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Full text of "Études"

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LOYOLA  COLLEGE, 


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Coîlegrfî  S.  j.  ad  Sse  Mariae, 

'^^JARIANOPOLI. 


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SOMMAIRES 

DES  NUMÉROS  PARUS  DANS  LE  COURANT   DE   L'ANNÉE    1862 


Janvier-Février. 

P.  D.  Bei.loco.  —  Le  Catholicisme  et  la  fusion 
des  peuples. 

P.  P.  ToiLEMONT.  —  La  nouvelle  école  critique. 

P.  A.  Matignon.  —  Les  Communications  d'outre- 
tombe. 

P.  H.  Mertian.  —  Les  saints  apôtres  Paul,  Jac- 
ques et  Jean. 

P.  A.  Di'TAU.  —  Les  origines  du  Christianisme  en 
Arabie.  (Premier  article.) 

Mélanges.  —  L'alphabet  de  saint  Cyrille  ,  par  le 
P.  J.  Gagarin. 

—  Un  mot  à  propos  d'un  article  théologique  de 

M.Ch.deRémusal.parleP.P.  Toulemont. 

—  Et  verhum  caro  factum  est,  poésie,  parle  P. 

G.  Lonphaye. 
Bibllo^aphie  et  revue  de  la  presse. 

Mars-.%vril. 

P.  A.  Cahoir.  —  Le  génie  de  Corneille. 
P.  F.  Gazeav.  —  La  mission  de  Jeanne  d'Arc. 
P.  J.  GaiîaRiH. — L'avenir  de  l'Eglise  grecque-unie. 
P.  C.  Daniel.  —  La  crise  du  protestantisme  en 

France. 
Mélanges.  —  Monseigneur  de  Ketleler,  art.  du  P. 

H.  Mertian. 
Bulletin  des  Œuvres  catholiques,  par  le  P.  P. 

Toulemont. 
Bibliographie.  —  Travaux  txégitiques  du  P.  Pa- 

iriii,  art.  du  P.  J.  Gagarin. 

—  Sur  quelques  ouvrages  philologique»,  art.  du 

P.  H.  Mertian. 

—  L'intérieur  de  Jésus  et  de  Marie,  art.   du  P. 

C.  Sommervogel. 

—  De  la  famille,  art.  du  P.  Cl.  de  Laage. 

—  Un  prêtre  déporté  en  1792. — l  ie  de  M.  Orain, 

art.  du  P.  Loysel. 

—  Ilifloire  du  P.  Rikadeneyra,  art.  du  P.  Ch. 

Daniel. 
Revue  de  la  presse. 

Mai-Juin. 

P.  J.  Félix.  —  Le  prince  Adam  Czartoryski. 

P.  A.  Dit  Al*.  —  Les  origines  du  Christianisme  en 
Arabie.  (Deuxième  article). 

P.  P.  ToiLEMONT.  —  M.  Ernest  Renan. 

P.  H.  Mertian.  —  Le  Robinson  de  la  légende. 

P.  P.  TortEJiosT.  —  Bulletin  des  œuvres  catho- 
liques. 

Bibliographie.  —  De  l'Éducation,  par  Mgr  Dupan- 
loup.  —  Deux  ouvrages  ascétiquts,  art.  du 
P.  Ch.  Daniel. 

—  Eitai  sur  la  véritable  origine  du  droit  de  suc- 

cession, art.  du  P.  J.  Gagarin. 

—  Documents  relatifs  aux  églises   de  l'Oriint, 

art.  du  P.  J.  Marlinof. 

—  Ouvrages   de    .W.   l'abbé   Baulain,    art.    du 

_  P.  A.  Matignon. 

—  V(>  de  il.  Emery,  art.  du  P.  Sommervogel. 

—  Hittoire  de  suint  Firmin, martyr.  —  Métro- 

logie grecque  et  romaine.  —  Histoire  de 
la  littérature  apologétique,  art.  du  P.  II. 
Mertian. 

—  Deux  ouvrages  publiés  en  Allemagne,  art.  du 

P.  A.  Dutau. 
Revue  de  la  presse. 


Julllct-.%oAt. 

P.  A.  Matignon.  —  La  philosophie  de  la  Foi. 
P.  A  (^AHOLR.  —  Théâtre  latin  des  Jésuites. 
P.  C.  Sommervogel. —  Le  maréchal  de  BcUefonds. 
P.  Ch.  Daniel. —  Un  rationaliste  prolestant. — 

M.  Edmond  Sehérer. 
Mélanges.  — Madagascar.  —  Radama  II,  par  le 

P.  de  Régnon. 

—  D'une  inscription   trilingue  découverte  en 

Sardaigne,  par  le  P.  R.  Garrucci. 
Bibliographie  et  revue  de  la  presse.  —  Monu- 
ments Scandinaves  du  moyen   âge,  art.  du 
P.  Ch.  Cahier. 

—  Mémoires   historiques  sur    les    missions   des 

ordres  religieux,  art.  du  P.  Ch.  Daniel. 

—  Nouvelles  littéraires,  art.  du  P.  H.  Mertian. 

Septembre-Octobre. 

P.  H.  Mertian.  —  De  la  valeur  historique  des 
Actes  des  Apôtres. 

P.  P.  ToiLEMONT.  —  M.  Renan  et  le  Miracle. 

P.  V.  DE  RucK.  —  Loxicologie  latine. 

P.  F.  Iîavary.  —  La  mort  de  l'amiral  Protêt. 

Mélanges.  —  Mademoiselle  Perriquet,  art.  du  P. 
F.  Le  Lasseur. 

Bulletin  des  Œuvres  catholiques.  —  Etat  géné- 
ral des  Missions  de  la  Compagnie  de  Jésus, 
art.  du  P.  H.  Mertian. 

—  Associations  catholiques  parmi  les  Slaves 

d'Allemagne,  art.  du  P-  J.  Martinof. 
Bibliographie.  —  De  la  Terre  Sainte.  —  Tableau 
d'une  Eglise    nationale   d'après   un    pope 
russe.  —  Décréta  aulhcntica  sacrai  congre- 
galionis,  art.  du  P.  J.  Gagarin. 

—  Les  Espérances  de  l'Eglise,  art.   du    P.  P. 

Toulemont. 

—  Egyptiologie,  art.  du  P.  A.  Dutau. 

—  Principes    d'herméneutique   sacrée   générale 

expliqués  par  des  exemples.  7-  Histoire  de 
la  révélation  divine  dé  l'Ancien  Testament, 
art.  du  P.  J.  Martinof, 

—  Études  sur  l'Irlande  contemporaine,  art.  du 

P.  J.  Noury. 
Revue  de  la  presse. 

l%oveinbre-n#cembre. 

P.  A.  Matignon.  —  Les  rapports  de  la  philosophie 
et  de  la  théologie. 

P.  Ch.  Daniel.  —  Les  catholiques  de  Genève  de- 
puis la  Réforme. 

P.  P.  ToixEMONT.—  De  quelques  travaux  récents 
sur  la  philosophie  de  saint  Augustin. 

P.  H.  Mertian.  —  La  Mission  allemande  à  Paris. 

P.  L.  Langlois.  —Théâtre  de  Lnpe  de  Véga,  tra- 
duit en  français  par  M.  Damas-Hinard. 

P.  F.  GAZEAir.  —  L'Apostolat  rathclique  aux 
Etats-Unis  pendant  la  guerre. 

Bulletin  des  Œuvres  catholiques,  parle  P.  J. 
Noury. 

Bibliographie. 

Revue  de  la  presse. 


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ETUDES 

RELIGIEUSES,  HISTORIQUES  ET  LITTÉRAIRES 


C«)iier,;s.  j    ^f^  Maj 


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PARIS.   —   IMPRIMERIE   DE  W.  REMQUET,    GODPT  ET  C*,  RDE  «ARANCIÈRE,   5. 


ETUDES 


RELIGIEUSES,    HISTORIQUES 


ET   LITTÉRAIRES 


PAR  DES   PÈRES  DE   LA  COMPAGNIE  DE  JÉSUS 


NOUVELLE  SÉRIE.  —  TOME  PREMIER 


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univlrsiiï  of  umim 


PARIS 


CHARLES    DOUNIOL,    LIBRAIRE-ÉDITEUR 

29,  RUE   DE  TOURNON,  29 


1862 


LIBRARY 


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LE  CATHOLICISME 


ET 


LA  FUSION  DES  PEUPLES 


L'insigne  privilège  de  la  vérité  est  de  forcer  ses  ennemis  à 
se  contredire.  Pour  donner  une  preuve  évidente  de  cette  as- 
sertion, il  suffit  de  mettre  en  regard  les  diverses  accusations 
dont  l'enseignement  et  l'action  de  l'Église  ont  été  l'objet. 

Parmi  les  oppositions  antireligieuses,  il  en  est  une  qui  se 
fait  remarquer  par  un  caractère  particulier  de  violence,  et 
qui  trouve,  pour  ainsi  dire,  sa  personnification  dans  le 
xvin^  siècle.  Elle  s'est  épuisée  en  coupables  efforts  pour 
présenter  le  catholicisme  comme  contraire  à  la  nature  de 
l'homme  ,  comme  une  institution  antisociale;  mais  cette  po- 
sition était  trop  fausse  ,  en  contradiction  trop  ouverte  avec 
les  faits,  pour  qu'on  put  longtemps  s'y  maintenir.  Pour  faire 
accepter  de  pareilles  attaques,  il  aurait  fallu  effacer  l'histoire 
de  dix-huit  siècles,  anéantir  tous  les  vestiges  de  ces  monu- 
ments innombrables ,  qui  proclament  d'une  manière  si  écla- 
tante et  si  invincible  l'action  civilisatrice  de  l'Église  dans  la 
formation  des  peuples  modernes. 

On  a  donc  adopté  un  autre  système.  L'Église  n'a  plus  été 
présentée  comme  une  institution  antisociale,  on  a  reconnu 
1»  4 


*  LE  CATHOLICISME 

son  influéilce  salutaire  à  des  époques  où  il  fallait  policer  des 
mœurs  barbares  et  initier  des  esprits  incultes  aux  rudiments 
de  la  science.  Mais  ses  moyens  d'action  ne  sont  plus  en  rap- 
port avec  les  besoins  des  peuples ,  et  son  inflexible  symbole 
est  trop  restreint  pour  guider  l'esprit  humain  au  milieu  des 
puissantes  évolutions  par  lesquelles  il  se  crée  sans  cesse  de 
nouveaux  horizons. 

Cette  seconde  accusation  s'évanouit  devant  les  preuves 
claires  et  péremptoires  qui  démontrent  que  le  catholicisme 
est  pleinement  en  rapport  avec  tous  les  besoins  et  toutes  les 
aspirations  légitimes  de  la  nature  humaine.  Nous  pourrions 
énumérer  ces  besoins,  ces  aspirations,  et  montrer  que  le  vrai 
christianisme  en  a  la  science  complète  avec  la  puissance  de  les 
satisfaire.  Mais,  pour  nous  borner,  considérons  un  seul  fait, 
le  fait  le  plus  saillant  du  progrès  moderne,  la  fusion  des 
peuples,  résultat  prévu  des  étonnantes  découvertes  qui  seront 
la  gloire  de  notre  siècle,  et  recherchons  quelles  sont  les  ten- 
dances, quelle  peut  être  la  force  coopérative  de  l'Église,  rela- 
tivement à  cette  grande  transformation  sociale. 

L'Église  est  destinée  à  perpétuer  ,  à  propager  l'oeuvre  de 
son  divin  fondateur,  en  communiquant  la  vérité  révélée  aux 
diverses  nations  par  le  ministère  de  l'apostolat.  Universelle 
par  sa  nature,  elle  applaudit  à  tout  ce  qui  rapproche  les 
peuples,  à  tout  ce  qui  peut  favoriser  son  action,  qui  ne  doit 
avoir  d'autres  limites  que  les  limites  de  l'univers.  Les  faibles 
pensées  de  l'homme  ne  sauraient  scruter  les  desseins  impéné- 
trables de  la  divine  Providence,  dont  les  voies  mystérieuses 
échappent  aux  calculs  incertains  d'une  sagesse  bornée  ;  tou- 
lefois,  l'expérience  nous  apprend  que  Dieu  se  sert  des  moyens 
naturels  pour  favoriser  l'effusion  des  dons  surnaturels  que  son 
infinie  miséricorde  aime  à  répandre  sur  la  terre.  C'est  ainsi 
que  les  grandes  conquêtes  de  la  puissance  romaine,  les  rela- 
tions promptes  et  faciles  établies  entre  tant  de  peuples  sou- 
mis à  cette  vaste  domination,  favorisèrent  la  première  prédi- 
cation de  l'Évangile.  Et  aujourd'hui,  pourquoi  l'Église  ne  se 
réjouirait-elle  pas  en  voyant  tomber  de  toutes  parts  les  bar- 
rières qui  séparent  les  diverses  parties  du  monde?  pourquoi 


ET  LA  FUSION  DES  PEUPLES.  » 

ne  se  réjouirait-elle  pas  devant  cet  avenir  peu  éloigné  où  les 
immenses  populations  de  l'Orient ,  dégradées  par  toutes  les 
erreurs  et  par  tous  les  vices,  vont  se  trouver  soumises  à  l'ac- 
tion plus  libre,  plus  rapide,  plus  multipliée  delà  parole 
évangélique  ? 

Celui  qui  verrait  uniquement  les  avantages  matériels  dans 
la  révolution  que  les  merveilleuses  applications  de  la  vapeur 
et  de  l'électricité  vont  produire  dans  les  rapports  internatio- 
naux, apprécierait  ce  grand  événement  d'une  manière  très- 
incomplète.  Nous  ne  nions  pas  les  avantages  d'un  ordre 
inférieur  ;  ce  serait  nier  les  avantages  du  commerce,  ce  serait 
méconnaître  la  divine  économie  de  la  Providence,  qui,  en 
donnant  aux  divers  climats  des  productions  diverses,  a  voulu 
porter  le  nord  à  se  rapprocher  du  midi,  l'orient  de  l'occident. 
Mais  dans  ce  mouvement  providentiel  qui  pousse  les  peuples 
les  uns  vers  les  autres,  Dieu  ,  qui  subordonne  toujours  l'ordre 
matériel  à  l'ordre  spirituel,  se  propose  une  fin  autre  qu'une 
plus  grande  facilité  dans  les  transactions  commerciales.  Il 
veut  ouvrir  de  nouvelles  routes,  fournir  de  nouveaux  moyens 
de  transport  à  ceux  qu'il  destine  à  porter  partout  la  bonne 
nouvelle,  à  initier  tous  les  hommes  aux  mystères  de  sa  sagesse 
et  de  son  amour.  Il  veut  éte/idre  l'action  de  l'Église  en  levant 
les  obstacles  qui  gênent  son  expansion  universelle,  en  rendant 
plus  rapides  et  plus  efficaces  ses  communications  avec  tous 
les  enfants  qu'elle  doit  éclairer,  conduire  et  soutenir  sur  tous 
les  points  du  globe. 

Lorsque,  grâce  à  la  puissance  des  locomotives,  et  à  la  mer- 
veilleuse rapidité  des  courants  électriques,  tous  les  peuples 
ne  formeront  plus  eu  quelque  sorte  qu'un  seul  peuple,  tons 
les  lieux  ne  seront  plus  qu'un  seul  lieu  ,  on  ne  verra  que  la 
réalisation  matérielle  de  ce  qui  est  déjà  réalisé  dans  l'esprit  de 
l'Église.  Malgré  les  grandes  difficultés  qu'offraient  jusqu'à  ces 
derniers  temps  les  relations  entre  plusieurs  peuples ,  malgré 
des  obstacles  de  tout  genre,  le  catholicisme  a  formé  une  im- 
mense famille  d'une  multitude  d'hommes  séparés  par  de  vas- 
tes mers,  aussi  différents  qu'ils  peuvent  l'être  de  mœurs  et  de 
climats.  Ici  se  présentent  à  notre  esprit  des  souvenirs  et  des 


i  LE  CATHOLICISME 

faits  qui  seront  toujours  chers  à  ceux  qui  ont  un  amour  sin- 
cère pour  la  France,  qui  sont  jaloux  de  la  gloire  de  cette  na- 
tion privilégiée,  que  Dieu  appelle  d'une  manière  particulière 
à  tous  les  dévoûments  de  l'apostolat.  Puisse  notre  chère  et 
noble  patrie,  puisse  le  peuple  des  Francs  être  toujours  fidèle 
à  la  noble  vocation  que  le  ciel  lui  a  faite  ! 

La  gloire  de  nos  armes  a  pénétré  jusqu'aux  confins  des 
terres  habitées.  I/ancien  et  le  nouveau  monde  ont  servi  de 
théâtre  à  nos  triomphes.  L'envie  elle-même  a  été  forcée  de 
louer  la  brillante  et  irrésistible  bravoure  de  nos  soldats,  et  un 
illustre  général,  dont  l'héroïque  valeur  unie  à  une  solide  et 
franche  piété  rappelle  les  chefs  des  anciennes  croisades,  le 
vainqueur  de  l'Aima,  a  pu,  dans  un  bulletin  à  jamais  célèbre, 
dire  sans  emphase  au  souverain  de  son  pays,  en  lui  parlant 
de  ceux  qu'il  avait  conduits  à  la  victoire  :  «  Sire,  ce  sont  les 
premiers  soldats  du  monde!  » 

A  côté  de  cette  gloire,  il  en  est  une  autre  dont  nous  ne  de- 
vons pas  être  moins  jaloux,  quoiqu'elle  ne  brille  pas  d'un  si 
vif  éclat.  Nos  missionnaires  ont  aussi  porté  partout  leurs  pa- 
cifiques conquêtes.  L'Amérique  n'a  eu  aucune  solitude  assez 
profonde,  aucune  forêt  assez  épaisse ,  pour  arrêter  leurs  pas 
infatigables  et  effrayer  leur  courage.  Ils  ont  fait  admirer  dans 
la  Chine  l'urbanité  de  nos  manières,  la  perfection  de  nos  arts, 
l'étendue  et  la  profondeur  de  nos  connaissances.  Les  monta- 
gnes du  Liban  les  ont  salués  comme  des  libérateurs,  et  les  îles 
de  rOcéanie  les  ont  reçus  comme  des  messagers  célestes.  Par- 
tout ils  ont  excité  une  grande  sympathie,  un  grand  respect , 
une  grande  admiration  pour  la  France,  en  la  montrant  aussi 
généreuse  que  puissante ,  aussi  religieuse  que  guerrière.  On 
peut  le  dire  avec  confiance,  en  ne  considérant  le  missionnaire 
que  sous  le  point  de  vue  humain ,  on  ne  saurait  s'empêcher 
de  reconnaître  en  lui  le  citoyen  qui  sert  le  mieux  sa  patrie.  Il 
ne  faut  donc  pas  s'étonner  que  les  autres  nations  nous  en- 
vient cet  admirable  dévoûment  qui,  chaque  année,  pousse  un 
grand  nombre  d'apôtres  loin  des  rivages  de  la  France  et  les 
conduit  sur  des  plages  lointaines,  inhospitalières,  au  milieu 
des  peuplades  les  plus  sauvages ,  pour  y  faire  pénétrer,   au 


ET  LA  FUSION  DES  TEUPLES.  5 

prix  de  toutes  les  privations,  de  toutes  les  souffrances,  de 
tous  les  sacrifices,  les  bienfaits  de  la  civilisation  avec  les  lu- 
mières de  la  foi.  Il  faudrait  être  bien  aveuglé  par  la  haine,  ou 
avoir  une  bien  faible  intelligence  des  plus  nobles  intérêts  de 
son  pays,  pour  méconnaître  ou  chercher  à  dénigrer  ce  qui 
contribue  si  puissamment  à  élever  si  haut  l'influença  morale 
de  la  France. 

