENAN ET LE MIRACLE.
et faut-il une si grande discipline de l'esprit pour y recon -
naître l'intervention de la puissance divine? pour juger qu'il
y a eu dérogation aux lois de la nature est-il donc nécessaire
d'être membre d'une société savante?
M. Renan suppose que l'idée des lois de la nature n'était
guère connue dans l'antiquité que par les écoles philosophi-
ques. « Le moyen âge, ajoute-t-il, V ignore complètement \w%-
qu'au xiif siècle. Jusqu'au xvf elle est l'apanage de quelques
penseurs isolés. Galilée, Descartes, Huyghens , Newton lui
donnent une solidité inébranlable; mais ce n'est qu'à la fin
du xvnf siècle qu'on la voit passer à l'état de croyance très-
générale. »
Voilà encore une de ces phrases qui accusent bien peu de
réflexion, pour ne rien dire de plus. Car qu'est-ce que \ idée
des lois de la nature ? C'est la croyance que, les mêmes circon-
stances étant données, les mêmes faits se renouvelleront et
que des causes semblables auront toujours des effets sem.-
blables. Or, cette croyance existe chez l'enfant lui-même, au
moins dans un état vague, et elle ne tarde pas à s'éclaircir et à
se développer à mesure que la raison elle-même se développe.
Pas un homme jouissant de son bon sens n'a jamais été étran-
ger à cette notion qu'il y a un ordre régulier dans la nature,
et par conséquent qu'il existe des lois stables et constantes.
Que firent donc les savants du xvf siècle et ceux qui les
suivirent? Ils donnèrent la théorie scientifique de certaines
lois; ils employèrent de nouvelles formules pour classer ou
désigner des faits connus depuis longtemps ; ils rectifièrent
quelques erreurs vulgaires et firent voir dans toute leur magni-
ficence l'enchaînement des causes, l'universalité des lois et
en un mot l'infinie sagesse qui préside au gouvernement de
l'univers. Mais parce que le moyen âge et l'antiquité pre-
naient la terre pour le centre du monde ou qu'ils attribuaient
certains phénomènes à des causes fantastiques ou ridicules,
étaient-ils donc dépourvus des notions essentielles à tout
homme raisonnable ?
Je n'insiste pas davantage. On voit combien il est absurde
de s'appuyer sur la prétendue ignorance des lois delà nature
M. RENAN KT LE MIRACLE. 615
pour affirmer qu'on ne pouvait autrefois constater avec com-
pétence les faits miraculeux.
Que dirons-nous maintenant de cette autre assertion de
M. Renan : « Les miracles ont tous un vice radical : Le thau-
maturge règle les conditions du miracle, choisit son public. «
— Le sens de ces paroles est parfaitement indiqué par l'en-
chaînement des idées auxquelles elles se lient, et j'ose à peine
sonder ce qu'elles ont de profondément odieux. Nulle diffé-
rence, au jugement de notre critique, entre tels ou tels thauma-
turges^ entre miracles et jongleries. Si donc les saints ont pré-
tendu faire des prodiges, ce sont des charlatans. Que dis-je?
le Saint des saints, Jésus-Christ en personne, s'il est vrai qu'il
a essayé de rendre miraculeusement la vue aux aveugles,
l'ouïe aux sourds, et de persuader à ses contemporains ces
prétendus miracles, n'aura été qu'un habile magnétiseur ou
tout au plus une sorte de médium !
Et pourtant cela est logique, et M. Renan, pour être consé-
quent, ne devrait pas reculer devant ces blasphèmes. Si on
nie la divinité de Jésus-Christ, il faut bien dire qu'il a été le
pins vil et le plus odieux des imposteurs !
TV
J'aborde une nouvelle série d'objections. C'est ici que
M. Renan va se surpasser, s'il est possible. Précisant davan-
tage son grand argument de l'expérience, et invoquant les
sciences les unes après les autres, il vous fera voir que, le sur-
naturel et le miracle admis, il n'y a plus de calcid, plus de
météorologie, plus de médecine ni de physiologie, plus de
géologie, enfin plus d'histoire. — A la bonne heure au moins !
l'argument sera curieux et neuf. Voyons cela.
Et d'abord poiu' le calcul. « Tout calcul est une imperti-
nence, s'il y a une force changeante qui peut modifier à son
gré les lois de l'univers. »
Notre illustre confrère de Rome, le P. Secchi, et un bon
610 M. RENAN ET LE MIRACLE.
nombre d'aiUrcs savants auront peut-éîre le droit d'être sur-
pris de cet arrêt. Ils croiront sans doute qu'on peut bien avoir
quelque foi au surnaturel et au miracle, sans être précisément
taxé d'impertinence par le seul fait que l'on calcule la m.arche
des comètes ou d'autres faits astronomiques. Ils feront obser-
ver unechose essentielle que M . Renan a oubliée, c'est que Dieu ,
qui pourrait en effet modifier à son gré les lois de l'univers,
ne le fait pourtant pas; qu'en tout cas il n'est pas um /brrc
cliangeante; que les lois demeurent fixes et constantes; que
les dérogations partielles qu'on nomme miracles laissent sub-
sister les lois tout entières, conformément à l'explication
donnée plus haut, l'opération divine se bornant à suspendre
momentanément l'action d'une cause naturelle ou à neutra-
liser une loi dans un cas particulier, et que, par conséquent,
en partant d'une tout autre hypothèse, M. Renan s'est donné
le faciïe plaisir de supposer, au bénéfice de sa cause, des
faussetés que personne n'a jamais soutenues.
Vient la météorologie. «La météorologie, dit M. Renan,
n'aurait plus de raison d'être si on venait dire au météorolo-
giste : Prenez garde, vous cherchez des lois naturelles là où il
ny en a pas ; c'est une divinité bienveillante ou courroucée
qui produit ces phénomènes que vous croyez naturels. » —
Ici encore M. Renan se bat contre une fausseté gratuitement
supposée. Nul homme n'est assez insensé pour soutenir que
les phénomènes météorologiques ne sont pas quelque chose do
naturel et qu'ils ne sont soumis à aucune loi ? Seulement, avec
toute l'humanité, moins les athées et les déistes, nous croyons
que la Providence peut ménager certaines dispositions des
éléments pour atteindre certaines fuis particulières. Nous ne
disons pas précisément que « des hommes réunis et priant
ont le pouvoir de produire la pluie ou la sécheresse; « mais
que Dieu exauce souvent la prière, et, quand il le fait, nous
ne voyons pas en cela, sauf des circonstances particulières, un
événement miraculeux, mais seulement l'action de cette pro-
vidence spéciale à laquelle, encore une fois, l'humanité a tou-
jours cru. En allant emprunter à la météorologie une objection
contre le surnaturt>l , M. Renan n'a peut-être pas vu que
.M. RENAN l'T l.E MIRACLE. fin
c'était avoir la main j)ai' trop iiiallHuirciiso. La niéléorologie
est une science qui est encore à faire. Voilà clos siècles ([u'on
entasse des faits, des éléments de statistique. Mais, à part cer-
taines lois générales connues depuis longtemps, où sont les
théories vraiment définitives? et surtout quelle est la théorie
vraiment complète qui rende raison de tous les phénomènes ?
quand parvicndra-t-on à les annoncerd'avanced'unemanière
certaine? Car enfin c'est la condition de la science propre-
ment dite d'être uuo pi^édiction naturelle. Jusqu'ici on en est
encore à peu près aux pronostics du bon vieux temps, et l'on
s'est assez moqué des savants qui se sont avisés de prédire la
direction des vents, les phiies et les orages. Tous les calculs
ont été démentis. Sera-t-on plus heureux un jour, je l'ignore.
Les sciences ont montré qu'elles savaient faire des pas de
géant en peu d'années, et certes elles marcheront plus loin
encore. Mais supposons qu'on découvre toutes les lois, et sur-
tout la loi unique et génératrice de la météorologie; supposons
([u'on saisisse la première cause naturelle, prouvera-t-on
jamais que cette première cause n'est pas mise en jeu par la
main du Mécanicien suprême qui est Dieu? prouvera-t-on
que celui qui a fondé la loi n'a pas pu prévoir et déterminer
éternellement les exeeptions elles dérogations ' ? Il est certain
qu'on n'y réussira jamais, et jamais par conséquent la mé-
téorologie, quelques progrès qu'elle accomplisse , ne fournira
une difficulté sérieuse contre le miracle ni contre l'interveu-
lion providentielle. Je dis plus : cette espèce d'irrégularité que
nous remarquons dans la succession des phénomènes météo-
rologiques, ces variations accidentelles qui se combinent et se
multiplient sans nuiie à l'ordre du j)lan général, ne nous
indiquent-elles pas d'une manière évidente que c'est la Provi-
dence qui tient en ses mains le gouvernement des éléments,
qui en détermine les effets prochains par un enchauiement
de causes dont elle nous dérobe le secret, parce qu'elle veut
• Je m'étonne que M. Renan ait omis l'objection vulgaire : Dieu est immuable;
or, s'il intervient par des actes particuliers, il serait nécessairement changeant ;
donc... — Mais dans d'autres écrits M. Renan n'a pas manqué de répéter ce vieil
argument, [.a métanliysiiiuc la plus élémentaire fournit la réponse.
618 M. RENAN ET LE MIRACLE.
nous faire sentir sans cesse notre dépendance, nous assujettir, M
comme malgré nous, au grand devoir de la prière, et nous "
convaincre que toutes choses sont dirigées vers l'accomplisse-
ment de ses desseins de justice ou de miséricorde ? ■ — L'étude
de la météorologie, plus encore peut-être que celle des autres
sciences, nous foiten quelque sorte toucher du doigt l'inter-
vention providentielle.
Passons à la physiologie et à la médecine. ;( Si on venait,
continue M. Renan, dire au physiologiste et au médecin :
Vous cherchez la raison des maladies et de la mort : vous êtes
aveugles ; c'est Dieu qui frappe, guérit, tue, ils répondraient :
Je cesse mes recherches, adressez-vous au thaum.aturge. »
Nouvelle supposition plus fausse encore que toutes les
autres. Quand nous faisons remonter à Dieu le principe de
toutes choses et que nous disons qu'il est le maître de la vie
et de la mort, nous professons une vérité enseignée par presque
tous les philosophes sérieux, même les rationalistes, puisque
les causes créées impliquent une cause suprême qui les con-
serve, les ordonne et concourt avec elles ; mais nous ne sup-
primons pas les causes naturelles et nous n'appelons pas les
physiologistes et les médecins des aueugles, parce qu'ils cher-
chent la raison de la maladie et de la mort. Nous pensons, il
est vrai, qu'il est permis de demander à Dieu la guérison, sur-
tout quand la médecine est impuissante (ce qui peut arriver
quelquefois). Nous croyons de plus que ces prières ne sont pas
toujours inutiles, et des médecins eux-mêmes ont été par-
fois du même avis, et on les a vus constater par attestation
signée qu'un secours plus puissant que le leur avait dû in-
tervenir.
Quatrièmement la géologie. « Si l'on disait au géologue :
Vous cherchez les lois de la formation du monde ; vous
vous trompez dès le point de départ ; il y a six ou sept mille
ans, Dieu a créé le monde par un acte direct ' ; la géologie est
* M. Renan' veut-il dire que le but de la géologie est de prouver que le monde
s'est formé tout seul et sans acte direct de Dieu? Nous ne savions pas que, pour
être géologue, la première condilion fùl d'être disciple d'Épicure ou de Lamettrie.
M. PENAN ET LE MIRACLE. 619
supprimée. » Non, pas précisément. Seulement s'il était
constaté par la révélation divine que la création première ne
remonte pas an delà de sept mille ans, il s'ensuivrait tout
simplement que la géologie se tromperait en disant le con-
traire, et elle ne réussirait pas plus à démentir le texte sacré
qu'un archéologue dans deux mille ans ne réussira à prouver
que le Louvre a été bâti au siècle de Périclès. Du reste, la
géologie ne semble pas encore avoir définitivement démontré
que le monde soit plus ancien qu'on ne le croit communé-
ment; et l'aurait-elle fait, nous n'en serions guère effrayés.
Le premier chapitre de la Genèse souffre une interprétation,
non pas inventée après coup, mais mise en avant par quelques
Pères de l'Église, et qui met les géologues fort au large. Nous
avons appris cela au pied d'une docte chaire de Saint-Sulpice,
sur des bancs où M. Renan s'est assis quelques années avant
nous. S'il ne le sait point, que dire de sa science? et s'il le
sait, que penser de sa sincérité?
Jusqu'ici, il ne paraît pas beaucoup que le surnaturel et
le miracle soient en contradiction avec les sciences.
M. Renan sera-t-il plus heureux pour l'histoire? «S'il y a
une histoire en deliors des lois qui régissent le reste de l'hu-
manité ', s'il y a une histoire interdite à la critique % et mise
à part comme divine', il n'y a plus de science historique
Les sciences historiques ne diffèrent en rien par la méthode
des sciences physiques ' et mathématiques ; elles supposent
qu aucun agent surnaturel ne vient troubler la marche de l'iui-
manitè ; que cette marche est la résultante immédiate de la
liberté qui est dans l'homme et de la fatalité qui est dans la
nature ; qudnyapas d être supérieur à l'homme auquel on
puisse attribuer une part appréciable dans la conduite morale,
non plus que dans la conduite matérielle de l'univers. »
' C'est beaucoup trop vague. Nou? no disons pas tout à fait cola.
* 11 n'y a pas d'histoire interdite à la critique. On invite au contraire la cri-
tique impartiale à l'examiner de bonne foi.
* Ce n'est pas la question.
* Un petit bachelier pourra dire à M. Renan quo la méthode historique diffère
beaucoup de colle des sciences phy.siqucs et malhômaliqnes.
620 M. RENAN ET LE iMIRACLE.
D'après quelques phrases déjk citées, il était aisé depuis long-
temps de soupçonner que M. Renan niait assez clairement le
dogme capital de la Providence. Mais ici c'est très-explicite.
Aussi le scandale a été grand et l'on sait que des journaux,
assurément peu scrupuleux sur l'orthodoxie religieuse, ont
cru nécessaire de protester. Ce n'est donc plus contre le sur-
naturel seulement que s'insurge le professeur du Collège de
France; c'est contre les vérités les plus essentielles de la phi-
losophie et du sens commun. Car, comane on l'a fort bien dit,
la conception d'un Dieu placé en dehors de la création, in-
différent et oisif, est logiquement inférieure à l'athéisme même,
et au point de vue pratique, équivalente. Je n'ai pas à réfuter
cette doctrine monstrueuse. Mais si l'on bannit la Providence
de l'histoire, quelle histoire aurez-vous donc? Un pêle-mêle,
un chaos, une énigme, un spectacle sans but, sans enseigne-
ment, profondément immoral. Il ne vous reste même plus de
lois présidant à la marche des événements : les lois, comme les
causes physiques, sont de pures chimères, des abstractions,
s'il n'y a pas un souverain législateur qui les met en exécution,
qui gouverne et dirige les nations, comme les individus, par
ces liens souples qui les assujettissent sans les asservi?- ' .
Encore une fois je laisse cette thèse, quelque belle et déci-
sive qu'elle soit, et je reviens à la question du surnaturel dans
l'histoire. M. Renan nous déclare que l'histoire est supprimée
si on admet le surnaturel. Et nous, nous disons : Si on rejette
le surnaturel, il n'y a plus d'histoire.
En effet, l'histoire tout entière repose sur l'autorité du
témoignage et des monuments de toute sorte. Or, les témoi-
gnages et les monuments sur lesquels s'appuie le surnaturel
sont les plus indubitables qui soient au monde. On ne saurait
trop répéter ces mots de Rousseau, qui sont le langage même
delà raison : « Les faits de Socrate^ dont personne ne doute ^
sont bien moins attestés que ceux de Jésus-Christ — JJ Evan-
gile a des caractères de vérité sii^rands, si frappants^ si parfai-
tement inimitables^ que l'inventeur en seraitplus étonnant que
^ De Maistre, Considêr. sur la France...
iM. RENAN liT LE MIRACLE. 621
le liéros.y^ Les miracles de Jésus-Clirist sont tellement certains
que les philosophes païens n'essaient même pas de les révo-
quer en doute, et les témoins qui les rapportent sont de ces
honnncs dont Pascal a dit : «Je crois volontiers des témoins qui
se font égorger... »
Si donc on nie les faits de Jésus-Christ, si on réduit tout
cela à la légende, je déclare qu'il n'y a plus de certitude histo-
rique et que l'histoire est supprimée.
Ce n'est pas tout. Rien n'est plus historiquement certain
que l'existence des prophéties de l'Ancien et du Nouveau Tes-
tament, prophéties antérieures aux événements de plusieurs
centaines d'années, prophéties annonçant des choses naturel-
lement invraisemhlahles et impossibles à prévoir, prophéties
pourtant qui se sont accomplies au pied de la lettre. Si vous
niez le fait de ces prophéties, vous mentez à l'histoire, et si
vousen rejetez le caractère miraculeux vous mentez à l'évidence.
Qu'ai-je besoin de rappeler ces faits qui dominent Thistoire:
le christianisme s'établissant dans le monde en dépit de toutes
les causes qui, naturellement parlant, devaient l'étouffer dans
son berceau, et se conservant à travers les siècles au milieu
de tous les éléments de destruction conjurés et acharnés con-
tre lui; et ce phénomène sans antécédent et sortant si visible-
ment des proportions humaines : la sainteté! et tant d'autres
faits où le surnaturel resplendit avec l'éclat du soleil ?
On n'a pas si vite chassé le surnaturel de Thistoire. I^e vieil
Ésope, de facétieuse mémoire, était prêt à avaler l'eau de la
mer à la condition qu'on en retirât l'eau des fleuves. Et vous,
ù critiques, c'est ce problème que vous avez à résoudre. Il
faut (jue vous divisiez en deux parties tout ce grand courant
d'événements qui forment le passé ; que vous décomposiez
des éléments intimement et indivisiblement mêlés : l'élément
surnaturel et l'élément naturel. Il faut que vous sépariez ce
que Dieu lui-même a uni, c'est-à-dire que vous fassiez violence
aux faits et que vous déchiriez l'histoire tout entière. Et alors
vous ferez une histoire mutilée, fausse et toute de fantaisie ,
une histoire semblable à ces inventions dont parle Bacon, à
ces « petits mondes imaginaires et singes du grand, qu'on ap-
622 M. RENAN ET LE MIRACLE.
pelle systèmes, et qui ne sont que des ronians en présence du
monde réel. » Et quand vous aurez expliqué tout naturelle-
ment, quand vous aurez tout réduit à la mesure de votre es-
prit, aux proportions de votre cerveau^ vous croirez posséder
l'histoire! Oui, à peu près comme un enfont s'imagine tenir
et porter l'immensité des cieux, parce qu'il en voit l'image
dans un verre d'eau qu'il porte entre ses mains !
Du moins, cette petite histoire fabriquée par vous et d'où
le surnaturel aura disparu, sera-t-elle bien facile à compren-
dre et parfaitement intelligible? Eh non! les difficultés, les
impossibilités surgiront plus nombreuses qu'auparavant et
feront voler en éclats vos mesquines théories. Vous verrez se
dresser de toutes parts les problèmes inexpliqués, les événe-
ments sans raison d'être, les effets sans cause, des montagnes
d'énormités monstrueuses. En dernière analyse, au lieu du
simple mystère, vous aurez l'absurde. Croyez-moi, il faut une
foi plus robuste pour nier le surnaturel dans l'histoire que
pour l'admettre.
Vous nous dites qu'il n'y a pas de fait constaté scientifi-
quement qui démontre le miracle dans V histoire. — Je le crois
bien I vous commencez par tout rejeter d'avance et de parti
pris ! Et votre première règle , votre axiome fondamental ,
c'est que tout événement donné pour miraculeux est nécessai-
rement légendaire. Procédé fort sommaire et plaisante logique!
Raisonnons un peu, si vous le permettez.
Piien au monde ne vous démontre l'impossibilité du mi-
racle. D'ailleurs, vous convenez qu'd s agit ici de faits à cons-
tater. Or , en matière de faits, quelle est la première règle de
toute critique ? C'est de ne rien rejeter a priori, et, par consé-
quent, de procéder sans préjugés, sans parti pris et de mettre
son esprit dans ce parfait équilibre qui lui fera sentir les plus
délicates touches de la vérité. C'est, comme vous l'avez dit
vous-même, de se livrer pieds et poings liés aux faits pour que
les faits nous traînent où ils veulent * .
Votre critique, au contraire, débute par une négation ab-
s
* Essais..,, p, 455,
M. RENAN ET LE MIRACLE. 623
soliie ! Antérieurement à tout examen, vous excluez ce qu'il
iaudrail examiner ! et ainsi vous supprimez la question dès le
point de départ, et toute l'histoire reposera pour vous sur un
posiLilatuin énorme! Est-ce là de l'histoire et de la critique?
Et ue dites pas, comme atténuation de votre axiome, que
la science doit au moins faire abstraction du mrnaturel. Je
dislingue. Il y a des sciences neutres, pour ainsi dire, qui
peuvent et doivent même en un sens faire abstraction de l'or-
dre surnaturel ; mais riiistoire, et bien d'autres sciences en-
core, ne sont pas de ce nombre. Un déiste, un athée même ,
peuvent enseigner le mieux du monde la géométrie, la chi-
mie, etc. Laplace a décrit dans une théorie admirable les lois
de la mécanique céleste, sans avoir nommé une seule fois l'au-
teur et le conservateur de ces lois. Sans doute, c'est là rabais-
ser singulièrement la science et en sacrifier la partie la plus
belle, la seule même qui soit vraiment digne de l'homme; car
quel prix dois-je attacher à ces formules, à ces théories scien-
tifiques, à moins que je n'y voie quelque chose par delà la li-
mite où s'arrêtent les causes naturelles, et où, selon le mot
sublime de Newton, apparaît la trace de faction divine? Néan-
moins, je l'accorde, les résultats de la science demeurent vrais
et inattaquables, indépendamment de leur liaison avec les vé-
rités d'un ordre supérieur, et après tout, nous qui croyons à
Dieu et au surnaturel, nous pouvons accepter ces résultats
tout entiers, en les rattachant à un système plus élevé, en les
plaçant daLîs une harmonie plus vaste, qui forme leur vérita-
ble milieu et comme leur atmosphère lumineuse.
Mais en est-il de même de l'histoire, et surtout de la grande
histoire philosophique et religieuse? Pour l'historien faire
abstraction du surnaturel, c'est le nier, et, par conséquent,
c'est fausser l'histoire tout entière, en vicier les éléments es-
sentiels. Il n'y a pas deux manières d'entendre les faits de Jé-
sus-Christ, de saint Paul, de saint iiernard ou de saint Fran-
çois Xavier : Ou ces faits sont surnaturels, et alors vous ne
pouvez abstraire de ce qui fait leur essence; ou ils ne le sont
|)as, et alors , niez tout simplement le surnaturel, mais ne
parlez plus d'en faire abstraction. C'est un non -sens. Ne faites
624 M. RENAN ET LE MIRACLE.
pas cette dislioction, qui est ici puérile , entre le savant et le
théologien, entre le point de vue de l'un et celui de l'autre ;
n'allez pas nous dire que le premier a raison , et que vous
n'examinez pas si le second a tort. Qu'est-ce que cela signifie
quand il s'agit de deux appréciations contradictoires ? est-ce
qu'il y a deux vérités qui se contredisent ?
J'en ai assez dit, ce semble, pour faire justice de ce prétendu
antagonisme entre le surnaturel et les sciences, où M. Re-
nan a cru trouver la condamnation définitive du miracle.
Concluons donc que M. Renan n'a pas atteint son but, et qu'à
la vérité il n'a pu opposer que des sophismes.
M. Renan termine ainsi ses Explications :
« Vouloir m'arrèter est puéril : je puis dire avec un de nos
anciens collègues : Ce que dix d'entre vous ne veulent pas en-
tendre, demain dix mille le liront ' . Je ne suis pas assez dénué
de communications avec le public éclairé pour que ceux qui
ont demandé que le silence me fût imposé y gagnent quelque
chose. Puissent-ils n'y rien perdre et ne pas regretter un jour
d'avoir traité en ennemi un loyal dissident ! Je leur ferai du
moins un souhait : c'est qu'ils n'aient jamais que des adver-
saires comme moi, — des adversaires que les injures et les
violences ne convertissent ni n'aigrissent, — des adversaues
dont on n'obtienne pas plus facilement un moment de colère
qu'un acte de foi, — des adversaires assez froids pour ré-
clamer, en faveur des doctrines mal comprises qu'on leur
oppose, l'admiration, la sympathie et par-dessus tout la
liberté. »
Voilà, certes un langage fier et qui ressemble tort à la me-
nace. — Écartons tout d'abord l'insinuation à l'adresse de
ceux qui auraient demandé que le silence fût imposé à M. Re-
nan. C'est une question dont nous devons d'autant plus faire
* Pourquoi pas le fameu.\ milUon de Uolturs?
M. HENAN ET LE MIRACLE. 62?i
abslraclion que nous n'eu savons pas le premier mot. Toutefois
comme nous avons quelque raison de ])enser que ces chari-
tables souhaits s'adressent plus ou moins à tous les catho-
liques, nous tenons à répondre et à dire une dernière fois toute
notre pensée sur M. Renan.
Si nous souhaitions d'avoir des adversaires qui, tout en j)ro-
testant de leur respect pour l'Église catholique, agissent en
toute circonstance comme s'ils lui avaient voué une haine
mortelle, des adversaires qui sapent par la base tout principe
rehgieux et qui prétendent soutenir la religion, à coup sur,
nous serions satisfaits et M. Renan ne nous laisserait rien à
désirer.
Un de ses admirateurs a caractérisé ainsi ses débuts dans la
polémique : <■( Les premiers manifestes de son inteUigence
exhalaient une vive amertume. Il y avait dans sa pensée et
dans son langage une verdeur singulièrement âpre, parfois
même des traces de violence *. » Nous n'avons pas besoin
d'ajouter que l'objet de cette colère, c'était l'Église catholique,
avec laquelle il venait de consommer sa rupture. Il écrivait
alors dans la Libej'té de penser.
Depuis cette époque, le ton de M. Renan s'est quelque peu
radouci. 11 a compris que la violence était au fond une mala-
dresse. Mais le sentiment d'iiostilité qui éclatait dans ses pre-
miers écrits s'est-il notablement modifié? Après un examen
consciencieux de ses ouvrages, à peu près sans exception,
j'aftirme qu'il n'en est rien. Je ne puis pénétrer l'intention :
c'est le secret de Dieu, et je n'ai pas le droit de juger l'homme
autrement que par ses actes publics. Or, presque tous les
écrits de M. Renan sont d'une telle nature que, s'il avait juré
de faire le plus de mal possible au catholicisme, et de le
ruiner dans l'esprit des honunes éclairés, il n'aurait guère pu
s'y prendre différemment. Que le calcul existe, je ne puis et
ne dois pas même l'insinuer, mais le résultat est tel, et qui-
conque l'a lu ne me démentira pas. Sauf certains forcenés
' M. Saint -René Taillandier. — llcvwi des Dêux-Mondes , septembre <8i7,
p. iil. 242.
I' 40
626 M. RENAN ET LE MIRACLE.
avec lesquels des catholiques ne discutent pas, nul homme n'a
déployé dans notre siècle plus d'ardeur à réaliser, sans la
répéter jamais, la devise d'autrefois : Écrasons l'infâme ! Les
autres rationalistes attaquent d'ordinaire le christianisme par
le dehors, pour ainsi dire. M. Renan s'attache à ce qu'il y a
de plus intime, même à ce qu'une sorte de pudeur ou de bien-
séance semblait commander de laisser en dehors de toute dis-
cussion * . On sent à ses coups, non pas la main d'un étranger,
mais ce qu'il a nommé lui-même, en parlant de la Mennais,
ce l'itudace d'un familier -. » Il semble chercher de préférence
dans le christianisme, je ne dis pas les points vulnérables, car
il n'y en a pas, mais les côtés susceptibles d'être présentés
sous les couleurs les plus odieuses et les plus antipathiques
aux passions dominantes de notre temps. Son plan d'études,
il nous l'a fait connaître d'avance : après avoir achevé l'his-
toire des langues sémitiques, — Dieu sait dans quel esprit! —
il doit aborder V histoire des religions sémitiques et des origines
du christianisme ^. On sait ce que sera une telle histoire. Et
voilà l'œuvre à laquelle il a voué sa vie !
Qui le croirait ? M. Renan a fait un reproche aux philosophes
spiritualistes, c'est de ne pas avoir eu assez d'égards pour la
vieille foi catholique. Il a écrit ces paroles : « N'ayant connu
le christianisme que tard et à un âge réfléchi, n'ayant pas été
bercés de ces belles croyances qui laissent toujours dans l'âme
un parfum de poésie et de moralité, ils ont agi avec notie
vieille mère dune façon sèche et hautaine qui nous blesse. Ils
sont chrétiens par politique ; nous le sommes de sentiment.
Qui de nous est plus piès du royaume de Dieu ' ? »
Quoi, Monsieur! et c'est vous qui dites cela! c'est vous
qui vous plaignez qu'on ait insulté votre vieille mère? Et
vous, comment donc l'avez-vous traitée, vous dont elle avait
peut-être quelque droit d'attendre au moins quelques égards?
' Voir surtout le Cantique des Cantiques, et l'article sur les Historiens critiques
de Jésus. [Etudes d'hist. relig.)
* Essais de morale et de crit., p. 142.
^ Études, d'hist. relig., p. xxvi.
♦ Essais, p. 89.
M. RENAN ET LE MIRACLE. 627
Vos protestations de respect no sont rien. Vous nous avez
a})])ris mieux que personne combien il y a cV ironie dans un
certain respect* ! Cest un mot très-significatif que vous avez
prononcé. Vous vous comparez à d'autres rationalistes, et vous
demandez (^ui est plus près du j'oyaume de Dieu! Que Dieu
voie et juge! mais ce qui peut-être sera leur excuse, vous
l'avez dit : plusieurs n'ont connu le christianisme que tardi-
vement. En tout cas, adversaires pour adversaires^, notre choix
ne serait pas douteux.
Je ne me fais pas illusion sur les dispositions de certains phi-
losophes à l'endroit du christianisme; cependant leur attitude
à son égard n'a jamais eu les mêmes caractères que celle de
M. Renan. Il est évident que plusieurs tendent de jour en jour
à devenir moins hostiles ; l'ensemble de vérités qu'ils ont con-
servé est considérable; c'est là un point de contact entre
nous et qui pourrait peut-être un jour servir de base à une
discussion loyale. Ce n'est pas peu de chose aujourd'hui que
de croire en Dieu et aux grandes vérités morales ! il s'en faut
bien que M. Renan en soit là ! L'athéisme pour M. Renan n'est
(\\\une erreur de grammaire ". Sa morale se réduit à dire
(\\iune belle pensée vaut une belle action '. Alliage mons-
trueux de positivisme et d'hégélianisme, de matérialisme et
de mysticisme, sa doctrine est une négation totale et radicale;
ou du moins, à s'en tenir à ses principes, il n'y a pas de vérité
qu'on ne soit en droit de nier. Aussi toute discussion avec lui
est frappée d'imi)uissance, même sur le terrain philosophique.
Il faudrait tout reprendre, jusqu'aux vérités premières, jus-
qu'aux axiomes fondamentaux de la certitude, de la raison et
du sens commun.
M. Renan se croit pourtant religieux. « Ceux-là, dit-il, ne
le connaissent guère qui pensent qu'il veut diminuer la somme
de religion qui reste encore en ce monde. » Il faut vider cette
équivoque. Qu'est-ce que la religion ? C'est l'ensemble des
* Essais, p. 187.
' Ibid, p. 66.
» Arlicle sur r.i4L'eniV de la mclaphysique. {Revue des Deux-JUondes, janvier,
1860, p. 384.)
628 M. RENAN ET LE MIRACLE.
devoirs cleThomme k l'égard de Dieu. Or, Dieu supprimé, quels
sont les devoirs, les rapports qui peuvent l'avoir pour objet?
quelle religion vous reste-t-il? L'idéal, que vous ne définissez
jamais; un sentiment vague que vous enveloppez de ténèbres
et que vous appelez « une mystérieuse affinité avec Vabime ',
notre père II! » Soyez donc intelligible et dites franchement
avec M. Comte et M. Littré que le Dieu que vous adorez, c'est
l'humanité, car « l'absolu de la justice et de la raison ne se
manifeste que dans l'humanité : envisagé hors de l'humanité,
cet absolu n'est qu'une abstraction... H infini n existe que
quand il revêt une forme jinie . Dieu ne se voit que dans ses
incarnations '. »
Voilà le Dieu deM. Renan, le Dieuvivant. Vous connaissez
sa religion. C'est pourquoi ne soyez plus surpris d'entendre
ces paroles ; Je le dis avec confiance : un jour la sjmpathie
des âmes virùment religieuses sera pour moi. . .
Oui, oui, quand la religion sera l'athéisme, !(^ nom de
M. Renan pourra bien trouver une petite place au calendrier
du culte humanitaire; mais jusque-là qu'il s'attende à être
sévèrement apprécié par toutes les âmes qui n'ont pas renié
le Dieu véritable et qui prennent quelque souci de l'avenir re-
ligieux et moral de notre société. Ces personnes-là croiront
sans peine aux scrupules qui se sont fréquemmeut élevés dans
son âme; elles comprendront que la main lui ait tremblé
avant d'affronter luie des plus formidables responsabilités
qui puissent peser sur une conscience. M. Renan a beau
dire qu il serait inconsolable de scandaliser les simples;
puisqu'il convient lui-mémo que certains esprits, étroits et
bornés avec la religion (tasit qu'il voudra) seraient peut-être
méchants sans elle, et qu'en cherchant à extirper les croyances
que Von croit superfiues, on risque d' atteindre les organes
essentiels de la vie religieuse et de la moralité, nous ne com-
prenons pas ce qui peut excuser, même à ses propres yeux, le
système qu'il a suivi jusqu'ici. Sera-ce cette maxime que la
* Mot admirable renouvelé des Grecs et des gnostiques, xâco?, Pu6;'?, abime...
* Avenir de la mélaph., p. 384.
M. RENAN ET LE ^IIRACLE. 629
qualité des doctrines importe assez peu ? C'est un axiome qui
jiislifierait des théories encore plus funestes que les siennes...
Sera-ce cette autre maxime qui lui est chère : que la science
est inoffensive et sans danger, quelle est repoussante et sans
séduction, que ses pivcédés n'ont de prise que sur un petit
nomhre ' ? Je concevrais cette justification pour une impiété
qui se confine clans ses recherches solitaires et strictement
techniques; mais je ne la comprends guère quand on fait tout
juste le contrepied de la science pure, quand on vise à donner
un tour séduisant aux doctrines les plus dangereuses, et quand,
pour les populariser, on les étale dans une revue, où un
journal, devant les dix mille lecteurs dont on se fait gloire.
Que jNI. Renan porte donc tout entière la responsabilité des
conséquences, bien aisées à prévoir, de cette publicité mani-
festement funeste. Pour nous,, catholiques, nous nous en alar-
mons. Nous avons donc le droit et le devoir de combattre
énergiquement ses tendances impies et antisociales ", et qui-
conque s'intéresse à la conservation des principes les plus
sacrés, nous comprendra quand nous disons avec une convic-
tion attristée : Non,, nous ne souhaitons pas d'avoir beaucoup
d'adversaires comme M. Renan.
Cependant n'exagérons rien. A un autre point de vue très-
véritable, il est permis à l'Église catholique de faire des vœux
pour qu'elle n'ait jamais que des ennemis semblables. Il est
glorieux pour elle qu'on n'oppose à ses doctrines que des
sophismes et des erreurs que le bon sens repousse. Il est bon
qu'on voie dans quels abîmes on peut tomber quand on s'est
une fois éloigné de son sein. Pour des hommes de bonne foi,
il y a là un grave et solennel enseignement. Ces aberrations
' Tous les mots soulignés dans ce paragraphe sont extraits de deux préfaces
de M. Renan. [Essais de mor. et de crit. — Eludeii d'hist. relig.)
' M. Renan parle (.Vinjures (juc se? adversiiiros lui auraient adressées. Ces in-
jures, au moins celles qui sont à notre connaissance, se bornent à quelques viva-
cités de langage, bien faciles à excuser chez des personnes qui défendent ce qui
leur est mille fois plus cher (pie la vie. 11 s'en faut même qu'on ait usé de tous les
droits de représailles. D'ailleurs M. Ronan n'avait-il pas dit auparavant avec une
magnanimité qu'il ne faudrait pas regretter : « La vivacité de ces attaques m'a
parfois inspiré de l'estime pour ceux qui en étaient les auteurs. » [Essais, p. viii.
630 M. RENAN ET LE MIRACLE.
déplorables d'une riche intelligence dévoyée proclament bien
haut la nécessité d'une lumière supérieure à la raison, la né-
cessité d'une révélation qui la protège contre ses propes éga-
rements et, selon le mot d'un rationaUste , lui serve de
garde-fou.
La nature des erreurs de M. Renan suggère une autre ré-
flexion qui est consolante. Assurément elles ne peuvent man-
quer de faire des ravages, mais aussi leur excès même en
atténuera beaucoup le mauvais effet. Quelles que soient les
inclinations du cœur humain, quels que soient les courants
d'opinion ou de passions qui entraînent plus que jamais notre
siècle vers les abîmes, il reste toujours au fond de la plupart
des consciences une voix qui proteste contre le faux, surtout
quand il dépasse certaines limites. Grâce à Dieu, le tempéra-
ment moral de la France n'en est pas encore au point de sup-
porter de sang-froid la profession de l'athéisme ; et si seule-
ment M. Renan formulait ses doctrines avec plus de précision
et de franchise, si le grand nombre de ses lecteurs en com-
prenait mieux le sens et la portée, nous n'hésiterions pas à
dire que le danger serait bien près de ne plus exister.
Allons jusqu'au bout de la sincérité.
K Les hommes d'aujourd'hui, disait le vieux Nestor, ne sont
plus ce qu'étaient leurs pères! Je ne verrai plus, hélas! des
hommes tels que Polyphème, Dryas, Pirithoiis, etc.. » En
considérant la plus récente génération des adversaires du
christianisme, nous pouvons constater aussi, mais sans regret
aucun, qu'elle n'est pas tout à fait de la taille des incrédules
qui l'ont précédée. Nous ne nions pas le talent de M. Renan :
dans un autre article nous avons essayé de l'apprécier avec
une consciencieuse impartialité ; mais, tout en faisant la part
de ses qualités et de ses ressources, nous croyons avoir montré
qu'on a quelque droit de sourire quand on le représente
comme une puissance formidable. La discussion présente a
mieux montré encore ce qu'il y a dans ce foudre de guerre.
Objections vulgaires, sophismes pitoyables^ suppositions gra-
tuites et parfois ridicules, voilà les plus terribles flèches de
son carquois. Quel est Thomme dont ie suffrage puisse compter
M. RENAN ET LE MIRACLE. 63<
qui tiendra désormais pour sérieuse une critique prise en
flagrant délit de mensonge ou d'ignorance sur des points de
fait aussi faciles à vérifier que ceux que nous avons signalés
plus haut? Parlons franc : un auteur qui a écrit de telles
phrases est et demeure définitivement jugé.
M. Renan se pose, il est vrai, comme le représentant accré-
dité de la science. Nous ne demandons pas mieux que de
croire qu'il est digne de parler en son nom ; mais encore
faut-il présenter ses lettres de créance. Or, je crains bien
que V Histoire des langues sémitiques ne devienne un titre
valable que quand l'imagination, l'esprit, le joli style, la har-
diesse des hypothèses et (le dirai-je?) la connaissance de l'alle-
mand, suffiront à constituer une haute valeur philologique.
Les Mémoires sur le monothéisme paraissent enterrés pour
toujours comme un paradoxe oublié. Il est fort douteux que
certaines thèses récentes sur l'archéologie palestinienne con-
tribuent à raffermir une réputation scientifique déjà ébranlée.
Les causes même qui l'avaient le plus servie se tournent contre
elle. L'attrait de la nouveauté ne dure guère ; les esprits sérieux
comprennent vit^ qu'une science brillante et facile n'est le
plus souvent qu'une science A' amateur '. L'impertubable as-
suranced'un dogmatisme colossal, qui affirme tout et ne prouve
rien, finitparéveiilerlessoupçonsetles soupçons, une fois nés,
ne s'arrêtent plus. Les grands airs, le déploiement de la per-
sonnalité, la morgue, l'énorme exagération du consciavirtus,
cette intrépidité de bonne opinion, dont parle Molière : tout
cela, à la longue, fatigue, impatiente. Quand un homme ap-
pelle ses semblables des pjgmées, on se demande quelle est
l'espèce d'hercules à laquelle il appartient. On retranchera
toujours de la taille d'un homme tout ce qu'il prétend y
ajouter par la tension de ses muscles. L'histoire ne dit pas
que cet empereur romain, qui affectait i\c marcher la tète
haute et de se baisser avec précaution en passant sous les
portes, quoiqu'il fnt fort petit etchétil, ail loiit \ fait réussi à
éviter le ridicule.
' Le mot est do M. Benloe\v .
632 M. RENAN ET LE MiRACLE.
Le temps n'est peut-être pas loin où M. Renan expiera sa
vogue momentanée par l'indifférence et l'oubli de ses premiers
admirateurs eux-mêmes. Le cercle se rétrécit tous les jours et
le vide commence à se faire.
Au reste, quoi qu'il arrive, nous sommes parfaitement ras-
surés sur les résultats de ses campagnes futures. Tout porte à
croire qu'il va diriger plus directement sa critique contre la
personne adorable du Sauveur des hommes. Nous déplorons
d'avance le scandale de ces blasphèmes; mais l'entreprise est
un peu au-dessus de ses forces. D'autres l'ont essayée avec
plus de puissance : il est écrit que tous ceux qui viendront se
heurtercontre cette pierre s'y briseront. Depuis dix-huit siè-
cles les portes de l'enfer se ruent contre le roc immobile du
christianisme : sera-ce pour elles un grand renfort que l'ap-
point de quelques coups de griffe de plus ?
Il nous reste un mot à dire. M. Renan se déclare confirmé
en incrédulité; il a « vu la mort de très-près, » et il a « rapporté
du seuil de l'infini des croyances fortifiées. » Rien donc ne
réussira à le « convertir. j>
Personne, assurément, ne songe à forcer sa conviction. Mais
qu'il nous soit permis à notre tour de lui faire un souhait :
c'est qu'il n'ait jamais lieu de regretter de s'être engagé dans
cette voie. Faisons tant que nous voudrons les brauesl on n'a-
néantit pas pour cela ce qui reste pour l'incrédulité au moins
à l'état de problème redoutable, et ce qui, pour l'humanité
chrétienne, demeure comme une suprême et immuable cer-
titude !
Je ne sais si je me trompe, mais le ton d'assurance de M. Re-
nan ne serait-il pas un indice? l'impiété la plus sûre d'elle-
même est-ce celle qui se vante de l'être ? l'affectation même
de la sécurité ne trahit-elle pas parfois une inquiétude plus
profonde? et certains blasphèmes ne seraient-ils pas des
efforts désespérés pom- étourdir une conscience qui n'a
pas encore achevé de se pacifier ? Qui sait si a un de ces
rayons de grâce ' » qui transforment les cœurs ne viendra
* M. Renan s'exprime ainsi en parlant de la mort de la Mennais : « Ohl pour-
M. RENAN ET LE MIRACLE. G33
pas un jour toucher cette âme ? Pour nous, qui considérons
toujours l'espérance connue un devoir, nous dirons volontiers,
avec le pieux et savant Père de Valroger, que les sarcasmes de
M. Renan contre le miracle ne nous empêcheront pas de de-
mander celui-là V
P. TOULEMOTVT.
quoi un </<■ ces rayons de rp-âce qui si souvent l'avaient louché, ne vint-il pas à sa
dernière heure, je no dis pas le tlécliir, mais le rendre sur quelque point lé!.^ère-
ment inconséquent! » {£ss«/s de mor. et de crit., p. 201 .) — 11 y a là le germe
d'une bonne pensée.
' Correspondant, février 1856. p 742.
LEXICOLOGIE LATINE
TOTIUS LATINITATIS LEXICUM, par Forcellini, nouvelle édition par
M. l'abbé Vincent de Vit. Prado, Alberghetti.
Dans les temps de révolution, la brochure politique est
tellement à l'ordre du jour, qu'il ne semble pas qu'il puisse y
avoir encore place pour d'autres écrits. Ainsi durant la grande
révolution, la France fut inondée de publications de ce
genre, tandis que les ouvrages sérieux restèrent interrompus ;
plusieurs même , quoique déjà fort avancés et tout prêts
pour l'impression, ne furent jamais achevés. La révolution bra-
bançonne n'égala point la révolution française. Néanmoins,
pendant le peu de temps qu'elle dura, on imprima presque
autant de brochures politiques qu'en avaient produit les
quatre-vingts ans qui la précédèrent. C'est qu'alors tout le
monde en France et en Belgique prenait la part la plus vive,
dans un sens ou dans un autre, aux événements qui se succé-
daient avec une effroyable rapidité.
L'Italie nous présente aujourd'hui un tout autre phéno-
mène. Sans doute les brochures politiques y pleuvent, les
histoires partielles ou générales de l'Italie se succèdent les
unes aux autres sans discontinuer; mais qu'on ouvre, par
exemple, le bulletin bibliographique trimestriel de la Civiltà
cattolica^ on y verra un nombre d'opuscules de piété et de
livres sur les antiquités, l'histoire ecclésiastique ou locale, la
philosophie, la théologie, les sciences naturelles, etc., presque
aussi considérable qu'à aucune autre époque. Le croirait-on?
LEXICOLOGIE LATINE. 6
lorsque tout est bouleversé et que chacun redoute et prévoit
des catastrophes plus grandes encore, un prêtre du Milanais,
M. l'abbé Vincent de Vit, fait imprimer à Prado, en Toscane,
une nouvelle édition considérablement augmentée du Diction-
naire latin de Forcellini, ouvrage immense, comprenant dans
les éditions précédentes quatre grands volumes in-folio, on
petit caractère, et qui, dans la nouvelle édition, ne remplira
pas moins de six volumes de huit cents pages chacun.
Nous ne nous rappelons pas qu'aucune revue ait consacré
un article à cette œuvre qui mérite bien le nom de gigan-
tesque dans les conjonctures présentes. C'est une raison de
plus pour nous d'en dire ici quelques mots.
Les dictionnaires remontent aune assez haute antiquité,
tant chez les Grecs que chez les Latins; mais on peut dire que
les premiers dictionnaires, vraiment dignes de ce nom, sont
les Lexiques grec et latin de Robert et de Henri Etienne. Il y a
peu d'années, le Dictionnaire grec de Henri a été refondu et
réimprimé par Didot à Paris. Le Dictionnaire latin attribué à
Robert seul, quoique bon nombre de latinistes l'eussent aidé
dans ce travail,, a été refait plusieurs fois durant la vie de
l'auteur et encore plus souvent après sa mort. L'édition de
Londres, 1735, était déjà très-remarquable; elle fut encore
améliorée par liirrius, qui en donna une nouvelle en 1740.
Neuf ans plus tard, Gosner parvint à y ajouter de nouveaux
perfectionnements.
Après ces trois dernières éditions, il semblait diliicile de
faire sur la langue latine un travail j)lus complet et plus
achevé. Mais pendant qu'on les élaborait avec tant de soin,
deux honunes vivant dans une retraite studieuse mettaient
en commun l'un ses conseils, l'autiv ses labeurs poiu" pro-
duire une œuvre toute nouvelle.
Facciolato était professeur de rhétorique au séminaire de
Padoue. Parmi ses élèves, il remarqua Gilles Forcellini, pauvre
j>aysan qui avait commencé ses études latines dans un Age
relativement avancé. Projetant alors une nouvelle édition cor-
rigée du Dictionnaire de Calepin, le maître crut voir dans son
disciple toutes les qualités nécessaires pour l'aider dans ce
636 LEXICOLOGIE LATINE.
travail; ii remarquait en lui un esprit studieux, de l'exacti-
tude, de la finesse, de la subtilité, et par-dessus tout, beau-
coup de bon sens. Cette première entreprise terminée, en
1718, le professeur et le disciple conçurent le dessein d'un
second travail beaucoup plus vaste, celui d'un grand voca-
bulaire complet de la langue latine, plus riche encore par le
nombre des constructions qu'elle admet que par la multitude
des mots qu'on trouve dans les auteurs.
La direction du séminaire de Cesena et l'enseignement de
la rhétorique dans cette maison empêchèrent pendant quel-
que temps Forcellini de donner suite à ce projet ; ce ne fut
qu'en i^Si que, rappelé au séminaire de Padoue par l'évéque
avec des appointements convenables et la libre disposition de
son temps, il put enfin se mettre à l'œuvre. Ce n'était ni un
Calepin augmenté, ni un Etienne corrigé qu'il voulait faire,
c'était un ouvrage tout nouveau, puisé aux sources mêmes.
Ainsi il consacra quarante années à lire les auteurs latins, à
extraire de leurs écrits des passages servant à déterminer le
sens, les formes, la construction des mots, et à mettre en
ordie ces immenses matériaux. Il ne ralentit un peu son
travail que pendant onze ans qu'il dut remonter dans la chaire
de rhétorique, pour épargner au séminaire les frais de trai-
tement d'un professeur suppléant. Enfin, l'ouvrage parut en
quatre volumes in-folio en 177 1 . Il fut reçu avec une singu-
lière satisfaction par tous les hommes équitables^ sans pouvoir
cependant échapper aux critiques de l'envie ; et encore à
présent on trouve en Italie des savants qui vous diront avec
une flegme imperturbable, mais en même temps avec une
jalousie évidente contre le grand latiniste qui les offusque :
« Gesner vaut mieux que Forcellini. » Mais il convient de
leur pardonner ce travers.
Ce jugement injuste de quelques compatriotes de Forcellini,
est du reste bien compensé par les hommages des étrangers.
James Bailley, membre de l'Académie littéraire de Londres,
crut rendre un service signalé aux latinistes en faisant im-
primer en 1826 à Londres une nouvelle édition de Forcellini.
Le changement le plus remarquable qu'il y introduisit fut de
LEXICOLOGIE LATINE. 637
substituer l'anglais à ritalicii ou vénitien clans la traduction
des mots latins. Longtemps auparavant, l'allemand Schelier
n'avait pas moins témoigné l'estime qu'il faisait du travail de
Forcellini. Mais il eût pu mettre un peu plus de délicatesse
dans ses procédés. Son grand Dictionnaire latin, édité plu-
sieurs fois à Leipsick, est copié presque tout entier sur Forcel-
lini, sans que le nom de celui-ci soit mentionné une seule
fois dans ces quatre gros volumes.
Lorsque la première édition de Forcellini parut eu 1771,
Cajetan Cognolato, préfet des études au séminaire de Padoue,
la fit précéder d'une excellente préface indiquant les sources
auxquelles doit puiser le lexicographe latin. Cognolato resta
tonte sa vie le défenseur de l'œuvre de son confrère. Dans sa
préface, il avait promis de continuer à s'occuper du lexique; il
tint jxirole : il recueillit des mots qui avaient échappé à For-
cellini, des remarques critiques et des corrections à faire, qu'il
consigna avant sa mort entre les mains de TNlgr de Doudis,
évéque de Padoue. Celui-ci se fit un devoir de les remettre à
l'imprimeur qui entreprit en iSod une nouvelle édition du
Lexique. Mais cet éditeur, plus marchand que philologue,
trouva bon d'en faire usage le moins possible. Il en prit
assez pour en im'poser à ses souscripteiu's, et l'édition de
Coi^nolalo jouit encore d'une singulière estime en Italie.
Toutefois le travail de l'ancien préfet de Padoue ne fut pas
perdu. Il fut même considérablement augmenté par Fur-
nalello, qui le publia en 1816 sous le ùXre (Wiippertdix ad
totiits latinitatis /exicon yéegidii Forcellini.
Fiunaletto, une fois entré dans la carrière, ne s'arrêta pas;
il fit de nouvelles recherchais, et donna e!i, i83i,une nouvelle
édition du Lexique, dans laquelle il fit entrer pins de cinq
niillo mots nouveaux, et corrigea plus de dix mille inexac-
titudes.
Pendant qu'il consacrait tous ses soins à cette troisième
édition italienne du Lexiqu»^. un éditeur de Lfipsick voulut
en entreprendre une à son tour. L'histoire de cette édition
donne une idée peu avantageuse de l'hoiuiéteté littéraire des
latinistes allemands à cette époque. Ceux qui se chargèrent
638 LEXICOLOGIE LATINE.
de celte édition publièrent un prospectus aussi injuste que
méchant contre ie travail de Furnaietto, dont les premières
livraisons avaient paru, et firent au public les plus magni-
fiques promesses. Mais quand il s'agit de livrer à Timprimeur
leur propre travail, ils reculèrent. L'éditeur, qui avait des
engagements avec ses souscripteurs, se trouva dans le plus
grand embarras. Son honneur de commerçant était compro-
mis. Il ne trouva d'autre moyen de sortir de ces difficultés
que de réimprimer l'édition de Furnaietto avec quelques
additions et quelques légers changements, introduits à la
hâte par Charles I^chmann. L'éditeur alla jusqu'à reproduire
la nouvelle préface de Furnaietto, qui contient les plaintes
les plus légitimes contre l'indélicatesse dont il était victime.
Telle est en peu de mots l'histoire de l'édition de Leipsick
portant la date de i835. L'éditeur lui-même raconte cette
histoire dans sa préface, qu'il fait suivre de pièces tristement
accusatrices. C'était, du reste, le meilleur moyen de mettre à
couvert son honneur personnel, et de laisser toute la honte
de cette affaire à ceux qui, en justice, doivent en porter le
poids. L'édition de Leipsick est inférieure à celle de Furnaietto
sous un double rapport; d'abord ce qui vient deCognolato et de
Furnaietto est rarement distingué du texte primitif deForcel-
lini; ensuite on a supprimé dans cette édition la traduction
italienne des mots, et l'on n'y a pas même toujours substitué
une traduction allemande, lorsque l'explication latine du
sens des mots était visiblement insuffisante. Mais, d'autre
part, elle l'emporte sur la troisième édition italienne par un
grand nombre d'indications critiques sur des mots difficiles,
puisées dans les écrits des meilleurs philologues allemands
et hollandais. A tout prendre, nous la considérons comme
l'édition la plus utile de toutes celles qui existaient jusqu'ici,
quoique en librairie elle ne jouisse que de peu d'estime et de
réputation.
Depuis cette époque a paru le grand Dictionnaire latin de
Freund , abrégé à Paris par Theil .L'ouvrage de Freun d a été beau-
cou p loué, surtout à cause de l'excellente méthode qui a présidé
à sa confection; mais il ne dispense pas ceux qui veulent faire
LEXICOLOGIE LATINE. 639
une élude approfondie de la langue latine d'avoir à leur usage
leDicrionnairedeForcellini, ne serait-ce que parce que celui-
ci fournit beaucoup plus d'exemples. Nous le savons, tout le
monde n'aime pas cette abondance d'exemples 5 on dit qu'on
perd son temps à les lire. L'objection serait en partie fondée
si les lexiques ne devaient servir qu'à expliquer les auteurs;
mais elle est nulle aux yeux de tous ceux qui veulent écrire
dans une langue morte. Cette multitude d'exemples, si elle
n'apprend pas de nouveaux sens, apprend souvent de nou-
velles manières de construire sa phrase et de rendre sa pen-
sée ; rien n'est plus précieux pour mettre quelque variété
dans son langage, et le faire sortir d'un nombre restreint
de formules auxquelles on s'habitue souvent sans s'en aper-
cevoir. Ajoutons que les mots abstraits, et même tous ceux
qui signifient des qualités et des opérations de l'âme, ont en
latin un sens infiniment moins déterminé que dans les lan-
gues vivantes ; il en est de même d'une foule de verbes.
On se demande souvent pourquoi il est si difficile de bien
traduire le latin, surtout si on veut reproduire la force, la
délicatesse et les nuances du texte. Ce n'est pas tout de
comprendre les mots et de connaître leurs équivalents dans
les langues vivaiîtes ; car souvent la pensée de l'auteur dé-
pend moins des mots que du tour particulier de la phrase ; de
sorte que le sens des mots est modifié par la place qu'ils oc-
cupent, par le tour donné à l'expression, par mille petits riens
enfin, qui échappent à l'analyse. De là vient que souvent il est
inexact de dire que tel mot latin a tel sens, tandis qu'il ne l'a
que grâce aux modifications qu'il subit dans certaines phrases
déterminées.
Le Lexicum unwersœ latinitatis de Forcellini conserve
donc toute son utilité ; mais, hâtons-nous de le dire, le pro-
grès sensible que plusieurs sciences ont fait dans ce siècle
exige, non-seulement qu'on fasse disparaître les endroits
faibles qui, dès le commencement du Lexique, l'ont déparé,
mais encore qu'on profite largement des nouvelles connais-
sances acquises. Expliquons-nous plus clairement.
D'abord, ce Dictionnaire a jusqu'ici toujours laissé à désirer
640 LEXICOLOGIE LATINE.
quant aux particules, dont l'importance est aussi grande dans
le discours latin que celle des ancres, des clous et des chevilles
dans un navire : nous ne trouvons pas de comparaison plus
exacte pour rendre notre pensée. Lorsque Forcellini a publié
son Lexique, ces parties du discours avaient été depuis long-
temps très-bien étudiées, et il est vraiment étonnant qu'un
lexicographe si savant ne soit pas plus complet sous ce rap-
port. Qu'un philologue qui s'occupe des langues modernes
n'attache pas une bien grande importance aux particules,
cela se comprend. Mais le lexicographe ne saurait en agir de
même à leur égard, quoique leur règne, maintenant restreint,
se restreigne tous les jours davantage ; car, dans le latin de
la fin de la république et du temps d'Auguste, les particules,
surtout les conjonctions, jouent un rôle immense. C'est, avant
tout, dans-leur emploi réel et multiplié, que Cicéron a trouvé
le grand art de varier à l'infini non-seulement ses phrases,
mais encore la manière de décrire, de raconter, de raisonner.
Il l'avait appris de Xénophon, qu'il s'était exercé à traduire
dans sa jeunesse. Chose remarquable : la chute de l'élégance
littéraire, tant chez les Grecs que chez les Latins, est contem-
poraine de l'emploi plus rare des conjonctions.
Forcellini, et ceux qui ont augmenté et corrigé son Dic-
tionnaire, ont fait grand usage des inscriptions anciennes,
des médailles, etc. Il ne pouvait en être autrement. Ces monu-
ments servent merveilleusement à faire connaître une foule de
nouveaux termes et la vraie orthographe de beaucoup de mots.
Malheureusement il y a dans leur nombre beaîicoup de
pièces fausses, fabriquées à plaisir ou mal copiées. Nulle part
donc la critique n'est plus nécessaire ; nulle part il ne faut
être plus sur ses gardes. Un grand travail attendait donc ici
le nouvel éditeur; car il est incontestable que, depuis un
demi-siècle, des progrès immenses ont été faits, tant dans
l'épigraphie que dans la numismatique. Le champ de l'archéo-
logie romaine a été surtout exploré ; de sorte que bien des
mots techniques peu connus du temps de Forcellini ne gardent
pas plus de secret pour nous maintenant qu'ils n'en avaient
pour les Latins, il y a dix-huit siècles.
LEXICOLOGIE LATINE. 641
Cependant aucune science n'a plus prospéré que la linguis-
tique générale. Les Latins n'ont presque rien connu des ori-
gines de leur langue; aussi rien n'est plus curieux à lire sur
ce sujet que les explications de Yarron, de Cicéron, d'Aulu-
Gelle, de Festus, de Macrobe, etc. Forcellini, tout en repro-
duisant d'ordinaire ces vieilles étymologies, est néanmoins
bien au-dessus des anciens philologues latins. Mais encore
que savait-on de la filiation des langues au siècle dernier, où
l'on allait chercher presque toutes les origines dans le grec
ou l'hébreu? Nous n'en sommes plus là, grâce à Dieu, et
il serait fort à souhaiter qu'on enlevât des mains des jeunes
humanistes ces dictionnaires de Noël et autres, où tant de
vieilleries étymologiques sont encore répétées.
Nous pourrions indiquer encore bon nonibre d'amélio-
rations dont le Lexique de Forcellini était susceptible; mais
ce que nous venons de dire suffit bien pour faire comprendre
les travaux que devait s'imposer, les difficultés qu'avait à
surmonter le nouvel éditeur de Prado.
M. de Vit s'est imposé ces travaux; il a surmonté ces dif-
ficultés. D'abord élève, puis professeur pendant un grand
nombre d'années,au séminaire de Padoue, il a été initié dès
sa jeunesse aux traditions de Forcellini, de Cognolato, de
Furnaletto, et en particulier à leur méthode de dépouiller et
d'éj>hicher les auteurs. Lié d'amitié avec Furnaletto, il avait été
choisi par ce grand latiniste pour être son principal collabo-
rateur dans la nouvelle édition du lexique que devaient publier
les |)resses de Didot à Paris, mais à laquelle sa mort ne permit
pas de donner suite. Malgré ce contre-temps, M. de Vit n'aban-
donna pas la carrière qui s'était ouverte devant lui. Jamais il
ne cessa de consacrer ses peines à préparer les matériaux
d'une édition nouvelle, et voilà trente ans qu'il poursuit ce
rude labeur.
Sachant par expérience combien souvent les mots sont
massacrés par l'ignorance des copistes, et convaincu qu'il
fallait autant que possible s'appuyer sur les bonnes inscrij)-
lions, il en recueillit plus de vingt inille, chiffre énorme,
puisque les quatre volumes in-folio de Muratori n'en reu-
I* 41
642 LEXICOLOGIE LATINE.
ferment pas plus de douze mille, et encore sont-elles entas-
sées sans ordre et sans choix.
Cette collection de vingt mille inscriptions, recueillies par
un seul homme a fait même du bruit parmi les membres de
l'Académie de Berlin, chargés de publier le Corpus inscrip-
tionutn, et Henzen vint l'examiner en i855. A cette époque, le
collecteur n'avait donné qu'un échantillon de ses richesses
en publiant en i853 à Venise : Le antiche lapidi Romane délia
proi^incia del Polesine dlustrate.
Les notes dont il accompagna ces inscriptions furent une
preuve pour tout le monde que sigles , mots extraordinaires,
emplois, coutumes, allusions aux choses contemporaines,
tout ce qu'il y a de plus difficile et de plus impénétrable dans
Tarchéologie, était un jeu pour l'abbé de Vit : c'était le fruit
de ses études lexicographiques, c'était en même temps un gage
de ce que serait son nouveau Forcellini.
On peut en dire autant de son édition des Sententiœ
M. Terentii Vaironis majorl ex parte ineditœ ex cod. M. S.
bibliothecœ seininarii Patavini editœ, et coinmentano dlus-
tratœ. Patavii^ typis seminar'd, i843; et encore plus de son
édition de la Moralis plùlosophia de honesto et utdi, ven.
Hddeberti Cenomanensis episcopi., multo quam antea aiictior
atque emendatior^ ex bibliothecœ seminarii Patavini manus-
cripto codice édita ac notis illustrata , ouvrage inséré ])ar
M. l'abbé Migne dans le tome CLXXP de sa Patrologie latine,
parmi les œuvres du savant évêque du Mans. M. de Vit a eu ^i
vaincre une difficulté particulière dans cette édition :1e véné-
rable Hildebert tantôt cite, tantôt fait allusion à presque tous
les classiques latins, de telle sorte que- Térence, Virgile, Horace,
Lucain,Cicéron,Senèque,Salluste, etc., sont comraeautant de
sources qui viennent mêler leurs eaux dans h\ Philosophie
morale d'Hildcbert. Ce n'était rien de retrouver les endroits
que l'auteur avait eus en vue, lorsqu'il donne le nom de
l'écrivain à qui il fait ses emprunts : les tables des bonnes
éditions mettent facilement sur la voie ; mais à tout moment
le moraliste du Mans passe les noms sous silence, parfois
même il change les phrases des anciens pour les adapter
LEXICOLOGIE LATINE. 643
davantage à la latinité du xii* siècle. Pour parvenir donc à
assigner à chaque écrivain ce qui lui revient dans l'ouvrage
d'Hildebert, il fallait savoir les classiques presque par cœur;
aussi, ne craignons-nous pas de le dire, rien ne fait mieux
coniprendie combien M. de Vit est versé dans l'ancienne litté-
rature romaine que son édition de la Philosophie morale
d'Hildebert'.
Dire après cela que le Lexique de Forcellini ne peut sortir
des mains de M. de Vit que considérablement amélioré serait
chose tout à fait oiseuse; disons plutôt que les améliorations
sont considérables.
L'éditeur a compulsé de nouveau tous les auteurs qui ont
écrit en latin jusqu'à l'abolition du sénat romain en 5G8 ; les
grammairiens qui sont venus après n'ont eu le même honneur
que parce qu'ils ont travaillé sur les classiques. M. de Vit a
tenu fermement à ce plan. Conformément à ce principe, toute
la Vulgate, qui a fondé pour ainsi dire la nouvelle langue
ecclésiastique, comme la traduction de la Bible par Luther a
* Voici quelques autto» opuscules fiue nous connaissons de M. de Vit, et qui,
quoifino se rapportant à riiistoirodu Milanais, sont tous omis, sauf un seul, dans
la liibliografia enciclopedica Milanese , de l'rançois Predari , ouvrage publié
en 4857 :
1" Notizie storiche di Slrcua colla vila Jei SaïUi e Beati principali Jet Lago
Maggiore. Casale, 1854. Notices liistoriques sur Stresa avec la Vie des principaux
Saints et Bienheureux du Lac-Majeur. Casai, 4854 ;
2" Il mese c le Feste di Maria, coW aggiunti; delV eserciziu dcl CrisUano. Ca-
sale, i8"i5; Lucc;i. 18â8. Mois et Fôtc de Marie, avec l'exercice du Chrétien.
Casai, 18ob; Lucqiies, 4858;
3" Mia del I>. Alberto Bcaozzi e, storia del santuario di S. Caterina del Sasso^
sut Lago Maggiori'. Milanf», 4 8;)6. Vie du B. Albert Besozzi, et Histoire du sanc-
tuaire de sainte Cntlierinn ilel Sasso, près du Lac-Majeur. .Milan, 1856 ;
4" Vitadclla H. Caterina da l'allaiiza e délia />'. Giutiana^ sua prima com-
pagna. Varese, 1857. Vie de la B. Catherine de Pallanza et de la B. Julienne, sa
première compagne. Varése, 4857 ;
50 Novma in nvnre di S. Giuseppe, Rpofio di Maria Vergine. Lucca, 1858.
Neuvainc en l'honneur de saint Joseph, époux de la Bienheureuse Vierge Marie.
Lucques, 1 858 ;
C Vita di S. Carlo Borromeo. Milano, 1858. Vie de saint Charles Borromée.
Milan, 1858.
Tous les ouvrages historiques que nous avons lus se distinguent par de bonnes
reciierchcs et l'exactitude que l'auteur a tâché de leur imprimer partout.
644 LEXICOLOGIE LATINE.
fixé la lanjjjiic allemande, a été épluchée. Les saints Pères ont
paye leur tribut à leur tour, de sorte que le nouveau Forcel-
lini remplit, pourle latin, le double rôle des Lexiques grecs de
Henri Etienne et de Suicer.
M. de Vit a divisé son Lexique en deux parties : la première
contient par ordre strictement alphabétique tous les mots qui
se rencontrent dans les auteurs latins, les noms {)ropres ex-
ceptés. C'est le Lexicon proprement dit. La deuxième con-
tient tous les noms d'hommes, de peuples, de pays, de villes,
en un mot tous les noms propres. C'est VO/iomasticou, véri-
table répertoire d'histoire et de géographie, surpassant de
beaucoup tout ce qui existe en ce genre.
L'éditeur a élagué du Lexique tous les mots qui y avaient
été introduits sans garants, tous ceux que la critique a rejetés
comme de fausses leçons, toutes les répétitions ou exj)hcations
inutiles; il a abrégé en même temps les citations trop longues
ou insignifiantes.
D'autre part, il a corrigé les inexactitudes dans les citations
des auteurs, dans les passages rapportés, dans les explications
dotuiées et dans les étymologies. Ces corrections, quelque
considérables qu'elles soient^ ne sont encore que la moindre
partie du travail du nouvel éditeur. Une infinité de mots nou-
veaux ont été introduits, presque tous les articles anciens ont
été augmentés; plusieurs sont trois fois pUis longs que ceux
de Forcellini.
Déjà Fiunaletto avait recherché avec soin les moyens de
mettre plus d'ordre dans le I^exique. M. de Vit en a trouvé d'ex-
cellents. Les mots ont d'ordinaire une signification principale
et plusieurs significations accessoires dérivées souvent d'autres
significations; de sorte que les divers sens d'un mot, pour peu
([u'on les étudie de près, présentent à l'esprit une sorte d'arbre
généalogique. Celte vérité si simple, mais qui a été si peu mise
a profit jusque dans ces derniers temps, a sans cesse servi de
guide à M. l'abbé de Vit. Sous ce rapport, bien difficilement
fera-t-on jamais mieux que le nouvel éditeur. Dès les ori-
gines de la îypographif, on a senti le parti que l'on pouvait
tirer, pour aider le lecteiu-, de l'emploi des caractères différents
LEXICOLOGin: latine. 645
et de certains signes de convention. Mais il n'y a qu'une
vingtaine d'années que ce moyen si simple a été utilisé d'une
manière convenable. Ses avantages ne se font nulle part
mieux apprécier que dans un dictionnaire. M. de Vit ne l'a
pas négligé, et son Lexique est même une jireuve que l'im-
primerie est passablement avancée en Italie.
Nous savons assez combien en général les comptes rendus
de nouveaux livres sont suspects, et rien ne nous surpren-
drait moins que d'entendre taxer d'exagération les éloges que
nous donnons à l'œuvre de M. l'abbé de Vit. Cependant,
tout ce que nous avons dit n'est que l'expression affaiblie de
notre conviction, libre de toute influence étrangère. Nous ne
connaissons M. de Vit que par ses ouvrages.
Cependant notre intention n'est pas de dire que tout est
parfait dans le nouveau Forcellini, qu'il n'y a rien à ajouter,
rien à retrancher, rien à corriger. S'il en était ainsi, ce ne
serait pas ime œuvre humaine. Veut-on que nous relevions
quelques points? Nous nous arrêterons au premier mot, à la
préposition A^ ab.
L'article de M. de Vit occupe pi'ès de six colonnes, et est
trois fois plus long que celui de Forcellini. Il renferme
d'abord une douzaine de remarques de grammaire propre-
ment dite, et quelques autres de prosodie ; ensuite la signifi-
cation fondamentale du mot, puis vingt significations secon-
daires, divisées en deux groupes, et enfin quatorze notes sur
l'emploi de cette particule, tant en composition avec d'autres
mots que hors de composition. Dans un article si conq)let,
si bien étudié, que peut-il y avoir à redire? D'abord nous
aimerions mieux que l'auteur, au lieu de renvover le lecteur
à ce que dit Gésénius sur les particules hébraïques corres-
pondantes, eût indiqué en peu de mots l'origine sanscrite du
mot ; et le regret que nous exprimons ici ne s'arrête malheu-
reusement pas au premier mot du nouveau Lexique.
Ensuite il y a huit adjectifs, signifiant abondance ou. disette^
qui, outre le génilifet l'ablatif, gouvernent encore l'ablatif avec
a ou ab; ce sont coj)iosus, ùfi//ittftis, inops^ Uber, niidus, sterdis^
vaciius, l'idauSj et peut-être d'aulres encore. Je sais bien qu'on
646 LEXICOLOGIE LATINE.
peut expliquer ces ablatifs avec a ou ah par la causa pr opter
quam, qui est la troisième signification de la particule a ou
ah dans le Lexique de M. de Vit ; mais cette explication,
quoique admissible à la rigueur, n'est -elle pas un peu
forcée ?
Sous cette rubrique de causa propter qiiam, M. de Vit
donne plusieurs exemples, fort bien choisis, où l'action est
exprimée par un verbe. Mais il n'en donne qu'un seul dans
lequel il entre un adjectif (liv. III, 6 1 ) : Féroces ab re bene gesta .
Cette signification de «, ab, est un idiotisme assez caracté-
risque, ce semble, pour que l'auteur eût pu être à cet égard
moitss sobre d'exemples ? Cicéron aurait fourni facilement
plusieurs phrases ; ainsi. Brut., i6 : Ab omni laucle felicior ;
Rose, 3o : Ab innocentia cleineiitissunusj Div., 12, i5 : Ab
equitatu Jîrmus, Je ne sais où m'adresser pour ces autres ex-
pressions de Cicéron : Div., 10, 8. Ab omni re sumus para-
tiores ; Att., 8, i[\ : Tempiis mutum a literis. Est-ce la causa
propter quam ou l'abondance ou la disette qui doivent expli-
quer ici l'emploi de la particule a, ab?
Faut-il faire encore une critique ? les Etienne ont dépouillé
avec un grand soin les comiques, Plante et surtout Térence,
et les auteurs de dictionnaires de classe hollandais et alle-
mands ont surtout puisé dans le Thésaurus des savants impri-
meurs parisiens. De là vient qi:e les dictionnaires de classe
des pays du nord fourmillent d'expressions de Plante et de
Térence. Forcellini n'a pas négligé ces deux poètes; ce serait
une injustice de le dire ; mais, vu l'étonnante variété d'expres-
sions que l'on trouve chez eux, et les tours de phrase piquants,
hardis, qui distingueront toujours le langage d'un peuple vif,
spirituel et sensé, n'aurait-on pas pu désirer qu'il leur eût
emprunté un plus grand nombre d'exemples ? Or, cette la-
cune, si on peut lui donner ce nom, n'a pas été entièrement
comblée par le nouvel éditeur. Il est vrai que dans le Thé-
saurus des Etienne , qui dans les éditions posthumes est
presque aussi volumineux que celui de Forcellini, presque
tous les autres auteurs, sauf Cicéron et Virgile, n'ont pas été
consultés suffisamment, et qu'il faut bien savoir se borner
LEXICOLOGIE LATINE 647
dans un pareil travail; aussi n'attachons-nous qu'une mé-
diocre importance à la remarque que nous venons de faire.
Quoi qu'il en soit, le service que rend M. de Vit à la répu-
blique des lettres est inappréciable. Dieu veuille lui donner
la santé, les forces, le temj)s nécessaires pour mener à bonne
fin son œuvre colossale ! La moitié du premier volume de
y Onoinasticon est imprimée. Le Lexique est plus avancé
encore : le premier volume est terminé et le second est im-
primé à ujoitié.
V. DE BUCK.
LA
MORT DE L'AMIRAL PROTET
LETTRE DU R. P. RAVARY',
Missionnaire de la Compagnie de Jésus en Chine, à un père de la même Compagnie.
Chang-Hai, le 2 juin 1862.
Mon Révérend pkre ,
Je vous écris aujourd'hui pour vous communiquer une
bien triste nouvelle. L'amiral Protêt n'est plus! il est tombé
au champ d'honneur, victime de son dévoùment à la cause
sacrée de l'humanité et de la religion! Sa mort est pour la
ville de Chang-Haï une perte immense. Européens et Chinois,
nous pleurons tous un protecteur également habile, ferme et
intrépide. C'est grâce à lui qu'on avait pris résolument l'of-
fensive contre les rebelles enhardis par leurs succès récents et
par la dévastation faciledes pays voisins. Il avaitdéjà repoussé
loin de Chang-Haï ces bandes de brigands; la ville est au-
jourd'hui plus menacée que jamais. Voici les principales cir-
constances de ce douloureux événement. Elles sont de nature
à intéresser tous ceux qui, comme les missionnaires de Chine,
s'estiment heureux de payer un légitime tribut de reconnais-
sance et de ree^ret à la mémoire de notre brave amiral.
Depuis la fin d'avril, les forces alliées comptaient autant de
♦ On a inlercalé dans celte lettre quelques détails tirés de lettres d'autres
missionnaires.
LA MORT DK I;A:\IIRA1. PROTET. 649
victoires que d'attaques contre les rebelles. La supériorité
de leur courage et de leurs armes donnait lieu d'espérer
l'exécution prompte et com|)lète du plan de campagne tracé
par l'amiral Protêt. De trente à quarante mille t.iïpings
avaient été chassés d'une dizaine de camps qu'ils avaient
fortifiés à l'ouest et au nord de Chang-Tlaï. On leur avait
ensuite enlevé les places de Kiadine et de Tsin-Pon. Il
n'avait fallu, pour dégager le pays sur la rive gauche du
Wam-Pou, que quelques coups de canon et un peu de cet
entrain si naturel à nos troupes. Déjà des milliers de fugitifs,
retirés depuis plusieurs semaines dans le port et dans la ville
de Chang-Tîaï, res:asfnaient leurs demeures en bénissant leurs
libérateurs.
Pour assurer la position, il fallait encore délivrer la rive
droite du Wam-Poii. Les alliés s'y transportèrent au milieu
du mois de mai. Ils se proposaient d'abord de chasser les
rebelles d'une petite ville appelée Nè-Kio. Nê-Kio est situé à
six lieues au sud de Chang-Haï, dans un pays où nous avions
naguère nos chrétientés les plus riches et les plus florissantes,
hélas! aujourd'hui presque entièrement détruites par le pil-
lage, les massacres'et la captivité !
Le 1 7 mai, vers cinq heures du soir, l'armée expéditionnaire
arrivait devant Nè-Kio. Les taïpings avaient fait de la vdle un
camp retranché. Au nombre de sept à huit mille, ils étaient
décidés à défendre une position si importante, qui leur livrait
tout le pays compris entre la mer et le Wam-Pou. Ils setenaieni
derrière leurs foi tifications, gaidant le silence et ne se mon-
trant pas aux yeux des assaillants. C'/était une ruse de guerre
tout à fait inusitée parmi eux ; mais des généraux expéiimentés
ne pouvaient s'y méprendre. C.ommela place était d'un abord
difficile, on fit jouer le canon pendant quelques instants.
A six heures, les boulets avaient détruit les travaux avancés,
déblayé le terrain et pratiqué une large brèche au rempart
d'enceinte. On donne alors le signal de l'assaut, et les coloiuies
s'élancent. Les rebelles, jusque-là invisibles, paraissent tout à
coup et font une décharge générale de toutes leurs armes.
Le feu parti des nuirailles est si terrible qu'une petite co-
650 LA MORT DE L'AMIRAL PROTET.
lonne anglaise est forcée de rebrousser chemin. Mais les
Français ont déjà traversé les fossés, ils grimpent aux mu-
railles. Deux jeunes gens de la milice de Zi-Ka-Wei, arrivés
en haut, donnent la main à leurs instructeurs. Des cris de
joie retentissent, la ville est prise, les taïpings s'enfuient en
désordre.
A la joie du triomple succède aussitôt une consternation
profonde. L'amiral Protêt, en conduisant au feu sa petite
troupe, vient de tomber frappé d'une balle en pleine poitrine.
M. l'aumônier Goudot, qui heureusement se trouve près de
lui, s'empresse de lui administrer les derniers sacrements.
C'est en vain qu'on lui prodigue tons les soins de l'art ; on a
même de la peine à trouver sa blessure cachée par son sca-
pulaire. Au bout de quelques instants, l'amiral rendait le
dernier soupir. Officiers et soldats l'entouraient dans un morne
silence, comme si tous avaient été frappés dans la personne
de leur illustre chef. Ils semblaient pressentir pour eux, pour
nous tous et pour la France, les suites désastreuses d'un si
grand malheur I
Le révérend père Lemaître, supérieur de la mission, se
trouvait dans son bateau, près de Nè-Rio, au commencement
de l'attaque. Il s'était hâté d'accourir pour offrir les secours
de son ministère à ceux qui pourraient en avoir besoin. Vous
comprenez sans peine quelle fut sa douleur à la nouvelle d'un
coup si inattendu. Il ne lui fut donné, hélas! que de revoir
les restes inanimés de celui qui fut constamment notre pro-
tecteur et notre ami. Le lendemain, il fut chargé, avec M. des
Varannes, premier aide de camp, de ramener le corps à
Chang-Haï. On le déposa dans une chambre de l'hôpital
français, qui fut ornée avec soin et transformée en chapelle
ardente. Il devait rester là jusqu'au jour où, Texpédilion étant
terminée, on pourrait lui faire des obsèques solennelles.