Mais  où  se  trouve  la  source  de  cette  grande  force  d'expan- 
sion, de  ces  efforts  sans  cesse  renouvelés,  pour  faire  participer 
les  nations  les  plus  dégradées  aux  sublimes  enseignements 
d'une  religion  sainte,  et  les  préparer  ainsi  aux  bienfaits  et  aux 
devoirs  de  la  grande  fusion  des  peuples  ?  Il  n'y  a  que  l'Eglise 
qui  puisse  produire  et  féconder  cette  immolation  complète 
de  soi-même  au  bonheur  de  ses  semblables.  Réunissez  tous 
les  motifs  humains,  épuisez  toutes  les  tentatives  de  l'intérêt  et 
de  l'orgueil,  on  verra  ce  qu'on  a  vu,  ce  qu'on  voit  tous  les 
jours,  on  verra  l'action  de  l'homme  livré  à  ses  seules  forces, 
frappée  de  stérilité  dans  le  grand  œuvre  de  la  régénération  et 
de  l'union  des  âmes.  On  pourra  écrire  de  belles  pages  sur 
l'amour  des  hommes  et  sur  la  dignité  de  la  nature  humaine, 
étaler  avec  un  grand  luxe  de  paroles  des  sentiments  philan- 
thropiques, ajouter  système  à  système,  théorie  à  théorie,  pour 
régénérer  les  masses,  tant  qu'on  agira  en  dehors  de  l'Eglise, 
c'est-à-dire  en  dehors  du  véritable  christianisme,  on  sera 
toujours  faible  et  impuissant  devant  une  tâche  qui  demande 
des  sacrifices,  un  dévoilaient,  une  action  attractive  et  purifi- 
catrice qu'on  ne  trouvera  jamais  dans  des  agents  dont  l'uni- 
que mobile,  le  seul  appui,  est  sur  la  terre.  Aussi  la  sagesse 
humaine  n'expliquera  jamais,  d'une  manière  qui  puisse  être 
acceptée  par  la  raison,  le  spectacle  que  l'Église  nous  présente. 
Aux  extrémités  de  la  terre  annamite,  au  sein  des  cités  popu- 
leuses et  dans  les  vastes  provinces  de  la  Chine,  au  milieu 
des  sables  brûlants  de  l'Afrique  et  des  forêts  du  nouveau 
monde,  au  fond  des  îles  les  plus  reculées  qui  se  perdent 
dans  l'immense  étendue  des  mers,  partout  nous  avons  des 
frères  qui  croient  ce  que  nous  croyons,  qui  espèrent  ce  que 
nous  espérons,  qui  aiment  ce  que  nous  aimons,  qui  prient 


6  LE  CATHOLICISME 

avec  nous  et  pour  nous.  Cette  union  des  esprits  et  des  cœurs, 
cette  communauté  d'amour  et  d'espérance,  cette  grande  fa- 
mille formée  d'éléments  si  séparés  et  si  hétérogènes ,  sont 
l'heureux  résultat  de  l'esprit  qui  anime  l'Église,  de  la  vertu 
céleste  pour  l'union  universelle  des  âmes  que  Dieu  a  mise  en 
elle.  En  unissant  les  nations  par  la  même  foi,  par  l'observa- 
tion des  mêmes  préceptes,  et  par  des  efforts  communs  vers 
d'immortelles  destinées,  le  catholicisme  laisse  à  chaque  pays 
son  indépendance  et  sa  forme  de  gouvernement.  L'esprit  de 
famille,  l'esprit  national,  les  usages,  les  traditions  des  an- 
cêtres, sont  respectés  dans  de  justes  limites,  et  ainsi,  les  condi- 
tions requises  pour  les  belles  choses  se  trouvent  réunies  :  une 
grande  variété  et  une  indissoluble  unité. 

De  ce  qui  précède,  il  suit  avec  évidence  que  la  fusion  des 
peuples,  vers  laquelle  nous  marchons  à  grands  pas,  est  con- 
forme à  l'esprit  et  à  toutes  les  tendances  de  l'Église.  Nous 
voulons  démontrer  encore  que  l'Église  seule  peut  combattre 
d'une  manière  efficace  les  graves  inconvénients  que  cette  fu- 
sion entraînerait  après  elle,  si  une  force  surnaturelle  n'oppo- 
sait une  digue  puissante  au  débordement  de  tous  les  principes 
de  désordre  et  de  corruption. 

Un  fait  éclatant,  universel,  se  présente  dans  l'histoire  de 
tous  les  temps,  c'est  la  guerre  qui,  comme  un  fléau  perma- 
nent, porte  successivement  ses  ravages  dans  toutes  les  parties 
du  globe.  Tout  ce  qui  multipliera  les  points  de  contact  entre 
les  nations ,  multipliera  en  même  temps  les  causes  et  les 
moyens  de  collision,  de  sorte  que  plus  les  peuples  seront  rap- 
prochés, plus  les  horreurs  de  la  guerre  seront  à  craindre.  Les 
théories  humaines  ont  toujours  échoué  et  échoueront  toujours 
devant  ce  terrible  problème. 

Le  siècle  dernier  vit  mettre  au  jour  un  ouvrage  avec  ce  titre  : 
Projet  d' une  paix  perpétuelle  entre  tous  les  potentats  de  V  Eu- 
rope. Ce  rêve  d'un  esprit  singulier  et  bizarre  fut  accueilli  par 
la  risée  publique  et  n'eut  d'autre  résultat  que  de  couvrir  de  ri- 
dicule son  auteur,  l'abbé  de  Saint-Pierre.  Malgré  ce  ridicule, 
malgré  l'insuccès  de  cette  tentative,  on  a  vu  de  nos  jours  des 
hommes  dont  les  noms  sont  célèbres,  se  réunir  en  congrès 


: 


ET  LA  FUSION  DES  PEUPLES.  7 

philanthropique  européen  (1848),  développer  de  belles 
théories,  prononcer  de  longs  et  brillants  discours  sur  la 
paix  universelle.  Nous  louons  volontiers  les  intentions  des 
illustres  personnages  qui  furent  membres  de  cette  asso- 
ciation pacifique,  et  nous  déplorons  comme  eux  les  suites 
funestes  de  la  guerre,  de  ce  triste  acharnement  qui  pousse 
un  peuple  contre  un  autre  peuple  et  couvre  de  cadavres 
des  champs  qui  ne  devraient  se  couvrir  que  de  belles  mois- 
sons. Mais  au  lieu  d'élaborer  péniblement  des  systèmes  a 
priori^  il  faudrait  tenir  compte  des  faits,  il  faudrait  faire  une 
étude  sérieuse  de  la  nature  de  l'homme,  de  la  société,  de 
leurs  conditions  d'existence ,  pour  ne  pas  poursuivre  des 
chimères,  pour  ne  pas  mettre  un  homme  fictif  à  la  place  de 
l'homme  réel. 

L'homme  étant  ce  qu'il  est,  l'espoir  d'une  paix  perpétuelle 
serait  une  folle  illusion.  Tout  ce  qu'on  peut  espérer,  c'est  de 
rendre  la  guerre  plus  rare  et  moins  cruelle.  Or,  il  n'y  a  qu'un 
moyen  d'obtenir  cet  heureux  résultat  :  attaquer  le  principe 
du  mal,  c'est-à-dire  combattre  la  grande  cause  de  toutes  les 
guerres,  les  passions  humaines,  soit  dans  le  cœur  des  princes, 
soit  dans  le  cœur  des  sujets. 

L'énumération  de  touies  les  luttes  sanglantes  qui  jusqu'à 
ce  jour  ont  ravagé  la  terre,  serait  longue  et  douloureuse  ;  mais 
si  on  retranchait  toutes  les  guerres  injustes,  toutes  les  guerres 
dont  le  principal  motif  fut  la  passion  d'une  vaine  gloire,  ou 
une  injuste  vengeance,  ou  une  soif  insatiable  d'agrandisse- 
ment et  de  pillage,  cette  liste  funeste  serait  grandement  dimi- 
nuée. Voulez-vous  donc  éloigner  les  horreurs  de  la  guerre  ? 
faites  pénétrer  dans  toutes  les  Ames  les  douces  influences  de  la 
charité  chrétienne,  opposez  une  juste  modération  aux  germes 
d'une  ambition  désordonnée,  l'observation  fidèle  de  tous  les 
pactes,  le  respect  de  tous  les  droits,  aux  empiétements  d'une 
avidité  coupable;  soumettez  les  chefs  des  nations  au  joug  sa- 
lutaire de  la  loi  évangélique,  qui  seule,  comme  le  prouve  une 
expérience  répétée,  peut  exercer  assez  d'influence  pour  en- 
chaîner les  passions  mauvaises  et  protéger  toutes  les  faiblesses 
contre  la  force  et  l'oppression.  En  effet,  n'a-t-elle  pas  protégé 


^  LE  CATHOLICISME 

le  pauvre  contre  l'avarice  et  la  dureté  du  riche,  en  apprenant 
à  tous,  par  les  abaissements  de  la  crèche  et  la  grande  immola- 
tion du  Calvaire,  quelle  est  la  dignité  de  la  nature  humaine, 
en  montrant  sous  les  haillons  de  la  misère  une  âme  d'un  prix 
égal  au  prix  de  toutes  les  autres  âmes ,  une  âme  destinée  à 
une  glorification  éternelle  ?  n'a-t-elle  pas  soustrait  la  femme 
à  la  tyrannie  du  mari,  en  lui  donnant  au  foyer  domestique  le 
rang  qu'elle  aurait  toujours  dû  occuper,  en  faisant  une  com- 
pagne respectée  et  chérie  de  celle  dont  le  paganisme  avait  fait 
presque  partout  une  esclave?  n'a-t-elle  pas  défendu  l'enfant 
contre  la  barbarie  qui  portait  un  père  et  une  mère  dénaturés 
à  exposer  à  une  mort  certaine  ceux  à  qui  ils  avaient  donné 
la  vie  ? 

N'a-t-elle  pas  détruit  cette  infâme  coutume ,  ce  crime  de 
lèse-nature,  qui  déshonora  Rome  et  Athènes,  ces  deux  grands 
foyers  de  la  civilisation  païenne,  et  qui  aujourd'hui  encore 
fait  des  milliers  de  victimes  dans  ce  vaste  Orient,  qu'on  ne 
verra  sortir  de  sa  dégradation  que  lorsqu'il  sera  transformé 
par  le  christianisme?  que  de  guerres  n'a-t-elle  pas  empêchées 
en  agissant  sur  le  cœur  des  princes  ?  que  de  sang  dont  elle  a 
suspendu  l'effusion  par  ses  trêves  de  Dieu?  Et  lorsqu'elle  n'a 
pas  pu  arrêter  des  bras  armés  les  uns  contre  les  autres,  elle  a 
encore  exercé  sa  douce  et  heureuse  influence  au  milieu  de  la 
fureur  et  de  l'acharnement  des  combats.  «  L'Esprit  divin,  dit 
«  M.  de  Maistre,  qui  s'était  reposé  sur  l'Europe,  adoucissait 
«  jusqu'aux  fléaux  de  la  justice  éternelle,  et  la  guerre  euro- 
«  péenne  marquera  toujours  dans  les  annales  de  l'univers.  » 
(Soirées,  t.  Il,  24.) 

En  conjurant  ou  en  diminuant  les  malheurs  de  la  guerre 
par  son  action  modératrice  sur  les  passions  des  princes, 
l'Eglise  conjure  aussi  ou  diminue  les  mêmes  malheurs  par 
un  frein  salutaire  opposé  à  la  corruption  des  masses.  Les 
prévarications  des  peuples  attirent  sur  la  terre  les  vengeances 
de  Celui  qui  prend  ajuste  titre  le  nom  de  Dieu  des  armées,  et 
qui  se  sert  de  l'ambition  des  conquérants  pour  punir  les  na- 
tions coupables.  C'est  en  vain  qu'on  nous  parle  des  lois  im- 
muables de  la  nécessité,  des  fatales  évolutions  auxquelles  la 


ET  LA  FUSION  DES  PEUPLES.  9 

société  humaine  est  soumise.  C'est  en  vain  qu'on  voudrait 
chasser  Dieu  de  ce  monde ,  annihiler  sa  divine  Providence. 
Celui  qui,  en  faisant  les  individus  et  les  nations  libres,  leur  a 
donné  des  fins  secondaires  pour  atteindre  une  fin  générale, 
ne  saurait  livrer  la  marche  de  ces  individus  et  de  ces  nations 
à  l'entraînement  irrésistible  d'un  inexorable  destin,  ni  l'aban- 
donner aux  aveugles  accidents  du  hasard  ou  aux  caprices  de 
la  volonté  humaine.  Il  ne  saurait  surtout  être  étranger  à  la 
conduite  de  la  guerre,  qui  joue  un  si  grand  rôle  dans  la  vie 
et  le  gouvernement  des  peuples,  qui  est  un  si  puissant  moyen 
d'élévation  et  de  ruine.  Titus  détruisant  de  fond  en  comble 
Jérusalem,  la  cité  déicide,  Attila  guidant  ses  hordes  sauvages 
à  travers  des  fleuves  de  sang ,  pour  aller  châtier  la  mollesse 
et  la  dépravation  romaines  ,  reconnaissent  qu'ils  obéissent  à 
une  voix  intérieure  qui  les  appelle ,  à  une  force  surnaturelle 
qui  les  pousse.  Souvent  coupables  eux-mêmes,  ces  destruc- 
teurs de  villes ,  ces  ravageurs  de  provinces  tombent  et  sont 
punis  à  leur  tour.  «  Le  marteau  qui  a  brisé  les  nations,  nous 
et  dit  la  sainte  Écriture,  est  brisé  lui-même.  »  (Jérém.,  i,  23.) 
i(  Le  Seigneur  a  rompu  la  verge  dont  il  a  frappé  le  reste  du 
(c  monde  d'une  plaie  irrémédiable.  »  (Isaïe,  xiv,  5,  6.) 

C'est  donc  travailler  efficacement  à  procurer  à  la  terre  les 
douceurs  de  la  paix  que  de  prodiguer  tous  les  efforts  d'un 
zèle  qui  ne  se  lasse  jamais,  comme  le  fait  l'Eglise,  pour  purifier 
les  mœurs  et  arrêter  les  peuples  sur  la  pente  rapide  de  toutes 
les  dissolutions.  Au  lieu  de  rejeter  son  concours,  au  lieu  de 
chercher  à  paralyser  son  dévoiiment,  ceux  qui  se  disent  les 
amis  de  leurs  frères,  qui  soupirent  après  tous  les  avantages  de 
la  paix,  devraient  bénir  et  accepter  cette  puissante  coopéra- 
tion, sans  laquelle  tous  leurs  congrès,  tous  leurs  systèmes, 
tous  leurs  discours  pacifiques  seront  vains  et  stériles.  On  nous 
dira  peut-être  que  l'action  de  l'Église  a  souvent  été  et  est  en- 
core impuissante  pour  combattre  le  mal.  Nous  savons  que  sa 
voix  n'a  pas  toujours  été  et  ne  sera  pas  toujours  écoutée.  Mais 
une  force  ne  laisse  pas  d'être  répressive,  parce  qu'elle  ne  ré- 
prime pas  toujours  ;  et  d'ailleurs ,  alors  même  que  son  in- 
fluence n'obtient  pas  un  complet  résultat,  elle  se  fait  heureu- 


li  LE  CATHOLICISME 

sèment  sentir  en  empêchant  un  plus  grand  mal  et  de  plus 
grands  désordres,  en  maintenant  intacts  tous  les  principes  du 
droit  et  du  devoir. 

Le  danger  des  luttes  sanglantes  entre  les  nations  mises  en 
contact,  n'est  pas  le  seul  inconvénient  de  cette  fusion.  En  favo- 
risant l'échange  des  diverses  productions  du  sol  et  de  l'indus- 
trie, le  rapprochement  des  peuples  amènera  aussi  la  commu- 
nication des  idées  et  des  doctrines.  Et  quand  on  pense  qu'il 
serait  plus  facile  de  compter  les  flots  qui,  dans  la  violence  de 
la  tempête,  battent  les  sables  du  rivage,  que  d'énumérer  les 
erreurs  qui  ont  été  enfantées  par  l'esprit  humain ,  on  se  de- 
mande comment  au  milieu  de  ce  pêle-mêle  de  toutes  les  opi- 
nions ,  de  ce  choc  de  tant  de  doctrines  contraires ,  les  âmes , 
ballottées  dans  tous  les  sens,  pourront  asseoir  leur  croyance 
sur  des  bases  solides  et  inébranlables. 

Trois  enseignements  se  présentent  :  l'enseignement  philo- 
sophique ,  l'enseignement  de  l'Église ,  et  l'enseignement  des 
sectes  séparées.  Examinons  ce  que  peut  chacun  de  ces  ensei- 
gnements pour  diriger  les  esprits  au  milieu  de  ce  dédale  de 
toutes  les  erreurs,  et  de  cet  examen  comparatif  résultera  une 
conclusion  évidente ,  à  savoir  que  l'Eglise  seule  est  capable 
de  cette  direction. 