Trois villes restaient encore à prendre pour dégager com-
plètement les environs de Chang-Haï. Fière des succès déjà
obtenus, et brûlant du désir de venger l'amiral français, la
petite aimée expéditionnaire montrait la plus vive ardeur.
Elle marcha surTsaolin, ville fortifiée située à quatre lieues
LA MORT DE L'AMIRAL TROTET. 681
sud-est de Nè-Rio. Le 20 mai, les travaux défensifs de l'ennenii
furent enlevés avec un entrain terrible, et les colonnes se pré-
cipitèrent dans la place. Tout rebelle pris les armes à la main
fut passé au fil de l'épée. On ensevelit de deux à trois mille
cadavres sous les décombres des maisons, qui devinrent la
proie des flammes. Telle était l'exaspération du soldat que le
révérend père Lemaitre, revenu depuis quelques heures de
Chang-Haï, eut besoin de toute son influence pour sauver la
vie à une trentaine de prisonniers des rebelles, qui l'avaient
reconnu et entouré en implorant sa protection. Vous savez
que c'est sur les instances réitérées des chefs qu'il a consenti à
suivre l'expédition. Le motif qui l'a déterminé, c'est que, con-
naissant la langue et le pays, il pourrait, au besoin, fournir
à tous indistinctement les secours de la religion. Aussi a-t il
eu le bonheur de baptiseï un grand nombre de païens à l'ar-
ticle de la mort. Européens, impériaux ou rebelles, ce sont
toujours des frères à sauver pour le cœur d'un missionnaire.
Dieu seul sait tout le bien qu'a fait notre bon père, grâce à la
prodigieuse activité de son zèle. « Pour résister jour et nuit à
tant de fatigues, disaient nos soldats, il faut que le père ait
un corps de fer. »
La prise de Tsaolin, accompagnée de circonstances si terri-
bles, avait jeté l'épouvante parmi les rebelles. Us s'enfuyaient
par bandes vers le sud-ouest, évacuant tous leurs camps et plu-
sieurs places inîj)ortantes. Le pays que nous appelons Pou-
Tong allait en être délivré. Mais le général anglais reçut une
lettre qui annonçait rapj)roched'un grand nombie de rebelles
sur la rive gauche du Wam-Pou, au nord deChang-IIaï. Ordre
fut aussitùl donné aux tioiqx'S aliiées de se ie[)lier vers le
fleuve. On apprilqii'un poste français, gardant les mai^asinsde
charbon à Woo-Sung, avait été attaqué par dix mille taïpings ;
quinze chasseurs et un obusier avaient suffi pour les disper-
ser. Les fuyards, courant en désordre à travers la campagne,
vinrent se heurter pendant la nuit contre l'armée anglo-fran-
çaise, qui avait passé le Wam-Pou. Le général anglais crain-
gnit une attaque sérieuse, et se tint sur la défensive. En même
temps il rappela les garnisons de Kiadini' et de Tsin-Pou,
652 LA MORT DE L'AMIRAL PROTET.
puis, ayant rallié toutes les troupes, il jugea prudent de les ra-
mener à Chang-Haï.
Les rebelles prirent cette retraite précipitée pour un aveu
d'impuissance. Plus audacieux que jamais, ils inondèrent de
nouveau le pays sur les deux rives du fleuve, et mirent tout à
feu et à sang. Ce fut dans cette situation critique, au milieu
d'alarmes continuelles, qu'on se disposa à rendre les derniers
devoirs à l'amiral Protêt. Le triste spectacle des malheurs
présents faisait sentir plus vivement la perte d'un chef qui
avait médité et j)rocuré presque notre entière délivrance,
et dont la mort semblait seule avoir compromis la sécurité
et les intérêts de tant de milliers d'hommes. Les manda-
rins eux-mêmes, oubliant cette fois leur orgueil tradi-
tionnel pour les étrangers, comprirent que le coup reçu à
Ne- Rio était une calamité publique pour le gouverne-
ment chinois autant que pour les Européens. Ils furent
des premiers à témoigner le désir d'assister à la cérémonie
funèbre.
Comme on voulait déployer le plus de pompe possible, on
avait demandé le concours des missionnaires. Vous pensez
bien, mon révérend père, que nous nous sommes empressés
de répondre à cette invitation : c'était un devoir de reconnais-
sance pour notre cher amiral et pour la France dont il était
ici le plus illustre représentant. Nous envoyâmes de Tom-Ka-
Dou plusieurs tentures et le grand catafalque dont nous nous
servons à la cathédrale pour les circonstances solennelles.
1^'église du père Desjacques, située, comme vous le savez,
dans la concession française, fut ornée et tendue de noir. Les
matelots de /a Renommée nous aidèrent à faire tous nos pré-
paratifs.
Lundi matin , 26 mai, vers sept heures et demie, nous sortîmes
de l'église et nous rendîmes à l'hôpital pour la levée du corps.
Toutes les autorités militaires et les troupes s'y trouvaient
réunies. Sur les places et dans les rues voisines se pressait une
foule immense, attirée par la sympathie autant que par la curio-
sité. Voulant prévenir le désordte, la police avait interdit la
circulation dans les rues que nous devions suivre. Pour la
LA MORT DE LAMIHAL PUOTET. 653
populalion de Cliaiig-IIaï quel speclacle imposant cl nouveau
cpiele long défilé de notre procession !
Les Anglais ouvrent la marche. Pendant le parcours, leur
uHisique exécute des morceaux funèbres , alternant avec lu
musique de la marine française. On voit bien que nos alliés
tiennent à donner une preuve éclatante de la part qu'ils pren-
nent au deuil comnuni. Ils ont là plusieurs compagnies repré-
sentant leurs divers corps d'armée, marins, canonniers, fan-
tassins en jaquette rouge, volontaires au brillant uniforme et
à l'air martial. Derrière les Anglais s'élève la croix, portée
j)ar un sous-diacre, puis la bannière de la Sainte-Enfance en-
tourée de plusieurs enfants de nos écoles de Tom-Ka-Dou,
de Chang-llaï et de notre orphelinat. Un élève de notre collège
de Zi-Ka-Wei, ayant à côté de lui trente de ses condisciples,
porte la bannière de la Congrégation des Saints-Aiiges. Une
troisième bannière, voilée d'un crêpe noir comme les deux
autres, est portée y^ar un de nos bacheliers, au milieu d'une
cinquantaine de bacheliers, tant païens que chrétiens, et de
j)lusieurs mandarins et autres fonctionnaires chuiois. Puis
vient la musique de la marine française suivie du clergé. Plu-
sieurs enfants de cl\œur, quatre-vingt-dix élèves de notre col-
lège de Zi-Ka-Wei, de nos écoles et de notiv petit séminaire,
Irente catéchistes, tous en rochet avec chapeau de cérémonie^
le grand séminaire et nos frères scolastiques, enhn dix-huit
de nos pères missionnaires, précédent Mgr r»orgniet, qui est
assisté d'un prêtre, d un diacre et d'un sous-diaere. Douze
matelots portent le cercueil. Les quatre couis du poêle
sont tenus par les deux consuls de France et d'Angleterre et
par deux capitaines de frégate. ^L de Rersauson, caj)i-
taine de vaisseau, chef d'état-major de l'amiral «'t son rem-
plaçant par intérim, conduit le deuil. Il est accompagné des
premiers magistrats impériaux de la ville, d'ofiiciers de tous
grades et de toutes nations, de quinze ou seize consuls dans
leur plus bel uniforme, et d'un granil nombre de personnes
invitées à la cérémonie. Doux compagnies de débarquement
et les chasseurs d'Afrique forment l'arrière-garde de la pro-
cession.
654 LA MORT DE L'AMIRAL PROTET.
Nous avancions lentement entre deux rangées de speclaleurs
émerveillés de l'éclat à la fois religieux et militaire du cortège
funèbre. Tous ces Chinois, si respectueux pour les morts,
estimaient de tels honneurs dignes de l'illustre défunt. Et nous,
mon révérend père, nous, missionnaires de Chine, uniquement
avides dusalutdes âmes, nous rapportions à Dieu seul la gloire
de cette belle cérémonie, qui nous permettait en même temps
de remplir un devoir de gratitude, et de déployer aux yeux
des idolâtres la pompe incomparable du culte catholiqne.
On n'ignore pas ici que notre sainte religion sait descendre
jusqu'aux petits pour les consoler et leur ouvrir le ciel ; mais
ce qui ne s'était pas encore vu à Chang-Haï, ce que des mil-
lions de païens n'auraient jamais imaginé, c'est que la croix
de Notre-Seigneur, naguère proscrite et abattue par ordre du
gouvernement chinois, pût réunir autour d'elle et pénétrer au
moins de respect, dans une solennité publique, tant de grands
mandarins sympathisant pour la première fois avec les repré-
sentants de tous les pays du monde !
L'impression n'eût été que plus salutaire s'il eût été donné
à la foule d'assister au service funèbre. Malheureusement
notre église ne pouvait contenir que les personnes qui com-
posaient le cortège. A gauche se placèrent les mandarins et
tous les fonctionnaires civils ; à droite, les autorités militaires ;
dans la nef, les troupes rangées sur plusieurs lignes derrière
le catafalque, qu'on avait dressé à l'entrée du chœur. Monsei-
gneur, entouré du clergé, officia pontificalement. Le Dies irœ^
si grave et si pieux, fut chanté, partie par lui chœur nom-
breux, partie par un de nos jeunes séminaristes, avec accom-
pagnement du petit orgue en bambou. Puis la musique mili-
taire exécuta des airs funèbres.
La messe terminée , M. l'aumônier de la Borderie , at-
taché au service de l'hôpital, prit la parole. Devant un
auditoire attentif et recueilli, il rsquissa à grands trnits la
carrière militaire de l'amiral Protêt. L'attendrissement fuS
universel lorsque, d'une voix émue, il appela autour de sa dé-
pouille iiiortelle, pour lui faire les derniers adieux, la France
dont il avait si glorieusement porté le drapeau sur cette plage
LA MORT DE L'AMIRAL PROTET. 655
lointaine, les compagnons d'armes qu'il avait conduits à la
victoire, la cité européenne et chinoise qu'il avait si vaillam-
ment défendue, l'Église qu'il avait servie en chrétien dévoué,
les missionnaires dont il s'était déclaré le protecteur, tous ses
amis, et son épouse enfin, son épouse désolée, pour qui la
gloire de la patrie pourrait adoucir la perte de l'homme public,
mais à qui la foi seule permettra de sujiporter la douleur de
ne plus revoir ici-bas un époux chrétien !
Après ce discours , Monseigneur fit l'absoute solennelle.
Tous les assistants vinrent les uns après les autres jeter l'eau
bénite sur le cercueil. On y voyait , confondus avec les catho-
liques, nombre de protestants et plus encore de grands man-
darins, qui s'acquittaient de cette cérémonie chrétienne avec
toute la gravité chinoise. La procession sortit de l'église dans
le même ordre qu'elle y était venue, et à travers la même af-
fluence de la population. On se rendait au consulat français.
C'est dans la cour du consulat qu'un mausolée fut élevé, il y
a huit ans, j)our les officiers et les marins français, qui tom-
bère'nt sous les coups des rebelles à l'attaque de Chang-Haï.
Les dépouilles mortelles de l'amiral devaient y être déposées
jusqu'au jour où elles seraient transportées en France.
Lo cortège se rangea en forme de couronne autour du
mausolée. Au moment où le cercueil descendait dans le ca-
vean, les troupes firent les décharges d'nsage. M. de Kersau-
son, M. le consul français et le chef du service militaire, adres
.sèrent ensuite à l'amiral les dertiiers et solennels adieux. La
mâle éloquence de M. de Rersauson impressionna vivement
l'auditoire. Levant la main au ciel : « Notre auguste chef et
ami est maintenant là-haut, dit-il à ses compagnons d'armes.
Si nous sommes, connue lui, bous Français el bons chrétiens,
nous irons un jour l'y rejoindre! »
Les troupes rendirent les derniers honneurs militaires, on
ferma l'er.trée du caveau, et chacun se retira sous l'impression
profonde de ce qu'd venait de voir ei d'entendre. On se di-
.sait que si jamais plus grand personnage de l'Europe n'avait
trouvé la mort dans l'enqjire de la Chine, jamais on n'y avait
vu non plus de si magnificpies funérailles. Le journal anglais
Co6 LA MORT DE L'AMIRAL PROTET.
de Chang-Iiaï se fit l'écho du sentiment public. Un article flat-
teur pour l'amiral et pour la France se terminaitainsi : « Cette
pompe extraordinaire, ces lugubres décorations, ces hon-
neurs insignes rendus à un mortel, apprenaient éloquem-
ment à l'assistance la vanité des choses de la terre. Une telle
cérémonie ne peut se rencontrer que dans les cathédrales
d'Europe, » Ue jour même des obsèques, un officier anglais,
qui déclarait n'avoir jamais rien vu de semblable, vint deman-
der au père Desjacques un service de première classe pour
un de ses parents récemment décédé.
Il est tout simple, mon révérend père, qu'on songe d'au-
tant plus à recourir à Dieu qu'on a mieux éprouvé l'impuis-
sance des moyens humains. Les protestants eux-mêmes
parlent de prières pour ce pauvre pays de Chine. Il semble
que jamais empire si vaste ne fut menacé d'une désorgani-
sation plus complète. Maîtresse de Nankin , l'insurrection
étend impunément ses ravages sur les deux rives du grand
fleuve Yang-Tse-Kiang. Les provinces les plus riches et les
plus populeuses sont aujourd'hui à sa discrétion. On estime
que le Kiang-Nan seul, par suite de la guerre civile et des
maux qu'elle entraîne, a perdu, dans ces dernières années,
plus de cinq millions d'habitants, c'est-à-dire plus du dixième
de sa population.
Tout ce qu'on avait dit des excès commis par les rebelles
nous paraît aujourd'hui au-dessous de la réalité. Un cercle de
fer et de feu nous entoure. Des milliers de malheureux, fuyant
la mort, accourent ici chercher asile et protection. Les routes
en sont couvertes, et tel est l'encombrement des jonques sur le
canal jusqu'au Wam-Pou, qu'on n'y peut plus passer qu'aux
grandes marées. Il n'y a pas moins de trois millions d'âmes
dans la ville et la banlieue de Chang-Haï. Si admirable qu'elle
soit, la générosité des autorités européennes et des habitants
ne saurait subvenir à tous les besoins. La famine jointe à
l'abattement moral, à des chaleurs excessives et à l'odeur
pestilentielle des cadavres charriés par les eaux , nous a
amené un nouveau fléau, le choléra. La mortalité est ef-
frayante.
LA MOUT Dlî L. AMIRAL PIIOTET. 657
Il faut VOUS diiv, mon révérend père, qu'au milieu de tant
de maux irrémédiables, Dieu sait faire éclater les desseins de
sa miséricorde sur ces pauvres Chinois. Nous en voyons tous
les jours, qui, pour avoir perdu toute espérance sur la terre,
peuvent plus facilement et plus vite aller au ciel. Que de ma-
lades dans nos hôpitaux , que de moribonds dans les cam-
pagnes et sur les routes, ont trouvé, sans le chercher, le
véritable bonheur dans l'eau sainte du baptême! Il arrive
souvent à nos frères scolastiques, dans leurs promenades aux
environs de Zi-Ka-Wei , de baptiser chacun quinze, vingt,
trente personnes à l'article de la mort. L'un d'eux, assisté de
quelques chrétiens chinois, a même été assez heureux dans
une seule matinée pour administrer le baptême à plus de
cent païens. Qui pourrait dire, mon révérend père, la joie de
ces bons chasseurs d'âmes lorsque, le soir, en récréation,
oubliant leurs fatigues, ils se racontent les uns aux autres
leurs exploits de la journée? Avec de telles consolations,
n'est-il pas permis à des cœurs d'apôtres de peu regretter le
coin de terre d'Europe qui les a vus naître, ce coin de terre
fùt-il même en France ?
ISous ignorons, l'avenir que Dieu nous prépare. Il lui a
plu de nous envoyer, depuis quelques mois, de terribles épreu-
ves : nos pères missionnaires forcés par l'insurrection de
quitter leurs districts et de se replier sur Chang-Haï; plus de
cent églises ou chapelles pillées et incendiées- nos écoles et
nos orphelinats abandonnés; nos chrétiens dispersés et ruinés:
nos oeuvres de vingt années presque anéanties ; six de nos
missionnaires succombant sous le poids de la fatigue ou sous
les coups des rebelles; parmi ceux qui survivent, les uns ma-
lades, les autres suffisant à peine ici à tous les besoins du
ministère! Ne semble- t-il pas, mon révérend père, que si
l'abondance delà grâce répond au senliment de nos pertes
et de notre impuissance, nous avons lieu d'espérer poui' un
prochain avenir une riche moisson dans notre chère pro-
vince du Kiang-Nan ?
Un autre motif de notre confiance, ce sont les milliers de
païens baptisés dans ces derniers jours : ils j)rient maintenant
I» 42
658 LA MORT DE L'AMIRAL PROTET.
dans le ciel pour la conversion de leurs compatriotes. Le pays
qui a fourni tant d'élus depuis deux siècles, doit nécessai-
rement, tôt ou tard, ouvrir les yeux à la lumière de l'Évan-
gile. Mais ce n'est ni parles armes, ni parla politique, ni par
aucune force humaine, que viendra définitivement le salut.
Que les puissances chrétiennes, avec tous les moyens dont
elles disposent, cherchent à rétablir la paix et à faire tomber
des barrières rendues infranchissables par des préjugés sécu-
laires : voilà assurément un beau rôle, qui mérite les sym-
pathies de tous les catholiques. C'était le rôle que voulait
jouer ici notre brave amiral Protêt , en même temps qu'il
protégeait les intérêts européens. On dit que sa généreuse
initiative et sa mort ont décidé la France et l'Angleterre à
intervenir dans la guerre civile; que des renforts sont déjà
embarqués pour la Chine; qu'on assiégera Nankin , principal
boulevard de l'insurrection. Nous ne pouvons qu'applaudir
à ces expéditions civilisatrices de la France. Qui dira jamais
tout ce que nous devons à notre patrie, à sa marine, à son
armée, et spécialement à la bienveillance de M. le général de
Montauban et de son chef d'état-major, l'excellent colonel
Schmitz? Mais, après tout, nous ne saurions oublier, nous,
missionnaires, que nous avons à remplir ici un apostolat tout
pacifique. Nous irons bientôt, quoi qu'il arrive, réunir et
fortifier nos chrétiens , jeler la bonne semence parmi les
infidèles, offrir à tous, sans distinction de partis, les secours
et les consolations de notre ministère. Dieu fera le reste.
Je me recommande à vos bonnes prières, mon révérend
père, avec tous nos pères missionnaires, nos chrétiens et lanl
de millions d'infidèles à convertir.
De Votre Révérence,
Le serviteur en J.-C.
F. Ravary, s, J,
■■>■';
■■V '
MELANGES
MADEMOISELLE PERRIQUET
Un petit billet inédit de maaame de Sablé, quelques lignes des
Mémoires du P. linpin et des P^ies manuscrites, de Grandet, avec un
assez long passage d'une circulaire des religieuses de la Visitation de
Nevers, voilà tout ce que nous avons pu découvrir sur une savante
amie de Pascal, qui a joui en son temps d'une certaine célébrité. On
eût sans doute recueilli ses moindres papiers, les documents abonde-
raient sur sa vie, et elle figurerait avec lionneur dans la galerie des
femmes illustres du xvii^ siècle, pour peu quelle eût tourné au jan-
sénisme : Dieu l'en préserva. Nous essayerons toutefois, malgré l'in-
suffisance des documents, de tirer de l'oubli l'incomparable ' Marie
Perriquet.
Le 23 juin 1620, Etienne Perriquet, conseiller du roi et receveur
général des gabelles au pa>s lyonnais, épousait à Saint-Josse Gene-
viève Garnier, fille de Mclcbisédecb Garnier, mort en 1637 doyen des
avocats au parlement de Paris, et d'Ambroise de JNett, sœur ou cou-
sine de Nicolas île Netz, évêque d'Orléans. Quatre enfants, deux
garçons et deux filles, furent le fruit de cette union. Marie, la der-
nière, baptisée à Saint-Paul, le aS octobre 1624, eut pour parrain
messire Inibert de Quocy, conseiller-secrétaire du roi et commissaire
ordinaire des guerres, et pour marraine une Marie Perriquet, proba-
blement sœur (le son père.
M. Perriquet fit donnera tous ses enfants celte forte et solide instruc-
tion, dont, au connneucement du xvii' siècle, on ne jugeait point les
tilles incapables, et en mourant, le 19 août i64(), il eut la consolalion de
voir que l'une d'elles au moins eu avait su [)rofiler et jetait déjà dims
la luuiie société un vif éclat; et c'est ici que nous trt)uvons le récit des
' Grandet, Vies mt^s. des saints Prêtres, iv, 269. Ce prrcieux iiuuuiscrii est
oonsorvé au Séminaire fie Saint-Sulpice.
660 MÉLANGES.
bonnes mères de Nevers : « Mesdemoiselles Perrlquel, filles distin-
« guées par leur mérite,' étoient sœurs et vivoient ensemble (i654)
« quoM|uc d'une manière différente ; car Tune, Geneviève, Taînée, fl
« étoit dans la grande dévotion, qui passoit les journées éloignées du a
« commeicc et des conversations séculières 5 l'autre, Marie, qui avoit
« Tesprit fort relevé, n'avoit de plaisir qu"à la lecture des beaux
» livres et dans les entretiens de gens sçavans, parlant plusieurs
« langues : elle étoit regardée avec admiration des personnes qui
« scavoient faire un juste discernement du vrai mérite ; elle décidoit
« comme un docteur -, elle étoit recherchée des plus habiles, non-
« seulement de cette grande ville, — de Paris, — mais encore des ,
« étrangers'. » ■
Le P. Rapin vient à son tour confirmer cette appréciation, et Ton ■
peut en croire un si bon juge qui s'était certainement plus d'une fois
entretenu avec elle. Il parle, au livre XIII de ses Mémoires, encore
inédits, des étranges remords de conscience qu'eut Pascal après
Féclat que firent les Provinciales dans le monde, et le tort qu'elles cau-
sèrent en France à la Compagnie de Jésus. Après avoir donné quelques
garants de son assertion, il ajoute : » lien ouvrit son cœur à une de-
« moiselle, son amie, nommée de Perriquet, célèbre alors à Paris
« parmy les beaux esprits, l'ayant elle-même très-beau. «
Il est aisé de conjecturer de ce mot, jeté comme en passant, quelle
estime et quelle confiance Pascal avait pour Marie Perriquet, bien
que nous ne trouvions nulle part ailleurs le plus léger indice de leur
mutuelle affection. Personne, du reste, n'ignore avec quel soin jaloux
Port-Royal s'est emparé de la renommée de son plus grand écrivain,
et s'est efforcé de le circonscrire dans son petit cénacle.
Mais ce n'étaient pas seulement les savants et les penseurs qui recher-
chaient l'entretien de notre héroïne, les dames du plus haut rang et de
la première distinction, madame la maréchale de Schomberg, Marie
de Hautefort -, par exemple, et madame la marquise de Sablé, avaient
avec elle d'intimes liaisons. Que ne nous a-t-on conservé la lettre de
Marie Perriquet (jui lui attirait de madame de Sablé cette étrange
réponse, sans date et sans signature, mais où il est impossible de
méconnaître la main qui l'a tracée ? En voici le début : « Vous n'en
« pouviez trop dire si vous disiez vray ; mais j'ay tant d'expérience
« que vous n'agissez plus que par esprit avec moy, que ce n'est pas
" a vous a dire que vous n'estes plus en quartier, mais bien a moy a
' Ahrègè'des vertus de feanoslre très-honorée et chère Sœur Marie-Catherine-
Agnès Lu:»/, du monastère de Nevers, le 13 février 1695, p. 17.
- Abrège des vertus, cic , p. 20.
^IK LANGES. 661
«c me plaindre de n'avoir cjuasi plus de part en vostre cœiir, etc. «
Puis, parlant d'un petit service ([ue niadeniuiselle Perric[iict a luen
voulu lui rendre, elle ajoute : « Je ne m'en liens pas mieux avec vous,
« scachant fort bien (jue vostre bonté et vostre générosité subsistent
>i avec vostre indifférence. »
N'est-ce pas là du plus précieux et du plus raffiné? Et quand nos
bonnes mères Visitandincs viendront nous dire : « Elle éloit si con-
« vaincue que le ciel et la naliu'e avoient fait en elle de concert des
« épancliemens de libéralité qu'ils accordent à pou, (ju'elle crut tou-
» jours indigne d'elle de recevoir des loix ; et crut par cette raison
<> ne devoir pas s'engager à aucun parti; » nous sera-t-il possible de
ne pas nous souvenir des Fcnmcs savantes de IMolière ?
Laissez aux gens grossiers, aux |)ersonnes vulgaires
Les bas amusements de coh soties d'atlaires.
A de plus hauts objet.-: élevez vos désirs...
A l'esprit, comme nous, donnez- vous tout entière...
Loin d'être aux lois d'un homme en esclave asservie,
Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie *.
Cependant Geneviève, son aînée d'un an à peine -, s'était fait près
d'elle une profonde solitude, où, sons l'babile direction du curé de
la paroisse, Louis Abellv, 1 ami et le futur biographe de saint \incen»
de Paul, elle marchait à pas rapides dans la Noie de la perfection. Car,
à une épo(pie que nous ne saurions piéciser, de Saint-Paul, où s'était
passée son enfance, elle s était transportée, avec son père et sa soeur,
sur Saint-Josse, dont Abelly était curé depuis le 20 septend)re i643.
Même après avoir résigné son bénéfice , en 1 563 , et , dans les
années qui précédèrent sa nomination au siège de Rodez, ce saint
prêtre continua à lui prodiguer ses soins. C'est à peu près à ce
moment qu'entre dans la famille une jeune fille de vingt-cinq ans,
que Dieu destinait à servir d'instrument à ses miséricordes sur Marie
l\'rriquet.
Marie Luzv, née à Xevers dans mie Inunble corulition, avait un
frère, petit bénéficier dans le diocèse de Paris. Sachant {ju'elle était en
quête d'une place, il ne crut pouvoir rien faire de plus avantageux à sa
sœur, que de l'offrir pour suivante au\ demoiselles Perriquet. Elle fut
acceptée, et, gr.^ce à sa vertu déjà bien avancée, elle devint aussitôt
pour Geneviève une confidente et une compagne fidèle de ses exercices
de dévotion. Douée d'une piété solide, «l'une douceur inaltérable, et
* Act. I, se. I.
* Elle avait été baptisée le 29 novembre 1G23.
662 MÉLANGES.
surtout d'une patience à l'épreuve, Marie Luzy eut souvent occasion
de pratiquer ces vertus; car notre savante n'avait pas l'humeur égale
et le caractère facile de son aînée. Laissons parler ici, dans leur langage
naïf, les filles de saint François de Sales. « Cette même demoiselle vou-
t lant voir jusqu'où irait sa doucevu' et sa modération, prenait quel-
>t quefois du point de Gênes tout blanc entre ses mains, que nostre
« chère sœur avoit bien pris de la peine à ajuster ; et après l'avoir tout
« fripé, elle lejettoit au milieu de la chambre, sans que cela fust capa-
« ble de lui faire dire une parole d'impatience, quoyque ce procédé lui
« parust un peu extraordinaire : » fort extraordinaire en effet; mais
les beaux esprits ne sont point obligés de donner des raisons de leurs
caprices. « D'autres fois, ajoutent les bonnes mères, elle lui donnoit
« quelques commissions, et quand nostre chère sœur les avoit execu-
« tées, ce n'étoit point cela qu'elle avait voulu, mais une autre chose,
« quoyqu'elle ne l'eust pas expliqué. Toutes ces petites occasions la
« trouvoient toujours dans sa tranquillité ; ce qui charma si fort la
« demoiselle, que dès lors elle la regarda moins comme sa suivante,
« que conmie sa fille ou sa sœur, surtout après sa conversion *. »
Elle avaient alors changé, non plus de quartier, mais de paroisse,
et s'étaient établies sur Saint-Merry, rue Simon-le-Franc. C'est là
que mourut Geneviève le 6 octobre lôSp, et elle fut inhumée à Saint-
Jossedans la sépulture de sa famille. Soit que cette mort édifiante eût
fait sur Marie une profonde impression, soit que la piété de sa sui-
vante , comme semblent l'insinuer les religieuses de la Visitation, eût
conquis sur son âme un ascendant qui sut triompher des résistances
de r amour-propre, toujours est-il qu'il se fit en elle une complète
révolution. Ce n'est plus cette fille fière de son mérite et entêtée de son
savoir, ce bel esprit enivré des hommages que lui rend une société
choisie, cette précieuse qui raffine sur tout. « Sa conversion s'opère
« d'une manière si entière et si parfaite, qu'elle se laisse autant pos-
« séder par l'esprit de Dieu et par celui de l'humilité, qu'elle l'était
« autrefois d'elle-même et de tout ce que Dieu y avait mis ^. « Elle en
vint, pour se mieux rabaisser, jusqu'à se jeter aux genoux de sa sui-
vante, de Marie Luzy, cette pauvre paysanne du Nivernais , pour la
conjurer de lui dire ses fautes. Mais que va faire celle-ci, qui n'est pas
moins humble? « Ici toute autre auroit opposé aune semblable humi-
« lité le respect et la raison qui sembloient lui défendre de céder à ce
« qui lui était proposé ; mais habile dans la connaissance des voies et
« des desseins de Dieu sur les âmes, en contribuant à leur avance-
* Abrégé des vertus, etc., p. 18.
« Ibid.
MÉLANGES. 663
« ment, elle se soumet toit à lui déclarer avec une discretle sincérité ce
« dentelle étoit requise \ »
Un seul écueil était à craindre. Le second curé de la paroisse
Saint-Morrv ^, Henri du Hamcl , le grand comédien, comme le
P. Rapin le nomme, et l'intrigant par excellence, qui s'occupait beau-
coup plus de cabale que de doctrine, et qui s'entendait aussi bien à
ouvrir les cœurs que les bomses, c'est l'aveu de Simon Treuvé, son
pané»7risle, Henri du Hamcl était friand de pareilles conquêtes pour
en faire honneiu" à la secte janséniste. N'allait-il pas renouveler, et
peut-être avec plus de chances de succès, sur mademoiselle Perriquet
les tentatives qui avaient échotié sur Magdeleine de Lamoignon ? Heu-
reusement, depuis un an déjà, du Hamel avait pris le chemin de l'exil ,
et son collègue, le premier curé, Edme Am>ot, régnait sans conteste.
Celui-ci, aussi docte et aussi orthodoxe que l'autre l'était peu, s'oc-
cupait plus de controverse que de direction, et laissait à ses ouailles
toute liberté sur ce point. Marie Perriquet en profila et choisit pour
éclairer sa conscience et régler sa ferveur naissante Vincent de Meur.
Elle ne pouvait mieux choisir.
Vincent de Meur % né en 1628, à Lannion en basse Bretagne, ou
à Tonquedcc, dont son père était seigneur, avait été un des premiers
et des plus zélés congréganistcs du P. Jean Bagot, et l'ami du P. Julien
Maunoir, l'apôtre des Bretons. Nommé en 1662 le second de la licence
et l'année suivante leçu docteur, il appartenait à cette maison de
Navarre sur laquelle dix ans auparavant Bossuet avait jeté tant d'éclat.
De retour de son pèlerinage au tombeau des saints apôtres, il s'était
uni au successeur d'AbcUy, Armand Poitevin, et à Michel Gazil delà
Bernardière, qui logeait aussi au presbytère de Saint-Josse, et posait
avec eux les fondements du séminaire des Missions étrangères, dont il
fut un des premiers su]H'Mieurs eji 1664. Entièrement dévoué au saint-
siège, \\ avait dédié sa thèse de licence au pape Alexandre VU. qui l'en
remercia par un bref. On le savait très-hostile au jansénisme, et il
avait fait ses preuves. Du reste, dévoré d'un zèle qui ne lui laissait pas
de repos, c'était tantôt dans les salles de THôtel-Dieu, comme jadis le
P. Bernard, tantôt dans les missitms de campagne, comme saint Vin-
cent de Paul, qu'il s'élançait à la poursuite ties plus endurcis *. Mais
homme d'oraison autant que d'action et de science, il ne négligeait pas
' Abrégé, elr., p. 18.
' De 1300 à I680, la paroisse (io Sainl-Mfrry eut doux curés, qui la desservaient
chacun leur semaine, avec leurs vicaires respectifs.
=» Nous ne savons pourquoi les auteurs de Gallia Christiana, VII, 1040, le nom-
ment François et le font doctour de Sorbonne.
* Voyez Vief des Sainl>t de Ihelagne, par M. Tresvaux, IV. 3'ji.
664 MÉLANGES.
le soin des âmes privilégiées quelui adressait la Providence, ministère
plus délicat, mais qui n'est souvent pas moins fructueux. Ce fut donc
entre ses mains que Dieu fit tomber mademoiselle Perriquet.
Nous regrettons de manquer de détails sur la direction que ce saint
homme imposa à une pénitente aussi courageuse et aussi éclairée que
docile. Cette direction dut sans doute emprunter beaucoup au carac-
tère ardent du directeur. L'amour des humiliations, la tendre com-
passion pour les pauvres et pour les pécheurs et l'esprit de prière en
furent donc, autant que nous le pouvons présumer, les éléments prin-
cipaux; il nous faut encore une fois recourir à notre source ordinaire.
Les Visitandines de Nevers, en faisaut l'éloge de la sœur Marie Luzy,
nous apprennent cjue mademoiselle Perriquet « se l'associoit toujours
« dans les parties de dévotion qu'elle faisoit avec set, amies, avec les-
« quelles elle se retiroit de tems en tems à une maison de campagne,
« pour là s'appliquer plus tranquillement aux exercices propres aux
« cloîtres, faisant l'oraison, et disant leur office ensemble ^ « On peut
croire qu'à son tour la bonne suivante, qui excella toute sa vie dans
le soulagement des misérables les plus abandonnés, ne négligeait pas
de faire partager ses exercices de charité à celle dont elle était deve-
nue « l'amie et le menior. »
A cette époque, d'ailleurs, on ressentaitencore vivement l'impulsion
imprimée à une portion notable de la haute société par saint Vincent
de Paul et par ]\L Olier, dont la mort était toute récente. Il est vrai
que ce mouvcmeut était contrarié et même affaibli par les menées
jansénistes. Dans les salons de l'hôtel cleNevcrs, dans lappartemeat de
madame de Sablé à Port-Royal, aux grilles même du célèbre monastère,
il est permis de cioire sans injustice qu'on s'occupait plus d'intrigues
et de littérature que de soulagement efficace des pauvres. Tant qu'il
ne s'agissait que d'écrire des relations, voiie des traités de l'aumône
chrétienne et ecclésiastique, ou d'applaudir au beau style de ces mes-
sieurs, on y trouvait un concours empressé; nous cherchous vaine-
ment les noms des ]iersonnages du parti qui coururent avec les disciples
de M. Vincent au secours des provinces décimées par la guerre et par
la faim. Un petit trait, que nous ont conservé les bonnes mères, nous
montre que Marie Perriquet avait soigneusement gardé l'ancienne
tradition d'humilité et de dévoûment.
C'était en Bourgogne, aux environs de Semur : Magdeleiuc Blond eau,
veuve de Michel Daligre, fils du chancelier, avait emmené à sa terre de
Vieux-Chàtcau, son amie, mademoiselle Perriquet, et Marie Luzy.
« Là, pour, exercer plus commodément la charité, elles se travestirent
* Ahrèg(', etc., p. 19.
MÉLANGES. 665
" toutes trois en pauvres, et trois jours duraul, à riionneur de Jésus,
« Marie et Joscpli, elles allèrent de maisons en maisons et de hourj^s
« en bourgs servir les pauvres malades, souffrant elles-mêmes les
>« petites incommodités immanquables à leur déguisement * »
Ceci se passait en 1668. Vincent de Meur, deux ans auparavant,
avait évangélisé ces contrées. Ce saint personnage, malgré son attrait
pour la solitude, (pil lui fit passer une fois cinquante jours en retraite
chez les tliartreux, profitait de toutes les occasions pour prèclier dans
les campagnes, et il le faisait avec tant de ferveur et d'onction que
plus d'une fois, à la clôture des exercices de la mission, on vit les ecclé-
siastiques eux-mêmes , les soldats et les gentilshommes fondre en
larmes et couvrir sa voix par leurs sanglots. Cette fois, madame Daligre,
qu'il dirigeait, l'avait pressé de venir faire la mission à ses vassaux.
« Il y fut accompagné, nous dit Grandet, par mademoiselle Perriquet,
« fille incomparable, sa pénitente, qui faisait aussi une espèce de
« mission aux personnes de son sexe par les instructions familières et
« par les réconciliations. ^ » L'avait-elle aussi cjuelquefois suivi dans
ses missions de Bretagne, de Picardie, de Berry et de Poitou, nous
l'ignorons comj)léteinent.
En 1668, M. de Meur était aussi du voyage de Vieux-Château ; mais
c'était pour se préparera la mort. Quoiqu'il fut bien jeune encore, ses
travaux l'avaient usé. Madame Daligre, mademoiselle Perriquet et
Marie Luzy avaient résolu de leur côté de faire sous sa direction une
retraite de trois mois pour mieux connaître les desseins de Dieu sur
elles. Il ne leur fut point donné de la terminer. Vincent de Meur se
sent soudainement fiappé, il leur fait aussitôt réciter le Te Deitm^ pour
en remercier Dieu et consent à se mettre au lit. Le mal fit de
rapides progrès. La patience, riuimilité profonde, le détachement du
saint homme et sa soumission parfaite à la volonté divine étaient la plus
éloquente de toutes ses prédications. Ces trois pieuses femmes entou-
raient sa couche, et en lui prodiguant leurs soins, recueillaient avi-
dement ses derniers avis. De terribles épreuves vinrent, deux jours
avant sa mort, achever de purifier cette grande âme. Aussi mademoi-
selle Peu iquet - eut sujet d'admirer la conduite de Dieu sur ses élus
« dans les peines horribles qu'il eut à soutenir et par lesquelles son
« espérance fut ébranlée, sans cependant la perdre : elle vit enfin le
» calme rendu à son esprit un jour avant son décès ', * qui arriva le
26 juin i668 '. Vincent de Meur fut inlunné dans l'église de la j)aroisse
♦ Abréijt-, utc, p. 19. — * Grandet, Vies mss. des SS. Prêtres, IV, 269.
^ Abréifê, etc., p. 19.
* Et non 1675, commi^ l'écrit Picot dans son Essai sur l'itifîufiirc île lit Reli-
(lio7i au xyii*" siVc/c.
666 MÉLANGES.
de Vieux-Château avec une épitaphe où se lisaient ces mots : Ardore
juTJenis, labore senex, meule sanctus^. Plus tard son cœur, porté au
séminaire des Missions étrangères, fut déposé dans l'église, sous une
table de marbre, avec cette inscrisption : D. Fincentii de Meur Cor
plane npostolicum, plane igneuni ^.
« Cette mort commença à rompre leurs mesures, mais non pas à
ralentir leur ferveur et leur charité. » Et c'est alors qu'elles se livrèrent
toutes les trois à ces œuvres dont nous avons parlé. Cependant made-
moiselle Perriquet comprenait bien qu'elle ne pouvait rester sans di-
rection. « Après le sacrifice qu'elle avoit fait à Dieu de son cœur et
« de son esprit, les soumettant aux loix du christianisme, elle se sen-
« toit depuis longtemps pressée de le rendre plus parfait par sa re-
« traite au cloître. » Elle alla donc consulter, — et nous regrettons
vivement que nos bonnes sœurs de Nevers ne nous en fassent pas
connaître le nom, — « un saint religieux de Bourgogne, qui vivoit en
« odeur de sainteté et qu'on assuroit avoir des communications avec
'■ son ange gardien. Cet entretien lui fit de fortes impressions ; et par
« tout ce que nostre chère sœur (Marie Luzy) put conjecturer des
« petits mots qu'elle lui lâcha, il lui avoit annoncé sa mort, qui effec-
'■ tivement arriva peu après \ » Ce fut aussi à Vieux-Château, d'après
Grandet ; et son corps fut inhumé près de celui de son saint
directeur''.
Ce coup fut très-sensible à la pieuse suivante, qui revint dans son
pays natal, malgré les instances de la maréchale de Schomberg pour
la rappeler à Paiis, et celles du P. Joseph Poncet, autrefois son con-
fesseur^ qui voulait l'envover au Canada. A Nevers, elle devint,
pendant plus de vingt ans, l'âme de toutes les bonnes œuvres, et ce ne
fut qu'à grand'peine que l'évêque, Edouard Vallot, consentit à la
laisser entrer, sur la fin de ses jours, à la Visitation, où elle prit le
nom de sœur Marie-Catherine-Agnès. Elle y mourut le i*"" mars i()94-
F. Le Lasseur.
* Courtépée, Description de la Bourgogne, y.
* M. Tresvaux et Grandet.
* Abrégé, etc., p. 20.
* Dans le livre ms. des défuntes de l'abbayo du Val-de-Grâce, on trouve une
sœur Geneviève Perriquet. Esl-ce la nièce ou pelile-nièce de notre Marie? Gene-
viève Perritjuet de S. François-Xavier, née en 1681, fit profession à la royale
abbaye dans l'humble condition de sœur converse, en 171 4, et y mourut, après
une sainte vie, dans une extrême vieillesse, le 14 octobre 1767. Si elle appartient
à la famille de notre héroïne, comme son prénom peut le faire conjecturer, elle
aura accompli le dernier désir de sa tante, qui souhaitait de mourir dans un
cloître.
BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
ETAT GÉNÉRAL DES MISSIONS
DE LA COMPAGiN'IE DE lÉSl'S.
Les anciennes missions de la Compagnie de Jésus sont assez connues,
et d'ailleurs il ne manque pas de publications intéressantes, pour en
donner une idée exacte à ceux qui ne les connaîtraient pas encore.
Mais peut-être, se demande-t-on ce que la Compagnie actuelle a con-
servé d'un si magnifique héritage. Pour satisfaire à cette pieuse curio-
sité, un père de la Compagnie, missionnaire lui-même pendant long-
temps et supérieur de la mission du Maduré, a, dans un ouvrage
récent \ publié le tableau général des missions actuelles de la Com-
pagnie de Jésus. Nous empruntons à ce travail et aux catalogues
officiels dressés chaque année, les détails que nous allons donner.
En Europe la Compagnie est divisée en provinces cest-à-dire en
circonscriptions territoriales analogues à celles des diocèses dans
l'Eglise. Chaq\ie province renferme un certain nombre de maisons ou
établissements gouvernés par des supérieurs locaux, qui dépendent
tous d'un même supérieur /^/-«î'/zic/rt/. Les Provùiciaiix re\è\Qi\[. immé-
diatement du supérieur ^'•f'/ié/'rt/ de toute la Compagnie.
Les diverses missions dont le saint-siége a chargé la Compagnie, en
Amérique, en Asie et en Afrique, se trouvent trop éloignées les unes
des autres, les différentes maisons ou stations d'une même mission
sont le plus souvent séparées pai des distances trop considérables pour
qu'on puisse les grouper autour d'un centre connnun et en former des
provinces sur le modèle de celles d'Einope. Ces pays présentent d'ail-
leurs peu de ressources pécuniaires, cl les sujets capables de former un
clergé indigène y sont peu nombreux et longs à instruire. FI a tlonc
fallu généralement rattacher les missions aux provinces d'Europe,
pour ce qui regarde le gouvernement, et les secours ordinaire^ qu'elles
en reçoivent. En Amérique, néanmoins, on est parvenu à constituer une
* .1. Bertrand (S. J.), Mémoires historiques sur les missions îles ordres relif/ieux...
d'après des documents inédits. Paris, Brunet, 18C2.
668 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
province et une vice-province, ia première dite du Marylantl, et la se-
coude du Missouri. x\u contraire, en Europe il y a encore quelques pays
où le schisme, riiérésie ouTisiamisme n'ont point permis d'établir jus-
qu'à ce jour d'autre organisation que celle des missions.
L'ancienne Compagnie, dans l'intérêt de ses missions, acceptait quel-
quefois des évêchés lorsque l'épiscopat y était moins une dignité qu'une
charge. La Compagnie actuelle a de même septévêques vicaires aposto-
liques dans les missions : Mgr Steins, vicaire apostolique de Bombay;
Mgr Canoz, vicaire apostolique du Maduré ; Mgr Borgniet, vicaire
apostolique de Nankin ; Mgr Languillat, vicaire apostolique du Tché-li
oriental; Mgr Duperron, vicaire apostolique de la Jamaïque; Mgr
Etheridge, vicaire apostolique de la Guyane anglaise; et Mgr Miége,
vicaire apostolique du Kansas. Elle a de plus deux Préfets apostoliques
dans la mission de Madagascar, le R. P. Jouen et le R. P. Finaz, qui
n'ont point reçu la consécration épiscopale.
La province de Paris envoie ses missionnaires en Chine, au Canada,
aux Etats-Unis et dans la Guyane française; elle compte actuellement
dans ces quatre missions, cent vingt-trois pères, trente-cinq scolasti-
ques, cent trois coadjuteurs; en toutdeux cent soixante-un missionnaires.
La province de Lyon est chargée des missions d'Algérie en Afrique,
de Syrie en Asie et de la Nouvelle-Orléans eu Amérique; le nombre total
de ses missionnaires est de quatre-vingt-douze }>ères, vingt scolastiques,
cent onze coadjuteurs; en tout deux cent vingt-trois.
La province de Toulouse se dévoue aux missions du Maduré, de
Bourbon et de Madagascar; elle y a présentement quatre-vingt-neuf
pères, onze scolastiques, trente-six coadjuteurs ; en tout cent trente-
six missioimaires.
La province d'Espagne a des missionnaires à Fernando-Po en Afri-
que, aux Antilles, au Guatemala, dans le Honduras, au Chili, au Brésil,
et dans la Plata ; ils sont au nombre de cent dix-neuf pères, soixante-
dix scolastiques, soixante -quinze coadjuteurs; en tout deux cent
soixante-quatre missionnaires.
La province de Germanie est chargée de la mission naissante de
Bombay, dont le personnel est de vingt-sept pères et de cinq coadju-
teurs; en tout trente-deux missionnaires.
La province d'Angleterre, dessert, outre l'Ecosse, la mission de la
Guyane anglaise et celle de la Jamaïque; elle y compte trente-un pères,
trois scolastiques, un coadjuteur; en tout trente-cinq missionnaires.
La province de Turin cultive les missions de la Californie et de
rOrégon, où elle a trente-sept pères, trois scolastiques, trente coadju-
teurs; en tout soixante-dix missionnaires.
La province de Belgique s'est chargée de la mission renaissante de
I3ULLETIN DES ŒUVUÉS CATHOLIQUES. 6(39
Calcutta, où elle a commencé un collège tenu par dix pcres et cinq
coadjuteurs; en tout quinze missionnaires.
La province d'Autriche a commencé un collège dans l'Australie
méridioiHiale, où elle a cinq pères et quatre coadjuteurs; en tout neuf
missionnaires.
La province de Venise fournit aux missions européennes de Dal-
malie, d'Illyrie et d'Albanie; elle y compte vingt-deux pères, quatre
scolastiques, dix coadjuteius; en tout trente-six missionnaires.
La province de Sicile a huit pères et sept coadjuteurs, en tout quinze
missionnaires dans les îles de l'Archipel.
Enfin la province de Hollande a deux pères dans la colonie hollan-
daise de Java.
La province américaine dite du Maryland compte quatre-vingt-treize
pères, cent onze scolastiques, quatre-vingt-dix-huit coadjuteurs; en
tout trois cent deux missionnaires.
La vice-province dite du Missouri a quatre-vingt-deux pères, qua-
rante-neuf scolastiques, (juatre-vingt-quatre coadjuteurs; en tout deux
cent quiiVAe missionnaires.
L'ensemble de toutes ces missions forme le tableau suivant :
AMÉRIQUE.
!■ Mission» fin Canada.
Pères. Scolabt. Coadj. Total.
Canada oriiintal.
Moinrcd], université 12 10 i5 3y )
Saut-au-Récollet, //r)2;/c/fl/. ... 3 y 16 28^ 71
Québec, résidence 4 2 6
Canada occidental.
Chatam, résidence 3 2 i)
Guclph, résidence 4 ^ 6
11
II. MiM.slonM ilCN E(u(M>tiiiM.
Maryland.
Baltimore, collège 9 6 11 26
Frederick-citv, noviciat 21 4-^ -" 85
J^ohcmia, rési<(ence i 2 S
Wye-Mil , Quecnstown , Dcnton
et Dorchester i i / ^ -9
Collington, résidence i 1
Port-Tobacco, résidence 2 i 3
I^onardtown, résidence 3 2 0
Saint-lnigoes, résidence 3 1 4,
9 23
3 6
3 2
3
I
4i
lO
BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
Pères. Scolast, Coadj
Virginie.
Alexanchia, résidence 2 i
CoLUMBiA (district de).
Georgetown, collège 10
Washington, collège 5
Pjensylvanie.
Philadelphie , résidence 3
Conewago , résidence 4
Goshenhoppen , résidence .... i
Massachusetts.
Boston, séminaire 12
— résidence Sainte-Marie . 4
— résidence Sainte-Trinité. i
Worcester (Vigornia) , collège . . 5
Missouri.
Saint-Louis, université i8
— résidence Saint-Ferdinand. 2
— résidence Saint-Joseph . . 3
— résidence hors de la ville. . i
Florissant, noi^iciat 4
Saint-Charles, résidence 3
Saint-Francois-Xavier, résidence . 1
Washington, résidence 2
New-Westphalie, résidence ... 4
Kentucicy.
Bardstown , collège et résidence . g
Ohio.
Cincinnati, collège i3
WiSCONSIN.
Milwaukie, résidence 2
Kansas.
Leavenworth-city, résidence ... 2
Illinois.
Chicago , résidence 6
New-Yorck.
New-Yorck, collège 16
Fordham, collège et résidence. . i5
Troy, résidence 3
Buffalo, résidence Saint-Michel. . 4
— résidence Sainte- Anne. . i
Total,
20
i4
7
9
2
I
9
16
I
I
2
16
3
2
I
10
10
27
3
2
2
44
14
7
7
2
62
6
2
^9
12
40
49
6
6
3
58
16
89
44
3
4
3|
4o ) 1 10
61
I
4
5;'
21 21
24 24
4 4
12
94
7
0
21
4
33
54
II
24
3
'9
42
3
11
2
BULLBTIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES. 67»
Pères. Scolast, Coadj. Total.
Louisiane.
Nouvelle-Orléans, collège .... y
Spring-liill, collège in 4 «33 54 } 99
Grand-Coteau, collège i3
CaLI FORME.
SanlA-CXdSdi^ collège et noviciat. . 20
San-Francisco, collège 8 3 11^ 55
San-Jose, résidence 2
Missions indiennes.
Résidence de rimmaculée-Concep-
tion {chez les Potowatomies) . . 4 812
Résidence de Saint -François de
Hieronymo {chez les Osogcs) .3 912
Résidence du Sacré-Cœur de Jésus
( Orègon) 2 4 ^ ) 48
Résidence de S. -Ignace ((9/T^'o/i) .3 2 5|
Résidence de Saint-Pierre ( chez
les Pieds-Noirs) 2 2 4
IleManitouline {station) 2 3 5
Fort-William {station) 2 2 4
III. Mlssionii du Centre-
Guatemala.
Gualem^la., séminaire et /loviciat . ly 25 ly 5g \
— séminaire archiépiscopal. 12 i5 9 36 > 98
Quezaltenango, résidence .... 2 i 3 ]
Honduras.
Livingston , résidence 3 i 4 4
Colonie de Belize.
Belizc, résidence 4 4 4
Jamaïque.
Kingston, résidence 5 5 5
Cuba.
La Havane . collège 25 11 11 47
Saint-Esprit, collège 2 3 3 8
PoRTO-RiCO.
Vorlo-Kico, séminaire cl collège. . 7 4 4 ï5 i5
IV. ^IImmIoiim tie rAniri'iqiie iiiéritlioiiiile.
Guyane anglaise.
Georgetown, résidence 6 i i 8 8
55
672 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
Pères. Scolast. Coaàj
Morucca, station
Essequibo, station
Berbice, station
Barbadoes, station
Sur la côte est
Sur Li cote ouest
Guyane franchise.
Gayenne , station 3
Saint-Georges, station
Montagne d'argent, 5/fl^/o//. . . .
Ilet la Mère, station. ......
Saint-Joseph, station
Saint-Laurent, station
Saint-Louis, station
Ile royale, station 2
Brésil (prov. deRio-Grande.)
Portalègre, résidence 2
Total.
Saint-Michel , résidence ..... 2
Saint-Joseph, l'ésidence 2
Dans le diocèse de Rio-Grande . 2
Chili.
Santiago, résidence et noviciat. . 8
— collège 12
Valparaiso, résidence 4
Valdivia, résidence 2
La Plata.
Buenos-Aires, séniin. épiscop. etrés. y
Gordova, résidence 8
ASIE.
I. Missions (le Cliinc.
Province de Nankin.
Chang-Haï, grand sém. et résid.
(Ville européenne et district). .
Zi-Ra-Wei , collège et résidence.
Tsi-Pao et Wang-Tang .
Pou-Tonef
Song-Kiang et Pou-Né .
Ou-Zi, Tsanw-Zo , etc.
Tsong-Miu
Hai-Men
4
6
4
6
I
5
3
3
6\
2
2
2
2
2
2
3
2
3
3
2
i5
22
IO|
3
lO
i3
i3
3
i3
2
4
3|
a
2
2
21
lO
5o
23
u
BULLETIN DES ŒUVIIES CATHOLIQUES. 673
Vbivn. Sruluoi. Coadj. Total.
7 I 8 8
Province du Tchiî-Li oriental.
Hieu-Hieu. séminaire et résidence
11. niiHSiOUM (iCM ludcM.
1" Machiré.
Mission septentrionale.
Trichiiiopoli, résidence et district. 8
Tanjaour, district : Tanjaour. . . i
— i Pattoucotlcy . i
— I Vallani. ... i
Négatapaii, séminaire y
Mission centrale.
Mackiré, résidence et district. . . 2
Diiifligiil , résidence 2
Basakcmbirani , résidence .... i
Dans II'. Maraua :
Sarougaiig, station i
Sousseiperpatnam, station .... i
Souranani, station i
Ramnad , station i
Poulial , station i
Gallc'dittulel, sffition i
Coutlelour, station i
Mission méridionale.
Palamcottci , station
Anakarei, station
Carmanavakcrpatty, station . . .
Vadakencoulani, station 2
Sur la cote de la Pêcherie :
Tuticorin, station i
Punicael, station i
Adcilabourain , station i
Virapandiapatnam, station .... i
Manapad, station i
Obarv, station i
2" Bombay.
Ile de Bombay.
'ïroïs résidences ou stations ... 10
Ile Salsette.
Bandora, séminaire 2
6
4
II
I
I
I
19
21
3
I
I
I
I
I
I
I
I
2
I
I
3
33
i3
14
2 12 12
4J
67i BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
Pères. Scolast. Coadj. Total.
Décan.
Ahmednuggur, station i i
Belgaum, station 2 2
Dharwar, station i 1^9
Rirchee, station 1 i
Poona , résidence 2 2 4
GUZERAT.
Dans le district 1 1
SiNDE.
Hyclerabad, station i i
Kurachee, station 2 2
3° Calcutta.
Calcutta, collège 10 5 i5
III. Missions de Syrie.
10
3
10
14
i-x
19
22
2
6
5
5
i6
2
8
I '
K
0
9
3
8
28
I
2
48
Beyrouth, résidence 6 4
Ghvaxve, séminaire et collège . . . 9 4 8 21
Bikfaya, orphelinat et résidence. . 1 3 5
Saïda, résidence 3 I 4
Der-el-Kamar, station i i 2
Maallak près Zahleth, résidence. .4 26
AFRIQUE.
Algérie.
Alger, résidence. ........ 7
Bouffarick, orphelinat 8
Ben-Akuoun, orphelinat 3 19 22 \ 76
Constantiue, résidence 4
Oran, collège 6
Ile Bourbon.
Saint-Denis, résidence 6
La Ressource, station 3
Sainte-Marie , co/Zé-^e 17
Saint-Gilles, station i
Ile Maurice.
Dans l'île 3 3
Ile Madagascar.
Tananarive, station 2 i 3
Tamatave, station 2 1 3
47
6
BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
675
Pi:tites ILES Malgaches.
Nossi-ïiv, station
Mayotte, station
Sainte-Marie, station
Nossi-Faly, station
Guinée.
Ile Fernando-Poo, résidence. .
Chez, les lîubis, résidence. . . .
l'ùicb. Scoluït, Coadj. Total.
3
•>
3
4
I
4
2
2
I
2
I
7
41
5i
3
6
2
19
8
OCEANIE.
Malaisie.
Manille, résidence
Mindanao, résidence
Sourabaya, station
Australie.
Adélaïde, résidence et collège . .
EUROPE.
Dalmatie.
Ragusc, collège.
— séminaire
Illyrie.
Sans résidence fixe
Albanie.
Scutari, séminaire épisco/jal .
Archipel.
S\ra, résidence
Tina, résidence . .
Ecosse.
Dalkeith, station . ,
Edimbourg, station.
Glasgow, résidence.
a '
— colléi.
3
2
2
14
2
4
4
2
3
3
2
2 4 n
2 4[ 17
2 )
499
6 23
I 3
4
3
8
7
2
3
3
4
26
2
8
i5
12
On voit par ce tableau que la (vouipagiMe actuelle conijite dans les
missions seize cent dix sujets, (U»nt on'Ae cent cuiquante-six dans les
deux Amériques, deux ccnl six en Asie, cent cinquante-neuf en Afri-
que, vingt-six dans TOcéanie et soixante-trois dans les pays de 1 J>u-
rope {|ui n'ont pu jusqu'ici être formés eu provinces. Elle a dans ces
mêmes missions cent soixante-deux établissements, savoir : cent quinze
076 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
rcsidences ou stations, vlngt-ciuq collèges, douze grands ou petits
séminaires, cinq noviciats, trois orphelinats et deux universités. Les
collèges qu'elle possède en Amérique sont presque tous incorporés,
et jouissent du privilège de conférer les grades académiques. La pro-
vince du Maryland et la vice-province du Missouri comptent cnsemhie
cent soixante scolasliques ou jeunes religieux, étudiant pour se former
au sacerdoce. Ce nombre rapproché de celui des douze séminaii'es,
dont nous venons de faire mention, est une preuve du zèle que met la
Compagnie de Jésus à développer les ressources nationales pour la
création d'un clergé indigène, et à naturaliser les institutions de rE<^lise
dans les pays qu'elle est chargée d'évangèliser.
H. Mertian.
ASSOCL\TIONS CATHOLIQUES PARMI LES SLAVES DE L'ALLEMAGNE.
Le monde slave offrira dans quelques mois un grand spectacle. Le
p mars i863, quatre-vingts millions de chrétiens doivent célébrer le
jubilé millénaire de saint Cyrille et saint Méthode, leurs apôtres. Déjà
les préparatifs s'organisent sur une immense échelle : la religion, la
science, les arts, semblent se concerter pour entourer de toutes leurs
splendeurs ce glorieux anniversaire. Les catholiques slaves de T Alle-
magne se montrent animés du zèle le plus ardent pour la glorification
des deux saints qui èvangèlisèrent leurs ancêtres. En Bohème, une
église de la plus belle achitecture vient d'être érigée en leur honneur,
à l'entrée même de la vieille cité de Prague. En Moravie, une petite
ville, située près d'Olmutz, Velcgrad , est devenue comme le centre
de ce mouvement religieux. C'est là que la tradition populaire place
le siège épiscopal de saint Méthode, et l'on comprend que cette
Betlilècm des Eglises slaves attire vers elle des milliers de pèlerins, et
que la piété des fidèles s'empresse d'embellir son modeste sanctuaire
d'une manière digne de la solennité dont il deviendra bientôt le prin-
cipal théâtre. Ce qui contribue à entretenir cette ferveur, c'est l'espoir
qu'on a d'y posséder les restes vénérés de saint Cyrille, mort, comme
on le sait, à Rome et enterré dans l'église de Saint-Clément, pape et
martyr, dont il avait découvert le corps dans la Chersonèse. Enfin, le
saint-siège lui-même vient de donner un nouvel essor à ces élans de la
piété, en élevant la fête de saint Cyrille et de saint Méthode, ainsi que
celle de saint Jean Népomucène, au rang de première classe avec octave.
Dans mi moment où les pays slaves vont ainsi fixer sur eux l'atten-
BULLETIN DES ŒUVRKS CATHOLIQUES. 677
lion de tous les catholiques, nous avons cru qu'il scraii utile autant
qu'opportun de faire connaître à nos lecteurs les principales associa-
tions fondées dans ces contrées. Nous voulons parler de l'Héritage
fie saint Jean Ncponiucène^ de C Héritage de saint Cyrille et de saint
Méthode et de la Confrérie du même nom. La première de ces OEu-
vres appartient plus particulièrement à la Bohème, la seconde à la
Moravie, la troisième à la Carinthie. Indiquons brièvement le but de
chacune d'elles et ses moyens d'action.
La Société de saint Jean Néponnicène occupe la première place,
et par son ancienneté , et parce qu'elle a servi de modèle aux deux
autres. Son siège principal est à Prague, qui a été aussi son berceau et
d'où elle s'est répandue sur toute la Bohème et au delà. Le but de celte
OEuvre est de publier et de répandre de bons livres périodiques ou non
périodiques, écrits en langue tchèque et rendus accessibles aux masses
par la modicité du prix. Elle a pour organe la Revue ecclésiastique, diri-
gée aujourd'hui par M. Tabbé Yinariçky, chanoine de Vyschegrad et
littérateur distingué. Améliorer le peuple morave, le former à la vie
chrétienne, l'initier aux comiaissances les plus variées et les plus miles,
mais toujours basées sur la foi catholique comme sur un fondement
immuable et assure, — à l'exclusion de toute immixtion dans la poli-
tique, — telle est la fin principale de l'OEuvre. Elle est placée sous
l'invocation du Martyr du secret de la confession, un «les saints les
plus populaires de l'Église bohème. L'OEuvre existe déjà depuis trente
ans. Si nous en recherchons cependant les premières origines, nous
devrons remonter à une époque assez reculée. Il existait autrefois,
dans cette même ville de Prague, une société dite F Héritage de saint
Kenceslas^ destinée à propager la foi catholique pai" le moyen des bons
livres. Fondée par un jésuite célèbie. Yenceslas Styr, elle resta sous
la direction des pères de la (Compagnie de Jésus jusqu'à la suppression
de l'ordre. En 1780, les ressources pécuniaires de l'OEuvre lurent
distribuées eu partie aux pauvres, et le reste, avec les livres, fut ré-
parti entre les divers établissements d instruction jinblujue. L'OEuvi'e
cessa pour un temps d'exister ' , mais l'idée qui lavait inspirée ne
périt point.
L'OEuvre parlait encore pai le bien (prdle avait fait au pays et
• Le gouvernement vient do la rétal)lir d'une manière qnelconque, en s'en réser-
vant la direction.
678 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
dont les traces se voyaient partout. Pour la rappeler à la vie, que
fallait-il? Des circonstances un peu favorables, et avant tout un
homme initié aux joies mystérieuses de la charité, et plein d'a-
mour pour son pays. Cet homme s'appelait Antoine Hanykir, dont
le nom est en bénédiction chez les catholiques de la Bohème. C'était
un membre de la Compagnie de Jésus. Né à Prague, en 1733, Antoine
y était entré à l'âge de quinze ans. Le décret de 1773, portant la sup-
pression de l'ordre, le blessa au cœur, sans pouvoir ébranler sa voca-
tion. Après avoir fait de brillantes études à l'université d'Olmutz et
reçu le sacerdoce, il s'adonna tout entier aux études ecclésiastiques,
au saint ministère et aux bonnes œuvres. Regrettant vivement l'OEuvre
de saint Venceslas, il conçut le projet d'en créer une pareille, en la met-
tant sous le patronage de saint Jean Népomucène. Dieu exauça les vœux
du prêtre selon son cœur, et, en i833, l'OEuvre de saint Jean reçut
la sanction impériale. Toutefois, le zélé fondateur n'eut pas le bonheur
d'en être témoin : car, quelques mois auparavant, il était allé recevoir
sa récompense au ciel. Ce n'était d'abord qu'un grain de sénevé; au-
jourd'hui c'est un arbre vigoureux, dont les ramifications s'étendent
sur toute la Bohème, la Moravie et au delà, grâce surtout au zèle infa-
tigable du chanoine Péchina, véritable organisateur de l'OEuvre et son
premier président, dont les catholiques de la Bohème pleurent encore
la perte récente. Dans les premiers temps, l'OEuvre n'avait que trente-
cinq membres; maintenant elle en compte plus de vingt mille. Assu-
rément, le pieux fondateur ne se doutait pas que les 1,000 florins avec
lesquels il commença cette pieuse entreprise dussent donner des fruits
si abondants. La bénédiction et les grâces accordées par le sainl-siége
ne peuvent que les rendre plus abondants encore. Déjà, avec une
partie des fonds de la Société, on s'est vu en état de former une section
nouvelle, appelée OEuvre de saint Procope^ pour la reproduction en
langue tchèque des écrits des saints Pères. Cette ramification de
Y OEiwrecle saint Jean IS èpomucene a pour directeur l'abbé Vinariçky
que nous avons nommé plus haut.
II
Ce que l'OEuvre de saint Jean Népomucène est pour la Bohème,
la Société de saint Cyrille et de saint Méthode l'est pour la Moravie.
Des liens intimes les unissent l'une à l'autre, leur fin et leurs moyens
de l'atteindre étant les mêmes. Le but de celle-ci est indiqué déjà dans
le titre qu'elle porte. Héritière de saint Cyrille et de saint Méthode, elle
se propose de continuer l'œuvre commencée par ces deux apôtres. Mais
BULLETIN DES OEUVRES CATHOLIQUES. 679
quelle a été leur mission? Au milieu du ix' siècle, Dieu les a suscités
pour évangéliser les peuples slaves, qui formaient alors les trois ^^rands
empires, bulgare, morave et dalmate, et les attacher inviolahlement
au centre de l'unité catholique. On dirait que Notre-Seij;neur voulait
par là consoler l'Église, son épouse, des pertes qu'elle allait faire dans
l'Orient par suite de la révolte de Photius. Afin de mieux assurer la
conquête de ces peuples, saint Cyrille et saint Méthode, inspirés d'en
liant sans doute, leur donnèrent les livres saints et la liturgie en langue
slave : usages que plusieurs d'entre eux ont conservés religieuse-
ment jusqu'à nos jours, et que le saint-siége a dès le commencement,
revêtus de sa sanction. — Telle fut la mission de ces apôtres; on le
voit, elle repose tout entière sur les trois principes suivants : union
avec Rome parla foi et la charité, rite oriental, usage de l'idiome
slave dans les offices divins. — Telle est aussi la mission que s'est
donnée la Société de Brunn qui porte leurs noms, et que le saint-père
s'est empressé de bénir et d'enrichir d'indulgences nombreuses.
A ne juger que d'après son litre, on serait tenté de croire que l'ac-
tion de rOEuvreest circonscrite dans les limites étroites de la Moravie;
il n'eu est rien pourtant, et tout en ayant principalement en vue le
salut des habitants de ce pays, catholiques ou protestants, elle n'exclut
pas pour cela le reste de la grande famille slave ; mais, à l'exemple
de ces deux saints modèles, elle embrasse dans sa charité tous les
peuples slaves, à quelque confession qu'ils appartiennent, et voudrait
les ramener à l'unité catholique.
Nous l'avons dit, les moyens d'action qu'elle emploie sont les mêmes
qu'avait adoptés l'œuvre de Prague, son modèle et sa mère. Les
livres qu'elle publie paraissent soit périodiquement, soit à des époques
indéterminées. Les publications de cette dernière catégorie forment
trois séries bien distinctes : ouvrages de science et d'érudition,
ouvrages de piété et d hagiographie, ouvrages instructifs et récréatifs
tout ensemble. Outre cela, 1 OEuvre publie tous les ans un almanach
intitulé jyorrt?;fl« et un journal ecclésiastique, paraissant sous le titre
de /a Foir de l'unité catholique (Hlas jednoty katolicki). La rédaction
du H/ns est confiée aujourd'hui à M. l'abbé Smidek , et celle du
iVloravan à ]\L l'abbé Wurm.
Pour être membre de l'OEuvre et jouir du bénéfice de toutes ces pu-
blications, on n'a à verser dans la caisse qu'une somme modique de lo
florins, une fois pour toutes. Il va sans dire que les membres prient les
uns pour les autres, que la société entière prie aux jours fixés par les
statuts, pour les membres décédés, et demande à Dieu, entre autres
grâces, le retour de tous les Moraves' à l'unité de la foi. Un mot sur
l'orijjinede l'OEuvre.
680 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
Elle prit naissance en i85o, le 20 août, à l'issue d'une retraite
ecclésiastique, donnée à Brunn, en présence du comte Henry Tarouca,
prêtre séculier de la même ville. — Bien que l'OEuvre de saint Jean
Népomucènc fut déjà assez répandue en Moravie, elle n'empêcha pas
cependant d'y en fonder une autre, tendant au même but, mais plus
appropriée aux habitants de la Moravie. Les fondateurs de la nouvelle
Société brunnoise, tous prêtres, étaient en même temps membres
d'une société littéraire appelée Matiça Mornvska^ association du
genre de celles qu'on fondait alors dans tous les principaux centres
des contrées slaves, et à la création desquelles avait présidé un intérêt
de nationalité, trop exclusif peut-être. — Il paraît, en effet, que l'es-
prit de \i\.Matiça morave n'était pas assez conforme à celui de l'Église,
ce qui obligea l'évêque de Brunn d'engager ses membres à ne plus en
faire partie, et c'est alors que la société de saint Cyrille vit le jour, à la
grande joie des bons catholiques.
Depuis douze ans qu'elle existe, les ouvrages qu'elle a publiés
forment une petite bibliothèque des plus choisies. Nous avons sous
les yeux presque tout ce qui est sorti de ses presses, et il nous
suffit de dire les noms de Suchil, Stulz, Bily, Prochazka, etc., etc.,
pour nous croire dispensé de faire l'éloge des livres dus à de telles
plumes. Voici les plus remarquables d'entre eux.
D'abord, nous citerons la Kie de saint Cyrille et de saint Méthode^
écrite par l'abbé Stulz, rédacteur du Blahovcst (ou Bonne nouvelle) et
chanoine de Vychegrad. — Nous l'avons lue et relue avec ime véri-
table satisfaction, tant nous lui trouvons d'onction, de solidité
et d'éloquence , trois qualités qui distinguent le talent littéraire de
l'auteur.
On sait que la fol enseignée par les deux apôtres aux Moravo*
trouva dans la personne de saint Jean Capistran un de ses défenseurs
les plus ardents et les plus heureux. Le bien que ce nouveau Vincent
Ferrier fit à l'Eglise morave étant incalculable, il était tout naturel
que la société lui payât son tribut de gratitude filiale. C'est ce qu'elle fit
en chargeant un de ses membres, M. Walouch, prêti'e, d'écrire la vie
de ce thaumaturge du xv*^ siècle, à qui les protestants eux-mêmes re-
connaissent les caractères d'un envoyé du ciel. Nous ne saurions faire
un meilleur éloge du livre de M. Walouch qu'en disant que ce volume,
fort de 900 pages in- 12 environ, n'est pas indigne de figurer à côté du
grand travail publié, sur le même sujet, dans le dixième tome d'octobre
des Acta sanctontm, et dvi à la plume si solide du père van Hecke,
l'éminent, doyen des bollandistes. Il est à regretter que de pareils tra-
vaux restent entièrement inconnus à la France catholique, où l'on
répand cependant sur le saint dont il s'agit et sur toute son époque
BULLETIN DES ŒUVRES CATnOLlQUnS. 681
tics erreurs qui pourraient bien coinpromcltrc la seience française aux
yeux des étrangers K
Le temps nous manque pour nous étendre davantage sur la Fie du
D. Jean Snrknn<lei\ Morave d'origine, élevé dernièrement au rang
des bienlieureux, ouvrage du savant abbé Matthieu Procbazka, dont
la première partie eonlient Thistoire de VEglise morave (hiranl les
deux siècles qui précédèrent la naissance du bienbeurtuix; sur le
travail de M. Bily, intitulé Jetés de CEgJise catholique et dont la
lecture ne fait qu'augmenter en nous le désir de voir paraître la Fie de
saint Cyrille et de saint Méthode, que sa plume féconde trace en ce
moment.
Enfin, une des gloires de la littérature tchèque, M. l'abbé François
Suchil, professeur de théologie et président de la société, y adonné
une belle traduction de Flavius Josèphe, et travaille à une édition de la
Bible en langue tchèque, qu'il a enrichie de courtes notes, dans le
genre de celles de Ménochius et de Carrières,
III
Quelque puissant que soit le moyen delà publicité, il ne suffit pas.
Il faut encore prier, il faut que la prière féconde ces semences jetées
dans le sein des nations slaves ; il faut offrir à Dieu des messes, des
communions, des neuvaines, toutes sortes de bonnes œuvres et de
prières pour le retour des Slaves à l'unité et à la foi de leurs premiers
pères eu Jésus-Christ, les bienheureux Cyrille et Méthode.
C'est afin d'obtenir ce retour si ardemment désiré, que Mgr Slom-
chek'^, évêque de Lavant, enCarinthic,eut l'heureuse pensée de fonder
une association de prières qu'il a placée aussi sous l'invocation de saint
Cyrilleet de saint Méthode. Celte confrérie est comme un complément
indispensable (les deux Sociétés de Prague et de Brunn ; l'apostolat de la
prière, qui, pour les deux dei-nières, n'est qu'im moyen secondaire,
est pour elle l'arme imique, et toute sa raison d'être. File s'étend donc
à tous les j)euples slaves, et demande de plus la réunion des Eglises
* 0""on lise par oxomplc réludosur Georges PodiVbrad, publiée récemmonl dans
la Reviir des Dfux-}fimdos (mois de juin et juillet). Que doit-on ponscM' de r(''ru<!i-
tion hislori(iiio de l'auteur, qui vous dit gravement que saint Jean Capistran éiait
èvêque{\)'^ En lisant ce travail, qui n'est d'ailleurs qu'un résumé succincl des
deux gros volumes du protestant Palaçki, les catholiques de la Bohème et de la
Moravie seront quelque peu surpri<5 de voir un écrivain catholique plus protestant
que l'illustre historiographe de la Bohème lui-même.
' Nous apprenon>; à rin>tant mémo la rniTt de ce vénérable et zélé pontife.
682 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
séparées depuis huit siècles ! Les prières qu'elle récite à cette intention
se réduisent à un Pater, un Àve^ et Finvocation suivante : saint Cyrille
et saint Méthode, priez pour nous! Pour comprendre l'opportunité, la
nécessité même d'une pareille œuvre, il faut se rappeler que la propa-
gande de l'erreur ne sommeille point, qu'en face de cette magnifique
unité catholique, à la réalisation de laquelle saint Cyrille et saint Mé-
thode avaient voué toute leur vie et consacré tous leurs efforts, les
apôtres du mal travaillent, maintenant pkis que jamais, à élever l'édifice
chimérique de leur panslavisme monstrueux, dussent-ils pour cela pro-
faner les autels, renverser les trônes et répandre des flots de sang
chrétien.
Terminons. Il serait à désirer que toutes ces sociétés partielles que
nous venons d'indiquer, et d'autres qui s'v rattachent plus ou moins,
vinssent se coordonner dans une grande œuvre qui aurait pour hut
spécial la conversion des Slaves, et qui serait naturellement placée sous
la protection de saint Cyrille et de saint Méthode. Ce vœu, d'autres
l'ont émis avant nous; et il est permis, pensons-nous, de croire à sa
réalisation prochaine, à en juger par les progrès merveilleux que la
pensée de saint Cyrille et de saint Méthode a faits, ces derniers temps,
au sein des nations slaves.
Que nos frères séparés prient aussi de leur côté; qu'ils prient,
d'accord avec nous, afin que la grande famille slave voie s'accomplir
dans son sein les paroles du divin Sauveur ; « Qu'ils soient consommés
en l'unité. Qu'il n'y ait qu'un seul troupeau et un seul pasteur, et qu'ils
«oient consommés en l'unité ! »
I. Martinof.
BIBLIOGRAPHIE
I
AUS DEM IIEILIGEN LANDE. (De la terre sainte), par Constantin Tischen-
DORF. Cinq gravures sur bois et une planche lithographiée, Leipzig, F, A.
Biockaus, 1862,
Dans notre numéro de décembre 1861 les Etudes ont rendu un
compte détaillé de la hotitia editionis codicis hlihVioriun Sinoilici par
M. Tischendorf, et à ce propos on a dit quelques mots sur le troisième
voyage au montSinai, entrepris par ce savant. M. Tischendorf vient de
publier en allemand la relation de ce voyage, commencé au mois de
janvier 1869 et terminé au mois de juin de la même année. Voici ses
différentes stations : Trieste, Alexandrie, le Caire, Suez, Ayum-Musa,
le Désert, leSinaï, le Caire, les Pyramides, le Sérapemn, Héliopolis,
Jérusalem, Jaffa, Beyrouth, Ladakia, Smyrne, Patmos, Constantinople,
Quoique le voyage de M. Tischendorf soit avant tout un voyage littéraire,
le voyageur ne laisse,pas de faire en chemin beaucoup d'observations
curieuses qui se rapportent à l'histoire, à la géographie et aux événe-
ments contemporains. Il Insiste d'une façon particulière sur la présence
du grand-duc Constantin et de la duchesse à Jérusalem et sur l'entrée de
la grande-duchesse dans le harem du sultan à Constantinople. Mais les
manuscrits du mont Sinai, de l'île de Patmos et de Smyrne le préoccu-
pent bien davantage. Nous n'avons plus à revenir sur toutes ces heu-
reuses découvertes. Un mot seidemeut sur im exemplaire grec de la
lettre de saint Barnabe et du pasteur d'Hermas. On n'avait jusqu'ici
qu'une très-ancienne traduction latine du Pasteur. En i^'S\S le grec
Simonides vint à Leipzick avec un palimpseste contenant le texte
grec. Il trompa les hommes les plus versés dans la paléographie
grecque; ce fut M. Tischendoi-f qui découvrit la fiaude. Il crut que
Simonides avait traduit le latin en grec, ou plutôt qu'il offrait en vente
une telle traduction fiiite au moyen âge et arrangée en palimpseste. Il
revient sur cette opimon. Les lambeaux du texte grec qu'il a trouvés
au couvent de Sainte-Catherine lui ont fait changer d'avis, et l'ont con-
vaincu qu'au moins partiellement le texte présenté par Simonides était
une copie sincère du texte grec d'Hermas; le texte grec de la lettre de
saint Barnabe a phis d'importance encore.
684
BIBLIOGRAPHIE.
On sait que, dans les écoles protestantes, on a élevé des doutes tant
sur l'authenticité des Evangiles que sur le temps où ils ont été admis
dans le canon des livres saints. L'Evangile de saint Matthieu n'a pas
échappé à cette critique inconcevable. Les protestants positifs, ainsi que
les catholiques, alléguaient pour la défense de cet Evangile qu'il était
cité dans la lettre de saint Barnabe, que les plus difficiles ne reculent pas
en deçà de l'année 1 25 de notre ère. En effet, on lit dans le texte latin de
cette lettre ces paroles de l'Evangile de saint Matthieu : « Beaucoup sont
appelés mais peu sont élus. » Cela ne suffisait pas; on objectait à cette
citation que ces paroles pouvaient être aussi bien rapportées par tradi-
tion que transcrites sur un Evangile. On répliquait : Ces paroles sont
accompagnées de la formule «comme il est écrit, « formule qui renvoie
constamment au livre des saintes Ecritures. On ne se tenait pas pour
battu ; cette formule, répondait-on, a été ajoutée par le traducteur
latin au texte, et dès qu'on découvrira un ancien manuscrit grec de la
lettre de saint Barnabe, ce qui n'est que conjecture deviendra vérité
incontestable. M. Tischendorf a trouvé un ancien manuscrit grec, et
voilà qu'on Y lit, ainsi que dans le latin : « comme il est écrit. »
S'avouera-t-on maintenant vaincu?
M. Tischendorf revient, dans plus d'un endroit de son Voyage, sur
la véritable manière de retrouver les vraies leçons des saintes Ecritures.
Ce n'est pas le grand nombre des manuscrits, ce n'est pas même leur
antiquité, c'est la valeur des familles auxquelles ils appartiennent. Il y a
eu différentes recensions du texte sacré, surtout du Nouveau Testament,
et toutes n'ont pas été également heureuses. Rien n'a moins de valeur
que les milliers de manuscrits qui ont été faits sur la récension de
Constantinople. La meilleure est la récension alexandrine de Londres,
le palimpseste de saint Ephrem de Paris, le manuscrit siuaïtique
apporté par M. Tischendorf, et le plus célèbre de tous celui du Vati-
can, qui tous quatre viennent rendre témoignage à l'excellence de la
Vuloate latine.
Qu'il nous soit permis de faire remarquer que la règle de critique qui
sert de fondement à cette appréciation des leçons d'un texte date depuis
un siècle et demi. Elle sest fait jour à l'occasion de l'édition du Marty-
rologe d'Usuard par Sallerius. Celui-ci avait donné le pas à un manus-
crit d'Enghien sur le manuscrit de Saint-Germain des Prés, qu'on
disait être l'autographe d'Usuard lui-même. Dom Bouillard prouva
qu'on n'avançait pas ce fait en vain. Sallerius répondit, dans une lettre
publiée par Mgr de Ram , que ce fait ne nuisait en rien à son
édition, qu'il s'ensuivait seulement qu'Usuard avait donné deux édi-
tions de son Martyrologe ; qu'en conséquence il y avait deux familles
de manuscrits; que le texte qu'il avait publié comme le pur texte
BlBLlUGHAl'lllL. 685
crUsuarcl était le texte primitif de cet luigioloyue; et que le texte de
Saint-Germain représentait la deuxième édition corrigée et augmentée.
Depuis on a établi que lu première édition datait do Tannée 85^ ou
860, et que la deuxième avait été faite entre l'année 86y et Syy. Voilà
la réelle des familles bien clairement établie. Mais c'est nous laisser en-
traîner plus loin que de raison. Ajoutons seulement que M. Tischen-
dorf a examiné avec soin la question de rauthenlicitë du tombeau de
Notre-Seigneur et qu'il se prononce avec force en faveur de cette
authenticité. Tout le chapitre xix", où il traite ce point de controverse
mériterait d'être traduit dans le Bulletin de pelerinoi^cs de terre
sainte.
II
Tableai; d'u.ne Églisl; nationale d'aphès in popi; nissr, ou Cumple rendu
d'un ouvraijc public à Lcipzick par un prctrc de l'Eijlise russe, sous ce titre :
Description du clergé de cvmpagne, par M. l'abbé Delière. Paris, Palmé,
in--! 2, 99 p. 1862.
Il y a deux choses à considérer dans la brochure dont nous venons
de transcrire le titre : l'ouvrage du piètre russe et le compte rendu
qui en est fait par un prêtre français. M. l'abbé Delière aurait pu faci-
lement rendre un ^nand service à la cause de la vérité, et se faire lire
avec un vif intérêt par tous les liommes sérieux, s il s'était borné à
traduire l'ouvrage du prêtre russe, en mettant quelques notes au bas
des pages et en ajoutant une introduction dans laquelle il aurait exposé
sa manière de voir. Au lieu de cela, nous trouvons des fragments et
un résumé de ceite4jrochure, entremêlés d'extraits empruntés à d'au-
tres ouvrages, et des réflexions de M. Delière. 11 en résulte un
pêle-mêle de faits, de pensées et de phrases qui ne laisse pas dans
l'esprit du lecteur une impression bien nette, et qui prend quelquefois
ime apparence déclamatoire.
De (juoi s"agit-il? Dune accusation de simonie portée contre la gé-
néralité du clergé russe, d'une simonie affreuse qui satlaclie comme
un chancre à tous les tlegrés de la hiérarchie et qui entraîne à sa suite
les désordres les plus épouvantables. Qui ne voit qu'en présence d'une
accusation aussi grave, le réquisitoire le plus éloquent ne vaudra ja-
mais le simple récit d'un témoin parfaitement renseigné sur ce qu'il
raconte, et venant faiie sa déposition avec cette douloureuse émotion
qui est l'argument le plus puissant en fa\eur de sa sincérité. Ce prêtre
russe, avec ses préventions contre 1 P'glise catholique. a\ec sa naïve
ignorance des causes qui ont amené une si déplorable situation et des
686 BIBLIOGRAPHIE.
remèdes qui peuvent la faire disparaître, vous présente un tableau si
saisissant, si vivant, de toutes les misères qu'il a vues de ses yeux, qu'il
a toucliées de ses mains, qu'il a éprouvées sur lui-même, qu il est mi-
possible de le lire sans être convaincu et sans être en même temps pro-
fondément ému. Pour ma part, je déclare que je savais une partie
du mal, mais que je ne croyais pas qu'il eiit atteint des proportions
aussi effrayantes, et je me serais refusé à le croire si je n'avais pas été
entièrement convaincu par le simple et triste récit de ce pauvre
prêtre. Dans le compte rendu de M. l'abbé Delière cet accent de sin-
cérité émue a disparu. Des lambeaux de cette déposition se trouvent
accolés à des fragments empruntés à ties sources beaucoup moins
autbentiques. L'effet produit sur le lecteur est tout autre; et, je le
confesse, si je n'avais pas lu d'abord la brochure russe, je n'aurais
ajouté qu'une foi médiocre aux assertions contenues dans la brochure
française .
Ces observations nous semblent importantes. D'ailleurs le travail
mis au jour par M. Delière prouve, ou bien qu'il sait le russe, ou
bien qu'il avait sous les yeux une traduction manuscrite du texte
russe. Par conséquent, il lui sera facile de publier cette traduction,
comme nous le disons plus haut, sans y rien changer, en se bor-
nant à quelques notes. Ces notes sont nécessaires, il y a dans ce lécit
des mots et des choses qui, bien qu'intelligibles pour les gens du
pays, ont besoin d'explication lorsqu'on s'adresse à des étrangers.
Par exemple, M. Delière se sert du mot pritchetnik sans traduction,
sans observation ; le lecteur français ny comprendra absolument
rien. Il est vrai qu'à la fin du livre M. Delière entre dans quelques
explications sur ce mot; mais outre qu'elles sont insuffisantes, elles
ont le tort d'arriver beaucoup trop tard.
Quant à l'ouvrage de M. d'Horrer, il contient sans doute d'excel-
lentes choses, mais tout n'y est pas parfaitement exact. Le livre du
P. Theiner n'est important que par les documents qui y sont repro-
duits ; les appréciations de l'auteur n'ont guère de valeur ; on ne peut
non plus se servir du récit des Basi/iennes, de Minsk, qu'avec une cer-
taine circonspection. La brochure anonyme publiée à Paris, sous ce
titre : le Raskol, renferme des renseignements précieux ; l'auteur a
été en position de connaître beaucoup de faits; mais le jugement
qu'il en porte et les idées qu'il émet à leur sujet iie peuvent être ac-
ceptés qu'avec défiance.
L'anecdote que M. Delière raconte sur le prêtre russe, auteur du
mémoire en, question, n'est pas très-exacte. Il se fait une idée très-
exagérée de l'importance de M. Pogodin (c'est le nom du professeur
dont il parle), en disant que l'empereur craignit de le mécontenter.
BIBLIOGRAPHIE. 687
Le fait est que M. Belustin, le prélie auteur tlu mémoiie (son nom est
pait'aitement connu en Russie), trouva un protecteur Imcu autrement
puissant que le professeur de Moscou clans M. Bajanof, confesseur de
rimpératrice. C'est M. Bajanof qui exposa toute l'affaire à l'empereur
avant que la sentence du synode fût soumise à la ratification impé-
riale, et lui fit voir que les évêques russes, dans cette circonstance,
s'étaient trop laissé guider par leur ressentiment personnel. Il est
vrai que l'empereur proposa au pauvre prêtre la place d'aumônier à
Nicej mais celui-ci ne crut pas devoir l'accepter, et il est resté en
Russie.
Il y aurait eu quelque chose à dire à ce propos sur les divisions ([ui
existent en Russie entre ce qu'on appelle le clergé noir et le clergé
blanc. Sous le nom de clergé noir on désigne le clergé régulier, les
moines, parmi lesquels sont pris les évècpies ; le nom de clergé blanc
est appliqué au clergé séculier, c'est-à-dire aux prêtres mariés et au
clergé paroissial. M. Bajanof appartient au clergé blanc; il est sécu-
lier et marié. Cependant sa qualité de confesseur de l'impératrice et
de membre du synode lui donne une très- grande influence; il peut
être considéré comme le chef du clergé blanc; on le dit fort mal
disposé pour le clergé noir; on lui attiibue également le projet de
faire adopter mie très-grande innovation dans l'Eglise russe; il s'agi-
rait de promouvoir à l'épiscopat des prêtres mariés, chose inouïe en
Russie, et dont on ne connaît pas un seul exemple, à dater de
saint Vladimir. Toutes ces considérations peuvent expliquer l'atti-
tude prise par M. Bajanof dans cette affaire ; mais en même temps
elles doivent nous mettre en garde contre des jugements précipités.
En considérant l'affreux spectacle des abus tolérés et encouragés
par les évêques russes, on serait porté à donner raison à ]M. Bajanof
et à son protégé; mais il ne faut pas perdre de vue que, à coté de la
question des abus, il y a une question de principes, et ce serait ache-
ter trop cher la réforme des abus, t|ucl(|ue criants qu'ils soient, s'il
fallait porter atteinte à la constilullon de l'Eglise et sacrilier l'épiscopat.
Nous desirons plus que personne voir les abus réformés, mais ils peu-
vent et doivent l'être par une autre voie.
M. l'abbé Delière aurait pu faire ressortir le contraste frappant ((ue
présente le récit du pauvre prêtre de campagne, attestant à cha([ue
page l'asservissement de l Eglise russe, elles articles dans lesquels un
aumônier d'ambassade russe affirme que l'Eglise et le clergé russes
jouissent de la plus conq>lète indépendance, et qu'ils sont daus la
situation la plus pjospère.
Ces questions méritent d attirer l'allention de tous les hommes
sérieux. 11 est incontestable que 1 Eglise russe traverse une iiise qui
688 BIBLIOGRAPHIE.
peut avoir les conscqiiences les plus graves. La force des ciioses obli-
gera bientôt le gouvernement russe à proclamer la liberté de cons-
cience et à abandonner à ses propres forces cette Eglise qui ne subsiste
que par Tappui que lui prête TEtat. En perdant cette protection oné-
reuse et en recouvrant une partie de son indépendance, l'Eglise russe
sera-t-elle en état de maintenir son autorité sur les millions d'âmes
qui sont officiellement inscrits sur ses registi'es? pourra -t- elle
résister à l'invasion du rationalisme, du socialisme, du protestan-
tisme, de toutes les sectes venues d'Occident, en même temps qu'aux
attaques des starovères et de toutes les sectes orientales? ira-t-elle
chercher un point d'appui dans la papauté, dans sa réconciliation
avec l'Eglise romaine, ou bien se laissera-t-elle glisser sur la pente
du protestantisme? restera-t-elle isolée des autres Eglises de l'Orient,
ou bien parviendra-t-elle à resserrer les liens de l'unité avec les anti-
ques patriarcats de Constantinople, d'Alexandrie, d'Antioche et de
Jérusalem? maintiendra-t-elle à sa tête le synode acéphale, instru-
ment aveugle de l'autocratie impériale, ou bien restaurera-t-elle le
trône des anciens patriarches de Moscou? Ce sont là de graves et im-
portantes questions qui déjà se posent et qui seront peut-être résolues
de nos jours. Une seule chose est certaine, c'est que le statu quo est
impossible, et rien ne le démontre mieux que le mémoire de ce curé de
campagne du diocèse de Twer.
Nous ne pouvons donc qu'engager M. l'abbé Uelière à nous donner
une seconde édition de son travail, avec les modifications que nous
avons pris la liberté de lui signaler.
Nous appelons également son attention sur un ouvrage extrêmement
remarquable dont vient de s'enrichir la littérature russe , et dont
quelques extraits figureraient très-bien en appendice dans son livre.
C'est la Biographie du comte Spêranski^ par M. le baron Modeste de
Korff. Spéranski, fils d'un pauvre pâtre du diocèse de Vladimir, était
d'abord destiné à l'état ecclésiastique j il reçut sa première éducation
dans les écoles diocésaines; ensuite il fut envoyé au séminaire de
Saint-Pétersbourg, nouvellement établi aucou\ent de Saint-Alexandre
Newsky, pour servir à renseignement supérieur de la théologie. Après
y avoir terminé ses études, celui qui devait être le ministre tout-puis-
sant d'Alexandre V^ continua à y demeurer, remplissant les fonctions
de professeur de philosophie et de préfet des études. Le témoignage
d'un homme tel que Spéranski, rapporté par un homme tel que le
baron de Korff, donne une grande autorité aux faits qui sont relatés
dans cet ouvrage; or, ces faits, quoique peu nombreux, sont caracté-
ristiques. Parmi les professeurs du séminaire de Saint- Alexandre
Newsky, il y en avait un qui était souvent ivre, et, quand il ne l'était
BIBLIOGRAPHIE. 689
pas, il enseignait les doctrines tle Voltaire et de Dideiot; les sémina-
ristes passaient la nuit à jouer aux cartes, a boire, dans des orgies (t. I,
p. 26). Et c'était l'établissement modèle; c'est de là que devaient sortir
les hommes destinés à marcher à la tête du clergé russe, à gouverner
lEglise, à siéger au synode.
Un fait qui n'a qu'un rapport indirect avec ce qui précède, mais qui
mérite cependant d'être noté, c'est que, selon le témoignage du baron
de KorfT, au commencement du règne de l'empereur Alexandre l",
c'est-à-dire de i8oi à 1812, il y avait dans tout l'empire de Russie à
peine cent personnes qui sussent l'orthographe (t. I, p. i44)'
Plus tard, Spéranski eut une grande part à la réorganisation des
écoles ecclésiastiques; nous remarquons parmi les hommes qui y
furent employés des Grecs-unis qui avaient abjuré le catholicisme, et
surtout un Allemand, nommé Fessier, qui avait commencé par être
capucin; puis, avant quitté le froc, il n'avait pas tardé à embrasser
le protestantisme , à se marier et à se faire admettre dans la secte
des illuminés. Ce Fessier , qui est mort surintendant protestant à
Saratof, a été pendant quelque temps professeur au séminaire de
Saint-Alexandre Newsky.
En rapprochant ces faits de ceux que rapporte le pauvre prêtre de
Kollazinc , on aura moins de peine à ajouter foi à ses navrants
récits.
III
DECRETA AUTIIENTICA SACR.E CONGREGATIOMS INDULGENTIIS SA-
CRISQUE RELIQUIIS PR.EPOSlT,t, ah amw 16GS ad aunum\S6\, mcurate
collecta, ab Aloysio Prinzivalli insignis basilica' S. Maria* in Cosmedin anhi-
jiroshytoro, Ssmi Domini No.stii Pii P.P. IX, a cubiculo et siiiïecto ab aclis
ejusdcni Sacra; Congregalionis. Borna} ex oflicina Socielatis Aurcliana?, anno 1 862.
Ce recueil de 61 2 pages, suivi d'un appendice de près de 200 pages,
sans la table, sera très-bien accueilli par le public. Ihic preuve de Top-
porlunilé de cetti' publication, c'est rempresscniciil de deux impri-
meurs belges à la reproduire (M. Goemacreà bruxclles, et 31. Fonteyn
à Louvain). Nous n'avons pas à insister ici sur l'autorité des décrets
et des réponses des Congiégations romaines. Celte t{uesliou est traitée
dans les ouvrages tle droit canon et de théologie morale à des points
de vue très-différents; mais ce sur quoi tout le monde doit être d'ac-
cord, c'est que les décrets et les ré[)onses de la Congrégation des in-
dulgences ont une autorité pialique toute spéciale. En matière d in-
dulgences il ne s'agit pas de s'appuyer sur des opinions j)lus ou moins
probables, il est nécessaire de s'en tenir à ce qu'il y a de plus sur,
1* ^ 44
690 BIBLIOGRAPHIE.
comme pour les sacrements, parce que les iiukilgences étant une suite
ou un complément du sacrement de pénitence, le pouvoir de les ac-
corder n'est qu'une partie intégrante de l'autorité accordée par le
Sauveur aux apôtres et à leurs successeurs par ces paroles: «Les péchés
seront remis à qui vous les remettrez, et ils seront retenus à qui vous
les retiendrez. » C'est surtout en instruisant les fidèles qu'il importe de
suivre cette règle.
Un grand nombre de décisions de la Congrégation des indulgences
se trouvaient déjà dans les auteurs; mais tantôt elles n'y étaient pas rap-
portées en entier, tantôt elles n'y paraissaient pas sous leur vrai jour.
Mgr Pxinzivalli a donné toutes les pièces intégralement, telles qu'il les
a trouvées dans les registres de la Congrégation ; il n'en a passé aucune,
et les a publiées selon l'ordre des dates. Cet ordre, il est vrai, nous fait
passer sans cesse d'un objet à un autre; mais il a le grand avantage de
nous initier aux idées qui ont dirigé successivement la Congrégation : à ce
titre, c'est un travail d'un mérite vraiment historique. D'ailleurs l'in-
convénient que nous venons de signaler se trouve bien atténué par une
bonne table des matières que l'on pourrait appeler, comme le décret de
Gratien, Concordantia discordantium canonum. Nous aurions aimé
néanmoins que dans le texte même, on eût marqué à chaque décret ou
à chaque réponse tous les endroits de la collection où il s'agissait du
même objet.
Le recueil s'ouvre par une déclaration concernant les corps saints
ou les martyrs des catacombes. Elle est datée du lo avril 1668, et porte
que la palme et le vase teints de leur sang doivent être ternis pour des
signes certains du martyre. BenoîtXlVa très-bien démontré que, dans
l'intention de la Congrégation, la palme et le vase étaient deux signes
distincts du martyre, mais que ceux qui extrayaient les corps saints
avaient agi très-sagement, même avant l'apparition d'une fameuse dis-
sertation de Muratori, en n'admettant pas la palme seule comme un
signe suffisant. Il a paru sur le vase de sang un long travail dans ces
dernières années à Bruxelles, un autre plus court à Paris et un troi-
sième dans une revue catholique de Londi'es. Nous pensons que lors-
qu'il conste que le vase a contenu le sang d'un martyr, ainsi que l'exige
la Congrégation, il est incontestable que le corps placé auprès du vase
est celui d'un martyr. La difficulté, si difficulté il y avait, consisterait à
discerner si la croûte rougeâtre provient du sang même, ou bien si elle
n'est que de l'oxyde de fer expulsé par la cristallisation du verre. Mais
cette expérience chimique et physique est très-facile à faire ; et à Rome,
comme ailleurs, on peut voir, par le phénomène de la polarisation, si
le verre est cristallisé, et l'on y connaît les réactifs qui indiquent la
présence de l'oxyde de fer. En tout cas, le premier décret de la Gon-
BIBLIOGRAPHIE. 691
grr^alion des imluli^ences et des leliijues nous paraît iiiattaf|iial)le, eu
tant qu'il porte c|ue les vases leinls du sang des martyrs doivent être
tenus pour des signes très-certains du martyre.
Les décrets et les réponses de la Congrégation en matière de reliques
sont peu considérai )les ; elles ne montent qu'au nombre de vingt-neuf.
Parmi ces décrets, le plus important peut-être est le suivant. On sait
quel pouvoir le concile de Trente a assuré aux évêques touchant la re-
connaissance des reliques. Quelqu'un, évidemment dans le but défaire
lestreindre ce pouvoir, avait proposé à la congrégation les deux ques-
tions suivantes: \° An umisqnisque episcopus extra Romam sua in
(lioecesi <piascnnique sacras reliquias {jndia excepta^ v.g. particula de
ligno S. Crucis ^ particula S. Sehastiani) deheat aulhenticare ? 2° An
sacrœ reliquiœ aquodam episcopo in Italia autJienticatœ (si ex parte
subscript ionis, sigilli et theca nulla erroris aut falsitatis nota depre-
hendalur) ah altéra episcopo ultra montes possint reprohari quin et
conjiscari^ vel impediri ne puhlicœ venerationi exponantur ? La sacrée
Congrégation répondit le 16 décembre 1749 • Ad i'" affirmative ad
formam concilii. Ad a'" affirmative ad formant ut supra. L'autorité
épiscopale fiit donc maintenue dans toute son intégrité. Eh bien !
puis(|ue chaque fois qu'on apporte de Rome des coips saints, il y a
des incrédules, les évêques ne pourraient-ils pas pour les convaincre
faire faire par des chimistes ou des physiciens la démonstration que le
vase de sang n'est pas du verie cristallisé; que la matière rouge n'est
pas de l'oxyde de fer, et que par consétjuent le vase est bien réellement
teint lie sang? Cette opération, faite dans un but religieux, ne présente
rien qui puisse déplaire aux saints martyrs mêmes. L'Église du reste
nous a laissé plus d'un exemple de semblables examens, et rien ne fait
plus honneur au saint-siége que le zèle avec lequel il frappe tous les
abus de quelque part qu'ils viennent. Le tiécret 3^8 delà Congrégation
nous apprend que Benoît XIV avait ordonné la suspension de toutes
les reliques authentiquées du sceau et de la signature des prélats Cosse
de la Vcga, Matrauga, Molino, TJrselli, et du prélat Gritti, à moins que
celui-ci ne les vérifiât de nouveau. Par le même décret sont considérées
coiumeapocrvphes toutes lesreli(|ues aulhenliquées avec une sigiialtue
estanqiillée. Mgr Meroni, évê(jue de Porphyre, conserve seul le droit
de signer ainsi à cause de l'impuissance où il est d'écrire. Cette mesure
s'étend également aux reliques authenti(|uéos r.r/r(7/?o/-/r7w Flaminiam
par des évêques in partihus. Ejifiu ce décret retire aux vicaires géné-
raux le droit d'authentiquer les reli(|ues : Pariter excluduntur ah ati-
thenticis reliquiœ subscriptœ vicariis generalibus. Nous croyons toute-
fois que le saint-siége n'a jamais exigé l'observation de cette partie du
décret hors de l'Italie.
692 BIBLIOGRAPHIE.
Nous ne dirons ([ue quelques mots sur les rescrits concernant les in-
dulgences. Ces rescrits sont au nombre de six cent soixante-dix. Quel-
ques-uns ont trait à des questions tout à fait particulières; les autres
sont d'une importance générale. Tantôt ils coupent court à de fausses
indulgences et à d'autres abus de plus d'un genre; tantôt ils donnent la
solution de doutes et de difficultés proposées à la congrégation ; le
plus grand nombre renferme des concessions d'indulgences. Chose
remarcjuable, sur la totalité des décrets et des réponses émanées de la
Congrégation des reliques et des indulgences, 3pi seulement ont été
données depuis l'année 1668 jusqu'au commencement de ce siècle; de-
puis i8oi jusqu'au 18 septembre 1861 il en a paru 3o4, dont un grand
nombre intéressent spécialement la France. C'est un signe, entre mille,
(lu développement qu'a pris, depuis le concordat de 1801, l'action du
saint-siège dans toute l'Eglise et surtout dans l'Eglise de France.
L'appendice contient cinquante sommaires authenti(jues d'indul-
gences accordées à différentes confréries, congrégations, sociétés
d'oeuvres pies et autres institutions de ce genre, ainsi qu'à ceux qui
accomplissent certains actes religieux ou ([ui portent sur eux certains
objets de piété. Trente-deux de ces sommaires datent des pontificats
de Grégoire XVI et de Pie IX. Certes, ce n'est pas, ce nous semble,
un signe que la religion se meure et que l'autorité du pape diminue. Le
recueil de Mgr Pinzivalli ne donne pas néanmoins tous les actes du
saint-siège qui regardent les indulgences et les reliques. Le recueil est
complet en ce qui concerne les actes de la Congrégation des indul-
gences et des reliques ; mais la Congrégation est d'une date relativement
récente. Puis, bien des points ontété réglés par des bulles et desbrefs,
qui sont sortis d'autres dicastères. Il arrive aussi très-souvent que les
doutes touchant les indulgences ou les reliques se compliquent de cir-
constances qui permettent de les porter devant d'autres Congrégations.
Un recueil complet de tous les documents qui intéressent ce double
objet remplirait facilement plusieurs volumes in-folio.
Il est à espérer que peu à peu de savants prélats romains pid)lierout
les registres des autres Congrégations. Il serait surtout à désirer qu'on
mît au jour les actes de la Congrégation du concile, la plus importante
de toutes. Zamboni n'en a publié qu'une partie ; iî a omis tous ceux
(jui ont suivi immédiatement le concile de Trente avant la fin du xvi*
siècle. Jules Poggiani a été le premier secrétaire de cette Congrégation,
et les lettres (ju'il a écrites en cette qualité ont été publiées par
Lagomarsini avec le reste de sa correspondance. Nous nous sommes
souvent étonné qu'on ne liit pas davantage les lettres de Poggiani
si importantes, ne fût-ce (|ue par leur date. Nous savons qu'il
existe dans la bibliothèque des Bollandistes à Bruxelles un recueil
BIBLIOGRAPHIE. G93
de noies sur lo concile de Tiente, faites par le pape Innocent IX,
j)cn(lant qu'il clail préfet de la Congrégation du concile; ces notes
ne sont presque que des déclarations île la Conj^réj^ation depuis
son existence. Chez les jésuites de Louvain il existe ini juanuscrit
copié sur les registres de lu Congrégation vers la fin du xvi" siècle. La
publication de ces deux manuscrits remplirait à peu près la lacune
laissée par Zamboni. Il serait utile qu'elle fût faite par un prélat
romain.
J. Gagarin.
Les espkhances de l'Éoijse, par lo R. P. Ramière, de la Compagnie de .lésus.
1 vol. in-12. Paris, 1801. Ruiïot.
On se souvient que, dans la bulle qui promulguait la définition du
dogme de l'Immaculée Conception, le souverain pontife Pie IX s'ex-
primait en ces termes :
« Nous attendons avec l'espérance la plus assurée et la confiance la
plus entière que, par la puissance de la bienheureuse \ierge Marie...,
l'Église , notre sainte Mère , délivrée de toutes les difficultés et victo-
rieuse de toutes les eiTCurs, fleurira dans l'univers entier..., que tous les
égarés reviendront au sentier de la vérité,.., et qu'il n'y aura plus
qu'un seul troupeau et un seul pasteur. »
Ces paroles si fermes et si solennelles semblèrent être à la fois l'écho
et la consécration authentique des ])ressentiments qui germaient depuis
longtemps dans un grand nombre de cœurs catholiques, et qui n'avaient
fait que se fortifier à l'approche de la sentence tant désirée. Un grand
nombre d'évè({ues, répondant à la voix de leur chef, s'associèrent dans
l'expression des mêmes espérances, et les fidèles semblèrent se reposer
dans r attente d'un triomphe éclatant pour l'Eglise.
Les événements, on ne le sait que trop, n'ont pas répondu jusqu'ici
à cette attente heureuse. Tout au contraire , l'avenir apparaît de plus
en plus sond)re et menaçant. Peut-être même, l'affaissement, le décou-
ragement ont-ils conunencé à succéd»,'r , dans l'àmc de plusieurs, à la
joie confiante d'un autre moment.
Etait-ce donc que cette confiance était téméraire, et ne verra-t-on
jamais se lever les beaux jours qu'on s'était promis? Telle est la ques-
tion que se pose l'auteur i\e^ Es/)('ia/i(cs de i Iw^lise. 11 s'empare des
paroles de Pie I\ pour les graver au fioiitispice de son livre , et il en-
treprend de prouver par une longue démonstration qu'elles ne peuvent
694
BIBLIOGRAPHIE.
manquer d'avoir leur accomplissement. « Nous le croyons, dit-il, d'une
certitude qui ne le cède qu'à la certitude des dogmes de foi, et que
nous espérons bien faire partager à nos lecteurs. Bien plus, ajoute-
t-il, à en juger par les motifs les plus graves, et en dépit de toutes les
apparences contraires, le moment du triomphe complet de l'Eglise ne
saurait être éloigné. »
Voilà certes une belle thèse, et que nous avons tout intérêt à trouver
aussi bien démontrée qu'elle est consolante. Notre savant confrère nous
assure que « bien loin de craindre les attaques de ceux qui pensent au-
trement que lui, il les invite à le combattre. » Au surplus, comme il
le reconnaît, la question est une de celles où la contradiction peut s'exer-
cer impunément, la divergence en cette matière étant un de ces dissen-
timents fraternels qui n'altèrent en rien l'unité de la foi et de la charité.
Nous prenons acte de cette déclaration, et nous nous en autoriserons
pour émettre quelques doutes, quelques observations critiques , avec
une liberté et une franchise égale à la sympathie que nous éprouvons
pour la personne de l'auteur, comme à l'estime profonde que nous
inspire son talent.
Remarquons tout d'abord que les espérances de l'Eglise peuvent
être entendues de plus d'une sorte. Il en est qui sont certaines et aliso-
lues j il en est d'autres qui sont simplement hypothétiques, ou conjec-
turales, ou du moins dénuées des mêmes garanties que les autres.
Ainsi, il est de foi que les portes de l'enfer, pas plus les hérésies que
les attentats révolutionnaires, ne prévaudront jamais contre l'Eglise ;
qu'elle conservera jusqu'à la fin des temps toutes les prérogatives essen-
tielles et tous les caractères qui font reconnaîti'e sa divine origine,
c'est-à-dire qu'elle demeurera toujours visible, une, sainte, catholique,
indéfectible dans la foi et inébranlable dans la constitution qu'elle a
reçue de Jésus-Christ. Voilà les véritables espérances de l'Eglise , ses
espérances authentiques, certaines et absolues ; et , pour l'observer en
passant, ces espérances-là nous suffisent amplement pour nous raffer-
mir dans les éprevives du présent et nous rassurer contre toutes les pers-
pectives de l'avenir.
Mais que l'Église doive jouir d'une ère de prospérités inouïes, que
toutes les nations doivent se voir simultanément réunies dans son sein,
que le règne du mal doive presque entièrement disparaître, et surtout
que ces événements extraordinaires doivent s'accomplir dans un terme
plus ou moins rapproché : ce sont là des espérances d'un ordre tout
différent et qui sont loin d'avoir la même certitude que les précédentes.
On n'est nullement tenu de leur donner son adhésion ; elles n'ont , et
n'auront, au moins pour le très-grand nombre des esprits, qu'un carac-
tère de probabilité plus ou moins grande, une valeur conjecturale ; et
BIBLIOGRAPHIE. 695
nous pouvons ajouter qu'elles sont hypothétiques et conditionnelles, en
ce sens que la réalisation en est jusqu'à un certain point subordonnée
à l'usage que l'humanité fera de son hbre arbitre.
La question de l'avenir de l'Eglise, au point i\c vue de notre auteur,
implique donc trois affirmalions qu'on pourrait formuler à peu près
ainsi, en les accentuant selon la valeur des motifs qui les appuient: i° Il
est absolument certain que l'Eglise ne saurait périr ni rien perdre de
ses caractères essentiels ; 2" des raisons graves portent à croire que l'E-
glise jouira d'une nouvelle ère de prospérité ; 3° il est probable que le
temps où cette ère nouvelle s'ouvrira n'est pas fort éloigné. Peut-être
ces trois propositions auraient-elles pu fournir la division même de
l'ouvrage. Nous inclinerions à penser qu'un tel plan eût été plus régu-
lier, et que, entre autres avantages, il eût permis de mieux saisir le
sens, la portée et la force respective des arguments que l'on présente.
Tout au moins était-il nécessaire de maintenir une ligne de démarca-
tion rigoureuse entre ces trois propositions, qui, nous le répétons,
n'ont pas à beaucoup ])rès le même degré d'évidence. Assurément, le
R. P. Ramière n'a pas manqué de faire entre elles une distinction très-
expresse; mais aussi parfois, dans ses conclusions, il semble glisser de
l'une dans l'autre et faire valoir en faveur de la dernière, par exemple,
des preuves qui ne s'appliquent qu'à la première. Le lecteur est ainsi
quelque peu exposé à prendre le change en mettant à peu près sur la
même ligne des motifs d'espérance d'une nature et d'un poids très-
différents.
Quoi qu'il en soit, l'auteur entrant dans sa démonstration s'appuie
sur trois ordres de considérations qui constituent les trois parties du
livre : 1° les Lo/'s de la Providence ; 2" les Tendances sociales ; 3" les
Promesses de Dieu .
Voici en quels termes il énonce les lois de la Providence : « Première
loi : 7\)ut ce f/iii se fait dans le monde tend à qlorifier Dien. — La
gloire de Dieu est la fin essentielle et première de la création. — Dans
l'ordre présent, Dieu veut être glorifié par la divinisation de l'homme,
— La gloire de Dieu doit résulter de l'épreuve. — Le mal autant que
le bien doit servir à glorifier Dieu. — Les peuples doivent glorifier
Dieu dans leur existence collective et temporelle.
« Deuxième loi : Oest par Jesus-Ckrist que Dieu veut être glorifié
dans le monde : — La gloire du Verbe incarné est, dans l'ordre pré-
sent, la fin de toute la création. — La divinisation de l'hoinnu* doit s'o-
pérer par Jésus-Christ. — La gloire de Jésus-Christ et de Ihonnue
lui-même doit résulter de l'imitation dis soufCrances de l'Hounne-Dieu.
— Les péchés des hommes servent à glorifier Jésus-Christ. — Les peu-
ples doivent glorifier Jésus-Christ en reconnaissant sa royauté.
696 PIBLIOGRAPHIE
« Troisième loi : Le règne de Jésus-Christ doit s\UahIir dans le
monde par l Eglise : — L'Eglise est le principe de salut et de progrès
pour les individus ; — elle l'est pour les peuples, — et pour l'humanité. »
Telle est l'idée générale qui nous est donnée des Lois de la Provi-
dence. Comme on a dû s'en apercevoir, la troisième loi n'est pas déve-
loppée précisément dans le même sens que les deux autres, et les con-
sidérations dont elle est l'objet rentreraient, ce semble, dans la seconde
partie de l'ouvrage où, en effet, on les trouve reproduites sous une autre
forme. Le parallélisme est ainsi rompu; mais, à part ce défaut d'har-
monie, tout cet ensemble de doctrine est d'un grand et bel effet. C'est
vraiment plaisir de suivre le Père Ramîère à travers les perspectives
de cette haute et large théologie. On sent qu'il y est à l'aise et comme
dans son élément.
Aussi, nous nous assurons qu'on saura gré à notre auteur des déve-
loppements qu'il a donnés à cet exposé, quand bien même on n'en
saisirait pas parfaitement la liaison avec la thèse spéciale qu'il a eu vue.
L'avouerons-nous? celte liaison échappe quelque peu à notre clair-
voyance. Car, enfin , que résulte-t-il de ces lois de la Providence?
Que Dieu n'abandonnera jamais son Eglise, et que, par conséquent,
les épreuves ne doivent pas nous décourager? L'auteur tire cette
conclusion (p. 184, etc.), et elle est évidente. Mais s'ensuit-il que
rÉo-lise doive, comme on l'assure, remporter un triomphe nnii^ersel
et un triomphe prochain P Nous ne le voyons pas clairement. Cette
conclusion semble même, sinon formellement contredite, du moins
privée de toute force par le seul énoncé, d'ailleurs trop absolu , selon
nous, de ces deux propositions : « Le mal autant que le bien doit servir
a i^lorifter Dieu. — Les péchés des hommes servent à glorifier Jésus -
Christ. » Prises dans leur sens vrai , ces deux assertions démontrent
qu'il n'est nullement nécessaire que l'Eglise obtienne sur la terre les
grandes prospérités qu'on lui promet. La glorification de Dieu , celle
de Jésus-Christ, celle de l'Eglise elle-même, sont indépendantes de cette
éventualité. L'ordre providentiel n'exige en aucune manière , ni pour
une époque, ni pour une autre, la suppression presque absolue du mal
ni le triomphe plus ou moins complet du bien sur la terre. Le mal , le
péché, quelle que soit leur part ici-bas , rentreront dans l'ordre par le
châtiment. Dieu , Jésus-Christ et son Eglise , seront glorifiés complète-
ment dans l'éternité, et, en un sens très-réel, la parfaite manifestation
de cette gloire éclatera sur la terre elle-même, mais seulement au der-
nier jour du monde, au jour du jugement suprême. C'est alors, selon le
grand mot de l'Écriture , que viendra le temps de chaque chose
(Eccles., III, 17). En attendant, les deux cités demeurent mêlées;
l'ivraie croît avec le bon grain jusqu'à la moisson. C'est là, comme
BIBLIOGRAPHIE. 097
parle Bossuct dans cette langue qui n'appartient qu'à lui, « la grande
maxime d'État de lapolitique du ciel. » — « Dieu, ajoute-t-il, laisse son
ouvrage en ce monde dans un certain désordre pour nous montrer
qu'il n'y a pas mis la dernière main, et pour nous forcer à penser
sans cesse à ce jour où la lumière sera encore séparée des ténèbres.
Il faut la durée entière du monde pour développer tout à fait les
ordres d'une sagesse si profonde. Et nous, mortels misérables, nous
voudrions, en nos jours qui passent si vite, voir toutes les œuvres
de Dieu accomplies ! Parce que nous et nos conseils sommes limités
dans un temps si court, nous voudrions que l'Infini se renfermât
aussi dans nos bornes, et qu'il déployât en si peu d'espace tout ce que
sa miséricorde prépare aux bons et tout ce que sa justice destine aux
méchants ! Laissons agir l'Éternel suivant les lois de son éternité , et
bien loin de la réduire à notre mesure, tâchons d'entrer plutôt dans son
étendue : Jungere œternitatL Dei et cuin illo œteinus esto (Aug.). »
(Boss., Serm. sur la Prov. — Jeudi de la 2" sem. du car.)
Mais, dira-t-on, il résulte des lois de la Providence que la volonté
de Dieu est que l'humanité entière se convertisse. « Dieu veut sa ré-
conciliation avec l'Eglise de la même volonté dont il veut son salut,
c'est-à-dire de la même volonté dont il veut sa propre gloire et dont il
aime son infinie bonté. » (Espér. de l'Egl.^ p. i88.) Ceci est inexact.
Dieu veut sa propre gloire d'une volonté absolue et nécessairement
efficace, tandis que, comme on le reconnaît quelqiies lignes plus bas,
la volonté dont Dieu veut la réconciliation totale de l'humanité avec
l'Église « n'est pas nécessairement efficace, en ce sens que la libre ré-
sistance de l'homme peut l'empêcher d'avoir son effet. » Dès lors
toute la question est de savoir si l'humanité en masse voudra corres-
pondre à la volonté divine, et, par conséquent, les lois de la Provi-
dence ne suflisent pas à prouver par elles-mcmcs la grande thèse de
l'auteur. Lui-même semble 1" avoir senti, à en juger par un certain em-
barras que nous croyons voir dans les conclusions de sa première
partie. Tantôt, en effet, il avoue que la faculté qui reste à l'humanité
de mésuser de son libre arbitre est un motif de ne pas donner sa gué-
rison comme certaine (p. 190); tantôt, il se place sur la défensive et il
se borne à dire que le retour général du mal au bien est toujours pos-
sible et que l'espérance au moins ne saurait être taxée de témérité;
tantôt, enfin, il s'appuie s\n' les dispositions présentes de l'humanité
(p. 18^, 196, etc.) : ce qui, si je ne me trompe, revient à peu près à
j)lacer le fondement des espérances dans un tout antre ordre de con-
sidérations que dans les lois providentielles.
Passons au second fondement que le P. Ramière assigne aux espé-
rances de l'Eglise : Les tendances sociales. Cette seconde partie avait
698 BIBLIOGRAPHIE.
déjà été publiée à part, sous ce titre : V Eglise et la cwilisation mo-
derne. Ce livre a obtenu, on le sait, un beau et légitime succès. Il a
rendu et rendra encore de précieux services à la cause catholique,
autant par l'esprit de bienveillance et de sage conciliation qui y règne,
que par le mérite des solutions qu'il a données aux questions fonda-
mentales de notre siècle.
Mais encore, l'étude des tendances des esprits nous autorise-t- elle
à conclure que les sociétés se réconcilieront, et se réconcilieront
prochainement avec l'Eglise ? Il y a assurément dans cette seconde
partie des considérations d'une valeur sérieuse; pourtant, à l'en-
droit de l'argument qui s'y trouve le plus longuement développé,
nous éprouvons encore quelques tentations d'incrédulité. L'auteur
prouve tort bien que les aspirations si ardentes de notre époque vers la
liberté, la fraternité, etc., ne peuvent être pleinement satisfaites que
par l'Eglise, et que, pour peu que les sociétés modernes soient consé-
quentes avec elles-mêmes, elles iront demander leur bonheur à la seule
source qui puisse le leur procurer. Est-ce à dire que les sociétés
seront conséquentes avec elles-mêmes ? se laisseront-elles convaincre
en masse par la vérité et se soumettront-elles à ses lois ? Il y a ici un
immense abîme entre la question de droit et la question de fait, et il
ne faut pas se hâter de conclure d'un ordre purement logique, en quel-
que sorte, à l'ordre réel. Je m'explique. On démontre fort bien en
métaphysique les axiomes suivants : Tout ce qui est bon à quelque
degré n'est tel que parce qu'il est une certaine participation de Dieu ;
d'où il suit que, quand nous aimons un bien fini, nous y aimons, d'une
manière implicite, Dieu dont la bonté communiquée constitue toute la
sienne. Conclura-t-on de là que plus on cherche les biens créés plus
on est près de revenir à l'amour explicite de Dieu? Non, assurément.
Eh bien ! de même, les sociétés en poursuivant des moyens de féli-
cité qui n'existent qu'au sein de l'Eglise catholique tendent, il est vrai,
implicitement vers l'Eglise ; mais qu'on n'aille pas en déduire pour
cela que cette tendance deviendra explicite. Car, autant les sociétés
sont ardentes à chercher un bonheur que le catholicisme seul leur pro-
curerait, autant, et plus peut-être, elles s'obstinent "d'ordinaire à le
chercher précisément en dehors des lois du catholicisme. Si, comme
cela est incontestable, il existe des symptômes heureux, il en est beau-
coup d'autres qui sont loin de l'être. L'auteur convient dans un
autre endroit (p. 670 et suiv.) que les éléments de mort sont partout,
que le mal est presque à son comble. Il se rassure en disant que Dieu
peut faire un miracle. Soit; mais, s'il est possible qu'il le fasse, il est
du moins fort douteux que les tendances sociales, étant ce qu'elles sont,
soient t!c nature à en donner des espérances positives et sérieuses.
BIBLIOGRAPHIE. 699
Enfin, le troisième fondement, ce sont les Promesses de Dieu.
L'auteur l'appelle la partie décisive de sa démonstration. Décisive, elle
ne le sera pas pour plusieurs esprits, d'une tournure un peu pessimiste
peut-être, mais qui ne sont pas tout à fait dépourvus de bonnes rai-
sons. Nous n'en signalons qu'une seule. Aux conséquences tirées par
le P. Ramièie des prophéties de l'Ecriture qui amioncent à l'Eglise la
paix.^ la domination universelle^ etc. on peut répondre que ces pro-
messes sont interprétées dans un sens différent du sien par la majeure
partie des Péres^ des docteurs, des commentateurs. Or ce sont là
les seuls interprètes autorisés de l'Ecriture, et les avoir contre soi
c'est une présomption fort grave en pareille matière. A vrai dire
cependant, le sentiment duP. Ramière n'est pas sans avoir aussi ses
autorités, quoique bien moins nombreuses, et les raisons qu'il apporte
ne sont pas à dédaigner. Il insiste à bon droit, dans de fort belles
pages, sur les progrès de la dévotion admirable du Sacré-Cœur. Cette
manifestation exceptionnelle de la divine miséricorde ne semblc-t-ellc
pas avoir été réservée à nos derniers temps, comme un gage des faveurs
les plus extraordinaires ? Nous en dirons autant du développement
de plus en plus considérable de la dévotion envers la sainte Vierge, et
de cette proclamation du dogme de l'Immaculée Conception qui a
été saluée par tant de manifestations de joie. Ce sont là des signes
consolateurs. N'oublions pas ces grandes paroles de Pie IX que nous
rapportions en commençant, et qui, à elles seules, valent beaucoup
d'autres arguments.
En résumé, la thèse du P. Ramière, prise avec certaines restric-
tions, nous semble probable, bien que plusieurs de ses preuves ne
nous paraissent pas concluantes. Des juges plus compétents que nous
prononceront sur la valeur de nos objeclions. Au reste la justice nous
oblige à déclarer que nous n'avons pu donner qu'une idée fort impar-
faite de la démonstration de Tantcur. 11 y ît telles ou telles considéra-
lions omises ou à peine indiquées par nous, et qui auraient méiiîé
une discnssion approfondie. Nous souhaitons (jue nos lecteurs sup-
pléent par un examen personnel à l'insuftisance de ce conqjlc rendu.
Les Espérances de /'Ei^/ise sont un livre dont les imperfections sont
rachetées par de rares qualités, et nons ne doutons pas ([u'on ne le lise
avec beaucoup d'intérêt et de profit. Les vues les plus élevées, les pen-
sées les plus belles y abondent de tontes parts ; ou, pour parler plus
justement, il y a surabondance de tout cela. Le P. Ramière nous a
ouvert une mine riche à l'excès : peut-être n'a-t-il pas suivi assez labo-
riensement quel(|ues-uns des filons les plus féconds.
P. rorLFMOTVT.
700 BIBLIOGRAPHIE.
ÉGYPTOLOGIE
1" Note sur les principaux résultats des fouilles exécutées en Égvpte,
PAR LES ORDRES DE S. A. LE YiCE-Roi , par M. lo vicomte de Rougé. Paris.
Uidot, 1861.
2" MÉLANGES b^YPTOLOGIQUES , COMPRENANT ONZE DISSERTATIONS SUR DIFFÉ-
RENTS SUJETS, par F. Chabas. Paris. Duprat, 1802.
3° Papyrus égypto-araméen, appartenant au musée égyptien du Louvre,
EXPLIQUÉ ET ANALYSÉ POUR LA PREMIÈRE FOIS, par l'abbé J.-J.-L. Bargès. Paris,
Dupral, 1862.
De tous les points du monde où les sociétés humaines ont imprimé
leurs traces , il n'en est pas qui les ait conservées à la postérité plus
fidèlement que l'Egypte. Depuis longtemps des fouilles partielles, dont
les résultats enrichissaient les musées de FEurope, permettaient de
croire que tout Tancien monde des Pharaons demeurait enseveli sous
l'Egypte musulmane; et que, protégé par la stabilité caractéristique
de ses œuvres, il y attendait le jour de son exhumation complète. Per-
sonne n'ignore que c'est à un Français, au savant et infatigable M. Ma-
riette, qu'échut l'honneur de concevoir et de réaliser cette gigantesque
entreprise. Encouragé d'abord par la munificence de M. le duc de Luv-
nes, secondé plus tard par la protection éclairée du vice-roi d'Egypte,
notre habile compatriote a pu organiser son exploration sur une grande
échelle, et chaque jour les découvertes les plus importantes viennent
récompenser ses efforts et justifier sa persévérante sagacité. Aujour-
d'hui, le voyageur peut contempler, dans le musée du vice-roi, l'Egypte
ancienne comme ressuscitée, et le savant en refaire l'histoire sur la col-
lection de plus de douze mille objets de toute nature que les fouilles y
ont rassemblés.
Nous devons au zèle scientifique de M. le vicomte de Rougé, à qui
cette mission revenait de droit, d'être initié en France aux résultats de
ces importantes recherches. Nul autre n'était plus à même d'en appré-
cier la valeur et d'en faire ressortir les conséquences historiques.
La ISote que nous résumons, lue déjà dans la séance annuelle des
cinq Académies du i4 août i86i, a pour objet les fouilles exécutées à
Tanis et au sanctuaire de Kainak.
Parmi les monuments trouvés dans ces deux localités, M. de Rougé
avait signalé à l'attention de l'Académie les sphinx et les statues colos-
sales de Tanis, d'une part; et de l'autre, les inscriptions et les tableaux
historiques de Karnak. « De ces découvertes, dit-il, les premières se
rapportent particulièrement à la grande invasion des peuples pasteurs
et au royaume qu'ils avaient fondé dans la basse Egypte ; les autres
BIBLIOGRAPHIE. 704
a^raiulisscnl nos connaissances sur l'époque qui suivit l'expulsion de
ces envahisseuis , et qui fut la plus glorieuse de toutes pour la nation
égyptienne. »
De ces deux époques, la première surtout était restée jusqu'ici, mal-
gré les travaux de Ghampollion , dans une regrettable obscurité. On
savait sans doute que les Hycsos étaient descendus en Egypte par Sue/,
et l'on avait approximativement déterminé le moment de leur invasion.
Mais est-ce assez pour l'histoire de constater les faits et de fixer les
dates? n'est-ce pas la physionomie des peuples, les circonstances qui
accompagnent et qui suivent les grandes révolutions sociales ou l'inva-
sion des races conquérantes qui constituent proprement la science du
passé, et lui donnent le droit d'être intéressante et utile.'' A ce point de
vue, rétablissement des Hycsos en Egypte était encore un problème
historique, dont les fouilles de Tanis viennent d'avancer la solution.
Voici d'abord des inscriptions ég\ piicnnes où les Hycsos sont ex-
pressément nommés \cs pasteurs d' Jsic, et qui confirment ainsi la tra-
dition commune. Ailleurs, l'image du dieu que les pasteurs adoraient
nous enseigne leur origine précise : c'est un quadrupède féroce aux
longues oreilles dressées, portant le noni de Baalei de Soi/tekh, le dieu
des fils de Chef, qui devinrent plus tard l'une des branches les plus im-
portantes des tribus cananéennes. Que penser alors du témoignage de
Josèphe, qui voAait dans les pasteurs les Juifs ses ancêtres.^
Maîtres de l'Egypte , les Hycsos avalent établi le siège de leur gou-
vernement dans une ville que les Grecs nomment Avaris. La forme
égyptienne de ce nom, révélée par les paf»yrus historiques, est Ha-Ouar,
et c'est ce même nom qu'on retrouve sur tous les monuments de Tanis.
Ha-Ouar et Tanis n'étaient donc qu'une même localité appelée de
deux noms, l'un égyptien, l'autre emprunté aux langues cananéennes.
Le pays, la race, la résidence royale des pasteurs, se trouvent ainsi
incontestablement établis.
Voici des faits d'un autre ordre. Les fouilles de Tanis ont mis à dé-
couvert des monuments provenant des Pharaons de la famille d'Am-
ménèmes, dou/.lème dynastie, et sur lesquels on a [)u lire des noms de
rois pasteurs, écrits en caractères hiéroglyphiques ; des inscriptions
analogues se retrouvent sur des monunu-nts appartenant à la trei-
zième dynastie. 11 faut donc en conclure que l'arrivée des Hycsos en
l'.gvpte est postérieure à l'époque de ces dynasties. Mais ce dernier fait
a une valeur historique plus considérable encore. Que penser, en effet,
des conquérants qui se sont fait une loi de respecter les images, les mo-
numents, les écussons même des princes dépossédés, et qui se conten-
tent d'inscrire leurs propres noms à coté de ceux des vaincus? Dira-
t-on qu'ils ne subjuguèrent (pic pour tout dévaster et que leur règne fut
702 BIBLIOGRAPHIE.
celui du brigandage et de la barbarie? Tels nous ont été jusqu'ici dé-
peints, par les historiens grecs, les rois pasteurs. On s'était accoutumé
à les considérer comme une horde de barbares , dont le séjour eu
Egypte avait arrête le mouvement de la civilisation et des arts. Les
récentes découvertes de Tanis portent une grave atteinte à la vérité de
ces traditions, et l'époque des Hycsos semble venir elle-même aujour-
d'hui en appeler, au tiibunal de la postérité, du jugement des historiens
grecs. Non contents de respectei- les monuments de leurs devanciers,
les rois pasteurs s'appliquèrent à les multiplier. L'un d'eux surtout,
Apophis , a laissé des souvenirs de son règne , qui le représentent
comme un prince ami des arts. On a tiré de Tanis des sphinx dont les
formes n'ont rien de barbare, et qui, sauf le type cananéen, t'appellent
les plus beaux temps de l'école artistique de l'Egypte. » Les conquêtes
de la civilisation, dit M. de Rouge, et la pratique des arts ne subirent
donc pas, du fait des pasteurs, une de ces longues interruptions après
lesquelles un peuple doit reconquérir lentement tous les degrés qu'il a
pei'dus, et nous comprenons maintenant plus facilement comment les
chefs-d'œuvre de l'art égyptien purent éclore dès le règne de Toutmès P"^,
c'est-à-dire presque aussitôt après la restauration d'une dynastie na-
tionale. »
Une autre conséquence toute naturelle découle encore de cette réha-
bilitation des Hjcsos, c'est qu'à leur retour dans leur ancienne patrie,
ils durent emporter avec eux le goût et la pratique des arts qu'ils avaient
cultivés en Egypte. Et cette observation n'est peut-être pas sans im-
portance dans l'étude de l'archéologie phénicienne.
M. de Rougé a cru pouvoir pousser encore plus loin la conclusion de
tous ces faits, et rattacher à ce point historique le problème, toujours si
obscur, de l'invention de l'alphabet. Une telle opinion, partie de si haut,
mérite toute considération, et nous citerons en entier le passage où le
savant académicien l'expose brièvement : • Les travaux persévérants de la
science moderne, écrit-il, ont rattaché solidement tous nos systèmes alpha-
bétiques à ces lettres antiques en usage chez les peuples sémitiques, et dont
la Grèce, dans la fidélité de ses souvenirs mythologiques, reportait le
bienfait à Cadmus le Phénicien. Or, en comparant lettre à lettre les ca-
ractères alphabétiques usités dans l'écriture cursive des Égyptiens, vers
l'époque des pasteurs, avec les plus anciennes lettres phéniciennes ,
nous avons trouvé une série de ressemblances tellement frappantes ,
qu'il est impossible de les considérer comme l'effet du hasaz'd. Nous
n'hésitons pas à croire que l'alphabet primitif des Sémites a été em-
prunté de toutes pièces aux scribes égyptiens, avec lesquels les pasteurs
étaient en rapports journaliers pour les affaires publiques ou commer-
ciales. Laissant de côté tout l'appareil symbolique (et toutes les com-
BIBLIOGRAPHIE. 703
plicalions des liiéroyhplies (jiii eussent été inujiplicables à un autre
langage sans de profondes niodilications), les pasteurs cananéens se
bornèrent à emprunter à leurs voisins les éléments purement alphabé-
tiques. » Cette solution trancherait d'un coup l'une des questions les
plus embarrassées de l'histoire primitive. Hug avait autrefois soutenu
la même opinion. M. Ewald, qui semble de parti pris se complaire à
dire juste le contraire des autres, a imaginé que le fait de la réduction
des caractères hiéroglyphiques et alphabétiques était di\ à l'influence
des Hycsos. Cette idée paraît être en contradiction manifeste avec ce
que nous connaissons de l'histoire de l'écriture égyptienne. Quoi qu'il
en soit, nous ne saurions regarder comme suffisamment établie la trans-
mission de l'alphabet des Egyptiens aux peuples sémitiques. Sans doute,
l'Egypte arriva de bonne heure à un assez haut développement in-
tellectuel pour être capable de cette synthèse philosophique que sup-
pose chez un peuple l'invention des caractères alphabétiques ; mais,
d'autre part, bien des faits portent à croire que les premières lumières
de la civilisation sont émanées des rives de l'Euphrate et du Tigre; que
c'est là, au milieu des anciens Chaldéens, que les sciences ont eu leur
berceau, et que fut inventé l'alphabet propre aux Sémites. D'ailleurs ,
les caractères de cet alphabet sont empreints d'un symbolisme qui pa-
raît inséparable de la langue et des mœurs du peuple auquel on l'attri-
bue. Toutefois l'opinion de M. le vicomte de Rongé, dans une pareille
matière, est d'une haute portée, et nous souhaitons vivement qu'il soit
appelé, par la suite d'e ses travaux, à la développer un jour.
Avec la restauration des souverains légitimes conmienoc l'ère des
rois guerriers, qui firent de TEgypte la puissance prépondérante du
monde. Les exploits de Toutmès 111 sont consignés dans des annales
d(mt lu série couvrait toute l'enceinte Intérieure du sanctuaire de
Karnak. On y apprend qu'après un règne de quarante-quatre ans,
rempli par quinze expéditions militaires, Toutmès avait étendu son
empire jusqu'au cœur de l'Asie. Ral)el, Ninive, Assour, rappellent les
noms des rois vaincus. Il faut signaler encore la liste des tiibus dé-
faites à Mageddo. Dninns , Havuilh y figurent avec les villes .sy-
riennes, situées depuis la vallée de l'Oronte jus(pi au sud du Liban;
[)uis Mm^cddo, Hazor\, Gérare , Taanak, villes royales des Cana-
néens, devenues plus lard célélues par la lutte qu'elles soutin-
rent contre les Israélites, et dont l'histoire reparaît ilans les livres
saints.
Citons enfin im monument ciuieux de littérature égy[)tienne, un
<liseours renfermant une vue d'ensemble sur les conquêtes de Toutmès.
C'est Annnon , le dieu suprême de Thèbes, qui lait cette énumération
pompeuse. Ou y rencontre vers le milieu une singularité remarquable :
70 i BIBLIOGRAPHIE,
ce sont dix versets, appareillés sous forme de parallélisme et qui rap-
pellent le genre de la poésie hébraïque,
M. de Rougé cite, en terminant, des extraits d'un recueil de pré-
ceptes relatifs à la conduite morale de Thomme. Rien nestplus noble
et plus relevé que ces conseils de la morale égyptienne. On est heureux,
en particulier, d'y trouver l'expression d'un profond respect pour la
femme, dont les races actuelles de l'Asie paraissent avoir perdu le
sentiment et jusqu'au souvenir même.
II
C'est le désir de propager l'étude de la langue égyptienne qui a
déterminé M. Chabas , bien connu des égyptologues, à publier les
Mélanges. Ils forment une collection de textes aussi intéressants par
la nature des sujets dont l'auteur a fait choix, que précieux par les
notes qu'il y a ajoutées. Quelques-uns sont empruntés aux papyrus
hiératiques publiés par le gouvernement néerlandais sous l'habile
direction de M. le D'Leemans.
Parmi les pièces les plus curieuses de ce recueil , nous signalerons
une étude sur le commerce, les salaires, les poids et signes moné-
taires de rÉgypte ancienne, faite d'après les monuments hiérogly-
phiques. On y rencontre des notions précieuses sur l'étendue et la
spécialité du commerce des Egyptiens, des éclaircissements sur l u-
sage des monnaies dans les temps les plus reculés.
Un travail important sur l'époque du séjour des Hébreux en
Égvpte et leur condition dans le pays nous paraît également digne
d'attention. On y trouve des détails intéressants sur le genre de cons-
tructions auxquels ils furent employés.
Citons encore un aperçu sur la médecine des anciens Egyptiens.
Les détails de mœurs y sont caractéristiques et ne manquent pas de
piquant. Qu'il nous suffise de dire que la plupart de nos procédés cu-
ratifs leur étaient connus, et que le Malade imaginaire eût été par-
faitement compris sur la scène égyptienne.
Viennent ensuite des notes analytiques sur des questions de gram-
maire, d'un haut intérêt pour la coimaissance actuelle de la langue.
Suivent enfin des fragments d'après lesquels il paraît que la lec-
ture des hiéroglyphes n'était pas sans difficulté pour les Egyptiens
eux-mêmes. La science approfondie du système hiéroglyphique cons-
tituait ui\ mérite suffisant pour être élevé aux grades scientifiques.
Malgré cet encouragement, la jeunesse égyptienne ne s'y appliquait
pas toujours avec zèle, et ]M. Chabas nous donne à ce propos la tra-
BinLlOGUAPIlIE. 705
(ludion d'un docunicnl pédagogique trop curieux pour que nous l'o-
nirttious ici : « O scribe , ne te livre pas à la paresse, ou tu seras
châtié vertement; n'abandonne pas ton cœur aux plaisirs, autrement
tu laisseras s'échapper les livres de ta main. Pratique réloculion, dis-
cute avec ceux qui sont plus savants que toi ; accomplis les travaux de
l'homme élevé. Oui, lorsque tu seras avancé en âge, tu trouveras que
c'est profitable. Un scribe habile en toute espèce de travaux devien-
dra puissant. Ne fais pas de jours de débauche, ou tu seras frappé. Les
oreilles du jeune honmie sont sur son dos. Que ton cœur soit attentif
aux paroles; tu trouveras cela préférable. »
Voilà certes une rude manière d'apprendre les lettres et de former
à la vie sérieuse ; elle eût été fort du goût de nos ancêtres. Je ne sais
trop si nous faisons une plus solide éducation, aujourd'hui que nos
systèmes de délicatesse et de ménagements sont si différents de la pé-
dagogie des Pharaons.
III
L'étude de la paléographie égyplo-araméenne est encore à l'état
d'ébauche. Ce n'est pas la faute des érudits qui s'en occupent; la pé-
nurie des documents est ici seule en cause. Nous Jie possédons encore
en Europe que six papyrus de ce genre : celui de Turin, les deux
du cabinet du duc de Blacas; celui du musée Borgia, aujourd'hui à la
bibliothèque de la Propagande; celui de la bibliothèque du Vatican;
le sixième appartient au musée égyptien du Louvre. M. Mariette en a
déposé deux autres dans le musée du vice-roi d'Egypte au Caire. Gé-
sénius a expliqué dans ses Mnmtnienta les trois premiers. Les auties
n'avaient point encore été abordés; nous applaudissons à l'entreprise
du savant abbé Barges, qui vient d'éditer et d'interpréter le papyrus
du Louvre.
Nous ne pouvons que signaler ce remarquable travail. Une pareille
étude, dont l'objet doit être surtout de suivre le texte pas à pas, d'en
justifier la lecture, de discuter jusqu'aux moindres linéaments des
caractères, ne soufiVc jnis l'analyse. Nous irapprendrons rien à nos
lecteurs en disant que l'éminent professeur a porté dans cette aride
discussion la patience d'investigation, la sagacité et l;i méthode qui
donnent à ses travaux une incontcslal)lc autorité. I^'analyse de ce
fragment est suivie d'une étude critique sur son objet, où l'on trouve
des aperçus profonds relatifs à l'histoire de cette langue que nous
appelons régyplo-araméen.
Les ciiKj propositions suivantes résument tout les résultats de celte
grave publication :
I' 13
706 BIBLIOGRAPHIE.
1° Le texte de ce papyrus, écrit en caractères phéniciens , a été ré-
dige dans un dialecte mêle d'hébreu et d'araméen, mais où la termi-
nologie et les formes de cette dernière langue prédominent.
2° Le contenu est une note ou mémoire de dépenses dressé pour
quelque grand personnage égyptien par son économe.
3" Les ojjjets mentionnés dans ce texte avec leurs provenances con-
firment ce que l'histoire nous apprend d'ailleurs : les relations poli-
tiques et commerciales qui existaient entre les peuples de l'Asie occi-
dentale et les Egyptiens.
4° Les anciens Egyptiens ont cultivé la vigne et fabriqué du vin.
5° Enfin, le vin cuit, inventé probablement par les Phéniciens, a
été connu aussi des Grecs et des Latins, chez qui il portait le nom de
nectar et était destiné principalement au culte des dieux et aux liba-
tions qu'ils offraient dans les sacrifices.
Cette dernière conclusion a été confirmée par M. Alphonse Cas-
taing, dont les savantes recherches à ce sujet sont exposées dans une
lettre que l'auteur a publiée avec son ouvrage.
Nous avons réuni ces trois publications dans une même notice biblio-
graphique, moins encore à raison de leur analogie, que parce qu'elles
se rattachent dans notre esprit à un désir dont la réalisation nous
semble plus que jamais opportune : celui de voir les études orientales
acquérir une place importante dans l'économie des sciences ecclésiasti-
ques. Ce vœu, nous avons eu déjà l'occasion de l'exprimer dans ce re-
cueil . Le besoin sérieux qui l'inspire, l'appel désintéressé des savants qui,
en dehors des rangs du clersé, mettent leur érudition au service de la
vérité, nous amèneront sans doute à le redire encore. Non pas que nous
prétendions jamais que la carrière pénible des langues et des antiquités
de l'Orient doive s'ouvrir à tous les esprits. Ce genre d'étude ne peut
appartenir qu'à un petit nombre de spécialités. Mais ce que nous
souhaitons vivement, c'est de voir ces spécialités se multiplier dans les
rangs du clersfé français, et se mêler au mouvement d'une science qui
se rattache, par ses applications les plus immédiates, à l'hisloire de îa
révélation. Nous sommes loin, sans doute, d'oublier que des prêtres
distingués se sont acquis déjà, par leurs travaux en ce genre, une
réputation de science dont nous sommes justement fiers : le nom
du savant abbé Barges, inscrit en tête de cette notice, témoigne du
prix que nous y attachons. Mais ne faut-il pas préparer l'avenir, et
n'est-il pas à désirer que des disciples viennent se grouper en nombre
autour de ces maîtres pour recueillir, avec les leçons de leur zèle,
riiéritage de leu.T science? A. Dutau.
BIBLIOGRAPHIE. 707
IIKUMKNKUTIC.E BIBLIC.E GENÎ'ilALIS IMUNCIPIA RATIONALIA CIIRIS-
TIANA ET CAÏIIOLICA SELECTIS EXKMPLIS ILLUSTRATA. — (Principes
(Ihcrméneuliquc sacrée générale, expliqués par des exemples), par Mgr Jean
Ranoldeu , autrefois professeur d'Écriture sainte au séminaire do Cinq-
Églises, maintenant évêque de Weszprim.
HISTORIA REVELATIONIS DIVINvE VETERIS TESTAMENT!. — (Histoire de
la révélation divine de l'Ancien Testament), par .losEi'ii Danko, docteur en
théologie et professeur à l'Uni versi lé impériale et royale de Vienne. — Vienne,
Guillaume Biaumuller, etc.
11 y a trente ans, les catholiques ne portaient leurs regards vers
les Églises d'Allemagne et de Hongrie qu'avec un sentiment de
douleur et de tristesse. Ils n'y voyaient presque partout qu'affaisse-
ment dans les âmes, diminution de l'esprit catholique et surtout de
resj)rit sacerdotal , tendances plus protestantes que romaines ;
en un nuit, un courant d'idées qui ne pouvait conduire qu'à des
abîmes. Mais Dieu n'a pas abandonné cette partie de son peuple. Il a
fait surgir partout des évêques et des prêtres selon son cœur, et il
s'est servi des entreprises et des empiétements même des puissances
ennemies pour répandre la vie et le mouvement là où tout était mort,
ou <lu moins frappé d'une extrême langueur. Ce changement mer-
veilleux dans les provinces occidentales de l'AUeniagiie est assez connu;
peut-être n'en est-il pas de même de celui qui s'est opéré en Hongrie.
Et cependant, les grands et les petits séminaires, les retraites des
prêtres, et tous les principaux moyens par lesquels les Eglises les
plus florissantes ont reçu la sève de vie qui y circule, sont maintenant
très-bien organisés sur les bords du Danube; on y propage les vrais
principes dans le clergé, et on commence à aimer les véritables études
ecclésiastiques. Déjà même la Hongrie peut donner à l'Autriche de son
trop plein, et c'est ainsi que M. Danko, prêtre hongrois, natif de Pres-
bourff.est chargé d'ensei-jner l'Ecriture sainte à l'Université de Vienne.
C'est à son ouvrage sur l'Ancien 'restamenl, qui vient de paraître, et à
un autre ouvrage un peu plus ancien et plus général de Mgr Ranolder,
également Hongrois, que nous voulons consacrer ici quelques lignes.
Le peu que nous en dirons fera comprendre, nous l'espérons, qu'il ne
sera pas inutile dorénavant de donner une attention sérieuse aux
publications dues à la plume des prêtres et des professeurs hongrois.
V Hcrménentifiiic sac/ce générale est, pour ainsi dire, l'œuvre
conunune de deux évêques. Vers i83o, Mgr Ranolder était l'élève
de M. Antoine Ocskay, j)ronui dans la suite à la dignité épiscopale.
Ce fut ce dernier qui lui inculqua les vrais principes d'herméneutique
708 BIBLIOGRAPHIE.
sacrée, trop oublies clans renseignement à cette époque ; ce fut lui
encore qui suggéra au jeune prêtre l'idée et le plan de l'ouvrage qu'il
publia plus tard. En un mot, M. Ocskay a eu assez de part à ce livre
pour que Mgr Ranolder ait cru devoir faire dans sa préface une men-
tion spéciale de son ancien maître, et lui attribuer en quelque soi le
tout riionneur de cette publication.
Mgr Ranolder composa son Herméneutique en même temps que
le P. Patrizi , et sans avoir eu connaissance de ses travaux ; il est
remarquable que la marche, les principes, les règles suivis dans les
deux Herméneutiques soient presque entièrement semblables ; on
sent que le môme esprit catholique a animé les deux auteurs. Il y
a pourtant aussi des différences qui les distinguent. Quoique l'un et
l'autre aient sans cesse les yeux fixés sur les rationalistes et sur les
interprètes qui se sont rapprochés de cette école, le professeur romain
se contente d'attaquer, tantôt directement, tantôt indirectement, les
faux principes, tandis que le professeur hongrois, beaucoup plus con-
troversiste, veut que ses élèves connaissent les principaux auteurs
dont ils ont à se défier, et il réfute d'une manière bien plus étendue,
et presque toujours directe , les mauvaises maximes des inter-
prètes libéraux. Ainsi, son chapitre sur \ accommodation est un vrai
traité dirigé contre ceux qui prétendent que Notre-Seigneur et les
apôtres ont accommodé leur doctrine aux erreurs des Juifs et des infi-
dèles qui les écoutaient, et que leur vraie pensée ne s'accorde pas
avec leurs paroles.
Mgr Ranolder est plein de méthode. Dans les préliminaires, il donne
les caractères internes et externes de l'herméneutique et s'étend sur
les notions fondamentales de sens et de signification ,• puis il passe
à l'herméneutique elle-même, qui consiste à trouver le vrai sens des
saintes Ecritures et à l'expliquer ou à le développer. Il remarque
que, pour trouver le vrai sens des saintes Ecritures, il importe de
voir en elles un livre accessible à l'intelligence humaine comme
tout autre livre ; un livre dont toutes les parties sont divinement
inspirées, et, par conséquent, ne contiennent que la vérité \ \\\\ livre
enfin dont l'Eglise est la dépositaire et l'interprète infaillilde. De
ces trois considérations, il tire les régies de l'herméneutique ration-
nelle, de l'herméneutique chrétienne et de l'herméneutique catho-
lique; règles qui s'appuient les unes les autres, et se complètent
mutuellement. Les premières traitent de la recherche philologique,
logique et historique du sens ; les suivantes, des antilogies et de l'ac-
commodation, et les dernières, de quatre prescriptions faites prin-
cipalement par le concile de Trente.
La section où l'auteur parle du développement et de l'explication
BIBLIOGRAPHIE. 709
du vrai sens est coiiiie. Il y traite surtout de l'usage des versions, des
paraphrases, des scholies et des commentaires. Dans un appendice, il
bat eu brèche quatre systèmes d'interprétation : rinterprélation dite
mythique^ Tinterprétation morale^ celle tpi'on a ^\i^o\èe psychologique ^
et celle qu'on a décorée du nom sonore (\e pau/ta/nioniqiie.
On le ^oit, la marche suivie par l'auteur est simple, naturelle, cl en
général son livre nous paraît avoir toutes les qualités d'un excellent
tiaité classique.
Gomuie on s'occupe dans presque tous les pays de fi\ire de nouvelles
versions des saiutes Ecritures ou de corriger les anciennes, nous nous
permettrons de ti'aduire ce qui regarde les qualités que doit avoir,
selon Mgr Rauolder, une bonne version de la Bible. « Une traduction,
dit-il, est la substitution d'une langue aune autre, surtout de la lanî^ue
nationale à une langue étrangère. La suprême loi (jui doit présider à
ce travail, c'est (pie le livre traduit ne diffère de l'original que par la
langue. De ce principe découlent les règles (jui se rapportent à la
matière, à la forme et à la clarté. Ainsi :
i" Quant à la matière ou au contenu du livre, le traducteur doit
exprimer dans une autre langue, avec une extrême fidélité, les idées de
l'auteur, c'est-à-dire, ne rien dire de plus ni de moins que lui ;
2° Quant à la forme, il doit se servir dans sa traduction du même
style que l'auteur; car le style dépend du caractère personnel de l'au-
teur, et ce caractère ne doit pas moins se faire jour dans la traduction
que dans loriginal. Aiusi , au style simple doit répondre un style
simple, au style poétique celui de la poésie, au style ligure le style
figuré, tout en tenant compte de la langue dans laquelle on traduit,
du tem[)s et du pays où lauteur a écrit, surtout si le livre est ancien;
Enfin, \\" quant à la clarté (piil faut donner à la traduction, autant
que le génie de la langue originale, surtout orientale, le permet, il est
à remarquer (pielle a pourtant ses limites; elle est subordonnée à la
fidélité matérielle et formelle et à lexpresslon du caractère original
de l'auteur, c'est-à-dire de son naturel, de la culture de son esprit,
de ses mœurs, etc. Plutôt (juede manquer de fidélité sous ce rapport,
mieux vaut laisser dans la traduction (juelques obscurités inévitables,
sauf à les expli(pier par des paraphrases ou par des notes.
Il suit de là que ce n'est pas une entreprise facile de faire une ])onne
traduction, mais un travail très-sérieux et très-difficile cjui exige une
connaissance approfondie des deux langues, un esprit subtil, un
jugement pénétrant, bcaueou[) d"(\i'rcice et une \aste érudition.
Mgr Uauolder snppt)se parlcnit qu'on traduira sur le texte original ;
mais , comme les prolestants avouent eux-mêmes aujourd'hui que
la Vuli;ate est la meilleure des traductions, bien insensé serait celui
710 BIBLIOGRAPHIE.
qui, tout en suivant le texte original, n'aurait pas sans cesse la Vulgate
sous les yeux.
Venons maintenant à VHistoria revelationîs divinœ Veteris Testa-
menti de M. Fabbé Danko. Voici en peu de mots notre opinion sur cet
ouvrage. C'est le livre le plus savant et en même temps le plus ortho-
doxe que nous connaissions sur cette matière ; il est en outre d'une
latinité très-convenable, moins pure, si l'on veut, que celle du P. Pa-
trizi, mais de beaucoup supérieure à celle des livres classiques géné-
ralement usités dans les écoles de théologie.
L'ouvrage peut être considéré comme un npparatiis, servant d'in-
troduction à la lecture et à l'étude de l'Ancien Testament. Il s'ouvre
par des généralités sur les saintes Ecritures, et par un excellent tra-
vail sur la géographie physique et politique de la terre sainte et des
contrées voisines ; on y trouve tout ce qu'on sait de plus précis sur
cette matière, d'après les découvertes les plus récentes. Toutefois,
dans sa dissertation sur l'authenticité du Golgotha et du saint sépulcre,
l'auteur eût pu arriver à des résultats plus concluants par une voie
différente de celle qu'il a suivie. En cet endroit surtout, il eût fallu
une carte topographique et l'indication des restes des anciennes mu-
railles de la ville qui ont été mis à nu il n'y a pas longtemps. L'au-
thenticité de ces vestiges est maintenant tellement hors de doute que
les protestants anglais l'avouent ouvertement, et que les protestants
allemands commencent à entrer dans la même voie.
Toute cette introduction comprend une centaine de pages. Le reste
du livre, l'histoire proprement dite, en comprend plus de six cents,
imprimées généralement en caractères serrés, mais avec le goût et le
soin que les imprimeurs de Vienne mettent depuis quelques années à
leurs publications et qui les ont placés tout d'abord parmi les meilleurs
typographes de notre époque.
Cette histoire se divise en trois époqiies : la première s'étend depuis
la création du monde jusqu'aux temps des rois, ou depuis l'an 4274
jusqu'à l'an 1084 avant Jésus-Christ. La seconde va jusqu'à l'exil ou
la déportation à Babylone, c'est-à-dire jusqu'à l'an 586 avant Jésus-
Christ. La troisième comprend le reste. A moins de transcrire toute la
table qui termine l'ouvrage de M. Danko, il nous serait impossible d'en
donner une analyse complète. Mais voici en peu de mots ce qu'on y
trouve. D'abord toutes les questions de quelque importance soulevées
sur les auteurs des livres de l'Ancien Testament, l'époque où ils ont été
écrits, leur but, etc., sont brièvement indiquées, discutées et résolues,
toutes les fois qu'une solution est possible. Ensuite, tous les livres
sacrés sont analysés, verset par verset, de sorte que rien n'est plus
facile que la lecture intelligente de l'Ancien Testament, lorsqu'on
BIBLIOGRAPHIE- 711
s'aide (lu livre de M. Daiiko. Les passages obscurs ou difficiles surloul,
dout s'est emparé le rationalisme ou le prolestaulisme pour attaquer
la foi clirétienue, sont élucidés soit dans de courtes notes, soit dans des
dissertations spéciales. Beaucoup de questions dont Texamen jette du
jour sur l'histoire de rAncien Testament ou sur des vérités dogma-
tiques sont traitées de la même manière. C'est surtout dans ces notes
et ces dissertations , que paraissent la science et l'érudition de
M. Dauko. Il ne fait ni au commencement ni à la fin de son livre
rénumération des auteurs qu'il a consultés; mais nous sommes certain
de rester en deçà de la vérité , en assurant que le chiffî'e de ces
auteurs, tant catholiques que protestants, monte au moins à deux
mille; de sorte que Y HistoriaKetei :s 7e^/<7/«cv/// peut être appelée une
Bibliotheca scripturlstica de l'Ancien Testament. Et qu'on le remarque
bien, ces auteurs ne sont point cités en l'air; ils ont été étudiés et
examinés de près; on le voit à la manière dont sont indiquées leurs opi-
nions. M. Danko serait autant en état que Photius d'écrire un Mjrio-
biblon. Il connaît évidemment, non-seulement les langues classiques,
le latin et le grec, les langues orientales, l'hébreu, le chaldéen, le
syriaque et l'arabe, mais encore les langues vivantes de l'Europe, si
l'on en excepte peut-être le slavon. C'est là un avantage immense qui
assure, à ceux qui le possèdent comme M. Danko, et qui y joignent la
rectitude de jugement et le goi\t littéraire, une supériorité incontes-
table sur tous ceux qui ne connaissent que leur langue maternelle et
celles qu'ils ont apprises sur les bancs du collège ou du séminaire.
Heureux les élèves qui ont un professeur d'Ecriture sainte de la taille
de M. Joseph Dauko! Quiconque a eu le bonheur d'assister aux leçons
duu excellent maître de cette partie de l'enseignement ecclésiastique
sait, par sa propre expérience, quel fruit on peut tirer de l'explication
des saintes Ecritures, lorsqu'elle est faite par des professeurs laborieux,
savants et ne vivant pour ainsi dire que tie l'étude du texte sacré.
J. M.\RTINOF.
ÉTUDES SUR LIRL.\NDE CONTl-MPORAINE , par lo R. P. Adolphe Perraud,
de l'Oratoire. Paris. Ooiiniol, 1862.
Il faut presque du courage aujourd'hui pour oser entretenir le
public des malheurs et des injustices qui pèsent sur l'Irlande. Non pas,
certes, que cette cause ait cessé de mériter les plus vives sympathies de
tous les amis de l'humanité et du bon droit . mais [)arce que tant de
742 BIBLIOGRAPHIE.
fois on a fait la peinture des misères qui accablent ce peuple infortuné,
tant de fois on a demandé à l'Europe de s'intéresser à une situation
sans exemple peut-être dans les annales des nations civilisées, qu'il
devient difficile de ne pas tomber dans des redites qui finissent toujours
par prendre une tournure plus ou moins déclamatoire, au grand risque
de fatiofuer le lecteur au lieu de l'attendrir.
Après les immortelles harangues d'O'Connell, après les savants tra-
vaux de M. de Beaumont, les éloquents discours de Mgr Du-
panloup et de plusieurs autres en faveur de la nation irlandaise , n'y
aurait-il pas témérité à revenir sur un sujet épuisé, ce semble, depuis
longtemps et sur lequel tout le monde paraît surabondamment édifié?