En  face  de  cet  avenir  qui  se  prépare,  la  philosophie  se  pose 
avec  une  étonnante  confiance  comme  l'institutrice  du  genre 
humain,  passant  du  règne  de  la  foi  au  règne  de  la  science  et  en- 
trant, dit-elle,  dans  des  voies  nouvelles  où  l'Église,  stationnaire 
et  enchaînée  par  des  dogmes  circonscrits,  ne  pourrait  guider  sa 
marche  progressive.  On  a  de  la  peine  à  concevoir  une  pareille 
présomption.  Nous  accordons  volontiers  à  la  philosophie  tout 
ce  qui  lui  est  dû.  «  Gardons-nous  de  trop  affaiblir  la  raison, 
car,  comme  le  disait  à  un  illustre  prédicateur  le  saint  pontife 
que  Dieu  a  appelé  au  gouvernement  de  son  Eglise  dans  ces 
temps  difficiles,  si  la  pauvre  raison  humaine  n'est  plus  rien, 
la  foi  elle-même  ne  sera  bientôt  plus  rien.  A  chacune  sa  part.  » 

Mais  en  respectant  tous  les  droits  de  cette  raison ,  nous 
avons  le  droit ,  à  notre  tour,  de  jeter  les  yeux  sur  le  passé  et 
sur  le  présent,  et  de  lui  demander  où  est  le  symbole,  où  sont 


ET  LA  FUSION  DES  PEUPLES.  14 

les  dogmes  clairement  définis  qu'elle  a  fait  adopter  jusqu'à 
ce  jour;  quel  est  le  royaume,  quelle  est  la  ville,  quelle  est 
l'école  où  ell  e  est  parvenue  à  établir  l'unité  de  croyance  ? 
Lorsque  les  plus  célèbres  représentants  de  la  sagesse  humaine 
sont  attaqués  et  combattus  par  leurs  disciples,  comme  ils  ont 
eux-mêmes  attaqué  et  combattu  leurs  maîtres,  lorsque  l'anar- 
chie est  au  milieu  des  doctrines  humaines  qui  se  heurtent  de 
front  et  sont  toujours  en  présence  comme  deux  camps  enne- 
mis, comment  ose-t-on,  au  nom  de  ces  doctrines,  revendiquer 
le  gouvernement  des  esprits  ? 

Avant  d'afficher  une  pareille  prétention,  que  la  philosophie 
séparée,  livrée  à  ses  seules  forces,  commence  par  s'accorder 
avec  elle-même;  qu'elle  dresse  son  symbole,  qu'elle  coor- 
donne un  enseignement  complet,  qu'elle  s'empresse  d'offrir 
une  solution  à  tous  les  grands  problèmes  de  la  destinée  hu- 
maine. Jusqu'au  joiu'  où  elle  aura  rempli  ces  préliminaires,  il 
lui  convient  d'être  plus  modeste.  Établir  l'unité  au  milieu  de 
toutes  les  divisions  ,  donner  aux  peuples  les  croyances  dont 
ils  ont  besoin  ,  est  une  tâche  au-dessus  de  ses  forces. 

Ce  que  ne  peut  pas  la  philosophie,  les  sectes  séparées  le 
pourront -elles?  La  lèpre  ne  guérit  pas  la  lèpre,  les  ténèbres 
n'éclairent  pas  les  ténèbres,  la  mort  n'engendre  pas  la  vie.  De 
même ,  un  principe  de  division  ne  saurait  être  un  principe 
d'unité.  Or,  la  division  est  le  caractère  distinctif  de  toutes  les 
sectes;  ce  qui  mène  au  doute,  à  la  négation,  à  l'anéantisse- 
ment des  croyances,  ne  sera  jamais  un  principe  de  foi.  Aussi, 
à  force  d'attaquer,  de  nier,  de  protester,  les  disciples  de  Lu- 
ther et  de  Calvin  ont  fini  par  détruire  le  christianisme  chez 
eux  :  comment  pourraient-ils  communiquer  aux  autres  ce 
qu'ils  ne  possèdent  plus  eux-mêmes? 

La  même  impuissance ,  le  même  anatlième  pèsent  sur  les 
sectes  schismatiques.  Elles  ont  déjà  commencé  à  subir,  et  on 
les  verra  subir  totalement  le  même  travail  de  dissolution.  Sé- 
parées du  principe  d'unité,  elles  seront  fatalement  entraînées 
par  cette  force  de  négation  qui  a  fait  parcourir  au  protestan- 
tisme le  cercle  de  toutes  les  erreurs. 

L'enseignement  de  l'Église  peut  seul  offrir  un  point  de  rai- 


n  LE  CATHOLICISME 

liement  au  milieu  d'une  si  grande  divergence,  un  phare  lu- 
mineux au  milieu  de  tant  de  ténèbres,  quelque  chose  de  fixe 
et  de  permanent  au  sein  de  ces  mille  fluctuations  de  la  pen- 
sée humaine.  Après  les  épreuves  du  glaive,  les  attaques  de 
l'hérésie,  le  mélange  des  nations  barbares,  après  toutes  les 
investigations  hostiles  de  la  science ,  cette  dépositaire  incor- 
ruptible de  la  vérité  nous  présente  intact  le  symbole  qu'elle 
reçut  des  apôtres.  Celui-là  serait  victime  d'un  bien  triste 
aveuglement,  bien  étranger  à  la  marche  des  esprits,  bien 
ignorant  de  l'inconsistance  des  doctrines  que  l'esprit  de 
l'homme  enfante  péniblement,  qui  ne  verrait  pas  l'interven- 
tion divine  dans  cette  intégrité  du  dogme  catholique,  conservé 
sans  altération  au  milieu  de  tant  de  causes  de  corruption. 
Voilà  la  seule  force  capable  de  résister  au  choc  de  toutes  les 
erreurs;  la  seule  doctrine  qui  puisse  se  maintenir  pure  et  en- 
tière au  milieu  de  toutes  les  luttes  de  l'intelligence.  Une  déci- 
sion récente  et  solennelle ,  reçue  avec  un  esprit  soumis  et  un 
cœur  plein  d'amour  et  de  vénération  par  deux  cents  millions 
de  catholiques  dispersés  dans  toutes  les  parties  du  monde, 
a  prouvé  naguère,  en  plein  xix®  siècle,  ce  que  peut  la  voix 
infaillible  du  chef  vénéré  de  cette  Église. 

Loin  d'avoir  quelque  chose  à  redouter  de  la  fusion  pro- 
chaine des  peuples,  le  catholicisme  en  recevra  un  plus  grand 
affermissement,  une  plus  éclatante  démonstration.  Les  idées 
des  diverses  nations  vont  se  confondre  comme  leurs  produits. 
De  ce  rapprochement,  de  ce  mélange,  sortiront  nécessairement 
un  examen,  une  comparaison  dont  le  résultat  sera  favorable 
à  la  vérité.  Chacun  devra  montrer  ses  titres,  et  tout  sera  jeté 
dans  un  vaste  creuset.  L'activité  dévorante  de  l'esprit  humain 
parviendra  bientôt  jusqu'aux  dernières  limites  de  l'erreur. 
Toutes  les  fausses  religions  seront  démasquées,  et  la  seule  re- 
ligion véritable,  le  catholicisme ,  brillera  d'un  plus  vif  éclat, 
et  attirera  à  elle  tous  ceux  qu'un  vil  matérialisme  ou  un  fol 
orgueil  ne  rendront  pas  impropres  à  toute  vie  surnaturelle. 

Au  mélange  des  doctrines  la  fusion  des  peuples  joindra 
aussi  le  mélange  de  tous  les  vices.  Toutes  les  dépravations 
réunies  formeront  une  source  de  dépravation  générale  dont 


<' 


ET  LA  FUSION  DES  PEUPLES.  13 

nul  ne  saurait  dire  les  suites  effrayantes.  Trois  choses  contri- 
bueront surtout  à  cette  immoralité  universelle,  la  diffusion 
plus  vaste  et  plus  rapide  des  livres  immoraux  ,  le  contact  en- 
tre les  habitants  de  tous  les  pays ,  l'accroissement  de  tout  ce 
qui  peut  favoriser  le  luxe  et  les  jouissances  matérielles. 

La  sagesse  antique  avait  écrit  sur  le  frontispice  de  ses  bi- 
bliothèques :  Remèdes  de  l'âme.  Aujourd'hui,  qui  pourrait 
compter  les  bibliothèques  sur  la  porte  desquelles  il  faudrait 
écrire,  non  pas  remèdes,  mais  poisons  de  Fâme  ?  Ce  qui  de- 
vrait servir  à  élever  l'homme,  à  le  porter  à  la  vertu,  est  em- 
ployé à  le  dégrader,  à  le  rendre  esclave  des  plus  vils  pen- 
chants. Abusant  de  la  grande  puissance  de  la  parole  écrite  , 
prostituant  au  mal  tout  ce  que  Dieu  lui  a  donné  de  talent  et 
de  génie  pour  le  bien,  un  seul  homme  communique  sa  cor- 
ruption à  des  populations  entières.  D'infâmes  productions 
inondent  nos  villes  et  nos  campagnes,  faisant  pénétrer  dans 
les  âmes  une  contagion  mille  fois  plus  funeste  que  celle  qui 
attaque  la  vie  du  corps,  en  déposant  dans  nos  veines  les  ger- 
mes d'une  mort  prompte  et  violente.  On  se  dispute,  on  avale 
ces  poisons  avec  une  insatiable  avidité,  comme  les  peuples 
déchus  de  l'Orient  se  disputent  et  avalent  avec  une  avidité 
insatiable  aussi  cette  funeste  substance  qui  porte  dans  leurs 
veines  le  froid  glacé  de  la  mort. 

Loisque  cette  exploitation  du  vice  par  le  vice  aura  une  ac- 
tion beaucoup  plus  facile  et  plus  étendue  ;  lorsque  les  distan- 
ces n'opposeront  plus  aucun  obstacle  à  ses  envahissements; 
lorsque  ces  pages  immondes  pourront  circuler  rapidement 
non  plus  dans  un  pays ,  mais  dans  tous  les  pays ,  pourront 
être  lues  non  plus  dans  une  langue,  mais  dans  toutes  les  lan- 
gues, l'abus  de  la  parole  écrite  aura  une  puissance  corruptrice 
qui  dépasse  toutes  les  prévisions. 

Le  frottement  continuel  des  peuples  produira  aussi  son  per- 
nicieux résultat.  L'homme  duNord  apportera  tous  ses  vices  à 
riiomme  du  Midi,  qui,  à  son  tour,  lui  inoculera  tous  les  siens. 
L'Orient  et  l'Occident  se  renverront  mutuellement  un  souffle 
démoralisateur.  Qu'on  se  figure  une  grande  réunion  d'hom- 
mes dont  chacun  porte  déjà  dans  sou  sein  les  germes  d'une 


U  LE  CATHOLICISME 

maladie  contagieuse ,  qui  respirent  le  jour  et  la  nuit  un  air 
chargé  de  miasmes  pestilentiels  et  se  communiquent  sans 
cesse  les  principes  du  mal  qui  les  dévore  :  c'est  l'image  de  la 
triste  influence  que  les  nations,  mises  en  présence  par  des  re- 
lations de  chaque  jour,  exerceront  les  unes  sur  les  autres,  et 
par  laquelle  elles  éprouveront  un  entraînement  réciproque 
vers  l'abîme  de  tous  les  débordements. 

Aux  deux  causes  d'immoralité  que  nous  venons  d'indiquer 
brièvement,  il  faut  en  ajouter  une  troisième,  l'extension  d'un 
luxe  excessif,  excité  par  l'accroissement  des  richesses  et  par 
une  plus  grande  facilité  de  se  procurer  toutes  les  jouissances 
matérielles.  On  mettrait  en  oubli  toutes  les  données  de  l'ex- 
périence, si  on  ne  voyait  pas  le  péril  qui  est  à  craindre  de  ce 
côté.  Vainqueurs  de  l'Asie,  les  Romains  furent  vaincus  à  leur 
tour  par  les  richesses  et  la  mollesse  de  leur  illustre  captive.  La 
corruption  des  mœurs,  la  décadence  de  l'empire  commencè- 
rent le  jour  où  Scipion  l  Asiatique  entra  dans  Rome  en  triom- 
phe ,  traînant  à  sa  suite  les  dépouilles  entassées  de  l'Orient. 
Le  luxe,  suivi  de  tous  les  désordres  et  de  tous  les  crimes,  fit  ce 
que  n'avaient  pu  faire  les  plus  puissantes  armées.  Il  triompha 
de  la  valeur  des  descendants  de  Romulus  en  corrompant 
leurs  mœurs  ,  et  vengea  ainsi  l'univers  vaincu  ^ .  Ce  n'est  pas 
là  un  exemple  isolé.  Toutes  les  voix  de  l'histoire  se  réunissent, 
pour  nous  apprendre  que  la  démoralisation,  parvenue  à  un 
certain  degré,  devient  un  tombeau  où  les  nations  épuisées  de 
vie  finissent  toujours  par  s'affaisser. 

Pour  neutraliser  tant  de  principes  de  dissolution,  pour 
sauver  les  peuples  inclinés  sur  un  précipice  entr'ouvert,  on 
nous  présentera  peut-être  la  philosophie  convoquant  la  mul- 
titude autour  de  ses  chaires  de  morale,  etluidébitant  de  belles 
maximes  au  seul  nom  de  la  raison.  Nous  savons  ce  que  peut 
un  pareil  enseignement.  Prenez  les  plus  illustres  représen- 
tants de  la  sagesse  humaine,  quels  furent  les  résultats  de  leurs 


SsBvior  armis 

Luxuria  incubuil,  victumqueulcisciturorbem. 

(Juvénal,  Sat.  6.) 


z' 


ET  LA  FUSION  DES  PEUPLES.  <b 

leçons  de  morale  ?  quelle  action  exercèrent-ils  sur  les  mœurs 
publiques?  quelle  application  en  firent-ils  sur  eux-mêmes? 
Quand  on  pénètre  dans  la  vie  intérieure  de  ces  hommes  que 
le  paganisme  a  tant  vantés,  on  rougit  de  trouver  tant  de  vices 
dans  ceux  qu'on  s'est  efforcé  de  transformer  en  modèles  de 
vertu,  de  trouver  tant  de  faiblesses  dans  ceux  qui  affichèrent 
une  si  grande  élévation  de  pensées  et  de  sentiments  du  haut 
de  leurs  chaires  et  dans  leurs  livres. 

Ici  encore  l'Église  seule  peut  opposer  une  digue  efficace  à 
tant  d'éléments  conjurés  de  désordre  et  de  ruine;  ce  qu'elle  a 
déjà  fait  est  une  garantie  de  ce  qu'elle  peut  faire.  Elle  trouva 
le  monde  accablé  sous  un  poids  immense  de  corruption.  La 
plus  belle  des  vertus  avait  cessé  de  germer  sous  le  soleil  païen. 
Il  n'est  pas  nécessaire  de  refaire  un  tableau  qui  tant  de  fois  a 
déjà  été  fait.  Il  n'est  pas  nécessaire  de  peindre  de  nouveau  cette 
dissolution  de  mœurs  qui  avait  tout  souillé,  les  villes  comme 
les  campagnes,  l'habitation  du  riche  comme  la  cabane  du 
pauvre,  le  foyer  domestique  et  la  sainteté  des  temples.  Au 
milieu  de  cet  affaissement  général,  un  éclat  soudain  brille  aux 
regards  étonnés  :  c'est  l'éclat  de  la  chasteté  chrétienne.  L'âme 
reprend  sur  le  corps  un  empire  qu'elle  n'aurait  jamais  dû 
abdiquer  ;  de  beaux  exemples  se  montrent  de  toutes  parts  ; 
une  céleste  influence  agit  sur  les  cœurs  en  éclairant  les  esprits; 
une  grande  révolution  se  produit  dans  les  mœurs,  et  l'atmos- 
phère païenne,  chargée  de  tant  de  corruption,  est  assainie  et 
purifiée. 

Nier  cet  admirable  changement,  ce  serait  nier  l'histoire  , 
nier  l'évidence.  Sans  doute  l'homme  reste  libre  de  correspon- 
dre ou  de  ne  pas  correspondre  à  l'action  divine,  et  il  n'a  que 
trop  abusé  de  cette  liberté.  De  coupables  efforts  se  sont  réu- 
nis, et  se  réunissent  encore  tous  les  jours  à  toutes  les  passions 
mauvaises,  pour  soustraire  les  peuples  à  la  salutaire  influence 
de  l'Église ,  et  les  ramener  aux  affreuses  licences  des  mœurs 
païennes.  C'est  au  nom  de  la  dignité  de  l'homme  qu'on  tra- 
vaille à  le  faire  descendre  jusqu'au  dernier  des  avilissements. 
C'est  au  nom  de  la  liberté  qu'on  le  pousse  vers  lui  double  es- 
clavage, l'esclavage  du  vice  et  l'esclavage  de  la  force  brutale, 


1«  LE  CATHOLICISME  ET  LA  FUSION  DES  PEUPLES. 

car  ces  deux  servitudes  vont  toujours  ensemble.  Lorsqu'une 
nation  ne  connaît  plus  d'autre  empire  que  celui  de  toutes  les 
convoitises,  il  faut  qu'un  bras  de  fer  courbe  ces  têtes  rebelles 
à  tout  joug ,  pour  que  la  société  ne  périsse  pas  au  milieu  de 
violentes  convulsions. 

Nous  ignorons  jusqu'à  quel  point  le  courroux  du  ciel  per- 
mettra qu'on  réussisse  dans  cette  œuvre  de  perversion .  Mais 
ce  que  nous  pouvons  affirmer,  c'est  que  si  certains  vœux  ve- 
naient à  s'accomplir ,  si  l'influence  de  l'Église  était  chassée 
de  toutes  les  âmes,  si  le  principe  du  mal  restait  sans  contre- 
poids, les  mœurs  et  toute  véritable  civilisation,  semblables  à 
un  vaisseau  sans  lest  au  milieu  d'une  violente  tempête ,  dis- 
paraîtraient bientôt  dans  un  vaste  naufrage.  Les  promesses 
divines  nous  rassurent  pleinement  contre  une  pareille  prévi- 
sion. L'Église  continuera  jusqu'au  dernier  des  jours  son 
œuvre  de  régénération  et  de  perfectionnement  ;  et  quels  que 
soient  les  besoins  actuels  de  l'humanité,  quels  que  soient  ses 
légitimes  développements  dans  l'avenir ,  le  cathohcisme  sera 
toujours  à  la  hauteur  de  la  mission  qu'il  a  reçue  de  son  divin 
fondateur.  D.  Bellocq. 


t' 


■ 


LA 


NOUVELLE  ECOLE  CRITIOUE. 


E.  Renan,  Essais  de  morale  et  de  critique,  1859. —  Eludes  d'histoire  reli- 
gieuse, 1857. —  De  l'origine  du  langage,  1858,  etc.,  etc.  —  Divers  articles 
publiés  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  1859  et  18G0. 