En outre, il faut bien le dire, cette cause est loin d'être en faveur
auprès des hommes qui font aujourd hui l'opinion publique en France,
sans doute parce qu'on ne peut s'intéresser à l'Irlande sans discréditer
plus ou moins directement l'Angleterre, pour laquelle il est de bon ton
d'avoir des ménagements sinon des apologies.
Grâce à Dieu, ces considérations n'ont pas effrayé ou du moins
n'ontpas arrêté le P. Adolphe Perraud, et tous les cœurs sincèrement
catholiques, les vrais amis de la liberté lui voteront des remercîments
et des félicitations pour le beau et riche travail qu'il vient de publier
sur l'état actuel de l'Irlande. Son livre a pour titre : Etudes sur Vlr-
lande contemporaine . Dès son apparition il a attiré les regards et mé-
rité les suffrages des hommes les plus remarquables par leurs talents
et leur amour pour les grandes et saintes causes. La lettre écrite à l'au-
teur par Mgr Dupanloup est un éloge auquel on ne peut rien ajouter.
M. Gustave de Beaumont, si bon juge en pareille matière, a écrit
deux lettres de félicitations au P. Ad. Perraud. Enfin, tout récemment
un orateur qui a tenu sous le charme de sa parole, pendant la station
quadragésimale, un des auditoires les plus distingués de Paris, rendait
un hommage solennel au mérite de ce travail dans un discours pro-
noncé, à Sainte-Clotilde, en faveur des pauvres d'Irlande.
Des témoignages comme ceux-là sont plus que suffisants pour attes-
ter la valeur d'un livre et en assurer la fortune. Aussi pensons-nous
qu'il serait plus que superflu de donner nos appréciations après celles
dont nous venons de parler. Disons seulement qu'il serait à désirer
qu'en toute polémicpie on conservât la modération de pensées et de
langage gardée par le P. Perraud. Son plaidoyer en faveur d'une
nation opprimée gagne prodigieusement à ce ton calme, convaincu,
impartial. L'histoire (car ce livre est une page d'histoire qui demeu-
rera) l'histoire, doit marcher appuyée sur des faits beaucoup plus que
sur des sentiments. Soyez aussi éloquent écrivain que vous voudrez, si
'on sent que vous soutenez une thèse dont votre cœur est plus épri
BIBLIOGRAPHIE. 713
que volro esprit n'en est convaincn, si vos assertions ne sont pas prou-
vées par tles faits irrécusables, aux yeux des hommes sensés vous aurez
battu l'air de vos cris, vous vous serez procuré à vous-même l'éplié-
mère jouissance d'un enthousiasme sans fruit, auquel votre ouvrage ne
parviendra pas à survivre.
Le P. Ad. Perraud a donc été bien inspiré en préférant habituellement
la froideur des documents officiels et souvent l'aridité des chiffres à
toute appréciation persoinielle, si juste et si à propos qu'elle parût.
Pour écarter tout soupçon de parti pris, c'est presque toujours aux
protestants mêmes qu il emprunte ses témoignages; il puise dans les
journaux les moins sympathiques à 1 Irlande et an catholicisme, il cite
leurs paroles, en sorte que son livre pourrait être intitulée : U Angle-
terre jugée par elle-mcine dans la question irlandaise. Il y a mieux en-
core : l'auteur a voulu voir de ses yeux, il a examiné toutes choses avec
soin, il s'est fait expliquer ce qui lui semblait obscur, et n'a rien con-
signé dans son ouvrage avant d'avoir acquis cette certitude morale
qui fixe le jugement de tous les esprits sérieux. Nous voudrions faire
queUpies citations empruntées à cet important travail, mais nous ne
savons où porter notre choix parmi tant de documents qui nous sem-
blent tous du plus haut intérêt. L'auteur n'a rien oublié, et l'on peut
dire qu'il serait difficile de trouver une cause étudiée plus scrupuleuse-
ment, et un sujet traité d'une manière plus abondante et plus complète.
Quelques-uns seront peut-être même tentésde reprocher auP. Perraud
d'être entré dans àes détails sans importance. Quanta nous, nous pen-
sons que, dans un travail comme le sien, plus on est complet, plus on
jette de lumière sur la question ; et l'abondance des matières, au lieu
de mettre la confusion dans l'esprit, contribue merveilleusement à for-
mer au lecteur un jugement sûr, motivé et à l'abri de toute illusion.
Citons en finissant quelques paroles empruntées aux conclusions de
l'auteur. « Y(jilà plus de sept cents ans que l'annexion de 1 Irlande à
rAnglelerre est un fait accompli; et aujomd luii encore, si vous con-
sultez le senlimenl national, ce fiiil est subi bien plus t|u'il n'est ac-
cepté ' .
" Mais si cette annexion doit être maintenue, qu'elle se justifie donc
par ses bienfaits! que les Irlandais deviennent, sous le sceptre constilu-
liomiel de la libre .Angleterre, le plus heureux et le mieux gouverné des
peuples que rAngleterre du \ix'" siècle mette autant d'énergie et
lie persévérance à accomplir l'œuvre sacrée de la justice que r.Aiii^K'-
' L'.Anuloterre, a dit lord B\ ton, est unie à l'Irlande comme le requin à sa
proie, l'un dévore l'autre et cela lait iinicm.
7U BIBLIOGRÂPHIÎi.
terre du xvi^ et du xvii" a mis d'acharnement à opérer Tœuvre de spo-
liation et de persécution.
« Quand cela sera fait complètement et loyalement, l'Irlande n'aura
plus d'intérêt à se séparer de l'Angleterre. Gagnez cette nation par la
justice, une justice entière, sans réserve, sans restrictions, vous aurez
résolu le problème, et l'assimilation sera faite.
« Ce livre n'est donc pas autre chose qu'un appel à la justice adressé
à l'Angleterre au nom de l'Angleteire elle-même, c'est-à-dire au nom
de son honneur et de son intérêt^. »
Puisse cet appel être entendu ! c'est le vœu non-seulement des ca-
tholiques, mais encore des protestants que l'esprit de secte n'a pas
aveuglés. Nous pensons que le livre du P. Perraud fera tomber bien
des préjugés, éclaircira bien des doutes, et attirera à l'Irlande de nou-
velles sympathies qui contribueront à alléger son joug, à calmer ses
douleurs, si elles ne parviennent pas à lui piocurer l'égalité politique
et religieuse après laquelle elle soupire, et qui semble pour elle un
droit inaliénable.
J. NOURY.
REVUE DE LA PRESSE.
— Handhnch de?' K irchengeschichte (Manuel d'histoire ecclésiasti-
que), par feu le docteur Joseph-Ignace Ritter, doyen du chapitre et
professeur de théologie à l'Université de Breslau. Deux tomes, sixième
édition, revue et publiée par le docteur Eunen, archiviste de la ville de
Cologne, Bonn, chez Adolphe Marcus, 1862.
Depuis vme trentaine d'années, de savants catholiques allemands ont
publié plusieurs Manuels d'histoire ecclésiastique dont quelques-uns
ont été traduits en français. Celui que nous annonçons n'a pas reçu ,
que nous sachions, cet honneur, quoiqu'il soit à vrai dire un des plus
remarquables. La première édition a paru en 1846, et voici que, seize
ans après, la sixième voit le jour.
Ce manuel a les avantages et les inconvénients inhérents à cette
sorte d'ouvrages. Ce n'est point un récit, ce n'est pas un exposé cir-
constancié des événements, mais une sorte de retour aux chroniques
du moyen.âge, chroniques qui ressemblent souvent à des tables de ma-
' i'.oiu'lusion. pace iJGi et stiiv.
REVUE DE LA PRESSE. 715
tiùres. L'utilité de ces manuels est pourtant incontestable. Ce sont d'a-
bord d'excellents livres de classe. Les élèves y trouvent succinctement
racontés tous les événements qui intéressent l'Eglise, et les professeurs
d'histoire ecclésiastique n'ont que Icmbarras du choix, tant les en-
droits qui se piétent à des développcmenls sont nombreux. Ensuite
quiconcpie a lu quelques grands ouvrages historiques peut assez facile-
ment comprendre ce qui, dans ces manuels, est obsciu- et insuffisant
pour un lecteur ordinaire. Ce sont aussi de bons répertoires qui, grâce
aux nombreux ouvrages indiqués au commencement de chaque cha-
pitre , mettent sur la voie le lecteur qui désire connaître plus à fond
certains faits particuliers. Sous ce dernier rapport, le Manuel de
M. Ritter a une valeur toute spéciale. Tout ce qui concerne le protes-
tantisme , le joséphisme et les affaires de l'Eglise d'Allemagne au
XIX* siècle y est traité avec une ampleur et un soin qu'explique le séjour
de l'auteur dans un pays moitié protestant. Dans la nouvelle édition,
M. le docteur Eunen conduit le lecteur jusqu'aux derniers événements,
et termine par cette phrase qui indique assez le bon esprit ([ui l'anime:
« Personne ne saurait prédire comment finiront ces souffrances de
l'Église ; ce qui est certain, c'est que l'Eglise, éprouvée par les souf-
frances comme l'or par le feu, sortira de ces épreuves plus pure, et
qu'elle ne sera jamais abandonnée par Dieu. »
— Christus archœologie. Das Bitch von Jésus Christns nnd seinem
wahren Ebenbilde (Archéologie du Christ. Le Livre de Jésus-Christ
et de son vrai portrait), par le docteur Lcgis Gluckselig, orné d'une
chromolithographie représentant limage du Christ d'Edesse, qui est
en la possession de Sa Sainteté le pape, et de six gravures sur bois repré-
sentant des images du Christ du moyen âge. Première livraison. Pra-
gue, Nicolas Lehmann, i86'i.
Cet ouvrage, qui fait le plus grand honneur à la typographie de
M. Zamarski, de Vienne, sera publié en deux livraisons. La première
ne contient en qticlque sorte que les préliminaires de la thèse de INL le
docteur Lcgis Gluckselig, qui croit avoir découvert le véritable portrait
du divin Sauveur. Voici les iuiitidés des (•ha[)itres qui ont paru : L Jé-
sus et l'Église, a); la Rédemption du genre humain, b); le Judaïsme, c);
le Messie, d) ; l'Enseignement de Jésus, e'; l'Eglise chrétienne.
IL Principes tirés de la chronologie sacrée, a); Découverte des vérita-
bles années de la naissance et de la mort de Nolre-Seigncur, b);
lÉtoile des mages, c); la Chroiu)logie de la vie du Christ corrigée.
IIL Pensées sur le type primordial de l'humanité. IV. Le Christianisme
vis-à-vis des beaux-arts. Appréciation de la synd)oli(iue chrétieiuie.
V. Témoignages orientaux et occidentaux sur l'extérieur du (Christ.
VL Vestiges dune ancienne image miraculeuse du Sauveur. Le Christ
7<C REVUE DE LA PRESSE.
sous le type du pliilosoplic. VIL Les Images tlu Christ, par saint
Luc.
Les chapitres qui doivent encore voir le jour sont les suivants :
VllI. L'Image miraculeuse (rÉdesse. IX. Le Suaire de sainte Véroni-
que. X. Histoire de la représentation du type du Christ. XI. Forme
typique du Christ dans les monuments artisti([ues du m" au iv*^ siècle.
Le Christ des catacombes de Saint-Pou tieu. Le Clunst de la mosaïc{ue
de Saint-Paul-hors-des-murs. Le Christ des saints Come et Damien.
Le Sauveur de la dalmatique impériale. L'image du Christ de la cathé-
drale <le Prague. XII. Cycle des images du Clirisl.
Nous nous contentons d'annoncer cet ouvrage, Fintérêt devant
surtout se rapporter à la partie qui ne nous est pas encore parvenue.
— Dogmengeschichtii dvr uondcœnischen Zeit (Histoire des dog-
mes avant le concile de INicée), par le docteur Jos. Schwane, profes-
seur de théologie à l'Académie royale de Munster. — Munster, librai-
rie de Theisiiig.
M. le docteur Schwane a divisé son ouvrage en quatre parties. Dans
la première, il traite de ce que les Grecs appelaient la Théologie et les
scolastiques latins du Deo iino et trino; daus la seconde, de ce que les
Allemands modernes nomment la Christologie, et les théologiens des
autres nations le traité de rincarnation ; dans la troisième, de l'an-
thropologie, c'est-à-dire des différents états de l'homme, de la vie fu-
ture, du péché originel, de la grâce et de la liberté; dans la quatrième,
de l'Église, des sacrements et du canon des Ecritures.
Pour peu qu'on soit initié aux controverses des trois premiers siè-
cles de l'Eglise et à la connaissance des écrits des premiers écrivains
ecclésiastiques, on doit pouvoir comprendre focilement quelles sont
les ([uestions particulières discutées par l'auteur. Qu'il nous suffise de
dire que généralement il procède avec clarté, méthode , pénétration
d'esprit et jugement. Sa marche est assez uniforme. Il expose d'abord
la doctrine des saintes Ecritures; puis, si le dogme a été formulé par
l'Eglise, il donne les formules; enfin, il montre comment chaque
dogme a été enseigné et considéré par les Pères anté -nicéens,
et comment il a été défendu par eux contre les adversaires de
1 Eglise.
Le livre du docteur Schwane, sans avoir les caractères d'un ouvrage
de controverse, redresse ime infinité d'erreurs que la prétendue école
critique a lépandues sur l'histoire du développement des dogmes. Il
sera d'une grande utilité pour tous ceux qui désirent étudier les ouvra-
ges des anciens docteurs, ou qui, dans l'étude de la théologie, ne veu-
lent pas se contenter de simples manuels.
— Missale ad usnm insignls et prœcJm œ KccJesice Saruin. Pars
REVUE DE I.A PRESSE. 717
prima Ictnporalc. lirimlislancl, c prclo de Pilsligo. Londoiii \cncunl
apud, C. J. Slcwart, i86i.
Des membres de la haute Eglise crAnglcteire, ayant des tendances
puséistes, se sont employés depuis plusieurs aunées à donner de nou-
velles éditions des ancieus livres liturgicjues callioli([ues (rAngleterre
et (PJîlcosse. Le Bréviaire d'Abcrdeeu demeure jusqu'ici , si nous ne
nous trompons, le plus beau spécimen typograplii(|ue de ces sortes
d'entreprises littéraires. A d'autres publications on a mis moins de
luxe, mais infiniment plus de criti([ue littéraire. Le Missn/r Sarrtm, ou
deSalisbury, (|ue nous annonçons, se trouve dans ce cas. L'impression
est trés-ordinaire. mais le texte a été revu sur un grand nondjre d'an-
ciens exemplaires imprmiés; lorstjue le nouvel éditeur mit la main à
l'œuvre, vingt éditions de cet ancien Missel étaient connues; depuis,
queUpics avitresontété déterrées par des bibliophiles. L'éditeur a con-
fronté entre elles presque toutes ces éditions; d'abord, il n'a trouve
que des différences insignifiantes , mais après un examen plus attentif,
il a découvert que l'édition de i5io à i5i i, l'édition de i526 et l'édi-
tion de Paris de 1 555 , sont des recensions nouvelles, ou des souches
servant de base à une distribution des éditions en différentes catégories.
Il va de soi que ce Missel est pour le fond le Missel romain. Les dif-
férences, ((ui sont plus curieuses qu'importantes, ne laissent pas d'être
pleines d'intérêt pour les puséistes : c'est l'effet d'un sincère amour
pour l'Église anglicane, et du regret que leur inspire l'œuvre des réfor-
mateurs ([xn ont détruit la belle liturgie de leur ancienne Eglise pour
mettre à la place une chose (pii n'a ni corps ni âme. Il y aura bientôt
vingt ans, im autre ministre puséiste entreprit à Malines une nouvelle
édition du Bréviaire de Salisbury. Il était bien décidé à ne pas sortir
Av l'Église anglicane et à ne se faire calholicpu' ([u'avec la foide du
peuple anglais. Loisqu'il eut imprimé ([uelques feuilles, il vit (pie ce
propos n'était ni Iogi([ue ni chrétien, et il se jeta généreusement dans
le giron de l'Éghsc romaine, reconnaissant cpie l'Eglise dAngletcrrc
était une fille infidèle. La réimpression du Bréviaire de Salisbuiy en
est restée là. Nous ne souhaitons pas le même sort au Missel de Salis-
bury, mais nous souhaitons à son éditeur la grâce, la courage, la gé-
nérosité de l'éditeui- (hi Bréviaire.
— Frcilicrr J. Ilci/iric/i von Wcsscnberg. (Le baron J. Ilenii de
Wcssenberg. Sa vie et ses œuvres. Documents pour l'histoire des der-
niers temps) j ouvrage comjiosé par le docteur Joseph Jîeck, conseiller
intime de S. A. le grand -duc de Bade. Fribourg, librairie de Frédé-
ric ^Vagner, 1862.
VVessenberg , le digne coadjuteur du triste prince-évêque de
Constance. Dalberg. h' \icaire ca|)ilMlaiic de Guistance rejeté par le
7i8 REVUE DE LA PRESSE.
saintasiége, rarchevêque élu de Friboiirg rejeté de même; l'artisan,
de toutes sortes de nouveautés dans FEglise d'Allemagne, a trouvé
dans M. le docteur Beck, nous ne dirons pas un historien impartial ,
mais un panégyriste décidé. Le biographe approuve tout dans son hé-
los, et fait connaître d'autant mieux quel dangereux ennemi le ber-
cail de Jésus-Christ a conservé dans son seiu durant tant d'années.
Nous regrettons même que M. Beck n'entre pas dans plus de détails.
Nous aurions surtout aimé des explications sur le plan que les princes
du haut Rhin ont poursuivi pendant longtemps à l'effet d'établir un
patriarche d'Allemagne à Mayence, et de soustraire ainsi les catholi-
ques des bords du Rhin à l'autorité du saint-siége. Nous ignorons quelle
influence M. le docteur Beck exerce à la cour de Bade; mais quelle
qu'elle soit, son livre est un signe du temps et une révélation de ce que
certains hommes d'Etat allemands rêvent contre l'Eglise catholique. Il
est toujours bon de savoir ce que veut l'ennemi.
— Jacnboa von Bayent, und Ihre Zeit. Acht bûcher niederlaendis-
cher Geschichte . (Jacqueline de Bavière et son époque. Huit livres
d'instoire des Pays-Bas), par François Loeher, tome P'. Nordlingen ,
Beck, 1862.
Cet ouvrage est dédié à S. M. Maximilien II, roi de Bavière. L'au-
teur annonce que le tome second et dernier paraîtra dans le courant
de l'année prochaine. Il s'est servi de presque toutes les sources im-
primées, bien connues en Hollande et en Belgique. Il tâche de donner
un récit ample, clair, intéressant d'une des existences les plus agitées
que présente l'histoire. A la fui du volume, il discute un certain nom-
bre de points qui offrent de l'obscurité ou de l'incertitude. Iimlile de
nous étendre davantage sur cette monographie : qui ne connaît les
|)rincipaux faits de la vie accidentée de Jacqueline de Bavière? On a
voulu mettre cette vie en roman ; la simple vérité est plus romanes-
que que tout ce que peuvent inventer les poètes.
— Herhiird VIII Freiherr zu Jaersperg Ç\5^8-1516), ein krai-
nischer Held und StaaLsmann. (Herbard VIII, baron d'AuerspergjiSaS-
iS^S), un héros et un homme d'Etat de la Ca^iiole), par P. Radies.
Vienne, 1862, W. Braumûller.
Nous pouvons faire connaître en peu de mots cet ouvrage : c'est la
vie d'un noble protestant de la Carnioîe, qui a été mêlé à beaucoup de
grands événements de son époque, surtout aux luttes contre les Turcs
et à l'introduction du luthéranisme en Carnioîe. C'est en même temps
une sorte de chronique de la famille d'Auersperg, ([ui est redevenue
catholique. Comme on possède peu de livres sur la Carnioîe, ce livre
peut avoir quelque utilité , en particulier pour l'iiistoire d'une partie
du xvi^ siècle.
REVUE DE LA PRESSE. 719
— Histoire de M. Funriu et du rétablissomoiit du catholicisme à
Genève, par M. l'abbé F. Martin, cliaiioinc bonorairc de lît'llcy, curé
de Fei'iiey, et M. l'abbé Floiiry, auniôiiier du pensionnat de Garonge.
Paris, Tolra et Haton, 1862.
A Genève, comme partout, la réforme ne s'introduisit que par la
violence. L'ancienne population de la ville se vit débordée et opprimée
par une population nouvelle plus nombreuse, et composée de luigue-
nots émigrés de presque tous les pays de l'Europe. Au xvi'' siècle, les
actes publics en font foi, il restait à peine seize Genevois d'origine
sur trois mille deux cent vingt-deux chefs de famille jouissant des droits
de bourgeoisie. Les vieux Genevois supportaient impaliennnent le
joug de ces étrangers; mais ils durent céder an nond)re, et les nou-
veaux venus établirent cette aristocratie genevoise si tristement fa-
meuse qui devait dominer pendant trois siècles. Toutefois, le despo-
tisme tbéocratique inauguré par le funeste génie de Calvin ne réussit
pas à étouffer tous les germes de la vraie foi. Rentré pour un temps
connue dans l'obscurité des catacombes, le catholicisme devait en sortir
à son heure et reconquérir sa place à la lumière du grand jour.
Ce fut M. Vuarin que Dieu choisit pour commencer l'œuvre de la
restauration. Arrivé à Genève en 1799 comme simple missionnaire,
il ne trouva dans cette Rome calviniste que quelques catholiques épars.
Mais à la fin de sa carrière les choses avaient bien changé : lor,s([u'il
mourut, il laissa à Genève une paroisse catholique de huit mille àines,
une église et un cimetière catholiques, deux écoles catholiques, tenues
l'une par les Frères et l'autre par les Sœurs de Saint-Vincent de Paul,
enfin un hôpital et un orphelinat. Les zélés de la réforme eussent bien
voulu se débarrasser du i^rand curé, connue ils l'appelaient; ils n'en
vinrent jamais à bout ni par les injures, les calomnies et les délations,
ni par l'appât des dignités ecclésiastiques et en faisant briller à ses yeux
la pourpre card malice.
Tel est riiomme dont MM. Martin et Fleury nous ont fait connaître
la vie. Cette noble physionomie de M. Vuarin suffirai; pour nous inté-
resser à leur ouvrage, quand même il ne se reconnnnnderait point déjà
à d'autres j)<)ints de vue.
— Lorette et Castclfidardo ^ Lettres d'un pèlerin^ par Edmond
Lafond. Paris, A. Bray.
C'est ici une correspondance vraiment attrayante, ou. pour mieux
dire, une conversation aimable <[ui se promène à travers mille sou-
vcniîs intéressants, mille détails historiques ou poétiques, mille récits
animés d'une piété douce. L'auteur a le don de charmer par la grâce
et par une pureté du style, nous ne dirons point parfaite, mais très-peu
ordmaire dans notre siècle. Sou âme s'inspire partout des pensées
720 REVUE DE LA PRESSE.
et des émotions de la foi. C'est un vrai pèlerin. On lira surtout avec
intérêt les belles pages consacrées aux immortels héros de Gastel-
fidardo.
— Souvenirs de Rome, offerts par Mgr Vêvèque (V Orléans au
clergé de son rliodèce. Paris, Douniol, 1862.
On trouve réunis dans cette brochure de 1 56 pages : le discours
prononcé par MgrDupanloup àSaiut- André-de-la-Vallée en faveur des
Eglises d'Orienl; l'allocution adressée aux zouaves pontificaux dans
l'église collégiale deMarino, pour la clôture du mois de Marie; les paroles
que Monseigneur prononça dans sa cathédrale, à son retour de Rome,
et la lettre qu'il adressa à cette occasion au clergé de son diocèse, avec
le post-scriptuin qu'il y ajouta ensuite. On a joint à ces documents le
texte latin et une traduction française de l'allocution prononcée par
S. S. le pape Pie IX dans le Consistoire du c) juin 1862, de l'adresse
présentée au souverain pontife par les évoques et de la réponse qu'y
fit Sa Sainteté. L'allocution adressée aux zouaves était restée jusqu'ici
inédite ; les autres pièces qui composent ce recueil étaient déjà
connues.
— De viris illtistribus et de persecutoribus Ecclesiœ ad usuni tiro-
mini linguœ latinœ^ J. M. J. T. Paris, Lecoffre, 2" édition, 1863.
Mettre en regard la mort si belle et si coiirageuse des martyrs avec
la mort funeste de leurs persécuteurs et de leurs bourreaux ; réjouir
la foi des jeunes élèves des séminaires et des institutions chrétiennes
pai- le tableau des merveilles que Dieu a opérées en faveur de ses
saints; toucher et former les cœurs par le récit des souffrances et des
vertus de tant de héros ; leur inspirer la crainte des jugements de Dieu,
en leur montrant, par des exemples frappants, qu'il châtie souvent,
même dès cette vie, les grands coupables : tel est, dit l'auteur dans sa
préface, le but principal qu'il s'est proposé dans cet ouvrage. Ce but
éminemment louable et parfois trop oublié dans l'enseignement, nous
croyons qu'il est parfaitement atteint. Mais ce livre, incomparablement
supérieur, quant au fond, aux extraits d'auteurs païens qu'on met
ordinairement entre les mains des élèves, sera-t-il également apte à
les former à la bonne latinité ? C'est une question sur laquelle nous
n'avons plus à revenir aujourd'hui, parce qu'elle a été définitivement
tranchée, par l'opinion publique et par de récentes expériences, en
faveur des classiques convenablement expurgés et chrétiennement
expliqués.
H. Mertian.
Paris. — Inipiiinerie de W. REMQU£T, GOLPY el C*, rue Garancièrc, 5.
LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
ET DE LA THÉOLOGIE
Bref de S. S. Pie IXauxévêques d'Autriche, 1856. — Clemens, De scholasticorum
sententia : Philosophiam esse theologiœ ancillam. — MM. Jacques, Simon et
Saisset, Manuel de philosophie. — MM. Ritter, Franck, Barthélémy Saint-
Hilaire, passim, etc..
Il y a environ quatre ans qu'ici même nous posions la
question suivante : Quels sont, en matière de science, les rap-
ports du sacré et du profane? La théologie appuyée sur une
base révélée, la philosophie n'ayant d'autre point de départ
que l'évidence, en quelle situation relative sont-elles ' ? De-
puis lors, si les discussions religieuses n'ont pas cessé d'être
à l'ordre du jour, elles n'ont pas cessé non plus de s'agiter,
quoique souvent à leur insu, autour de ce problème fonda-
mental. La lutte la plus sérieusement engagée aujourd'hui
n'est pas celle qui descend sur le terrain des faits et trouble
pour un temps la paix du monde, mais bien celle qui se pour-
suit dans la région des esprits entre l'idée chrétienne et l'idée
rationaliste, entre les affirmations catholiques et les négations
incrédides. Or cette lutte, d'où vient-elle, sinon de ce qu'on
cherche à connncttre la raison avec la foi et l'ordre de con-
naissances provenant de l'iuie avec l'ordre de connaissances
qui dérive de l'autre ?
* Etudes, 2<^ série, t. I, p. 2.
1» 46
722 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
Nous croyons donc nous placer au cœur de la controverse
moderne en nous faisant le rapporteur des opinions diverses
émises sur ce sujet, et en cherchant à déterminer les véritables
relations des deux sciences.
Trois systèmes principaux ont été mis en avant : l'un su-
bordonne entièrement la théologie à la philosophie, c'est le
système rationaliste ; un autre voudrait que chacune des deux
sciences put aller dans sa voie sans s'inquiéter en rien de la
science qui marche auprès d'elle : ce n'est guère que la théorie
précédente un peu modifiée ; le troisième admet la subordina-
tion de la raison à la foi, de la science profane à la science
sacrée, de la philosophie à la théologie ; il y a plusieurs ma-
nières d'expliquer cette doctrine, et c'est là qu'il faudra dé-
mêler la vérité catholique. Malgré les clameurs de nos adver-
saires, nous nous efforcerons de procéder avec calme dans
ces débats où Ton se passionne souvent parce que l'on ne
veut pas s'entendre, et où la lumière manque seulement
parce qu'elle est étouffée sous un nuage de préjugés con-
traires.
Toute l'école rationaliste a proclamé bien haut l'entière et
absolue indépendance de la philosophie par rapport à la re-
ligion. Pour elle, il n'y a pas là seulement un fait qui date de
Descartes, et dont on rend d'immortelles actions de grâces à
son auteur ; il y a de plus un droit sacré, imprescriptible, que
la philosophie n'a pu oublier sans aller contre sa propre es-
sence, car « une philosophie au service de la croyance ec-
clésiastique est une absurdité '. » Et, cf commerl'a dit Aristote,
il ne faut pas que le philosophe reçoive des lois, mais qu'il en
donne ". » Non-seulement donc il ne peut accepter le contrôle
qui lui viendrait de la théologie, mais c'est à lui au contraire
à contrôler tout ce que celle-ci enseigne.
' H, Ritter, Hist. de laphil. chrét., 1. I,, introd., p. 23.
^ MM. Jacques, Simon etSaifset, Manuel de philos., S'' édit., p. i.
ET DE LA Tlir«:OLOGIE. 723
« Imaginez que la connaissance humaine est comme un vaste
champ divisé en parties selon la nature variée du sol et de ses
productions. Chacune de ces parties représente ime science ;
chacune a ses habitants qui la cultivent. Au milieu est un lieu
élevé d'où la vue, sans distinguer les détails, embrasse l'en-
semble et aperçoit les limites et les rapports des parties ; d'où
s'échappent aussi les courants qui vont fertiliser chaque do-
maine. C'est là que le philosophe aspire à monter, pour assister
d'en haut à tout ce travail de l'esprit humain, pour découvrir
les sources qui l'alimentent et pour les épurer au besoin '. c
Avec une pareille notion, donnée sans auciuie restriction
et mise comme élémentaire entre les mains de la jeunesse,
le problème est résolu d'avance. Il va sans dire que la théo-
logie étant ime des branches du savoir humaip doit, elle
aussi, être surveillée, jugée de haut, et, dans l'occasion, re-
dressée par cette science qui se pose en dominatrice univer-
selle en vertu même de sa nature et de la situation qu'elle
occupe.
Ce n'est donc pas seulement l'indépendance, et une indé-
pendance absolue, que l'on revendique pour la pensée indi-
viduelle et philosophique ; c'est encore une souveraineté vé-
ritable que l'on constitue à son profit. « Elle seule voit à la
fois le point de départ, et le centre, et le but; elle seule peut
donc montrer le chemin aux autres sciences ; elle seule a le
secret tout entier de la vie de l'homme -. » — « Elle conser-
vera toujours l'ambition de tout dominer ; sa définition même
renferme l'idée d'jine suprématie universelle ^ »
Ees motifs manqueraient-ils à l'appui de cette prétention ?
Non, sans doute. On fait valou' surtout le besoin que nous
éprouvons de nous rendre compte de toutes choses. N'est-ce
pas l'instinct spontané qui se révèle dès l'enlance, et qui plus
tard, dans l'hounne capable de réiléchir, devient non-seule-
uient une nécessité, mais encore un devoir ? La première loi
' MM. Jacques, Simon et Saisset, Manuel de philos., V édil., introd., p. 12.
* M. Harllu-lcmy Sainl-Ililaire. De l'ccole d'Alexandrie, prôf., p. 21.
* Manuel de phlL, p. i.
724 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
de sa nature est de ne pas agir en aveugle ; si ce n'est pas pour
rien que le Créateur a donné des yeux à son corps, c'est encore
moins sans motif que la raison a reçu sa lumière. A elle d'éclai-
rer la route, à elle d'exercer au loin ses investigations et de scru-
ter toutes choses. Car elle est établie auxfrontières de l'âme pour
arrêter et prévenir toute importation frauduleuse. Ce qui n'a
pas été soumis à son examen, ce qui ne porte pas le sceau de
sa révision, ne saurait être admis légitimement ni trouver place
parmi les croyances de l'homme. Voilà pourquoi sur toutes les
données fournies par la science, il y a un dernier mot qui est
celui de la raison, et ce mot ne peut être prononcé que parla
philosophie.
Ainsi l'école rationaliste s'arroge, comme une propriété in-
contestable, le droit de tout discuter, de tout analyser, de
tout juger. A elle le bénéfice de cette parole apostolique :
Spiritualis hoino judicat omnia^ ipse aiitem a nemine judica-
tur '. Aussi partage-t-elle le genre humain en deux grandes
catégories. D'une part sont les simples, les ignorants, inca-
pables de saisir la vérité autrement que sous des voiles et des
symboles -, ce sont les hommes de la foi, auxquels il fauî une
révélation, des mystères et une religion positive. Mais au-
dessus de la foule, il y a les philosophes, qui, laissant de
coté la forme allégorique , pénètrent jusqu'à la substance
même de la vérité. Ceux-là sont les hommes vraiment spiri-
tuels ; ils échappent aux entraves de la lettre qui tue ; ils se
font à eux-mêmes une religion entièrement rationnelle, qui
n'est autre que la religion même de la nature.
Nous reconnaissons ici la pensée de Hegel. Transportée il y
a quelque trente ans en France par M. Cousin, elle est peu à
peu devenue le mot d'ordre de tous ceux qui ont voulu faire
de la science en dehors du christianisme. Si divisés qu'ils
soient dans leurs opinions sur toutes choses, ils s'entendent
du moins en ceci. Matérialistes ou spiritualistes, positivistes,
panthéistes, socialistes, tous s'accordent pour assurer à la
raison une royauté absolue dans le domaine de l'intelligence ;
• /Cor., II, 15.
I
s»;
l
ET DE LA THÉOLOGIE. 725
ils lui font une autorité qui ne relève d'aucune autorité, un
sceptre qui ne doit s'abaisser devant aucun sceptre, une juri-
diction qui, s'étendant sur toutes choses, décide en dernier
ressort et rend des arrêts irréformables.
Au fond, ce système est beaucoup plus ancien qu'on ne le
suppose d'ordinaire. Dès le xiif siècle, Raymond Lulle l'avait
formulé presque en termes équivalents, quoiqu'il fvit parti
d'un point tout opposé. En effet, après s'être efforcé d'établir
(pie tous les articles de la foi pouvaient être prouvés par des
raisons démonstratives et évidentes, il arrivait à des conclu-
sions connue celles-ci :
« La foi est nécessaire aux hommes grossiers, ignorants,
appliqués au travail manuel et sans élévation dans la pensée,
qui ne sauraient comprendre par la raison, et cjui aiment à
connaître sous le voile des croyances; mais un esprit perspi-
cace se laisse plus facilement conduire à la vérité chrétienne
par la raison que par la foi. »
Et encore : « Celui qui connaît par la foi ce qui est du do-
maine de la foi, peut tomber dans l'erreur ; mais celui qui
possède cette connaissance par la raison, ne saurait se trom-
per
« Nous connaissons mieux ce que nous voyons que ce que
nous touchons; de même, nous sommes ainsi faits que nous
connaissons plus clairement la vérité par la raison que par
la foi '. »
Ou je me trompe fort, ou ces propositions que l'autorité
ecclésiastique réprouva, renfermaient en germe toute la théo-
rie moderne. La supériorité de la philosophie sur la théolo-
gie, la subordination de toute donnée révélée à l'examen ra-
tionnel, la distinction d'une connaissance allégorique sujette
à l'erreur et d'une science plus pénétrante dont le coup d'œik.
est infaillible ; la ligne de démarcation entre les multitudes à
qui la foi convient, et les privilégiés de l'intelligence à qui la
raison suffit, tout s'v trouve déjà exprimé à peu près comme
' Propcsit. 97 et 98, condamnées par le pape Grégoire XL (Cf. NataL Alex.,
Hist. EccL, sœc. xiii, c. ni, a. 20).
726 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
aujourd'hui dans les ouvrages de nos libres penseurs. C'est
que l'orgueil de la raison est aussi ancien que la raison elie-
méme.
En faisant justice de ce qu'il y a d'exagéré dans ses pré-
tentions, nous ne toucherons aucunement à ses droits véri-
tables.
Sans contredit, dans l'ensemble des sciences que l'homme
acquiert par ses forces naturelles, la philosophie occupe le
premier rang et doit exercer la suprématie. Ici nous admettons
sans réserve la comparaison rapportée précédemment et les
conséquences qui en découlent. Si le champ de nos connais-
sances est divisé en parties^ dont chacune représente une
branche du savoir humain, la philosophie y occupe le point
central ; si chaque science est connue un ruisseau coulant
dans la plaine et arrosant le département qui lui est propre,
la philosophie, placée sur un lieu élevé, surveille tous ces cou-
rants et au besoin les dirige. Nous dirons plus encore : il n'en
est aucun qui n'ait en elle son origine et qui ne se rattache
à elle comme à sa source.
Toute science en effet repose sur les axiomes ; elle part de
certains principes qu'elle trouve gravés dans l'esprit humain,
et dont elle n'est pour ainsi dire que la mise en œuvre. Car
si c'est une science d'observation, elle ne fait autre chose qu'ap-
pliquer les principes à une maîière découverte par elle ; et si
c'est une science de déduction, son travail consiste à analyser
les principes, à les comparer, à les combiner de manière à en
tirer, autant que possible, toutes les vérités qn'ils renfer-
ment. Mais ces axiomes, que chaque science pose à son début;,
sans les discuter, lui appartiennent-ils ? Non ; c'est l'objet
propre de la philosophie. En vertu de ce prêt qu'elle leur fait,
celle-ci les regarde toutes comme comptables envers elle et de
leurs procédés et de leurs résultats. Par là elle les tient en
quelque sorte sous sa dépendance; et, sans aucune confusion
des rôles, elle peut toujours les ramener à son domaine.
Aussi .chaque science a sa philosophie. Nous connaissons
'celle de l'histoire, celle de la législation, celle de la politique;
on pourrait de même faire la philosophie des mathématiques
ET DE LA THÉOLOGIE. 727
et des sciences naturelles. Et, à vrai dire, ce qui nuit le plus
au progrès des branches diverses de la connaissance humaine
c'est qu'un pareil travail n'existe pas encore. Nous savons
classer des phénomènes et nous ne savons pas toujours ap-
précier les lois qui les dominent; tel qui spécule sur l'infini
est hors d'état de rendre compte du rôle que cet élément mys-
térieux remplit dans ses Oj)érations. En cet état de choses,
plusieurs nient la métaphysique. Autant vaudrait nier l'esprit
lui-même. Ils en viendront là quelque jour, s'ils veulent être
conséquents, caria métaphysique n'est que la science des lois
nécessaires impliquées dans l'être, et de celles qui régissent
les esprits dans la connaissance de la vérité.
Je ne m'arrêterai pas à faire observer que la philosophie,
après avoir posé les premiers principes et constaté leur
valeur, indique encore la méthode à suivre, les procédés
légitimes à employer pour arriver à la certitude^ et qu'elle
range chacune des sciences à sa place en lui assignant ses li-
mites*; tous ces droits lui reviennent sans conteste, et lui
assurent évidemment la suprématie.
Mais s'il y a une science qui ne prend pas chez elle son
point de départ, xqui ne lui emprunte pas ses piincipes, qui
a pour se diriger une autre lumière et pour oj)érer d'autres
instruments, cette science lui sera-t-elle aussi subordonnée?
Ce que nous disons n'est point une simple hypothèse. Oui,
une science existe, laquelle a pour fondement, non l'évidence
philosophique, mais la révélation; pour lumière, non cette
clarté intérieure qui luit au dedans de riiomme, mais la pa-
role de Dieu qui retentit au dehors; pour principes, non pas
ceux de l'intelhgence créée, nécessairement étroits et relatifs,
mais ceux de l'intelligence divine, dont la connaissance nous
est communiquée par luie voie supérieure; pour instrument
enfin une vérification où la raison n'est pas maîtresse, mais où
son rôle est d'écouter et de se soumettre.
C'est ainsi que la théologie se définit elle-même; telles sont
' Ce rôle de la philosophie a été revendiqué pour elle par un de nos collabora-
teurs, le R. P.TouIemonL V. Études, 2^ série, t. Il, p. 310. La philosophie dans
ses rapports avec les sciences.
728 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
les conditions qu'elle revendiqua dès son entrée dans le
monde, et les titres avec lesquels elle vient aujourd'hui encore
réclamer sa place parmi les sciences que l'homme cultive.
En leur compagnie elle n'est point une étrangère, car elle
parle la même langue, quoique avec un accent qui trahit sa
haute origine. Mais si elle s'assied à leurs côtés, ce n'est point
pour accepter leur joug ni pour vivre dans leur dépendance.
A celle des sciences humaines qui voudrait s'arroger le droit de
lui commander, elle répondrait avec une noble assurance :
Que me demandes-tu ? je ne viens pas de toi. Si haut que tu
établisses ton point de vue, la source où je puise est plus élevée
encore. Mes horizons ne sont pas tes horizons, mon ciel est
plus pur, mon regard plus puissant, ma sphère plus vaste et
plus étendue; garde ton domaine et laisse-moi le mien : à toi
l'étude de la nature, à moi la révélation des choses divines.
J'entends le rationalisme me dire : Non, c'est en vain que
vous essayez de soustraire une des branches du savoir humain
au contrôle de l'investigation philosophique. Tout ce qui
entre dans notre intelligence devient aussitôt la propriété de
la raison. La question de provenance est ici indifférente.
Qu'iui dogme soit descendu du ciel, ou qu'il ait germé dans
l'humanité, du moment qu'il frappe à la porte de notre es-
prit et demande à s'introduire parmi nos croyances, nous
avons le droit de l'examiner, de l'interroger, de le disséquer
pour voir ce qu'il renferme. A cette condition seulement il
peut s'assimiler à notre pensée et y prendre vie. Autrement il
n'y sera qu'un produit exotique, une plante dépaysée et in-
capable de s'enraciner dans le sol , une sorte de dépôt sem-
blab-.e à ces blocs erratiques que nous trouvons sur nos
montagnes, et qu? les révolutions du globe ont laissés là
comme éga* es, sans aucun rapport avec les terrains qui les
entoureni.
Je n'affaiblis ni la difficulté ni le motif qu'on prétend
y voir pour soumettre les données de la foi à l'inquisition
rationnelle. Toutefois il est facile de reconnaître que ces con-
sidérants n'ont pas de valeur.
En effet^ du moment qu'on se place dans l'hypothèse d'une
ET DE LA THÉOLOGIE. 729
révélation faite à l'iioinme par la Divinité, il faut bien accorder
que l'acceptation en est obligatoire. Ce que la raison aura le
droit devérilier, c'est le fait de son existence. Ici, nous l'avons
expliqué précédemment', la reclierche sera du domaine de
la philosophie. Dieu est-il intervenu? la voix du ciel s'est-elle
fait entendre? voilà des faits à examiner selon les lois que l'on
suit pour tous les autres événements de l'histoire. Et quand la
raison donne sa réponse sans préjugés, sans parti pris, d'a[)rès
la nature des monuments, d'après le nombre et la valeur des
témoignages , on ne peut nier qu'elle ne soit dans son rôle
véritable.
Mais si elle a une fois reconnu que la parole divine est ar-
rivée jusqu'à nous, conservera-t-elle le droit « de lui appliquer
sans réserve et sans arrière-pensée la méthode générale des
recherches scientifiques ; de la considérer comme un fait na-
turel , qu'il faut observer, analyser ainsi qu'un autre fait, et
subordonner ensuite à des lois inséparables de l'esprit hu-
main' ? »
Assurément celte manière de procéder serait en contra-
diction évidente avec les lois même de l'intelligence. Pleine-
ment édifiée sup la source du témoignage et sur la vérité de
son contenu, ce que doit faire la raison, c'est tout d'abord de
s'efforcer de le comprendre ; mais elle n'en est pas moins tenue
à l'accepter lorsqu'il dépasse sa portée et qu'elle n'en pénètre
pas le mystère. Prétendrait-elle alors que la révélation lui est
inutile? que la notion venue du ciel sera pour elle comme
un dépôt cacheté quelle s'obstinerait en s>ain éi garder et
qui ne la rendra pas plus riche^ ? Nous répondrons que, s'il en
est ainsi, la plu])art de ses autres connaissances devront être
rejetées au même titre.
Nous ne connaissons, dit IJossuet, le comment de rien. Or
c'est seulement ce comment (^u\ nous échappe dans les vérités
surnaturelles. La révélation qui m'en est faite enrichit mon
• Études, août 1862. La philusophie de la foi.
' M. Franck, De la certitude, introd., p. 95.
' /(i., ibid., p. 77.
730 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
esprit en m'apprenant des faits : le Verbe s'est incarné, il a
racheté le genre humain, l'esprit de Dieu est descendu sur le
monde : autant de choses que j'ignorais et dont on m'enseigne
l'existence. Mais de quelle manière Dieu a-t-il pu se faire
homme? en quoi sa mort a-t-elle été la réhabilitation de ma
nature? par quels nœuds invisibles et pourtant réels l'Esprit-
Saint peut-il s'unir aux âmes des fidèles? C'est là ce que tous
les efforts du génie n'aboutissent pas à me montrer clairement.
Conclurai-je qu'après avoir entendu la parole divine, je n'ai
qu'une obscurité de plus sans aucune lumière nouvelle ? Ah!
l'humanité tout entière se lèverait pour me démentir. C'est
sur la foi qu'elle a eue de ces choses qu'elle s'est elle-même
corrigée et transformée ; c'est en partant de là qu'elle a réalisé
tant de conquêtes dans l'ordre religieux et même dans l'ordre
purement philosophique. La notion de Dieu s'est éclaircie,
celle de l'homme s'est illuminée; la vie future a changé d'as-
pect, la morale est entrée dans une voie meilleure, les idées
chrétiennes en se popularisant ont formé dans le monde un
fonds de vérité incomparablement supérieur à celui que l'hu-
manité possédait avant l'Évangile, et ce fonds au lieu d'être le
privilège d'un petit nombre de sages, est devenu le patrimoine
de tous.
D'ailleurs si je suis loin de tout saisir dans le témoignage
divin, je suis plus éloigné encore de n'y rien comprendre. La
création entière m'est présentée comme un miroir où viennent
se réfléchir les réalités de la sphère surnaturelle. Ce miroir
est imparfait, nous en convenons; les objets y perdent une
partie de leur éclat, ne s'y reproduisent pas avec tous leurs
caractères, rien de plus certain. Telle qu'elle est, néanmoins,
cette image n'est pour nous ni sans vérité ni sans lumière.
Elle parle assez pour nous faire croire, pas assez pour nous
faire jouir; si ce n'est point encore la vision face à face ^ c'est
déjà pourtant la science à son début, c'est une idée des choses
divines conçue par analogie, une connaissance ébauchée qui
doit aller grandissant jusqu'à ce qu'elle trouve sa consom-
mation dans le plein jour de la gloire.
Ce sont là des explications sur lesquelles j'ose à peine
ET DE LA THEOLOGIE. 73 i
insister, parce que clans le christianisme elles sont élémen-
taires. Si quelqu'un n'en voit pas la portée, je le plaijis; si, la
voyant, il s'obstine à nier, je le plains beaucoup plus encore.
Quoiqu'il en soit, la suprématie revendiquée par la philo-
sophie sur le dogme chrétien est évidemment un non-sens,
puisqu'elle supposerait la destruction de ce dogme. Du
moment que vous subordonnez la théologie à la phi-
losophie, vous niez leur distinction et le caractère de la
science sacrée. Il n'y a plus deux termes, mais un seul, non
plus une science procédant de la raison et une autre procé-
dant de la révélation, mais une science unique et purement
ratiolinelle. Nous dirons donc à nos adversaires : Soyez francs,
et allez jusqu'au bout de vos doctrines. Ce n'est y^as la supré-
matie de la raison que vous demandez, mais l'abolition de la
foi ; entre la théologie et la philosophie , ce n'est pas pour
vous une question de supériorité, c'est une question d'ab-
'sorption et de complète identité.
II
Si la science sacrée ne peut pas, sans suicide, accepter un
rang inférieur qui la soiunettrait comme les autres branches
du savoir humain au contrôle absolu de la raison, devrons-
nous dire qu'elle vient s'asseoir près de la philosophie comme
une égale, chacune des deux ayant sa sphère à part, et pour-
suivant sa route sans recevoir la loi et sans la faire?
Telle est la seconde solution proposée pour le problème qui
nous occupe.
Les deux sciences, a-t-on dit, habiteutdes régions diverses :
l'une étudie le monde de la raison et de la nature, l'autre
considère le monde de la révélation et des choses surnaturelles ;
ce sont deux théâtres entièrement distincts; elles peuvent
donc aller dans leurs voies sans se gêner, sans se contredire ;
elles auront beau avancer toujours, elles ne se rencontreront
jamais, car les roules qu'elles suivent ne sont pas dans un
même plan, mais dans des plans parallèles. I/une est fondée
732 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
sur l'autorité, l'autre est fondée sur la liberté; que chacune
exploite son principe, qu'elle s'efforce d'en tirer tout ce qu'il
renferme, quel mal peut-il en résulter? Toutes deux seront
dans le vrai, chacune à son point de vue. Le philosophe
pourra rester croyant alors même que ses spéculations ne se
laisseront limiter par aucun symbole religieux; et le croyant
à son tour ne perdra rien de sa foi pour laisser toute liberté
à sa pensée philosophique.
Ce système se retrouve plus ou moins nettement formulé
au fond d'un certain nombre d'esprits, et il a marqué sa
trace dans des écrits qui jouissent d'un crédit justement mérité
à d'autres titres. On fait ainsi de la religion et de la philoso-
phie « deux ordres de pensées qui diffèrent depuis le com-
mencement du monde et qui différeront jusqu'à la fin'. »
On trouve étonnant que nous nous scandalisions de ren-
contrer dans des ouvrages de philosophie pure des asser-
tions qui ne peuvent s'accorder avec le christianisme. On re»
garde comme tout simple que dans les établissements destinés
à l'instruction de la jeunesse, à côté de l'enseignement reli-
gieux et nécessairement orthodoxe donné par l'aumonier, se
place un enseignement philosophique qui non-seulement fait
abstraction totale de l'élément chrétien, mais ne craint pas,
même sur les points fondamentaux, de se mettre en opposition
flagrante avec lui. Comme si c'était une condition normale du
développement de l'esprit humain de lui faire adopter le
pour et le contre; comme si l'âme pouvait se scinder, et,
donnant une partie d'elle-même aux croyances traditionnelles,
réserver l'autre, la meilleure sans doute, au scepticisme des
théories incrédules ou à l'indifférence des philosophies athées.
Non, il n'y a pas deux vérités contraires, l'niie faite pour
l'intelligence, l'autre appropriée aux besoins du cœur; l'une
que la conscience embrasse, l'autre qui alimente la foi; l'une
religieuse qui s'impose au nom de Dieu, l'autre philosophique
qui se découvre à la lumière de la raison ; émettre explici-
tement ou implicitement ces principes, ce serait renouveler
' M, Cousin, Promenade philos, en Allemagne.
ET DE LA TIlÉOLOGli:. 733
l'erreur des Averroïsles condamnée par Léon X au cinquième
concile de Latran.
Luther, dans une célèbre dispute, dont la date n'est pas
certaine, avait, lui aussi, mis on avant l'existence des deux
vérités opposées. « En théologie, disait-il, il est vrai que le
Verbe s'est incarné ; en philosophie c'est absurde et tout
simplement impossible... La Sorbonne, mère de toutes les
erreurs, a eu tort de définir que le urai philosophique est en
même temps le vrai théologique ; c'est à elle une impiété de
condamner ceux qui pensent le contraire... Souvent la théo-
logie va se heurter contre les règles posées par la philosophie,
et celle-ci à son tour va donner en plein contre les principes
établis parla théologie'. » C'était une boutade dont le père
de la Réforme revint bientôt, et il ne fut suivi par aucun
de ses disciples. Eux-mêmes en rougissaient, et plus tard, lors-
que Daniel Hoffmann, professeur à Ilelmstadt, eut émis de
nouveau les mêmes opinions, ils le forcèrent à se rétracter
aussi bien que ses adhérents.
C'est qu'en effet cette maxime une fois adoptée, il n'y au-
rait plus d'erreur, si opposée à la morale ou à la religion,
qui ne pût être justifiée. La vérité n'aurait plus d'existence
absolue, ce serait une apparence trompeuse, une de ces lueurs
sans objet produites j)ar une faiblesse d'organe, ou bien encore
une affaire de point de vue, une question de dispositions et
de situation personnelles. Nous retombons dans le système
qui attribue la foi tout entière à l'imagination ou à la sen-
sibilité, et qui met la raison exclusivement du coté de la
philosophie. Alors, pourquoi des demi-mesures? Si les
croyances religieuses ne sont pas conciliables avec les grands
jîrincipes communs à toutes les intelligences, il faut avoir
le courage de les stigmatiser comme elles le méritent; si au
contraire on les respecte, si on leur accorde quelque valeur,
il ne faut plus venir nous dire que la raison peut se
trouver en opposition avec elles.
' Sentent. I», 4^ 5^ ^o^ in Disput. Iiab. an. r339, vel. V6'h\, l. I, Opp. Lu-
//«erj, p. 468,édit. Jen.
734 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
Les deux sciences, quoique ne suivant pas la même route,
ne sauraient donc aller au rebours l'une de l'autre. Si parfois
elles se rencontrent, elles devront cheminer de pair ; et lors
même qu'elles nous sembleront le plus éloignées, il sera
toujours possible d'établir un trait d'union entre elles. C'est ce
qu'ont fait les théologiens. Parcourant successivement les dif-
férentes affirmations de la foi, ils en ont analysé le contenu et
montré que, dans l'ensemble comme dans les détails, la
philosophie n'y rencontrait rien qu'elle put solidement contre-
dire. Souvent, au contraire, en étudiant le dogme, ses pres-
sentiments se trouvaient confirmés, ses desiderata comblés,
ses démonstrations achevées ou corroborées. Admirable
harmonie qui établit l'unité de la science sur l'unité même
du plan divin, et qui produit cette large synthèse résumée
dans l'enseignement des écoles catholiques!
III
La raison n'est pas en droit de marcher à coté de la révé-
lation sans s'occuper d'elle, elle est encore moins autorisée à
prendre vis-à-vis d'elle une position supérieure pour la
juger ou la réduire à la mesure de ses pensées propres ; il n'y a
donc pour la philosophie qu'une seule situation normale, celle
où elle accepte une certaine subordination, consentant à se
laisser guider, du moins à se laisser indiquer les écueilset les
périls de naufrage.
Mais cette dépendance peut être entendue de bien des
manières. Parlons d'abord de ceux qui ont voulu l'exagérer
jusqu'au point de supprimer la raison.
A les en croire, l'intelligence hinnaine n'était par elle-même
capable que de se tromper et de faillir. Boiteuse depuis
sa chute, il lui fallait en tout et partout l'appui de la révé-
lation divine ; impuissante à se soutenir, elle ne pouvait
même faire les premiers pas sans être menée à la lisière.
Ces erreurs ont été trop pleinement, trop solennellement dé-
menties, pour que nous devions ici les réfuter de nouveau.
ET DE LA THÉOLOGIE. 735
La philosopliie, même la plus soLiproiHK use, a pu voir avec
quelle sollicitude les défenseurs intrépides du dogme veil-
laient en même temps pour assurer à la raison l'iiîtégrité de
ses forces, et comment l'Eglise, tant accusée de la déprécier,
était au contraire empressée à la défendre. Toutes les fois
qu'on est venu lui dire que la vérité découlait uniquement
de la révélation, qu'a-t-elle constamment répondu ? Qu'il fal-
lait faire à chaque chose sa part, et ne pas confondre des
rôles appelés à demeurer essentiellement distincts; que le so-
leil qui s'est levé sur l'humanité par grâce ne suppose pas qu'il
n'y ait en dehors de lui que ténèbres absolues ; qu'au con-
traire la lumière naturelle, affaiblie sans doute mais non
entièrement éteinte, insuffisante pour nous guider sûrement
jusqu'à la fin, mais non incapable de nous mettre sur la voie,
brillait encore aux yeux qui voulaient la voir; qu'à elle il
fallait rapporter certaines idées de justice et de moralité qui
forment comme le fond de la conscience publique, en outre
la démonstration de l'existence de Dieu, et celle de plusieurs
autres vérités appartenant à la religion naturelle.
H est donc entendu que nous n'usons pas de représailles
vis-à-vis du rationiilisme. Il prêche l'absorption de la théologie
dans la philosophie; nous ne demandons nullement la con-
fiscation de l'une au profit de l'autre; nous les laissons sub-
sister toutes deux avec leur domaine propre, sans exagérer
les droits, sans porter la dépendance au delà des justes
limites.
J'ai lu quelque part que nous voulions faire de la philoso-
phie « une sorte de caution et de pioiuiier de la théologie »,
ayant pour fonctions de déblayer le terrain devant elle, de
lui ouvrir le chemin en réfutant les apparentes contradictions
que renferment les mystères, et rendant inacceptables les opi-
nions qui leur sont opposées, d'escorter en quelque sorte le
dogme en le mettant d'accord avec les lois de la raison et de
la nature. On appelait cela « reculer aux plus mauvais jours
du moyen âge '. »
• Journal des Dcbats, 8 octob. <8o8, art. de V. Franck.
736 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
Que les philosophes se rassurent. Non, nous ne voulons
point les introduire dans le sanctuaire, ni les transformer
en acolytes portant devant le prêtre ou l'eau bénite ou l'en-
censoir. Ils resteront hors du temple'; tout au plus pourront-
ils entrer, s'il le veulent, dans le vestibule et sous les parvis.
Mais ce que nous leur demandons, c'est de ne pas dresser
des machines contre la maison de Dieu, de ne pas creuser
la terre sous ses fondations, dans le dessein d'ébranler ses
murailles. Sonder les vérités mystérieuses de la foi, faire
ressortir leur accord avec les principes de l'esprit humain, ce
sera l'oeuvre de la science sacrée et non d'une philosophie
profane. Elle risquerait trop de s'égarer dans ces obscures
profondeurs. Qu'elle se garde donc d'y descendre; qu'elle
demeure sur le sol, aux clartés de son soleil trop souvent
encore voilé et ténébreux ; celui-là seul qui tient d'une main
ferme le flambeau de la foi et le fil conducteur de la tradi-
tion pourra se hasarder dans ces routes difficiles, où tant
d'autres ont péri victimes de leur imprudence.
Ainsi la subordination que la philosophie peut et doit
accepter ne lui enlève ni le pouvoir de voler de ses propres
ailes, ni la propriété du terrain où elle s'établit. Il ne s'agit
pour elle ni d'être enchaînée dans ses mouvements, ni de
demeurer toujours en tutelle.
Quels seront donc alors et le mode et la mesure de cette
dépendance ?
Pour répondre à cette grave question, nous n'avons rien
de mieux à faire que d'écouter la voix auguste qui nous vient
de Rome, avec l'autorité que Dieu a donnée à son pontife :
« Certainement l'Église ne condamne pas le travail de
ceux qui veulent connaître la vérité, puisque c'est Dieu qui
a mis dans la nature humaine ce désir de saisir le vrai ; elle
ne condamne pas non plus les efforts de la saine et droite
raison par lesquels on cultive l'esprit, on scrute la nature,
on met en lumière ses secrets les plus cachés. Cette mère très-
tendre reconnaît et proclame justement que parmi les dons
du ciel le jdIus insigne est celui de la raison, au moyen de
laquelle nous nous élevons au-dessus des sens, et présentons
ET DE LA THEOLOGIE. 737
en nous-mêmes une certaine image de Dieu. Elle sait que
nous devons chercher jusqu'à ce que nous ayons trouvé, et
ne pas nous attacher à autre chose qu'à ce que nous avons
cru ; pourvu que nous tenions en outre pour certain qu'il
n'y a plus rien autre chose à croire et à chercher, lorsque
nous avons trouvé et cru ce qui a été enseigné par le Christ,
qui ne nous commande pas de chercher autre chose que
ce qu'il a enseigné.
(f Qu'est-ce donc que l'Église ne tolère ni ne permet pas,
qu'elle reprend et condamne absolument en vertu de la
mission qu'elle a reçue de garder le dépôt qui lui a été
confié?
« L'Eglise reprend fortement et elle a toujours condamné el
condamne la conduite de ceux qui, abusant de la raison, ne
rougissent ni ne craignent de l'opposer et de la préférer
follement et criminellement à l'autorité de Dieu; de ceux qui
s'élèvent insolemment, qui, aveuglés par leur orgueil et par
leur vanité, perdent la lumière de la vérité et rejettent avec
un souverain mépris cette foi dont il a été écrit : Qui ne croit
pas sera condamné. Pleins de confiance en eux-mêmes, ils
nient qu'on doive^en croire Dieu sur Dieu même et accepter
avec obéissance ce qu'il a voulu nous faire connaître de
sa propre nature. A ces honnnes l'Eglise ne cesse de ré-
])ondre que, lorsqu'il s'agit de la connaissance même de
Dieu, c'est Dieu qu'il faut croire; que c'est de lui que vient
tout ce que nous croyons sur lui, parce que l'homme n'au-
rait pu le connaître, comme il en a besoin, si Dieu lui-
même ne nous avait connnuniqué cette connaissance salu-
taire '. »
Voilà, d'une part, tout le travail que la raison accomplit
pour se connaître elle-même, et pour connaître la nature,
hautement avoué, solennellement encouragé par l'Eglise; de
l'autre, celui qu'elle entreprendrait pour combattre la révé-
lation et se préférer à Dieu non moins solennellement "on-
damné et réprouvé. La soumission qu'on lui demande esf
• Bref (le Pic IX aux évéques ilAulricho, 17 mars 4830.
738 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
celle que le Créateur a imposée à la mer lorsqu'il lui a dit :
Tu viendras jusqu'ici et sur ce rivage tu briseras l'orgueil de
tes flots. Raison humaine, ton domaine est assez large, la
liberté de tes mouvements assez complète dans ces espaces
plus vastes que ceux de l'Océan où le Créteur a marqué ta
place ; là tu pourras te donner carrière, élever tes investi-
gations jusqu'aux cieux ou les abaisser jusqu'aux abîmes;
seulement respecte ce grain de sable qui t'a été assigné
pour limite et prends garde de vouloir le dépasser ja-
mais, car il deviendrait l'écueil où toute ta science ferait
naufrage.
Oui, que la raison se renferme dans sa sphère naturelle,
c'est tout ce que le christianisme exige. Peut-il faire moins
que de réclamer, d'exiger qu'on respecte sa frontière? Si ja-
mais il permet à la raison de franchir cette borne et de
mettre le pied sur le sol sacré, alors c'est justice qu'elle y
vienne comme une étrangère et qu'elle accepte la législation
spéciale qui régit la contrée où elle se trouve. Serait-ce ce
qu'on appelle porter le joug? il faudra convenir que celui-
là ne saurait être secoué légitimement. Écoutons encore
Pie IX.
« L'Église enseigne et proclame que si quelquefois on peut
employer la science humaine à l'étude des oracles divins, la rai-
son ne doit point pour cela usurper orgueilleusement le droit
d'enseigner en maîtresse, mais qu'elle doit agir comme une
servante obéissante et soumise, dans la crainte de s'égarer
en marchant en avant et de perdre, en suivant l'enchaîne-
ment des paroles extérieures, la lumière de la vertu intérieure
et le droit sentier de la vérité ' . »
La règle que l'auguste pontife donne ici pour l'exégèse
s'applique en général à tous les efforts que peut faire la raison
pour développer ou expliquer le dogme. Là en effet, elle n'est
plus chez elle ; admise comme auxiliaire en vertu d'un con-
trat exprès ou tacite, elle doit demeurer fidèle aux conditions
qui lui sont posées; elle vient pour édifier, non pour détruire ;
» Bref aux évêques d'Autriche, 17 mars 1856.
ET DE LA THÉOLOGIE. 739
et comme elle ne peut être utile qu'en se mettant sous les ordres
de la science qui l'appelle à son aide, alors elle est nécessaire-
ment servante delà théologie.
Cette expression révolte les libres penseurs; nous sommes
naturellement conduit à en préciser le sens.
IV
On peut assigner à cette formule une triple origine. La
première qui semble avoir été trouvée après coup, et à laquelle
nous n'attachons qu'une médiocre importance, se rattache
à ce texte des proverbes : Sapieritia œdijicavit sibi dorniim^
misit anciïlas suas ut vocarent ad arcem\ Suivant plusieurs
interprètes, à la tête desquels il faut placer saint Thomas^, la
sagesse dont il est ici question est la science des choses divines
ou la théologie ; les servantes qu'ell e envoie pour aller cher-
cher les hommes et pour les amener à la citadelle ou elle fait
sa demeure sont les sciences naturelles, entre autres la philo-
sophie. L'interprétation est ingénieuse, mais elle semble
s'écarter du sens premier et naturel de ce passage, surtout
dans le texte grec, car il est question non de servantes, mais
àe ministres owàe serviteurs ^ ^oûAouç , expression que les Pères
rapportent à peu près unanimement aux apôtres.
Outre cette origine biblique, il en est une autre qui a
exercé sur les esprits une plus sérieuse influence. Au livre I*
de sa métaphysique, Aristote classant les diverses branches de
la philosophie , donne la supériorité aux sciences spéculatives :
la mathématique, la physique et la théologie; et parce qu'elles
doivent à leur tour être rangées selon la dignité de leur objet,
il est évident que la dernière nommée est la première de toutes.
La théologie doit donc être regardée comme marchant à la
tète de ces sciences privilégiées; c'est la science principale et
divine à qui revient le commandement et la direction ; et les
' Prov. XI, 1.
* Sum. 1, p. q. I, a. 4.
740 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
autres, comme autant de servantes, n'ont pas le droit de la
contredire '.
Assurément le philosophe de Stagyre ne connaissait en fait
de théologie que celle qui est le fruit de l'investigation natu-
relle; mais on conçoit aisément que le principe posé par lui de-
vait recevoir une interprétation différente chez les auteurs
juifs et chrétiens, j)uisqu'ils croyaient à une science de Dieu
acquise par une voie supérieure. Philon avait déjà formulé
l'adage scolastique ; lorsqu'il disait : « Ce que l'enyclopédie
des arts libéraux est à la philosophie, celle-ci, à son tour,
l'est à la sagesse, c'est-à-dire, qu'elle est sa servante". »
De bonne heure les saints docteurs s'exprimèrent sur ce sujet
comme devaient le faire plus tard les théologiens du moyen âge.
Clément d'Alexandrie dit en propres termes : « La sagesse
(et l'on sait qu'il entend par ce mot la science divine) est la
maîtresse de la philosophie, comme celle-ci l'est de tous les
arts préparatoires à son enseignement^. »
Fidèle aux leçons de son maître, Origène assigne la doc-
trine chrétienne comme le but et comme le couronnement
suprême de toutes les autres études, puis il ajoute : k Ce que
les philosophes disent de la géométrie, de la musique, de la
grammaire et de l'astronomie, à savoir qu'elles sont des aides
et des auxiliaires de la philosophie ; nous le disons, nous, de
la philosophie relativement au christianisme'. »
Nous pourrions citer plusieurs auteurs anciens qui s'expri-
ment de la même manière, mais un seul témoignage nous
suffira, celui de saint Jean Damascène, le Thomas de l'Orient,
qui le premier appliqua la logique d'Aristote à la démonstra-
tion des vérités religieuses : « Tout artisan, dit-il, a sous la
main des instruments pour exercer son industrie; il est juste
qu'une reine ait des suivantes attachées à son service; ainsi
nous devons regarder les sciences profanes comme servantes
' Aristot., Mélaph. i, 2. Cf. ir, 2 ; x, 7. Eth. Nicora., vi, 7, etc.
* De congr. quœr. erud. gratta.
3 Clém, Alex., Strom., i, .S.
* Orig., édit. Delarue, 1. 1^ p. 30.
ET DE LA THÉOLOGIE. li]
de la vérité, et reléguer bien loin l'impiété qui a exercé autre-
fois sur elle une honteuse tyrannie '. »
Après de tels antécédents, il ne faut pas s'étonner que les
docteurs scolastiques aient été à peu près unanimes à con-
cevoir les rapports de la théologie et de la philosophie de
cette manière. Nous ne rapporterons pas leurs assertions,
elles sont assez connues: mais ce qui a plus besoin de l'être
si l'on veut éclaircir leur pensée, ce sont les motifs qu'ils
font valoir pour établir la subordination de la science pure-
ment rationnelle à la science sacrée. Nous en donnerons ici
une rapide analyse.
Tout d'abord, les scolastiques font remarquer que les
sciences humaines, quelle que soit leur nature, ont un même
but; et ce but n'est autre que le bonheur, la perfection de
riionune. Il est donc nécessaire qu'il y ait entre elles un
certain ordre et une légitime hiérarchie. Quelle sera la
science appelée à tenir le premier rang, à conduire, à diriger
toutes les autres ? sans doute la science dont le regard a le plus
d'étendue, celle dont l'horizon est plus vaste, ou pour parler
leur langage, celle dont l'objet est plus intelligible, soit du
côté de la certitude qu'il fournit, soit du côté de l'ensemble
de choses qu'il embrasse, soit du côté de la lumière qui
l'éclairé. A ce triple point de vue, la métaphysique a tous
les titres à faire valoir, et l'on sait que dans la métaphysique,
la théologie occupe la place la plus élevée.
Jusqu'ici ce langage est assez d'accord avec celui des spiri-
tualistes modernes.
Mais, ajoutent les scolasli([ues, la théologie elle-même se
partage en deux grandes sciences : l'une tient tout de la na-
ture, l'autre doit tout à la révélation ; l'une est imparfaite et
bornée, l'autre est plus complète, plus universelle ; la fin
qu'elle poursuit est plus haute, l'objet qu'elle contemple est
dans un jour plus pur, la sécurité qu'elle donne à l'esprit est
plus entière et plus profonde; elle ne reçoit ses principes
d'aucune autre science, elle les tient immédiatement de Dieu.
• S. Jean Damasc, édit. Lequion, t. L p. 8.
742 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
N'ayant donc rien à leur emprunter, elle se sert d'elles ainsi
qu'elle ferait de ministres inférieurs, à peu près comme
un architecte se sert des ouvriers qu'il emploie, ou comme
l'état civil use de l'état militaire. Elle prend par la main la
raison pour l'élever jusqu'à comprendre d'une manière plus
pleine les vérités qui lui sont proposées au nom de la foi ;
elle la fait pénétrer dans les choses divines, non point seule-
ment par la porte que lui ouvrent les créatures, mais par
celle que lui montre la révélation, guide sûr et infaillible*.
Tous les objets de notre connaissance, disent-ils encore,
acquièrent dans notre esprit comme une sorte d'être par le
fait même qu'ils existent dans notre pensée. Et cet élre a dif-
férents principes, savoir : ou la nature, ou la grâce, ou la
gloire. Dès lors il est évident que des degrés doivent être éta-
blis entre les connaissances que nous possédons. Elles forment
comme une échelle qui, ayant son point d'appui sur la terre,
touche le ciel dans sa partie supérieure et va se perdre dans le
sein de Dieu ^.
Voilà comment raisonnent les théologiens. En lisant atten-
tivement ce qu'ils ont écrit sur ce sujet, on s'apercevra faci-
lement que les preuves apportées pour établir la suprématie
de la science sacrée peuvent se résumer à peu près de la sorte :
Sa source est placée plus haut, sa fin est supérieure, son ob-
jet est plus grand et plus noble. Si donc une science doit être
appréciée et d'après son principe, et d'après sa matière, et
d'aptes son but, nul doute que toutes les raisons ne se réu-
nissent en faveur de celle-ci ; elles lui assurent la supériorité
sur toutes les autres connaissances.
Ce raisonnement des scolastiques est-il juste ? A moins de
se mettre en dehors du point de vue chrétien, on ne saurait en
contester la valeur.
Encore une fois, du moment qu'on regarde la révélation
comme une chimère, il n'y a pas même lieu à poser la ques-
tion des rapports entre la philosophie et la théologie. Mais si
' Cf. S. Thom., Sum., 1, p. q.i, a, 5.
* Cf. S. Bonav., Breviloq. et, Itiner. ment, in Deum.
ET DE LA THÉOLOGIE. 748
la parole de Dieu est une chose sérieuse, si l'Église et le chris-
tianisme ne doivent pas être a priori classés parmi les faits
purement naturels, je demande comment on pourrait assigner
à la science théologique une place inférieure et subordonnée.
Je vois bien ce qu'on va me dire : Vous ne pouvez pas faire
de la science indépendamment de la raison, et du moment
que la raison entre quelque part, elle y vient avec toutes ses
prérogatives ; avec le droit de juger, parce qu'il est de son es-
sence; avec celui de rejeter les affirmations en désacord avec
elle, parce que les admettre serait contre nature.
Les docteurs anciens ont résolu d'avance cette difficulté, et
nous-mêmes nous y avons répondu tout à l'heure. Oui, la
raison entre dans toute science, mais elle y entre à la condi-
tion de respecter ce qui existe indépendamment d'elle. Elle
entre en physique avec cette clause qu'elle ne niera aucun des
phénomènes constatés par l'expérience; elle entre en astro-
nomie, mais y sera-t-elle admise à repousser comme absurdes
les observations faites sur le ciel et les données obtenues à
l'aide de nos télescopes? Elle entre en histoire, pourvu
toutefois qu'elle ne la refasse pas suivant ses caprices, mais
qu'elle en reproduise scrupuleusement la vérité. Ainsi
partout où elle trouve des faits, son premier devoir est de
les mettre hors d'atteinte. Qu'elle les considère attentive-
ment, qu'elle en étudie les rapports, l'enchaînement, les
causes, les résultats, à la bonne heure! mais que jamais,
sous prétexte d'évidence, elle ne révoque en doute ce qui était
solidement établi ; car ce sont ses théories qui doivent s'ac-
commoder aux choses certaines, et non les choses certaines
qui doivent se plier à ses théories.
Or quand la raison se présente pour pénétrer dans le do-
maine de la théologie, elle y trouve également des faits, des
faits constatés par Tohservalion et enregistrés par l'histoire.
Tant qu'elle se contentera de les étudier, de les classer, de les
rapprocher les uns des autres, soit pour s'assurer de leur exis-
tence, soit pour en déduire les lois véritables, nul n'aura le droit
de se plaindre. Mais il n'en serait plus de même du moment que
la raison voudrait les falsifier, les nier ou en altérer le carac-
744 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE
tère ; alors elle outrepasserait ses pouvoirs, elle manquerait
à ses obligations les plus rigoureuses ; au lieu d'être une auxi-
liaire utile, elle se poserait en ennemie ; loin de fournu- une
lumière plus abondante, elle ne ferait qu'épaissir les ténèbres
et entraver la science.
Le sens de l'axiome catholique est désormais facile à fixer.
Il se réduit à exprimer ces trois choses :
i" La théologie est juge des écarts que la raison peut se
permettre à l'endroit du christianisme et c'est à elle de les
réprimer en fixant la doctrine;
2° La théologie a droit de se servir des données philoso-
phiques pour prouver la nécessité de croire et la vérité de la
révélation ;
3" La parole divine une fois acceptée, la raison sert à en
pénétrer la signification et à en éclaircir les profondeurs.
Voilà ce que les scolastiques ont voulu dire et non pas
autre chose.
Le docteur Clémens, enlevé prématurément à la science
qu'il enseignait avec éclat dans l'Académie royale de Munich,
nous prête ici l'autorité de sa parole :
« Que la philosophie considérée en elle-même ne soit d'au-
cune importance, qu'elle ne constitue pas une science véri-
table, ayant son domaine propre où elle est pleinement indé-
pendante , et ne se trouve gênée par aucunes mesures
restrictives, ou bien encore que la liberté de sonder tout ce
qui est de son ressort doive être réprimée, le progrès de la
raison arrêté dans la connaissance du vrai, et autres choses
semblables, c'est là ce que les scolastiques n'ont jamais
voulu dire en adoptant leur axiome 5 tout au contraue, on
peut tirer de leurs principes une doctrine formellement op-
posée. Car, en premier lieu, suivant leur opinion, la philo-
sophie par sa nature même diffère totalement de la théologie ;
de plus, elle lui sert comme de fondement, elle traite une
infinité de sujets qui sont absolument étrangers à la science
sacrée ; ceux qui sont communs à l'une et à l'autre, elle les
envisage autrement ; enfin le rôle même qu'elle est appelée
à remplir dans l'étude des choses divines fait au théologien
ET DK LA THKOLOGIE. 745
un devoir de s'y appliquer tie toutes ses forces, d'étendre
son règne et de favoriser ses progrès en tous sens'. »
De là vient que Duns Scot, Durand de Saint-Porcitn, et
quelques autres refusent d'admettre l'adage généralement
reçu. Le premier, après avoir déclaré que la théologie n'est
soumise à aucune autre science, ajoute qu'elle-même à son
tour n'en a aucune autre comme subalterne ^ parce qu'on
n'en trouve point qui reçoive d'elle leurs principes". « Non,
dit de même Durand, la théologie ne considère pas les autres
sciences comme subalternes ; et la raison est celle-ci : les
sciences qui tiennent de leurs propres principes une connais-
sance plus évidente que celle qui leur viendrait d'ailleurs ne
sont point subordonnées à luie autre. Or telle est la condi-
tion des sciences d'invention humaine relativement à la théolo-
gie. » Il prouve ces affirmations en établissant qu'une science
n'est, à proprement parler, subordonnée, ou, si l'on veut,
subalterne vis-à-vis d'une autre science qu'autant qu'elle en
dépend pour la parfaite connaissance de ses principes. Puis il
montre que les sciences naturelles ne sont point dans ce rap-
port vis-à-vis de la science révélée, car elles ont pour fonde-
ment l'évidence acquise par les sens, par la mémoire, par
l'expérience, par la raison; et si la théologie nous donne
quelque connaissance de leur objet, c'est seulement par voie
d'autorité et d'une manière énigmatique"'.
Nous pourrions donc, sans nous éloigner de l'orthodoxie,
permettre aux philosophes de nier en un certain sens l'axiome
qui leur est odieux. Oui, leur dirons-nous, constatez l'indé-
pendance de la raison, la liberté pleine et entière de ses re-
cherches. Mais que la raison reste toujours raisonnable, que
les spéculations delà philosophie demeurent purement philo-
sophiques. Tant que vous n'affirmez que d'après l'évidence,
vous ne nous inspirez aucune frayeur; car, comme l'a très
bien dit Descartes, « une révélation ne peut jamais être con-
• D' Clémens, De scholaslic. sentent., elc... p. 23.
' Scot., in I, sent, proloq., q. m.
* Durand, in lib., Sent, proloq., (|. viii.
746 LES RAPPORTS DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA THÉOLOGIE.
traire à une vérité. Ce serait donc une espèce d'impiété d'ap-
préhender que les vérités découvertes en philosophie fussent
contraires à celles de la foi*. »
Ajoutons que ce serait une impiété plus grande encore de
penser qu'une assertion philosophique contraire à la foi pût
jamais être pour nous l'expression d'une vérité. Ces deux
propositions réuniesfixent les limites dont nous avions besoin.
Elles établissent le sens véritable des rapports qui doivent
exister entre les deux sciences. Elles assignent à la philoso-
phie les véritables conditions de son indépendance
A. Matignon.
* Descartes, Œuv., t. HI, let. 83.
LES CATHOLIQUES DE GENÈVE
DEPUIS LA RÉFORME
I. Histoire de M. Vuari7i et du rétablissement du catholicisme à Genève, par
M. l'abbé F. Martin, missionnaire apostolique et chanoine honoraire de Belley,
li et M. labbé Fleury, aumônier du pensionnat de Carouge. Paris^ Tolra et Haton,
1862.
II. Divers érrits de M. Vuarin. [De la religion catholique dans le canton de Ge-
nève. — Lettre sur la tolérance de Genève, etc.).
Le nom de M. Vuarin appartient désormais à l'histoire. En
lisant le beau livre de M. l'abbé Martin, la postérité saura
ce que vaut un prêtre selon le cœur de Dieu et quelle est la
puissance de son zèle. Assurément, le grand curé, comme on
disait à Genève, est une des figures sacerdotales les plus re-
marquables de ces derniers temps, et, au dire des protestants
eux-mêmes, témoins clairvoyants de ses actes et appréciateurs
modérés de son influence, il est devenu « un personnage his-
torique par le rôle qu'il a joué dans la république genevoise
après la Restauration '. «
Quelle vie plus mililante que la sienne? Pendant quarante,
cinquante ans, — depuis son entrée dans la carrière ecclé-
siastique au commencement de la Révolution, jusqu'à sa
mort arrivée en i843, — toujours on l'a vu sur la brèche,
souvent seul, luttant, avec un courage à toute éj^reuvo, contre
l'hérésie, contre l'incrédulité moderne et contre l'esprit ré-
• Paroles de M. Gaullieur, de Genève.