Dans  les  deux  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  on  vit 
paraître  des  sectaires  connus  sous  le  nom  de  gnostujiies.  Eux- 
mêmes  se  donnaient  cettequalification  ambitieuse,  parce  qu'ils 
se  croyaient  élevés  à  la  gnose  par  excellence,  c'est-à-dire  à  la 
science  suprême  et  parfaite.  Selon  eux,  c'était  cette  possession 
de  la  gnose  qui  constituait  l'idéal  de  la  sagesse  humaine,  et  il 
sufQsait  d'atteindre  ce  degré  de  connaissance  sublime  poiu' 
devenir  l'homme  spirituel,  l'homme  parfait  et  impeccable. 
Ceux  au  contraire  qui  n'étaient  pas  initiés  aux  mystères  de  la 
grande  science,  étaient  rangés  parmi  les  hommes  charnels  et 
grossiers.  I^es  apôtres,  par  exemple,  n'étaient  que  de  pauvres 
gens  qui  avaient  expliqué  l'Ancien  Testament  dans  un  sens 
tout  matériel,  et  qui  n'avaient  pas  même  compris  le  christia- 
nisme. Ln  orgueil  immense  et  un  mépris  absolu  pour  le  reste 
des  hommes,  tel  était  le  premier  caractère  qui  distinguait  les 
gnostiques.  Joignez  à  cela  une  habileté  profonde,  les  artifices 
de  tout  genre,  une  témérité  inquiète,  une  haine  implacable 
contre  l'Eglise ,  et  enfin  les  variations  et  les  contradictions 
incessantes  dans  la  doctrine,  et  vous  aurez  les  principaux 
1»  i 


4$  LÀ  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE. 

traits  distinctifs  de  la  première  des  grandes  sectes  qui  s'éle- 
vèrent contre  le  christianisme. 

Celles  qui  sont  venues  à  sa  suite  lui  ont  assez  ressemblé.  En 
général,  toutes  les  erreurs  ont  été  marquées  au  même  coin 
que  le  gnosticisme  :  mêmes  caractères,  et  surtout  même  or- 
gueil et  mêmes  prétentions  fastueuses.  Sans  remonter  bien 
haut,  on  trouvera  la  preuve  de  ce  que  j'avance  dans  plus  d'une 
de  nos  écoles  contemporaines ,  et  en  particulier  dans  celle 
dont  j'ai  inscrit  le  nom  en  tête  de  cet  article. 

Il  serait  puéril  sans  doute  de  prêter  à  l'école  critique,  telle 
qu'elle  existe  aujourd'hui  en  France,  les  proportions  mena- 
çantes que  prit  autrefois  la  secte  des  Valentin  et  des  Carpo- 
crate.  A  ce  point  de  vue  comme  à  quelques  autres  encore,  la 
comparaison  serait  très-défectueuse;  mais  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  l'on  trouve  entre  les  deux  systèmes  de  frap- 
pantes analogies  et  de  singuliers  points  de  contact,  si  bien 
qu'on  pourrait  appeler  la  critique  la  gnose  de  notre  temps, 
comme  la  gnose  était  la  critique  des  deux  premiers  siècles. 

Écoutons  celui  qui  s'est  improvisé  le  représentant  de  l'école 
critique  en  France. 

«  La  critique,  écrivait-il  en  1849,  "^  connaît  pas  le  respect, 
elle  juge  les  dieux  et  les  hommes.  Pour  elle  il  n'y  a  ni  prestige 
ni  mystère  ;  elle  rompt  tous  les  charmes,  elle  dérange  tous  les 
voiles.  C'est  la  seule  autorité  sans  contrôle,  car  elle  n'est  que 
la  raison  elle-même  :  c'est  \homine  spirituel  de  saint  Paul,  qui 
juge  tout  et  n  est  jugé  par  personne  ^ .  » 

IjC  critique  est  «  arrivé  à  la  AÙe  réfléchie,  »  à  une  «  position 
exceptionnelle";  »  à  cette  hauteur  «  sa  propre  estime  et  celle 
d'un  petit  nombre  lui  suffit  ^«  Haie  droit  de  mépriser  la  foule 
et  de  se  renfermer  dans  la  jouissance  de  son  noble  dédain. 
«  Le  dédain  est  une  fine  et  délicieuse  volupté  qu'on  savoure  à 
soi  seul  ;  il  est  discret,  car  il  se  suffit  \  »  D'ailleurs,  «  il  est 
une  certaine  élévation  d'âme  qui  ne  s'obtient  que  par  l'habi- 

'•    '■  M.  Renan,  cité  dans  la  Revue,  des  Deux-Mondes,  décembre  1857,  p.  241 . 

*  Etudes  dlnst.reL,  p.  xiv. 

*  Ibid.,  p.  IX. 

■   *  Essais,  etc.,  p.  488. 


#' 


LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE.  f» 

tilde  du  mépris';  »  le  critique  sait  «  quel  charme  austère  il  y 
a  pour  les  fortes  natures,  à  braver  la  médiocrité  impuissante 
et  à  s'attirer  la  haine  des  sots  ^.  » 

La  médiocrité  est  l'objet  spécial  de  ces  augustes  mépris  : 
«  seule  elle  est  exclue  du  royaume  des  cicux,  »  c'est-à-dire, 
selon  le  nouveau  dictionnaire  de  la  critique,  «  de  la  partici- 
pation à  l'idéal,  » 

L'humanité  en  masse  ne  pèse  pas  beaucoup  dans  cette  équi- 
table balance,  a  L'humanité  a  l'esprit  étroit;  ses  jugements 
sont  toujours  partiels;  le  nombre  d'hommes  capables  de  saisir 
finement  les  vraies  analogies  des  choses  est  imperceptible^.  » 

Certains  grands  hommes  ne  se  trouvent  guère  mieux  des 
arrêts  de  la  critique.  Bossuet  admirait  des  passages  de  la  Vul- 
gate,  et  ces  passages,  c'étaient  des  contre-sens!...  «  Bossuet, 
écrivain  excellent  et  orateur  sublime,  n'a  pas  beaucoup  à 
nous  apprendre  sur  le  fond  des  choses  »  dans  les  matières 
philosophiques.  «  On  lui  a  fait  grand  tort  en  le  forçant  d'avoir 
luie  philosophie  :  il  n'en  avait  d'autre  que  celle  de  ses  vieux 
cahiers  de  Navarre  * » 

A  part  quelques  éloges  distribués  à  certains  écrivains  fran- 
çais, le  critique  ne  fait  guère  d'exception  à  ses  dédains  qu'en 
faveur  de  la  science  allemande,  qu'il  admire  sans  réserve.  On 
comprend  cette  piété  filiale. 

Du  reste,  la  philosophie,  telle  qu'on  l'entend  d'ordinaire, 
n'a  pas  trouvé  grâce  devant  lui.  On  ne  saurait  accepter  «  la  pré- 
tention du  philosophe  aspirant  à  régenter  toutes  les  sciences^.» 
Un  béotien  «  seul  peut  ne  pas  comprendre  que  toutes  les  for- 
mules sont  essentiellement  incomplètes,  que  les  prétentions  de 
la  philosophie  ne  sont  pas  plus  justifiées  que  celles  de  la  théo- 
logie, qu'elle  aboutit  à  un  dogmatisme  aussi  insupportable".  » 

Quant  à  la  scienc(;  catholique,  elle  est  jugée.  «  F/osprit  de 


*  £:.<!sa/s,  p.  209. 

'  /îei'ue(iesZ)cux-3/o/u/c.s,  juillet  1859,  p.  200. 

'  Essais,  etc.,  p.  v,  vi. 

*  /6j(i.,  p.  93. 

•  Revue  des  Deux-Mondes,  p.  373. 

•  Ibid.,  p.  377. 


20  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE. 

la  théologie  est  justement  l'inverse  de  celui  de  la  vraie  cri- 
tique'. »  Tout  chrétien  qui  cherche  à  se  rendre  compte  des 
fondements  de  sa  foi  ne  saurait  s'élever  qu'à  une  sorte  «  de 
gauche  réflexion.  »  «  La  haute  indifférence,  qui  est  le  véri- 
table esprit  scientifique,  était  difficile  aux  cathofiques  du 
xvn"  siècle  ;  elle  est  absolument  impossible  aux  catholiques  de 
nos  jours  2.  i, 

Qu'on  ne  s'étonne  pas  d'entendre  le  critique  parler  sur  ce 
ton.  Lui  seul  est  affranchi  des  erreurs  et  des  préjugés,  car 
«  tout  le  monde  doit  avoir  des  préjugés,  excepté  le  critique^.» 
Sa  règle  «  est  de  ne  suivre  que  la  droite  et  loyale  induction, 
en  dehors  de  toute  arrière-pensée  politique'*,  w  Ce  n'est  pas 
tout.  Le  critique  étant  monté  si  haut,  pourra,  je  le  présume, 
aspirer  à  être  compté  parmi  les  hommes  parfaits,  parmi  «  les 
fils  de  Dieu,  »  et  parvenir  «  à  cette  région  où  l'âme,  forte- 
ment assise  dans  son  idée  de  la  beauté  morale,,.,  est  placée 
par  sa  noblesse  dans  l'heureuse  impossibilité  de  mal  faire  ^  w 

IlIeDeum  vitamaccipiet,  divisque  videbit 
Permixtos  heroas,  etipse  videbitur  illis. 

Voilà  pourquoi,  sans  doute,  la  critique  «juge  les  dieux  et 
les  hommes.  »  Voilà  pourquoi,  comme  le  Christ,  elle  a  jeté  à 
ses  contempteurs  ce  défi  solennel  :  «  V école  critique  est  encore 
à  attendre  quon  la  prenne  en  flagrant  délit  de  faiblesse  ^ .  » 

Avons-nous  eu  tort  de  comparer  la  critique  à  la  gnose  ? 

Ce  qui  est  surprenant,  c'est  que  cette  puissance  formidable 
n'est  qu'un  enfant  de  quelques  années.  *  La  critique,  nous 
dit-on,  est  née  de  nos  jours'.  »  Sans  cette  déclaration  for- 
melle, pourrait-on  le  croire?  On  raconte  bien  qu'Hercule  au 
berceau  étouffait  déjà  les  serpents  ;  mais  qu'est-ce  que  ces 


*  Essais,  p.  m. 

*  Etudes  d'hist.  reiiy.^  p.  30S. 
i,^  Essais,  p.  343. 

*  Ibid.,  p.  VII. 

»  Etudes  d'hist.  relig.,  p.  426,  427. 

*  Revue  des  Deucc-Af ondes,  janvier  4860,  p.  384. 
'  Etudes  dliist,  relig. ^  p.  1 . 


LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE.  24 

hauts  faits  auprès  de  ceux  de  la  nouvelle  école?  et  quand  elle 
sera  sortie  de  ses  langes,  quels  seront  donc  ses  exploits,  et  de 
quels  termes  se  servira-t-elle  pour  les  célébrer  ! 

Il  y  a  témérité  peut-être  à  aborder  autrement  que  par  les 
formules  ordinaires  de  l'adulation  cette  jeune  et  terrible  ma- 
jesté qui  se  nomme  la  Critique.  Osons  pourtant  la  regarder 
en  face.  La  gnose  du  xix"  siècle,  qui  juge  les  dieux  et  les 
hommes,  est  à  son  tour  justiciable  d'un  certain  aréopage  fort 
humble,  qui  pourtant  juge  aussi  les  faux  dieux  et  les  faux 
sages  :  c'est  le  bon  sens,  «  ce  maître  de  la  vie  humaine,  « 
comme  parle  Bossuet.  C'est  donc  à  ce  tribunal  que  je  voudrais 
citer  la  critique,  parfaitement  résigné  d'avance  à  voir  la  sen- 
tence rejetée  par  ceux  qui  se  placent  au-dessus,  pour  ne  pas 
dire  en  dehors  des  lois  du  bon  sens. 


Est-ce  signe  de  force  ou  de  faiblesse?  la  jeune  école  n'a 
pas  cru  devoir  formuler  nettement  son  programme.  Parfois 
même  la  critique  ressemble  quelque  peu  à  ces  ondines  capri- 
cieuses, nées  des  fantaisies  humoristiques  de  l'imagination 
allemande  :  au  moment  où  l'on  croit  les  atteindre,  elles  s'éva- 
nouissent ;  c'est  le  nuage,  c'est  le  brouillard. 

Essayons  toutefois  de  dégager  la  théorie  de  la  science  nou- 
velle. Un  article  fameux  publié  dans  la  Bévue  des  Deux- 
Mondes^  et  qui  pourrait  passer  pour  le  manifeste  de  l'école 
critique,  nous  fournira  peut-être  quelques  lumières.  Analy- 
sons, et  surtout  simphfions  ce  grave  document. 

«  L'univers  se  compose  de  deux  mondes,  le  monde  physique 
et  le  monde  moral,  la  nature  et  l'humanilé.  L'étude  de  la 
nature  et  de  l'humanité  est  donc  toute  la  philosophie.  » 

Quelle  que  soit  l'importance  de  l'étude  de  la  nature,  il  est 
clair  que  la  science  de  l'humanité  est  la  première  et  la  plus 
importante;  car  il  n'y  a  rien  au-dessus  de  l'humanifé,  pas 
même  ce  qu'on  nomme  l'absolu;  «  l'absolu  de  la  justice  et  de 


88  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CKITIQUE. 

la  raison  ne  se  manifeste  que  dans  l'humanité  :  envisagé  hors 
de  l'humanité,  cet  absolu  n'est  qu'une  abstraction  ;  euvisagé 

dans  l'humanité,  il  est  une  réalité L'infini  n'existe  que 

quand  il  revêt  une  forme  finie.  Dieu  ne  se  voit  que  dans  ses  in- 
carnations. »  La  science  que  l'on  nommait  autrefois  la  méta- 
physique n'a  donc  pas  d'objet  spécial  ;  «  il  n'y  a  pas  de  vérité 
qui  n'ait  son  point  de  départ  dans  l'expérience  scientifique, 
qui  ne  sorte  directement  ou  indirectement  d'un  laboratoire 
ou  d'une  bibhothèque;  car  tout  ce  que  nous  savons,  nous  le 
savons  par  l'étude  de  la  nature  ou  de  l'histoire.  » 

L'histoire,  voilà  donc  la  grande  science;  c'est  elle  qui  nous 
(f  fournit  la  vraie  base  de  la  science  de  l'humanité.  »  La  psy- 
chologie, en  effet,  cette  science  de  l'homme  et  de  l'âme,  ne 
nous  offre  que  des  données  fort  incomplètes.  «  La  psychologie 
part  de  l'hypothèse  d'une  humanité  parfaitement  homogène, 
qui  aurait  toujours  été  telle  que  nous  la  voyons  ;  mais  quoi- 
qu'il y  ait  «  des  attributs  communs  de  l'espèce  humaine  qui 
en  constatent  l'unité,  »  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  l'huma- 
nité n'est  pas  «  un  corps  simple  et  ne  peut  être  traitée  comme 
telle.  L'homme  doué  des  dix  ou  douze  facultés  que  distingue 
le  psychologue  est  une  fiction  ;  dans  la  réalité  on  est  plus  ou 
moins  homme,  plus  ou  moins  fils  de  Dieu.  »  On  a  reconnu 
dans  l'humanité  «  des  retouches  et  des  additions  successives. 
Des  mondes  civilisés  ont  précédé  le  nôtre,  et  nous  vivons  de 
leurs  débris.  » 

Encore  une  fois,  l'histoire  seule  nous  fait  connaître  l'huma- 
nité réelle.  Mais  l'histoire  à  son  tour  «  n'est  possible  que  par 
l'étude  immédiate  des  monuments;  et  ces  monuments  ne  sont 
pas  abordables  sans  les  recherches  spéciales  du  philologue  et 
de  l'antiquaire.  » 

De  là  la  haute  importance  de  ces  recherches,  de  «  cet  en- 
semble de  travaux,  >'  désigné  sous  le  nom  général  «  à'érudi- 
Lion.  »  Malheureusement  «  ces  sciences  de  l'humanité  sont 
encore  dans  leur  enfance;  très-peu  de  personnes  en  voient 
le  but  et  l'unité.  »  C'est  donc  un  devoir  de  cultiver  avec  soin 
ces  spécialités.  «  Des  monographies  sur  tous  les  points  de  la 
science,'  telle  devrait  être  l'œuvre  du  xix^  siècle,  oeuvre  péni  - 


LA  NOUVKLLE  ÉCOLE  CRITIQUE.  ?3 

hle,  liuiiible,  laborieiiso,  exigeant  lo  dévoùment  li;  plus  désin. 
téressé;  mais  solide,  diiralile  et  d'ailleurs  immensément  re- 
levée par  la  grandeur  du  but  final.  » 

A  l'œuvre  donc!  «  étudiez,  s'écrie  le  critique  dans  un  élan 
d'enthousiasme;  disséquez  toute  vie,  analysez  toute  subs- 
tance, apprenez  toute  langue,  comparez  toute  littérature... 
fouillez  la  vieille  Phénicie...,  fouillez  Suse,  fouillez  l'Yémen, 
fouillez  Babylone.  Qu'est-ce  qu'Éden?  qu'est-ce  que  Saba? 
qu'est-ce  qu'Ophir? etc.  » 

Il  est  vrai,  «  l'érudit  n'est  aux  yeux  du  vulgaire  et  même  de 
bien  des  esprits  délicats,  qu'un  meuble  inutile  »  :  on  n'ap» 
précie  pas  «  ces  patients  investigateurs;  »  mais  l'érudition, 
«  c'est  une  science  sérieuse,  ayant  un  but  philosophique 
élevé;  »  car  si,  en  voyant  «  les  méandres  infinis  de  la  légende 
et  de  l'histoire...,  la  trame  sans  fin  des  créations  divines,  » 
on  perd  «  sa  foi  étroite,  »  on  y  gagne  «  le  sens  de  la  vrai:- 
théologie,  qui  est  la  science  du  monde  et  de  l'humanité,  la 
science  de  l'universel  devenir^  aboutissant  comme  culte  à  la 
poésie  et  à  l'art,  et  par-dessus  tout  à  la  morale.  »  C'est  l'œuvre, 
c'est  le  but  de  la  critique.  «  La  critique  qui  sait  voir  le  divir» 
de  toute  chose,  est  ainsi  la  condition  de  la  religion  et  de  la 
philosophie  épurée...  de  toute  morale  forte  et  éclairée  '  » 

Tel  est  en  substance  le  manifeste  de  l'école  nouvelle.  Or, 
savons-nous  maintenant  en  quoi  consiste  la  critique?  Si  j'ai 
bien  compris,  la  critique,  au  moins  dans  sa  forme  principale, 
ce  doit  être  l'esprit,  le  génie  de  l'érudition;  et  je  ne  croirais 
pas  trop  m'éloigner  de  la  pensée  de  ses  adeptes  en  la  définis- 
sant en  termes  philosophiques  :  la  raison  souverainement 
libre,  dirigeant  les  recherches  de  l'érudition,  aspirant  à  con- 
naître l'humanité  dans  toutes  les  manifestations  de  sa  vie, 
dans  tous  les  produits  de  son  activité,  dans  toutes  les  évolu- 
tions de  son  existence,  et  pour  celte  fin  étudiant,  rétablissant 
les  faits,  interrogeant  les  monuments,  comparant  les  langues, 
procédant  par  l'observation  et  l'analyse,  au  besoin,  par  les 
hypothèses  et  les  conjectures,  formulant  des  lois,  des  synthèses 

*  De  i'axitnxr  de  la  métaph.  [Revue  des  Deux-Mondes^  janvier  48GO) ,  passim. 