748 LES CATHOLIQUES DE GENÈVE
volutionnaire. Il avait dit, en se rendant à son poste : « Quand
on est nommé curé de Genève, on y va, on y reste et on y
meurt. » Ce fut sa devise, et il ne s'en est jamais départi, mal-
gré les entraves sans nombre suscitées à l'exercice de son mi-
nistère, malgré le mauvais vouloir obstiné des magistmls
protestants et les efforts qu'ils faisaient pour l'arracher à son
troupeau à l'instant même où s'offraient à lui, pour peu qu'il
eût cédé, les emplois les plus brillants et les plus hautes di-
gnités de l'Église. Aussi, le jour de ses funérailles, personne
ne s'étonna de lire sur son catafalque ces paroles d'un pro-
phète : Je t'ai établi comme une colonne de fer et comme un
mur d airain ; ils combattront contre toi, mais ils ne préi>au-
dront pas '.
Qui sait cependant si son nom est parvenu aux oreilles de
tous mes lecteurs? Plusieurs, peut-être, en traversant Genève
de son vivant, n'ont pas même soupçonné son existence, car
ce n'était pas, j'en conviens, une de ces célébrités en vogue
sur lesquelles se porte tout d'abord l'attention des touristes et
qui obtiennent la place d'honneur dans des impressions de
voyage. Mais au moins l'œuvre à laquelle il s'est consacré
tout entier lui a survécu, et elle est grande entre toutes. L'é-
tranger qui visite aujourd'hui Genève ne peut voir sans quel-
que étonnement se dresser au milieu de la Rome protestante
l'imposante basilique de Notre-Dame ; et s'il demande aux
habitants par quel prodige a pu se produire en pareil lieu, en
dépit de l'esprit de secte, ce magnifique épanouissement de
la foi catholique, en lui racontant l'histoire de cette paroisse,
on ne manquera pas de lui parler du grand curé.
il appartenait à l'historien de M. Vuarin non-seulement de
nous retracer l'humble origine de cette grande et belle œu-
vre, mais encore de nous introduire en quelque sorte dans les
catacombes du catholicisme genevois. M. l'abbé Martin n a
pas reculé devant les difficultés d'une pareille tâche. Par une
rare fortune, il lui a été donné de compulser, dans des ex-
traits authentiques, les actes du Consistoire de Genève, et il
» Jérém., \, 1o.
DEPUIS LA UfiFOHME. 749
a tiré un grand secours de ces archives secrètes de la Ré-
forme.
N'est-ce pas un spectacle ]>lein d'intérêt que celui de cette
vie catholique enveloppée de silence et de mystère, dormant
un sor.imeil de trois siècles, si profond qu'on la croirait
morte, ])uis, au grand élonnement de l'hérésie, ressuscitant
dans toute sa sève et sa vigueur première ?
Prenons donc pour guide ]M. Martin dans cette explora-
tion lointaine, qui nous fait remonter jusqu'aux jours de
Farel, de Calvin et de Bèze ; après quoi, venant à des temps
plus rapprochés, nous aurons sous les yeux, avec son livre,
qui n'a rien à craindre de ce contrôle, la pliq)art des écrits
de M. Yuarin et d'autres documents relatifs à l'iiistoire reli-
gieuse de Genève, de 1816 à 1843.
I
Établie à Genève par la force, la Réforme ne pouvait s'y
maintenir que par des moyens violents : une fois maîtresse
du terrain, ellejraita les catholiques en vaincus. Elle avait,
dit-on, incendié cent quarante châteaux et un nombre encore
plus grand de couvents et d'églises. Sans le secours des armes
bernoises, jamais elle n'aurait eu le dessus, tellement les deux
partis engagés dans la lutte se tenaient l'un l'autre en échec.
11 s'en fallait donc bien que cette révolution sortit, par un
élan spontané, des entrailles mêmes du pays. Tous les prédi-
cateurs du nouvel évangile étaient étraiigers ', et pendant
trente ans le corps des pasteurs eut besoin, pour remplir ses
vides, des renforts qui lui arrivaient sans cesse d'Allemagne
et de France.
Comment fnt brisée la résistance de cette partie de la nation
qui subissait à regret la loi du plus fort, on le sait, et je ne
referai pas jjoin- la centième fois le tableau de la sombre
théocratie à l'aide de laquelle Calvin parvint à imposer à sa
' Cétail Farel, de Gap; Viret, d'Orbe (canlon de Vaud) ; Froment, de Tries,
pri'3 Grenoble; Bèze, de Vezelai, etc.
750 LES CATHOLIQUES DE GENÈVE
nouvelle patrie sa personne et ses doctrines. Je noterai seule-
ment cette circonstance importante, qu'on eut peine à remplir
les maisons abandonnées par les catholiques qui prenaient le
chemin de l'exil. Peu à peu, cependant, elles reçurent de
nouveaux habitants, la plupart réfugiés français, bannis pour
cause de religion ou pour leurs crimes. Ainsi se forma la nou-
velle population genevoise, toute différente de l'ancienne par
ses mœurs et son caractère aussi bien que par ses croyances.
De l'aveu des écrivains protestants, « c'est par l'agrégation de
réformés tout faits que la foi calviniste prit des racines à Ge-
nève '. » Sur 3,222 chefs de famille admis à la bourgeoisie
dans le courant du xvi^ siècle, i6 seulement étaient natifs
de Genève. D'après une évaluation modérée, cela porte
à 1 3,000 le nombre des étrangers ajoutés à une population qui
n'était alors que de 22,000 âmes.
Que faisaient les catholiques au milieu de ces concitoyens
de fraîche date toujours prêts à les dénoncer à l'inquisition
calviniste ? Ceux qui ne se sentaient pas le courage du martyre
cédaient plus ou moins à la persécution. Un grand nombre,
à leur corps défendant, prenaient part à la cène et assistaient
au prêche ; mais, en revanche, ils continuaient à observer les
jeûnes de l'Église, à célébrer ses fêtes comme ils pouvaient, et
à réciter ses prières. C'était surtout au chevet des mourants
que la vieille foi reparaissait avec ses douces et consolantes
pratiques. On leur mettait à la main le cierge bénit, on fai-
sait sur eux le signe de la croix, on invoquait pour eux la
Vierge et saint Michel, patron des agonisants, et ils expiraient
en prononçant les noms de Jésus et de Marie. Ces faits et bien
d'autres, non moins alarmants pour la secte de Calvin, sont
consignés dans les actes du Consistoire. Mais les interroga-
toires subis devant cette haute cour ecclésiastique contiennent
des professions de foi beaucoup plus explicites. On nous
permettra d'en citer quelques fragments d'après M. l'abbé
Martin.
* Ainsi parfe M. Cramer, à qui l'on est redevable du curieux recueil lithographie
où M. l'abbé Martin a puisé ses intéressants extraits des actes du Consistoire.
Ledit recueil, bien entendu, n'a jamais été livré à la circulation.
DEPUIS LA RÉFORME. 7M
En i542, Jeanne Péterniann, interrogée sur sa foi, répond
« qu'elle croyl en Dieu et saincle Église et n'a nulle auUre
foy ; qu'elle récite son Pater et Credo en langue romagne;
qu'elle croyt ainsi que l'Église croyt ; qu'elle croyt en la
saincte cène ainsi que Dieu a dit : Voici mon corp§ ; et que la
paroUe de Dieu est ici vray dite ; qu'elle y veult vivre et mou -
rir, et que là use des sacrements, de la paroUe de Dieu et
n'en a point d'aultre. » El comme on lui reproche de ne pas
se contenter de la cène célébrée à Genève et d'aller la célé-
brer ailleurs, elle répond « qu'elle va où bon lui semble ;
qu'au reste Notre-Seigneur a annoncé qu'il viendrait des loups
ravissants ; pour ce, elle ne cognoist point ceulx loups ravis-
sants, lesquieux ce sont de faux prophètes... ; que la Vierge
Marie est son advocate et qu'elle est amye de Dieu, à la fois
fille (vierge) et mère de Jésus-Christ... ; que si le sieur syn-
dique est hérèze, elle ne le venlt être ; qu'elle veult observer
lesjeusnes et ne peut recevoir leur cène. »
En r546, on trouve des femmes « qui vont faire dire des
messes à Annecy, chez les moynes de Sainte-Claire, qui prient
saint Félix et jeûnent la veille de sa fête, qui avouent devant
le Consistoire qu'elles prient les saints, qui prient pour elles,
qui s'obstinent grandement à ne pas s'avouer en cela ido>
lâtres. »
En i554, une femme affirme qu'il y a bien encore des au-
tels en cette ville, et qu'il serait facile d'ouïr la messe.
En 1559, la femme de Pierre Corajod, bourgeois, reçoit la
visite d'un prêtre, qui est de Genève, et qui lui remet des
chapelets ; elle fait tous ses eï(or\s pour faire le service de la
papauté. Toute cette maison Corajod est papistique, « la maî-
tresse, la servante, la nourrice, les enfants, qui sont élevés
catholiques: » elle est le rehige des prêtres qui y célèbrent le
saint sacrifice, et « comme église papistique à Genève. »
Vers la même époque, beaucoup d'habitants de Genève s'en
allaient, le dimanche, entendre la messe dans les paroisses du
voisinage, en particulier à Monetier.
I.es deux entrevues de saint François de Sales avec Théo-
dore de Bèze sont restées célèbres. A la première, qui eut lieu
752 LES CATHOLIQUES DE GENÈVE
le mardi de Pâques, 8 avril 1097, ^^ rattachent des cir-
constances qui éclairent d'un jour plus complet la situation
du catholicisme à Genève en ces dernières années du xvi* siècle.
A peine descendu à V Écu de France, le saint évêque voit
entrer dans^a chambre, les larmes aux yeux, une vertueuse
fiile, nommée Jacqueline Coste, qui fut depuis religieuse de la
Visitation. Elle lui apprend qu'elle remplit dans cette auberge
la place de servante, afin de pouvoir rendre service aux ca-
tholiques, surtout aux prêtres et aux religieux, qui y vien-
nent loger. Jusque-là elle a toujours pu entendre la messe
dans le voisinage, les jours de fête et le dimanche. Or le saint
avait apporté dans une boite d'argent cinq hosties, afin de
donner la communion à des catholiques désireux de remplir
le devoir pascal, mais qui ne pouvaient s'absenter. D'une
parcelle détachée d'une de ces hosties, il communia Jacque-
line; après quoi il s'en fut porter le saint viatique à un soldat
des Allinges , dangereusement malade chez un hérétique, et
il remarqua qu'on lui livrait partout passage avec respect.
Plus tard, Jacqueline convertit sa maîtresse, qui, grâce à
l'arrivée d'un ambassadeur français accompagné de son cha-
pelain, eut aussi le bonheur de mourir munie des sacrements
de l'Église.
On pourrait multiplier ces exemples. Le clergé des environs,
— clergé d'élite et placé tout exprès aux avant-postes par
l'autorité diocésaine, — ne fit pas défaut aux âmes de bonne
volonté. On cite tel curé (celui de Choulex) qui, portant pu-
bliquement le viatique sur le territoire même de Genève, ré-
primandait les protestants qui refusaient de se mettre à genoux
sur le passage du saint sacrement. Les capucins, établis par
saint François de Sales aux portes de la ville, y pénétraient
fréquemment. Les jésuites s'étaient fixés dans le même buta
Ornex; l'intrépide sang- froid du P. Meynard, supérieur de
cette résidence, a laissé des traces dans les actes du Consis-
toire. Un autre, pour être plus à portée de voler au secours
des âmes, se fit ouvrier chez un cordonnier de la ville, et le
Consistoire, fort troublé, chargea le commis des cordonniers
de faire des perquisitions pour le découvrir.
DEPUIS LA RÉFORME, 7oS
A la longue pourtant, l'intolérance calviniste s'affaiblit en
nièaie temps que baissaient les convictions religieuses. Mais
le zèle catholique ne défaillit point ; le nombre des conver-
sions s'accrut graduellement, et sur la liste de ceux qui abju-
rèrent l'hérésie, on trouve les noms les plus honorables et
les plus qualifiés de la cité genevoise.
En 1679, Louis XIV, alors tout-puissant, voulut avoir un
résident à Genève; honneur insigne pour la petite république.
Mais quand M. de Chauvigny, venu à Genève en cette qualité,
parla du besoin qu'il avait d'une chapelle, on jeta les hauts
cris et la consternation fut à son comble. N'alla-t-on pas jus-
qu'à proposer à ce personnage de le conduire à la messe en
carrosse, hors du territoire de la république? On devine com-
ment fut accueillie une pareille offre; la chapelle fut ouverte, et
bientôt elle devint le foyer de la propagande catholique. Le
Consistoire se consola en comptant les personnes qui assis-
taient à la messe, et il eut le regret de constater non-seulement
qu'elles étaient plus nombreuses qu'il n'aurait voulu , mais
encore qu'elles n'étaient pas toutes étrangères à la ville.
Sur la fin du xvni^ siècle, la cour de Turin ayant à son tour
installé un résidant à Genève, celui-ci eut aussi sa chapelle.
Nouveau point de ralliement pour les catholiques, nouveau
sujet d'alarmes pour le Consistoire. Décidément la brèche
était faite, elles vieux remparts du calvinisme commençaient à
crouler.
II
Si l'on demande quelles croyances le Consistoire avait
encore à défendre alors contre l'invasion du catholicisme,
c'est un point bien difficile à préciser. De confession de foi,
il nV en avait plus; le catéchisme de Calvin, complètement
abandonné, était remplacé par l'œuvre d'un ministre socinien.
Quand d'Alembert, dans F Enryclopcdie, représentait la véné-
rable Compagnie comme entièrement composée de déistes,
pour repousser cette imputation elle n'avait que des réponses
vagues, évasives, nullement convaincantes. Rousseau, à son
|î 48
754 LES CATHOLIQUES DE GENÈVE
tour, pouvait dire à ses concitoyens : « Ce sont en vérité de
singulières gens que messieurs vos ministres 1 on ne sait ni
ce qu'ils croient ni ce qu'ils ne croient pas; on ne sait pas
même ce qu'ils font semblant de croire; leur seule manière
d'établir leur foi, est d'attaquer celle des autres * . »
Les choses en étaient là, lorsque éclata la révolution fran-
çaise, dont le contre-coup dut naturellement se faire sentir là
où avaient si longtemps fermenté les doctrines funestes dont
elle était l'explosion. Genève eut, comme Paris, ses assem-
blées nationales, ses clubs, ses jacobins, ses échafauds;
puis vint un jour où les démocrates crurent faire acte de ci-
visme en réclamant l'annexion de leur pays à la France; ils
l'obtinrent sans peine, et la patrie de Jean-Jacques Rousseau
fut rayée du nombre de^ nations le i5 avril 1798. Qui eût dit
alors que la République, en plantant son drapeau sur les
murailles de la cité calviniste, allait y apporter aux catho-
liques la liberté religieuse qui leur était refusée en France ?
Ainsi en avait disposé la Providence, contre toutes les prévi-
sions de ceux qui donnaient le branle aux événements. De ce
jour^ en effet, date une ère nouvelle où le catholicisme, tou-
jours combattu, a du moins un pied à Genève et peut entre-
prendre d'y reconquérir tous ses droits.
Par le seul fait de l'incorporation à la France, la popula-
tion catholique de la ville était doublée. Les soldats de la
garnison, les administrateurs, les gens en place étaient Fran-
çais et catholiques; catholiques bien tièdes pour la plupart,
mais en qui l'attachement à la foi de leur enfance se réveillait
parfois au contact des passions calvinistes, et qui d'ailleurs,
par un certain amour-propre national, tenaient beaucoup à
faire respecter à leurs nouveaux compatriotes non-seulement
le drapeau, mais encore la religion de la France. Aussi, dès que
fut un peu calmée l'effervescence révolutionnaire, on put son-
ger à dresser un autel et à réunir pour la prière et le sacrifice
ceux qui ne voulaient pas continuer à vivre sans culte et sans
Dieu. Le jour de Noël 1799, une chapelle fut ouverte, un
* Deuxième lettre de la Montasne.
DEPUIS LA RÉFORME. 755
prêtre y célébra les saints mystères, et l'encei?ite se trouva
trop étroite pour la foule des fidèles accourus de tous les
quartiers de la ville.
Longtemps on vécut sous la tente; il ne se rencontrait
dans toute la ville aucun lieu où put s'arrêter l'arche sainte.
I^a loi du 1 8 germinal an X, en établissant une cure à Genève,
devait faire cesser cette situation. Mais là commencèrent
de nouveaux combats, qui ne durèrent pas moins de dix-
huit mois. Tout en devenant simple chef-lieu de département,
Genève avait conservé quelque chose de son ancienne auto-
nomie municipale, et ses biens communaux, dont on avait
respecté le domaine, étaient administrés en son nom par une
Société Économique. C'était donc à cette société, toute com-
posée de protestants, qu'il incombait de mettre à la disposi-
tion de la nouvelle paroisse un édifice en harmonie avec les
besoins du culte. Comme on le pense bien, elle s'y prêta de
fort mauvaise grâce, ne voulant pas perdre une si belle occa-
sion de malmener les catholiques. Elle eut même le courage
de leur offrir pour église des greniers publics, espèces de sou-
terrains dont les voûtes massives, percées de lucarnes rares
et étroites, auraient fait régner dans le saint lieu une obscurité
plus que religieuse. C'était prolonger indéfiniment l'ère des
catacombes. Mais à Paris on finit par se lasser de ce jeu.
Porlalis, qui était alors ministre des cultes, écrivit à la Société
Economique une lettre très-ferme, et le temple de Saint-
Germain fut accordé, disons mieux, restitué aux catholiques.
Lorsqu'on voulut fixer près de la porte d'entrée une conque
de marbre en forme de bénitier, que le hasard avait fait
rencontrer parmi des débris, le travail du maçon mit à décou-
vert un vide où celte pièce s'emboîtait à merveille : c'était
précisément le lieu qu'elle occupait avant la Réfoimc'.
' Il ne faudrait pas, à propos de ce bénitier qui rappelle ceux deSaint-Sulpice,
dire que ces derniers ont clé donnés à cette paroisse par François i". I,a première
pierre de l'église Sainl-Sulpice ne fut posée qu'en 1646; la dédicace n'eut jlieu
qu'en 1745. Au reste, il y a toute une légende sur les pieuses industries à l'aide
desquelles le curé, Languet de Ger£iy(17l4-I748). se procura pre.sqjie tout le mo-
bilier de son église et entre autres les fameuses coquilles qui étaient déposées au
Jardin du roi, et dont il fît des bénitiers.
756 LES CATHOLIQUES DE GENÈVE
La nomination de M. Vuarin à la cure de Saint-Germain
est du 24 février 1806. Son prédécesseur, abreuvé de dégoûts,
avait donné sa démission au bout de deux ans. Pour lui,
nous l'avons dit, il y vint avec la résolution d'y rester quand
même et d'y mourir. Né pour la lutte, son jugement ferme
et droit, son intelligence vive et pénétrante, son coup d'œil
rapide, son caractère énergique, tout enfin, jusqu'à sa robuste
constitution, sa taille imposante, le désignait au choix de ses
supérieurs pour ce rude et difficile emploi. Déjà, sous la Ter-
reur, il avait fait son apprentissage en partageant les travaux
et les dangers des prêtres fidèles restés auprès de leurs trou-
peaux, et, dès l'année 1799, il était venu à Genève exercer le
saint ministère avec un de ces confesseurs de la foi. C'était bien
évidemment l'homme de la Providence; et les catholiques, qui
lui devaient leurs premières victoires, comptaient sur lui pour
assurer à !a religion une situation moins précaire. Théologien
fort instruit d'ailleurs, et qui, peu de temps avant la Révolu-
tion, avait pris sa licence en Sorbonne, on eut souvent lieu de
s'apercevoir qu'il était particulièrement versé dans les ma-
tières de controverse et qu'il possédait à fond le droit cano-
nique, science encore plus nécessaire peut-être pour admi-
nistrer une pareille paroisse, à cette époque de concordats et
d'articles organiques.
Les mêmes obstacles contre lesquels eurent à lutter ces
anciens du clergé qui relevèrent en France les ruines du
sanctuaire, se retrouvaient ici ; mais, on le conçoit, singu-
lièrement accrus par le mauvais vouloir des magistrats pro-
testants, et par l'absence de toute tradition, de toute base
consacrée sur laquelle ou pût asseoir les rapports si délicats
des deux pouvoirs. Point de séminaire, point d'écoles, point
de cimetière; tout était à faire, à créer, ou plutôt à conquérir
à main armée. Il est vrai, dans les régions du pouvoir,
l'amour-propre national venait quelquefois en aide à la foi
languissante; toute injonction émanée de Paris était respectée,
et l'on .avait beaucoup fait, en ce temps-là, quand on avait
nommé la religion de t Empereur. Mais combien de fois aussi
ne vit-on pas l'autorité céder à la crainte de mécontenter
DEPUIS L.V RÉFORME. 757
la majorité protestante ? Quelques faits, dont la mémoire
s'est conservée, peignent au vif la situation.
I.orsqu'en i8ro, appelées pour tenir l'école des filles, les
Sœurs de charité se présentèrent, peu de jours après leur ar-
rivée, chez le maire de Genève, le premier accueil que leur
fit ce magistrat ne fut rien moins que cordial et engageant.
Mais bientôt la supérieure lui ayant remis deux lettres de
recommandation, l'une de l'Empereur, l'autre de Madame
mère, il changea sensiblement de visage, et, devenu parfaite-
ment courtois, reconduisit les bonnes sœurs jusqu'à l'escalier.
Quelques années plus tard, M. Vuarin voulut confier l'école
des garçons aux Frères des Ecoles chrétiennes : ils vinrent.
Comme on s'était accoutumé aux cornettes blanches des
Sœurs, ne pouvait-on pas laisser passer en paix la robe noire
des Frères? Cependant, ils étaient à peine débarqués que le
maire alla dire au préfet (M. de Barante) que s'ils restaient,
il ne répondait pas, lui maire, de la tranquillité publique.
Après une courte résistance, le préfet céda , et les Frères
durent repartir immédiatement. Ils n'étaient munis que de
passe-ports français, et puis l'astre impérial commençait à
pâlir. On était eïi i8i3.
Cette année-là fut pleine d'agitations et d'alarmes pour
M. Vuarin. Dans le désastre universel, pouvait-il se flatter de
voir rester debout sa chère paroisse ? n'avait-on pas tout à
craindre pour les intérêts catholiques, le jour où recou-
vrant sa nationalité, la république genevoise allait se recon-
stituer sur son ancienne base, sans oublier, selon toute ap-
parence, de remettre en vigueur les principes d'intolérance
regardés par bon nombre de patriotes connue le palladium
de sa liberté ? Aux premiers élans d'indépendance qui pré-
venaient l'issue delà lutte, se mêlaient déjà des menaces
nullement équivoques à l'adresse du clergé catholique.
Il n'y avait donc pas de temps à perdre. M. Vuarin Ta com-
pris; il part; il traverse les armées alliées, faisant viser ses
passe-ports à chaque quartier général. Les moyens de trans-
port lui manquent, un pope russe le reçoit sur son traîneau.
Il arrive à Vesoul, auprès du prince de Schwarzenberg, lui
738 LES CATHOLIQUES DE GENÈVE
parle, obtient des lettres de recommandation, et, à travers
les mêmes obstacles, retourne à Bâle, où sont les souverains.
Chose incroyable ! au milieu de cet ébranlement universel
où se joue le sort de l'Europe, lui, qui vient plaider la cause
de sa pauvre paroisse de Saint- Germain, sait se faire écouter,
et peu de temps après son retour à Genève, il reçoit l'assu-
rance positive que son attente sera remplie. Rien ne peint
l'homme comme ce trait de vigueur. Dans les circonstances
critiques, M. Vuarin n'avait pas son pareil.
En i8i4 et i8i5, les luttes suprêmes de l'empire, les péri-
péties qui retardèrent et aggravèrent sa chute , les congrès
de Vienne et de Paris, toutes ces négociations où les intérêts
religieux des peuples étaient comptés pour si peu, accrurent
les sollicitudes de M. Vuarin , en même temps qu'elles
apportaient un nouvel aliment a sa prodigieuse activité.
Diplomate d'une nouvelle espèce, à l'aide de sa correspon-
dance avec Paris, Vienne et Turin, il intervint avec succès
en faveur de son troupeau et de certaines portions de la Sa-
voie qui excitaient alors les convoitises de Genève. En effet,
par une ambition bien naturelle, la petite république son-
geait à s'agrandir, et elle arguait de certaines enclaves territo-
riales dont elle ne pouvait s'affranchir qu'en s'incorporant
une vingtaine de communes, détachées les unes de la France,
les autres du royaume de Sardaigne. On fit droit à ces pré-
tentions. Mais la cour de Turin, préalablement instruite de
ses devoirs, ne voulut pas livrer ses sujets catholiques à la
merci du zèle protestant. En conséquence, avant de rien
conclure, elle exigea des garanties sérieuses à cet égard. Un
protocole fut rédigé à Vienne; il portait :
Art. i'^'^. La religion catholique sera maintenue et protégée
de la même manière qu'elle l'est maintenant, dans toutes les
communes cédées par Sa Majesté le roi de Sardaigne, et qui
seront réunies au canton de Genève.
On y lisait encore :
Art. 9. Les habitants du territoire cédé sont pleinement
assimilés, pour les droits civils et politiques, aux Genevois
de la ville ; ils les exerceront concurremment avec eux, sauf
DEPUIS LA RÉFORME. 759
la réserve des droits de propriété, de cité et de commune.
Le reste était à l'avenant. La paroisse de Genève, quoique
faisant partie de l'ancien territoire, n'était pas oubliée; elle
devait être maintenue, à la charge de l'Etat, dans son exis-
tence actuelle ; le curé doté et logé convenablement, etc.
Ce protocole, qui fut signé à Turin, devint plus tard une
arme très-utile aux mains du grand curé, défenseur né des
Savoyards, ses compatriotes, et des catholiques de tout le
canton.
Au reste, tout engagement à part, il fallait bien que Ge-
nève changeât sa politique en recevant dans son sein une
population catholique relativement si considérable. De répu-
blique calviniste, elle devenait canton mixte. « Les Genevois,
disait spirituellement un homme d'État, ont désenclavé leur
territoire, mais ils ont enclavé leur religion. »
III
Un autre article du protocole de Vienne était conçu en ces
termes :
Art. 7. Les communes catholiques et la paroisse de Ge-
nève continueront à faire partie du diocèse qui régira les
provinces du Chablais et du Faucigny, sauf qu'il en soit réglé
autrement par l'autorité du saint-siége.
Le diocèse ainsi désigné était celui de Chambéry, en atten-
dant le rétablissement du siège d'Annecy, qui ne devait pas
beaucoup tarder. En conséquence, l'héritage de saint François
de Sales, maintenu dans son intégrité, restait aux mains de ses
successeurs naturels, et ce dernier lieu, si cher aux catholi-
ques de Genève, continuait à rattacher l'ancienne à la nouvelle
patrie. Mais bientôt il fut question de le rompre.Levœudu gou-
vernement était de voir toutes les églises du canton placées
sous la juridiction d'un évèque suisse, Mgr de Lausanne, qui
résidait à Fribourg Ne cherchait-d pas, en les isolant de la Sa-
voie, à les priver de l'appui qu'elles j)ouvaient attendre de la
cour de Turin? Il n'y avait aucune témérité à le penser. Ce-
760 LES CATHOLIQUES DE GENÈVE
pendant des négociations étaient entamées à Rome a cet effet,
et poussées avec vigueur par le ministre de Prusse, qui était
alors le savant Niebuhr. De son côté, M. Vuarin ne crut pas
devoir garder le silence ; il était persuadé que si Rome accor-
dait, le catholicisme allait être exposé sans défense à toutes
sortes de périls dans le canton de Genève. Il avait certainement
qualité pour parler; il parla donc avec force, avec insistance,
envoyant à Rome mémoire sur mémoire ; et déjà il avait tout
lieu de croire au succès de ses représentations, quand tout à
coup le bref Inter multipliées vint lui apprendre que les dé-
marches du gouvernement de Genève, appuyées par une
puissance protestante, avaient prévalu en cour de Rome, et
qu'à partir de ce moment il avait cessé, lui et ses ouailles, de
faire partie du diocèse de saint François de Sales.
Ce fut pour lui comme un coup de foudre. Jamais, depuis
son entrée dans le sacerdoce, son obéissance n'avait été mise
à si rude épreuve. Son premier mouvement fut de battre
en retraite et de rentrer dans son cher diocèse, où il aurait
pu travailler en toute liberté, peut-être avec plus de fruit, au
salut des âmes. Puis, sans doute, il se rappela sa belle parole,
sa résolution héroïque : « Quand on est nommé curé de Ge-
nève, on y va, on y reste et on y meurt; » et il resta, pour
livrer de nouveaux combats.
A cette occasion, le comte de Maistre, auquel il avait confié
ses craintes et sa douleur, lui écrivait avec cette pénétration
de l'avenir qui l'a presque fait regarder comme un prophète :
« Certainement ce bref serre le cœur au premier coup d'œil ;
mais en examinant la chose de plus près, on voit en général,
sans pouvoir encore pénétrer jusqu'au fond, qu'il pourrait
bien y avoir dans toute cette affaire quelque chose de caché,
quelque mystère inconnu, tout à fait favorable à la vérité.
Le pape, mon cher abbé, est conduit aujourd'hui comme il
l'était hier; et quelquefois, même en faiblissant, il nous con-
duit à de grands résultats qu'il ignore lui-même. Voyez les
barrières qui tombent de tous cotés. Le conseil de Genève,
tout en chantant victoire, traduit cependant et enregistre les
brefs du saint-père. Ils ont beau traduire y?c/e/e^ Christi par
DEPUIS LA RI^FORMi:. 761
Jîdèles eu Christ, tout cet argot protestant ne fait rien à la
chose. N'avez-vous pas vu que )a séparation du xvi^ siècle pu-
rifia le catholicisme, et que la véritable réforme s'opéra parmi
nous? Le même miracle, ou même un miracle beaucoup plus
grand, est sur le point de s'opérer... Rome va son train et
avance en reculant. »
CerteS;, il avait raison, le grand penseur, de soupçonner
en cette affaire quelque mystère inconnu, tout à fait fa-
vorable à la vérité. Le temj)s a en partie levé le voile.
C'était un bien fragile appui poiu' l'Église de Genève que la
cour de Turin !
Celui aux mains duquel venait d'être remise cetteportion de
l'héritage de saint François de Sales, était un prélat pieux, ins-
truit, plein de douceur et même conciliant jusqu'à l'excès. Rien
ne contrastait davantage avec la manière d'être de M. Vuarin,
qui d'ailleurs était beaucoup plus au fait des intentions malveil-
lantes du gouvernement genevois. Plus d'une fois INIgr Yenni
se laissa surprendre, et pour sauvegarder les droits de l'E-
glise, compromis par sou imprudenteconfiance, M. Vuarin dut
organiser une résistance calme, digne, respectueuse. Il arriva,
entre autres, à l'évêque de Lausanne de signer une convention
qui, favorisait les empiétements du pouvoir, laïque et qui ne
fut jamais approuvée à Rome. Lecuré de Genève eut parfaite-
ment raison alors de sonner l'alarme; mais peut-être, envisa-
geant les choses de trop près, ne se rendait-il pasuncompteassez
exact de la situation, qui n'était nullement désespérée. De
quoi s'agissait- il, en effet? Les magistrats genevois voulaient
exercer le droit de veto dans la nomination des curés , exiger
d'eux le serment, etc. ; prétentions dont les gouvernements
catholiques leur avaient donné l'exemple, et dont quelques-
unes avaient été admises dans des concordats. En un mot,
ces bons protestants adoptaient les maximes de l'Église galli-
cane; était-ce donc de quoi jeter les hauts cris? C'est ce que
remarquait plaisamment Joseph de Maistre :
« Croyez-moi, tout cela n'est pas grand'chose. Ce sont nos
saintes maximes (gallicanes i pures et simples, maximes fon-
damentales sans lesquelles le monde croulerait, et qui sont
762 LES CATHOLIQUES DE GENÈVE
exécutées invariablement sur toute la surface du inonde ca-
tholique... Il n'en reste pas moins vrai que l'Église romaine
a mis le pied dans Genève, que son gouvernement est obligé
de traiter avec la bête qui avance en reculant., comme j'ai eu
l'honneur de vous le dire. Macte animo. »
Encore une fois de Maistre avait raison : la bête avançait
en reculant. N'était-ce pas en effet chose merveilleuse de voir
les magistrats de la ville de Calvin traiter tantôt avec le saint-
siége, tantôt avec le successeur de saint François de Sales?
Leiu- immixtion elle-même, toute ridicule qu'elle fût, n'était-ce
pas encore une solennelle reconnaissance de cette autorité,
autrefois abhorrée, dont l'hérésie constatait, quoi qu'elle en
eût, la durée et la puissance? Au jubilé de 1826, la bulle du
pape fut affichée publiquement à Genève, par autorité des
magistrats. A la mort de Léon XIl, ses obsèques furent célé-
brées dans l'église de Saint- Germain , et l'on y compta
quarante-six prêtres. Tout cela était nouveau, très-nouveau,
et l'ombre de Calvin — pour emprunter un mot à M. Vuarin
— dut en frémir.
Mais quand je me mets à la place de M. Vuarin, quand je
me représente les mesquines tracasseries dont il était l'objet,
tracasseries sans cesse renaissantes, et qui suffiraient à désho-
norer tout gouvernement qui les autorise ou seulement les
souffre, — je ne m'étonne pas qu'il ait parfois désespéré de voir
jamais s'établir des rapports confiants et amiables entre l'Église
et un pouvoir si obstinément hostile aux catholiques. Que
d'exemples je pourrais citer ! En voici un qui passe toute mesure.
Les filles de saint Vincent de Paul n'ayant encore qu'une
habitation provisoire, le curé de Genève avait acheté, à des-
sein de les y installer, une maison tout proche de l'église. A
peine le bruit s'en est-il répandu que le conseil d'Etat
s'assemble, et, séance tenante, porte une loi pour interdire
aux étrangers d'acquérir des immeubles dans le canton de
Genève. Le trait n'est-il pas prodigieux ? Ce fut donc au curé,
dans la patrie de Rurlamaqui, ce fut, dis-je, au curé d'ap-
prendre à ces étranges législateurs que, d'après un principe
assez généralement admis, une loi ne saurait avoir d'effet
DEPUIS LA RÉFORiME. 763
rétroactif. Puis, se rappelant que saint Paul avait revendiqué
ses droits de citoyen romain, il prouva qu'aux termes légaux
il était citoyen genevois, et partant capable d'acquérir. Il eut
gain de cause, et le conseil d'Etat en fut pour sa loi, sans
compter le ridicule achevé qui retomba sur lui.
« Vous êtes un admirable homme de guerre » écrivait
Lamennais à M. Vuarin. On le vit en effet, en mainte occa-
sion , déployer le plus rare talent pour la polémique. A
chaque réveil de l'intolérance protestante, à chaque vexation
du pouvoir, il prenait la plume, et, au bout de quelques
jours, on voyait paraître, tantôt à Paris, tantôt à Genève ou
dans les villes du voisinage, la plupart du temps sous un nom
emprunté, quelqu'une de ces brochures vives, lumineuses,
pressantes, dont la logique populaire, assaisonnée d'excel-
lente plaisanterie, fermait la bouche à ses adversaires et met-
tait les rieurs de son côté. Quelquefois, dans la chaleur du
combat, il lui échappa des traits trop acérés et qui durent
laisser de cruelles blessures. C'est ce que reconnaît aussi son
historien, et il s'exprime à cet égard avec une franchise et
une dignité de langage qui lui font, à mon sens, le plus grand
honneur'.
Au reste, l'humble aveu que M. Vuarin faisait lui-même de
ses torts était la meilleure preuve de sa solide vertu. Il
importe moins au chrétien de ne pas faillir que de savoir
confesser sa fragilité. Sous l'homme de guerre, dont lal-
lure était un peu vive, on avait bien vite retrouvé le prêtre.
« Mais , mon cher curé , lui disait un jour Mgr Dévie ,
évéque de Belley, il faudrait bien pourtant vous rappeler
quelquefois le beau njot d'Henri IV : On prend plus de
mouches avec une cuillerée de miel qu'avec un tonneau de
vinaigre. — Des mouches! à la bonne heure. Monseigneur,
mais non des guêpes. » Et là-dessus, il fit, en connnen-
tant ces paroles, sa j)ropre apologie. Voilà 1 homme; atten-
dez, le prêtre aura son tour. Quelques instants après, au su de
toute la compagnie, qu'il craignait d'avoir scandalisée, il se
• Voir en particulier la noie, t. II. p. 2o3.
764 LES CATHOLIQUES DE GENÈVE
jetait aux pieds de l'évéque, lui demandait pardon, et se con-
fessait à lui de cette faute assurément bien légère.
Pour bien juger cet homme de Dieu, il fallait le voir à
l'œuvre, dans l'exercice de sa charge pastorale, rassemblant
autour de lui son troupeau dispersé, ramenant au bercail la
brebis errante, préservant surtout de la contagion ceux de
ses paroissiens qui, nés en pays catholique, étaient venus
chercher à Genève une patrie. Ces derniers étaient en grand
nombre et contribuèrent beaucoup à grossir le faible noyau
de la primitive paroisse. Ainsi le catholicisme reprenait peu
à peu, par la voie pacifique de l'émigration, le terrain qu'il
avait perdu par les violentes expulsions du xvi" siècle. L'im-
portant était que ces nouveaux venus n'allassent plus, par
suite de leur isolement et des brèches que faisaient dans leurs
rangs les mariages mixtes, se fondre dans la masse protes-
tante. Ace point de vue, l'apostolat de M. Vuarin, en dépit
de ses allures agressives, était bien plutôt œuvre de conser-
vation que de prosélytisme.
Quatre fois M. Vuarin visita tout entière sa vaste paroisse,
frappant à toutes les portes et demandant partout : Y a-t-il
ici des catholiques? Quand il en avait découvert, il leur pro-
diguait ses soins, réveillait leur indifférence et les fortifiait
dans la foi. On devine bien comment sa question était ac-
cueillie par les protestants, principalement dans le menu
peuple. Brutalement insulté, il se taisait; une seule fois, le
jugeant nécessaire pour faire respecter son ministère, il de-
manda justice, puis grâce II endurait tout pour l'amour de
ses chers paroissiens, et sa visite terminée, harassé de fatigue,
le cœur brisé à la vue des plaies qui lui restaient à guérir, au
moins pouvait-il dire comme le bon Pasteur : Xe connais mes
brebis^ et mes brebis me connaissent.
Mais comment retracer ses immenses travaux? Je n'en
pourrais jamais donner qu'une idée bien incomplète; je pré-
fère donc, renvoyant mes lecteurs au livre de M. Martin, me
borner à en indiquer les résultats généraux.
A sa première visite pastorale, en 1807, M. Vuarin n'avait
trouvé que 4j5oo catholiques, inconnus les uns aux autres,
DEPUIS LA RÉFORME. 765
réduits à une sorte d'ilotisme, exposés par là même à toutes
les embûches de l'iiérésie. A sa mort, arrivée en i843, il s'en
trouva 1 5,000 autour de son cercueil; 1 5, 000 vrais catho-
liques, ayant une même foi et un même Dieu, admis à tous
les droits de la cité et pleins de confiance dans l'avenir '.
On remarquait à ses obsèques deux évéques, quatre cents
prêtres, accourus de toutes les paroisses du voisinage, des
reliirieuses, des moines: et Genève, en vovant défiler dans
ses rues l'innuense cortège , comprit qu'une grande et irré-
vocable révolution, refoulant le courant du xvi" siècle,
venait de s'accomplir au profit de l'Église catholique appuyée
désormais sur la liberté religieuse.
Contraste frappant et instructif! Pendant la vie de M. A'^ua-
rin, précisément dans le même temps où il fondait cette flo-
rissante paroisse, le zèle protestant, sous le nom de Réveil,
essayait de ranimera Genève la foi éteinte. Que lui manquait-
il pour réussir? Ce n'était pas, assure-t-on, l'or de l'Angle-
terre : sociétés évangéliques, nouvelles écoles de théologie,
enseignement populaire, livres répandus par le colportage,
tout cela fut mis en oeuvre sur une large échelle. Et qu'en
est-il résulté ?" rien ; si ce n'est peut-être que les Moniiers^
comme une variété nouvelle, ont fait leur apparition parmi
les sectes qui émaillent les champs de la Réforme. Mais de
vrais adorateurs en esprit et en vérité, Genève en compte-t-elle
un plus grand nombre dans ses temples, dans son Consis-
toire? On ne le dit pas, ou plutôt on proclame bien haut
le contraire, et cela au sein même du protestantisme. Écoutez
la véhémente apostrophe qu'adressait à Genève, il n'y a pas
fort longtemps, un des prédicateurs les plus en renom de la
Réforme française' : « Genève! à ce nom nos veux se mouil-
lent de larmes; Genève! nous l'aimons tant! elle nous rap-
' Quel est actuellement le chiffre de la population catholique de Genève et son
rapport avec la population proleslanle? Nous ne possédons à cet égard aucun ren-
seii,'nemcnt authonlitpio; mais d'après le récent ouvrage du D"" Dœllinger, - sur
les 83,315 habitants de (Jenévo, i2,,3o5 sont catholi(iues, 40,^166 protestants. »
[L Église et les sectes, Irad. par l'abbé Bayle. p. 249, note 2.)
* M. le pasteur Puaux, la Médaille du jubilé et son revers.
766 LES CATHOLIQUES DE GENÈVE DEPUIS LA RÉFORME.
pelle tant de grands et nobles souvenirs! Elle fut la ville de
refuge de nos pères persécutés ; longtemps arche sainte, la
main de Dieu la soutint miraculeusement sur les flots dé-
chaînés par la tempête; phare lumineux, — elle fut pour la
chrétienté une lumière, et elle eut son histoire comme si elle
eût été la capitale d'un grand royaume : tant qu'elle fut vigi-
lante, elle grandit ; le jour où elle cessa de l'être, sa déca-
dence commença , et pendant que, comme l'Église de Lao-
dicée, elle disait : « Je suis riche, je n'ai besoin de rien , » le
malin jetait à pleines mains de l'ivraie dans ce champ dé-
friché par Farel, cultivé par Calvin et arrosé des sueurs des
réfugiés. La funeste semence germa, et un jour la ville ortho-
doxe se réveilla arienne. Une fois sur cette pente elle la
descendit rapidement. Le pélagianisme, le rationalisme, l'uni-
tairianisme, vinrent tour à tour la ravager comme des sau-
terelles. Ce fut au milieu de l'abandon des croyances du
xvi^ siècle que le doute, dans la personne de Rousseau, vint
continuer l'œuvre de destruction ; celui-ci à son tour ouvrit
les portes de la ville sainte à Loyola, qui y a planté ses tentes,
et qui aujourd'hui tend fraternellement la main à Voltaire,
pour lui demander de l'aider à rendre au pape la ville que
Farel lui prit en i536. »
Non, Genève n'est plus la ville de Calvin ; mais Loyola, —
puisque par ce nom l'on désigne, je ne sais trop pourquoi, les
dignes successeurs de M. Vuarin, — Loyola n'a pas besoin
de tendre la main à Voltaire pour faire reconiiaitre à un
peuple instruit par une longue et triste expérience que, hors
de l'Église catholique il n'y a pas de véritable foi en Jésus-
Christ, ni par conséquent de salut. Ne faut-il pas que, tou-
jours et partout, éclate la vérité de cette parole .: Qui n est pas
avec moi est contre moi^ et qui n amasse pas avec moi dissipe ?
Ch. Daniel.
DE QUELQUES TRAVAUX RÉCENTS
SUR LA
PHILOSOPHIE DE SAINT AUGUSTIN
Le Génie philosophique et littéraire de saint Augustin^ par M. A. Théry, recteur
de l'Académie de Caen, 1 vol. in-S", Paris, 1861, Dezobry. — Etudes sur saint
Augustin : son génie, son dme^ sa philosophie, par M. l'abbé Flottes, 1 vol.
in-8°, Montpellier, 1861, Séguin ; Paris, Durand.
Plus que tous les autres philosophes de l'antiquité, Platon
a eu de sublimes intuitions de la vérité. Ses théories méta-
physiques et morales resplendissent çà et là de beautés in-
comparables. Rien n'égale la richesse et la somptueuse ma-
gnificence de ces poétiques allégories dont il a revêtu ses
conceptions philosophiques. Sa doctrine offre même de réelles
affinités avec le cliristianisme, et l'on serait tenté de croire
que, comme les patriarches hébreux, dont les traditions ne
lui furent pas sans doute inconnues, il a salué de loin l'au-
rore de la révélation future.
Mais d'un autre côté, dans cette magnifique philosophie, dans
cette « préface humaine de l'Evangile », combien de lacunes,
combien de défaillances, de rêves insensés, disons même, de
hontes qui humilient la raison! Il semble que les ailes du génie
n'élèvent si haut le vol du philosophe que pour l'égarer en-
suite dans les plus absurdes chimères et pour le laisser parfois
tomber dans la boue.
En présence de ces aberrations et de ces chutes de la plus
belle intelligence peut-être qui fut jamais, il est impossible
7f)8 LA PHILOSOPHIE DE SAINT AUGUSTIN.
à une âme chrétienne de se défendre d'un sentiment de pitié
et de regret. Que n'a-t-il été donné à Platon de contempler
cette plénitude de lumière qu'il avait comme pressentie ?
que n'a-t-il entendu le Maître qui a les paroles de la vie
éternelle? L'imagination aime à se représenter le disciple de
Socrate passant à l'école de Jésus-Christ, et là, dans la splen-
deur du christianisme, on le voit se transformer tout entier ;
ses erreurs se dissipent, son cœur se purifie, le côté obscur
et ténébreux de son intelligence s'illumine de vives clartés ;
sa philosophie devient la sagesse véritable, la sagesse com-
plète, et cet homme nouveau, cet homme transfiguré, il est
vraiment digne qu'on le nomme le divin Platon.
Hélas 1 ce n'est là qu'un rêve. Et pourtant ce rêve ne nous
apparaît-il pas connue une réalité lorsqu'on vient à rappro-
cher du Platon antique celui qu'on a appelé le Platon chré-
tien, saint Augustin? On dirait que c'est le même homme
qui, par une métamorphose merveilleuse, a passé de son état
d'ébauche à son état de perfection. Saint Augustin , c'est
bien le Platon idéal que l'imagination a conçu; c'est le sage
d'Athènes avec son génie, ses spéculations sublimes ; avec
moins d'initiative créatrice et d'éclat de poésie peut-être,
mais aussi affranchi de ses contradictions et de ses mensonges,
purifié de toutes ses souillures, enrichi de vérités nouvelles
et littéralement transformé, transfiguré.
Tout le monde a admiré une scène de la vie de saint
Augustin tracée par le pinceau d'Ary Scheffer et habilement
reproduite par la gravure. Il y a dans ce tableau un magni-
fique symbole. Cette femme assise près d'Augustin, les mains
dans ses mains, dirigeant son regard vers le ciel et l'entrete-
nant des mystères qu'elle entrevoit dans le ravissement de
l'extase, c'est sans doute, dans la pensée du peintre, Monique,
la mère d'Augustin selon la chair ; mais n'est-il pas permis
d'y voir aussi sa seconde mère, l'Eglise catholique qui, par
ses divins enseignements, élève son intelligence, gouverne sa
raison et le fixe pour jaiiiais dans la possession tranquille de
la vérité, parce qu'elle l'attache pour toujours à Dieu?
En embrassant le christianisme, Augustin ne répudia pas
DE LA PHILOSOPHIE DE SAINT AUGUSTIN. 769
les doctrines |)latoniciennes qui l'avaient séduit dans sa jeu-
nesse; il continua de les suivre en tout ce qui ne s'opposait
pas à la vérité révélée ; la science surnaturelle et la science
rationnelle s'unirent étroitement dans son esprit, mais il ne
les confondit jamais. Il professa même le plus grand zèle
pour la philosophie, ou, comme il l'appelle, la sagesse
humaine, et durant les premières années qui suivirent sa
conversion, à Cassiciacum , à Tagaste, ce fut là, avec les
lettres sacrées, le sujet ordinaire de ses méditations et de ses
doctes conversations avec ses amis : Haie investigandce
inservire proposiu., nous dit-il lui-même. Aussi presqiie tous
ses ouvrages datés de cette époque sont-ils consacrés aux
problèmes philosophiques. Plus tard des devoirs nouveaux
vinrent donner une autre direction à sa pensée. Evêque et
champion de l'orthodoxie, il dut s'attacher par-dessus tout
à exposer la doctrine catholique et à la défendre contre les
attaques de l'hérésie. Néanmoins, le philosophe, le platoni-
cien, se retrouve encore fréquemment dans les écrits de toute
nature qu'il composa pendant cette nouvelle période de
sa vie. La Cité de Dieu, en particulier, son chef-d'œuvre,
porte partout cette empreinte. Qu'on ouvre presque au
hasard ses commentaires sur l'Ecriture sainte, ses livres
de controverse dogmatique, ses lettres, et jusqu'à ses plus
simples homélies, on sera surpris d'y découvrir une variété
prodigieuse d'apeirus, de réflexions, quelquefois de sim-
ples pensées philosophiques jetées en passant, mais quelles
pensées !
Le génie d'Augustin a touché à presque tous les problèmes
qui sont du domaine de la spéculation rationnelle, et partout
il a fait preuve d'une pénétration, d'une puissance de con-
ception qui l'ont fait regarder à bon droit comme un des
plus grands maîtres de l'esprit humain. On |)eut, dit fort bien
M. l'abbé Flottes, on peut affirmer, sans dépasser les limites
du vrai, qu'il n'v a point de grande question philosophique
à laquelle il n'ait donné ou préparé une solution. On coiniaît
les paroles de Fénelon : « Si on rassemblait tous les morceaux
épars dans les ouvrages de saint Augustin, on y trouverait
1' 49
770 DE LA PHILOSOPHIE DE SAINT AUGUSTIN.
pins de métaphysique que dans ces deux philosophes (So-
crate et Descartes) ' .
Cette appréciation de l'archevêque de Cambrai a déterminé
M. l'abbé Flottes à faire un corps de tous les fragments dis-
persés dans les écrits du grand évêque d'Hippone. Assuré-
ment c'est là une pensée à laquelle tous les amis de la vraie
science s'empresseront d'applaudir, et, pour notre part,
nous en félicitons sincèrement l'ancien professeur de philoso-
phie delà Faculté de Montpellier. La restauration de l'œuvre
philosophique de samt Augustin, accomplie avec toute la
perfection désirable, serait un service capital rendu à la
science. Au point de vue des besoins de notre époque, un tel
travail offre surtout un caractère tout spécial d'opportunité et
d'utilité. Il est digne de remarque, en effet, que saint Augustin
représente au plus haut degré les tendances les plus opposées
aux tendances sceptiques et matérialistes de notre siècle. Nulle
part on ne rencontrera une conviction plus énergique, uneplus
grande sérénité dans la certitude, un spiritualisme plus pur et
plus élevé. La philosophie du saint docteur est d'autant plus
propre à raffermir, à puiifier les esprits, qu'elle les attache à
la vérité par la force même qui d'ordinaire les en éloigne.
Cette force, c'est le cœur. Personne n'a trouvé comme saint Au-
gustin le secret de s'en emparer et de le conquérir au bien.
On sent dans tous ses écrits l'amour enthousiaste et passionné
de tout ce qui est beau et de tout ce qui est grand. Chacune
de ses paroles respire une émotion chaleureuse, sympathique
et communicative, qui devient une puissance d'attraction
irrésistible. Aucune influence ne saurait donc être plus salu-
taire que celle d'Augustin ; aucune philosophie n'est plus
capable de vivifier les âmes à son contact régénérateur.
Il n'y a pas jusqu'à l'histoire des premières années de sa
vie qui ne réponde merveilleusement aux besoins, aux aspi-
rations de la génération contemporaine. Combien d'hommes
reconnaîtront leur propre état d'âme dans ces incertitudes,
ces égarements, ces luttes intérieures qui le tourmentèrent si
' Etudes sur S. Augustin, p. vu.
DE LA PHILOSOPHIE DE SAINT AUGUSTIN. 774
longtemps! Sa situation est la leur; il leur parle leur propre
langage, et son exemple ne peut que les déterminer à chercher
leur guérison là où il a trouvé la sienne
M. l'abbé Flottes a donc pensé, et avec raison, qu'avant
d'étudier le philosophe il fallait d'abord connaître l'homme.
Voilà pourquoi il a placé en tête de son livre une sorte de
biogmpliic psychologique^ comme il s'exprime. « Ses élé-
ments, ce sont les faits qui révèlent la nature physique, in-
tellectuelle, morale de saint Augustin, et les circonstances au
milieu desquelles elle s'est développée'. » Il est une de ces
circonstances que le savant auteur devait surtout tenir à
mettre dans son vrai jour, d'autant qu'elle a été singulière-
ment défigurée par un écrivain à lui parfaitement connu.
M. Saisset, son ancien élève à Montpellier et aujourd'hui l'un
des principaux représentants du rationalisme français, a cru
voir dans saint Augustin un exemple de la vertu efficace de
la philosophie séparée. Le grand docteur chrétien aurait été,
selon lui, un converti Aç^'i livres des platoniciens. « L'honneur
d'avoir délivré Augustin de toutes ces mauvaises doctrines
qui se disputaient sa raison..., de l'avoir arraché aux choses
de la chair pour le rendre à lui-même et faire briller aux yeux
de son âme affranchie et purifiée la lumière intérieure de la
vérité, l'honneur de cette révolution mémorable appartient à
la philosophie de Platon". » Telles sont les affirmations de
M. Saisset, et il prétend les démontrer par le témoignage
même de saint Augustin. Or, comme le montre fort bien
M. l'abbé Flottes, saint Augustin n'attribue pas exclusivement
aux livres platoniciens l'honneur de sa guérison. « Après cette
lecture, il ne dit point que son âme fut affranchie et purifiée;
il avoue au contraire qu'il était enflé de sa vaine science et
plein de son propre châtiment \ Sans doute ces livres
exercèrent luie action relativement salutaire sur son esprit
égaré; mais delà à la révolution radicale dont on parie, il y a
' Etudes sur S. Augustin, p. vu.
- Introduction à la Cité de Dieu de 5. August., par M. Saisset.
^ Etudes sur S. August., p. 68. — M. Flottes, par dëlicatesso saas doute, n'a
pas désigné l'écrivain qu'il a réfuté dans ces pages.
772 DE LA PHILOSOPHIE DE SAINT AUGUSTIN.
fort loin. La philosophie avait si peu étouffé ses passions
honteuses, que, au moment de sa conversion définitive, il eut
à en subir les assauts les plus furieux. Il restait encore livré à
une profonde anarchie intérieure, son âme était « évanouie
dans la multiplicité ; » ce fut la grâce divine seule qui, pour me
servir de son langage énergique, rassembla les tronçons épars
de son être pour y rétablir l'unité, l'ordre et l'harmonie, en
soumettant le corps à la raison et la raison à la foi \
M. Flottes a relevé bien d'autres appréciations ou de juge-
ments erronés relatifs à la vie ou à la doctrine de saint Augus-
tin. Il montre dans une argumentation péremptoire que le
saint docteur n'a nullement méconnu la puissance du libre
arbitre, même dans l'homme déchu. Notre auteur cite ses
paroles expresses et formelles à cet égard, explique ses pas-
sages obscurs et réduit à leur juste valeur les fausses interpré-
tations données à certains textes par quelques écrivains con-
temporains, et notamment par M. Ernest Bersot et M. Charma^.
M. Flottes rectifie également les jugements portés par
Ritter sur différents points de la philosophie d'Augustin.
Nous regrettons pourtant qu'en faisant de nombreux em-
prunts au célèbre rationaliste allemand, il n'ait pas soumis à
uu contrôle plus sévère les analyses et les critiques souvent
inexactes de ce dernier^. Peut-être aussi notre auteur eùt-il
bien fait de relever en passant un grand nombre d'assertions
étranges du Dictionnaire des sciences philosophiques ^ à l'ar-
ticle Saint Augustin. A moins toutefois qu'on ne juge indignes
de toute réfutation sérieuse des appréciations telles que
celles-ci : La Cité de Dieu « ne remplit nullement l'attente de
ceux qu'attire naturellement un titre si magnifique; » on y
trouve « quelques aperçus très-faibles sur le -gouvernement
* lit tu dulcescas mihi, dulcedo non fallax, dulcedo felix et secura, et colligens
me a dispersione, in qua frustatim discissus sum : dum ab uno te aversus in
mulla evanui. (Conless. H, 1.) — 11 y aurait toute une belle théorie à faire sur
ces magnifiques paroles.
* Études sur S. Auy., p. 471 etsuiv.
* Ritler est toujours cité d'après la traduction de IM. Trullard, qui est générale-
mont défectueuse et parfois parfaitement inintelligible.
DE LA rillU>SOPlllE DE SAINT AUGUSTIN. 773
temporel de la Providence, et sur les cotés défectueux de la
religion et de la politique des Romains, etc. '. »
Du reste, on comprend que M. l'abbé Flottes n'ait pu songer
à passer en revue toutes les errein's auxquelles les doctrines
du grand évèque ont donné lieu. Nous pensons d'ailleurs
qu'il n'a point visé à faire un ouvrage complet. C'est ce qui
explique un certain nombre de lacunes qu'il semble avoir
lui-même reconnues en avouant qu'il n'a pas exposé « toutes
les richesses delà philosophie de saint Augustin. » En effet,
quelques points importants de sa doctrine sont très-légère-
ment effleurés ou presque entièrement passés sous silence.
Ainsi c'est à peine si quelques lignes sont consacrées à l'expo-
sition de sa théorie des idées. Nous avons vainement cherché
ses aperçus sur le Beau et sur les deux dogmes fondamentaux
de la création et de la Providence : omission d'autant plus
siu'prenante que saint Augustin a jeté sur toutes ces questions
les plus vives lumières. Ses idées esthétiques, par exemple, sans
être toujours bien originales (plus d'une fois il a reproduit
Platon et les néoplatoniciens), n'en sont pas moins très-
remarquables et dignes d'une sérieuse étude ; plusieurs de
ses formules f-esteront comme définitives. Ses explications de
la création offrent un ensemble de doctrine à peu près
complet, et toujours de la plus rigoureuse exactitude". Enfin
il est à regretter que notre auteur ait négligé de recueillir les
pensées et les vues de saint Augustin sur la puissance de la
raison, sur sa faiblesse, sur l'insuffisance de la philosophie
humaine et ses rapports avec l'ordre surnaturel. Chacun le
sait, cesont là les questions capitales de notre siècle, parce que
leur solution comprend celle de tous les autres problèmes.
Or ici encore l'évéque d'IIippone a parlé avec toute l'autorité
du génie et de l'expérience, et les arguments qu'il emploie
* Dictionn. des se. phll., t. 1. p. 2G0.
' M. Saissel est tombé dans I\'rreur lorsciti'il a dit (jue saint Aiiizuslin semble in-
cliner à croire le inonde d'une durée infinie. [Essai de philos, relig., 1859, p. 216,
note.) Un de nos cuUaborateurs a lait bonne justice, ici même, de cette allégation
et <Je l'inlerprélation erronée sur laquelle elle s'appuie. [Eludes, 1861, p. 234 ot
suiv.)
774 DE LA PHILOSOPHIE DE SAINT AUGUSTIN.
contre les philosophes païens conservent toujours leur actualité
et leur valeur contre les rationalistes de nos jours, qui
s'obstinent à repousser tout enseignement révélé.
Pour ce qui est de l'ordre et de la méthode adoptés par
M. l'abbé Flottes, nous aurions aussi quelques observations
critiques à lui soumettre. Assurément la distribution générale
des matières est excellente et les grandes lignes de la philoso-
phie augustinienne sont nettement dessinées. Mais il nous
a semblé que certains détails, certaines pensées, se trouvent
entassés et juxtaposés d'une manière assez arbitraire. L'au-
teur a transcrit à la suite les uns des autres des passages dont
on ne voit pas toujours l'homogénéité ni le lien de cohésion.
Le lecteur a beaucoup de peine à renouer dans son esprit la
trame qui unit ces différents fragments, à saisir ou à deviner
les intermédiaires. Le livre porte trop la ressemblance d'un
simple recueil de pensées. A cette méthode de juxtaposition
nous eussions préféré celle d'une exposition raisonnée et
systématique, par exemple, comme celle que Ritter a géné-
ralement suivie. Cette marche eût évité au lecteur une cer-
taine fatigue, et lui aurait permis d'embrasser avec plus de
sûreté et de facilité l'ensemble de la doctrine du maître. Elle
aurait peut-être engagé l'auteur lui-même à glisser plus rapi-
dement qu'il ne l'a fait sur certains points accessoires et de
peu d'importance, pour s'arrêter davantage aux sommets, aux
idées génératrices, aux questions vraiment vivantes et ac-
tuelles.
Nous avons cru voir quelques autres défauts dans l'ouvrage
dont nous parlons. Ainsi en général les appréciations cri-
tiques n'ont pas un cachet assez personnel, l'auteur se bor-
nant d'ordinaire à citer les appréciations des arutres écrivains.
Quant aux jugements que l'auteur porte en son propre nom,
il en est qui sont plus ou moins discutables et d'autres que
nous ne saurions partager * . Mais ces réserves faites, nous
* M. l'abbé Flottes s'élève contre la doctrine de saint Augustin sur la liberté
de conscience, p. 539 et suiv. C'est unequestion inBniment complexe, que nous ne
pouvons aborder ici. Disons seulement que notre auteur n'a pas fait certaines dis-
DE LA PHILOSOPIIIK DE SAINT AUGUSTIN. 775
n'avons que dos éloges à accorder au livre de M. Flottes.
Son travail n'est pas seulement du meilleur exemple; il est
vraiment méritoire, et il rendra des services réels en fournis-
sant des matériaux très-précieux pour fiure connaître la
philosophie de saint Augustin.
Nous n'hésiterons pas à porter le même jugement favo-
rable sur le livre de M. Théry, lequel du reste offre plus
d'un point de contact avec celui de M. l'abbé Flottes. Comme
ce dernier, l'honorable recteur de l'Académie de Caen com-
mence par une notice biographique sur la vie de saint Au-
gustin. Puis il expose quelques courtes notions de sa théo-
dicée et de sa psychologie, et, dans une troisième partie, il
étudie son esthétique, ou plutôt ses théories littéraires. Enfin,
pour donner à son livre une plus grande utilité pratique, il
entre dans quelques applications contemporaines.
Cet écrit de M. Théry, aussi bien que les autres publica-
tions qui ont si avantageusement fait connaître son nom, est
surtout remarquable par son mérite littéraire. Il y a, en par-
ticulier, dans ses applications contemporaines, un grand
nombre de belles et généreuses pages où il venge éloquem-
ment le spiritualisme et l'idéal contre les doctrines brutales
du positii'isffie et du réalisme. L'auteur fait jiartout preuve
d'un goiit fin et délicat. Son style est du plus pur atticisme,
et, ce qui vaut bien mieux encore, l'esprit dont il est animé
est toujours ])rofondément chrétien.
Malheureusement l'estimable auteur n'a pas donné un déve-
loppement suffisant à l'exposé des doctrines philosophiques
de saint Augustin. Il est vrai, cet exposé est méthodique,
sage, et, en général, les observations critiques qui l'accom-
pagnent sont fort judicieuses'. Mais, encore une fois, il est
trop incomplet et trop superficiel pour que nous ayons à
nous v arrêter.
Au surplus, ni ce livre, ni le précédent, ne seront le dernier
tinctions capitales qu'il ne faut jamais perdre de vue quand on traite celte matière.
Voir l'ouvrage récent de iMgr do Kelleler.
* Nous sommes surpris que M. Théry ait appelé la phito-:ophi( d'Aristole ma-
térialiste, p. 337. Ce grand pluloso|»hcna certes pas mérité celle injure.
776 DE LA PHILOSOPHIE DE SAINT AUGUSTIN.
mot de notre siècle sur la philosophie du saint docteur.
M. Flottes et M. Théry ont ouvert la voie : de nouveaux ex-
plorateurs ne manqueront pas de s'y engager à leur suite.
On sait que l'Académie des sciences morales et politiques
a proposé pour l'année 1S64 le sujet de prix suivant :
La philosophie de saint Augustin, ses sources, son caracteie,
ses mérites et ses défauts, son influence, et particulièrement
au xvii" siècle. Nul doute que les hommes qui ont le feu
sacré ne s'empressent de répondre à cet appel, et nous espé-
rons bien que le concours verra paraître des travaux vraiment
dignes du sujet.
Cependant il ne faut pas se dissimuler les difficultés de
l'entreprise. Le programme est fort vaste, et ce n'est certes ni
une science ni un talent vulgaire qui satisferont à toutes ses
conditions. On n'a pas sitôt fait le tour d'un génie aussi large
et aussifécond que saint Augustin. Sans aller jusqu'à soutenir,
avec un excellent esprit dont nous entendions naguère les
paroles, que l'étude de sa philosophie était un travail de
dix années, on peut affirmer que de très-longues investiga-
tions sont nécessaires pour l'embrasser dans une puissante
étreinte, pour en ranger les différentes parties dans une syn-
thèse largement compréhensive. Cette philosophie est en
quelque sorte éparpillée dans une multitude d'ouvrages qui
se complètent et se corrigent les uns les autres. Pour relever
le monument tout entier, il ne faudrait pas se borner à dé-
gager les lignes principales ; il serait à souhaiter qu'on ne né-
gligeât pas un grand nombre de pensées isolées, pierres ma-
gnifiques, mais dont quelques nervures à peine indiquent la
place et le rôle dans l'ordonnance de l'édifice. Outre que
saint Augustin n'a pas classé sa doctrine dans un ordre
méthodique, il s'en faut bien que sa pensée, bien qu'ordi-
nairement nette et claire, soit toujours très-aisée à saisir.
Tout langage est imparfait et trahit plus ou moins l'idée. La
langue de la précision par excellence, celle de la scolastique,
ii'est pas elle-même exempte de quelques équivoques. A plus
iorie raison est-on exposé à en trouver chez saint Augustin,
qui avait en quelque sorte à créer une terminologie métaphy-
DE LA rillLOSOPHlE DE SAINT AUGUSTIN. 777
siqne que la langue latine ne connaissait pas encore. L'usage
des métaphores, des expressions figurées, lui est habituel.
Quelquefois il tombe dans des exagérations. Son esprit a subi
certaines oscillations, certaines variations même qu'il n'a pas
toujours consignées dans ses Bètractations . A ne considérer
que tel ou tel passage de ses écrit pris à part, on peut fort
bien y trouver tout juste le contre-pied de sa doctrine véritable.
Joignez à cela que ses aperçus philosophiques sont fréquem-
ment liés d'une manière indissoluble avec des questions d'un
ordre différent. On risquerait beaucoup de les mal com-
prendre et de les apprécier faussement, si on ne se rend
bien compte du point de vue auquel il se place et si on ne
possède une connaissance exacte de sa théologie, des erreurs
nombreuses qu'il avait à combattre, des controverses de toute
nature dans lesquelles il eut à intervenir, et, en général, des
points les plus difficiles de la théologie catholique et des
saintes Écritures '.
Voilà jour la philosophie de saint Augustin prise en elle-
même. Il va sans dire que, })our juger cette philosophie, ses
défauts aussi bien que ses mérites, la première condition est
de posséder un critérium solide et vrai, car tant vaut le cri-
térium, tant vaut la critique. Or nous craignons bien que
cette condition-là ne manque plus ou moins à plusieurs, aux
rationalistes d'abord, aux esprits systématiques ensuite.
Quant aux sources auxquelles saint Augustin a puisé, nous
ne pensons pas qu'il suffise d'indiquer Platon, Porphyre et
' Voici, 'entre mille autres que l'on pourrait citer, un petit exemple assez
piquant qui montre qu'il no sutlit pas d'èlre homme d'esprit pour parler sans in-
coiivôuient des doctrines de saint Augustin. M. Saint-Ronc Tailhuulier publiait, il
y a quelques mois, dans la Revue des Deux-Mondes, un compte rendu trés-llatteur
de l'ouvrage de M. l'abhé Flottes. Venant à discuter le sens donné par saint
Augustin au fameux texte de saint Luc : Compelle inlrare, 1 honorable professeur
insinue fort gravement que ces mots pourraient bien avoir une autre signification
dans le texte grec et dans le texte hébreu (sic). — Notez bien que le texte grec
semble plus expressif encore que celui de la Vulgate. i^ur ce qui est du texte
hébreu, le malheur est qu'il n'existe pas : personne n'ignore que saint Luc a écrit
son Évangile en grec. — Notez encore que M. Saint-Itené Taillandier est un des
théologiens de la Revue des Deux-Mondes^ et qu'il s'est plus d'une fois prononcé
sur de graves questions d'exégèse.
778 DE LA PHILOSOPHIE DE SAINT AUGUSTIN.
Plotin. Aristole et d'autres philosophes encore ne furent pas
du tout étrangers à ce génie, beaucoup phis érudit que ne l'ont
cru certains philosophes modernes. Mais surtout il est es-
sentiel de remarquer que ce sont les livres saints et la tradition
chrétienne qui ont appris à Augustin une foule de vérités
demeurées inconnues, ou du moins douteuses, pour les plus
grands génies de l'antiquité. Reste à déterminer dans quelle
proportion et d'après quels principes ces éléments de prove-
nance diverse se sont combinés dans la philosophie d'Au-
gustin.
Enfin l'influence du saint docteur sur le mouvement philo-
sophique du xvn^ siècle, c'est toute une immense question à
éclaircir : nous disons à éclaircir, car il existe à ce sujet cer-
tains préjugés, certaines opinions accréditées qui demandent
une révision sérieuse. En tout cas, on devra reconnaître que
Descartes et surtout Malebranche ont à bien des égards outre-
passé et parfois altéré les doctrines de saint Augustin. On ne
doit pas oublier que le xvn*" siècle n'est pas le seul où l'em-
preinte de ce grand génie soit restée profondément gravée.
On peut suivre la trace de son influence à travers toutes les
époques qui ont suivi la sienne. Claudien Mamert, l'école de
Corbie, saint Anselme, semblent se rattacher plus directement
à lui. La grande philosophie scolastique tout entière, malgré
la différence de la méthode, s'est intimement pénétrée de ses
enseignements. Saint Thomas surtout a fondu ses doctrines
avec les siennes, en leur donnant une forme plus exacte etplus
rigoureuse. On a dit : Quidquid a Platone dicitur vivit in Aa-
gustino y nous dirions volontiers : Quidquid a b Jugustino di-
citur définit UT' a Thoma.
P. TOULEMONT.
LA MISSION ALLEMANDE A PARIS
Paris, avec ses magnifiques boulevards, ses Champs-Elysées
tant vantés et son féerique bois de Boulogne, ses salons dorés,
ses palais et ses théâtres somptueux où se presse chaque soir un
monde rayonnant deluxe etdejoie, Paris est par excellence la
ville du plaisir, comme Londres est la cité marchande avant
toutes les cités. Mais à coté ou plutôt au sein même de ce bril-
lant Paris, il en existe un autre, hélas! bien différent , sombre,
triste et morne, plein de misère, de souffrances, de craintes
et quelquefois de désespoir. Son seul aspect resserre le cœur,
et, plus encore que les besoins et les privations matérielles,
la misère morale y atteint un maximum effrayant. C'est dans
ce second Paris, au milieu d'un des f;\ubourgs les plus aban-
donnés, qu'a été fondée et que subsiste la Mission allemande ;
car les Allemands occupent une grande, une trop grande
place dans cette ombre sinistre que le paupérisme projette
autour de la grande cité. C'est là qu'en i85i un jeune homme
ayant entendu dire qu'un prêtre de la Compagnie de J ésus
s'occupait des pauvres Allemands, alla chercher le missionnaire.
« La fiévreuse et bruyante agitation de la capitale, dit-il
lui-même en racontant ce fait, était bien loin derrière nous,
ici à l'extrémité du faubourg Saint-Martin ; car les riches et
les grands personnages viennent rarement, pour ne pas dire
jamais, dans ces parages, et les magnifiques maisons qui for-
ment le commencement de la rue Lafayette ont ici depuis
longtemps disj)aru. Derrière de longues murailles s'étendent
des terrains vagues et de vastes chantiers, où s'élèvent çà et
780 LA MISSION ALLEMANDE A PARIS.
là, comme de hautes tours, les énormes approvisionnements
des marchands de bois ; les noires cheminées d'innombrables
fabriques offusquent les yeux par d'épais tourbillons de fumée,
pendant que le mouvement cadencé des machines fatigue
l 'oreille par un sourd et monotone bourdonnement.
« Je trouvai le P. Chable, — ainsi se nommait le mission-
naire, — dans une sorte de masure qui avait plutôt l'air d'un
hangar que d'une habitation. Sa petite chambre, au rez-de-
chaussée, était basse et nue; un lit, deux chaises de paille
contre le mur, et au milieu, sur une table grossièrement tra-
vaillée, quelques rouleaux de dessins et des plans ; tel était tout
le mobilier de la pauvre demeure. Après les premières paroles
échangées, le missionnaire prit en main un de ces plans, et le
parcourant avec moi : « Ici, dit-il, s'élèvera l'église, là notre
maison, puis les écoles, puis... » Involontairement je jetai un
regard sur l'appartement pîus que misérable où l'on me tenait
ce langage, et par une étroite fenêtre, la seule de la chambre,
je considérai les alentours. Le terrain était inégal et sans cul-
ture, creusé irrégulièrement par des fosses profondes, encom-
bré de pierres et d'autres débris , et partout envahi par les
orties et des herbes sauvages. A cet aspect, on se serait cru à
cent lieues du riche et brillant Paris.
« J'allais communiquer mes impressions à l'homme de
Dieu , mais avant que j'eusse eu le temps de lui faire aucune
observation, il avait déroulé une autre feuille; c'était le plan
de l'église.
« Elle ne sera ni grande ni magnifique, me dit-il avec ce
sourire mélancolique et fin qui lui était propre, mais les
pauvres Allemands pourront au moins y prier Dieu.
« — Et tout cela, mon cher Père, vous voulez le bâtir, le
fonder et l'organiser ? lui répondis-je en hésitant. Les dépenses
seront considérables !
« — Les dépenses ! reprit-il comme en plaisantant : l'argent,
voulez-vous dire? Oui, cela coûtera beaucoup d'argent ; mais
aussi nous sommes riches, très-riches.
« — Riches! m'écriai-je étonné ; et de nouveau je jetai un
regard autour de moi sur la pauvre chambre.
LA MISSION ALLKMANUE A PARIS. 781
« Alors le Père me saisissant la main, me montra au-dessus
(le nos tètes le ciel éclairé par les derni<*rs rayons du soU il
couchant, et tout autour de nous le faubourg hal)ité par tant
de pauvres : « Voyez, me dit-il, nos richesses, les voici :
Dieu et la prière de soixante mille pauvres Allemands ! j>
« Et ce que le P. Cliable m'avait pour ainsi dire prophé-
tisé ce soir-là, il a su l'accomphr avec un plein succès et par
la protection manifeste de cette Providence en laquelle
^eule il avait mis ses plus fermes espérances. Il a, en effet,
fondé, bâti, organisé tout ce dont il avait développé devant
moi le plan gigantesque dans son chéiif réduit, et s'il n'a
pu réaliser tout ce qu'il aurait voulu y ajouter encore,
c'est que la mort est venue l'enlever au milieu de sa grande,
de son accablante tache. Ouvrier infatigable, il est tombé
écrasé sous le poids de son travail, laissant à ses frères dans
l'apostolat la charge et l'honneur de continuer, à la gloire
de Dieu et de la sainte Église, l'œuvre de salut qu'il avait si
généreusement commencée.
On compte aujourd'hui près de i4o,ooo Allemands à Paris.
Le recensement officiel de 18/19 ^" indiquait 8G,5oo; mais ce
nombre ne comprenait que ceux qui s'étaient fait inscrire à
la préfecture. Or, il y en a l)eaucoupque cette formalité n'at-
teint pas, il y en a des milliers qui négligent de la remplir
et qui s'adressent simplement à la mairie de leur arrondis-
sement. Plusieurs même, soit ignorance des lois, soit in-
souciance naturelle et oubli, ne font aucune déclaration ;
à peine arrivés, ils cherchent une place dans iîu atelier ou
une fabrique, et lorsqu'ils ont été assez heureux pour la
trouver, pourvu (ju'ils n'attirent point sur eux l'atlention de
la police, ils y vivent inconnus, mais tranquilles et sans être
inquiétés. D'autres ont besoin d'échapper aux perquisitions
de l'autorité; ce sont ceux qui ont fui la patrie allemande
comme déserteurs de l'armée ou parce qu'ils se sont rendus
782 LA MISSION ALLEMANDE A PARIS.
coupables de quelque délit civil ou politique, et il y en a qui
réussissent parfois à se tenir ainsi cachés en quelque sorte au
grand jour pendant plusieurs années.
L'émigration allemande, commencée dès le temps des Bour-
bons, avait déjà attiré l'attention de l'illustre archevêque
de Paris, Mgr de Quélen. Son cœur de pasteur s'était ému à
la vue des besoins spirituels d'un si grand nombre de ses
ouailles. Des milliers de pauvres Allemands vivaient au jour le
jour, entièrement absorbés par les préoccupations de la vie ma-
térielle. Pour eux point d'église, point d'instruction religieuse,
point de sacrements, nulle sanctification du dimanche et des
fêtes d'obligation ; leurs enfants croissaient sans éducation et
sans mœurs; l'incontinence faisait trop souvent de la jeunesse
nécessiteuse la proie facile du vice; l'esprit du gain, l'appât
du butin, entraînaient un grand nombre d'hommes dans les
mouvements politiques et les agitations révolutionnaires qui
commençaient dès lors à ébranler les trônes ; les vieillards
mouraient sans être même connus d'un prêtre qui eût pu leur
donner les secours de la religion au moment suprême. Le pieux
archevêque cherchait un homme capable de porter au moins
quelque remède à tant de maux, lorsqu'un prêtre allemand
de la Prusse rhénane s'offrit à seconder son zèle. M. Berven-
gercélébrait régulièrement chaque dimanche, tantôt dans une
église tantôt dans une autre, une messe pour les Allemands ;
il y prêchait en leur langue, et jamais il ne manquait d'audi-
teurs ni de pénitents. Quoique son dévoùment fût loin de
suffire aux besoins spirituels d'une population de plus de
ciiiquante mille âmes, dispersée sur tous les points d'une
ville immense et croissant chaque année de plusieurs mil-
liers, son ministère n'était pas sans fruit.
Ces heureux résultats ne durèrent pas longtemps ; la Révo-
lution de juillet, qui a détruit tant de choses, renversa aussi
l'œuvre à peine commencée de la Mission allemande. Sous le
règne de Louis-Philippe la propagande protestante, plus har-
die, plus entreprenante, vint encore multiplier les dangers et
compliquer la situation des pauvres Allemands. Grâce à ses ef-
forts, il y a actuellement à Paris plus de cinquante temples,
LA MISSION ALLl-MANDE A PARIS. 783
chapelles ou salles de prière qui n'appartiennent pas an culte
catholique, et un grand nombre d'écoles, d'asiles et de maisons
d'éducation dont quelques-unes feraient envie à plus d'une ca-
pitale protestante des États de l'Allemagne. Elles furent alors
fondées et richement dotées , et de tous les points de la France
et de l'étranger arrivent chaque année de nouveaux secours au
comité central de Paris. Les protestants sont donc bien mieux
partagés que les catholiques. On comprend les dangers de
cette situation. Aussi, quand des hommes faibles dans la foi
parce que depuis longtemps ils n'en ont plus entendu les en-
seignements, pressés d'ailleurs par la faim et le besoin, s'a-
dressent aux associations protestantes, et, pour en obtenir
quelque secours, s'accommodent à leurs exigences , nous en
sommes aflhgés, mais non surpris. Un ouvrier, par exemple,
tombe malade, et, faute de salaire, ne peut plus soutenir sa
nombreuse famille ; on lui donnera un subside, s'il veut re-
noncer à voir le prêtre catholique et recevoir désormais les
visites du ministre protestant. Dans l'espoir de revoir un
jour la patrie, une famille pauvre ne veut pas laisser igno-
rer à ses en^ints la langue maternelle ; on la leur enseignera
gratuitement à l'école protestante. Un catholique et une pro-
testante veulent se marier, mais ils n'ont ni argent, ni pièces
nécessaires, ni dispense; on leur fournira les pièces, on les
mariera sans dispense au temple, à la condition que les enfants
seront élevés dans le protestantisme.