21  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE. 

partielles  et  s'élevant  par  degrés  à  la  synthèse  totale  qui  est 
la  science  complète  et  définitive  de  l'humanité,  et  qui  nous 
livrera  un  jour  le  dernier  mot  sur  la  religion,  l'art  et  la  poésie, 
sur  la  morale  enfin,  qui  est  son  but  et  son  terme  suprême. 

Quoi  qu'il  en  soit,  les  grandes  prétentions  de  la  nouvelle 
école  sont  celles-ci  :  la  critique  est  la  science  ou  la  puissance 
suprême,  elle  est  indépendante  de  la  philosophie,  qu'elle  doit 
ou  absorber  ou  régénérer  ;  elle  doit  être  la  base  de  la  mo- 
rale éclairée. 

Que  faut-il  donc  penser  de  ces  hautes  prétentions?  n'y 
aurait-il  pas  là  une  de  ces  puériles  illusions  qui  font  croire  à 
la  nation,  même  la  plus  mince,  qu'elle  est  la  première  du 
monde? 

Avant  tout  il  importe  de  dissiper,  s'il  est  possible,  toute 
équivoque  sur  ce  mot  si  vague  de  critique. 

Dans  son  acception  la  plus  vulgaire,  la  critique  signifie  une 
appréciation  impliquant  d'ordinaire  une  censure,  sur  toute 
œuvre,  toute  production  de  l'esprit  ou  de  la  volonté  hu- 
maine. 

Dans  un  sens  plus  rigoureux,  la  critique,  c'est,  selon  l'éty- 
mologie  même  du  mot,  l'art  de  discerner,  de  juger,  ou  bien 
d'apprécier  les  motifs  sur  lesquels  se  fonde  un  jugement. 

La  critique  ainsi  entendue  est  d'une  application  très-géné- 
rale. Elle  peut  s'exercer  sur  les  idées  et  leurs  formes  les  plus 
diverses,  sur  les  faits  et  sur  les  monuments  de  tout  genre  qui 
nous  les  font  connaître. 

Il  y  a  donc  la  critique  philosophique,  qui  discute  les  notions 
du  vrai,  du  beau  et  du  bien'.  Il  y  a  la  critique  littéraire  et 
artistique  qui  juge  des  productions  de  l'art  et  de  la  littéra- 
ture, d'après  les  règles  des  différents  genres.  Il  y  a  la  critique 
d'érudition  qui  s'attache  à  rétablir  les  faits,  à  démêler  les  pro- 
blèmes obscurs  de  l'histoire;  et  comme  ces  faits  sont  transmis 
par  divers  organes:  traditions,  écrits,  langues,  monuments  de 


•  J'aurais  voulu  que  le  critique  nuus  eût  expliqué  comment  ces  notions-là,  en 
particulier,  «  sont  sorties  directement  ou  indirectement  d'un  laboratoire  ou  d'une 
bibliothèque.  » 


LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE.  25 

toute  sorte,  tous  ces  moyens  de  transmission  relèvent  encore 
de  la  critique,  qui  les  discute,  les  compare,  les  interprète,  en 
détermine  le  sens  et  l'autorité. 

En  dehors  de  cette  classification  qui  comprend  les  objets  les 
plus  ordinaires  de  la  critique,  notons  encore  la  critique  .vc/e«- 
tifique,  qui  s'exerce  sur  les  sciences  proprement  dites,  et  enfin, 
dans  un  ordre  à  part,  la  critique  tliéologique. 

Inutile  d'ajouter  que  ces  catégories  ne  sont  pas  tellement 
tranchées  et  absolues  que  l'une  ne  puisse  quelquefois  rentrer 
plus  ou  moins  dans  l'autre,  et  qu'une  appréciation  critique 
ne  puisse  être  en  même  temps  philosophique  et  historique, 
par  exemple.  La  critique  est,  de  sa  nature,  neutre,  pour  ainsi 
dire,  en  ce  sens  qu'elle  n'est  affectée  en  propre  à  aucun  objet. 
C'est  plutôt  une  méthode  ou  un  procédé  général,  une  sorte 
d'instrument  qui  s'applique  à  tous  les  genres  d'études  ou  de 
recherches.  On  ne  saurait  ^appelerrigoureusementune5c/e/^ce, 
puisque  la  première  condition  d'une  science  est  d'avoir  un 
objet  propre  et  déterminé,  et  que  la  critique  n'en  a  pas.  C'est, 
si  l'on  veut,  un  ensemble  de  règles  d'après  lesquelles  on  juge; 
ou  bien,  si  on  la  considère  en  acte,  c'est  l'application  de  ces 
règles  à  toute  manière  déjuger. 

Encore  moins  la  critique  est-elle  une  sorte  de  science  ou 
de  puissance  suprême  et  absolument  indépendante.  Pre- 
nons, par  exemple,  la  critique  la  plus  élevée,  celle  que  j'ai 
nommée  philosophique.  Ou  c'est  de  la  philosophie,  ou  ce 
n'est  rien.  S'il  est  vrai  «  que  les  railleurs  de  la  critique  ne 
savent  faire  eux-mêmes  que  de  la  critique*,  w  il  est  bien  plus 
vrai,  ce  me  semble,  que  les  critiques  de  la  philosophie  ne 
peuvent  faire  non  plus  que  de  la  philosophie.  On  l'a  dit  plus 
d'une  fois,  lorsque  Kant  critiquait  la  métaphysique,  que  fai- 
sait-il autre  chose  que  de  la  métaphysique? — Métaphysique 
fausse,  soit  dit  en  passant,  malgré  la  profondeur  d'esprit  de 
ce  philosophe. 

Une  critique  qui  voudrait  être  absolument  indépendante 
devrait  être  purement  négative.  Ce  serait  dès  lors  le  scepti- 

•  Avenir  de  la  métaph.,  p.  380. 


26  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE. 

cisme  universel.  Mais  nier  ou  douter  universellement,  c'est 
encore  affirmer  une  doctrine  supérieure  ;  car  on  ne  nie  qu'en 
vertu  d'un  motif  de  nier,  ou,  en  d'autres  termes,  en  vertu  de 
l'affirmation  au  moins  implicite  d'une  doctrine.  Et  voilà 
pourquoi  le  septicisme  universel  est  le  plus  énorme  des  non- 
sens.  Il  ne  peut  se  formuler  sans  se  contredire,  ni  s'énoncer 
sans  se  réfuter  lui-même.  Que  Hegel  ait  dit  le  contraire,  ou 
qu'il  ne  l'ait  pas  dit,  peu  importe:  c'est  là  de  l'évidence  et 
du  sens  commun.  Il  est  donc  absurde  que  la  critique  prétende 
se  rendre  souverainement  indépendante,  et  ne  relever  que 
d'elle-même. 

D'ailleurs,  personne  n'en  disconviendra,  il  y  a,  en  fait, 
critique  et  critique.  Indépendamment  des  variétés  intermé- 
diaires qu'il  est  permis  de  négliger  ici,  il  en  est  une  d'abord 
vraiment  saine  et  conservatrice,  qui  s'efforce  de  maintenir  ou 
de  faire  triompher  les  notions  vraies,  justes  et  généreuses,  et 
toujours  prête  à  combattre  le  mal,  à  démasquer  le  men- 
songe, sous  quelque  forme  qu'ils  se  présentent  II  en  est  aussi 
une  autre,  perverse  et  malsaine,  entêtée  et  aveugle,  quelque- 
fois même  volontairement  aveugle  et  systématiquement  obs- 
tinée dans  l'absurde,  qui  s'acharne  contre  tout  ce  qu'il  y  a  de 
plus  sacré,  de  plus  digne  de  respect,  et  qui  s'applaudit  dans 
sa  joie  méchante  des  ruines  qu'elle  a  entassées  et  du  mal 
qu'elle  a  fait.  Voilà  deux  critiques  assurément  bien  diffé- 
rentes. Or,  puisqu'il  y  a  des  partisans  de  l'une  et  de  l'autre, 
il  faut  bien  que  leur  préférence  soit  motivée  par  des  raisons 
quelconques.  Que  ces  raisons  soient  apparentes  ou  réelles, 
qu'elles  satisfassent  ou  non  l'esprit  et  la  conscience,  je  ne 
l'examine  pas;  mais  toujours  est-il  qu'on  ne  peut  se  dispenser 
d'alléguer  au  moins  des  semblants  de  raisons.  Donc,  de  toute 
nécessité,  critiques  bons  ou  mauvais  auront  leurs  principes, 
leurs  règles,  leurs  critérium  enfin.  Mais  dire  ou  même  sup- 
poser qu'on  a  des  principes,  des  règles,  des  critérium^  n'est-ce 
pas  proclamer  qu'on  a  une  doctrine  positive,  une  philoso- 
phie par  conséquent? 

Quoi  que  l'on  puisse  faire,  la  philosophie  demeure  donc 
comme  la, base  mênie  de  la  critique;  et  il  est  digne  de  remar- 


LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE.  27 

que  que  ce  rôle  appartient  surtout  à  la  branche  piuloso- 
phiqiie  la  plus  odieuse  à  la  nouvelle  école  ,  je  veux  dire  la 
métaphysique.  C'est  en  effet  cette  science  royale  qui  a  pour 
objet  les  premières  notions,  les  premiers  principes  qui  servent 
de  fondement  et  de  point  de  départ  à  toutes  les  autres.  Toutes 
les  sciences  présupposent  donc  la  métaphysique  ;  car  ce  n'est 
qu'à  l'aide  des  notions  fournies  par  celle-ci ,  qu'elles  peuvent 
se  fixer  leur  objet ,  se  définir  elles-mêmes ,  déterminer  leur 
but  et  leur  fin;  en  sorte  qu'il  n'est  pas  de  science,  dans 
l'ordre  naturel,  qui  ne  doive  se  reconnaître,  en  un  sens  très- 
vrai,  la  vassale  de  la  métaphysique. 

Il  y  a  plus;  à  la  philosophie  seule  il  appartient  de  tracer 
aux  sciences  les  règles  de  leurs  méthodes  respectives.  Non 
certes  qu'elle  prétende  fournir  toutes  ces  règles  a  priori  : 
au  contraire,  la  classification  la  plus  élémentaire  établie  par 
la  philosophie,  en  matière  de  sciences,  consiste  précisément  à 
distinguer  les  sciences  abstraites,  régies  spécialement  parla 
méthode  déductive  et  les  sciences  d'observation  où  l'expé- 
rience joue  le  principal  rôle.  C'est  donc  sur  l'expérience 
comme  sur  la  raison  que  la  philosophie  fonde  les  règles  qui 
doivent  diriger  les  sciences  d'observation.  C'est  de  l'expé- 
rience, comme  de  la  raison,  qu'elle  s'aide  pour  fixer  les  lois 
et  les  conditions  de  légitimité  de  l'induction  scientifique,  de 
l'analogie  et  de  l'hypothèse,  qui  sont,  comme  on  le  sait,  les 
principaux  procédés  des  sciences  dont  nous  parlons;  et  c'est 
parce  que  la  logique  discute  tous  ces  procédés  et  en  fait  la 
critique,  qu'on  peut  l'appeler  avec  saint  Augustin,  scienliaruni 
judiceni  et  formatricem.  En  définitive ,  qu'est-ce  que  la  cri- 
tique scientifique,  si  ce  n'est  la  logique  jugeant  les  recherches 
de  la  science? 

Quant  à  la  critique  d'érudition,  c'est  encore  de  la  logique, 
logique  naturelle  d'abord,  mais  aussi  philosophique;  car  l'art 
doit  venir  au  secours  de  la  nature  même  la  plus  heureuse- 
ment douée,  et  voilà  pourquoi  on  a  compris  depuis  longtemps 
la  nécessité  de  procéder  avec  méthode  et  d'après  des  règles 
sûres  dans  toutes  ces  recherches  si  difficiles  de  l'érudition.  I.a 
vraie  critique  historique  n'est  donc  pas  «  née  de  nos  jours.  » 


28  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE. 

Des  hommes  comme  Sirmond,  Mabillon,  les  BoUandistes  et 
tant  d'autres,  y  entendaient  apparemment  quelque  chose.  En 
fait  de  critique  biblique ,  saint  Jérôme  en  savait  autant  que 
certains  érudits  qui  trouvent  des  contre-sens  dans  la  Vulgate. 
Il  est  vrai  que  saint  Jérôme,  Sirmond^  Mabillon,  les  BoUan- 
distes, n'ont  pas  fait  de  la  critique  rationaliste  et  impie;  mais 
qu'on  veuille  bien  nous  prouver  que  cette  critique-là  elle- 
même  n'est  pas  bien  plus  vieille  encore  que  Julien  l'Apostat, 
et  surtout  qu'elle  n'est  pas  précisément  l'inverse  de  la  vraie 
critique. 

Ainsi  tombent,  une  à  une,  toutes  les  prétentions  de  la  nou- 
velle école.  Loin  d'être  indépendante  et  souverainement  auto- 
nome, la  critique  est  une  application  de  la  philosophie  et  rien 
déplus.  C'est  à  la  philosophie  qu'elle  doit  ses  principes,  ses 
règles,  ses  procédés,  tout  ce  qu'elle  est.  Quanta  cette  majesté 
équivoque  de  la  gnose  contemporaine  qui ,  comme  l'homme 
spirituel  de  saint  Paul ,  juge  tout  et  n'est  jugée  par  personne , 
quiconque  voudra  aller  au  fond  des  choses  verra  qu'il  n'y  a 
là  qu'un  mot,  et  derrière  ce  mot,  une  ou  plusieurs  individua- 
lités qui  l'exploitent,  à  l'effet  de  se  poser  et  de  se  grandir  elles- 
mêmes. 

Il  nous  reste  à  apprécier  cette  assertion  :  «  La  critique  qui 
sait  voir  le  divin  de  toute  chose,  est  ainsi  la  condition...  de 
toute  morale  forte  et  éclairée...  »  En  vérité,  ceci  est  digne  de 
Fourier  et  de  tous  les  prétendus  révélateurs  de  cette  espèce. 
Quoi  !  la  morale  forte  et  éclairée  est  encore  à  trouver  !  la  mo- 
rale de  Jésus-Christ  n'est  donc  pas  forte  et  éclairée  !  et  l'hu- 
manité n'est  pas  jusqu'ici  parvenue  à  une  connaissance  si 
nécessaire  !  et  comme  ces  sciences  qui  doivent  la  lui  donner 
ne  sont  aujourd'hui  que  «  dans  leur  enfance ,  »  il  faudra 
qu'elle  attende  peut-être  des  siècles  encore  pour  avoir  la  mo- 
rale définitive  de  la  critique,  la  morale  forte  et  éclairée!... 
Notez  que  l'humanité  ,  c'est  Y  incarnation  de  Dieu  et  de  l  ab- 
solu !  Pour  nous  qui  n'élevons  pas  l'humanité  si  haut ,  nous 
l'honorons  cependant  davantage  en  croyant  que,  en  fait  de 
morale  et  de  vérités  de  quelque  importance,  la  nouvelle  cri- 
tique n'a  rien  ,  absolument  rien  à  lui  apprendre. 


LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE.  29 

Que  l'école  critique  nous  fasse  donc  grâce  de  ses  prétentions 
exorbitantes;  qu'elle  n'aspire  plus  à  ré^e/i^er  non -seulement 
les  sciences,  mais  le  genre  humain  tout  entier.  Et  puis,  illus- 
tresgénies,  souvenez-vous  quelquefois  devos  propres  maximes. 
Vous  dites  que  «  les  héros  de  la  science  sont  ceux  qui,  capa- 
bles des  vues  les  plus  élevées,  ont  pu  se  défendre  toute  géné- 
ralité anticipée,  et  se  résigner  par  vertu  scientifique  à  n'être 
que  d'humbles  travailleurs  \  »  Ayez  donc  cet  héroïsme,  cette 
vertu  scientifique,  qui  consiste  après  tout  à  rester  à  sa  place. 
Soyez  érudits,  à  la  bonne  heure,  mais  cherchez  la  vérité  «  en 
dehors  de  toute  arrière-pensée  »  et  surtout  de  tout  parti  pris; 
alors  vous  serez  des  ouvriers  utiles  et  sérieux. 

Oui ,  sans  doute ,  l'érudition ,  la  vraie  érudition  ,  est  une 
chose  sérieuse.  Ni  le  philosophe,  ni  le  théologien,  ne  songent 
à  en  contester  l'importance.  L'un  et  l'autre  y  puiseront  tou- 
jours des  lumières  précieuses.  La  théologie  en  particulier  at- 
tache une  grande  valeur  à  ces  recherches,  au  point  de  vue  de 
l'histoire  et  de  l'exégèse  biblique ,  deux  sciences  qui  tendent 
de  nos  jours  à  prendre  des  développements  de  plus  en  plus 
considérables,  grâce  aux  nouveaux  progrès  archéologiques  et 
philologiques. 

Aussi  l'Église  catholique  s'empresse-t-ellc  d'encourager  et 
de  glorifier  ces  nobles  et  utiles  travaux.  Elle  sait  bien  que  ce 
n'est  pas  là  ce  qui  fait  perdre  la  foi  que  l'incrédule  appelle 
a  étroite.  »  La  perte  de  la  foi  tient  à  des  causes  tout  autres, 
qu'il  n'est  pas  nécessaire  de  rappeler  ici.  On  n'a  pas  encore 
vu  d'homme  qui  ait  cessé  de  croire  uniquement  parce  qu'il 
avait  vu  loin  dans  la  science.  Au  contraire ,  il  y  a  beaucoup 
d'exemples  d'incrédules  ramenés  à  la  vérité  par  des  éludes 
consciencieuses  et  approfondies.  Le  mot  de  Bacon  est  deveiui 
proverbial  :  Let'iores  haustiis  avocant  a  Deo ,  pleniores  ad 
Deum  reducuiit.  Les  résultats  sérieux  et  vraiment  scientifiques 
ne  seront  jamais  en  contradiction  avec  la  parole  du  Dieu  de 
vérité.  A  mesure  que  le  champ  des  recherches  et  des  décou- 
vertes s'agrandit,  une  seule  chose  demeure,  c'est  que  l'har- 

*  Avenir  de  la  melaph.y  p.  383. 


m  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE. 

monie  tend  de  jour  en  jour  à  devenir  plus  manifeste  entre  la 
révélation  et  les  sciences.  Tout  le  monde  connaît  le  beau  livre 
où  l'illustre  cardinal  Wiseman  a  constaté  ce  fait  d'après  les 
plus  récentes  conclusions  des  savants  les  plus  célèbres.  C'est 
là  un  résultat  d'une  portée  immense.  Depuis  quelques  années 
il  s'est  trouvé  confirmé  sur  plus  d'un  point  important.  L'a- 
venir ne  fera  que  le  confirmer  de  plus  en  plus.  La  science  al- 
lemande surtout  donne  à  cet  égard  les  plus  consolants  au- 
gures; car  celte  Allemagne  dont  l'école  critique  s'est  attachée 
de  préférence  à  reproduire  les  témérités  ou  les  extravagances, 
a  aussi  ses  représentants  de  la  grande  et  sérieuse  science ,  et 
ceux-là  n'en  sont  que  plus  fermes  dans  leur  foi. 