Ces tristes chutes, trop fréquentes, hélas! de i83o à i85o,
et qui se reproduisent encore parfois de nos jours, doivent
moins exciter notre indignation que notre pitié. C'« st ainsi
que les envisageait le zèle des hommes apostoliques; il cher-
chait plutôt à secourir ces malheureux qu'à les condamner.
En 1842, le P. Neltncr, de la Coujpagnie de Jésus, tenta de
relever l'œuvre tombée de jM. Bervcnger. Mais malgré son
désintéressement et l'abnégation la plus complète, il n'obtint,
avec beaucoup de travail et de fatigues, que de faibles résul-
tats. Il manquait à l'œuvre des Allemands un centre au-
tour duquel ils pussent venir se grouper; il lui manquait
une action continue qui atteignît à chaque instant une po-
784 LA MISSION ALLEMANDE A PARIS.
pulation nomade sans cesse renouvelée et toujours crois-
sante. Il fallait, en un mot, une église et une mission perma-
nente. Un premier essai fut tenté en 1848 par un respectable
prêtre d'Alsace, M. l'abbé Braun, qui se trouvait alors à Paris. Il
avait organisé pour chaque dimanche, dans l'église du fau-
bourg de la Villette, un office en faveur des Allemands, fré-
quenté assidiunent par ceux d'entre eux qui demeuraient
dans les environs. Mais des raisons de santé forcèrent le res-
pectable ecclésiastique à se retirer après un travail d'un
an, et les Allemands se trouvèrent de nouveau abandonnés.
Cependant, la Révolution de 1848 avait singulièrement ag-
gravé leur position ; un grand nombre d'entre eux s'y étaient
mêlés. A la même époque, le choléra, qui sévissait surtout
contre la classe indigente, fit parmi eux d'innombrables vic-
times. Le P. Stoeger, banni de l'Autriche par la révolution, fut
vivement touché du triste état où il voyait ses compatriotes à
Paris; il conçut le premier l'idée d'une résidence fixe dans
laquelle on s'occuperait d'eux spécialement. Rappelé peu de
temps après par ses supérieurs, il ne put la réaliser lui-même,
mais en partant il la légua aux Pères de la rue des Postes, qui
lui avaient donné l'hospitalité pendant son exil. La Compa-
gnie de Jésus reprit donc pour la troisième fois l'œuvre de la
Mission allemande^ qui trois fois encore devait changer de
siège avant de parvenir à se fixer définitivement.
II
A la rue des Postes, où elle fut d'abord établie, le R. P.
Chable commença à organiser l'œuvre dont il doit être con-
sidéré comme le fondateur réel, quoique d'autres en aient
eu la pensée avant lui. Chaque dimanche on célébrait le
saint sacrifice dans la chapelle des Pères de la Comjxignie.
Pendant la messe, on chantait des cantiques dont l'harmo-
nie simple et mélodieuse faisait entendre aux assistants, dans
la capitale de la France, les chants populaires de l'Alle-
magne. Après l'évangile, le Père adressait à ses auditeurs
LA MISSION ALLEMANDE A PARIS. 78»
une instruction dans leur langue, lîienlot il établit un caté-
chisme pour les enfants.
Entendre les confessions à toutes les heures du jour, distri-
buer des livres de prières et des catéchismes, procurer aux plus
indigents quelques secours, placer de temps en temps des en-
fants dans les asiles ou les orphelinats français, visiter les ma-
lades et les cholériques, administrer aux moribonds les der-
niers sacrements de l'Eglise, s'employer auprès des différentes
sociétés de charité pour obtenir en faveur des pauvres un en-
terrement convenable ; en un mot, porter partout, dans la
mesure de ses ressources, des consolations et des secours ,
c'étaient là les occupations quotidiennes du missionnaire.
Une si grande tâche eût sans doute pu suffire au zèle d'un
seul homme. Mais le père avait entendu dire que quelque
malheureux que fussent les Allemands du quartier du Pan-
théon, il y en avait encore de plus malheureux qu'eux, et que le
faubourg de la Villette l'emportait en misères pour la popu-
lation allemande sur le faubourg Saint-Marceau. Pour s'en
convaincre, il voulut voir de ses propres yeux et se mit à par-
courir ces quartiers abandonnés. Il ne fut pas longtemps à s'a-
percevoir que la renommée cette fois, loin de grossir les cho-
ses, ne lui avait pas même fait connaître la triste réalité. Dès
lors il conçut le projet de transporter l'œuvre dans le quartier
de la Villette et d'y former une résidence où l'on s'occuperait
exclusivement des Allemands. En attendant la décision des
supérieurs et l'agrément de l'archevêché , le P. Cliable pré-
para les voies en visitant souvent les Allemands de la rive
droite de la Seine. H s'entretenait familièrement avec eux ,
leur apportait des conseils et des consolations, et les exhor-
tait instamment à la résignation et à la patience. « Partout,
dit son biographe, il était le bienvenu ; les enfants surtout
se pressaient autour de lui ; car il était aimable et doux, sou-
vent il leur racontait de belles histoires tirées de l'Évangile,
et leur donnait des images et des médailles de la sainte Vierge,
en leur recommandant d'être obéissants et pieux. Aux gran-
des personnes il adressait des paroles plus sérieuses. Aux
mères il parlait du pays natal et de la fidélité avec laquelle
I» * 50
786 LA MISSION ALLEMANDE A PARIS.
elles y avaient pratiqué leur religion. H rappelait aux pères
leurs obligations et leurs devoirs, les engageant avant tout à
entendre la messe du dimanche et à envoyer leurs enfants à
l'école. Lorsque ces pauvres gens, pour s'excuser, prétex-
taient leur abandon et leur pénible situation, il répondait
moitié sérieusement et moitié en riant : « Eh bien! moi-
(r même je vous bâtirai une église et une maison d'école ;
« mais alors il faudra tenir parole et ne pas m'abandonner. »
Ce que le père avait si ardemment désiré et tant de fois
promis, sans trop savoir comment la divine Providence lui
permettrait de réaliser sa promesse, il l'accomplit un jour. De
leur côté, les bons Allemands lui tinrent parole et ne l'aban-
donnèrent pas.
Pendant l'automne de i85o, il se fixa dans le quartier de
la Villette, près de la cité Charraud, grand carré de maisons
formant comme une petite ville. Plus de trois cents familles
d'ouvriers , c'est-à-dire près de deux mille personnes, y habi-
taient. Un magasin qui, de bonne fortune, se trouva vide, fut
loué à un prix modéré ; on le nettoya, on le blanchit, puis on
le bénit, le 8 décembre, jour de l'Immaculée-Conception de
Marie , car il devait servir de chapelle provisoire à la Mission
allemande. L'étonnement fut grand , et grande fut la joie parmi
les pauvres du quartier, quand, pour la première fois, ils pu-
rent se presser tous, hommes, femmes et enfants, autour du
modeste autel où le missionnaire offrait pour eux l'auguste
victime. Qui pourrait dire combien alors furent versées de
douces larmes, et combien de cœurs se sentirent attirés vers
Dieu? La suite le fit voir. La petite chapelle se remplit peu à
peu, et, chose digne de remarque pour nous autres Français,
il y avait aux offices presque toujours plus d'hommes que de
femmes; le nombre de confessions allait croissant de plus en
plus, et chaque jour était marqué par quelque progrès.* A
l'arrivée du missionnaire, sur dix ménages allemands à peine
aurait-on pu trouver un seul mariage légitime. Ce triste abus
provenait, en grande partie de l'ignorance et de la pauvreté.
Avec le secours de l'œuvre si belle et si salutaire de saint Fran-
çois-Régis, le P. Chable put, dès les premiers mois, récon-
LA MISSION AIXEMANDE A PARIS. 787
cilier à l'Eglise une centaine de ces ménages et valider leur
union.
L'exercice du ministère sacré étendit en peu de temps l'in-
fluence de la religion à toute cette population ; incapable
désormais de suffire seul à la tâche, le P. Chable appela près
de lui de nouveaux auxiliaires. Cette augmentation de per-
sonnel diminuait, il est vrai, les fatigues du ministère en
les partageant entre plusieurs, mais elle amenait avec elle des
incommodités d'un autre genre. Comment établir la petite
communauté dans un réduit où Ton ne trouvait pas même
une cellule et à peine un lit pour chacun ? On manquait des
objets les plus nécessaires, et le bon frère, pour préparer le
repas, était obligé d'aller emprunter chez les voisins les usten-
siles indispensables. En un mot, les missionnaires se faisaient
pauvres avec les pauvres, pour les gagner tous à Jésus-Christ.
A coté de la chapelle, dans deux espaces bien étroits, on
avait commencé deux écoles. Celle des filles fut confiée à
trois sœurs de Saint-Charles venues de Nancy, où se trouve
leur maison mère. Les parents n'eurent pas de peine à
y envoyer leurs enfants recevoir gratuitement l'instruc-
tion et une éducation chrétienne. Un pieux séminariste sç
chargea de l'école des garçons. Elle fut d'abord peu nom-
breuse, car presque partout, et souvent dès l'âge de neuf ans,
les garçons étaient placés par leurs paients dans des fabri-
ques, où, par un travail de dix et quelquefois douze heures,
ils pouvaient gagner de seize à vingt sous par jour : triste et
douloureuse existence, également nuisible à leur développe-
ment physique et intellectuel ! lîientùt néanmoins et les écoles
et la chapelle devinrent trop petites; il fallut songer à un
agrandissem'nt, et l'œuvre fut ainsi transportée à son siège
définitif, rue Lafayelte, i 2G.
III
La nouvelle habitation, quoique plus grande, était néan-
moins encore plus pauvre et plus misérable que celle de la
788 LA MISSION ALLEMANDE A PARIS.
cité Charraud. Elle avait servi de retraite à des chiffonniers, et
lorsqu'on y entra on trouva partout des traces non équi-
voques de sa première destination. Cependant elle touchait à
des terrains vagues assez étendus qu'on pouvait acquérir uo
jour pour y construire une église, une école et une maison.
On commença, en effet, presque ausitôt à bâtir une chapelle.
Le nouveau sanctuaire était assez spacieux; mais, fait unique-
ment en bois et en plâtre, il ressemblait encore moins à une
église qu'à un vaste hangar. Le petit clocher qui le surmon-
tait atteignait à peine la hauteur du second étage des maisons
voisines, dans un quartier où elles sont généralement peu
élevées ; mais il portait une croix, et lorsque les épreuves et
les difficultés de l'œuvre semblaient parfois ébranler quelques
courages, le missionnaire, pour ranimer la confiance, disait
en montrant cette croix : In hoc signo vinces, Mgr l'arche-
vêque de Paris voulut lui-même bénir la chapelle des Alle-
mands, le 28 septembre 1857, sous le vocable de saint Joseph.
Le père Chable avait pour ce grand saint une dévotion parti-
culière; et d'ailleurs pouvait-on choisir pour la pauvre mis-
sion allemande un meilleur patron que le père nourricier de
la sainte Famille? Le prélat fut touché de la joie et de l'em-
pressement de toute la population environnante en celte cir-
constance. « Je ne souhaite qu'une chose, disait-il aux Révé-
rends Pères : que ce sanctuaire devienne trop petit pour la
multitude de ceux qui le visiteront. » Il le devint en effet, et,
quoique agrandi par deux fois, aujourd'hui encore il est
insuffisant.
La chapelle construite, il s'agissait de la payer. Les dons de
quelques âmes pieuses couvrirent une partie des frais. Les
Allemands, quoique pauvres, y contribuèrent aussi. Les se-
cours arrivaient de toute part, mais sou par sou, centime par
centime, car chacun donnait de sa pauvreté. On vit même de
petits enfants apporter avec bonheur un franc qu'ils avaient
économisé à la longue, en mettant de côté un sou chaque se-
maine durant cinq mois entiers! A une pareille œuvre la
bénédiction de Dieu pouvait-elle faire défaut?
Les écoles, qui étaient restées forcément pendant quelques
LA MISSION ALLEMANDE A PARIS. 7^9
temps à lacitéCharraud, furent transportées à la rue Lafayette,
et celle des garçons confiée à deux frères des -écoles chré-
tiennes, auxquels s'en adjoignit plus tard un troisième. On
établit, tant bien que mal, trois classes, dans lesquelles le
nombre toujours croissant des enfants atteignit peu à peu le
chiffre de trois cents.
Le besoin de constructions plus vastes, plus commodes et
plus solides devenant de plus en plus urgent, le P. Chablefit
un nouvel effort pour arriver à un établissement tel qu'il
l'avait conçu. Dans le but d'intéresser à son œuvre les catho-
liques d'outre-Rhin, il entreprit un voyage en Allemagne.
« Qu'ils sont touchants, dit son biographe, les petits détails
de ce voyage apostolique! Le P. Cliable nous les racontait avec
simplicité : « Lorsque je passais la nuit quelque part à mes
« frais, nous disait-il, je faisais le moins de dépenses possible,
« car l'argent que je portais n'était pas pour moi ; il était
u destiné à la mission allemande. Souvent je n'osais m'as-
<c soir à la table d'hote, dans la crainte que le prix n'en fût
« trop élevé. Plus d'une fois au moment du repas, j'allais me
« promener et j'achetais un petit pain que je mangeais à la dé-
( robée; c'était tout mon dîner. Mais lorsque je rencontrais un
« pauvre, je ne craignais pas de lui faire assez largement l'au-
« mone, et, chose remarquable, je recevais presque toujours
'c dès le lendemain beaucoup plus que je n'avais donné. »
Le résultat de ce voyage, sans être précisément considérable,
ne fut point, il s'en faut de beaucoup, sans utilité pour la
mission allemande. En 1 855 on entreprit la construction de
la résidence des Pères d'après le plan définitif, et au printemps
de l'année suivante la maison était sous toit. Le jour où
l'édifice terminé se montra couronné du bouquet tradi-
tionnel fut un jour de fête pour la mission. Plus de dix mille
Allemands s'y trouvaient. Ce grand et solide bâtiment, dans sa
simplicité sévère, paraissait presque magnifique à coté des
tristes masures dont il était environné. Mais l'intrépide fonda-
teur, comptant sur la Providence, n'avait point voulu élever en-
core une construction provisoire qu'il eut fallu remplacer par
une autre au boutde dixans, toujoursavec de nouveaux frais.
T»0 LA MISSION ALLEMANDE A PARIS.
Les atteintes d'une cruelle maladie après le dernier cho-
léra forcèrent le P. Chable à s'éloigner de Paris pour ré-
tablir ses forces épuisées. Mais il revint bientôt à sa chère
mission, sans amélioration sensible dans l'état de sa santé,
et, comme s'il eût eu quelques pressentiments de sa fin pro-
chaine, il redoubla de zèle et d'activité. Il forma coup sur
coup plusieurs associations utiles et pieuses : pour les hommes,
une société de tempérance à laquelle était jointe une caisse
d'épargne ; pour les apprentis et les jeunes ouvriers, des écoles
du soir et une congrégation sur le modèle de celles qui
existent en Allemagne. Pour les femmes, il érigea une autre
association dont un des buts principaux était le soulagement
des malades et l'éducation des orphelins. Enfin, pour exciter
davantage les enfants au travail, à la bonne conduite et à la
fréquentation des écoles, il les enrôla dans la congrégation de
l'Enfant-Jésus.
L'école des filles était devenue dès longtemps insuffisante,
et la pauvreté avec bien d'autres épreuves exerçait cruellement
la patience des sœurs de Saint-Charles. Le P. Chable aurait
voulu achever l'établissement de ces écoles comme celui
de la résidence des Pères, mais Dieu ne lui en laissa poiiît
le temps. Satisfait de son travail, il l'appela à la récom-
pense : le P. Chable mourut le lendemain du dimanche de la
Passion, ii avril iSSq.
« Repose en paix, s'écrie son biographe avec l'accent du
cœur, repose en paix, noble soldat de Jésus-Christ; la mo-
deste croix qui surmonte ta tombe silencieuse est, pour tous
ceux qui t'ont connu, un brillant signe d'honneur, et ton
souvenir ineffaçable est, pour nous qui te survivons, un aver-
tissement solennel et puissant de travailler, de.croire, d'espé-
rer, d'aimer et de souffrir comme toi. »
Eu effet, des milliers d'Allemands étaient venus prier pour
lui pendant qu'il combattait son dernier combat ; des mil-
liers d'Allemands, lorsqu'on le porta à sa dernière demeure,
l'accompagnèrent au champ du repos; et dans toute celte
foule émue jusqu'aux larmes, il n'y avait qu'une voix pour
faire son éloge et lui vouer un souvenir impérissable.
LA MISSION ALLEMANDE A PARIS: 7M
IV
Après la mort du fondateur, le R. P. Modeste, un dos deux
pères qui avaient commencé l'œuvre avec lui à la cité Char-
raiid, devint son successeur, et la mission allemande prit
de nouveaux développements.
Dès 18)8, grâce aux aumônes venues d'Allemagne et au
généreux concours de Son Eminence le cardinal Morlot,
archevêque de Paris, on avait fait l'acquisition d'un terrain
assez rapproché de la résidence. On y construisit un couvent
pour les sœurs, avec une école où deux cent vingt enfants
reçoivent l'instruction, et un ouvroir dans lequel on apprend
aux jeunes filles, après leur première communion, les diffé-
rents ouvrages qui conviennent à leur condition. Le nombre
de celles qui s'y réunissent maintenant chaque dimanche
dépasse deux cents. Elles y trouvent une récréation honnête
et des instructions pratiques qui les prémunissent contre les
dangers de la capitale. Parfois aussi la maison donne asile aux
servantes sans place et leur aide à en trouver.
L'école des garçons vient aussi de recevoir ses derniers
agrandissements, réclamés depuis longtemps par une impé-
rieuse nécessité! En effet, trois cent soixante enfants entassés
les uns sur les autres encombraient les trois salles, beaucoup
trop petites pour un pareil nombre; des centaines d'autres en-
fants frappaient à la porte sans pouvoir entrer, et étaient
condamnés à grandir dans la nie, faute de place dans l'école;
enfin le délabrement de ces vieilles constructions commandait
des dispositions nouvelles. La libéralité de l'OEuvre des écoles-
de l'archevêché de Paris et les dons généreusement oflerts par
des âmes sincèrement dévouées au bien, joints à de grands
sacrifices personni'ls, permirent à la Mission d'élever des
constructions solides et spacieuses. Elles renferment un vaste
préau occupant tout le rez-de-chaussée, dans leiiuel on
réunit, le dimanche, les jeunes ouvriers, pour les soustraire
aux abus et aux dangers du cabaret. Six grandes classes, dont
792 LA MISSION ALLEMANDE A PARIS.
chacune peut recevoir aisément plus de cent élèves, et un
logement complet pour une communauté de dix à douze
frères, remplissent le reste du bâtiment. Depuis la rentrée, qui
a eu lieu en octobre dernier, quatre classes sont déjà pleines,
et les deux autres se rempliront dès qu'elles seront achevées
et le nombre des frères porté à huit. Alors la mission alle-
mande procurera le bienfait d'une instruction chrétienne à
plus de six cents pauvres petits Allemands dans les classes du
jour, et à deux ou trois cents jeunes ouvriers dans les écoles
du soir.
Pour l'entier accomplissement du plan du fondateur de
l'œuvre, il ne manque plus qu'une église définitive. En atten-
dant qu'on puisse la construire, on fait dans la chapelle
provisoire tout le service paroissial. Le dimanche elles jours
de fête, on y dit des messes basses, au moins d'heure en
heure, depuis cinq heures jusqu'à huit heures inclusivement.
La messe de sept heures est accompagnée de cantiques alle-
mands exécutés par les jeune filles de la congrégation ; celle de
huit heures est la messe des écoles ; les enfants y chantent aussi
des cantiques, et on leur fait chaque fois une instruction à
la portée de leur intelligence. A dix heures on célèbre la
grand'messe, pendant laquelle se fait le sermon en langue
allemande. Une autre instruction en forme de conférence
populaire sur les sujets pratiques ou controversés a lieu dans
l'après-midi entre les vêpres et la bénédiction du saint sacre-
ment. Les jours de fête il y a de plus bénédiction solennelle
après la grand'messe et procession après les vêpres. Outre ces
offices et ces exercices de dévotion, il y a différentes réunions
mensuelles decongrégations. Le premier dimanche du mois, la
congrégation des demoiselles se réunit après vêpres à l'école
des filles. Celle des hommes se tient le deuxième dimanche,
à sept heures du soir, dans l'église. Le troisième dimanche
après vêpres se réunit la congrégation des jeunes gens, et le qua-
trième dimanche, à la même heure, celle des mères de famille.
L'OEuvre de la mission allemande n'est pas encore entière-
ment achevée, et déjà néanmoins elle tend à se généraliser en
se reproduisant de diverses manières dans plusieurs paroisses
LA MISSION ALLEMANDE A PARIS. 793
de la ville. Peu de temps après que le P. Cliable eut quitté
la rue des ï'ostes, un de ses amis, M. Tabbé Guny, s'établit
dans le quartier du Panthéon pour y continuer l'œuvre des
Allemands, et il réussit par son dévoùment à y fonder comme
une annexe de la mission. Que de courage il lui fallut déployer,
et quelle persévérance pour surmonter peu à peu les obsta-
cles qui s'opposaient eux entreprises de son zèle! Seul, sans
appui , sans autres ressources que son patrimoine, il sa-
crifia pour l'œuvre une partie de sa fortune personnelle.
L'église (le Sainte-Geneviève venait d'être rendue au culte;
il obtint non sans peine de célébrer l'office le dimanche
dans les caveaux du Panthéon, et les pauvres Allemands
descendaient avec joie ces sombres escaliers pour assis-
ter pieusement, sous ces voûtes basses, humides et obscures,
à la messe et au sermon. Après la restauration intérieure
du monument redevenu chrétien , la petite église alle-
mande sortit de ses catacombes et se montra déjà nombreuse
dans la vaste ntf où elle tient encore ses réunions sous la
direction de M. l'abbé Lux. Dans dix autres églises de Paris
(.'t de la banlieue, l'OEuvre des Allemands se produit aujour-
d'hui avec plus ou moins de développement'.
Pour avoir quelque idée du bien que peut opérer l'OEuvre
des Allemands en prenant une plus grande extension, il suffit
• Voici d'après la Semaine reAigiiuse le lableau des offices pour les Allemands
dans ces différentes églises : Eglise paroissiale de Sainle-Geneviève. Le dimanche
et les jours de fcMes, à 10 h. précises, messe basse solennelle, accompagnée de
("antiques allemands et suivie d'une instruction en la mémo langue, ])ar M. l'abbé
Lux, directeur de l'Œuvre allemande. — Eglise paroissiale de Sainte-MargaerUe.
Le dimanche, à midi \\'i, messe basse, suivie d'une instruction en allemand, par
M. l'abbé Kleinchniss aîné, vicaire à cette paroisse. — Eglise paroissiale de Saint-
Ambroise. Le dimanche, à midi, messe' basse solennelle, accompagnée de chants
allemands et suivie d'un sermon on la même langue, par M. l'abbé Waller, vi-
caire à celte paroisse. Immédiatement après le sermon, à 1 h., dernière messe
basse. — Eglise de Sainl-Eloi, 31. rue de Ueuilly, faubourg Saint-Antoine. Le di-
manche, à midi 1|2, messe basse solennelle, suivie d'un sermon en allemand. —
Eglise paroissiale de Xolre-Dume-dcs-Victoires. Le dim.inche et les jours de fête,
de 5 à 7 h. moins un quart du soir, récitation du chapelet, avis, lecture du saint
Évangile et instruction en langue allemande par M. l'abbé Cajelan-Britzger. Les
exercices ont lieu dans la chapelle do Notre-Dame-des-Sept-Douleurs. — Eglise
Saint-Germain de Charonne. Le dimanche, à midi 1(2, messe et inalruction en al-
794 LA MISSION ALLEMANDE A PARIS.
dejeter les yeux sur les résultats qu'elle a produits en une seule
année à la Mission allemande. Plus de vingt-six mille confes-
sions entendues; la sainte communion distribuée à plus de
vingt-cinq mille personnes; environ trois cents enfants admis
à la première communion ou à la confirmation ; près de sept
cents pauvres ou malades visités et secourus à domicile ou
dans les hôpitaux et les prisons; plus de quinze cents enfants
ou jeunes gens reçus dans les écoles du jour et du soir, l'ou-
vroir et l'association des jeunes apprentis ; des congrégations
pour les hommes, les femmes, les garçons, les filles et les en-
fants assemblées régulièrement et dirigées avec suite : voilà
certes des fruits spirituels assez nombreux et assez beaux pour
faire connaître l'importance que peut prendre en se dévelop-
pant l'OEuvre des Allemands. Puisse cette œuvre si belle mul-
tiplier ses centres d'action et s'étendre enfin à toutes les pa-
roisses de Paris ! C'était le vœu de son fondateur, c'est aussi
celui de ces prêtres zélés, qui, au milieu des travaux apostoli-
ques qu'ils ont entrepris les premiers en faveur des Allemands
de la capitale, appellent à leur secours des auxiliaires ou des
successeurs, car la moisson est ibondante , un nombre d'ou-
vriers trop restreint ne saurait la recueilbr tout entière.
H. Mertian.
iemand, par M. l'abbé Michel Kleinclauss, vicaire à la paroisse. — Chapelle de No-
tre-Dame-de- Grâce, rue Fundary, 67. Tous les dimanches et fêles, à 5 h. précises
du matin, messe basse suivie d'une homélie sur l'Évangile, en langue allemande,
par M. l'abbé Braun, directeur de l'Œuvre des Allemands. Le soir, à 8 h., sermon
et cantiques en la même langue. — Eglise de Notre-Dame de la Gare d'Ivry. Les
dimanches et les jours de fêtes, à midi précis, messe basse, suivie d'un sermon
pour les Allemands. — Chapelle de Sainte-Hosalie^ rue de Gentilly, près de la
Maison-Blaiiclie. Le dimanche et les jouis de fêtes, à 9 h. précises du matin, ser-
mon pour tes Allemands, par le R. P. Fulgence, lazariste. — Église de Clichy-la-
Garenne. Tous les quinze jours, le dimanche, à o h. du soir, un R. P. de la Compa-
gnie de Jésus vientfaire des instructions, confesser et visiter les malades. — Eghsc
paroissiale de Puteaux (banlieue). Les instructions en allemand n'y ont lieu que
pendant le carême ; mais, indépendamment des dimanches, les offices et exercices
cnL lieu tous les jours de fêtes, aux mêmes heures.
THÉÂTRE DE LOPE DE VEGA
TRADUIT EX FRANÇAIS PAR M. DAMAS-ÎHNARD
Traducteur de Caldero.n, de Cervantes et du Romancero. (Paris, Charpentier.
1861. 2 vol.)
« Lope Félix de Véga Carpio, miracle deriuiivers, gloire
de sa nation, honneur de sa patrie, oracle de la langue,
centre de la renommée, objet de l'envie, favori de la fortune,
phénix des siècles, prince des vers, Orphée des sciences,
Apollon des muses, Horace des portes, Airgile des épiques,
Homère des héroïques, Pindare des lyriques, Sophocle des
tragic[ues et Térence des comiques : Unico entre los jmiyores,
mayor entre los grandes, y grande à Codas laces j en toclas
materias : » c'est ainsi qu'avec une emphase toute espagnole
et parfois difficile à traduire, le docteur Juan Ferez de Mon-
talban commençait, il y a deux siècles, à raconter la vie et
la mort, disons mieux, à faire le panégyrique du grand Lope
de Véga. Écho fidèle de la renommée et des sympathies popu-
laires qui s'attachaient alors au nom de TilUistre poète, Mon-
talban , dans ses exagérations de langage, ne faisait après
tout que donner en beau style et en sonores périodes !a mon-
naie du proverbe : Es de Lope, ai)pliqné par le dernier ar-
tisan de iMadrid à tout objet ([ui lui paraissait approcher, en
son genre, de la perfection. Un beau palais, un noble cour-
sier, une fieur odorante, un diamant précieux, un fruit exquis.
796 THÉÂTRE DE LOPE DE VÉGA.
un tableau, une étoffe de valeur, c était du Lope ; comme nous
dirions de nos tragiques ou dramaturges contemporains, si
peu qu'ils voulussent bien prêter le flanc à notre admiration :
C'est du Comédie., c'est du Racine. On sait que les honneurs
n'avaient pas manqué à Lope, sur la fin de sa carrière; ces
honneurs que l'on voit si rarement décernés à un poète vi-
vant, mais qui néanmoins sont parfois, dès cette vie, la ré-
compense d'un grand génie uni à un grand caractère. « Le
roi et la reine d'Espagne, quand ils rencontraient Lope sur
leur passage, faisaient arrêter leur carrosse pour mieux con-
templer l'illustre vieillard. Son portrait se trouvait dans toutes
les maisons. Chaque fois qu'il paraissait dans les rues de Ma-
drid, aussitôt les fenêtres, les portes, les balcons se remplis-
saient de gens qui cherchaient à le voir. Femmes, enfants,
vieillards, se le désignaient l'un à l'autre avec amour et fierté. »
Enfin ses rivaux semblaient accepter sans conteste la préémi-
nence de son génie. Cervantes, l'immortel Cervantes, auteur
lui-même de comédies, ne craignait pas d'appeler Lope le
prodige de la nature.
L'enthousiasme de nos voisins d'outre-Manche pour les
sombres horreurs de leur Shakspeare (enthousiasme un peu
souj/lé d'ailleurs par nos littérateurs et critiques français), n'a
jamais atteint, que nous sachions, ces proportions homéri-
ques ; et dussions-nous leur répéter encore longtemps que
Shakspeare est le premier des tragiques, comme Milton le
premier des poètes épiques, je doute que leurs convictions à
cet endroit, si fortes qu'elles soient, amènent jamais l'artisan
de Londres à traduire son admiration pour le Cristal- Palace
par ces mots : C'est du Shakspeare. Faisant la part du carac-
tère si différent des deux nations, et reconnaissant que l'en-
thousiame' est fils du soleil, comme Vhumour est peut-être
un produit des brumes, de la houille et du porter, tirons ce-
' La Beaumelle, dans sa Vie de Lope de Véga, cite des exemples assez curieux
de ces métaphores hardies, conformes au génie espagnol, et parfois au génie de
leurs voisins, les Français du midi. Un bon verre de vin, sahe a ghria, c'est un
avant- goût du paradis; un soulier qui va bien, c'est un soulier comme un ciel.
« Combien de troupes défendent le passage delà Sierra-Morena ? demandait-on à
THÉÂTRE DE LOPE DE VEGA. 797
pendant celle conclusion que Lope avait du marquer bien
profondément sa trace et graver son empreinte dans la lilt<^-
rature, dans le peuple espagnol, pour avoir ainsi éclipsé tous
ses rivaux (et quels hommes ! un Caldéron, un Tirso de Mo-
lina ! ) et s'être emparé dans l'opinion publique du sceptre
de l'idéal et de la perfection.
« Un des traits caractéristiques du théâtre espagnol , re-
marque fort judicieusement M. L. de Viel-Castel ', c'est qu'il
est profondément national, c'est qu'il est l'expression éner-
gique des moeurs, des idées, de l'histoire du pays. » Cette as-
sertion est surtout vraie de Lope : elle explique et justifie sa
popularité au delà des Pyrénées : au delà, car, hélas ! il y a
encore des Pyrénées en littérature, et le mot de l'auteur des
Pensées, si faux et si blessant en matière de philosophie et de
morale, n'est que trop juste, appliqué aux renommées litté-
raires. Oui, le grand, l'incomparable Lope, ce phénix des
poètes, est à peine connu chez nous : on citera son nom, bien
peu parleront de ses œuvres, et surtout en parleront en con-
naissance de cause. Voici comment s'exprime à ce propos un
des rares auteurs " qui de nos jours ont étudié Lope avec
amour et intelligence : « Lope de Véga a partagé avec Shaks-
peare le dédain de la France littéraire du xvni*^ siècle; il a été
soumis comme lui aux critiques de ceux qui l'avaient encore
moins lu et compris que le poêle anglais; mais si Shakspeare
a été réhabilité parmi nous, grâce à la réaction dont nous
avons été les témoins, et si nous le voyons maintenant étudié,
analysé et admiré avec une ferveur qui semble accuser sa
patrie elle-même de froideur et d' indifférence, Lope de Véga
n'a pas eu la même fortune ; et cependant il mérite aussi
qu on rajeunisse sa mémoire et qu'on rende justice à son
génie. Contemporain de Shakspeare, créateur comme lui, in-
un paysan de la Manche — Vn medio mundu delante, un vmndo eulcro delras, y
mas atras la santissiina Trinidad : un demi-monde en avant, un monde entier
pour le soutenir, el en réserve la tres-sainto Trinité. »
' Revue des Deux-Mondes, no\emhrc 1840.
- Etudes sur la vie et les œuvres de Lope de Véga, par Ernesl Lafond. (Li-
brairie nouvelle, 4857. 1 vol., format Cliarpentier.)
798 THEATRE DE LOPE DE VÉGA.
dépendant comme lui des règles de l'antiquité, il a su comme
lui remuer le cœur de la foule par ses drames, et le charmer
par ses comédies vives et poétiques. ?)
Mais comment le public instruit et littéraire de la France
pourra-t-il étudier le grand poëte espagnol? quelle main sa-
vante et discrète l'introduira dans le sanctuaire de ses quinze
cents comédies, de ses trois cents autos et intermèdes (dont il
ne reste, il est vrai, même en espagnol, qu'environ quatre
cents)? Le livre de M. Damas-Hinard répond en partie à ces
questions. Il y répondrait pleinement, je n'en doute pas, si
aux deux volumes qui ont paru en 1842, sous ce titre : Pre-
mière série, venaient se joindre les séries suivantes, et si la
promesse consignée en tête de la traduction de l'intermède ;
T Enlèvement d'Hélène, recevait enfin son accomplissement.
Pour notre part, nous en serions heureux, et tous les amis de
la littérature espagnole, plus nombreux qu'on ne croit, sur-
tout dans le midi de la France, en sauraient bon gré à
M. Damas-Hinard. Familiarisé dès l'enfonce avec les deux lan-
gues espagnole et française, rompu depuis longtemps à la
traduction des chefs-d'œuvre de la Péninsule, d'ailleurs, ad-
mirateur ardent de son grand Lope, j'allais dire de son con-
citoyen (tous deux sont nés à ?vïadrid), M. Damas-îlinard est
en effet plus à portée que bien d'autres de le populariser
parmi nous.
Aussi ne fauî-il pas s'étonner de l'amour avec lequel est
tracée, en tète du premier volume, la notice sur Lope de
Véga. Avec quelle sagacité l'auteur relève, en passant, cer-
taines erreurs sur la vie et les ouvrages de Lope, trop ac-
créditées par le nom de ceux qui les mirent en circulation!
Un homme comme M. Fauriel était appelé , ce semble , à
faire loi en matière d'histoire littéraire, et ses prononcés de-
vraient être sans appel. Mais M. Fauriel, avec tout son rare
talent et l'étendue de ses connaissances, avait-il eu le loisir
ou pris la peine d'étudier sérieusement le tragique espagnol?
On peut en douter, après la lecture attentive de la biographie
de Lope qu'il a publiée en iSSg, dans la Revue des Deux-
Mondes. Etre injuste envers un grand poète, donner sans
riŒATRE DU W?ll DE VEGA. 799
preuves suffisantes une fàclieuse idée de son caracfère, c'est
toujours chose déplorable, et moins encore pour l'offensé ([ue
pour l'offenseur. Aussi j'aime à voir M. Damas-If inard railler
finement l'illustre académicien, à propos de ses inventions
sur la vieillesse de Lope, puis tancer fort vertement deux pro-
testants, lord Holland et Sismondi, qui, chose étrange, sur la
foi d'un même passage de lîouterweck (passage d'ailleurs mal
traduit de Montalban), ont trouvé moyen de conclure chari-
tablement : le premier, que Lope était d'une avarice sordide,
d'une cupidité effroyable; le second, que Lope était évidem-
ment enclin à de folles prodigalités.
La notice sur Lope de Véga est suivie du Nouvel art dra-
matique., ou Poétique de Lope, ouvrage improvisé sans doute,
comme tant d'autres de ce fécond génie, et où l'on chercherait
en vain la perfection de Despréaux , ou la précision savante
àeVÉpitre aux Pisons ; ouvrage très-curieux cependant par
la largeur de vues qu'il annonce, et par la rébellion calculée
de l'auteur contre les règles -d'Aristote '. Lope, aussi bien
que Shakspeare, faisait assez bon marché des fameuses unités
de temps et de lieu : il est à ce point de vue un des précur-
seurs du roiiiantisme , si toutefois il est permis d'appeler
romantisme cet instinct plus fort que les règles, qui, à la
même époque, faisait produire tant de chefs-d'œuvre drama-
tiques sur les scènes les plus diverses, par Shakspeare en An-
gleterre , par Lope de Véga et Caldéron en Espagne, par
Stefonio en Italie, et dans ces mille tragédies de collège, si
curieusement mises en lumière, dans ce recueil même, par
deux de nos collaborateurs '.
' « De tous les barbares, dit Lope à la fin de son Nouvel art dramatique, nul no
mérite ce titre mieux que moi, puisque j'ai l'insolence de donner des préceptes
contre l'art, et que je me laisse entraîner au courant, au risque d'être traité d'igno-
rant par rilalic et par la France. Mais qu'y pourrait-je faiie'.' En com|itanl colle
que j'ai terminée celte semaine, j'ai composé quatre et nt quatre-vini^t trois comé-
dies; et, six exceptées, tout le reste pèche grièvement contre les règles de l'art. »
Ces paroles n'indiquent pas une grande contrition.
' P. Caliour, £/u(ies rcUijicuses, juillot-aoùl 18G2, p. 466. .Article sur le Théâtre
latin des Jésuites. P. .Met. Études sur la tragédie Flavia. Etudea de théologie, I* sé-
rie, t. H. p. 355.
800 THÉÂTRE DE LOPE DE VÉGA.
Comparer Shakspeare et Lope de Véga , ces deux rois de
la scène à l'aurore du xvii^ siècle , c'est un sujet bien digne
assurément de tenter l'ambition d'un écrivain. Déjà La Beau-
melle, dont M. Damas-Hinard loue avec justice l'exactitude
consciencieuse et l'excellent jugement, avait essayé de rappro-
cher ces deux grands hommes, et nous pouvons, même au-
jourd'hui, souscrire encore à la plupart de ses conclusions :
« Shakspeare, disait-il, ne s'est pas élevé comme tragique au
même rang que son rival a atteint en Espagne ; et d'un autre
côté Fauteur espagnol n'a pas montré dans les développe-
ments des passions une aussi grande perspicacité que celui de
Macbeth et de Richard III. Le poète de Madrid peint peut-être
aussi bien les divers individus qu'il présente, mais celui de
Stafford peint mieux l'homme dans toutes ses affections;
comme l'observe M. Guizot , Shakspeare demande à son
héros : Comment as-tu fait? Lope se contente souvent de lui
demander : Qu'as-tu fait? Une partie de cette différence vient
des circonstances où ils se sont trouvés et du goût de leurs
auditeurs. Les Anglais aimaient de longs discours, les Espa-
gnols des actions vives. » Si cette remarque était fondée, et
pour notre part nous la croyons telle, ne serait-ce pas une pré-
somption sérieuse en faveur du grand Lope? qu'est-ce qu'un
drame, si ce n'est une action ? ne s'accorde-t-on pas en général
à placer Euripide au-dessous d'Eschyle et de Sophocle, pré-
cisément à cause des longues tirades philosophiques qu'il
amène plus ou moins naturellement dans la bouche de ses
acteurs, et auxquelles je suis souvent tenté de comparer le
fameux monologue d'Hamlet : être ou ne pas être, voilà la
question. Au reste, si Lope, comme Shakspeare, traite assez
lestement les règles d'Aristote, ne croyons pas néanmoins ,
sur la foi de Boileau , qu'il nous présente souvent de ces
drames où le héros principal,
Enfant au premier acte, est barbon au dernier.
Où La Beaumelle a évidemment méconnu le caractère du
théâtre de Lope, c'est quand il lui reproche l'absence d'un
THÉÂTRE DE LOPE DE VF'GA. 804
but moral : « Shakspeare, dit-il, se proposait dans toutes ses
pièces un but moral, qui le forçait parfois à modifier les
événements à sa guise, tandis que Lope, occupé seulement de
peindre, et se fiant sur l'intelligence de ses auditeurs, raconte
les faits, et n'y fait de changements que dans l'intérêt littéraire,
et non dans l'intérêt moral. » Aussi se plaint-il de n'avoir pu
faire son choix parmi les pièces de Lope qu'avec une grande
difficulté, « bien peu promettant une lecture agréable aux
Français. »
Le livre de M. Damas-IIinard fait justice de cette assertion
trop légère : il est là pour nous montrer le grand Lope sous
un jour tout nouveau, pour nous faire apprécier ce que ne
soupçonnait pas, ou ne voulait pas paraître soupçonner
La Bcaumelle. Lope, nous devons le faire remarquer, était à
la fois Espagnol et prêtre catholique : Espagnol du temps de
Philippe II et de Philippe III, prêtre fervent et dévoué. Ses
drames ont dû porter l'empreinte de ce double caractère; et,
de fait, ils sont profondément gravés au sceau du génie
espagnol et catholique : ils sont, si j'ose ainsi parler, forts en
couleur religieuse. A nos yeux, là est le grand mérite et le
cachet principal du théâtre de Lope. Sans exprimer cette con-
clusion avec autant de netteté, M. Damas-Hinard la laisse
])ressenlir dans ces passages de sa notice : « Le théâtre des
Espagnols, comme le théâtre des Anglais, comme le théâtre
des Grecs, a procédé de leur histoire. Or, cette histoire est
essentiellement héroïque. » Et après avoir rappelé Numance
et Sagonte, il ajoute : « Au moyen âge, c'est la même abnéga-
tion patriotique. Dès le lendemain de la bataille de Guadalète,
qui les mit sous la domination arabe, les Espagnols se lèvent
contre leurs concpiérants. Durant huit siècles, toutes les
générations qui se succèdent vont combattre et niourir pour
la délivrance de la patrie; et toutes, l'une après l'autre, se
sacrifient à cette cause sainte, jusqu'à ce que ce peuple géné-
reux ait reconquis son pays, du nord au midi, des Pyrénées
à Grenade. Puis, l'œuvre accomplie, quand les Espagnols se
précipitent au nouveau monde pour y exercer leur activité
prodigieuse, qui n'admirerait ces hommes dédaigneux du
I' ai
802 THÉÂTRE DE LOPE DE VÉGA.
repos et des jouissances vulgaires, s'élanrant en petit nombre
au milieu de nations puissantes, se partageant à l'avance
de vastes empires, et les soumettant par des prodiges de va-
leur? »
Oui, sans doute ; mais d'abord quel fut le principal carac-
tère de cette lutte héroïque des Espagnols contre les Arabes?
Appelez celte lutte une croisade de huit siècles, et vous serez
dans le vrai. Le patriotisme des descendants de Pelage était
dominé par le sentiment religieux. C'étaient plus encore des
chrétiens qui combattaient des musulmans, que des Espa-
gnols qui voulaient délivrer leur patrie : ou plutôt ces deux
sentiments, si légitimes et si profondément gravés au cœur des
Pelage, des Alphonse le Chaste, des Sanche le Grand, se con-
fondaient en un seul et même amour de la religion chrétienne,
qui était la religion de l'Espagnol, en une seule et même haine
des envahisseurs, qui étaient en même temps les ennemis du
Christ.
En second lieu, ce serait une étrange erreur de mécon-
naître le caractère essentiellement apostolique des premières
expéditions espagnoles à la recherche et à la conquête du
nouveau monde : j'entends parler surtout de ceux qui con-
çurent ou protégèrent ces expéditions : l'immortel Colomb, la
reine Isabelle. Ees documents publiés par M. Pvoselly de
Lorgnes , dans sa récente Histoire de Christophe Colomb,
ne permettent plus de mettre en doute les pensées religieuses
du héros génois, et l'influence qu'elles exercèrent sur sa pro-
digieuse entreprise : conception, persévérance, réalisation,
tout chez l'illustre Colomb porte le cachet de l'apostolat reli-
gieux. Lope de Véga lui-même me fournit la preuve magni-
fique et complète de cette assertion: Lope,- peintre si fidèle
des moeurs et des traditions de son pays, Lope, séparé seule-
ment par un siècle de la découverte de l'Amérique, Lope, qui
a chanté cette œuvre gigantesque dans sa comédie intitulée
el Nuevo mundo descubierlo por Christobal Colon : le Nou-
veau monde découvert par Christophe Colomb.
Je ne saurais mieux donner une idée du génie et du carac-
tère du poète qu'en offrant ici une esquisse rapide de ce
THÉÂTRE DE LOPE DE VÉGA. 803
drame grandiose, « supérieurement conçu, dit M. Damas-
Iliiiard, au point de vue espagnol et catholique, » où l'on
trouve les ressorts les plus hardis, les inventions les plus sur-
prenantes, pour ne pas dire, les plus étranges, mais où la foi et
l'enthousiasme religieux coulent à pleins bords, et pénètrent
le spectateur des plus pures et des plus sublimes émotions.
Sans doute il y a dans ce drame, comme dans presque toutes
les comédies espagnoles, même les plus chrétiennes d'inspi-
ration et d'exécution ' , des situations assez hasardées, au point
de vue de la morale. Le goût et la décence sont blessés par
cette crudité ou cette licence d'expressions que nous trouvons
sur la scène espagnole. Sachons pourtant faire la part des
temps, des lieux et des coutumes. Notons d'ailleurs que la
grande et suprême règle de toute morale n'est jamais violée : le
crime subit toujours son châtiment, la vertu reçoit sa récom-
pense. Mais, cette réserve faite, quelle conception admirable
dans cette pièce, dont les trois actes peuvent se résumer en trois
tableaux : Vision de Colomb, Plantation de la croix, Conversion
des Indiens! Au premier acte, l'illustre navigateur, accablé
par les refus successifs des rois de Portugal, d'Espagne et
d'Angleterre, jouet des railleries les plus amères, traité de fou
par les ducs de Medina-Celi et de Medina-Sidonia, est sur le
point de renoncer à son projet, et de retourner s'asseoir, triste
et solitaire, à son foyer. Le voilà, tout pensif, le compas à la
main, la tète penchée sur une mappemonde, agité par le flot
de mille sentiments contraires, et s'écriant toujours : « Et
pourtant il existe! » Alors sa propre imagination, audacieuse-
ment personnifiée parle poète, apparaît sur la scène, revêtue
d'habits éclatants et caractéristiques : elle s'approche du grand
homme méconnu, elle entame avec lui un dialogue étrange,
mais sublime. Certes, voilà des hardiesses inconnues à notre
théâtre classique, et même, j'oserai ledire,authéàtre des Grecs.
Eschyle a personnitiê dans son Promcthée deux types allégo-
riques, Xii Force et la J'iolence ; mais, jamais il n'a poussé fau-
* Voyez, par exemple, h Triomphe de la Croix, ou le Prince Fernawl, de Calile-
ron;/fs Travaux de Jacob, Fontovéjune, de Lopp, etc., etc. ; et, san? aller clierrher
si loin, rappelons-nous les hardiesses de Corneille dans le Cid ou dans le Menteur.
804 THÉÂTRE DE LOPE DE VÉGA.
dace jusqu'à dédoubler, pour ainsi dire, son héros, et faire
assister ses auditeurs d'une manière sensible et matérielle à
ces entretiens ineffables qui s'échangent entre les diverses
facultés de l'âme, entre Vun et Vautre. Colomb est emporté
par son Imagination en présence d'un tribunal auguste : sur
un trône siège la Providence divine^ ayant à sa droite la Re-
ligion chrétienne^ à sa gauche V Idolâtrie. « Sofs attentif,
Colomb; car dans ce tribunal s'agite un débat qui t'intéresse. «
Et la Religion plaide en faveur du nouveau monde ; elle réclame
de la Providence divine, au nom du testament et du sang de
Jésus-Christ, le terme de cette trop longue tyrannie qu'exerce
sa rivale sur ces malheureux peuples. Le Démon accourt, et
vient soutenir ses prétendus droits : g O Juge trois fois saint!
ô Providence éternelle! où donc envoies-tu Colomb?... Ce
qui conduit là-bas les Espagnols, ce n'est pas l'esprit religieux
et chrétien : c'est l'amour de l'or... » Mais les temps sont
arrivés : la Providence prononce l'oracle : « La conquête doit
s'accomplir, » et Colomb , ranimé par cette vision céleste,
retourne importuner de ses prières les rois catholiques, et
obtient enfin des vainqueurs de Grenade la flotte et les mate-
lots dont il a besoin : « Si vous daignez m'aider, seigneur,
a-t-il dit, j'irai vous conquérir ces Indiens idolâtres, lesquels
doivent, ce me semble, être soumis à la foi chrétienne par un
roi que l'on a surnommé le Catholique, et parla plus sage et
la plus pieuse des reines. — Qu'on donne à Colomb ce qu'il
désire, a répondu Ferdinand, et puisse le ciel être favorable à
ses hautes pensées, afin que la monarchie d'Espagne soit
agrandie, et que les idolâtres soient réunis à f Eglise ! »
Au second acte, c'est encore au nom de Dieu que la révolte
de l'équipage est apaisée, et que trois jours ée répit sont ac-
cordés au persévérant navigateur par ses compagnons incré-
dules. Aussi , comment s'étonner que leurs premiers cris de
joie à la vue de cette terre tant désirée soient des cris de
reconnaissance envers le Seigneur : « Terre! terre!... Te Dewn
laudanius... Au nom de Dieu! sainte Marie, saint Jean, saint
Pierre... » Et bientôt on les voit entrer sur la scène portant
avec respect l'auguste signe du salut. « Je te vois donc enfin,
THÉÂTRE DE LOPE DE VÉGA. 805
ô terre! s'écrie Colomb. Eh bien! ai-je tenu ma parole? {A
frère Bujl.) Mon frère, donnez-moi cette croix; je la veux
planter ici ; elle doit servir de fanal au nouveau monde.
FRKRE BUYL.
Voici un endroit qui me semble propice.
COLOMB.
Tous, tous à genoux !
FRÈRE BliYL.
Heureux le rivage sur lequel va croître cette plante sacrée !
Que chacun de nous l'invoque à son tour.
COLOMB.
C'est à moi de te parler le premier, illustre et sainte couche
sur laquelle Dieu est mort étendu. Tu es la noble bannière
qu'il leva contre le péché, celui qui, en mourant, vainquit la
mort et nous donna la vie, et je vois encore sur ton bois la
trace de son sang glorieux. ))
Et frère Buyl, et Barthélémy Colomb, etPinzon, et Arana,
et Terrazas, saluent successivement l'étendard sacré, arboré
pour la première fois, mais à jamais, sur la terre du nouveau
monde; et tous, pressés d'un saint enthousiasme, expriment
en termes brûlants et poétiques leur amour, leurs actions de
grâces, leurs espérances.
Au troisième acte reparaît le merveilleux, mais un merveil-
leux chrétien , qui me semble bien supérieur aux opérations ma-
giques de Prospéro', comme les anges, que fait parfois interve-
nir Lope de Véga, me transportent dans des régions poétiques
et idéales bien préférables an sabbat des sorcières de Macbeth.
J'aime à voir le dénoùment de cette j)ièce , éminemment ca-
tholique, rappeler à notre souvenir la lutte du premier acte
entre le ciel et l'enfer, entre la croix et le démon. Ce dernier
profite habilement des crimes des Espagnols pour souh'ver
contre eux les Indiens : les coupables sont égorgés, la croix
est abattue, on en jette les débris à la mer; mais à l'instant se
• Voir la Tempête de Shakspeare-
m^ THEATRE DE LOPE DE VÉGA.
fait entendre une musique mélodieuse ; une croix nouvelle
sort de l'endroit même où s'élevait la première , et va peu à
peu grandissant. « C'est un arbre divin, s'écrie le cacique
Duncan, confondu... Bois sacré, dès aujourd'hui tu dois ré-
gner sur ces contrées. Il n'en faut pas douter, la religion
chrétienne est la seule véritable, w
Le poète nous transporte alors à Barcelone : Colomb,
naguère si méprisé des courtisans, est honoré comme un roi,
et son génie admiré de tous. Ferdinand lui remet une ban-
nière éclatante, où sont brodées les armoiries qu'il décerne
au noble Génois, ainsi que la fameuse devise :
Por Castilla y por Léon
Nuevo inundo hallô Colon.
« Cette devise, dit le monarque, dit bien la gloire de Co-
lomb et la notre. Allons donner le baptême à ces représen-
tants de l'Inde, et offrir à Dieu nos prières et nos cœurs. C'est
un beau jour pour Colomb que celui où il a étendu la domina-
tion du Christ et la puissance de l Espagne. »
Oui, dirons-nous avec l'habile traducteur de Lope, oui, ce
grand poète respire la foi, l'ardeur, l'enthousiasme; oui, u il
vous entraîne, il vous enflamme, il vous élève dans une sphère
d'activité supérieure; tandis que Shakspeare, plus penseur,
si vous voulez, et plus philosophe, provoque le doute, et fait
éprouver à ses lecteurs je ne sais quel vague malaise, qui dut
s'emparer plus d'une fois de cette intelligence inéditative. »
J'oserai dire, si parva licet componere magnis, que Shakspeare
et Lope de Véga , ces deux contemporains d'une belle épo-
que littéraire, font éprouver les mêmes impressions que, de
nos jours, dans un genre fort différent et fort inférieur, mais
singulièrement populaire, produisent en moi Ch. Dickens et
Fernand Caballero, l'auteur de la Petite Dorrit et l'auteur de
Pauvre Doloîès. Dickens m'étonne et m'intéresse, sans me
laisser aucune impression morale bien définie ; les Nouvelles
andalouses me touchent et m'élèvent ; la foi est là, et le ciel
est au bout.
L. Langlois.
L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
PENDANT LA GUERRE
Parmi les graves questions souievées depuis deux ans par
la guerre des Etats-Unis, il en est une qui, trop souvent
passée sous silence dans la presse, ne laisse pas que d'exciter
par elle-même un vif intérêt. Cette question, complètement
étrangère, et, à vrai dire, supérieure à toutes les autres, c'est
l'influence exercée par la religion dans les armées des deux
partis, c'est le sort de tant de milliers d'âmes engagé et décidé
pour toujours sur les champs de bataille.
On sait assez quelles ont été pour le monde entier les con-
séquences d'une lutte qui a pris en quelques mois des pro-
portions gigantesques. On connaît les sacrifices imposés à
l'industrie européenne, les entraves apportées au commerce
maritime, l'acharnement et tous les fléaux d'une guerre civile
que l'humanité déplore sans pouvoir y mettre un terme. Bien
des fois les calholiques se sont demandé s'il n'y avait pas du
moins quelque compensation à tant de pertes irréparables;
si Dieu, dans sa miséricorde, ne ménageait pas un retour plus
prononcé vers la vraie foi en frappant un peuple encore jeune
et déjà puissant qui, depuis quatre-vingts ans, s'élançait avec
une ardeur effrénée sur toutes les routes de la fortune.
C'est là sans doute le secret de Dieu. L'avenir pourra seul
nous le révéler. Autant qu'il est permis de fonder des conje.D-
tiires sur les faits que nous allons rapporter, n'y aurait-il pas
déjà lieu d'espérer des jours meilleurs pour TEglise d'Ainé-
808 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
rique ? Nous laisserons au lecteur, sur ce point délicat, la
liberté de ses appréciations personnelles. Si nous osions lui
demander quelque chose, ce serait de prier pour la prompte
réalisation de si belles espérances. Nous nous bornerons à
mettre sous ses yeux les extraits de plusieurs lettres écrites par
des hommes témoins ou acteurs des faits qu'ils racontent.
Ces lettres avaient été écrites à la hâte et sous l'impression du
moment ; elles étaient destinées à rester secrètes. Des juges
compétents ont pensé qu'il y aurait quelque profit à les livrer
à la publicité. Celles qu'on va lire se rapportent plus spécia-
lement au début de la guerre.
Nouvelle-Orléans, 17 avril 1861 .
Au moment où je vous écris, la Nouvelle-Orléans est dans
une agitation inexprimable. Le télégraphe vient d'y apporter
la terrible nouvelle : le fort Sumter a été pris par les troupes
confédérées sous les ordres du général Beauregard. Ainsi,
voilà le premier coup de canon tiré, la guerre civile est com-
mencée. Dieu seul sait quand elle finira. A voir les passions
qui fermentent depuis plusieurs mois, elle sera longue, san-
glante, acharnée. Hélas! ma pauvre patrie !
S'il est pour nous une consolation dans notre malheur,
c'est que notre sainte religion reste en dehors des questions
purement politiques qui divisent les Etats du nord et les Etats
du sud. Nous pouvons en toute liberté offrir aux deux partis
les secours de notre ministère : « L'esclavage, disent les uns,
est une institution antisociale, contraire au droit naturel, ré-
prouvée par l'Évangile. — L'esclavage, répondent les autres, est
une institution admise de temps immémorial ; les patriarches
avaient des esclaves. Dieu les y autorisait, la preuve en est
dans la Bible. Pourquoi donc l'esclavage serait-il un crime au-
jourd'hui en Amérique? » Quoi qu'il en soit de ces discussions
de plus en plus envenimées, dans lesquelles on peut voir
aisément moins la cause que l'indice ou le prétexte d'une
PENDANT LA GUERRE. 809
profonde rivalité de races, d'influence et surtout d'intérêts,
toujours est-il que dans les deux camps on applaudit égale-
ment au zèle du clergé catholique. Aux yeux de tout Améri-
cain, dans le nord peut-être autant que dans le sud , le Nègre
paraît un être dégradé; on évite son contact, il est, pour
ainsi dire, séquestré de la société, même à New-York, où les
écoles publiques et les temples protestants lui sont fermés.
La charité seule nous permet, à nous apotros du Père commun,
d'aller, en dépit des préjugés, éclairer et consoler cette portion
déshéritée du genre humain. Notre unique ambition est d'en
faire des hommes et des chrétiens. Nous avons ici et ailleurs
des pères chargés de leur apprendre le catéchisme et de les
relever à leurs propres yeux par le sentiment de leur dignité,
en leur administrant les sacrements et en leur ouvrant la
perspective de l'héritage céleste.
Dernièrement un de nos pères missionnaires allait rendre
visite à un de nos malades sur la rive droite du Mississipi.
Il attendait impatiemment le départ du bateau à vapeur,
lorsqu'il y vit entrer un homme vigoureux tirant après lui un
pauvre Nègre attaché à une grosse corde et les mains serrées
par des menottes. Ému de pitié, il prend des informations.
On lui dit que c'est un esclave qui a tenté d'assassiner son
maître, et qu'on va pendre à l'instant sur le théâtre même de
son crime. Telle est la justice expéditive des États-Unis.
Le père aborde aussitôt le patient. Il lui demande s'il a reru
le baptême. <« Non, répond-il, mais j'ai entendu parler du
Maître du ciel, je l'ai prié à genoux toute la nuit dernière pour
obtenir de lui la grâce de faire une bonne mort. » Dans de
telles dispositions, il n'avait besoin ni d'un catéchisme bien
long, ni d'exhortations bien pressantes. Le père lui répète
deux ou trois fois les vérités les plus essentielles, puis il le
baptise. Tout cela ne lui prend que le temps qu'il faut pour
traverser le fleuve. Un vient lui dire ([ue son malade est à
l'article de la mort. Il se sépare alors de son nouveau frère en
Jésus-Christ, l'embrasse avec effusion, et l'envoie tout joyeux
en paradis.
Jamais peut-être les circonstances ne furent plus favorables
810 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
pour exercer notre ministère auprès de ces malheureux
esclaves. Chacun de nous, dans la mesure de ses forces, vou-
drait se consacrer tout entier à leur service et marcher sur les
traces de notre bienheureux père Pierre Claver, qui signait :
Pierre^ esclave des Nègres pour toujours. Mais, quels que
soient nos désirs, les Nègres ne forment qu'une partie du trou-
peau que nous avons à évangéliser. Il y a encore ici un grand
nombre d'Irlandais et d'Allemands, sans compter les Français
qui descendent des anciens colons. C'est là le principal noyau
de la population catholique.il nous faut prêcher en anglais, en
français, en allemand, et faire de fréquentes excursions dans
le sud de la Louisiane.
Je pourrais résumer en un seul mot l'état religieux du pays :
il y a progrès sensible. Les catholiques entrent pour une part
notable dans la formation des nouveaux régiments. Ils tien-
nent la plupart à mettre ordre à leur conscience avant
d'aller au feu. Il y aussi beaucoup de protestants ébranlés. Le
pressentiment des malheurs qui nous attendent porte tout
tiaturellement à lever les yeux vers le ciel. Ce n'estpas pourtant
qu'on regarde ici la cause du Sud comme désespérée. Loin
de là, la confiance est telle que le prix des propriétés a
augmenté d'un tiers en quelques semaines. On fond des
canons et des mortiers, on construit des navires de guerre, on
fait toutes sortes de préparatifs. Puisse Dieu les rendre inutiles
en nous donnant la paix!
II
Collège de Spring-Hill, près de la Nouvelle-OrJéaus, juin i 861 .
Je saisis une occasion imprévue pour vous envoyer de nos
nouvelles. Le blocus établi par les flottes fédérales s'étend
déjà jusqu'à nous, bien que nous soyons à deux mille kilo-
mètres de Washington. C'est vers cette dernière ville que se
dirigent tous les efforts des confédérés. Quelques-uns de nos
pères sont aumôniers dans l'armée. Ils ont été demandés par
les généraux et par les chefs du gouvernement, qui font pro-
PENDANT LA GUEIIRE. 811
fession de respect et de sympathie pour la religion catholique.
Le générai Beauregard, qui commande dans la A'irginie, est
un excellent chrétien. Nos pères sont tellement occupés qu'ils
passent la plus grande partie de la nuit à entendre les con-
fessions sous la tente. Le réveil du sentiment religieux dans
les troupes et les fruits du ministère dépassent toutes leurs
espérances. Dieu soit béni!
Pour qui connaît la nature humaine et l'ignorance des
Américains en matière de religion, il paraît tout simple que,
la grâce aidant, nous ayons un grand nombre de conversions.
Quand on est sans préjugés, sans parti pris, et qu'on éprouve
une secousse décisive sous le coup d'une guerre comme la
notre, on a besoin d'un point d'appui, de consolations dans
le présent, de garanties pour l'avenir ; on les demande à la
religion, qui seule peut les donner. Tout récemment un capi-
taine se présenta dans notre collège : « Mon Père, me dit-il
en m'abordant, je vous déclare que je n'ai jamais appartenu
à aucun culte. Je dois partir aujourd'hui pour la Virginie.
Il est temps de régler les affaires de ma conscience. Voudriez-
vous m'aclministrer le baptême et entendre ma confession ? »
Ce que je fis, et il fallait voir la joie de notre nouveau
chrétien !
Tous nos collèges sont maintenant fermés, excepté celui de
Spring-llill. Plus de nouvelles de nos pères du Missouri, les
comnuniications sont interceptées. Dans le Missouri, le
Kentucky et le Tennessee, les deux partis sont aux prises avec
des forces à peu près égales. On prétend que le célèbre mi-
nistre protestant Brownlow prêche la révolte aux esclaves du
Tennessee oriental. Ce qui est certain, c'est qu'il y a aujour-
d'hui dans les Etats du sud beaucoup de jiréventions contre
les sectes protestantes. On répète tous les jours que les
Yankees (c'est le nom qu'on leur donne ici) ne font tant de
bruit à propos de l'esclavage que pour gagner les sympa-
thies de l'Europe. Leur philanthropie ne va pas, dit-on,
jusqu'à se permettre chez eux les moindres relations sociales
avec les Nègres, qu'ils ne laissent même pas s'asseoir à coté
d'eux dans les wagons jniblics.
812 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
Vous voyez où nous en sommes ; l'homme est partout et
toujours le même. Ses passions font son malheur. Je vous en
conjure, priez pour nous et pour notre chère patrie.
III
New-York, juillet 1861 .
Je tiens tout d'abord à vous apprendre que je suis nommé
aumônier d'un régiment. C'est assez vous dire qu'ici la guerre
a tout changé. New- York est aux Etats du nord ce que
Paris est à la France. Aussi y avons-nous ressenti depuis
quatre mois le contre- coup des tristes événements qui ren-
dent, hélas ! bien précaire l'existence d'une vaste république
naguère encore si florissante. La population a constamment
les yeux tournés au sud, vers le Potomac. Sur la rive droite
du Potomac, flotte depuis quelques semaines le drapeau des
confédérés, en vue et près de Washington. Delà, des alarmes
et une exaltation continuelles, provoquées d'ailleurs et entre-
tenues par les clameurs de la presse, par les discours des
meetings et par l'arrivée ou le départ des nouveaux régiments.
Nous avons donné pendant l'hiver, à New-York et dans
les environs, plusieurs missions qui ont été couronnées de
succès. Les catholiques et même un certain nombre de pro-
testants ont suivi les exercices avec assiduité. Nous avons eu
le bonheur de faire des conversions. Mais dès le mois de
mars a commencé une telle agitation des esprits, qu'il a bien
fallu suspendre momentanément l'œuvre des missions. Un
beau jour on apprenait que le nouveau président, M. Abra-
ham Lincoln, dont la vie était menacée par l'insurrection de
Baltimore, se voyait obligé de traverser la ville incognito
pour aller prendre en main les rênes du gouvernement à
Washington. Quelques jours après, le président et le congrès
étaient, disait-on, cernés à Washington même. Puis c'était la
déclaratioh de guerre, la prise du fort Sumter par les con-
fédérés, la concentration de leurs troupes au nord de la Vir-
ginie. C'était enfin la perspective d'une lutte plus redoutable
PENDANT LA GUERRE. 813
qu'on ne l'avait prévu, et dont nous devions souffrir nous-mê-
mes, malgré le rôle pacifique que nous nous sommes imposé.
Notre collège de Georges-Town est situé, comme vous
savez, sur luie hauteur qui domine Washington, (l'est une
excellente position militaire. Il a fallu en renvoyer nos
élèves, trois cent cinquante pensionnaires, pour faire place
à un régiment chargé de défendre la capitale de l'Union. Le
président a offert 10,000 francs par mois pour prix de lo-
cation. Nos pères lui ont déclaré qu'il était juste qu'ils
eussent leur part de sacrifices dans les circonstances criti-
ques où se trouve la république, et ils n'ont rien voulu
recevoir.
C'est à la demande et avec l'autorisation du gouvernement
que nous allons remplir les fonctions d'aumonier dans l'ar-
mée. Nous ne sommes encore que trois qui ayons ce titre
avecle rang et la solde de capitaine ; d'autres viendront nous
aider au besoin. Les catholiques entrent pour plus d'un
tiers dans le contingent de l'armée fédérale. Ils sont presque
tons Irlandais, Allemands ou Français. Les officiers se pro-
mettent d'en faire de bons soldats. Et nous, en ferons-nous
de bons catholiques? Quelques-uns le sont déjà. Mais, pour
le plus grand nombre, je ne compte guère que sur l'effica-
cité de la grâce, quand je vois comment ils ont contracté leur
engagement militaire.
Jusqu'ici l'armée n'avait qu'un effectif de i5,ooo hommes
disséminés sur le vaste territoire des États-Unis. Pour orga-
niser avec ce petit no3au l'armée de 5o(),ooo hommes qu'on
veut mettre sur pied, on est bien obligé de recourir à un
nouveau système de recrutement. On fait appel aux citoyens
de bonne volonté, et le gouverneur de chaque Etat donne le
titre de colonel à quiconque a leinpli, comme il a pu. les
cadres d'un régiment conipreuanl dix compagnies de cent
hommes chacune. La difficulté est de trouver des hommes.
Voici comment on s'y prend à New-Aork. Sur la grande
place de City-llall sont dressées des tentes dans lesquelles
se trouvent les bureaux d'engagement. Le sergent recruteur
va et vient devant sa tente, attendant qu'il se présente des vo-
814 . L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UMS
lontaires, et jusqu'ici les volontaires n'ont pas manqué. Pour
provoquer ou stimuler au besoin leur humeur martiale, ils
ont sous les yeux les faisceaux d'armes formés par les nou-
veaux régiments, et ils peuvent lire de grandes affiches
placardées sur les murs. Le gouvernement y promet une
prime de 80 dollars, une solde mensuelle de i3 dollars, le
confortable, un bel uniforme et des concessions de terres à
la fin de la guerre. En tête des affiches sont représentées des
scènes militaires, dans lesquelles les troupes du Sud jouent
invariablement le rôle de victimes; ici écrasées par un cava-
lier s'élanrant au galop, là transpercées par la baïonnette
d'un fantassin, ou bien mitraillées à bout portant par un
artilleur maniant avec dextérité une pièce de campagne aux
proportions colossales. Notre volontaire, une fois décidé,
entre dans la tente, signe son engagement, reçoit la prime
promise, endosse l'uniforme et fait partie du nouveau régi-
ment, qui sort de New- York en suivant la longue rue Broad-
way, où il est salué par les applaudissements de la foule.
Il y a sans doute, dans ces soldats improvisés, beaucoup
de courage, et chez la plupart, une dose quelconque de
patriotisme. Mais il arrive malheureusement qu'on en trouve
un certain nombre qui ont vécu jusque-là désœuvrés et dans
l'ignorance la plus complète en matière de religion. En voici
un exemple, le fait est récent. Un ministre protestant se pré-
sente à un colonel, très-bon catholique, et lui demande la
permission de haranguer le régiment. C'est l'usage ici de
bien accueillir ceux qui veulent parler, et même de les
écouter avec patience, quelles que soient leurs opinions reli-
gieuses ou politiques; la demande est donc accordée. Le
prêche fini, le colonel à son tour prend la parole : « Eh bien!
mes amis, vous avez entendu ce que le ministre vous a
dit? » Et tous de répondre : « Oui. — Eh bien! que
choisissez - vous ? croire et pratiquer ce qu'il enseigne, ou
aller en enfer? — Aller en enfer! » s'écrient tous les sol-
dats. Le ministre n'en revenait plus; désappointé, étourdi
d'une telle réponse, il entre dans une sainte colère, s'emporte
contre le colonel, qu'il accuse d'être l'envoyé du diable pour
PENDANT LA GUERRE. 815
perdre son régiment. Mais le colonel, sans s'émouvoir :
« Monsieur le ministre, vous n'avez pas lieu de vous plaindre ;
on vous a laissé pleine liberté pour débiter votre sermon.
D'ailleurs, vous avez mal interprété la pensée de mes soldats;
par le mot d'enfer ils entendent le pays ennemi où ils vont
combattre. » Là - dessus le ministre se retire assez peu
satisfait de l'aventure, et ne pouvant ajouter foi à une telle
explication. C'était pourtant l'exacte vérité. Chose triste à
dire, la plupart de ces soldats étaient catholiques, mais de
nom seulement. Nous les avons instruits, et comme il y avait
chez eux beaucoup plus d'ignorance que d'incrédulité, ils
ont bien rempli leurs devoirs religieux.
Ce qui rendra notre ministère plus facile, c'est que les vo-
lontaires se sont groupés par professions ou par nationalités.
On voit des régiments composés à peu près exclusivement de
Français, d'Allemands et d'Irlandais. Bien que chacun de
nous soit attaché spécialement à un régiment, nous avons
toute liberté de visiter les régiments qui n'ont pas d'aumô-
nier, et il y en a plusieurs; car si les prêtres séculiers sont
zélés dans tous les diocèses des États-Unis, ils sont malheu-
reusement trop peu nombreux pour suffire aux besoins du
ministère même paroissial.
Nous avons appris que nos pères de l'Ouest et du Sud
avaient, eux aussi, fourni leur contingent d'aumôniers aux
armées des confédérés. Ainsi, nous allons nous trouver en
présence , remplissant les mêmes fonctions dans des rangs
ennemis. Mais soyez sans crainte, notre rencontre ne fera
point couler d'autres larmes que celles de la chnrilé frater-
nelle. Nous avons arboré le même drapeau, et notre devise,
que les deux partis comprennent et respectent également,
c'est : Amis de tout le monde, mais surtout des pécheurs, des
blessés et des malheureux. Ah! que je donnerais volontiers
tout mon sang pour que ces milliers d'hommes avec lesquels
nous allons vivre, travailler et peut-être mourir, fussent ani-
més des mêmes sentiments de charité les uns pour les autres!
Enfants de la même patrie, naguère soumis aux mêmes lois
et au même gouvernement, ils ne songent aujourd'hui qu'à
816 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
se combattre et à s'entre- tuer ! Que diraient Franklin et
Washington, s'il lem^ était donné de revenir parmi leurs
compatriotes et de fouler encore du pied ce sol de l'Amé-
rique qu'ils avaient affranchi du joug étranger!
Pour moi, j'ai le cœur navré rien que d'entendre ce mot
néfiiste : guerre civile! C'est peut-être, hélas! la ruine de ma
malheureuse patrie ; c'est certainement un gouffre entr'ouvert
pour engloutir des milliers de victimes, et pour les jeter
où ^... Hélas! mon Dieu, ayez pitié de nous !
IV
Camp Mary, près Washington, t2 juillet 1861.
Vous voyez bien, sans que je vous le dise, que je suis aumô-
nier, et que je suis déjà en campagne. Mon régiment et moi,
nous faisons partie de l'armée du Potomac, commandée par le
général Scott. Notre camp n'est situé qu'à une lieue de Wash-
ington. J'ai pu, pendant les deux premières semaines, aller
coucher à notre résidence. C'était pour moi une consolation,
après les fatigues de la journée, de passer la nuit auprès du
saint sacrement et sous le toit d'une maison delà Compa-
gnie. Mais j'ai cru ensuite devoir rester au camp , parce que
c'est le soir que les soldats se confessent de préférence. Me
voilà donc, comme les enfants de Jacob, vivant sous la tente,
aujourd'hui ici , demain je ne sais où. Mon nouveau logis
est un carré d'environ huit pieds; il me sert tour à tour de
chambre à coucher, de chapelle, de confessionnal et de
salle de réception.
Mon régiment doit avoir un effectif de t,ooo hommes; il
n'est pas encore au complet. Sur 65o dont il se compose
actuellement, les trois quarts sont catholiques. Depuis trois
semaines que nous sommes ici, j'en ai confessé 3i3 et j'ai
donné la communion à 132. J'ai même fait trois baptêmes.
En dehors de mon régiment, j'ai préparé une centaine de
soldats à la communion. Dans un petit groupe de ^4, il s'en
PENDANT LA GUERRE. SH
est trouvé huit qui n'avaient pas encore fait leur première
communion.
La plu|)arl des catholiques sont Irlandais. Avec les qualités
traditionnelles de leur nation, foi vive, respect profond pour
le prêtre et pour tout ce qui tient à la religion , ils ont un
défaut qui n'est malheureusement que trop commun parmi
eux, une étrange passion pour les liqueurs fortes. Par suite
de ce vice déplorable, un certain nombre d'entre eux ont
abandonné la pratique des sacrements depuis dix ans et même
plus. Quand on peut empêcher l'Irlandais de s'enivrer, on en
fait tout ce que l'on veut : il est chaste, pieux, généreux.
Mais une fois dans l'ivresse, et un rien suffit pour l'y plon-
ger, il ne recule devant aucun crime, excepté toutefois devant
celui de faire gras le vendredi et de mal parler des prêtres et
de la religion. Telle est la faiblesse de ces pauvres gens qu'il
n'est pas rare d'en rencontrer qui, aujourd'hui, de la meil-
leure foi du monde, vous jurent à deux genoux, la main
sur l'Évangile, de ne plus jamais toucher aux boissons eni-
vrantes ; et pourtant , par la force de l'habitude , le diable
aussji les poussant, vous les verrez encore ivres avant huit
jours.
J'ai rencontré, parmi les catlioliqnes, un certain nombre de
Français et d'Allemands; ils nese distinguent j)asjusqu'ici par la
vivacité de leurs sentiments religieux. Quant aux j)rotestants, il
n'y a, du moins pour le présent, que peu de bien à faire auprès
deux. Ils causent assez volontiers avec le prêtre catholique,
mais c'est tout. En général, la religion est la dernière de leurs
})réoccupalions. Indifférents pour toute esj)èce de culte, si
vous les pressez un peu, ils vous réjiondent avec un sang-
froid f|iii vous épouvante : « Pourvu que je me conduise
selon ma conscience , cela suffit. » A^oilà le fruit du pi otes-
tantisme, mais principalement chez les habitants des grandes
villes, qui ont sous les yeux le triste spectacle de sectes nom-
breuses prêchant toutes des symboles contradictoires. A New-
York, on compte aujourd'hui trente-deux sectes différentes,
depuis les méthodistes purs jusqu'aux illuminés, qui pré-
tendent prouver par la Bible un savoir par inspiration que la
!• 52
818 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
fin du monde arrivera sans faute dans l'année 1867. La reli-
gion paraît ainsi une véritable tour de Babel où chacun croit
ce qu'il veut, et il arrive que le plus grand nombre, ne se don-
nant pas la peine de démêler la vérité de l'erreur, prend le
parti plus commode de ne croire à rien du tout. Ah! si les
catholiques comprenaient quel bienfait c'est pour eux que la
foi!
Il y a presque tous les jours des escarmouches plus ou
moins vives sur les bords du Potomac. Les deux armées sont
là comme deux hommes qui se mesurent de l'œil et qui es-
sayent leurs forces avant d'en venir à un engagement décisif.
Jusqu'ici les avantages ont été balancés. Tout récemment un
officier, chargé de s'avancer avec ses troupes à quatre lieues de
Washington, a commis l'imprudence de prendre le chemin de
fer et il est arrivé au beau milieu des confédérés, qui n'ont
eu que la peine de recevoir les soldats à la descente des wa-
gons. Ce n'est pas la bravoure qui manque aux officiers et aux
soldats fédéraux, c'est l'expérience, la discipline, la pratique
du métier. La presse demande tous les jours à grands cris la
bataille; on l'aura , et sanglante, je le crains bien. Je vais y
préparer mon monde.
Fort Albanie, i 8 oeplembre 1 861 .
Vous ne trouverez point sur votre carte le fort d'où je vous
écris. Il est situé tout près de la ville d'Alexandrie, que vous
pouvez voir sur la rive droite du Potomac, au sud et non loin
de Washington. Nous voilà donc entrés dans la Virginie, État
confédéré. Vous savez sans doute que, le 21 juillet, nous
avons essuyé une grande défaite à Bull's Run, ou, comme
nous dirions en français, au Torrent du Taureau. Quelle
terrible journée ! Mon régiment n'a pas pris part à la bataille,
mais il a bien eu sa part de fatigues.
Nous étions à Washington; vers midi on nous donna l'ordre
de partir en toute hâte. Des bateaux nous conduisirent à
PENDANT LA GUERRE. 819
Alexandrie, où nous dûmes atlendre jusqu'à quatre heures et
demie. Nous prîmes alors le chemin de fer et nous arrivâmes
à Fairfax, à peu de distance du théâtre de la bataille. Au
même instant , nous vîmes arriver les premiers fuyards.
C'étaient une foule de curieux qui étaient venus là comme
pour assister à un spectacle, des voituriers chargés des équi-
pages qui avaient coupé les traits de leurs chevaux, puis des
soldats. Il était presque nuit. Le régiment se retira dans les
bois, à une lieue de la grand'route, et y resta sur le qui-vive
jusqu'à une heure après minuit. Il n'y avait là qu'une poignée
d'hommes, 800 environ, et encore dans quel état!... L'en-
nemi, pensait-on, va poursuivre les fuyards à quelques pas
d'ici; ne se détournera-t-il point pour nous envelopper ? Le
vent nous apportait les cris des vainqueurs. Toutes les idées
étaient sinistres. On ne savait ce qu'on allait devenir, lorsqu'à
une heure du matin l'ordre arriva de battre en retraite jus-
qu'à Alexandrie.