Nous  aussi,  nous  dirons  donc  à  tous  les  vrais  savants  :  «  Dis- 
séquez toute  vie,  analysez  toute  substance,  apprenez  toute 
langue,  comparez  toute  littérature...  Fouillez  la  vieille  Phé- 
nicie,  »  etc.;  faites  des  monographies  sur  tous  les  points  de 
la  science...;  scrutez,  creusez,  généralisez  :  mais  surtout 
procédez  dans  toutes  vos  recherches  avec  une  entière  bonne 
foi  ;  soyez  animés  du  plus  sincère  amour  de  la  vérité  ; 
alors  il  ne  tardera  pas  à  se  lever  un  vrai  siècle  de  progrès, 
de  lumières  et  de  sciences;  et  au  centre  de  ces  irradiations 
immenses  on  verra  resplendir  avec  un  éclat  qui  nous  est  en- 
core inconnu,  la  philosophie  véritable  et  la  divine  théologie, 
luminare  minus^  luminare  majus..,  mais  surtout  la  théologie, 
éclairant  en  tous  sens  les  découvertes  et  les  théories  scientifi- 
ques, les  distribuant  dans  leur  hiérarchie  régulière,  et  décou- 
vrant aux  intelligences  étonnées  toutes  les  perspectives  et  les 
harmonies  de  la  synthèse  la  plus  vaste  et  la  plus  splendide 
qu'il  soit  donné  à  l'homme  de  contempler  ici-bas,  celle  qui 
embrasse  à  la  fois,  dans  son  unité  multiple,  toutes  les  sciences 
et  tous  les  arts,  le  monde  visible  et  le  monde  intelligible, 
l'ordre  naturel  et  l'ordre  surnaturel. 


L4  NOUVELLE  ECOLE  CRITIQUE.  31 


11 


Mais  revenons  à  l'école  nouvelle.  Il  est  certains  mots,  cer- 
taines formules,  certains  axiomes  qui  se  rencontrent  pour 
ainsi  dire  à  chaque  page  sous  la  plume  du  critique.  Il  ne  nous 
\ydr\e  que  âe finesse,  de  délicatesse,  àe  flexibilité,  et  surtout  de 
nuances.  Tout  cela,  à  ce  qu'on  nous  assure,  est  de  la  der- 
nière importance,  quand  on  se  mêle  de  faire  de  la  critique. 

Qu'est-ce  donc  que  «  ce  senliment  délicat  des  nuances,  qui 
s'appelle  la  critique,  sans  lequel  il  n'y  a  pas  d'entente  du 
passé ,  ni  par  conséquent  d'intelligence  étendue  des  choses 
humaines  '?  »  Veut-on  dire  par  là  que  dans  l'étude  des  pro- 
hlèmes  ardus  et  compliqués,  il  est  nécessaire  d'apporter  beau- 
coup de  pénétration,  de  sagacité,  de  finesse  d'esprit,  et  qu'on 
ne  saurait  s'entourer  de  trop  de  précautions  pour  ne  négliger 
aucune  face  de  la  vérité,  aucune  nuance,  s'il  est  possible? 
Hien  n'est  plus  certain.  Toute  étude  sérieuse  est  une  sorte 
d'opération  de  photographie  intellectuelle.  L'âme,  sous  la  lu- 
mière de  la  divine  Vérité  qui  l'éclairé  ,  cherche  à  former  en 
elle-même  la  représentation  exacte  des  réalités  qu'elle  fait 
poser  devant  elle,  de  manière  à  obtenir  cette  équation  entre 
l'intelligence  et  son  objet  qui  constitue,  selon  saint  Thomas, 
la  connaissance  vraie.  Or,  l'expérience  apprend  assez  qu'un 
léger  défaut  de  précaution  ou  de  fixité,  les  ombres  du  préjugé, 
la  pi'écipitation  surtout,  empêchent  la  représentation  d'être 
fidèle  et  rendent  l'image  trouble  et  confuse. 

Si  donc  la  théorie  «  du  sentiment  fh'licat  des  nuances  »  ne 
fait  qu'exprimer  une  vérité  si  élémentaire,  il  faudra  bien  l'ad- 
mettre sans  réserve.  ]Mais  preiiez-y  garde.  La  théorie  présente 
un  autre  sens  encore,  une  fine  nuance  qu'il  est  nécessaire  de 
saisir.  Ce  sens  mystérieux  tient,  je  crois,  à  l'idée  même  que  le 
critique  s'est  fiiite  de  la  vérité. 

Un  écrivain,  LaMennais,  nous  est  représenté  quelque  part 

'  Jîfudes  d'hist.  rehy.,  374. 


32  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE. 

«  se  ruant  sur  la  vérité  avec  la  lourde  impétuosité  d'un  san- 
glier; »  puis  on  remarque  finement  que  «  la  vérité  fugace  et 
légère  se  détournait,  et  faute  de  souplesse  il  la  manquait  tou- 
jours. 3)  Quelques  lignes  plus  haut,  le  critique  avait  dit  avec 
non  moins  de  finesse,  que  la  «  pensée  en  ligne  droite  convient 
peu  à  cette  poursuite  pleine  de  raffinements  * .  »  Ailleurs ,  il 
s'exprime  ainsi  :  «  La  vérité  est  comme  les  femmes  capricieu- 
ses ,  que  l'on  perd,  dit-on,  pour  les  trop  aimer;  un  certain 
air  d'indifférence  réussit  mieux  avec  elles.  » 

Assurément,  nous  ne  connaissions  guère  à  la  vérité  ni  ces 
allures  ni  ces  mœurs  un  peu  légères.  C'est  que  la  logique  vul- 
gaire nous  avait  trompé.  «  Le  logicien  oppose  l'une  à  l'autre 
la  vérité  et  le  mensonge  comme  des  catégories  absolues  ;  » 
mais  le  critique,  lui,  «  qui  se  place  dans  le  milieu  fuyant  et 
insaisissable  de  la  réalité  ^,  »  sait  bien  que,  dans  l'ordre  mo- 
ral surtout,  «  les  vérités  se  découvrent  partiellement,  furtive- 
ment, tantôt  plus ,  tantôt  moins  ;  »  et  puis ,  dans  cet  ordre 
d'idées  encore  ,  «  les  principes ,  par  leur  expression  insuffi- 
sante et  toujours  partielle,  posent  à  moitié  sur  le  vrai,  à  moitié 
sur  le  faux"';  »  et  c'est  sans  doute  par  suite  de  cette  nature 
indécise  et  insaisissable  de  la  vérité  que  la  science,  comme  on 
le  déclare  à  différentes  reprises ,  ne  saurait  prétendre  qu'à 
tt  serrer  son  objet  par  des  approximations  successives.  »  La 
science  ainsi  considérée  devient-elle  aussi  une  sorte  de  perpé- 
tuel devenir,  et  oti  pourrait  la  représenter  assez  exactement 
par  la  fameuse  figure  des  asymptotes. 

Ce  qui  semble  résulter  de  tout  cela,  c'est  qu'il  n'y  a  pas  de 
vérité  absolue  et  que  toutes  les  vérités  sont  relatives.  On  a 
l'air  de  faire  une  exception  pour  les  vérités  mathématiques  *; 
mais  en  dehors  de  là,  tout  au  moins,  on  proclame  que  o  la 
vérité  tout  entière  est  dans  la  nuance  ^ .  » 

Cet  axiome  est  peut-être  la  clef  de  la  théorie  des  nuances, 


*  Essais,  p.  490. 

*  Etudes  d'hist.  rel,  p.  267. 
3  Essais,  p.  489. 

*  Essais,  p.  189. 

»  Etudes  d'hist.  relig.,  p.  339. 


LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE.  33 

et  ainsi  «  ce  sentiment  délicat  des  nuances  qui  s'appelle  la  cri- 
tique »  ce  sera,  comme  on  l'a  très-bien  dit ,  «  l'art  de  ne  voir 
partout  que  des  lueurs  douteuses  qui  se  combattent  et  s'an- 
nulent, de  ne  faire  que  pondérer  des  éléments  insaisissables  , 
de...  tenir  la  balance  égale  entre  le  vrai  et  le  faux,  entre  le 
problématique  et  le  certain,  entre  le  bien  et  le  mal,  et  d'abou- 
tir auisi  à  la  négation,  à  la  nuit,  au  scepticisme  '.  » 

Le  scepticisme,  en  effet,  est  la  conséquence  nécessaire  de 
la  négation  de  la  vérité  absolue.  Du  reste,  le  critique  ne  s'en 
cache  pas  :  il  n'accepte  pas  les  principes  de  la  raison  pure  ;  il 
croit  avec  M.  Yacherot  «  que  la  critique  de  Kant  et  de  son 
école  a  ruiné  jusque  dans  ses  fondements...  la  métaphysique 
de  Platon,  Descartes,  Malebranche,  Bossuet,  Fénelon,  Leib- 
nitz,  Clarke...  »  Cette  métaphysique  ne  peut  désormais  faire 
illusion  qu'aux  «  esprits  novices  ".  »  «  Le  sentiment  moral,  » 
cette  raison  pratique  de  Kant,  voilà  pour  le  critique  le  fonde- 
ment seul  solide  sur  lequel  reposent  les  grandes  vérités  :  Dieu, 
le  devoir,  la  religion  ^. 

Est-ce  clair?  Nous  voilà  donc  en  plein  kantisme,  en  plein 
scepticisme  par  conséquent,  car  lorsqu'on  a  supprimé  les  as- 
sises immuables  de  la  raison  pure,  il  ne  reste  plus  que  le  sable 
mouvant,  \e  sentiment,  base  sérieuse  ,  sans  doute,  quand  elle 
s'appuie  sur  la  raison  ,  mais  quand  elle  n'a  plus  cet  appui , 
chancelante  et  ruineuse. 

On  comprend  maintenant  que  la  vérité  ne  soit  plus  qu'une 
affaire  de  nuance. 

Je  me  borne  à  prendre  acte  de  cette  signification  delà  théo- 
rie des  nuances. 

Il  est  permis  de  croire  que  là  est  la  cause  de  ce  dédain  que 
le  critique  affecte  pour  la  vieille  logique.  En  effet,  cette  vieille 
logique  exigeait  avant  tout  que  l'on  respectât  le  sens  commun, 
et  le  sens  connnun  est  si  vulgaire!  Et  puis,  moyennant  une 
logique  nouvelle,  on  pourra  échapper  aux  prises  d'une  rai- 


'  Etudes  de  théologie,  etc.,  juin  1859,  p.  Mi). 

*  Arenir  de  la  mélaph.,  \).  371. 

»  Essais,  pp.  IV  et  v,  cl  alibi  passim. 


34  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE. 

son  trop  exigeante,  qui  ne  se  paye  pas  de  belles  phrases  ni 
d'imperceptibles  nuances.  Placé  «  dans  ce  milieu  fuyant  et  in- 
saisissable »  qui  est  en  même  temps  le  milieu  «  de  la  réalité,  » 
on  défiera  tous  ses  contempteurs  et  on  leur  dira  d'un  ton 
magistral  :  «  Le  sens  critique  ne  s'inocule  pas  en  une  heure; 
celui  qui  ne  l'a  point  cultivé  par  une  longue  éducation  scien- 
tifique et  intellectuelle  trouvera  toujours  des  raisonnements 
préjudiciels  à  opposer  aux  plus  délicates  inductions. ..  A  ceux 
qui  n'ont  point  la  préparation  nécessaire,  ces  idées  ne  peuvent 
paraître  que  de  fausses  et  dangereuses  subtilités  V  » 

Malgré  toute  votre  bonne  volonté,  vous  trouverez,  en  effet, 
que  les  idées  du  critique  sont  de  fausses  et  dangereuses  subti- 
lités. Vous  insisterez  donc,  et  vous  demanderez  des  formules 
nettes  et  précises ,  des  principes  qui  ne  posent  pas  à  moitié 
sur  le  vrai,  à  moitié  sur  le  faux  ;  on  vous  dira  que  vous  n'en- 
tendez rien  à  la  nuance,  que  vous  êtes  novice^  peut-être  même 
(chose  horrible!)  que  vous  pensez  en  ligne  droite^  ou  encore, 
avec  une  nuance  très-fine  d'urbanité ,  que  vous  êtes  un 
béotien  ! 

Débarrassé  ainsi  de  la  logique  vulgaire  ,  le  critique  s'en  va 
courir  à  l'aventure  à  la  poursuite  de  «  la  vérité  fugace  et  lé- 
gère, »  non  plus  «  avec  la  lourde  impétuosité  du  sanglier,  » 
mais  avec  l'aisance  d'une  sylphide  volage  qui  se  balance  et  se 
joue  «  dans  le  milieu  fuyant  et  insaisissable  de  la  réalité,  »  sur 
le  flux  et  reflux  incessant  du  mobile  devenir. 

Vel  mare  per  médium  tlucUi  suspensa  tumenti, 
Ferret  iter,  celeres  nec  tingeret  aequore  plantas  ! 

Quelles  évolutions  rapides  !  quelle  fantaisie  charmante  ! 
quel  gracieux  dilettantisme  ^! 


'  Etudes  d'hist.  relig.,  p.  203.  —  Ailleurs  le  critique  nous  dit  :  «  J'ai  toujours 
remarqué  qu'une  certaine  philosophie  raffinée  est  mieux  comprise  par  les  femmes 
que  par  les  hommes,  et  si  j'avais  à  choisir  un  auditoire  pour  exposer  ce  que  je 
regarde  comme  le  résulta  l  le  plus  élevé  de  la  science  et  de  la  réflexion,  je  l'ai  merais 
mieux  composé  de  femmes  que  d'hommes  élevés  selon  la  méthode  de  Rollin  ou  de 
Port-Royal.  »  {Essais,  p.  498.) 

*  Ce  jali  mot  a  été  dit  du  critique  par  ua  de  ses  admira teiir^,  M.  E.  Sch  erer, 


LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE.  35 

Jamais  encore  l'austère  critique  n'avait  su  si  bien  imiter 
les  allures  capricieuses  du  roman. 

Mais  admirez  comme  cette  pensée  souple  et  flexible  sait 
aussi,  quand  il  le  faut,  s'avancer  en  ligne  droite  ;  et  ici  écou- 
tez quelques-uns  de  ses  axiomes ,  qu'elle  pose  carrément  et 
sans  aucune  nuance,  (Ce  seront  donc  au  moins  quelques 
vérités  sans  nuances.) 

«  Le  premier  principe  »  de  la  critique  «  est  que  le  miracle 
n'a  point  de  place  dans  le  tissu  des  choses  humaines,  pas  plus 
que  dans  les  faits  de  la  nature.  »  «  Son  essence  est  la  négation 
du  surnaturel.  »  Et  encore  :  «  Il  n'y  a  point  d'histoire ,  tant 
qu'on  n'a  pas  compris  la  non-réalité  du  miracle  »  Ainsi,  par 
exemple,  «  pour  comprendre  Jésus ,  il  faut  être  endurci  aux 
miracles  '.  » 

H  peut  bien  se  faire  qu'en  se  ruant  avec  cette  impétuosité 
dans  la  négation  du  surnaturel,  le  critique,  lui  aussi,  manque 
la  vérité  la  plus  palpable  et  qu'il  ait  trouvé  précisément  le 
moyen  de  fausser  toute  l'histoire,  et  en  particulier  de  ne  rien 
comprendre  au  caractère  et  à  l'œuvre  de  Jésus-Christ. 

N'insistons  pas.  Le  critique  nous  assure  que  cette  question 
du  surnaturel  est  pour  lui  «  résolue  avec  une  entière  certi- 
tude ;  «  et  de  plus  que  «*  la  discussion  d'une  telle  question 
n'est  pas  scientifique,  ou,  pour  mieux  dire,  la  science  indé- 
pendante la  suppose  antérieurement  résolue  ^.  » 

Ceci  est  mieux  dit  en  effet  :  la  science  indépendante  suppose 
la  solution  et  ne  la  donne  pas.  Toutefois  X^fait  du  miracle  a 
quelque  droit  à  l'examen  de  la  science,  même  indépendante; 
du  moins  est-il  des  hommes,  des  savants,  parvenus  à  la  vie 
réfléchie,  qui  croient  le  miracle  historiquement  démontré  et 
d'une  façon  tellement  péremptoire,  qu'on  ne  saurait  en  nier  la 
réalité  sans  nier  toute  certitude  historique. 

Donc  la  question  est  antérieurement  résolue  par  la  science 
indépenoante.  —  Résolue  ?  où  donc  et  par  qui?  Par  la  philo- 
sophie, sans  doute,  qui  démontre  la  répugnance  métaphys'ou 


*  Etnàe^  d'hif<t.  relig.,  p.p.  vu,  <37,  178,  198. 

*  Etudes  iVhist.  relig.,  p.  xi. 


36  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE. 

du  miracle?  Mais  d'abord  le  critique,  ce  savant  indépendant, 
a  nié  la  philosophie  comme  science  distincte;  et  ensuite  la 
philosophie  sans  parti  pris  s'en  tiendra  toujours,  sauf  la  bru- 
talité des  termes,  aux  conclusions  si  connues  et  si  peu  sus- 
pectes du  philosophe  de  Genève  :  «  Dieu  peut-il  faire  des  mi- 
racles, c'est-à-dire  peut-il  déroger  aux  lois  qu'il  a  établies? 
Cette  question  sérieusement  traitée  serait  impie,  si  elle  n'était 
absurde.  Ce  serait  faire  trop  d'honneur  à  celui  qui  la  résou- 
drait négativement  que  de  le  punir  :  il  suffirait  de  l'enfermer.  » 

Mais,  n'importe.  Je  conviens  en  effet  que  pour  la  critique 
la  question  du  miracle  est  résolue.  Je  dirai  même  que  la  poser 
seulement,  c'est  un  non-sens.  Car  qu'est-ce  que  le  miracle? 
C'est  une  intervention  spéciale  de  Dieu.  Supposons  donc  un 
moment  que  Dieu  n'existe  pas,  il  est  bien  clair  qu'il  ne  saurait 
plus  être  question  d'intervention  divine  ni  de  miracle.  Or, 
cette  supposition,  c'est  un  fait  acquis  pour  l'école  critique  : 
pour  elle  i!  n'y  a  pas  de  Dieu. 