Nous partons sans bien connaître les routes : heureuse-
ment la lune nous éclairait. Nous nous engageons dans des
chemins de traverse, nous les trouvons fermés de distance en
distance par des abatis d'arbres, ce qui rend la marche lente
et difficile. Enfui nous nous voyons arrêtés par un obstacle in-
surmontable. Il faut rebrousser chemin pendant plus d'une
heure et tenter une autre voie. C'était pour notre bonheur,
car nous faisions fausse route. A cinq heures du matin, nous
étions encore à plus de quatre lieues d'Alexandrie. Ce fut
seulement vers les dix heures que nous y arrivâmes par une
pluie battante. On nous mit péle-méle avec quelques autres
régiments dans un fort qui est en dehors de la ville. Mais là,
dans la boue jusqu'aux genoux, rien pour nous abriter contre
une pluie torrentielle, et, pour comble d'infortune, rien pour
apaiser une faim dévorante! Les soldats, tombant de fatigue,
se couchaient dans la boue : c'était un spectacle navrant. Le
thermomètre marquait alors, dès huit heures du matin et à
rond)re, jusqu'à 92 degrés Fahrenheit. Je sentais mes forces
défaillir; mais je n'étais pas plus à plaindre que mes braves
gens. C'était le cas de dire ; A la guerre comme à la guerre!
820 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
On connaît aujourd'hui la cause de notre défaite. C'est un
mouvement habile du général Johnston, qui s'est dérobé au
général Patterson pour tomber à l'improviste sur l'aile droite
de Mac-Dowell. Un régiment de New- York a été le premier à
lâcher pied, ce qui a amené le triste spectacle auquel nous
avons assisté à notre arrivée à Fairfax. Quant au nombre des
morts et des blessés, on est si peu d'accord que je ne puis rien
vous en dire, même approximativement. Un de nos pères, qui
avait su gagner ici l'affection des officiers et des soldats, a
obtenu un sauf-conduit pour visiter les blessés sur le champ
de bataille. Je viens d'apprendre que son ministère y a été
très-utile. Il se disposait k revenir à Alexandrie; mais le gé-
néral Beauregard, qui commande en chef l'armée des con-
fédérés, lui a dit qu'on avait besoin de lui et qu'on le gar-
derait encore quelques jours.
Voici la statistique religieuse de mon régiment : 5^2 con-
fessions, 356 communions. J'ai maintenant des communions
mensuelles et même plus fréquentes. En général, je suis très-
content des soldats, de leur côté ils me sont fort attachés.
Quant aux officiers, ils sont très-respectueux, mais il est rare
qu'ils se confessent. Au commencement j'éprouvais une grande
difficulté à réunir les soldais pour la messe et pour le ser-
mon. Les chefs, quoique catholiques, mettaient peu de zèle
à meseconder. Ils me faisaient de belles promesses, et à Theure
fixée pour la messe, même le dimanche, le régiment était à
déjeuner ou à l'exercice. C'était, il est vrai, plutôt l'effet de
l'oubli et de la négligence que de la mauvaise volonté. En-
nuyé de ce contre-temps, j'ai pris le parti de tout faire par
moi-même. Je me suis donc procuré une clochette, et chaque
matin, avant la messe, je l'agite avec force pour qu'on l'en-
tende dans tout le camp. Après cela vient qui veut, personne
n'y est obligé. On y voit d'ordinaire la moitié du régiment, et
le dimanche il y est presque tout entier. A la fin de la journée,
quand les exercices militaires sont terminés, je récite la prière
du soir, où je réunis un grand nombre de mes hommes.
Je viens de préparer à la communion 4oo soldats apparte-
nant à divers régiments. Un certain nombre n'avaient pas en-
PENDANT LA GUERRE. 82i
core fait la première communion , et quelques-uns n'avaient
pas même reçu le baptême.
Voici maintenant un petit aperçu sur nos affaires tempo-
relles. Le gouvernement ne se charge pas de nourrir les offi-
ciers. Il leur donne une tonte et tous les mois une certaine
somme avec laquelle ils se tirent d'affaire comme il leur plaît.
On choisit ordinairement plusieurs compagnons et on prend
un cuismier à frais communs. Je vis avec quatre officiers, et
nous" faisons bon ménage, f^e simple soldat se trouve ici dans
de meilleures conditions qu'en Europe. Outre l'équipement et
une solde mensuelle de 70 francs, on lui donne une nourriture
abondante et de bonne qualité, évaluée à 2 francs par jour. On
estime que le chiffre des dépenses mensuelles occasionnées
par la guerre s'élève à plus de 45o millions. Si la guerre se
prolonge, le pays sera ruiné. L'avenir est plus sombre que
jamais. La défaite de BuU's Run a fait tomber bien des illu-
sions. Dieu seul sait où nous allons. Priez pour nous. Adieu.
VI
Camp Michigan, janvier 1862.
La canon gronde à deux lieues d'ici. Pauvre Amérique!
Notre nouveau camp est situé dans les bois à deux lieues
au-dessous d'Alexandrie, sur les bords du Potomac, près de
Mount-Vernon, la patrie de Washington. Le général iMac-
Clellan a le commandement en chef de l'armée depuis le mois
d'octobre. Il travaille activement à établir une discipline
sévère. C'est le point capital C'est aussi le j)lus difficile à ob-
tenir, vu l'habitude d'indépendance individuelle contractée
par les Américains. Croiriez-vous qu'on a trouvé souvent les
sentinelles, assises, le fusil entre les jambes, lisant attentive-
ment leur journal à quelques, pas tles avant-postes ennemis?
Ce qui nuit encore à l'esprit de subordination, c'est que les
officiers, élus par leurs soldats, n'ont pas toujours le prestige
du savoir et de l'expérience. Une autre plaie, et fort dange-
reuse, de l'aveu de tout le monde, c'est la presse, qui divulgue
822 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
les secrets du Congrès et des généraux, et qui pèse sur le
gouvernement de tout le poids de l'opinion publique. Mais
s'il fallait en apprécier les funestes conséquences, il y aurait
trop à dire.
Ma grande affaire, ce sont les intérêts spirituels de mes
chers soldats. J'ai entrepris depuis quelques jours de les
appeler les uns après les autres dans ma tente pour savoir
où ils en sont. J'en ai déjà vu plus de la moitié. De temps
en temps, il m'arrive quelque protestant, qui demande à ren-
trer au bercail. Pour faciliter le bien qui s'opère, je viens
de bâtir une église. Elle a trente-six pieds de long sur trente
de large; sa hauteur au milieu est de dix pieds et de six sur
les côtés. Les murs sont formés d'un assemblage de pieux,
de branchages et de terre avec quelques planches pour retenir
la terre. De vieilles toiles de tentes composent la toiture, dont
les trois quarts seulement sont achevés. Je suis à bout de
ressources. Quand la neige tombe pendant la nuit, je ne suis
pas sans inquiétude, et je îT)'attends bien d'un jour à l'autre
à voir la pluie s'ouvrir un passage par-ci par-là. Cependant
j'ai encore lieu d'être fier de mon œuvre. Tous les jours de
grand matin je dis la messe dans mon église. Elle est à moitié
pleine, et le dimanche, elle ne peut contenir tout le monde,
bien que mes gens se tiennent debout et serrés ; c'est que
j'ai maintenant 700 catholiques dans mon régiment, sans
compter près de 3oo protestants.
On m'a donné dernièrement un nouvelle tente. Je m'oc-
cupe à diviser l'ancienne. Une partie me servira de couloir
et d'antichambre, et je ferai de l'autre une petite chapelle où
je garderai le saint sacrement. Il y est déjà; mais personne
ne s'en doute encore. C'est pour moi un grand bonheur
d'être ainsi auprès de Notre-Seigneur. Mais il me semble
l'entendre qui me fait un reproche, celui de le garder ainsi
pour moi tout seul, tandis que beaucoup de bonnes âmes
viendraient ici le visiter et l'adorer si elles le savaient si près
d'elles. Elles lui fourniraient par là l'occasion de répandre
sur nous'ses bienfaits avec plus d'abondance. Nous en avons
si grand besoin !
PEiNDAiNT LA GUERRE. 823
VII
Camp MichîLjan, 2 février 4862.
(iraude nouvelle! le nn des rois est on résidence jJcrmuT
nente dans notre armée, et il y a sa cour d'adorateurs fidèles !
Ma petite chapelle est son palais, et on y vient à toute heure
lui rendre les hommages qui lui sont dus. Voici comment :
un soldat m'a construit un petit tabernacle, qui sert de troue
à Notre-Seigueur, et devant lequel un cierge brùle nuit et
jour. Il y a des bancs où douze personnes peuvent s'agenouiller
ou s'asseoir, et il y a toujours du monde sur ces bancs.
Vous allez savoir pourquoi il n'y a pas dans notre armée de
service plus régulier.
Nous avons formé une association , appelée Société de
l Autel ^ dont les règles sont celles-ci : i" Passer une heure
chaque semaine en adoration devant le saint sacrement;
2" Couununier ou au moins se confesser tous les mois ;
3*^ Entendre la sainte messe tous les malins et assister tous
les soirs à la prière, à moins d'empêchement légitime;
4° Eviter l'ivrognerie, les jurements et les mauvaises conver-
sations. A la lin de la première semaine, j'avais déjà 223 noms
sur ma liste. Il y a un officier ou surveillant pour chaque
dizaine. Ces officiers sont élus par les associés. Leur office
consiste à avoir l'œii sur ceux qui leur sont confiés , et à
agréger de nouveaux confrères. Je leur ai divisé les jours de
la semaine afin qu'il y ait à peu près le même nombre d'ado-
rateurs chaque jour. Pendant la messe les associés récitent le
chapelet, les litanies du saint nom de Jésus et l'Angélus.
J'ai encore établi la récitation du chaj)elet dans les chambrées
avant le coucher, bii soldat est désigné pour le dire à haute
voix, el les autres répondent. Une dizaine de chambrées, com-
posées chacune d'une quinzaine de soldats, ont adopté cette
pieuse pratique. J espère bien qu'elle sera établie avant peu
dans la plupart des autres chambrées.
Ln mot maintenant sur notre situation au j)oinl de vue
8-24 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
militaire. Les ennemis, au nombre de 17,000, dit-on, sont
près de nos quartiers d'hiver^, une petite rivière nous sépare.
Les sentinelles avancées échangent de temps en temps quel-
ques coups de fusil. Les routes sont détestables ; de la boue
jusqu'aux genoux. Il ne faut pas penser pour le moment à se
mettre en campagne. Mais dans un mois, si je ne me trompe,
ce sera sérieux. A la garde de Dieu! A vrai dire, cela ne m'ef-
fraye pas. On se familiarise avec tout, même avec la mort.
Il y a quelques jours, tout mon régiment est allé aux avant-
postes, à deux lieues du camp. Les soldats étaient dispersés
le long des routes, dans les bois et sur les collines. Ils étaient
par petits pelotons de 4 ou 5 hommes dans le même endroit.
J'allais les voir tous les jours et revenais au camp seulement
le soir. La nuit dernière, cinquante ont été dirigés tout près
de l'ennemi pour attaquer une maison. Ils ont fait deux pri-
sonniers et tué sept ou huit hommes, mais ils ont perdu trois
des leurs. Ce matin, à la pointe du jour, pendant que je disais
la messe, un courrier m'a remis à l'autel une dépêche me
pressant de partir aussitôt pour administrer les blessés , qui
se mouraient. La messe terminée, je me hâte de monter à
cheval. J'arrive à temps pour assister mes braves gens et pour
les aider à bien mourir. L'un d'eux me disait : « Mon Père,
hier soir je n'ai pas pu réciter mon chapelet , parce qu'on
nous a fait partir avant la nuit. Mais à la place du chapelet ,
j'ai dit en route les litanies de la sainte Vierge. »
VIII
Baltimore, avriK1862.
Nous recevons d'excellentes nouvelles sur le résultat des
missions données pendant l'hiver dans les États de New-York,
de Massachusetts et de Pensylvanie. Le Maryland n'a pas été
moins favorisé. La proximité du théâtre de la guerre , les
souffrances imposées par les malheurs présents et l'incerti-
tude de l'avenir, ont puissamment contribué au réveil des
PENDANT LA GUEU RE. 825
sentiments religieux dans les populations. Nous avons eu
plus d'une preuve que le canon est un excellent prédicateur.
Je ne vous parlerai pas des diverses localités évangélisées
par plusieurs Pères de notre province. Quelques mots seule-
ment sur deux de mes missions. J'ai commencé par Long-
Green , situé à dix milles de lîaltimore. Je préchais ordinai-
rement deux ou trois fois par jour et je confessais le reste du
temps. Quoiqu'à la campagne, j'ai entendu eui^iron 5oo con-
fessions, dont un bon noml)re étaient générales. Plusieurs
pénitents faisaient jusqu'à vingt milles pour assister à la mis-
sion. La moisson a dépassé mes espérances. De Long-Green
je suis parti avec un autre Père pour Charlestown, près Bos-
ton. Nous y avons prêché pendant quinze jours. L'église, qui
peut contenir à peine 3,ooo personnes assises, était remplie
tous les soirs de 4)Ooo auditeurs au moins, s'y tenant serrés
et debout. De ma vie, je n'avais vu un auditoire aussi atten-
tif et aussi sympathique.
Mais c'est à peine s'il était nécessaire de prêcher, car la
grâce semblait agir par elle-même. Vous pourrez en juger
quand vous saurez que, pendant ces deux semaines, nous
passions ordinairement de dix à quatorze heures par jour au
confessionnal. Lorsqu'arrivaient lo heures du soir, j'étais
tellement fatigué, qu'il me fallait plus d'une fois laisser là,
sans les entendre, de pauvres gens qui attendaient leur tour
depuis 5 heures du matin. La ferveur de ces chrétiens me
remplissait d'admiration, et j'ai pu toucher au doigt en cette
circonstance les prodiges que l'on trouve rapportés dans
l'histoire de la Compagnie. Que n'étions-nous un plus grand
nombre d'ouvriers! quel bien nous aurions pu faire! Il y
avait déjà plus de 6,000 communions, et nous n'étions pas
à la moitié quand il a fallu partir. Cette paroisse compte à
elle seule au moins 10,000 catholiques. Cependant il n y a
que deux prêtres pour la desservir, encore tous deux sont-ils
invalides. Vous voyez que nous avions une rude besogne ,
nous n'y suffisions pas, même avec un renfort de plusieurs
Pères de notre collège. Si nous avions pu prolonger d'un
mois notre séjour dans cette ville, nous y aurions entendu
826 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
au moins 12,000 confessions, tant il nous arrivait de monde
des environs. Je ne parle pas des dispositions, vous ne pou-
vez rien imaginer de mieux. Nous avons vu des pénitents
s'évanouir au saint tribunal, tant ces infortunés faisaient
d'efforts et éprouvaient d'émotions pour se décharger enfin de
ce qui, depuis de longues années, oppressait leur cœur. Il
y avait toujours autour de nous une foule compacte. Un soir
entre autres, un si grand nombre de femmes se pressaient aux
abords de mon confessionnal, que les hommes ne pouvaient
pas arriver jusqu'à moi. Voyant leur bonne volonté el les
obstacles qu'on y opposait , je fermai tout à coup les deux
grilles, puis, je fis approcher les hommes, que j'entendis sans
changer de place. I!s furent enchantés du privilège que je
leur accordais , et ils se présenlèrent tous successivement.
L'un d'eux, assez avancé en âge, avait particulièrement attiré
mon attention par un air de componction profonde et con-
centrée. Je le rencontrai en sortant de l'église, et j'engageai
conversation avec lui. Je lui demandai s'il n'avait pas con-
servé quelque pratique de dévotion envers la sainte Vierge :
« Oui, Père, me répondit-il; quoique j'aie été plusieurs
années sans remplir mes devoirs religieux , je n'ai jamais
laissé passer un seul jour sans réciter quelques prières en
l'honneur de la sainte Vierge. — Eh bien! vous voyez au-
jourd'hui comment cette bonne Mère a fini par vous rame-
ner. — Oui, mon Père, me dit-il, je le vois, » et il se mita
sangloter. De mon coté , je ne pus retenir mes larmes à
Ja vue de ce nouveau prodige de la Mère de miséricorde.
Un nouveau ministère, qui nous a donné beaucoup d'oc-
cupations et beaucoup de consolations, c'est celui que nous
avons été chargés d'exercer parmi les troupes caïupées sur les
bords du Potomac. Nos pères aumôniers avaient grand besoin
d'auxiliaires. J'ai partagé leurs travaux pendant six semaines.
Quelle joie de ramener des pécheurs en retard depuis dix,
quinze ou vingt ans, d'en préparer plusieurs à la première
communion, et, le croirez-vous? d'en baptiser! Tel père a
gagné, à lui seul, toute une brigade; tel autre, il est vrai
que c'est un vétéran, a administré 1,800 baptêmes. Il y
PENDANT LA GUKURE. 8Ï7
a telle ambulance desservie par les sœurs de charité où la
grâce a opéré des merveilles. Plusieurs centaines de blessés,
tant protestants que catholiques, y ont vu s'ouvrir pour eux
la porte du ciel. Gagnés d'avance par le dévoùment et les soins
maternels des bonnes sœurs, ils ne manquaient pas de bien
accueillir des conseils donnés avec autant d'adresse que de
charité sur les graves intérêts de leurs consciences. « Bonne
sœur, disait le malade, je suis prêt à tout ce que vous voudrez.
Vous avez eu soin du corps; je consens volontiers à ce que
vous fassiez aussi du bien à mon âme. » Et là-dessus la sœur
se mettait à expliquer les principales vérités de la religion ,
puis, à défaut de prêtre, elle excitait à la contrition , et , au
besoin, administrait le baptême.
J'aurais bien d'autres faits semblables à vous citer, qui vous
paraîtraient peut-être incroyables. Vraiment, il n'y a aujour-
d'hui que les affaires du bon Dieu qui soient en voie de pros-
périté dans notre Amérique.
Vous savez que nous avons des Pères missionnaires ou au-
môniers sur tous les théâtres de la guerre, même sur mer. Nous
a^vons entre autres un aumônier à bord du J/errimac et un
aumônier dans les troupes de débarquement envoyées sur les
côtes de la Floride. Le travail ne manquera pas, car le gou-
vernement fédéral se propose, dit-on, de faire une rude cam-
pagne. Son plan consisterait, d'après les journaux, à prendre
les deux boulevards situés aux deux extrémités des États du
sud, Richemond et la Nouvelle-Orléans, puis, d'un côté, par
lelittoral derOcéan,de l'autre, par l'Ohioet leMississipi, àen-
veiopper les confédérés dans un cercle deferqui se resserrerait
peu à peu de manière à les étouffer. Quoi qu'il en soit, dans
les deux partis, on sent également le besoin de recourir à
Dieu. On a déjà décrété, à diverses reprises, des jours de
prières et déjeunes. Dieu nous accordera, ce me semble, une
grande grâce le jour où il fera que les deux partis décrètent
tout simplement la fin de la guerre. C'est la grâce que je lui
demande, et tpie je vous prie de lui ilemander pour nous.
828 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS
IX
Ile Santa-Rosa, dans la baie de Pensacola, janvier 1862.
Dieu soit béni! j'ai eu à subir de rudes épreuves, et j'ai pu
travailler efficacement à sa plus grande gloire! Nous sommes
depuis longtemps ici, sur une île déserte, exposés aux varia-
tions d'une température presque toujours extrême, aux priva-
tions, aux maladies, aux tempêtes, enfin en vue et à portée des
batteries des confédérés qui bordent la côte. Notre camp a été
brûlé une fois, nous avons été, pendant des semaines entières,
réduits à la demi-ration. C'est que les vents ne permettent pas
toujours à la flotte de nous apporter des vivres. Le régiment
dont je suis aumônier, a été décimé par tant de souffrances
plus encore que par le feu de l'ennemi. Voilà ce qui m'a
fourni des épreuves; venons à ce qui regarde mes consola-
tions.
Dieu m'a accordé la grâce de me concilier le respect et
l'affection des hommes de mon régiment depuis le colonel
jusqu'au simple soldat, sans en excepter les quelques protes-
tants qui en font partie. Mon ministère n'en est que plus fa-
cUe et plus fructueux. Qu'il me suffise de vous dire qu'à de
très-rares exceptions près, tout mon monde remplit ses devoirs
religieux. Le colonel donne le bon exemple. C'est un brave et
loyal militaire, en même temps qu'un chrétien de forte trempe.
Vous allez en avoir la preuve.
Un jour que, plus fatigué qu'à l'ordinaire, je ne mangeais
pas à table, un officier protestant dit assez haut : « Il faudrait
donner au Père un congé de deux mois pour qu'il pût respirer
lui air plus pur. » Ce n'était pas la première fois que pareil
propos se renouvelait. Du reste, l'officier ne parlait ainsi que
par un sentiment de compassion. Le colonel l'avait entendu.
Aussitôt il prend un air sérieux, et d'un ton assez significatif,
il me demaiide si cette pensée vient de moi ou si je l'approuve.
Vous pensez bien que j'étais loin de partager le sentiment de
PENDANT LA GUERRE. 829
l'officier protestant. Je répondis en conséquence qu'en quit-
tant mon poste dans de telles conjonctures, je croirais me
déshonorer et manquer à mon devoir. « Et vous seriez, reprit
vivement le colonel devant tous les officiers, vous seriez le
premier prêtre catholique à infliger un pareil déshonneur à
son Egli.se. Que les ministres protestants, qui la phipart font
un métier de leur position, abandonnent leur poste au mo-
ment du danger, c'est tout naturel! Mais vous, votre devoir
est de rester ici. Vous viendriez à mourir, que vos os blanchis
nous resteraient encore pour nous enseigner, à nous autres
hommes, à faire notre devoir jusqu'à la mort ! »
Ces paroles et l'approbation entière que j'y donnai ne ser-
virent pas peu à relever le moral de toute l'assistance. Après
le dîner, le colonel me prit avec lui, et nous parcourûmes
ensemble tous les quartiers. Puis il visita plusieurs autres
troupes de terre et de mer, établies près de son campement.
Partout il déclara qu'il permettait à son chapelain de recevoir
quiconque voudrait s'adresser à lui.
Ce fut une grande joie pour ces braves soldats. Il yen avait
•-tant parmi eux qui n'avaient pas vu de prêtres depuis de
longues années! Plusieurs ont déjà répondu à l'invitation du
colonel; mais quelle ignorance profonde j'ai trouvée dans le
plus grand nombre ! Ils n'ont pas conservé d'autre marque de
leur titre de chrétiens que l'habitude de faire le signe de la
croix le matin en se levant, et le soir en se couchant. Je les
instruis le mieux que je peux ; mais je n'ai pas pour eux les
mêmes privilèges que pour les hommes de mon régiment.
Ceux-ci peuvent venir me trouver à toute heure. Pour les at-
tirer plus facilement, j'ai même reçu du colonel plein pou-
voir de les dispenser du service au besoin. Voici , entre
plusieurs autres, un trait bien édifiant, qui vous montrera
que la grâce n'est pas sans répondre à mes travaux apostoli-
ques et à ceux de notre excellent colonel.
Dans une des dernières escarmouches, plusieurs soldats do.
mon régiment furent ou tués ou blessés. Pendant que j'étais
à la recherche des blessés pour leur administrer les derniers
sacrements, je rencontrai un soldat irlandais qui avait autour
830 L'APOSTOLAT CATHOLIQUE AUX ÉTATS-UNIS , ETL.
de son cou un scapulaire, une médaille et un crucifix. Il
priait avec beaucoup de dévotion. Dès qu'il m'aperçut :
« Mon Père, me dit-il, ne perdez pas votre temps avec moi ,
car je suis préparé à mourir. Allez plutôt à la recherche
d'un protestant, mon ami, qui vient de recevoir une bles-
sure mortelle, et qui désire se faire catholique. » Je pris
aussitôt la direction que le soldat irlandais venait de m'indi-
quer. Au bout de quelques instants, je trouvai le pauvre
jeune homme baigné dans son sang et près d'expirer. Sur ma
demande s'il voulait mourir catholique : « Oh! oui , Père ,
me répondit-il avec empressement. Je veux être baptisé et
mourir dans la vraie Église. » Je me hâtai de courir à la
grève, et, à défaut de vase, je trempai mon mouchoir dans la
mer, puis je fis couler l'eau du salut sur le front du moribond.
Je lui administrai ensuite l'extrême-onction, je l'instruisis et
le consolai de mon mieux. Je me disposais à me séparer de ce
cher enfant pour aller à d'autres : « Oh ! Père, me dit-il d'un
ton suppliant, ne m'abandonnez pas. Tous les autres bles-
sés sont catholiques : ils savent comment il faut mourir.
Mais, moi, je ne le sais pas! » Je ne pouvais nie refuser
à de pareilles instances; je restai à côté de lui jusqu'au mo-
ment où j'eus recueilh son dernier soupir.
X.
Un pays qui a de telles morts, de telles vertus, de tels
chrétiens, et, qu'on nous permette de le dire, de tels apôtres, ce
pays , croyons-nous , ne peut pas être loin du royaume de
Dieu. Aux faits que nous venons de reproduire il nousseraitfa-
cile d'en ajouter d'autres plus récents et non moins significa-
tifs, dont le récit est en ce moment sous nos yeux. La conclu-
sion resterait la même : beaucoup de bien mélangé de beaucoup
de mal. Mais, dans la balance de Dieu, c'est ordinairement
le bien qui l'emporte. Nous pouvons espérer et prier.
F. Gaze AU.
BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
ASSOCIATION DE NOTRE-DAME DES BONS LIVRES.
Procurer à toutes les classes de la société de saines lectures, en
rapport avec leur condition, leur éducetion et leurs besoins; donner
à cette bonne œuvre une organisation, des ressources, un mode d'ac-
tion qui assurent la permanence du bienfait; enfin, fournir aux asso-
ciés eux-mêmes des avantages spirituels qui stimulent leur zèle et
récompensent leur dévoùment; tel est le but de Y Associatian de
Notre- Dame -des -bons -Iwres fondée à Nantes, en 1849, par le
R. P. Reulos, de la Compagnie de Jésus.
Depuis cette époque , l'œuvre a pris des développements considé-
rables, et s'est répandue dans un grand nombre de diocèses. Plus de
quinze archevêques ou évêques, tant de France que des pays voisins,
en ont approuvé les statuts et encouragé rétablissement.
Le R. P. Rootbaan, dernier général de la Compagnie de Jésus, par un
diplôme daté de Rome le i"" novembre i85o, érigea l'Associaliou
de Notre-Dame-des-bons-livres de Nantes en congrégation delà très-
sainte Vierge et l'affilia à celle du Collège romain, qui est connue
sous le nom de Prima Primnria. Enfin, le souveiain pontife lui-même,
dans un rescrit du 22 novetnhre iS^s. non content d'approuver
l'Association , a daigné l'enrichir de plusieurs indulgences plénières
ou partielles.
Les statuts de la congrégation de Notre-Dame-des-bons-livres ,
l'organisation des bibliothèques, la métliode suivie pour la distri-
bution des livres, et les autres particularités qui concernent l'œuvre,
ont été consignées par le P. Reulos, dans une notice qui a pour titre :
Notice sur f Association de Notre-Dame-des-bons-livres ^ Nous y
renvoyons ceux des lecteurs qui désireraient de plus anq)les rensci-
guements. Donnons toutefois les extraits suivants :
' A Nantes, chez Moreau, libraire, 3« édit. revue et augmentée. •
832 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
(( Le rescrit du souverain pontife donne à tous les fidèles de Tuu
et de Tautre sexe et de tous les pays, la faculté de s'agréger à l'Asso-
ciation de Notre-Dame-des-bons-livres de Nantes. Seront agrégés
tous ceux qui se feront inscrire sur un registre à cet usage tenu par
un prêtre ou par une supérieure de communauté religieuse, en quel-
que lieu que ce soit. Les prêtres et les supérieures de communauté
peuvent ouvrir les registres d'agrégés, sans autre autorisation que
celle que nous donnons ici *. »
Comme tous les livres ne conviennent pas également à tous, le
P. Reulos a établi dans les bibliothèques deux catégories ou sections,
la première pour la classe supérieure et instruite; la seconde pour la
classe inférieure.
i^ Les dépôts de livres sont tenus par des dames associées, et
placés, autant que possible, dans les maisons des bibliothécaires; des
cartes d'entrée particulières à chaque dépôt en indiquent l'adresse et
Fheurc d'ouverture. Nos bibliothèques ne sont pas des cabinets de
lecture. On emporte les livres-, on peut les garder deux mois. Le
prêt est gratuit; mais les lecteurs remplacent les livres qu'ils auraient
perdus ou notal)lement endommagés 2. ..
Voici, selon le P. Reulos, la marche à suivre ordinairement pour
former des Associations de Notre-Dame-des-bons-livres :
" On pourrait commencer avec un certain éclat, en faisant un appel
pul)lir aux personnes de piété. Il no faudrait pas alors s'organiser
d'une manière définitive, mais attendre les leçons de l'expérience. Le
succès sera plus assuré, si l'on commence sans bruit et sans annoncer
l'œuvre.
« Quelques dames s'associent; elles achètent un petit nombre d'ou-
vrages, des plus intéressants. Ils sont la piopriété de l'Association
naissante. L'un de ses membres se charge provisoirement de les
prêter. On les offre aux personnes avec qui on est en rapport. Peu à
peu le nombre des livres, des lecteurs et des associés s'augmentera.
Un prêtre prendra la direction de l'Association , on formera un con-
seil et on nommera des officlères. Dans les villes où il y a déjà des
bibliothèques catholiques , il serait utile de former des associations
de dames à qui on les céderait; on étalilirait ainsi une œuvre durable.
Les Associations de Notre-Dame-des-bons-livres établies ailleurs,
sont indépendantes de celle de Nantes dans leur administration et leurs
règlements, mais elles lui sont de droit agrégées, et leurs membres
gagneront les indulgences accordées par le rescrit de Pie IX, eu
* Notice, G. XI, p. 19.
» Page 39é
BULLETIN DES OEUVRES CATHOLIQUES. 833
remplissant les conditions qui v sont prescrites, pourvu qu'ils soient
inscrits sur les registres de ces associations. L'Association ninipose
point de cotisation à ses membres. Elle n'a d'autres ressources que
les dons volontaires et les quêtes faites aux réunions. Les cartes d'en-
trée sont distribuées par le directeur, les associés, les confesseurs,
etc., à des personnes connues, afin qu'on n'ait pas à craindre qu'on
vienne emprunter les livres pour se les approprier \ Passim.
Dans la circulaire de convocation adressée aux associés de Nantes,
le 5 décembre 1861, le conseil de l'œuvre établit la statistique sui-
vante :
« Nous avons prêté cette année 90,590 volumes. C'est un excédant
de 4>ï<^7 s"ï' l^s prêts de 1860. Nous avons acheté 2,4^2 volumes;
on nous en a donné 2ï4- Nous en possédons 25,635. Nous avons
dépensé 4v74 ^i- 7^ c. en achat et reliure de livres. Le nombre des
agrégés inscrits sur le registre tenu à Nantes par les Dames de la
Visitation, s'est élevé, en i86r, de 12,427 à i3,533. - — Cette pièce
porte les signatures suivantes : V* H. Charrier, bibliothécaire géné-
rale; comtesse Murot du Barré, trésorière; J. Deshorties de Beaulieu,
secrétaire.
Inutile de nous étendre sur les avantages de cette association. Toui
le moiuie sait quelle est l'influence des bonnes comme des mauvaises
lectures. Vouloir détruire les livres dangereux, serait une utopie irréa-
lisable; ils renaissent de leurs cendi-es. Le seul remède est donc de
leur opposer les bons livres, de les répandre de tous côtés, afin que
ceux pour qui la lecture est devenue une sorte de nécessité , aient
au moins la facilité de choisir, entre les livres utiles et les livres
mauvais.
Le nieillcur mo\en, ce nous semble, de multiplier les bonnes lec-
tures et d en assurer les fruits, c est d'établir ou d encourager les
associations analogues à celle de Nantes. Ce sera le désir de tous
ceux qui , comme nous . auront pu voir de leurs yeux les consolants
résultats de cette œuvie, et admirer le zèle prudent et éclairé du
directeur et des associés.
II
ŒUVRE DU CREDIT DE LA CHARlTt.
Parmi les œuvres catholiques établies dans les pays étrangers, nous
nous empressons de signaler aujourd'hui V OEuvre du Crédit de la
charité^ fondée à Bruxelles par M. le comte dcMeeus, dont la Belgiqu»
pleure la perte récente.
I» 53
«3 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
La Société qui porte ce nom commençait ses opérations le i^'' ji^n-
vier i856, avec nn capital de 60,000 francs. Six ans plus tard, elle
possédait im capital d'un million ; elle tirait de ce capital un revenu
de près de quatre-vingt mille francs, et elle employait ce revenu à
donner des subsides à plus de quatre-vingts établissements de cbarité
ou d'éducation catholique.
Quel bien ne produirait pas dans chaque contrée, dans chaque dio-
cèse, une institution de ce genre? Combien d'œuvres importantes,
réclamées par des besoins urgents, ne s'établissent pas faute d'un
premier fonds assez considérable ! Combien d'autres œuvres végètent
ou s'éteignent faute d'un secours donné en temps opportun 1
Quelques hommes de bien se réunissent dans le but d'aider à
naître ou à croîti"« les œuvres jugées par eux les plus nécessaires au
bien de leur pays : les écoles catholiques, les refuges, les hospices
pour les vieillards, les ouvriers infirmes, etc., etc. Ils forment entre
eux une Société qu'ils peuvent transformer en Société anonyme auto-
risée par le Gouvernement, dès qu'ils jugeront cette transformation
utile à leurs intérêts. Ils placent dans celte Société quelques fonds dont
ils sacrifient les revenus pour le bien de l'OEuvre, mais qu'ils se
réservent de retirer dans les cas prévus où la Société viendrait à se
dissoudre. Tel est le rôle des fondateurs de la Société. Ils admettent
comme membres participants toute personne qui leur prête pour vingt,
trente ou cinquante ans, une somme d'au moins 5oo francs, à la con-
dition de leur servir l'intérêt de cet argent à 2 1/2 pour °/o, intérêt
cpii équivaut au revenu des biens fonds. Et c'est en faisant fructifier
de la manière la plus utile pour l'OEuvre et la plus désintéressée pour
eux-mêmes ces ressources, ainsi que les dons qui leur seraient faits et
qui doivent toujours être capitalisés, qu'ils se mettent en mesure de
créer et de subventionner largement une foule d'institutions charita-
bles. C'est là faire de la charité en grand, c'est là cette intelligence des
besoins du pauvre que Dieu bénit dans le riche : « Beatus qui intelligit
super egenum et pauperem. "
Comme l'institution du comte de Meeus est peu connue en France,
où nous voudrions surtout la voir se naturaliser; comme il est essen-
tiel pour transporter une œuvre d'un pays dans un autre d'en connaître
en détail les règlements, sauf à leur faire subir les modifications que
Fexpérience ou la législation feraient juger nécessaires, nous croyons
devoir transcrire ici le règlement adopté et suivi depuis six ans par
la Société du Crédit de la charité constituée par acte passé devant
le notaire Coppyn, à Bruxelles, le 3 décembre i855.
BULLETIN DES ŒUVRES CATIIOLIQUES. 835
STATUTS.
Art. I . — Une soriété civile est formée entre N. N. et N.
Art. 2. — Cette Société prend le titre de : Sociélù civile du Crédit de la charité.
Art. 3. — La durée de la Société est indéterminée ; elle peut être dissoute dans
les cas prévus par l'art. 17.
Art. 4. — Le but de la Société est de concourir, principalement dans les dis-
tricts charbonniers des provinces de Ilainaut et de Liège, et aussi à Bruxelles, à
l'établissement et au maintien : 1" d'écoles catholiques pour les enfants des ou-
vriers; 2° de refuges pour les vieillards et les ouvriers infirmes.
Ces écoles et ces refuges doivent être confiés, autant (jue possible, à des reli-
gieux.
La Société peut participer à d'autres bonnes œuvres, si ses ressources le lui
permettent; elle peut aussi accorder son patronage aux Sociétés qui auraient un
but de charité, ou qui pourraient contribuer à sa prospérité.
Art. Ï). — Le capital de la Société se composera :
4° Du produit d'actions de fondation à émettre jusqu'à concurrence de
:jOO,000 francs;
2" Du produit d'actions de participation, à émettre à toute époque, et dont le
nombre n'est pas limité;
3*^ Du produit des dons, qui seront toujours capitalisés, à moins d'une volonté
contraire du donateur.
La Société peut commencer ses opérations, dès que son capital s'élèvera à
50,000 francs.
Art. 6. — Les actions de fondation sont de 500 francs; elles n'ont droit à aucun
intérêt ou dividende et ne sont remboursables qu'à l'expiration de la Société.
Les actions de participation sont de 500 francs, à des termes de remboursement
déterminés de vingt, trente ou cinquante ans au choix des preneurs.
Les actions de participation ont droit à un intérêt de 2 4/2 p. % équivalent au
revenu des biens fonds. Elles n'ont droit à aucun dividende.
AiiT. 7. — Les actions émises en \ertu des art. 5 et G sont au porteur; elles ne
peuvent être mises en nom.
Art. 8. — Après déduction de l'intérêt à payer aux actions de participation et
des frais d'administration, les revenus de la Société pourront être employés dans
le luit indiqué à l'art. 4, savoir :
A concurrence de (iO p. "/o tant que le capital de la Société n'aura pas atteint le
chiffre de 500, 000 francs.
A concurrence de 73 p. "o dès (pi'il aura atteint le chiffre ci-dessus, et
de 90 p. "/odes qu'il dépassera le chiffre d'un million.
Le surplus des revenus servira à l'accroissement du capital de la Société.
Art. 9. — A partir de 1856, la Société arrête sa situation à la fin du mois de
décembre do chaque année; celte situation peut être publiée après avoir été ap-
prouvée par r.^s^emblée générale.
Art. 10. — La Société est administrée par un Conseil d'administration do
cinq membres au moins, et de neuf membres au plus. Le Conseil choisit son pré-
sident. Un administrateur sortira chaciuc année: il jiourra être réélu.
Art, 11. — Tous les actes qui engagent la Société doivent être signés par
l'adminislrateur-président, ou par celui qui le remplace, et par un second admi-
nistrateur.
836 BULLETIN DES ŒUVRES CATHOLIQUES.
Les actes d'administration sont signés par le président ou par celui qui le rem-
place.
Art. 42. — Le Conseil d'administration gère toutes les affaires de la Société au
mieux de ses intérêts; il nomme un secrétaire, s'il le juge utile, et fixe son traite-
ment, ainsi que celui des autres employés.
Art. 13. — Les administrateurs ne peuvent recevoir aucun traitement, ni au-
cune part dans les bénéfices. Leurs fonctions sont gratuites.
Art. 1i. — Le Conseil d'administration peut nommer des protecteurs de la
Société, sans dépasser le nombre de vingt. Ils se chargeront des démarches utiles
à l'intérêt de l'établissement.
Art. 15. — L'Assemblée générale se compose d'actionnaires possédant cinq ac-
tions de fondation ou dix actions de participation.
Cinq actions de fondation donnent droit à une voix; dix actions de participation
donnent également droit à une voix; mais sans qu'un porteur d'actions puisse
réunir plus de vingt voix.
L'Assemblée générale nomme chaque année un administrateur pour remplacer
l'administrateur sortant au 31 décembre, et elle pourvoit en même temps eux
autres vacatures, s'il y a lieu ; elle nomme encore chaque année deux commissaires
pour lui faire un rapport sur !a situation et le bilan de la Société; elle approuve le
bilan de la Société sur le rapport de deux commissaires, ou le modifie, s'il y a lieu.
L'approbation du bilan ou de la situation de la Société est la décharge complète
pour le Conseil d'administration.
La réunion de l'Assemblée générale aura lieu de droit chaque année le pre-
mier lundi du mois de mars, à deux heures, à partir de 1857.
Art. 16. — L'Assemblée générale sera convoquée extraordinairement pour
nommer un Conseil d'administration de son choix, aussitôt que le capital de la
Société aura atteint la somme de 500,000 francs. Dans cette même réunion elle
nommera les deux commissaires pour vérifier le premier bilan qui sera arrêté
au 31 décembre suivant.
Art. 17. — La Société peut être dissoute ou modifier ses Statuts, si la majorité
des actionnaires réunissant les trois quarts des actions de fondation et les
trois quarts des actions de participation le demande sur l'avis ou la proposition du
Conseil d'administration.
Art. 18. — Dans le cas de dissolution de la Société prévu par l'article précé-
dent, les actions de participation seront remboursées les premières, ensuite seule-
ment les actions de fondation.
Les actions de fondation et de participation étant remboursées, le surplus de
l'avoir de la Société sera appliqué, en tout ou en partie, au profit des œuvres fon-
dées conformément à l'art,. 4.
Art. 19. — Le Conseil d'administration est seul chargé défaire, s'il y a lieu, la
liquidation de la Société.
Art. 20. — Les administrateurs de la Société n'étant que de simples manda-
taires, ne sont responsables que de l'exécution de leur mandat.
Les actionnaires ne peuvent être obligés au delà de leur mise.
Art. 21. — Un pouvoir spécial est donné au Conseil d'administration d'établir
la présente Société en Société anonyme avec l'autorisation du Gouvernement, s'il
juge ce changement utile aux intérêts de la Société.
Ce pouvoir peut être révoqué tous les ans par l'Assemblée générale composée
d'actionnaires réunissant la moitié des actions de fondation et de participation),
à la simple majorité des voix.
BULLETIN DES ŒU\'Bi:S CATHOLIQUES. 837
Article final. — En attendant quo le capital do la Société ait atteint le chiffre
de 500,000 francs et que l'Assemblée générale nomme une administration de son
choix, les fondateurs do la Société désignés à l'article 1*^"", forment le Conseil
d'administration.
Les fondateurs de la Société s'étant engagés à placer cinquante actions de fon-
dation et cinquante actions de participation, et à verser en exécution de cet enga-
gement la somme de 30,000 francs, la Société commence ses opérations à dater
du 1" janvier 4836.
Ce règlement porte pour épigraphe : Commençons ; on fera mieux
plus tard. Puissent ces modestes et généreuses paroles du comte
de Meeus être prophétiques !
D'après le rapport lu à l'Assemblée générale des actionnaires
le 3 mars 1862, le total des subsides accordés en 1861 s'élève
à 56,i3o fr. 99 cent. 5i écoles de soeurs, 3i écoles de frères, 4 bos-
pices de vieillards ont reçu des subventions dont la moyenne dépasse
600 francs. Tels sont les résultats obtenus par le Crédit de la charité
dès la sixième année de son existence; s'il commence ainsi, que ne
fera-t-il pas plus tard?
J. NOURY.
BIBLIOGRAPHIE
De la poésie latine en France au siècle ds Louis XIV, par l'abbé Vissac.
Paris, Aug. Durand, 1862, in-S".
Encore une nouvelle conquête sur le siècle de Louis XIV! On a de
nosjours la passion d'explorer et d'étudier cette glorieuse époque de
nos annales ; et, avouons-le, c'est de toute justice. La mode pendant
quelque temps a été de dénigi^er tout ce ({ui a touché de près ou de loin
au grand roi; une réaction, dirigée par des mains habiles et intelli-
"fentes, se manifeste contre cet esprit de détraction aveugle ; la vérité
historique en sortira.
Pendant que madame de Maintenon, Louvois, Fouquet, grâce à
leurs modernes historiens, font réviser par la génération présente leur
procès perdu devant nos ancêtres du dernier siècle, la littérature, elle
aussi, en appelle de bien des jugements faux, injustes et passionnés.
En contemplant attentivement l'histoire littéraire du siècle de
Louis XIV, on ne peut pas et on ne doit pas omettre le rôle que
jouait alors la langue et en particulier la poésie latine. Cependant n'y
a-t-il pas eu un parti pris général ou d'en nier l'importance, ou d'eu
abaisser le mérite, ou même d'en faire disparaître le souvenir?
M. l'abbé Vissac, et nous partageons son sentiment, a trouvé qu'il y
avait là injustice, ignorance et passion. Il n'a pas adopté sans examen
les ironiques dédains de Voltaire pour les Muses latines, pas plus que
le silence affecté de Laharpe, ou les appréciations timides et peu fon-
dées de quelques critiques contemporains.
« Les destinées de la Bluse latine dans le plus glorieux de nos slè-
« clés, ignorées du public , et imparfaitement connues des huma-
« nistes mêmes de nos jours, sont une face de ce siècle assez digne
" d'être éclaircie. »
L'auteur partage son étude en quatre chapitres principaux : les poè-
tes, la poésie, les lecteurs, la décadence. Nous ne descendrons pas dans
le détail de chacune de ces divisions ; une analyse ne donnerait qu'une
bien incomplète idée de tout ce que M. l'abbé Vissac a su réunir de p ré-
BIBLIOGRAPUIE. 839
cicux documents et (le preuves iucontestables à L'appui de sesassertions.
Il n'a pas eu recours, nous dit-il, « aux ouvraj^es de seconde main,
" s^uides aussi danij^ereux qu'insuffisants... C'est dans les écrits de nos
" poëtes latins et dans ceux de leurs contemporains ([u'il faut aller
" puiser.., •• Les divers personnai^es de cette vaste scène de cent ans
ont successivement passé sous ses veux. Dans un examen lapide, il est
vrai, mais cependant attentif et impartial, ilpasse en revue leuispinn-
cipaux ouvrages, et fait connaître leur esprit.
Ces nombreux poëtes sont classés en diverses catégories : l'univer-
sité, les jésuites, les oratoriens. le clergé séculier, les médecins, les
hommes de loi, les hommes de lettres. On ne lira pas sans quel-
que intérêt ce qui regarde l'étude de la poésie dans les grands corps
enseignants ; on verra le rôle assez restreint quelle jouait dans le plan
des études universitaires, tandis que dans les nombreux collèges de la
Compagnie de Jésus elle occupait un lang honorable. La langue latine
y était devenue aussi familière que possible et au maître et à l'élève;
de là cette facilité plus grande et ce goût plus prononcé pour le veis
latin. Aussi parcourez les titres de tous ces poèmes, dont M. l'abbé
\issac n'a cité ijue les plus importants et les plus remarquables :
})oésie épique, ilid;ictique, rustique, fables, satires, drames, poésie sa-
crée, poésie lapidaire, tous les genres s'y trouvent.
Toute cérémonie du grand siècle réclamait ou faisait naître un
poète; tout monument public devait avoir son inscription versifiée ; les
grands événements, les grandes victoires, les grands deuils, se célé-
braient en vers latins. Nous ne comprenons plus cet usage; mais
faut-il le blâmer? Autre temps, autres mœurs.
L'accueil que faisait le public lettré à ces poésies , était d'ail-
leurs de nature à en provoquer de nouvelles. Non-seulement on les
achetait, mais on les lisait. Les compagnies de beaux esprits, les
académies, l'aristocratie des lettres, comme dit M. l'abbé Vissac,
applaudissaient à l'apparition d'une nouvelle poésie; on s'en disputait
les primeurs; ou en parlait dans les salons; on rendait de véritables
honneurs aux favoris d'Apollon. Le docte Muet, Santeuil. Vanière,
Frizon, Madelenet, se virent les objets de ces flatteuses ovations.
Boileau lui-même trouvait ([ue la lecture de certains vers l'avait récon-
cilié avec les poètes latins modernes. Sa vanité, flattée des éloges
qu'on lui adressait dans la langue de Virgile et d'Horace, était peut-
être pour quelque chose dans cet aveu ; mais, à coup sur, il partageait
un peu le goiit de ses contemporains.
Comment peindre la joie cl le légitime orgueil du poète, (juand à
ces suffrages se joignaient ceux des Coudé, des Lamoignon, des Ma-
zarin, des Montausier, des Fou(|uet, des Ségnier? Les Mécènes ne
840 BIBLIOGRAPHIE*
manquaient pas à la cour d'un roi tel que Louis XIV, qui, » protecteur
<• de tous les talents, savait estimer et encourager ce dont il ne pou-
" vait même pas jouir. » Peu familiarisé avec la langue latine, il n'eu
avait pas moins son poêla regius, et ne refusait pas ses faveurs à un
"vates Borbonidum. Les femmes elles-mêmes se montraient à la hau-
teur de leur temps, soit en couvrant de lauriers les poêles latins, soit
même en les partageant avec eux.
Malgré tant et de si glorieux triomphes, dès la fin du xvii^ siècle
les Muses latines voient leur éclat diminuer : la langue nationale, sortie
d'un long et pénible enfantement, s'implante vigoureusement partout;
Corneille, Racine, Boileau, Molière et d'autres ont appelé sur les
Muses françaises l'admiration de leurs contemporains. Avec de pa-
reils rivaux la lutte était impossible. Aussi voit-on la poésie latine
se débattre quelque temps, se réfugier peu à peu dans les collèges, et
y finir obscurément sa longue période de gloire. Ses défenseurs nés
semblent eux-mêmes déserter son parti, elle vers latin chez les jésuites
ne se produit plus qu'en tremblant devant le public. Sa cause était
effectivement désespérée; la suppression de l'enseignement des jésuites
lui porta le coup de mort; car leurs successeurs ne lui donnèrent pas
même de place dans le nouveau programme d'éducation.
En terminant la lecture de l'ouvrage de M. l'abbé Vissac, nous
sommes arrivés aux mêmes conclusions que lui ; comme lui nous expri-
mons le vœu, « qu'il y ait pour la poésie latine un retour vers un juste
" milieu ; que le talent et la science déployés par nos élégants huma-
« nistes obtiennent dans l'histoire littéraire une plus large place, et
« que l'on demande plus souvent à leurs écrits les renseignements
« parfois très-curieux qu'ils peuvent fournir à l'histoire de leur
« temps*. »
P. SoMMEHVOGEIi.
' Il est impossible que, dans un ouvrage qui renferme tant de noms propres et
de dates, quelques fautes ne se soient pas glissées. Que M. l'abbé Vissac nous per-
mette d en relever deux ou trois ; il y verra une preuve de l'attention que nous
avons mise à le lire.
Page 83. Note. Les Poemata didascalica forment trois volumes, au lieu de deu.x ;
le P. Oudin les réunit, et l'abbé d'Olivet les édita.
A la page 299, on cite un article des Mémoires de Trévoux de l'année 1661,
pour <76l, et quelques lignes plus loin on date de 1662 la suppression de la Com-
pagnie.
A la page 1 1 , on cite le P. Derisières comme auteur de YArs metrica, et son nom
est répété trois ou quatre fois. Nous avouerons ne connaître en aucune façon cet
auteur. M. l'abbé Vissac n'aurait-il pas voulu parler du P. de Cellières? Voir Bi-
bliothèque des écrivains de la Compagnie de Jésus, par les PP. de Backer, 3'= série.
Parmi les poètes oratoriens, le P. J. B. Giraud, traducteur assez estimé de
La Fontaine, méritait de ne pas être oublié.
BIBLIOGRAPHIE. 8if
Syntagma Doctrine Tiieologice Aduiani VI, Pont. Max., quod una cum ap-
paralu de vita fl scripli» Adriani conscripsit E. 11. J. Ilcusens, S. T. L. et
Bibliolh. Acad. Pra'f. — Acccdunt Anecdota quœdani Adriani 17, partim e.x
codice ipsiiis .Vdriani auloii;rapho, partim ex apograpliis, nuncprimum édita. —
Louvain, C. Peelers, 1862.
Le soviveiiir crAdrieu VI est justement cher ù l'université de Lou-
vain. 11 y passa une grande partie de sa vie comme étudiant en phi-
losophie, en théologie et en droit canon , professeur à la faculté des
arts et à la faculté de théologie, vice-chancelier et recteur magnifique
de l'université. « Son nom, dit la Reifue catholiciue de Louvain, reste
inscrit sur le frontispice du plus beau collège de l'université, collège
fondé par les économies du professeur et doté par la munificence du
Pontife-Roi. » Il était donc naturel que M. Reusens prît pour sujet
de sa thèse de doctorat la vie et la doctrine de ce pape en qui l'uni-
versité de Louvain reconnaît une de ses gloires. Il examine d'abord la
doctrine d'Adrien sur Dieu et la Trinité, sur la création, la chute des
anges, les actes humams, les lois, les péchés, Xlnimnciilée Conception,
la grâce et le mérite, la prière et les vertus, les dîmes et les bénéfices,
enfin les obligations particulières de chaque état et principalement les
devoirs des juges. Dans un second chapitre, il s'agit de la restitution,
de son objet et de son obligation ; du prêt à intérêt, de l'acquisition
par prescription et de la promesse en matière de justice. Le chapitre
suivant , qui correspond à la troisième partie de la Somme de saint
Thomas, traite des sacrements, des indulgences et de l'excommuni-
cation. Ces trois chapitres, quoique riches endoctrine, n'ont pourtant
pas tous l'intérêt du dernier auquel se rattache une des questions du gal-
licanisme. Les défenseurs de la déclaration de 1682 ont-ils pu avec
raison s'appuyer de l'autorité d'Adrien \I pour soutenir que les dé-
crets du Pape parlant ex catlicdra, sur la foi et les mœurs, ne sont in-
faillibles qu'après l'acceptation et dèpendannncnt du consentement au
moins tacite de l'Eglise universelle? Adrien VI dit en termes exprès,
<lans ses questions sur le Vl^ livre des sentences : » Certum est quod
" possit (Pontifex) errare etiam in liis (pi.-e tangunt fidem, lueresim
" per suam determinationem aut decretalem asserendo. « En rap[)ro-
chant ces paroles de leur contexte et d'autres passages qui se rap-
portent à la même question, M. Reusens arrive aux conclusions
suivantes :
I" Il est au moins douteux qu'Adrien se soit éloigné du sentiment
communément reçu parmi les catholiques, et les gallicans ont eu tort
d en appeler à ses paroles, comme à un témoignage certain en faveur
de leur doctrine.
842 BIBLIOGRAPHIE.
2° Adrien fût-il de leur avis, les gallicans n'auraient pour eux que
l'autorité d'un professeur et non d'un pape, les questions sur le IV^
livre des sentences ayant été imprimées avant l'élévation d'Adrien au
souverain pontificat.
3° Il est fiiux qu'Adrien devenu pape ait ratifié l'opinion qu'il avait
émise comme simple docteur, en permettant la réimpression de son
livre sans changement ; car ce livre a été réimprimé contre son gré et
avant son arrivée à Rome.
Tel est en substance le contenu de la dissertation de M. Reuseus.
En la composant, il avait entre les mains un manuscrit contenant
divers écrits de ce Pape, qui n'avaient jamais vu le jour; quelques
autres lui ont été communiqués par l'abbaye d'Averbode. Il a cru
utile de les publier. Son recueil s'ouvre par une notice de 47 pages
sur la vie et les écrits du savant pape. Elle est divisée en trois para-
graphes, dont le j)remier contient l'abrégé de sa vie, le second l'in-
dication de ses écrits imprimés et inédits, ainsi que le catalogue de ses
lettres et bulles, disposées dans l'ordre chronologique; le troisième
renferme une appréciation d'Adrien comme théologien et philosophe.
Cette notice est faite avec beaucoup de soin. L'auteur a consulté
tout ce qui a été dit et écrit de mieux sur Adrien VI, et, ce qui n'est
pas peu de chose aujourd'hui, son style est plus latin que celui îles
auteurs dont il insère quelques passages dans sa narration. C'est bien
le meilleur guide que puissent prendre ceux qui veulent étudier ce
saint pape.
M. l'abbé Reusens ne donne pas dans son recueil toutes le» pièces
inédites d'Adrien VI qu'il a trouvées. Il omet, par exemple, sauf le
prologue, le commentaire inachevé sur les proverbes de Salomon.
Le motif de cette omission est une bonne nouvelle pour la république
des lettres.
Mgr de Ram, recteur de l'Université catholique, se propose de
publier prochainement le Corpus Doctorum L.o\.>aniensium^ e1 ce com-
mentaire doit trouver place dans cette grande collection.
Les Anecdola contiennent d'abord six discours, de promotion au
doctorat, dont le plus intéressant roule sur le cuire dû à la croix.
Ace sujet, Adrien émet les propositions suivantes qui prouvent une fois
de plus combien les protestants ont calomnié la doctrine de l'Eglise.
1° Le culte de latrie est dû, non-seulement à Ihumanité de Jésus-
Christ, mais aussi à toutes les parties deson corps et de son sang béni qui
restent unies à la divinité. Celles qui en sont séparées et qui ont
changé d'espèce, ne méritent aucun culte de latrie ou de dulie, mais
seulement un culte de vénération attestant leur excellence et leur
dignité.
BIBLIOGRAPHIE. 843
2° La croix el les particules de la croix sur laquelle le Sauveur a payé
le prix de notre rédemption, considérées en elles-mêmes, et abstraction
faite de ce qu'elles représentent, sont dignes de vénération, mais non
d'adoration. Les autres croix qui ne sont point faites du l>ois de la vraie
croix, comme simples objets, ne méritent aucun honneur.
3° Tout signe par lequel nous représentons la majesté divine doit
être pour nous en grande vénération, sans toutefois que nous le consi-
dérions comme Dieu et que nous lui déférions les honneurs divins.
La doctrine d'Adrien ainsi formulée se trouve reproduite en rimes
flamandes au basd'im crucifix antique placé à 1 entrée de l'église de
Saint-Pierre, à Louvain.
L auteur admet, dans ce discours, que les anges qui apparurent à
Abraham, à Gédéon, et qui furent honorés par ces saints personnages
du culte de latrie, étaient de vrais anges et non pas Dieu lui-même.
Aussi est-il fort embarrassé par robjection qui s'en tire. 11 y réj)ond
en disant que, dans ces occurences, le culte de latrie fut rendu à Dieu
représenté par les anges ; Aon angelo apparenti^ sed Deo, qnem re-
prœsentabat. Cette réponse ne donne-t-elle pas gain de cause à ses ad-
versaires? A présent les interprètes de l'Écriture Sainte et la plupart
des théologiens soutiennent, avec les Pérès des premiers siècles, que
ces angéloplianies sont dans le fond des théophanies, et nous présen-
tent la seconde personne de la sainte Trinité apparaissant aux pa-
triarches.
Remarquons encore qu'Adrien incline visiblement vers l'opinion
de ceux qui pensent que la divinité est demeurée unie au sang qui a
coulé des plaies de Jésus, et qui se conserve dans quelques églises ; il
en conclut que ce sang mérite d'être honoré du culte de latrie. On
sait que Pie 11, à la suite d'une discussion qui eut lieu en sa présence,
a défendu de condamner cette opinion ainsi que rojiinion contraire.
Suivent trois sermons au clergé : le premier prêché en \^^[). à la
fêle de la Penleeolc, dans l'église des Dominicains, à I/omain ; le se-
cond, au svnode trUtreclit, en i497; J*' troisième, le i3 mal 1498,
dans le chœur del'église de Saint-Pierre, à Louvain. Dans tous les trois
c'est autant le professeur de théologie que l'orateur sacré qui parle ;
mais partout on sent le saint prêtre (pii gémit sur les désordres dont
le clergé lui-même n'était pas exempt, el qui s'efforce d'y remédier
parla véhémence de ses exhortations.
On le sait. Adrien porta j)lus lard le même esprit de réforme dans
le aouvernenient delEiïlise universelle, et il travailla courageusement
à ramener l'Allemagne à l'unité de l'Kglise en détruisant les abus (pii
n'étaient que trop patents. Il est bien probable que s'il eût vécu assez
longtemps pour assurer aux Allemands la loyale exécution des cou-
844 BIBLIOGRAPHIE.
cordais et des compactata , il sérail parvenu à opposer une digue
aux progrès du luthéranisme, mais il rencontra sur sa route trop d'ob-
stacles pour les aplanir tous, et trop d'hommes intéressés à maintenir
des abus qui étaient pour eux une source de revenus et d'avantages
de toute sorte.
Après les trois sermons dont nous avons dit un mot, vient dans le
recueil de M. Reusens le prologue du commentaire sur les proverbes
de Salomon qui ne présente rien de particulier ; puis quatre consul-
tations canoniques adressées aux chanoines réguliers d' Averbode. Dans
la première, Adrien s'élève contre l'introduction du peculium dans
les couvents, sans le taxer cependant de péché dans tous les cas ; dans
la seconde, il montre quil n'est point permis aux abbés de chasser,
ni d'avoir des chiens de chasse ; dans le troisième, il enseigne que
tout ce qu'on reçoit des jeunes religieux, en dehors des frais du no-
viciat, est illicite; dans la quatrième, il permet à l'abbé de faire des
aliénations de biens claustraux malgré son serment contraire et l'Extra-
vagante De relus ecclesiœ non aiienandis, lorsque la vente tend in
evidentem inonaslerii utilitatem ; il conseille cependant de demander
un induit à Rome. Le livre se termine par une quodlihetica uiinor sur
la médisance. Adrien y montre brièvement que la médisance est pé-
ché, quoique son objet soit vrai ou réel.
J. Gagarin.
Lexique comparé de la langue de Corneille et de la langue du xvu® siècle
EN GÉNÉRAL, par M. Ff. Godefroy. 2 voL in-8«, Paris, 4862, Didier et C^
Le lejcîque de M. Frédéric Godefrov comble une véritable lacune.
Molière avait trouvé un lexicographe dans M. Genin, Corneille atten-
dait le sien ; et cependant la langue de notre grand tragique a bien plus
souffert du temps et des réformes grammaticales que celle de Molière.
Les locutions difficiles, les mots tombés en désuétude, les archaïsmes de
tout genre sont si fréquents dans Corneille, qu'à part l'élite des littéra-
teurs érudits, presque tout le monde aujourd'hui serait arrêté souvent
flans la lecture des célèbres tragédies, si l'on voulait grammaticalement
se rendre compte de tout, saisir la valeur exacte de tous les éléments
de la phrase.
Corneille n'a pas senti comriie tant d'autres le besoin de sortir des
traditions de la langue de son siècle, pour s'en former une qui fût un
instrument spécial au service de son génie; on pourrait citer des pro-
BIBLIOGRAPHIE. 845
sateurs cl des poêles, qui ont fait plus (jue lui pour noti^' idiome; qui
ront doté de plus de locutions, enrichi de plus d'unages : là n'est
pas son originalité ; il a pris et adopté la langue de son temps, celle que
parlaient les Mairet, les Tristan-lTIermile , les Scudéii, les llotrou et
les autres; et sans lui l'aire aucune violence, sans rien innover dans
sa nature et ses usages, il a su l'élever jusqu'à la hauteur de ses su-
blimes pensées, lui donner les fières allures de son génie, en tirer des
accents mâles et vigoureux, de grandes images, des ressources mei-
veilleuses de constructions et de tours; enfin, il a su la façonner, la
rendre souple et malléable, la couler en quelque sorte dans la forme de
son vers immortel.
En passant des œuvres de Corneille à celles des atJtres auteurs de son
temps, on trouve (jue sa langue est en retard sur la langue de ses con-
temporains, plus (|ue ne sauraient rexplic|uer quelques années de dif-
férence dans leur âge. Pascal, par exemple, a une grande avance sur
lui : la langue fiancaise apparaît déjà fixée daiis les Proi>i/icia/es. Com-
ment Corneille put-il rester en dehors de la réforme grammaticale
dont l'Académie avait pris l'initiative, et qui fut poursuivie par Vau-
gelas, Ménage et les autres puristes de cette époque? 11 n'est pas diffi-
cile de l'expliquer. Né en 1606, Corneille avait seize ans de plus que
Molière, dix-sept de plus ([ue Pascal, vingt et un de plus que Bossuel,
trente-trois de plus qiu* Racine; or, vingt ou trente années de plus ou
de moins, à une époque surtout où la langue subissait une sorte de
transfornuition, ne pouvaient pas êtie chose indifférente dans la ques-
tion qui nous occupe. Déplus, Corneille passa toute sa jeunesse en Nor-
mandie : il nevmta Paris, pours \ fixei', (ju à la fin de 1662, longtemps
après avoir donné tous ses chefs-dœuvre : il avait donc assez peu
ressenti rinilueuce de la capitale , assez peu respiré l'air du beau monde,
où sa réputation et son génie lui donnaient libre accès, maisdoù son
caractère triste et ses manières un peu gauches le tenaici'.t iiopsouvcnl
éloigné. Et puis, Corneille voulait lester fidèle à sa langue pi-emière,
à une langue ([ui servait si bien son génie, à laqucll»- \\ tenait par les
souvenirs de la jeunesse et les joies du succès. Cepeudanl Corneille
avait trop de sens pour s'obstiner aveugléim-nt dans rarehaïsme; il sut
faire queUpies concessions, et se montrer docile aux exigences <le
l'usage ; mais il est loin de s'y être soumis, dans sa longue car-
l'ière, comme l'ont fait d'autres auteurs du grand siècle, Bossuet,
par exemple, dont le style offre de si curieuses et de si iin[)orlantes
transformations, aux diverses périodes de sa brillante et féconde
vie d'orateur et d'écrivain.
Une clef devenait donc nécessaire, pour éclaircir les difllcultés
multiples (jue présente la diction de Corneille, et par là, fiiire saisir
846
BIBLIOGRAPHIE.
à tous les lecteurs jusqu'aux moindres nuances de ses pensées.
M. Godefroy vient d'offrir cette clef, non-seulement aux philologues
et aux érudits, mais encore à tous les amateurs de notre grande
langue et de nos grantîs classiques. Son Lexique comparé n'est pas
une concordance^ un apparalus de Corneille. L'auteur a été bien
inspiré de se borner à l'utile, d'écarter par conséquent tous les
termes, tous les sens généralement connus, et de n'admettre dans
son ouvrage que les locutions et les formes qui n'appartiennent plus
à notre langue. Dans ces limites, le cadre était assez vaste, sans qu'il
fût besoin de l'étendre inutilement et sans fruit. A l'occasion des lo-
cutions de Corneille, M. Godefroy aborde les questions délicates que
préseule la langue générale du xvn" siècle, et il en donne la solution
par la méthode historique. Son érudition se plaît encore à présenter
un bon nombre de monographies toutes neuves, sur des points dif-
ficiles de lexicographie; à dérouler l'histoire d'un vocable, d'une lo-
cution ou d'un tour de phrase, au moyen d'une série de textes em-
pruntés à tous les monuments de notre langue, depuis son origine
jusqu'à Corneille, quel([uefois même jusqu'à nos jours.
Une introduction étendue résume l'ouvrage tout entier, en le
complétant sur des points qui n'ont pas été suflisainment traités dans
le corps du Lexique. Dans la première partie de cette introduction,
l'auteur signale d'abord les caractères principaux de la langue de
Corneille; ensuite il établit les caractères généraux de la langue du
xvii" siècle, relativement à la signification des mots, à l'usage des di-
verses parties du discours, à la syntaxe et à la construction des
phrases. La seconde partie est consacrée à une question du phis haut
intérêt pour le littérateur et le pliilologue : la valeur du Commentaire
de Voltaire. Dans un ouvrage comme le sien, M. Godefroy était natu-
rellement appelé à dire sou mot sur celte œuvre «le critique à la fois
grammaticale et littéraire. Notre lexicographe a fait plus; il a voulu
reprendre et réviser ce grand procès, où la diction de Corneille et
la langue qu'il a parlée, ont été onveloppées dans une commune con-
damnation. Que Pierre Corneille ait payé son tribut au mauvais goût
de son époque; qu'il ait imité l'exagération et l'emphase des auteurs
latins et espagnols où son génie allait s'inspirer ; qu'il ait donné dans
les fades douceurs, dans les pensées fines et recherchées que les
beaux esprits de son temps avaient mises à la mode ; que dans ses vers
se rencontrent des aspérités et des rudesses choquantes, des figures
incohérentes et forcées, plus d'un endroit où la pureté, 1 élégan(;e,
le tour poétique, et les convenances du style sont en défaut ; c'est là
ce que tout le monde sait, Voltaire aussi bien et mieux que per-
sonne ; c'est là ce qu'il devait relever dans le double intérêt de la
BIBLIOGRAPHIE. 847
langue et du goût; mais encore fallait-il se tenir tians la décence
et la mesure, respecter une mémoire consacrée par l'admiration,
et ne pas élever jusqu'à cette grande ligure les grossièretés du lan-
gage et les insultes d'une critique dédaigneuse.
M. GodelVoy fait passer sous nos yeux les pièces nombreuses de
cet important procès; il nous fait connaître à quelle occasion, dans
quelles dispositions d'esprit, dans quelles intentions secrètes ou
avouées Voltaire entreprit, écrivit et refit à plusieurs fois le trop
fameux Comincnta'ue. La cause marche et s'instruit à l'aide tie témoi-
gnages, dont la signification et la force ne peuvent échapper à per-
sonne. Dans une lettre du 8 septendire 1761, D'Alembert, qui ne
saurait être suspect en cette affaire, reproche à son ami des apprécia-
tions trop sévères; il finit en lui disant qu'il ne saurait apporter à cet
ouvrage trop de soin, d'exactitude et de minutie. Voltaire ne tint
aucun conqjte de cet avis; il avait l'oreille d'un autre côté. Le bruit
s'était répandu qu'il avait entrepris de commenter Corneille, pour
avoir l'occasion d"outra<>('r la mémoire et d'insulter le aénie du wrand
poète. Ce bruit ne })ouvait qu'aigrir la bile, et provo([iicr la colère du
philosophe que nous connaissons; au heu dont; de répondre à ces
fâcheuses imputations par une dignité câline et une respectueuse
impartialité dans sa critique, le voilà qui va donner un air de vrai-
send^lance aux accusations qui couraient sur son compte, en faisant
retomber sa vengeance sur Corneille, en se portant contre lui jus-
qu'aux plus regrettables excès de violence et de dénigrement. Vaine-
ment ses amis s'elforçaient-ils de retenir ses emportements et son dépit,
l'immodéré vieillard donnait libre carrière à l'inconvenance de ses
boutades, à l'injustice de ses reproches ; et son humeur, ne trouvant
pas assez, de marge dans le Commentaire^ éclatait, sans pudeur aucune,
dans rintimitè de la correspondance. « Plus je lis ce Corneille, écrit-
il à d'Argental, plus je le trouve le père du galimatias, aussi bien que
le père du théâtre. •• Dans une lettre à Thibouvllle, il lui dit : •- 11
(Corneille) est bien bavard, bien rhéteur, bien entortillé, et vous pré-
sente toujours sa pensée comme une tarte des quatre façons. -
Cependant la justice ne se fit pas longtemps attendre; les plus sin-
cères admirateurs de \ oltaire ne furent pas les derniers à réclamer
contre les duretés et les injustices du Commentaire. Bachaumont,
excellent juge et nullement ennemi du fameux philosophe, témoK^ie
«pion était indigne ; il se dit lui-même très-mécontent • de la critique
aiiière et dure (pie M. Voltaire fait de Pierie Corneille. » Suivant le
même bachaumont, le Commentaire avait « peu de considération dans
le monde littéraire. » Galiani, un des amis et des admiraleurs de Vol-
taire, écrit à madame d'Epinay : " Il m'a fallu ouvrir le livre deux ou
848 BIBLIOGRAPHIE
trois fois, au moins par distraction, et toutes les fois, je l'ai jeté avec
indignation. » Il n'y a pas jusqu'à madame du Deffand qui ne proteste
à sa manière : dans sa correspondance avec le célèbre philosophe, elle
prend plusieurs fois contre lui la défense de Corneille. Fréron ne pou-
vait manquer d'intervenir dans le débat : Voltaire lui avait fait la
partie trop belle. Aussi le rédacteur de Vannée littéraire se donnait-il
le malin plaisir de faire ressortir l'affectation avec laquelle Voltaire op-
pose sans cesse Racine à Corneille, pour déprimer ce dernier, le dé-
grader et le mettre au-dessous de rien. Il est fâcheux que le fougueux
critique ait cédé trop à la passion, et que, pour défendre une bonne
cause, il ait employé le sarcasme violent et Tanière ironie.
Le Commentaire fut soutenu par les acolytes ordinaires de Voltaire,
avocats à gage que le philosophe payait avec la petite monnaie de ses
approbations ou de ses sourires. Mais les admirateurs intéressés ne de-
vaient pas avoir le dernier mot. Palissot, juge éclairé en matière de
littérature, revient sur ce sujet; et cherchant la cause de ces rigueurs
et de ces violences, il croit la trouver dans un sentiment qui confine
de, bien près à la jalousie. Voici ses paroles : « Nous nous rappelons
parfaitement t(u'à cette époque il existait encore une foule de parti-
sans outrés de Corneille, qui semblaient avoir hérité île toute la pré-
vention de madame de Sévigué contre Racine, et qui ne plaçaient ce
dernier poète qu'à un intervalle immense du premier. On peut juger
de la distance encore plus grande à laquelle ils reléguaient Voltaire.
Selon eux, ce n'était qu'un bel esprit dont ils respectaient assez peu
le jugement, et à qui, par conséquent, ils étaient bien loin d'accorder
du génie.... Or, on imagine aisément l'effet que devait produire sur
une âme sensible et dévorée du besoin de la gloire un pareil excès
d'injustice....
« C'est ainsi que Voltaire put être beaucoup trop rigoureux envers
Corneille, et contracter même pour lui, sans pouvoir s'en expliquer
secrètement les motifs, ou peut-être en se les dissimulant, une espèce
d'aversion fondée sur ce que le nom de ce grand homme avait servi
longtemps de prétexte aux ennemis de Racine et aux siens pour les
humilier tous les deux. »
La critique de notre siècle a dû s'expliquer aussi sur le fameux Com-
mentaire. Eh bien, les interprètes les plus écoutés de nos jours n'ont
pas pu s'empêcher de reconnaître que les remarques de Voltaire sur
Corneille sont entachées souvent d'exagération et d'injustice. Chateau-
briand avait dit avant eux : " On se refuse presque à croire que quelques-
unes de ces notes soient de Voltaire, tant elles sont au-dessous de lui.»
Au reste. Voltaire a pris soin de nous indiquer lui-même la valeur
de son travail : « J'écris vite et je corrige de même, » écrit-il à d'A-
BIRLIOGRAPUIE. 849
lenibcrt. Celte cnpifllté, celle ("inie de plume pouvait lui être permise
dans la composition de ses poésies légères ; le lespect du public et le
sentiment des convenances commandaicnl un tout autre procédé au
Commentateur (\e Corneille: celte langue insolite devait arrêter ses im-
pétiiosités, elle devait le mettre en défiance contre ses rigueurs, et
l'engager à des recherches philologiques avant de crier au solécisme
et au barbaiisme. Eùt-il été disposé à faire bon marché de sa propre
réputation, il devait à la mémoire du giand Corneille, de n'épargner
ni temps, ni travaux, aiin de porter sur ses œuvres un ensemble de
jugements ([ui fût Texprcssion du goût public et de Tadinnation uni-
verselle. Voltaire passe par-dessus toutes ces considérations; il n'a j)as
l'air de soupçonner que, par sa diction, Corneille est encore dans les
traditions du xvi"' siècle, que l'esprit grammairien a fait subir à notre
langue une grande transformation dans la première moitié du xvii'' siè-
cle; et le voilà (|ui va s'armer des règles grammaticales et du diction-
naire du wni*^ siècle, pour condamner des vocables, des locutions et
des toius qui appartiennent à une époque de richesses plus grandes et
de liberté plus étendue. Ét\mologiste, gTammairien, èplueheur de
phrases et de mots, il faut en convenir, ce rôle allait bien mal à un es-
prit si brillant et si vif; aussi, n'est-il pas difficile à M. Godefrov de
prendre ^'oltaire en flagrant délit de légèreté, de relever dans le Coni-
mentdite des naïvetés et des étourderies qui étonnent et font sourire.
Au-dessus de la grammaire et de ses détails, nous trouvons un ter-
rain qui devait être celui de Voltaire; mais là encore, soit dépit jaloux,
soit nature particulière de son talent, soit principes de goût trop étroits,
le Commentateur n'a pas été toujours à la hauteur de sa tâche. Etait-il
bien fait pour apprécier les chefs-d'œuvre de Cornedle, le critique qui
trouvait (juc les plus belles oraisons funèbres de lîossuet sont pleines
de fautes , qui pesait les vers au poids de la prose, qui demandait à la
métaphore une exactitude jilastique, qui voulait (pie toute métajihore.
pour être bonne, jint fournir au peintie un tableau:' Voltaire avait de
brillantes qualités, mais peut-être son esprit n'élait-il pas assez vigou-
reuset'.ient trenq)é pour goûter les beautés mâles et fortes de cette
grande poésie; peut-èlie son àme n était-elle pas assez vibrante pour
éprouver l'enthousiasme que doii exciter ce qud v a de j^lus sublime
dans l'auteur du Cid \ il n'avait peut-être [)as assez, ce goût large, qui
ne se choque pas j)lus que de raison des taches (pie l'on rencontie dans
un chef-d'œuvre; jias assez ce goût profond, qui ne s'arrête pas
trop aux détails, mais (pii considère surtout l'ensemble, avant de j)Or-
ter sur un ouvrage un jugemenl définitif.
Ces preuv(^s, groupées en faisceau dans la devixièmc partie de 1 in-
troduclion, se reproduisent en cent endroits dans le corps du Lexique.
i^ 34
850 BIBLIOGRAPHIE.
Après cet ample informé, on arrive facilement à conclure i" que
Pierre Corneille , venu à une époque où notre langue n'était pas en-
core fixée, est, en général, beaucoup plus correct qu'on ne Ta cru
longtemps, qu'il a généralement toute la correction que réclamaient
la grammaire et le dictionnaire de la première partie du xyii" siècle •
2" que Voltaire a poussé, contre lui, la sévérité jusqu'à rinjustice, que
son étourderie a singulièrement grossi ce qu'il appelle \e fatras de Cor-
neille, enfin que l'ignorance au Commentateur a. vu des fautes de diction
dans un grand nombre de locutions et de tours justifiés par l'usage du
temps.
Le Lexique de M. Godcfro\ est un service rendu aux lettres et à
tous ceux qui désirent se familiariser avec la langue de Corneille; il
prendra place , dans nos bibliothèques, à côté des œuvres du grand
tragicjue, et sera, pour les interpréter, le complément souvent indis-
pensable des dictionnaires ordinaires. On comprend ce qu'il a fallu de
temps et de patientes recherches à l'auteur pour lire et relire, la pkime
à la main, toutes ces tragédies dont la langue devait former la base de
son travail , pour légitimer historiquement un grand nombre d'ar-
cha'ismes et de formes surannées, pour remonter jusqu'aux plus hautes
traditions de la lanoue, et recomnoser ainsi le vocabulaire et la aram-
maire générale du commencement du xvii"' siècle. Nous avons par-
couru attentivement un ouvraije fait avec tant de conscience : il v a
plaisir et utilité tout à la fois, à suivre ces textes qui s'échelonnent, va-
riés et nombreux, sous chaque locution et chaque terme, à monter et
à descendre le courant traditionnel indiqué par la suite des passages
cités , enfin à saisir sur le vif les caractères généraux de notre vieil
idiome.
En parcourant ces deux volumes , on est tenté de se demander si
l'esprit grammairien du xvii" siècle ne nous a pas fait acheter trop
cher l'exactitude, la correction et la rigueur qu'il a données à notre
langue. Tout en estimant ces précieux avantages, il est pei-mis de re-
gretter les qualités perdues ou notablement amoindries : ces grâces
naïves, cette liberté d'alhire, ces tours dégagés , ces mots si heureux ,
cette fraîcheur et ce montant qui nous charment dans nos bons vieux
auteurs. N'y aurait-il pas lieu de rappeler des mots injustement bannis
de notre dictionnaire? de reprendre des tours qui se font désirer? et
sans donner dans les excès du néologisme, de rajeunir graduellement
notre langue en la retrempant à ses sources ? D'heureux essais ont été
faits en ce sens par quelques auteurs de notre siècle : le Lexique de
M. Godefroy pourra seconder ce mouvement en ce qu'il a de légitime,
et l'éclairer en le favorisant.
Gardienne des traditions de la langue et du bon goût, l'Académie n'a
BIBLIOGRAPHIE. 831
pas voulu laisser passer inaperçu un ouvrage qui sert l'un et l'auUe de
ces deux grands intérêts ; en couronnant le Lexique comparé^ elle a
voulu récompenser l'auteur, signaler son travail aux bons esprits et
encourager les recherclies de ce genre.
G. André.
Le mie iMPUESsiONi ossia senlimenti provali per i4i/bnso inarchese Lanài in Roma.
Bologne, 1862.
Six mois à peine se sont écoulés depuis les grandes fêtes qui ont eu
lieu à Rome au mois de juin dernier, et auxquelles tout catholique a
assisté, les plus heureux de leur personne, les moins heureux par les
récits que tous ont lus avidement.
Voici venir maintenant un jeune homme, presque un enfant, té-
moin naïf, dont le langage est capable de renouveler toutes ces saintes
émotions avec un caractère de douceur nouvelle.
Il y a un an à peu près, une vieille dame italienne nous montrait,
attendrie et pleurant de bonheur, une lettre autographe du chef de
l'Eglise. C'était la récompense vivement appréciée d'un don généreux.
Mais la circonstance la plus touchante, c'est que celui à qui incombe
la sollicitude de toutes les Eglises, avec cette mémoire du cœur qui
ne lui fait jamais défaut, nommait en les bénissant et nonnnait par le
nom de leur baptême les quatre fils de la généreuse veuve clignes héri-
tiers déjà de sa foi et de sa piété.
L'auteur, le jeune marquis Alphonse Landi, est l'aîné des quatre
enfants dont Pic I\ sait si bien les noms; il n'est pas à son premier
essai de publicité. Quand il a eu dernièrement Ihonncur d'être pré-
senté à Sa Sainteté par le cardinal Antonclli, et de lui oflVir divers
opuscules de sa plume, Vw IX s'est écrié : " Eh quoi, écrire si jeune!
— C'est bien peu de chose, Saint-Père, » a répondu aussitôt lécri-
vain adolescent, « mais ce sont des assurances que ma plume est à
jamais consacrée (è sacra] à la défense des droits de la sainte Eglise. »
Les (jualilès de l'écrivain ne manqueront pas au jeune auteur, si le
vieil adage dit vrai, si c'est le cœur qui fait les livres et les plumes di-
sertes. Ses impressions sont celles d'une àme noble, saintement pas-
sionnée pour la vertu et pour la vérité.
Viennent la sobriété et la mesure, qui manrjucnt lro|) souvent aux
écrivains de sa nation et c[u*t)n ne sainail attendre de 1 âge où il e.sl,
qu'on regretterait presque de lui trou\er déjà; mais viennent aussi
l'exercice nécessaire tlun travail de plus longue haleiue et la plume
852 BIBLIOGRAPHIE.
consacrée de si bonne heure à la défense des droits de rÉglise, ne ces-
sera de faire ses preuves et se montrer digne de la plus grande et plus
belle cause qui fut jamais.
La brocliure a deux chapitres. Le premier est intitulé : Pourquoi
j écris (perché dello scrivere). C'est mie question posée dont voici lu
réponse : « Puisse la naturelle éloquence du cœur d'un fils affec-
tueux et dévoué, faire passer dans l'âme des jeunes hommes de mon
âge, l'étincelle d'amour bridant et la profonde vénération dont je
suis pénétré pour le bien-aimé Pontife, pour Pie IX mes délices
(Tamatissimo Pio delizia niia), la joie et l'espérance de tous les vrais
catholiques, l'honneur et la gloire de notre sainte religion. »
11 V a dans ces quelques mots toute une jeune Italie généreuse et
aimable, bien difféi-ente de celle qui, vieille déjà dans ses rêves d'un
orgueil insensé, a semé l'ingratitude pour recueillir la déception hon-
teuse.
Pèlerin de Rome dans les circonstances dont il a noté jusqu'au
moindre détail, le jeune voyageur fait l'histoire de la caiio/nsation avec
le détail et la précision que l'on peut attendre d'une curiosité pieuse et
intelligente, qui a vovilu tout voir et se rendre compte de tout; sa
pensée, son cœur, cherchent partout Pie IX; il oul)lie tout lorsqu'il
l'a trouvé. «Lesévêquesen mitres et en ornements rouges de flammes,»
se sont montrés à lui à un moment donné comme " un l)ataillon sacré
de martyrs, » venus du ciel pour fêter leurs nouveaux compagnons.
Mais « le suprême hiérarque, le père de tous les croyants, l'auguste
vicaire de Jésus-Christ, Pie IX lui apparaît soudain sur s?l scdia gesta-
toria: c'est un lys qui se dresse du centre d'une corbeille de mille
fleurs. «
Le fils s'oublie en présence de son père ; il oublie la gravité de la
ciiTonstaiice ; il adresse la parole au Pontife : « Un peuple immense,
dit-il, s'agitait, se soulevait, faisait effort pour contempler de plus
près vos traits si doux ; et moi aussi, ô père tendre, j'étais ému jusqu'au
plus profond de mon âme; en vous vovant je me sentais attendrir,
et de cet attendrissement sortaient les prières les plus vives que
j'eusse faites jamais; elles étaient pour votre conservation et votre
triomphe ! »
Aucun détail du cérémonial n'échappe au narrateur ; il vous dira la
qualité, le rang de tous les éminents personnages, et vous fera suivre
leurs mouvements divers ; mais quand le Pape entonne le Te Deum les
larmes de joie viennent remplir ses yeux ; il ne se possède plus, non :
je ne sais quelle étincelle électrique va secouer toutes ses fibres.
En le lisant, nous nous sommes souvenus qu'un grave prélat nous
décrivait une semblable impression qui, courant dans tous les rangs
BIBLIOGRAPHIE. 853
(U- répiscopat, avait tout à coup, à un moment donné, fait se heurter
les coudes de ceux (|ui ne semblaient plus faits pour les démonstra-
tions d'une joie si naïve.
Noire jeune pèlerin ne s'est pas hâté de sortir de Rome ; il sem-
ble qu'il ait eu peine à s'en arracher. Pendant le séjour qu'il y a
fait, il a suivi le Pape partout; au canip Prétorien, où il a acclamé
lui aussi ce bataillon de /.ouaves, la fleur de la jeunesse belge et
française qui a volé à Rome pour faire de sa poitrine un bou-
clier à un Père persécuté. La fèle du Corpus Doinini lui a laissé
tlinelfables impressions. L'image de Pie IX agenouillé, adorant son
Jésus, demeurera dans son esprit comme une vision céleste, capable
de le fortifier et de le réjouir dans toutes les épreuves de son terrestre
pèlerinage. » 11 a assisté au Collège Romain, à une solennité poétique
dont le sujet était la gloire du Vatican dans le Triomphe des martyrs.
Quant un jeune poète, s'adressant à Tépiscopat catholique représenté
noblement à cette fête littéraire, s'est écrié : « Vous le verrez,
l'enthousiasme qu'a pour son Souverain un peuple qui ne nient
pas :
Voi vedrele l'applauso
D'un popol che non mente; »
il a frémi autant, plus que tous les Romains qui applau(Hssaient joyeux
en entendant proclamer ainsi en beau langage la sincérité de leurs sen-
timents envers Pie IX.
C'est un fait dont l'importance n'échappe à personne, que Rome
s'est montrée durant ces fêtes, devant les témoins du monde entier,
telle que nous la ilésirions envers son Roi^ notre Pontife; aussi
M. Landi a-t-il pu écrire ce que d'autres témoins d'une plus grande
autorité ne nieront pas.
* Je croy lis bien, quoi que rt)u eût pu dire, (|ue les Romains de-
" vaient aimer leur roi, et qu'ils l'aimaient beaucoup; mais si je ne
" l'avais vu de mes yeux, je n'aurais pas inutginé à quel point a pu
" monter leur enthousiasme pour ce pontife et père. Ah ! si Ion con-
" sultait vraiment le vœu libre et sincère des peuples, le pape serait
" roi toujours, ou personne ne régnerait plus. <•
Nouj renonçons à analyser tous les chapitres de cet t)uvrage, il fau-
drait le traduire en entier, et l'on pressent asse^, parce (juc nous en
avons dit, ce qu'il peut contenir.
Macte animo, dirons-nous volontiers en finissant, au jeune et gé-
néreux catholi([ue qui peut faire déjà de sa plume le canal de son
cœur, et qui en fera plus tard uu bonne lame d'un loyal et chevale-
854 BIBLIOGRAPHIE.
resque combat. 11 est aussi par delà les nionts de vrais fils des croisés
qui se préparent à ne pas reculer devant les fils de Voltaire : que nos
encouragements ne leur manquent pas.
E. DE Lachau,
COiNVERSION D'UNE DAME RUSSE A LA FOI CATHOLIQUE , racontée par
elle-même et publiée par IcP.Gagauin, de la Compagnie de Jésus. Paris,
Charles Douniol, rue deTournon, 29.
Avant de partii' pour FOrient, où le conduit une inspiration de zèle,
le P. Gagarina laissé sous presse un manuscrit reçu par lui de Russie,
il y a quelques années, et intitulé : Conversion d'une Dame Russe à la
Foi catholique^ racontée par elle-même.
L'écrit ne porte aucun nom d'auteur; mais le style, les pensées,
tout l'ensemble de Touvrage montre qu'il appartient à une personne
d'une baute éducation, d'un esprit cultivé et d'une intelligence élevée.
Elle fait observer elle-même que le français est sa langue naturelle
plus qu'aucvme autre; et en effet, rien de plus correct, de plus facile,
je dirai même de plus élégant que sa narration.
On ne saurait dire que cet écrit soit une démonstration métliodique
de la vérité de TEglise romaine ; l'auteur n'a pas eu cette pensée. C'est
plutôt l'bistoire des doutes, des inquiétudes, des lumières, des souf-
frances par lesquelles son âme a passé avant d'arriver à la tranquille
possession de la foi véritable. Elle expose non-seulement les raisons
qu'on pourrait appeler théologiques, mais encore les sentiments qui
ont fait impression sur son esprit; sentiments d'ailleurs toujours ap-
puyés sur des principes de foi , inspirés par la prière, par la lecture
de l'Évangile ou d'autres livres de piété. A quiconque dit attentive-
ment cet ouvrage , il devient de plus en plus évident que le grand
moyen de conversion est le désir sincère de connaître la vérité, joint
à une prière humble et fervente adressée à Dieu pour qu'il veuille se
montrer lui-même à ceux qui le cherchent A part quelques conversions
dans lesquelles le miracle semble avoir une large part, c'est là l'hîs-
toire de tous ceux qui ont abjuré l'erreur pour rentrer dans le sein
de l'Eglise. Cela n'exclut pas, bien entendu, l'étude, l'examen, la dis-
cussion même, sans lesquels une démarche de cette importance ne
serait pas marquée au sceau de la prudence et de la raison ; mais cette
étude se doit faire sous le regard de Dieu; elle doit être une prière
plus encore qu'un examen philosophique.
L'ouvrage dont nous nous occupons n'avait pas été destiné à l'ira-
BIBLIOGRAPHIE. 855
pression par l'auteur. Elle aura sans doute laissé ce manuscrit dans sa
famille, dans la pensée qu'un jour ou Tautre, si Dieu le juoeait con-
venable, il pourrait être utile à ceux aux mains descpicls il tomberait.
Elle était encore schismalique quand elle écrivit ces pages; mais on
volt qu'elle avait déjà le sens catholique, si je puis m'exprimei' ainsi.
Elle parle constanunent de divers points de religion, avec luic netteté et
ime sûreté de tloctrine qui feraient honneur à un théologien. 11 est un
endroit, cependant, où elle s'écarte peut-être en quelque chose de cette
exactiiude qui lui est habituelle , et nous eussions aimé à voir le
P. Gagarin accompagner ce passage d'une note qui expliquât la véri-
table pensée de l'Eglise sur la lecture des Livres saints. ^ oici le passage
en qucstu)n : « Des catholiques ignorants m avaient dit rjue C Kgiise
romaine ne permet pas indiffcremmcr.t à tout le monde les livres de
C AncienTestanicnt : je les avais, et je brûlais de les lire^ dans le désir
de les connaître et F espérance d'y découvrir quelques lumières; /nais,
d'un autre coté^ tremblant de commettre la moindre désobéissance vo-
lontaire envers cette Eglise que je saluais déjà de loin comme devant
un jour erre ma mère , craigitaiif que le Seigneur ne punit ma pré-
somption si je voulais juger par moi-même du sens des Ecritures^ je me
bornai auAouveau Testament^ sur lequel je n'avais aucun doute, » etc.,
page 3i.
Des catlioliqties, sans être ignorants, pouvaient lui dire que l'Eglise
romaine ne permet qu'avec discrétion aux fidèles la lecture de quel-
ques-uns des livres saints, à moins que cette lecture ne soit accom-
pagnée d'un commentaire qui les mette à l'abri de toute fausse inter-
prétation. L'Eglise, en cela, agit avec une sollicitude toute maternelle.
Puisque, de l'avis de totit le monde, et selon la parole même de l'apôtre
saint Pierre (II'' épître, ch. m, v. i6), l Ecriture est parfois obscure
et KiifTicile à entendre; qu'on peut, par ignorance ou autrement, lui
attribuer des sens contraires au sens véritable, il est natui-el (jue l'Eglise
prenne, à cette égard , des j)réoautic)ns pour sauvegarder la foi et em-
[>êcher des nouveautés <langereuse«.
Dans la dispensation <le ses grâces, Dieu n'agit pas ordinaii^menl
sans intermédiaire; il se sert du ministère des ln>mmes pour sanctifier
et sauver les hommes : il donna Ânanie à Saul, Ambrolse à Augustin ;
c'est la marche ordinaire de sa Providence. Dans la conversion qui
nous occupe, il n'en fut ]ias autrement. L'auteur fait paraître à nos
yeux une de ces nobles et douces ligiuHS (jui inspirent insliiutiveinent
l'amour et la vénération, ('/est un prêtre fran«'ais, choisi de Dieu p<mr
être, dans cette circonstance, linstrument de sa miséricorde. Emigré
en Russie à l'époque de la Terreur, l'abbé Surugue (tel était son nora^
avait continué, après le rétablissement ilu culte en France, les humHej
856 BIBLIOGRAPHIE.
fonctions de son ministère, en qualité de curé de Saint-Louis, dans
l'antique capitale des tzars. C'est le même dont il est fait mention
dans la Vie de l'abbé Nicollc, par M. Frappaz. Il jouissait à Moscou
d'une grande réputation de science et de sainteté. Beaucoup de Fran-
çais, émigrés comme lui, éprouvèrent les effets de son zèle et de sa
tendre charité, et grand nombre de schismatiques lui durent leur retour
au giron de l'Eglise. L'auteur, en nous traçant le portrait de ce digne
prêtre, a sans doute beaucoup laissé parler son cœur et sa reconnais-
sance, et, sous ce rapport, nous n'oserions garantir la parfaite exacti-
tude de chacun des traits, mais les ligues que nous transcrivons ser-
viront au moins à indiquer ce qu'était le curé de Saint-Louis aux yeux
des schismatiques eux-mêmes.
«. J'ai lu la Fie de saint François de Sa/es ^ et fai souvent pensé,
après cette lecture, que le curé de Saint-Louis m'ait choisi ce bon saint
pour modèle ; il avait aussi cette douceur viélée de dignité (pi on nous
peint dans Fénelon. En voyant de si vastes et de si profondes connais-
sances jointes a tant de naïveté et de bonhomie^ des œuvres si sublimes
avec tant d'humilité, une vie en apparence toute simple et cependant
toujours digne du regard des anges, tant de sévérité pour lui-même,
une innocence qui ne s' était jamais démentie, au dire de ceux fjiu l'a-
vaient suivi des ses premières années, accompagnée d' une charité et
d^une indulgence sans bornes' , on croyait avoir retrouvé un apôtre : il
en avait le zèle... » etc., page 56.
Une lettre écrite par l'abbé Surugue à l'abbé NicoUe, sur la prise et
l'incendie de Moscou, lettre dont le P. Gagarin reproduit le texte en
entier, contribue encore beaucoup à nous faire connaître ce vertueux
prêtre et les œuvres qui utilisaient sa vie sur la terre étrangère.
On saura bon gré au P. Gagarin d'avoir joint au manuscrit qu'il
publie deux lettres du comte de IMaislre : l'une à une dame protes-
tante sur la maxime qu'un honnête homme ne change jamais de reli-
gion , l'autre à une dame russe sur la nature et les effets du schisme ,
et sur l'unité catholique. Ces lettres, d'une valeur doctrinale bien su-
périeure à celle du manuscrit même, viennent parfaitement en cet
endroit et complètent, pour ainsi dire, la matière. L'éminent écrivain
y traite son sujet avec la force, la précision et la supériorité de vue qui
lui sont ordinaires.
Enfin, l'ouvrage se termine par une notice sur les principales conver-
sions qui ont eu lieu parmi les Russes, et la profession de foi publiée
par ordre de Grégoire XIII, à l'usage des grecs qui veulent rentrer
dans la communion de l'EsUse romaine.
Nous croyons que ce petit travail, très -utile aux schismatiques qui
désirent s'éclairer, ne sera pas lu sans fruit par les catholiques eux-
BIBLIOGRAPHIE. 857
mêmes. Ils seatironl leur foi se raffermir eu vomuiI riuauilé des
objeetions que les schisuialiques opposeut à la religiou ealholique.
Ils bénirout Dieu, doutlauiaiu luisérieordleuse va chercher, de notre
temps comme toujours, au milieu des ténèbres de l'erreur et ramener
au fifrand jour de la vérité ceux qui demandent, comme l'aveui^le de
l'Évanirile, à ouvrir les veux à la hnniére.
J. NOURY.
E.Nr.nmiDioN jcris ecclesi.e oiubntalis catholice pro usu llieuloi^iae et eriKii-
lione rlori srgeco-catholici e propriis fontibus constnicluni. nuctoro Jvscpho
Papp SzHayiji de lUijes^falva S. S. llieologia^ doctore, canoniro Grœci titus
Magno Varadinensi, abbate tiliili S. Paiitelemonis de liaczkevo. (Manuel du
droit canon de l'I^lglise catholique, à l'usage des théologiens et du clergé grec-
uni, par Joseph Papp-Szilagyi de Illyesfalva, docteur en liiéologie, etc.) I vol-
iii-8", Grand-Varadin, 1862.
Parmi laut de publicatious diverses dont les écrivains ecclésiastiques
d'outre-Rhin ne cessent d'enrichir le domaine de la science, il en est
peu, assurément, qui se recommandent à Tattention de la France ca-
tholique à des titres aussi exceptionnels que rou>rage de M. Papp-
Szilagvi que nons annonçons ici.
Ce (jui le distini^ue de la masse et lui assigne une place à part, c'est
d'abord sou origine. Il a pour auteur un prêtre grec-uni, et pourrait
être considéré comme la premièie œuvre vraiment sérieuse qui \ienne
de cette portion du clergé catholique, et qui soit eu même temps acces-
sible aux lecteurs de lOccident. Celte circonstance suflirail a elle
seule pour justiiier rempressemeul que nous mettons à le faire con-
naître. Toutefois elle n'en est pas le principal mérite : — son vrai mé-
rite, c'est dêtre le premier traité compltl de droit canon oriental qui
voie le jour. Sous ce rapport, nous n'hésitons pas à nous porter garant
de 1 accueil qui sera fait à une publication aussi importante, d'autant
([u elle répond à un besoin réel que l'Euroj)»' occidentale ressentait
depuis longtemps. Ce (pi'on \ désire, en efTet, c'est de connaître
l'Église orientale non pas dans ce quelle a d'apparent «'t d une ma-
nière ipu-honijuc, mais dans son organisation intime et d'a|)rès tles
données positives; surtout ou veut être initie à la législation ecclé-
siastique qui régit les grecs-unis ou non unis, et nulle part (jue nous
sachions on ne troin ait jusqu'ici d'ouvrage où cette gra\e question
fût traitée tlune manière satisfaisante.
8oS BlBLlOGRÂPHlli.
Le premier effet que le Manuel de M. Papp-SzilagNi est destiné à
produire, c'est de dissiper les nuages que les adversaires du saint-siége
et de l'union essayent depuis quelque temps de répandre sur la foi et sur
les sentiments catholiques des grecs-unis. Ces insinuations habilement
calculées viennent de reecA^oir un éclatant démenti de la part du chef
de rÉglise-unie, en Galicie; et voilà que du fond de la Hongrie, un
dignitaire de cette même Eglise élève sa voix, pour protester, au nom
de la science, contre ces injustes incriminations^ car l'ouvrage du
docte chanoine de Grand-Varadin nous apparaît comme une vérital^le
protestation, bien qu'elle soit indirecte et voilée. Le mot célèbre de
samt Pacien : Chr'islinnns inîhi noinen^ catholicus cognomen, que
l'auteur a piùs pour épigraphe, montre déjà qu'il ne se contente pas
d'admettre les vérités de la foi, mais qu'il est, de plus, franchement
catholiqut; , sentiment qui ne se dément jamais dans le cours de l'ou-
vrage.
La méthode suivie par Fauteur se rapproche de celle qui est adoptée
depuis plus d'un siècle par la plupart des canonistes occidentaux.
Dans les prolégomènes^ il traite de la religion, de Jésus-Christ, de
l'Eglise en général et de l'Eglise orientale en particulier. Ce qu'il y dit
sur cette dernière, forme un traité comolet. Viennent ensuite les sources
du droit ecclésiastique oriental. Ici l'auteur ne se contente pas de citer
celles qui ont cours chez les grecs-unis; il indique encore les princi-
pales collections canoniques adoptées en Russie, en Servie, en Bulga-
rie, en Valachie et en Tiloldavie, et il termine par cette question : Le
corpus juris canonîci des Latins et en particulier les chapitres disci-
plinaires du Concile de Trente obligent-ils les grecs-unis, et dans
quelle mesure ? Cette partie du droit ecclésiastique renferme, en effet,
des décisions qui ont été rendues applicables aux grecs-unis en
vertu des bulles ou des décrets pontificaux ; là-dessus il n\ a pas de
discussion à établir. Le reste ne formerait, selon M. Papp-Szilagyi
qu'une source subsidiaire, à laquelle on a recours lorsque le droit
canon oriental ne suffit pas pour résoudre les difficultés qui se pré-
sentent. Chose remarqualile, en vertu de ce qu'on appelle les Basili-
ques qui ont force de loi chez les non-unis, ceux-ci sont assujettis au
même principe : « Tune jns quo iirbs Roma nfitur servari oportet. «
Le corps de l'ouvrage est jdivisé en deux parties concernant le droit
ecclésiastique public et le droit ecclésiastique privé. Dans la première,
l'auteur traite du gouvernement de l'Eglise en général, des droits du
pontife romain comme chef de l'Église universelle; des cardinaux,
de la cour pontificale et des différentes assemblées dont le Pape
se sert dans le gouvernement de l'Eglise; des évêques, des conciles,
des droits épiscopaux ordinaires, des officiers des évêques, des curés
BIBLIOGRAPHIE. 8M
et autres fonctionnaires ecclésiastiques, des religieux, de ralliancc et
des droits respectifs de l'Église et de l'Etal; de la position du prince
vis-à-vis de l'Eglise; des limites des pouvoirs ecclésiastiques et civils
par rapport aux personnes et aux biens ecclésiastiques ; enfin des rap-
ports de r Eglise avec les sectes dissidentes. La deuxième partie
ou le droit [)rivé comprend deux sections, dont Tune est con-
sacrée aux bénéfices et aux bénéficiers; l'autre traite du droit qui
règle les choses saintes. Il y est parlé des persoimes cjclésiastiques
et de leurs qualités, de l'honnêteté de vie des clercs, des béné-
fices, <les droits et des devoirs des patrons, de la collation des bé-
néfices, de la liturgie et des prières publiques, des sacrements, sur-
tout du mariage, des choses bénites, des jugements ecclésiastiques, en
général, de la procédure, de la sentence et de l'appel, du for cri-
minel, des procès matrimoniaux et des censures ecclésiastiques.
Rien qu'à parcourir ces matières, on voit déjà l'intérêt que ce livre
doit offrir au lecteur, désireux de contiaître l'organisation de l'Eglise
grecque-unie. L'auteur termine par un appel chaleureux à ses frères
séparés, afin de les engager à se réunir à l'Eglise catliolique A cet
effet, il les renvoie à leurs propres livres liturgiques, et montre qu'ils y
trouvent leur condamnation écrite en cent endroits divers et sur tous
les points où ils essayent en vain de se retrancher. Nous ne croyons
pas nécessaire d'entrer dans le détail pour faire comprendre au lec-
teur comment M. Papp-Szilagvi s'est acquitté de sa tache. Il nous
suffira de dire que sa marche est très-simple et qu'il n'avance rien
sans preuves. Les thèses qui tiennent à la théologie plus encore qu'au
droit, sont établies par les preuves théologiques ordinaires. Dans les
matières disciplinaires on invoque avant tout le droit oiiental ; à son
défaut, on remonte aux sources romaines. Le livre de Benoît XIV,
Dexyti' do, joue surtout im grand rôle che?. le canoniste slave. Lorsque
la chose en vaut la peine, M. Papp-S/.ilagvi indique lesdilfér. iices disci-
plinaires qui existent entre l'Eglise orientale et l'Eglise latine, (^es
divergences paraîtraient bien moins considérables (pi'ou ne se les
figure généralement, si Ion faisait attention que la discqiline occidentale
n'est qu'un développement naturelde la discqiluie cpii avait été primi-
tivement commune aux deux Eglises. L'auteur ne laisse passer aucune
occasion pour prouver aux Slaves et aux autres orientaux non-unis
qu'ils out tort de ne pas se rattacher à l'Eglise catholique : son style
devient alors plus animé et respire le même sentiment (jui faisait dire
à saint Paul qu il aurait voulu être •■ anathenu^ pour nos frères. "
On l'a vu, l'auteur écrit pour les grecs-unis de rAutriche, Or, ilans
les possessions autricliieniies, tout ce (jui est catboliciue doit conqiter
avec les lois joséphistes ; M. Papp-Szilagvi n'a donc pas pu se disptn-
850 . BIBLIOGRAPHIE.
ser de parler plus d'une fois de ces lois, et il est loin de leur attribuer
une valeur qu'elles n'ont plus. Ainsi il nie formellement que les em-
pêchements diriments du mariage , établis par l'empereur , aient la
moindre valeur. Mais ce qui nous a le plus frappé, c'est que sur plu-
sieurs points importants où la discipline orientale diffère de la disci-
pline occidentale, le canoniste slave se charge de prouver que celle des
latins est préférable. On peut citer comme exemples le célibat ecclé-
siastique, le calendrier grégorien, etc., etc.
En résumé, nous ne saurions assez attirer sur cet ouviage l'attention
de quiconque s'intéresse en Fi ance aux études ecclésiastiques ; nous
le recommandons particulièrement aux piofesseurs de droit cano-
nique.
Toutefois, quelques réserves nous paraissent nécessaires. Ainsi il est
à regretter que la latinité de l'Enchiridion n'ait pas été châtiée davan-
tage. Nous savons bien qu'il existe en Hongrie, de temps immémo-
rial, un latin tout à fait à part, et que ce serait y afficher une sorte de
pédanterie que de s'éloigner de ce latiu ; mais des esprits supérieurs
comme M. Papp-Szilagyi devraient se mettre au-dessus des exigences
que le bon sens et le bon goût réprouvent également. Ensuite, 1 esti-
mable auteur n'attribue-t-il pas à la généralité des Slaves non-unis
certaines erreurs touchant le purgatoire et la vie future qui sont loin
d'être acceptées par tous? D'autre part, ne les fait-il pas plus catho-
liques qu'ils ne sont, lorsqu'il dit qu'ils ont conservé en entier le dépôt
des saintes Ecritures? Sans doute, le concile de Jérusalem qui con-
damna en 1692 Cyrille Lucar, et qui fut admis depuis par toutes les
Eglises du rite gréco-slave, est catholique en ce qui concerne le canon
des Ecrituies, ainsi que tous les autres articles sur lesquels il condamna
le patriarche calviniste de Constantinople ; mais qui ignore le mouve-
ment protestant qui depuis plus d'un siècle travaille surtout 1 Eglise
russe? Ne doit-on pas tenir compte du Catéclùsme orthodoxe du
métropolitain Philarète et de la Théologie orthodoxe de l'archevêque
Macaire, où les livres deutéro-canoniques sont plutôt attaqués que dé-
fendus? Ces deux ouvrages ne portent-ils pas le sceau del approbation
du saint Svnode ^
Nous pourrions signaler d'autres inexactitudes de ce genre qui ont
échappé à l'auteur, mais toutes ces imperfections n'ôteront jamais à
son ouvrage les titres incontestés qu'il a, d'ailleurs, à l'accueil le plus
favorable. Les Occidentaux pourront enfin parler de l'Eglise grecque-
unie en connaissance de cause.
J. Martiivof.
UEVllR DE LA PRESSE.
— Instruction pastorale sur l' Education chrétienne^ par Monsei-
gneur K.-Al. -Joseph (le Montpellier cleNcdrlii, évèque deLiéi^e, prélat
(lonicsticjue de Sa Sainteté et évéque assistant au trône pontifieal.
Liège, A. Dessain, 1862.
IMgr rÉvètpie de Liège avait publié au conimencenient du dernier
(larême une Instruction ])astorale sur l'éducation chrétienne. Cette
instruction avait non-seulement édifié tout son diocèse, mais en-
core attiré les veux de beaucoup des personnes instruites des autres
diocèsesi)elges. On Ta appelée dés son apparition le Code de l Education
reliirieuse, et elle a placé d'emblée son auteur au rang des meillein'S
écrivains de la Belgicpie. Ce n'est pas que ré\é({ue ait ^isé au rCAe de
littérateur; il n'y a pas même songé. Lorsque ses avis s'adressent aux
rangs inférieurs delà société, il s'abaisse et parle le langage simple
du missionnaire de campagne, ministère qu'il a exercé pendant de
longues années avant d'occnpei- la chaire èpiscopale de Liège. Ce qui
lui a fait pioduire celte œuvre remarquable, c'est son cœur dèvèquc,
son amour pour la jeunesse et sa connaissance profonde des besoins
de toutes les classes de la société. Il n'est donc pas étonnant que
beaucoup de monde air fait au vénérable prélat la prière de donner
une secoufle édition de son Instruction pastorale. Il vient de satisfaire
à ce pieux désir avec usure. Il a ajouté à son premier travail b( an-
coup de développements pratiques, et a lèpondu à toutes les objec-
tions (Hie les politiques et les économistes élèvent conti-e l'éducation
chrétienne. C'est aitisi qu'tm Mandement de Carême est devenu un
livre et un traité complet sur la matière.
Dans l'introduction , il constate que l'accroissement des misères
morales doit être attribué avant tout à l'éducation négligée ou faussée
de l'enfance et delà jeunesse. Dans la première partie, il insiste sur le
devoir des parents et des maîtres de soigner l'èducatiori des enfants;
dans la seconde, il montie (pu- l'éducation doit être chrétienne, on
comment elle doit formel' et diriger les peuisées et les sentunents inté-
rieurs de l'enfant ; dans la troisième, il enseigne comment l'éducation
862 REVUE DE LA PRESSE.
fondée sur les principes religieux doit former et régler la volonté, les
actes extérieurs et les habitudes de l'homme dès son enfance ; dans
la quatrième, enfin, il prend à partie les politiques, pour qui la religion
n'est bonne que pour prévenir la violation du Code de la part des
hommes du peuple, et les économistes, qui trouvent que l'éducation
chrétienne nuit à la production et à la consommation.
Nous l'avouons, ce simj^le canevas ne présente rien de particulier.
Aussi faut-il lire Tlnstruction pastorale de Mgr de Liège pour pouvoir
l'apprécier convenablement. En la lisant, on est frappé à tout moment
de l'exactitude des observations du digne prélat, de la profondeur de
ses vues, de la sagesse de ses conseils, de la netteté et de la précision
de son langage, et, il faut bien le dire aussi, du courage épiscopal
avec lequel il dévoile le désordre qui préside à l'éducation de beau-
coup de nobles et de riches, comme il déplore la coupable négligence
d'un grand nombre de familles pauvres ou ouvrières.
— Exercitia spiritualia in sacra octo dieriun solitudine ex textu
et juxta methodian sancti Ignatii^ et duo Iridua^ ad piurn usuin sacer-
dotmn ac rcUgiosoî'uni^ a sacerdote Socictalis Jesu, cum approbatione
Eminentissimi Cardinalis Archiepiscopi Strigoniensis , et Superiorum
permissu. Posonii, 1862, typis Henrici Sieber.
S. Em. le cardinal Scitovski introduisit, en i85o, dans son diocèse
de Gran, l'usage des. retraites ecclésiastiques à peine connues de
nom dans ces contrées, et en i858, le concile provincial de Gran
fit un décret pour rendre cet usage obligatoire par toute la Hongrie.
Mais , comme il est impossible aux pi^êtres de s'absenter tous à la
fois pour assister en commun aux saints exercices, S. Em. le cardinal-
archevêque de Gran a encouragé la publication de l'ouvrage dont nous
avons transcrit le titre. Il renferme trente-deux méditations, qua-
tre pour chaque jour de VOctiduum^ et quatorze considérations.
Le livre se compose de quarante-cinq feuillets détachés, de quatre
pages , que l'on peut donner séparément aux retraitants. Toutes
les méditations et considérations sont simples, graves, courtes, bien
nourries , et remarquables par un bon sens exquis. Elles s'adres-
sent surtout à l'intelligence, parce que les hommes occupés au saint
ministère ont avant tout besoin d'être soutenus par des principes
solides. Cependant les aspirations qui aident à faiie entrer plus profon-
dément dans l'âme les vérités de la religion ne sont pas négligées ; elles
sont exprimées d'ordinaire par quelques textes bien choisis des saintes
Écritures. L'auteur n'a pas voulu mettre son nom à son ouvrage; mais
sans soulever le voile de l'anonpne sous lequel son humilité s'est ca-
chée, nous croyons reconnaître un vénérable vieillard de quatre-vingt-
deux ans, qui, néàDrestenBelgique, s'expatria en 1806 pourentrerdans
REVUE DE LA PRESSE. 863
la Compagnie en Russie, et de là passa avec quel([nes-uns de ses collè-
gues dans les Etats de rempereur d'Anlric lie, où il fut recteur de plu-
sieurs collèges, et remplit daulres charges importantes. Le livre d'e
méditations qu'il vient de publier à Presbourg est le digne couronne-
ment d'une vie utilement employée à procurer la gloire de Dieu et la
sanctification du prochain.
— Nous avons déjà fait connaître à nos lecteurs A^ Revue catholique
de l Alsace ^ excellent recueil (jui se distingue surtout par des études
d'un intérêt local, lesquelles, même en dehors du pays qu'elles concer-
nent, seront certainement du goût des hommes spéciaux qui préfèrent
les faits aux théories et les recherches consciencieuses aux aperçus les
plus vastes et les plus hardis. Parmi les travaux que nous \ avons remar-
qués cette année, nous signalerons en particulier une série d'articlesde
M. ral)l)é Hanauer, sur les Cours colongères deV Alsace, Rien n'estplus
propre à jeter du jour sur la condition des paysans, pendant toute la
durée du moyen âge, dans cette heureuse province, où la liberté indi-
vidu^elle fut toujours respectée, par un privilège qui semble appartenir
à la race germanique, bien qu'à vrai dire on fe soit beaucoup exagéré
les conséquences de la servitude dans les pays où la race latme était
en majorité. M. Tabbé Straub a fourni au niéme recueil plusieurs arti-
cles d'archéologie qui attestent une grande expérience en ces matières,
et à côté desquels nous nous plaisons à mentionner une étude de
M. Deharbe sur la Crypte d^ Andlau-au-Val et sa fondatrice sainte Ri-
charde.
— Le Bulletin du comité d' Histoire et d' Archéologie de la province
ecclésiastique d^Auch appartient encore à ce mouvement si intéressant
àe[ érudition en province, mouvement qui s'est tellement propagé de-
puis une vingtaine d'années. 11 est actuellement peu de départements,
peu de diocèses qui n'aient leurs archéologues, leurs historiens, ou-
vriers modestes qui concentrent volontiers leur activité autour de leur
clocher, mais dont les labeurs ouvrent la voie à des travaux d'un in-
térêt plus général et d'une plus gran<le portée philosophique. Les ec-
clésiastiques jouent un gi-and rôle dans ces associations qui ont pour
objet l'archéologie et l'histoire locale; ds sont là vraiment à leur place,
et ils exercent , dans cette sphère, une très-légitime influence. C'est
ainsi ipi'à Auch l'initiative paît de larchevèché, et le mouvement est
dirigé par plusieurs professeurs de petits séminaires du diocèse
(M. Fauqué, M. Larroque), par des membres distingués de I Tiii-
versité , auxquels se joignent un certain nombre de laupies ins-
truits et de prêtres exerçant les fonctions du saint ministère. Grâce
à cette Ixmne entente, qui double les forces, le pavs est étudié
sous toutes ses faces et fouillé, pour ainsi dire, dans ses moindres
864 REVU!' DK LA IMŒSSE.
recoins. Voulez-vous connaître le comté de Fezensac ? lisez les ar-
ticles de M. l'abbé Canéto. Préférez-vous le Roucrgue , cette terre si
fertile en légistes, en avocats, en prctres éminents? Voilà M. J.-B. Bladé,
qui, marcbant lui-même à la suite de M. le baron de Ganjal, évoijue
un à un tous les noms historiques de cette province, et qui vous pjouve,
cliemin faisant, qu'il connaît encore bien d'autres pays, bien d'auti-es
histoires. Aimez-vous les manuscrits rares et précieux? M. Tabouriech
vous déciit avec soin une fort belle Bible, richement enluminée, qui
se conserve à la Bil)liothéque de la ville d'Auch, et que l'on croit être
du xiii'= siècle. Bref, le Bulletin embrasse tous les genres d'antiquités,
et il publie, dans chacune de ses livraisons, quelque pièce inédite.
— Les ouvrages de M. l'abbé Gucherat appartiennent an même or-
dre de travaux. M. Gucherat, si nous sommes bien informés, est mem-
bre de la société Edup.nne qui explore le pavs habité par les descen-
dants des anciens /TlV»/. G'est donc la ville d'Aulun qui est le centre du
mouvement auquel se rattache M. Gucherat; mais pour lui, il gravite
de préférence autour de Sémur en Brionnais, de Parav-le-Moniai,
qu'il habite, et de Gharolles, ancienne capitale d'un comté limitro-
phe du Brionnais et du Maçonnais. Le dernier écrit de M. l'abbé
Gucherat est intitulé : Le B . Hugues de Poitiers, le Prieuré, F Eglise
et les peintures murales (F J azr-le-Duc. On le voit, ici encore, l'ar-
chéologie et Ihistoire marchent de front. M. l'abbé Gucherat dé<lie
son ouvrage : yîu Poitou et au Brionnais, qui possèdent, l'iui le Ijci-
cean, l'autre la tombe du Bienheureux Hugues. La sainteté a souNcnt
cimenté dépareilles alliances entre les diverses provinces de notre pa-
trie, et il est toujours bon d'en raviver le souvenir, qui ouvre les cœurs
aux inspirations salutaires et souvent fécondes d'une pieuse frateinité.
— Mgr Jean, f endeville, cvèquc de Tournai, i^Sy-iog'i, parle
P. A. Possoz (S. J,). Lille, Lefort, 1862.
Gette biographie, dit l'auteur, « a cela de particulier, que non-seu-
lement elle sera intéressante, mais encore utile à tous. Jean Vendeville
a vécu dans le célibat, dans le mariage, dans les fonctions civiles, dans
le sacerdoce; et on l'a vu pratiquer toutes les vertus propres à chacun
de ces différents états. Il a donc prouvé, par son exemple, qu'il n'est
pas de position incompatible avec les devoirs qu'exige de nous l'Evan-
gile, Il peut servir de modèle à tous, et il n'est personne qui ue retiie.
s'il le veut, delà lecture de sa biographie quelque fruit pour sa propre
conduite et sa sanctification particulière. » Jean Vendeville est, en
effet, un des évoques qui ont fait le plus d'honneur au siège de Tournai
et le plus de bien au diocèse. Il contribua beaucoup à l'établissement
des séminaires diocésains. Dès avant le concile de Trente, il en avait
formé le dessein, et ses plans, présentés au saint concile par Marlni
l
REVUE DE LA PRESSE. 8G5
Rytliovius, évêque ilYpres, enlièrent en partie dans le décret de la
vingt-troisième session relatif à ce sujet. L'induence de Jean de Ven-
deville contribua à la fondation de plusieuis institutions. C'est à lui
principalement que la villede Douai fut redevable de son université, du
collège des Jésuites et du collège des Anglais. Il eut aussi quelque part
à la fondation du collège de la Propagande, dont il conçut la première
idée. Mgr de llani, recteur de l'université catholique de Louvain, en
Belgique, possède deux mémoires autographes que nous espérons voir
publier im jour, et par lesquels il conste que ce collège a été institué
d'après les idées développées à Rome auprès des souverains pontifes
par le pieux èvèque de Tournai. Dans le dessein de procurer à l'Eglise
des prédicateurs puissants en œuvres et en paroles, il suggéra au
pape d'ouvrir des séminaires dans les monastères des Franciscains et
des Dominicains pour lesquels il avait une estime particulière. Ses
projets furent plusieurs fois examinés à Rome. Grégoire XIV institua
même une congrégation spéciale, dite de léiuquc de Tournai, et com-
posée de (|uatre cardinaux chargés d'étudier la question à fond. Le
plan de Aendeville fut définitivement approuvé sous Clément YIII,
mais, dansTexécution, il fut limité au seul ordre de Saint-François de
la stricte observance.
A la fin de la vie de Jean \ ende^ ille on trouve quelques notes et
pièces justificatives fort intéressantes , et une courte notice sur le
P. Eleuthère du Pont, de la Compagnie de Jésus, confesseur de Jean
Vendeville.
— P^ie de madame de Bonnault d'Houet, par M. J. Martin, mis-
sionnaire apostolique, chanoine honoraire de Belley. Paris. Toha et
Haton, hbraires-cditeurs, rue Bonaparte, 68.
M. J. Martin, déjà connu par la f^ie de M. rabbé Viinrin^ curé de
Genève, vient de consacrer sa plume à la simple et touchante histoire
dune femme courageuse, madaïue de Bonnault (rilouct. fondatiice
et première supérieure générale des Fidèles compagnes de Jésus. Cette
vie de renoncement et d'iuunbles sacrifices ne semblait point offrir
ample matière à l historien, et toutefois, grâce au travail le plus sé-
rieux, M. l'abbé Martin a trouvé le secret dattaclier son lecteur. Il le
caiitive en le rendant témoin des luttes effravanles d'une àme f^éné-
.... ... ■■ ^
reuse, il lui dépemt avec une vérité frappante, le drame d'un noble
cœur jeté dans le creuset des contradictions, des doutes et des hunn-
hations de tous les genres; il lui comnuinicjue son admiration |)<)ur
1 énergie d'un beau caractère qui sait achetei- au prix de tant de rebuts,
de tant de douleurs et de larmes, la grâce de connaître enfin sa véri-
table roule. C'est là, suivant nous, le coté saillant de l'œuvre de
M. l'abbé Martin, et nous ne saurions assez, le féliciter de la délicatesse
I' 55
866 REVUE DE LA PRESSE.
avec laquelle il a touché les points difficiles d'une analyse à la fois si
lucide et si franche. Toutefois, cette étude profonde de l'action inté-
rieure de Dieu sur une âme est décrite avec assez de charmes pour
^tre abordée sans crainte par les personnes moins avancées dans les
voies de la perfection ; elles trouveront du reste dans l'ouvrage de
M. Martin les détails les plus intéressants sur la propagation de la
petite société des Fidèles compagnes de Jésus, les récits les plus frais
et les plus gracieux sur la jeunesse de madame de Bonnault. L'anec-
dote de la poire volée, en particulier, et celle de l'étrange modification
apportée à une grande toilette, ne pourront manquer d'attirer leur
attention et de les faire sourire. Nous n'avons point parlé du stjle de
l'auteur. Peut-être pourrait-on reprocher à M. Martin une pluie de
fleurs un peu trop abondante ; mais sa diction, toujours facile et tou-
jours élégante, n'enlève rien à la lucidité de la pensée. En somme,
cette histoire nous paraît à la fois consciencieuse et pleine d'intérêt;
elle est destinée à se propager rapidement, si elle obtient le succès
qu'elle mérite.
— Observationes crîticœ in librum Sapientiœ edidit F. Reusch, ss.
theol. Dr. Fribiagi, Herder, 1861.
Dans l'intention plusieurs fois manifestée de donner une explica-
tion complète des livres deutéro-canoniques de l' Ancien-Testament,
M. Reusch publia en 18 53 un commentaire du livre de Baruch, et en
i85j, un autre commentaire sur le livre de Tobie. Actuellement le
savant professeur de l'Université de Fribourg prépare l'explication
du livre de la Sagesse. La nouvelle édition du texte latin et du texte
grec, publiée en 1857 par ses soms, et les Observations critiques dont
nous parlons, sont comme l'introduction au commentaire qu'on nous
ait espérer. L'auteur y parle des divers manuscrits, des anciennes
éditions et des traductions du livre de la Sagesse. Il fait connaître les
Pères et les anciens écrivains sacrés qui en ont cité le texte et pré-
sente des observations critiques pleines d'intérêt, sur un grand nombre
de passages de chacun des neuf chapitres de ce livre de l'Ecriture
sainte. Ces travaux préliminaires nous font désirer le commentaire
lui-même.
H. ?\Iertia]V.
Paris. — Imprimerie de VV. BEMQUET, GCUPY et C», rue Garancière, 5.
TABLE ANALYTIQUE
— <-^*^j>jr-.
AUTEURS
AURÎNEAU 'M. L.), p. 422.
André [P. G.). — Léxiqiie comparé delà
lamjiie de Corneille et de la lanquedu
xvu^ siècle en général^ par M. F. Go-
defroy, p. 844.
Avril (M. le baron d';, p. 407.
Ayzac (M"'' F. d'), p. 432.
Bai;ker (M. L. de), p. 254.
BallÉGIIER ^M'"*^ 0. Delphin-), p . 432.
Barges ;M. l'abbé J. J. L.), p. 700.
Bautain ;M. Tabbé), p. 409.
Beauffort (M. R. de), p. 573.
Beck \y i.], p. 717.
Belloc ;P. D.). — Le Catholicisme et la
fusion des peuples, p. 1.
BÉNARD M.Ch.), p. 426.
Bertrand (P. J.),S. J., p. 564.
BONNIER M. E.), p. 271.
Bouix (M. l'abbé), p. 422 et 575.
Boylesve 'P. M. de), S. J., p. 427.
Buck (P. V. i\o\ — Lexicologie latine,
p. 634.
Cahier fP.Ch.}. — Monumentuscandina-
vex du imnien oj/f, par .M. Mandel-
greii, 1». 558.
CAiloru îM. l'abbé), p. 265.
Cahour (P. A.). — Lc génie de Cor-
neill»\ p. 129. — Théâtre latin des
Jésuites à la tin du XVT siècle et au
commencement du XYii*^, \k i60.
CHABASM. F.), p,700.
Chaignon ;P. p.), s. J.,p. 401.
Counudet /m. m.), p. 573.
CuciiERAT (M. l'abbé), p. 864.
Damvnet(P. A.), S. J., p. 404.
Damas-Hinard, traducteur de Calderon,
de Cervaîiteset du Romancero, p. 795.
Daniel (P. Ch.). — La Crise du protes
tantisme en France, p. 205. — Histoi.
re du P. Itibadeneyra, p. 267. — De
r Éducation, p. S96. — Nouveau cours
de méditations sacerdotales, p. 401 . —
Manuel du directeur spirituel de la
jeuiie.'^se chrétienne pour le choix d'un
état de vie, p. 404. — Un rationa-
liste protestant, p. 511. — Mémoires
historiques sur les missions des Or-
dres religieux, p. 565. — Los Catho-
liques à Genève, depuis la Ilélorme
p. 7.
Daurigxag (S.), p. 571.
Delarue ;11.), p. 126.
Deliére (M. l'abbé), p. 685.
DUPANLOUP iMgr), p. 397 et 720.
Sutau P. .\.). — Les origines (lu chris-
tianisme en Arabie, p. 91 et 322. —
Fontes juris ecclesiastici antirjtd et
hodierni éd. F. Walter, p. 419. —
Epiacopatus Conslanticnsis aleinanni-
cus sut) mctropoti Moguntinu clirono-
loyice etdiplomatice illustratusa P. T.
Ncugart, p. 420. — Note sur lesprin-
cipaux résultats des fouilles exécutées
en Kgiiple parles ordres de S. A. le
y. /«'., par 31. le vicomte de Bougé,
p. 700. — Mélangea Égyptologiques,
par F. Chabas, p. 70 i. — l'apiints
Egypto-.lramcen, appartenant au mu-
868
TABLE ANALYTIQUE.
sée égyptien du Louvre, expliqué par
M. J. L. Barges, p. 705.
rélix (P. J.). — Le prince Adam Czarto-
ryski, p. 273.
Fleury el Martin (MM. les abbés),
p. 749.
Flottes (M. Tabbé), p. 432.
Gabba (M. C. F.), p. 405.
Gagarin (P. J.). — L'alphabet de saint
Cyrille, p. 4 09. — L'avenir de TÉglise
grecque-unie, p. 187. — Travaux exé-
gétiques du P. Patrizi, p. 2o'l . — Essai
sur la véritable oricjine du droit de
succession, par C. F. Gabba, p. 405.
— De la Terre-Sainte, par G. Tis-
chendorf, p. 683. — Tableau d'une
église nationale d'après un pope russe,
p. 685. — Décréta authentica S. C.
indulgentiis sacrisque reliq. prœp. ab
a. 1860 ad a. ISGl, ab a. Prinzivalli,
p. 6S9. — Syntagnia doctrinœ theo-
logice Adriani VI P. M... conscripsit
E. H. J. Rensens, p. 841.
Garrucci (P.B.). — D'une inscription
trilingue découverte en Sardaigne,
p. 551.
Gazeau (P. F.). — La mission de Jeanne
d'Arc, p. 139. — L'apostolat catho-
lique aux États-Unis pendant la
guerre, p. 807.
Gerando (baron de), p. 428.
Gluckselig (L.), p. 715.
GOSSELIN (M. l'abbé), p. 413.
Grou (P. N.) S. J., p. 260.
Hamon (M.;, curé de Saint-Sulpice,
p. 432.
4ULTSCH (F.), p. 416.
Jazdzewski (J. Val.), p. 427.
Iiaage (P. Cl. de). — De la famille, par
M. A. de Margerie, p. 263.
Xachau (P. E. de). — Le mie impres-
sioni ossia sentimenti provati per
A. Landi in Pioma, p. 851.
Lafond [M. E.),p. 719.
Landriot (Mgr.), évoque de la Rochelle,
p. 271.
Langlois (M. V.), p. 429.
Iiangîois (P. A.). — Théâtre de Lope
de Vega , traduit en français par
M. Damas-Hinard, p. 795.
lasseur (P. F. Le). — Mademoiselle
Perriquet, p. 659,
Laurentie (M.), p. 432.
Lenormant (M. F.), p. 432.
Leroy (M. l'abbé;, p. 125.
LOEHER (F.), p. 718.
Iionghaye (P. G.). — Et verbum caro
factum est. Poésie française, p. 118.
Iioysel (P. p.). — Un prêtre déporté en
1792, par M. l'abbé Meignan, p. 265.
— Vie de M. Orain, par M. l'abbé
Cahour, p. 266.
Mandelgren, p. 558.
Mannier (E.), p. 254.
Margerie (A. de), p. 263.
Marshall (T.), p. 573.
Martin et Fleury (MM. les abbés),
p. 719.
Martinof (P. J.). — Documents relatifs
à rEglise d'Orient, par A. d'Avril,
p. 407. — Gescliichte des Protestan-
tismus in der orientalischen Kirche
im XVII lahrhwidert, par M. Pichler,
p. 408. — Acta et scriptu quœ de
contreversiis Ecclesiœ grœcœ et latinœ
sœculo undecimo exstant, par C. Will,
p. 407. — Acta patriarchatus Cpani
1315-1402, par Miklosich el Millier,
p. 407. — Associations catholiques
parmi les slaves d'Allemagne, p. 'J76.
— Hermeneuticœ biblicœ genera-
lis pirincipia... exemplis illustrata,
par 3Igr Ranolder, p. 707. — His-
toria revclalionis divinœ V. T., par
J. Danko, p. 710. — Enchiridionjuris
ecclesiœ orientalis catholicœ, p. 857.
Matignon (P. A.). — Les communica-
tions d'outre-tombe, p. 41. — Ou-
vrage de M. l'abbé Bautain, p. 409. —
La philosophie de la foi, p. 433. —
Les rapports de la philosophie el de la
théologie, p. 721 .
Mazure (A.), p. 123.
Meignan fM. l'abbé), p. 265.
Mertian (M. l'abbé J.), p. 128.
Mertian (P. H.). — Les saints apôtres
Paul, Jacques el Jean, p. 66. — Re-
vue de la presse, p. 123. — Mgr de
Kellcler, p. 230. — Sur quelques ou-
vrages philologiques, p. 254. — Revue
TABLE ANALYTIQUE.
869
de la presse, p. 269. — Le Robiiison
de la Légende, p. 372. — Ilifitoirc de
f^aint Finnûi., martyr; Mctrolotjic
(jrecquc et romaine; Histoire de la lit-
térature apologétique., p. 4H. — Re-
vue de la presse, p. 422. — Nouvelles
littéraires, p. 568. — De la valeur his-
torique des actes des apôtres, p. 577.
— État général des missions de la Com-
pagnie de Jésus, p. 667. — Revue de
la presse, p. 714. — La mission alle-
mande à Paris, p. 776. — Revue de
la presse, p. 861 .
MiKLOSicn et Muller, p. 407.
Montpellier (Mgr K. A. de;, évoque de
Liège, p. 861.
MONTALEMBERT (comtc de), p. 270.
MORIN, p. 423.
MUHLBAUER fWolO, ]^. 424.
Muller et Miklosicii, p. 407.
Nad.\1]LT (H. de Buffon), p. 570.
Narhey (M. l'abbé C), p. 720.
Neher ^E. J.;, p. 424.
Neugart (P. Tr.), p. 420.
Xourj (P. J.). — Èludea sur r Irlande
contemporaine, parleR. P. A.Perraud,
p. 71 1. — Œuvre de Notre-Dame-des-
buns-livres, p. 831. — Œuvre du cré-
dit de la charité, p. 833. — Conversion
d''une damerusse publiée par le P. Ga-
garin, S. J., p. 854.
(IZANAM (M. F.\ p. 572.
P.\chtler (P.), S. J., p. 272.
Patrizi ;P. F. X.), S. .L — Ses travaux
exégéliques, p. 251.
I'ER1N(C.;, p. 12o.
Perraud (A.), p. 711.
PlCHLER, p. 407.
Pont-Martin A. de), p. 571.
Pr.\t p. j. m.), s. j. p. 267.
PRINZIVALLI (A.!, p. 689.
Radies (P.), p. 718.
Ramw-re (P. H.), S. J., p. 127 el 693.
Ranolder (Mgr J.), p. 707.
Ravary (P. F.). — La mort do l'Amiral
Protêt, p. 648.
Régnon (P. H. de). — Madagascar. Ro-
dama II, p. 536.
RlTTER (J. J.), p. 714.
Rondelet (A.\ p. 123.
ROUGÉ le vicomte de), p. 700.
Salmon (C), 414.
SCHELER 'Aug.\ p. 254.
SCHERER(M.)\ p.'216et512.
SciiooFS (M. l'abbé L.), p. 571.
SCH0UPPE(P. F. X.), S. J., p. 425.
SCHUSTER (J.), p. 425.
Sommervogel (P. C.) — L'intérieur de
Jésus et de Marie, par le P. Grou, p.
260. — Vie de M. ÏCmery, par M.
Gosselin, p. 413. — Le maréchal de
Bellefonds, p. 480. — De la poésie la-
tine en France au siècle de Louis XIV,
par l'abbé Vissac, p. 838.
TiSr.HENDORF (G.), p. 683.
Toulemont (P. P.). — La nouvelle école
critique, p. 17. — Un mot à propos
d'un article théologique de M. Ch. de
Rémusat, p. 115. — Bulletin des
œuvres catholiques, p. 241 . — M. Er-
nest Renan, p. 352. — Bulletin des
œuvres catholiques, p. 386. — M. Re-
nan et le miracle, p. 597. — Les Espé-
rames de rÉylise, p. 693. — D«
quelques travaux récents sur la philo«
sopliie de saint .Augustin, p. 767.
Valois (P. le), S. J., p. 198.
Velillot Louis , p. 271.
Wackekn.^gel (Pierre), p. 574.
M'ALTER(F.), p. 419.
Werner fK. , p. 118.
WiCK , le docteur), p. 272.
WiL (Cornélius), p. 407.
870 TABLE ANALYTIQUE.
ARTICLES
Actes des Apôtres (De la valeur historique des), p. 577. — Caractère histori-
que des Actes, p. 580. — Accord des Actes avec les Épîtres de saint Paul et
Fhistoire profane, p. 585. — Objections tirées des lieux intrinsèques, p. 590.
Alphabet (L') de saint Cyrille, p. 109.
Apostolat catholique (L') aux États-Unis pendant la guerre, p. 807. —
Lettres : de la Nouvelle-Orléans, p. 808 ; — deSpring-Hill,p. 810; — de New-
York, p. 812; — du camp Mary, près Washington, p. 816; — du fort Alba-
nie, p. 81 8 ; — du camp Michigan, p. 821 et 823 ; — de Baltimore, p- 824 ; —
de l'île Santa-Rosa, p. 827.
Avenir de l'Église grecque-unie, p. 187. — L'Eglise grecque et l'Eglise latine,
p, 188. — L'Eglise grecque-unie, p. 190. — Moyens propres à lui rendrelavie,
p. 197.
Bellefonds (Le maréchal de), ]). 480. — Sa vie civile et militaire, p. 481. —Sa
vie privée et religieuse, p. 487. — Ses rapports avec le P. Le Valois, p. 198.
— Lettre inédite du P. Le Valois au maréchal de Bellefonds, p. oO&.
Catholicisme (Le) et la fusion des peuples, p. 1 . — L'Eglise seule peut obvier
aux dangers que présente cette fusion, p. 6. — Elle conjure ou diminue les
malheurs de la guerre, p. 7. — Elle fixe les idées au milieu du choc des doc-
trines contraires, p. 10. — Elle s'oppose aux progrès de l'immoralité que tend
à produire le mélange des vices de toutes les nations, p. 12.
Catholiques (Les) a Genève depuis la Réforme, p, 747. — Etablissement delà
Réforme à Genève, p. 749. — Les catholiques devant l'inquisition calviniste,
p. 751. — Genève au XVIIP- siècle, p. 753. — La Révolution et l'incorporation
à la France, p. 754. — L'église Saint-Germain accordée aux catholiques, p. 755.
— M. Vuarin, p. 756. — L'Église de Genève sous l'empire, p. 757. — Protocole
devienne, p. 758. — Le bref Inter muUipliccs^ p. 759. — Lettres de J. de
Maistre, p. 760. — M. Vuarin, homme de guerre, p. 763. — M. Vuarin, pas-
teur, p. 764. — Les résultats, ibid. — Contraste, p. 765.
Communications (Les) d'outre-tombe, p. 41. — L'esprit qui parle, preuves que
les esprits fournissent de leur identité, p. 42. — Sont-elles suffisantes? p. 49.
— Les procédés dont on use dans l'évocation des esprits, p. 52. — Sont-ils
superstitieux? p. 56.
Corneille (Le génie de), p. 129. — Caractère de sort style, p. 130. — Les héros
et les héroïnes qu'il a créées ; leur nombre, leur vérité et leur originalité,
p. 136. — 11 lire de l'admiration un nouveau ressort dramatique qui change le
jeu et l'intérêt des passions sur la scène, p. 150. — Sa tragédie est celle des
penseurs, p. 154.
Crise (Laj du Protestantisme en France, p. 205. — Le Jubilé de la Réforme
en 1859, p. 206.— La Confession de Foi, p. 207. — Transformation du Pro-
testantisme, p. 210. — Paroles des pasteurs Puaux et Monod, p. 213. — L'É-
cole rationaliste de Strasbourg, p. 215. — Une page de M. Schérer, p. 216. —
La Bible et l'Alcoran, p. 218. — Situation de M. Guizot, p. 219. — M. E.
Naville, p. 220. — La gauche et la droite, p. 222. — Intervention de M. Guizot,
p. 225. — Expédient qu'il propose, p. 227.
TABLE ANALYTIQUE. 87!
CZARTORYSKl(Lc princc Adam), p. 273. — Ses qualités personnelles cl sa vie de
famillt',!). 276. — Sa vie publique, p. 28Î). — Religion cl palriolisme, p. 301.
— Derniers inslanls du prince Adam, \>. 312,
ÉCOLE (La nouvelle) CUITIQUE. (iM. E. Kenan). Sa ihéorie de la crilique, p. 21 . —
Ses axiomes eisesposlulata, p. 31.
Inscription (D'une) TRILINGUE découverte en Sardaigne, p. ool.
Jeanne d'Arc (La mission do), d'après les historiens coniomporains, p. 150. —
Opinion des historiens contemporains, p. 160-163. — InconvénienLs de celte
opinion; elle est inconciliable avec le fait de l'inspiration divine, p. 163-168.
Fausseté de celte opinion; elle suppose graluilcmenl un fait nié jiar Jeanne
d'Arc, p. 168-186.
Ketteler (3Igr de), p. 230. — La liberté en général, p. 231. — Liberté morale,
liberté de conviction, p. 232. — Liberté religieuse^ p. 234. — La liberté re-
ligieuse et l'Église catholique, p. 235. — Conclusions pour l'épofiue, p. 238.
Lexicologie latine. Tolius. luliinlalis lexician, par Forcellini, nouvelle édi-
. lion, par M. V. de Vit, p. 634.
Macaire (Saint) de Rome, p. 372.
Madagascar. Radama II, p. 536.
Miracle (M. Renan et le). Sa dernière brochure, p. 598. — Ses objections di-
verses contre le miracle, p. 600. — Son attitude en présence du catholicisme,
p. 624.
Origines du christianisme en Arabie d'après les nouveaux Bollandistes (Acia
sanctorum^ t. X, d'octobre), p. 91. — L'Arabie au commencement de l'ère
chrétienne, p. 95. — Les premiers apôtres de l'Arabie, p. 322. — Le christia-
nisme en .\rabie depuis le deuxième siècle de notre ère jusqu'à Mahomet, p. 333.
Paul, Jacques et Jean (Les saints apôtres';, p. 66. — Saint Jacques, p. 67. —
Saint Jean, p. 78. — Conclusion, p. 87.
Perriquet (Mademoiselle), p. 659.
Pliii.osoriiiE (La) de la foi, p. 433. — Systèmes qui rapportent la foi à l'imagi-
nalion, au sentiment, à la volonté, p. 434. — Elle est dans l'intelligence et
néanmoins elle est libre, p. 437. — Ses motifs, p. 412. — Son objet, p. 4i6.
— L'évidence qui lui convient, p. 449. — Le doute méthodique en matière de
foi, p. 453. — Pour l'incrédule, p. 456. — El pour le croyant, p. 457.
PniLOSonilE DE saint AUGUSTIN (iJe quelques travaux récents sur la). Saint Au-
gustin, philosophe. — iMM. Flottes et Théry. — Difficultés de la restauration
de l'œuvre philosophique de saint Augustin, p. 767.
Protêt (La mort de l'amiral!, p. 64.S.
RaI'Ports (Les) delà I'IIilosoimiie et de la théologie, p. 721. —Comment la
question est posée, ihid. — Système qui décerne la suprématie au philosophe,
p. 722. — M.M.Jacques, Simon, Saisset,RarthélemySainl-llilaire, Hegel, p. 723.
— Théorie de Raymond Lullc, p. 725. — Raisoniiemcnl de M. Franck, p. 728.
— Sy.stème de séjiaration et d'égalité, p. 731. — Erreur de Luther, p. 733. —
La raison doilélre subordonnée dans les choses de foi, p. 734. — Autorité de
Pie IX, p. 737. — Sens de la formule scolastiquc sur les rapports des deux
sciences, p. 739. — Conclusion du docteur Clemens, p. 74i. — Opinions de
Duns Scot et de Durand de Saint-Pourvain, p. 74.").
Rationaliste protestant (Ln), p. 510. — Subjectivité de la théologie nouvelle,
p. 511, — M. Schércr à Cenève, p. 512. — La crise, p. 514. — M. Sclurer,
dialecticien, p. 516. — Montaigu, p. 517. — Discussion du Canon des Ecri-
tures, p. 518, — M. Schérer théologien, p. 524.— L'assimilation fragmenlairo,
872 TABLE ANALYTIQUE.
p. 525. — Le caractère de Jésus-Christ, p. 527. — Jésiis-Christ n'a jamais
annoncé sa résurrection, p. 529. — Le dernier mot du rationaliste, p. 532.
RÉMUSAT (Un mot à propos d'un article théologique de M. Ch. de). Erreurs sur
la notion de l'Eglise, p. H5.
Renan (M. Ernest). Ses qualités, ses défauts, p. 352. — Sa dernière brochure,
p. 598. — Ses objections diverses contre le miracle, p. 600. — Son attitude
en présence du catholicisme, p. 624.
ROBINSON (Les) DE LA LÉGENDE, p. 372. — La légende de saint Macaire de Rome,
p. 373. — Le culte de saint Macaire de Rome, p. 380.
Théâtre latin des jésuites à la fin du xvi' siècle et au commencement du xvi%
p. 460. — Sa fécondité, p. 461. — Son idéal, p. 463. — Son influence sur la
scène française, p. 47 1 . — Examen de Topinion de M. Saint-Marc Girardin sur
l'impossibilité dramatique des Saints et des Martyrs, p. 475.
VERBUM(Et) CARO FAGTUM EST. Poésie française, p. M 8.
BULLETIN DES OEUVRES
Apostolat de la prière, p. 248.
Association de Notre-Dame-des-bons-livres, p. 831 .
Association de Saint-François de Sales, p. 390.
Association et fondation de messes pour les prêtres défunts, p. 395.
Confrérie de Saint-Cyrille et de Saint-Méthode, p. 684 .
Crédit de la charité, p. 833.
Écoles d'orient, p. 245.
ÉTAT GÉNÉRAL dcs Missions de la Compagnie de Jésus, p. 667.
Héritage de Saint-Cyrille et de Saint-Méthode, p. 678.
HÉRITAGE de Saint-Jean Népomucène, p. 677.
OSuvRE apostolique, p. 244.
Œuvre des apprentis et des jeunes ouvriers, p. 393.
Œuvre des pèlerinages de Terre- Sainte, p. 247.
Propagation de la foi, p. 242.
Sainte-enfance, p. 243.
SœURS aveugles de Saint-Paul, p. 386.
BIBLIOGRAPHIE
Abandon (!') à la Providence divine, envisagé comme le moyen le plus facile
de sanctification, par le R. P. J.-P. Caussade, S. J., revu et mis en
ordre parle P. H. Ramière de la même Compagnie ^27
Abélard et saint Bernard. La philosophie et VÉglise au xii* siècle, par
E. Bonnier 271
Acta et scriptaquœ de controversiis Ecclesiœ Grecœ et Latinœ sœculo unde-
cimo exsjtant, par Cornélius Wil 407
Acta patriarchatus Constantinopolitani, MCCCXV-MCCCCII, par Miklosich et
Muller 407
TABLE ANALYTIQUE. 873
Allare privilcgiatum^ par E. J. Nclior 424
Aus Dem Heilifien Lande, par C. Tischciidorf 683
iiullelin de l'Œuvre des pèlerinages en Terre-Sainte !)76
liulletin (le) du eomitè dliisloire et d'archéologie de la province ecclésias-
tique d'Auch 863
Catéchisme pratique ou doctrine chrétienne en exemples, courtes explications,
textes, paraboles et comparaisons, d'après le catéchisme du li. I'. l)e-
harhe de la Compagnie de Jésus, par L. Mchlcr, traduit par 31. L.
Shoofs :_)TI
Chrétien (le) de nos jours, \)Ar ^l. l'abbé lîaulain 409
Chrétienne (la) de nos jour^- par 3L l'abbi' V.aulain 409
Christianisme ^Icj au Tonkin et en Cochinchinc, roijaume annamite actuel,
depuis son introduction jusqu'il notre époque, par le P. Pachtlcr, S. J. 272
Christian mission : their agents, theirmethod and their résults,h\'l. Mars-
hall 573
Commentationes très, de scripturis divinis, de peccali originalis propaga-
lione a Paulo descripta, de Christo pane vitœ, auctore P. F.-X. Pa-
trizi, S. J 251
Conscience (la; ou la règle des actions humaines, par i^I. Tabbô liautain. . . 40!»
Consensu (de, utriusque libri Muchabcrorum, auctore P. F.-X. Palri/.i , S. J. 251
Conversion d'une dame russe à la foi catholique, publiée par le R. P. J. Ga-
gariii, S. J 854
Das lîuch von Jesus-Christus und seinem Wahreii Ebenbilde, par le l)"^ L.
Gluckselig 715
Das deutsche Kirchenlied von derœltesten Zeit bis zu Anfang des 17 Jahr-
hunderts, ]iar\e P. Wackernagcl 274
De Kin, hoc est de imniaculata Maria' origine Deo predicta Disquisitio cum
appendice de feminini generis cnallage in linguis semiticis usitala,
auctore P. F.-X. Patrizi, S. J 251
Décréta authenlica Sacrœ Congrcgationis indulgentiis Sacrisque reliquiis
prn'posita' . ab A. Prinzivalli 689
Décréta autllentica S. li. congrcgationis cum notis Gardellini et i)istructio
Clementina cum cummentariis in usum cleri commodiorem ordine
alphabetico concinnata, opéra el studio '\\oUa.ngiMi\h\hauQv 424
Dictionnaire d'étymologie française d'après les résultats de la science mo-
derne, par A. Sclieler 254
Divines (les) Prières et Méditations, recueil de prières et de méditations pour
toutes les situations de la vie privée et de la vie sociale^ composé de
versets de l'Ecriture Sainte, p:ir\c haron i\cC,crnm\o 428
Dogmengeschichte der vornicanischen 'Acit,\ràY \ç\v io?:.'>c\\\\M\c . . . .716
Documents relatifs aux Églises de l'Orient, considérées dans leurs rapports
avec le Saint-Siège de Home, par A. d'Avril 407
Education 'de 1'), par Mgr Itupanloup. ■ 3'.)7
lUlucalion [V, de la première enfance, ou la femme appelée à la régénération
socia/<' ;>flr /('y>rc»f/;v.s, i»ar M. 11. Nadaull de iUilYon •i70
Église (F) et le Pape, par le 11. P. M. de Uoylesve, S. J 427
Elementa theologiœ dogmaticn', c probatis auctoribus collecta et divini verbi
ministerio accommodala, par F.-X. le II. P. Schouppc 42"»
Enchiriilion juris ecclesia' oricntalis, autorc J. V^^[)-S/.\h\ç:,'/\ 857
Episcopatus Conslantiensis Alemannicus snb Mctropoli Moyuntina, chrono-
874 TABLE ANALYTIQUE.
logice et diplomatice illustratus à Paire Trudperto Neugart Sanblasio . 420
Espérances (les) de VÈglise. par le P. Ramière, S. J 693
Essai sur la véritable origine du droit de succession^ par C.-F. Gabba. . . . 40S
Études étymologiques^ historiques et comparatives sur les noms des villes,
bourgs et villages du département du Nord, par E. Mannier 254
Études sur Vlrlande contemporaine, par le R. P. A. Perraud 711
Études sur saint Augustin, son génie, son âme, sa philosophie, par M. l'abbé
Flottes 432
Evangeliis (de) libri très, auctore P. F.-X. Patrizi, S. J 25'1
Exercitia spiritualia in sacra octo dierum solitudine ex textu etjuxta me-
thodum sancti Ignatii, et duo tridua, ad pium usum sacerdotum ac
religiosorum a sacerdote societatis Jesu 862
Explication [V) des évangiles, des dimanches et des fêtes, extraite textuelle-
ment des Homélies du cardinal delà Luxerne, par M. J. Mertian . . '128
Famille (de la), leçons de philosophie morale, par M. A. de Margerie. . . . 263
Fontes juris Ecclesiastici a7itiqui et hodicrni, par F. y^aiter 419
Gescldclite der apologetischen und polemischen Literatur , der christlichen
r/ico/o^ù', von D'' Karl Werner 418
Geschichte des Protestantimus in der orientalischen Kirche im xvii Jahrhun-
dert, oder derPatriarchCyrillus Lucaris undseineZeit, pai M. Pichler. 407
Golgotha (le) et le mont Moriali, parle R. P. Bourquenoud, S. J 576
Grammaire comparée des langues de la France, par L. de Baeker 254
FreiherrJ. Heinrichvon Wessemberg, parle D"" J. Beck 717
Griechische und Rœmische Métrologie, ^Oïi¥ncAv\c\\\\\x\i^d\ 416
Guide (le) du pénitent ou exercices pour la confession et la communion,
extraits des confessions de saint Augustin, par M. Tabbc J. Mertian.. 128
Handbuch der Kirchengcschichte,'^a.v le D'' J.-J. Ritter 714
Handbuch %ur biblischen Geschichte des Alten und Neuen Testaments, par le
D-- J. Sclmster • 425
Hebrard VIII FreiJierrz-u Auersperg (1528-1575), cin Krainischer Held und
Staatsmann, par P. Radies 718
Hermeneuticœ biblicœ generalis principia rationalia Christiana et catholica
selectis excmplis illustrata, par Mgr J. Ranolder 707
Histoire de Vabbaye de Saint-Denis, en France, par Madame F. d'Ayzac. . . 432
Histoire de la Compagnie de Jésus, depuis sa fondatioii jusqu'il nos jours,
par J.-M.-J. Daurignac 571
Histoire de P Empire romain, par M. Laurentie 432
Histoire de M. Viiarin et du rétablissement du catholicisme à Genève, par
MM. Fleury et Martin 719
Histoire de saint Firmin, martyr, premier évêque d'Amiens, par M. C. Sal-
mon 414
Histoire des vingt-six martyrs du Japon, Y>av M. VabbéBouix 422
Histoire du P. Ribadeneyra, disciple de saint Ignace, par le P. Prat, S. J . 267
Hugues (le B.) de Poitiers, le Prieuré, l'Église et les peintures morales d'An-
zy-le-duc, par M. Tabbé Cucherat
Impression i (le mie) ossia sentimenti provatiper Alfonso marchese Lundi in
Roma. . ^ 851
Instruction pastorale sur V éducation chrétienne, par Mgr de iMontpellier de
Nédrin 861
Intérieur {V) de Jésus et de Marie, par le P. Grou 260
TABLE ANALYTIQUE. «7S
Interpretatione (de) oraculorum ad ChrisUim pcrtinentium TfoXE-j-cfAevov d&-
que Christo Zacharin' et Malaehiœ eaticiniis prœnunciato conimcntu-
tionesi rf«/f , auctorc P. F.-X. Palri/.i, S. J 231
Interprétai ioiie (de) sacrarum scripturarum libri II, auctorc P. "F.-X. Pa-
trizi, S. J 251
Jacobœa von Bayem nndihre 2eit. Acht Bûcher mederlaendischer Geschichtc,
par F. Lochcr 718
Jeudis (les) rf^ "Madame Charhouveau, par M. A. de Pontmartin 571
Jésuites (les) au Imyne de Toulon, Brest, Rochefort, Cayenne, par L. Aubi-
neau 422
Joannem (in) commentariuin, auctorc P. F.-X. Patrizi, S. J 251
Lacordaire (le P.), par le le comte de Monlalenibert 270
Lexique comparé de la langue de Corneille et de la langue du X\'n* siècle en
général, par 31. F. Godefroy ' 844
Lorette et Castelfidardo. Lettres d'un pèlerin, par E. Lsiïonû 719
Manuel du Directeur spirituel de la jeunesse chrétienne pour le choix rf'ttre
état de vie, parle P. Bamanel, S. J 404
Mareum (in) Commentarium, auctorc P. F.-X. Patrizi, S. J 251
Mélanges égyptologiques comprenant onze dissertations sur différents sujets,
par F. Chabas 700
Mémoires historiques sur les Missions des ordres religieux, par le P. Ber-
trand 564
Missale ad usum insignis et prœclarœ Ecclesiœ Sanim. Pars prima : tenir
porale 717
Mois (le) du pénitent, ou méditations et élévations extraites des opuscules de
saint Augustin, par M. fabbé J. Morlian 128
Monténégro (le), histoire, description, mœurs, usages, législation, constitu-
tion, politique, documents et pièces officielles, avec une carte du Mon-
ténégro et d^ pays adjacents, par Henri Dclarue ■ISS
Monuments sra)idinai<es du moyen âge avec les peintures et ornements qui
les décorent, par M. Mandel^^ren 558
Note sur les principaux résultats des fouilles exécutées en Egypte par les
ordres de S. A. le vice-roi, par le vicomte de Rougé 700
Notice sur xin manuscrit de la bibliothèque publique de Bennes, inscrit au
catal. 71" 157, avec ce titre : Voyage à la terre sainte, au moni Sinaï
et au couvent de Sainte-Catherine, par M. Morin 42.3
Notre-Dame de France, ou histoire du culte de la sainte Viei'ge en France,
depuis rorigine du christianisme jusqu'il nos jours, jtar M. le c\it6
de Sainl-Sulpico 432
Nouveau cours de méditations sacerdotales ou le prêtre sanctifié par la pra-
tique de l'oraison, parle U. P. Cliaignon, S. J 401
Œuvres spirituelles de saint i'ierre d'Mcanlara, traduites en français, par
le P. 31. lîouix, S. J 575
Papyrus Êgypto-araméen, appartenant au musée égyptien du Louvre, ex-
pliqué et analysé pour la première fois, par l'abbé .l.-J.-L. Bargi^s. . 7(i0
Parfum 'le) de ftomf, i»ar 31. L. Vcuillot -71
Philosophie 'de la) dans l'enseignement classique, par C. Bénard 426
Philosophie des lois au point de vue chrétien, par 31. l'abbé Bautain. . . 409
Poésie latine (de la) en France au siècle de Louis XIV, par 31. Tabbé Vissac. 8.38
Poètes \lcs) antiques (grecs), études morales et littéraires^ par 31, A.3Iazurc. 123
876 TABLE ANALYTIQUE.
^Première (la) aube, ou V Évangile raconté aux tout petits enfants, par madame
Delphin-Balléguier 432
Prêtre (un) déporté en 1792. Épisode de Vhistoire de la révolution et de
Vhistoire des missions, par M. l'abbé Meignan 265
Prière (la) chrétienne, par Mgr révoque de la Rochelle 271
Recherches archéologiques à Eleusis, exécutées dans le cours de Vannée IS&O,
par F. Lenormant 432
Règne (le) de Dieu dans la grandeur, la mission et la chute des empires; ou
les vertus ont fondé les empires pour le Christ et la civilisation, les
vices les ont détruits, philosophie catholique de l'histoire, par M. l'abbé
Louis Leroy 125
Revue catholique de VAlsace 363
Revue de V Orient, de V Algérie et des colonies; bulletin de la société orien-
tale de France, par M. Langlois 429
Richesse (de la) chex- les nations chrétiennes, -ç^lv M. Charles Périn 125
Saint Éloi, patron des orfèvres, ^diY M. Ozanam 572
Saint Joseph, patron des charpentiers, menuisiers, ébénistes, etc., par
M. M. Cornudet 573
Saint TItéodote, cabaretier, par M. R, de Beaufort 573
Saison (la belle) à la campagne, par M. l'abbé Baulain 409
Semaine (la) du pénitent, ou sept méditations desaint Augustin,^asM. l'abbé
J. Merlian .128
Souvenirs de Rome offerts par Mgr Vévêque d'Orléans au clergé de son dio-
cèse, par Mgr Dupanloup 720
Syntagma doctrinœ theologicœ Adriani VI... conscripsit E. H. J. Reusens . 841
Tableau d'une église nationale d'après un pope russe, par M. l'abbé Delière. 685
Théâtre de Lape de Véga, traduit en français, par M. Daiiias-Hinard. . . . 795
Théorie logique des propositions morales, ■[y^Lv'^. knioïàn^onAéi&i 123
Vie de M. Émery, neuvième supérieur du séminaire et de la Compagnie de
Saint-Sulpice, par M. Gosselin 413
Vie de M. Orain, prêtre, confesseur de la foi pendant la révolution, et mort
curé de Derval, dans le diocèse de Nantes, par M. l'abbé Cahour. . 265
Vies des saiyits do l'atelier, par MM. Ozanam, R. de Beaufort, M. Cornudet, etc. 572
Viris (de) illustribus et de persecutoribus Ecclesiœ ad usum tironum linguœ
latinœ, par J. M. J. T 720
Voyage en Nubie et Peste; destruction des Juifs et changement dans le gou-
vernement de la irpublique de Strasbourg (xiv^ siècle), par M. de
Bussièrc 270
Vraie religion (la) {Die ivahre religion), par le D'' Wick 272
Zeno, Veronensis Episcopus, coramentatio patrologica , par J. Val. Zazd-
zewski - 427
FIN DE LA TABLE ANALYTIQUE.
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