Vous  avez  beau  «  n'accorder  que  le  dédain  aux  accusations 
d'athéisme  que  les  esprits  étroits  ont  toujours  élevées  contre 
les  hommes  »  que  vous  appelez  «  les  plus  religieux  ' ,  »  vous  avez 
beau  adresser  au  «  Père  céleste  "  »  des  hymnes  mystiques  qui 
sont  dans  votre  bouche  le  comble  de  la  dérision  :  malgré  le 
certificat  de  spiritualisme  que  vous  ont  délivré  deux  éclec- 
tiques fort  bénévoles,  votre  doctrine  très-nettement  exprimée, 
c'est  l'athéisme,  ou,  si  l'on  veut,  le  panthéisme.  Cela  est  dur, 
mais  c'est  ainsi  que  cela  se  nomme  en  bon  français.  En  bon 
français,  on  appelle  athée  ou  panthéiste,  celui  qui  nie  un 
Dieu  personnel,  distinct  du  monde  et  de  l'humanité.  Ce  Dieu, 
le  niez-vous,  oui  ou  non  ?  Vous  le  niez  partout. 

J'ai  déjà  transcrit  des  paroles  de  votre  manifeste  qui  ne 
laissent  aucun  doute  sur  votre  pensée.  Là  encore  vous  honorez 
de  toutes  vos  approbations  une  doctrine  dé  M.  Vacherot,  que 
vous  résumez  ainsi  :  «  Dieu  est  l'idée  du  monde,  et  le  monde 
est  la  réalité  de  Dieu.  »  Plus  loin  vous  prétendez  montrer  que 


*  Avenir  de  la  métaph.,  p.  386. 

*  Jbid.,  p.  392. 


LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CUITIQUE.  37 

Dieu  ne  peut  être  ni  impersonnel  ni  personnel,  et  que  ces 
deux  idées  impliquent  également  contradiction.  Vous  ajoutez  : 
«  Osons  enfin  écarter  comme  secondaires  et  libres  au  plus 
haut  degré  ces  questions  condamnées  par  leur  exposé  même 
à  ne  recevoir  jamais  de  solution  '.  »  Ailleurs  vous  dites  que 
«  en  un  sens  l'âme  crée  Dieu;  »  puis  vous  demandez  «  quel 
hymne  vaut  le  poërae  de  Lucrèce  '.  »  Et  enfin  votre  grand 
mot^  c'est  celui-ci  :  Dieu,  «  c'est  la  catégorie  de  t idéal  '*.  » 

Si  ce  n'est  pas  là  l'athéisme  dans  sa  plus  hideuse  crudité , 
en  vérité,  je  ne  sais  plus  ce  qu'on  doit  appeler  de  ce  nom. 

Voilà  donc  où  en  est  une  école  française  en  plein  xix'"  siècle  ! 
les  voilà  donc  revenus  parmi  nous,  ces  prétendus  philoso- 
phes, ces  païens  que  saint  Paul  stigmatisait  de  sa  parole  ven- 
geresse :  «  Us  se  sont  évanouis  dans  leurs  pensées  ;  leur  cœur 
s'est  égaré  dans  les  ténèbres,  et,  en  se  croyant  sages,  ils  sont 
devenus  insensés  '  !  » 

Ah!  quand  on  est  tombé  là,  je  n'ai  pas  de  peine  à  com- 
prendre que  l'ordre  surnaturel,  le  miracle,  ne  soient  plus  traités 
que  comme  des  superstitions  vieillies.  Bien  plus,  je  comprends 
qu'iiprès  cette  négation  suprême,  on  n'accorde  plus  à  l'âme 
d'autre  immortalité  que  la  durée  d'un  nom  ou  de  ses  œuvres 
sur  la  terre!  Je  comprends  cette  morale  qui  n'est  qu'une 
sorte  d'épicuréisme  raffiné,  affectant  de  grands  airs  aristocra- 
tiques, qui  condamne  et  réprouve  par-dessus  tout  non  pas  le 
mal,  mais  le  vulgaire  et  le  médiocre,  et  qui  se  résume  tout 
entière  dans  cette  ligne ,  une  des  plus  profondément  immo- 
rales que  je  connaisse  :  «  Une  belle  pensée  vaut  une  belle 
action  ;  une  vie  de  science  vaut  une  vie  de  vertu  '  !  »  Je  com- 
prends que  la  religion  ne  soit  plus  (jue  le  culte  de  l'idéal,  une 
poésie,  tout  ce  que  l'on  voudra.  Je  comprends  cette  hostilité 
à  l'endroit  de  l'Église  catholique,  hostilité  froide,  calculée, 
persévérante ,    d'autant    plus    perfide    qu'elle    persiste  à  se 


*  Avenir  de  la  viétaph.,  p.  38G,  p.  390. 
'  Essais,  pp.  64,  66. 

^  Etudes  dhist.  relig.,  p.  il 9. 

*  Rom.,  I. 

»  Avenir  de  la  mcfo/)/».,  p.  384. 


38  LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQL^. 

dire  respectueuse,  et  qui  semblerait  trahir  un  serment  d'An- 
nibal  jeté  contre  la  religion  de  Jésus-Christ.  Je  comprends 
enfin  ces  blasphèmes,  ces  insinuations  contre  la  personne 
adorable  du  Sauveur  des  hommes,  tous  ces  procédés  de  cri- 
tique qu'on  appelle  «  l'acte  du  culte  le  plus  pur,  »  et  ce 
système  d'interprétation  sacrilège,  dont  le  Livre  de  Job  et  le 
Cantique  des  cantiques  nous  ont  donné  de  si  parfaits  modèles. 

Lorsqu'on  a  nié  Dieu ,   rien  n'étonne.  Je  me  trompe.  Il  y 
a  lieu  de  s'étonner  qu'après  cela  on  recule  devant  la  négation 
'  totale  et  radicale,  personnifiée  dans  M.  Proudhon. 

Dieu  supprimé,  il  ne  reste  plus  rien,  rien  que  la  nuit  uni- 
verselle, le  nihilisme  absolu. 

Aussi,  supposons  que  la  critique  ait  raison  sur  ce  seul  point, 
et   nous  n'hésiterons  pas  à  déclarer  qu'elle  triomphe  et  que 
dans   sa  guerre  aux  plus  saintes  vérités ,  elle  a  vaincu  sur 
toute  la  ligne. 

Mais  est-ce  qu'une  telle  hypothèse  peut  être  raisonnable- 
ment posée  ,  même  un  seul  instant?  est-ce  que  la  vérité  de 
l'existence  d'un  Dieu  personnel  peut  être  mise  en  doute?  Ma- 
nifestée par  la  nature  tout  entière,  reflétée  dans  les  hauteurs  1 
sereines  de  l'âme  et  de  la  raison  pure ,  proclamée  invincible- 
ment par  le  témoignage  de  la  conscience ,  saluée  par  toutes 
les  voix  du  bon  sens  universel  de  l'humanité,  entourée  par 
conséquent  de  toutes  les  lumières  de  l'évidence,  de  toutes  les 
garanties  de  la  certitude  ,  elle  rayonne  d'un  incomparable 
éclat  et  elle  défie  à  tout  jamais  les  efforts  et  les  négations  de 
tous  les  critiques  du  monde.  Assuré  donc  de  ce  principe  fonda- 
mental, tout  homme  qui  n'a  pas  renié  sa  raison,  est  en  mesure 
de  prouver  à  la  critique  athée  que  tout  son  échafaudage 
d'hypothèses  et  d'affirmations  impies  est  ruiné  de  fond  en 
comble. 

Je  ne  prétends  pas  que  toutes  les  vérités  niées  par  elle  soient 
démontrées  par  le  seul  fait  qu'il  existe  un  Dieu  personnel  ; 
mais  je  maintiens  comme  absolument  incontestables  les  con- 
clusions suivantes  :  Comme  il  est  certain  qu'il  y  a  un  Dieu 
personnel ,  non-seulement  vos  assertions  panthéistiques  sont 
fausses,  mais  encore  la  plupart  de  vos  grandes  théories  sont 


1 


LA  NOUVELLE  ÉCOLE  CRITIQUE.  /  ^  ^^    'U  ^ 

renversées  par  la  base,  parce  qu'elles  rcposfl|iîi'<J<;,  tout  ouen,/,,' 
partie  sur  la  négation  de  Dieu;  et  de  plus,  lé-^ilug^grand  nom-,//!^,,,,  ."'^ 
bre  de  vos  assertions  contre  les  vérités  révélées  reposai»L(in-. 
core  sur  cette  même  négation,  vous  devez  les  reprendre  d'après 
une  méthode  toute  différente;,  si  vous  voulez  leur  donner 
quelque  apparence  de  valeur  sérieuse;  car  du  moment  qu'il 
y  a  dans  ces  questions  un  élément  essentiel  et  décisif  dont 
vous  n'avez  pas  tenu  compte  ,  l'oeuvre  tout  entière  est  à  re- 
commencer. 

Vous  ne  répondrez  pas,  je    pense,   que  l'existence  d'un. 
Dieu  personnel  est  une  de  ces  erreurs  qu'on  n'a  pas  besoin 
de  réfuter. 

Vous  ne  direz  pas  non  plus  que  vous  avez  suffisamment 
fait  justice  du  théisme  en  répétant  dans  votre  manifeste  cinq 
ou  six  formules  de  Hegel ,  de  Strauss  ou  de  M.  Vacherot  :  ces 
quelques  mots  dédaigneux  jetés  en  passant,  ces  quelques  af- 
firmations toutes  gratuites  et  sans  aucune  ombre  de  démons- 
tration, n'ont  pas  même  réussi  à  soulever  un  peu  dépoussière 
contre  une  vérité  plus  éclatante  que  le  soleil. 

Vous  semblez  supposer  que  les  nouveaux  dogmes  du  pan- 
théisme sont  des  découvertes  de  la  critique  allemande.  Décou- 
vertes bien  vieilles,  car  ,il  y  a  longtemps  que  l'équivalent  de 
ces  systèmes-là  traîne  dans  les  bas-fonds  de  l'humanité,  depuis 
le  premier  insensé  qui  a  dit  dans  son  cœur  :  Dieu  n'est  pas  ! 
Dixit  insipiens  in  corde  suo  :  Non  est  Deus  ! 

Vous  supposez  aussi  que  la  docte  critique  de  Rant  et  de 
Hegel  a  renversé  définitivement  les  principes  delà  raison  et  du 
sens  commun ,  en  sorte  que  toutes  ces  vieilles  idées  ne  se- 
raient plus  bonnes  qu'à  figurer  dans  les  musées  avec  les  mo- 
mies et  les  débris  de  mastodontes!  Oh!  alors,  je  l'avoue,  vous 
êtes  plus  invulnérable  qu'Achille;  mais  aussi,  vous  cessez 
d'être  sérieux.  On  ne  se  moque  pas  impunément  du  bon  sens. 
Si  les  sophistes  se  croient  en  droit  d'insulter  à  la  conscience 
de  riunnanité,  l'humanité  à  son  tour  se  rit  des  sophistes.  Elle 
aussi  a  ses  justes  dédains,  et  ces  dédains  ne  tombent  pas  de 
moins  haut  que  ceux  de  la  critique  ;  car  ce  n'est  pas  seule- 
ment le  vulgaire,  ou  l'homme  médiocre,  qui  tient  encore  aux 


40  LA  NOUVELLE  ECOLE  CRITIQUE. 

vieilles  vérités ,  aux  vérités  du  bon  sens ,  c'est  aussi ,  Dieu 
merci,  l'élite  et  la  vraie  aristocratie  de  l'humanité,  celle  qui 
a  pour  elle  le  talent  et  le  génie ,  la  science  et  par-dessus  tout 
la  vertu  ! 

Nous  avons  discuté  les  prétentions  de  la  critique  et  ses  axio- 
mes, ou  plutôt  ses  négations  fondamentales.  Il  fallait  d'abord 
examiner  à  un  point  de  vue  philosophique  ces  théories,  qui 
sont  une  négation  de  la  raison,  avant  d'être  une  négation  de 
la  foi,  afin  de  les  atteindre  dans  leurs  entrailles  mêmes  et 
«  dans  leurs  profondeurs  les  plus  cachées.  Nous  aurons  pro- 
chainement à  étudier  l'école  critique  sous  d'autres  aspects. 

Dès  à  présent  nous  croyons  avoir  établi  que  ses  doctrines 
sont  condamnées  par  le  bon  sens.  Qu'il  nous  soit  donc  per- 
mis de  demander  ce  que  valent  ces  assertions  superbes  :  Le 
critique  juge  les  dieux  et  les  hommes.  —  C'est  l'homme  spiri- 
tuel de  saint  Paul  qui  juge  tout  et  n  est  jugé  par  personne.  — 
V école  critique  est  encore  à  attendre  quon  la  prenne  en  fla- 
grant délit  de  faiblesse  ! 

Un  philosophe  rationaliste  a  caractérisé  en  termes  sévères, 
et  pourtant  les  plus  modérés  dont  on  puisse  se  servir ,  cette 
tendance  de  certains  critiques  de  nos  jours  :  «  Il  y  a  là,  dit-il, 
une  superbe  et  une  outrecuidance  fâcheuses,  une  ivresse  des 
phis  dangereuses  :  dans  les  esprits  supérieurs,  cela  tourne  à 
l'exaltation  ;  dans  les  esprits  simplement  distingués,  c'est  un 
ridicule  '.  » 

P.   TOULE3IONT. 

*  M.  Emile  Saisset,  Revue  des  Deux-Mondes^  décembre  1860,  p.  995. 


LES 


COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 


La  manie  de  converser  avec  les  esprits  devenant  de  plus 
en  plus  générale,  un  nouveau  cas  de  conscience  vient  souvent 
se  poser  devant  les  directeurs  et  devant  les  fidèles  qu'ils 
dirigent.  Pour  en  populariser  la  solution,  des  évêques  et  d'au- 
tres personnages  distingués  ont  demandé  à  l'un  de  nos  collabo- 
rateurs qui  a  déjà  écrit  sur  le  spiritisme,  une  brochure  courte, 
substantielle,  et  qui  put  être  à  la  portée  de  tous.  Ce  travail 
va  paraître  incessamment  à  la  librairie  Le  Clère,  sous  ce  titre  : 
Les  morts  et  les  vwants  ,  entretiens  sur  les  communications 
d outre- tombe.  En  attendant,  l'auteur  a  bien  voulu  nous  per- 
mettre d'en  détacher  quelques  pages,  que  nous  offrons  ici  à 
nos  lecteurs. 

Le  dialogue  est  pris  dans  les  conditions  les  plus  ordinaires. 
Un  chrétien  sincère  s'est  laissé  aller  à  un  bel  enthousiasme 
pour  les  évocations  ;  il  les  pratique  avec  ardeur,  et  pense  al- 
lier parfaitement  la  doctrine  et  les  expériences  spirites  avec  le 
catholicisme.  Il  rencontre  un  théologien  de  ses  amis  fort  au 
courant  des  livres  et  des  procédés  nouveaux  ;  aussitôt  la  dis- 
cussion s'engage  sur  ces  matières. 

Les  deux  extraits  que  nous  publions  feront  connaître  la 
nature  des  esprits  qu'on  interroge,  et  les  procédés  qu'on  em- 
ploie pour  se  mettre  en  rapport  avec  eux. 

H.  Mertiaw. 


42  LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 


L  ESPRIT   QUI   PARLE. 

Le  Théologien.  Etes-vous  bien  sûr  que  l'esprit  qui  vous 
parle  soit  celui  de  l'enfant  que  vous  pleurez? 

Le  Spirite.  Oui,  Monsieur,  je  n'en  saurais  douter  un  ins- 
tant, et  c'est  ce  qui  fait  que  ces  communications  ont  pour 
moi  tant  de  charmes.  Retrouver  après  la  mort  ceux  que  nous 
avons  perdus,  renouer  des  relations  même  au  delà  du  tom- 
beau, et  nous  voir,  quand  nous  voulons ,  dans  la  compagnie 
des  personnes  qui  nous  ont  été  les  plus  chères,  avouez  que 
c'est  là  un  bonheur  inappréciable.  Quant  à  moi  ,  j'aurais 
donné  ma  vie  pour  en  jouir  ;  et  puisque  le  spiritisme  me  pro- 
cure tous  ces  avantages,  je  serais  bien  ingrat  si  je  ne  le  re- 
gardais comme  l'œuvre  de  Dieu  et  de  sa  providence. 

Le  Théologien.  Vous  ne  trouverez  pas  mauvais  que  je  ne 
partage  pas  encore  tous  vos  sentiments  à  cet  égard.  J'aime 
avant  tout  à  v  oir  clair  dans  les  procédés  nouveaux ,  et  il  reste 
ici  pour  moi  certaines  obscurités  qui  m'empêchent  d'éprouver 
votre  enthousiasme.  Convaincu  comme  vous  paraissez  l'être, 
vous  n'aurez  pas  de  peine,  sans  doute,  à  dissiper  tous  mes 
scrupules. 

Le  Spirite.  Quand  nousavons  affaire  à  des  hommes  exempts 
de  préjugés  et  disposés  favorablement  pour  la  doctrine,  elle 
entre  d'elle-même  dans  leurs  esprits,  et  ils  ne  peuvent  se  refu- 
ser à  croire. 

Le  Théologipn.  J'ai  ouï  dire  que  vous  n'aimiez  pas  les 
savants. 

Le  Spirite.  Ceux  que  l'on  appelle  ainsi  sont  souvent  des 
hommes  pleins  d'eux-mêmes  et  qui  mettent  leur  gloire  dans 
leur  incrédulité.  Ils  penseraient  déchoir  s'ils  reconnaissaient 
autre  chose  que  ce  qu'ils  trouvent  au  bout  de  leurs  instru- 
ments ou  d(^  leurs  abstraites  formules.  Au  reste,  quand  ils 
combattent  le  spiritisme,  ils  nient  ce  qu'ils  ignorent;  et  s'ils 
l'ignorent,  c'est  leur  faute.  Les  expériences  sont  accessibles  à 


LES  COWMUKTCATIONS  D'OUTRE-TOMBE.  43 

tous;  d'ailleurs,  chacun  peut,  quand  il  le  désire,  les  répéter 
en  particulier  et  pour  son  propre  compte. 

Le  Théologien.  Cependant  on  m'a  assuré  que  vous  aviez 
toujours  refusé  les  épreuves  qui  auraient  eu  lieu  devant  les 
corps  savants  ou  devant  les  commissions  formées  pour  exa- 
miner la  réalité  des  phénomènes.  Plusieurs  de  ceux  qui  cher- 
chaient à  s'instruire,  après  avoir  longtemps  suivi  vos  séances, 
en  sont  revenus  persuadés  que  dans  toutes  ces  choses  il  n'y 
avait  rien  que  de  très-naturel,  si  ce  n'est  peut-être  un  peu 
d'adresse  et  de  supercherie. 

Le  Spirite.  Monsieur,  parlons  franchement.  Vous  savez 
comme  moi  qu'il  y  a  aujourd'hui  bon  nombre  d'hommes 
décidés  avant  tout  à  bannir  le  surnaturel  de  l'ordre  des  réa- 
lités. Quand  on  part  de  ce  principe  que  rien  ne  se  passe  dans 
le  monde,  si  ce  n'est  en  vertu  des  lois  ordinaires,  et  qu'un 
fait  en  dehors  de  ces  lois  est  aussi  impossible  qu'un  cercle 
carré,  il  semble  fort  simple  qu'on  demeure  incrédule  devant 
les  manifestations  spirites,  comme  on  l'est  devant  les  miracles 
chrétiens.  Nous  n'avons  point  la  prétention  de  convaincre  les 
personnes  de  mauvaise  foi,  puisque  Dieu  lui-même  ne  les  con- 
vertit pas.  Jésus -Christ  n'a-t-il  pas  dit  dans  l'Évangile  que 
quand  même  ils  verraient  les  morts  ressuscites,  cela  ne  les 
amènerait  pas  à  croire?  Nous  autres  nous  ne  ressuscitons  pas 
les  morts,  mais  nous  les  mettons  en  état  de  converser  avec 
les  vivants.  Si  nous  n'avons  pas  toujours  accepté  les  proposi- 
tions qu'on  nous  a  faites,  c'est  que  nous  savions  d'avance 
que  nous  aurions  à  lutter  contre  des  partis  pris  et  contre  des 
préventions  obstinées.  Plusieurs  expériences  ont  échoué,  c'est 
possible;  il  suffit  que  d'autres  réussissent  certainement  pour 
prouver  la  vérité  du  spiritisme.  N'oublions  pas  que  nous 
avons  à  évoquer  des  esprits,  et  qu'on  ne  leur  commande  pas 
suivant  ses  caprices.  Ils  ne  sont  également  disposés  ni  toujours 
ni  pour  tous.  Les  croiriez-vous  tenus  de  se  montrer  à  heure 
fixe,  comme  l'étoile  que  l'astronome  attend  à  l'extrémité  de 
sa  lunette? 

Enfin,  Monsieur,  s'il  s'est  mêlé  parfois  du  charlatanisme  et 
de  la  contrefaçon  à  nos  pratiques,  c'est  qu'on  abuse  de  tout 


4i  LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 

dans  le  monde.  De  même  qu'il  y  a  de  faux  dévots,  il  peut  bien 
y  avoir  de  faux  spirites;  vous  ne  voudrez  pas,  pour  un  tartufe 
qui  se  rencontrera  par  hasard,  envelopper  dans  une  même 
condamnation  tous  ceux  qui  font  profession  de  piété;  serait-il 
juste  de  juger  sur  un  ou  deux  charlatans  tous  les  partisans  sé- 
rieux des  communications  d'outre-tombe? 

Le  Théologien.  Non,  je  ne  vous  rends  point  solidaire  de 
tous  les  mensonges  qui  se  débitent  au  nom  de  votre  doctrine. 
Je  m'attache  à  vos  interprètes  les  plus  autorisés,  à  ceux  qui 
se  donnent  comme  vos  chefs  et  qui  sont  ainsi  reconnus  par 
vous.  C'est  précisément  en  lisant  leurs  écrits  que  j'ai  senti 
mes  doutes  s'accroître. 

Le  Spirite.  Yoilà  ce  qui  me  surprend ,  car  pour  moi ,  j'y 
trouve  de  quoi  faire  évanouir  toutes  les  incertitudes. 

Le  Théologien.  Voyons  un  peu,  s'il  vous  plaît.  Vous  me 
dites  donc  que  vous  avez  bien  et  dûment  constaté  que  l'esprit 
auquel  vous  parliez  était  celui  de  votre  fille  ? 

Le  Spirite.  Assurément. 

Le  Théologien.  Mais  à  quels  signes  le  reconnaissez-vous? 

Le  Spirite.  Tout  se  réunit  pour  le  montrer.  C'est  le  caractère 
de  l'enfant,  ce  sont  ses  idées,  ses  tours  de  phrase,  son  ortho- 
graphe même  et  jusqu'à  son  écriture.  Les  réponses  ont  repro- 
duit des  secrets  de  famille  qui  n'étaient  sus  que  d'elle  et  de 
nous.  Au  milieu  d'une  assemblée  toute  étrangère,  par  l'organe 
d'un  médium  qui  ne  l'avait  jamais  connue,  on  me  dépeignait 
ses  traits,  sa  démarche  et  toutes  les  circonstances  de  sa  vie.  En 
un  mot,  je  l'aurais  contemplée  elle-même,  en  personne,  que 
ma  conviction  ne  serait  pas  plus  entière. 

Le  Théologien.  Je  comprends.  Tenez,  je  vois  là  sur  votre 
table  un  des  livres  qui,  sans  doute,  vous  sont  les  plus 
chers.  Me  permettriez-vous  de  vous  en  lire  un  ou  deux  pas- 
sages ? 

Le  Spirite.  Avec  plaisir. 

Le  Théologien.  Cette  autorité  ne  saurait  vous  être  suspecte. 
M.  Allan  Rardec  (si  toutefois  c'est  là  son  vrai  nom)  est  le  pa- 
triarche et  comme  le  pontife  du  spiritisme.  C'est  lui  qui  en 
garde  les  archives,  lui  qui  en  rédige  les  manifestes,  lui  qui  en 


LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE.  4K 

encourage  la  propagande.  Consultons -le  sur  la  question 
d'identité  : 

«  Un  fait  démontré  par  l'observation  et  confirmé  par  les 
esprits  eux-mêmes,  c'est  que  les  esprits  inférieurs  emprun- 
tent souvent  des  noms  connus  et  révérés Le  doute  existe 

parmi  certains  adeptes  très-fervents  de  la  doctrine  spirite  ; 
ils  admettent  l'intervention  et  la  manifestation  des  esprits, 
mais  ils  se  demandent  quel  contrôle  on  peut  avoir  de  leur 
identité  '.  » 

Les  esprits  inférieurs  dont  il  parle  sont  les  esprits  impurs, 
méchants,  railleurs,  tapageurs,  etc.  Voyez  ce  qu'il  en  dit  dans 
un  autre  endroit  : 

«  La  rouerie  des  esprits  mystificateurs  dépasse  quelquefois 

tout  ce  qu'on  peut  imaginer On  ne  doit  jamais  se  laisser 

éblouir  par  les  noms  que  prennent  les  esprits  pour  donner 
une  apparence  de  vérité  à  leurs  paroles  ^.  » 

Il  dit  encore  :  «  La  question  de  l'identité  est  une  des  plus 
controversées,  même  parmi  les  adeptes  du  spiritisme;  c'est 
qu'en  effet  les  esprits  ne  nous  apportent  pas  un  acte  de  noto- 
riété; et  l'on  sait  avec  quelle  facilité  certains  d'entre  eux  pren- 
nent des  noms  d'emprunt;  aussi,  après  l'obsession,  est-ce  une 
des  plus  grandes  difficultés  du  spiritisme  pratique'.  » 

D'après  cela,  comment  pouvez-vous  bien  vous  flatter  d'être 
complètement  à  l'abri  d'une  mystification? 

Le  Spirite.  La  chose  est  très-simple.  Un  père  ne  se  méprend 
pas  au  langage  de  son  enfant.  Je  vous  l'ai  dit,  ce  sont  ses  idées, 
ses  sentiments  et  même  sa  signature. 

Le  Théologien.  Pour  ce  qui  est  de  la  signature,  voici  ce  que 
je  lis  dans  le  même  auteur  : 

a  Nous  avons  dit  que  l'écriture  du  médium  change  géné- 
ralenient  avec  l'esprit  évoqué,  et  que  cette  écriture  se  repro- 
duit exactement  la  même  chaque  fois  que  le  même  esprit  se 
présente.  On  a  constaté  maintes  fois  que,  pour  les  personnes 


*  M.  Allan  Kardcc,  Le  livre  des  esprits.  Préface. 

*  /(/.,  Le  livre  des  médiums,  p.  427. 
»  Ibid.,  p.  3G2. 


46  LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 

mortes  depuis  peu  surtout,  cette  écriture  a  une  ressemblance 
frappante  avec  celle  de  la  personne  en  son  vivant;  on  a  vu  des 
signatures  d'une  exactitude  parfaite.  I^ous  sommes  du  reste 
loin  de  donner  ce  fait  comme  une  règle  et  surtout  comme 
constant',  nous  le  mentionnons  comme  une  chose  digne  de 
remarque'.  » 

Si  je  ne  m'abuse,  il  suit  de  là  que  l'écriture  n'est  nullemen  t 
un  signe  certain  pour  discerner  les  esprits . 

Le  Spirite.  Vous  devriez  en  conclure  tout  le  contraire. 
Puisque  l'esprit  change  souvent  l'écriture  du  médium,  puis- 
qu'il y  substitue  la  sienne,  il  est  bien  clair  alors  que  c'est  lui 
qui  répond  et  non  pas  un  autre. 

Le  Théologien.  Dites  plutôt  qu'il  est  clair  que  le  médium 
obéit  à  une  action  étrangère.  Mais  l'esprit  qui  se  sert  de  sa 
main  peut  prendre  telle  écriture  ou  telle  autre,  il  en  a  donc 
plusieurs  à  son  service.  Et  s'il  en  a  plusieurs,  pourquoi  ne 
pourrait-il,  avec  un  peu  de  talent,  imiter  celle  d'une  personne 
connue?  Nous  voyons  des  calligraphes  fort  experts  en  ce 
genre  d'exercice,  et  apparemment,  parmi  les  esprits,  les  plus 
malins  ne  leur  cèdent  guère  en  habileté.  Aussi  M.  Allan  Kardec 
avoue-t  il  franchement  qu'il  y  a  à^s  faussaires  dans  le  monde 
spirite  tout  comme  dans  le  nôtre ^. 

Le  Spirite.  Alors  celui  qui  me  parle  serait  un  esprit  de 
mensonge;  or,  c'est  ce  que  dément  tout  l'ensemble  de  son  ca- 
ractère. Si  vous  voyiez  comme  ses  réponses  sont  empreintes 
de  piété  !  comme  tout  y  est  conforme  à  la  vertu  et  à  la  sagesse! 
Certes,  si  le  doute  pouvait  subsister  après  de  telles  preuves,  il 
n'est  plus  sur  la  terre  une  personne  à  qui  j'oserais  me  fier. 
Je  ne  suis  pas  moins  sur,  en  lui  parlant,  d'avoir  affaire  à  une 
âme  honnête,  que  je  ne  suis  certain,  en  conversant  avec  vous, 
de  parier  au  meilleur  de  mes  amis,  en  même  temps  qu'à  un 
homme  digne  de  tous  mes  respects. 

Le  Théologien.  Merci  mille  fois  de  vos  bons  sentiments  ! 


*  Le  livre  des  esprits.  Préface. 

*  Le  livre  de,s  médiums,  p.  367. 


LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE.  47 

mais  si  vous  no  pouviez  pas  plus  compter  sur  moi  que  sur  vos 
esprits ,  je  m'estimerais  fort  en  danger  de  les  perdre. 

Le  Spirite.  Et  comment? 

Le  Théologien.  Parce  que  je  persiste  à  nier  que  vous  puis- 
siez avoir  rien  d'assuré  relativement  à  la  personne  qui  vous 
parle. 

Le  Spirite.  Voilà  qui  est  curieux. 

Le  Théologien.  Supposons  pour  un  moment  qu'un  de  ces 
esprits  que  vos  docteurs  appellent  malins,  espiègles,  tapa- 
geurs..., ait  l'intention  de  s'amuser  à  vos  dépens.  Le  voilà 
qui  s'étudie  à  reproduire  le  langage  et  les  sentiments  de  votre 
fille,  à  imiter  sa  signature,  en  un  mot,  à  la  copier  trait  pour 
trait  dans  sa  conversation.  Au  moment  de  l'expérience,  le 
lutin  est  à  son  poste  et  se  contrefait  si  bien  que  vous  êtes  pris 
au  piège.  Vous  croyez  converser  avec  l'âme  de  votre  enfant, 
et  vous  n'êtes  en  rapport  qu'avec  un  fourbe  qui  vous  exploite. 

Le  Spirite.  Et  à  quel  dessein,  s'il  vous  plaît? 

Le  Théologien.  A  quel  dessein  ?  vos  livres  vous  disent  que 
les  esprits  trompeurs  n'ont  point  de  plus  grand  plaisir  que 
d'abuser  les  hommes. 

Le  Spirite.  Vous  oubliez  qu'il  y  a  dans  ces  manifestations 
des  circonstances  intimas,  des  détails  de  famille  connus  seu- 
lement de  mon  enfant,  et  qui  écartent  toute  possibilité  de 
supercherie. 

Le  Théologien.  Les  âmes ,  d'après  votre  système ,  sont  ré- 
pandues dans  l'air  et  errent  sans  cesse  autour  de  nous  '.  Bien 
des  choses  que  vous  croyez  soustraites  à  tous  les  yeux  n'échap- 
pent j)oint  à  leur  attention.  Si  loin  qu'elles  se  trouvent,  elles 
entendent,  dites-vous,  notre  appel,  et  y  répondent.  Il  n'est 
donc  nullement  impossible  qu'un  esprit  étranger  ait  connais- 
sance des  choses  que  vous  regardez  comme  secrètes.  S'il  n'en 


'  Le  livre  des  esprits,  ch.  iv,  n.  4G.  —  Ibid.,  n.  119.  «  Pouvons  nous  dissimu- 
ler quelques-uns  de  nos  actes  aux  esprits?  —  Non,  ni  actes  ni  pensées.  —  D'après 
cela,  il  semblerait  plus  facile  de  cacher  unechose  à  une  personne  vivante  que  nous 
!ie  pouvons  le  faire  après  sa  mort?  —  Certainement,  et  quand  vous  vous  croyez 
bien  cachés,  vous  avez  souvent  ù  coté  do  vous  une  foulo  d'esprits  qui  vous  voient.  » 
Cf.  n.  449. 


i8  LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 

a  pas  été  personnellement  témoin  ,  d'autres,  aussi  méchants 
que  lui,  ont  pu  les  lui  révéler.  Il  arrive  ainsi  armé  de  toutes 
pièces  ;  sa  leçon  est  si  bien  apprise  que  vous  ne  le  trouverez 
pas  en  défaut,  d'autant  plus  qu'il  lui  est  toujours  facile  de  se 
tirer  d'affaire  en  se  retranchant  dans  la  dignité  de  son  silence. 

Le  Spirite.  Mais  c'est  là  une  hypothèse  absurde,  dénuée  de 
toute  vraisemblance,  et  à  laquelle  on  ne  peut  s'arrêter. 

Le  Théologien.  Dans  les  principes  chrétiens  que  vous  ad- 
mettez comme  moi,  cette  supposition  est  très-raisonnable; 
elle  repose  sur  les  plus  solides  fondements;  car  nous  savons 
que  les  esprits  mauvais  se  déguisent  pour  nous  tromper, 
qu'ils  peuvent  même  au  besoin  se  transformer  en  anges  de 
lumière. 

Xe  Spirite.  Les  principes  chrétiens  m'apprennent  en  même 
temps  que  rien  n'arrive  en  ce  monde  sans  la  permission  du 
Père  céleste.  Comment  la  Providence  souffrirait-elle  que  les 
esprits  vinssent  en  son  nom  nous  induire  en  erreur?  Re- 
marquez-le ,  c'est  en  employant  le  saint  nom  de  Dieu ,  c'est 
sous  les  auspices  de  la  prière  que  l'évocation  se  fait  ;  en  sorte 
que  s'il  y  avait  erreur,  ce  serait  Dieu  lui-même  qui  devrait 
être  accusé  de  nous  tromper.  Vous  le  voyez,  il  est  impossible 
d'admettre  qu'un  esprit  imposteur  prenne  la  place  de  l'âme 
que  nous  attendons. 

Le  Théologien.  Ce  que  je  vois,  c'est  que  toutes  ces  considé- 
rations ne  sont  rien  moins  que  rassurantes.  Vous  priez;  mais 
parmi  les  promesses  faites  à  la  prière ,  en  trouvez-vous  une 
seule  qui  vous  mette  en  droit  d'attendre  d'elle  de  semblables 
choses?  quand  est-ce  que  Dieu  a  déclaré  qu'il  suffirait  d'in- 
voquer son  nom  pour  voir  les  esprits  accourir  vers  nous ,  et 
répondre  aux  questions  qu'il  nous  plairait  de  leur  adresser? 
Sa  fidélité  n'est  donc  nullement  engagée  dans  toutes  ces  cho- 
ses. Est-ce  qu'elle  nous  doit  d'écarter  des  périls  où  nous  jette 
uniquement  une  vaine  curiosité  et  une  impardonnable  im- 
prudence ?  Non .  C'est  à  tort  que  l'on  compte  sur  la  Providence, 
lorsqu'on  sort  des  voies  qu'elle  a  elle-même  tracées.  Vouloir 
l'y  faire  intervenir,  c'est  tenter  Dieu;  y  employer  son  nom , 
c'est  le  profaner,  en  le  mêlant  à  des  pratiques  superstitieuses  j 


LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE.  49 

déclarer  sa  solidarité  engagée  dans  le  résultat,  c'est  s'abuser 
soi-même  et  se  prédestiner  à  toutes  les  illusions. 

Le  Spirite.  En  vérité ,  vous  me  feriez  peur ,  si  je  n'avais 
pour  moi  le  témoignage  de  ma  conscience. 

Le  Théologien.  Je  désire  qu'elle  soit  aussi  éclairée  que  je 
la  crois  sincère.  Du  reste  ,  n'anticipons  pas  sur  ce  qui  vrai- 
semblablement reviendra  plus  tard  dans  nos  entretiens.  En  ce 
moment  je  me  borne  à  ceci  :  donnez-moi  un  indice  clair , 
évident,  auquel  je  puisse  reconnaître  l'esprit  qui  parle. 

Le  Spirite.  Mais,  Monsieur,  ceux  que  nous  avons  énumérés 
ne  vous  paraissent-ils  point  suffisants? 

Le  Théologien.  Non  ,  sans  doute.  Vous  avez  pu  constater 
vous-même  comme  ils  laissent  le  champ  libre  à  des  hypo- 
thèses fort  possibles  et  qui  détruisent  toute  sécurité. 

Le  Spirite.  On  n'en  demande  pas  tant  pour  constater  l'iden- 
tité d'un  de  nos  semblables. 

Le  Théologien.  Le  cas  est  bien  différent.  Par  exemple,  je 
vois  un  homme,  je  puis  l'étudier  dans  ses  actions  ,  le  suivre 
dans  toute  sa  conduite  ;  non-seulement  je  le  connais  exté- 
rieurement ,  je  finis  encore  par  être  complètement  édifié  sur 
ses  mœurs  et  sur  son  caractère.  Mais  cet  être  mystérieux  qui 
ne  s'exprime  que  par  signes  et  que  je  ne  vois  pas  ,  cet  esprit 
dont  je  ne  sais  rien  ,  sinon  sur  le  témoignage  qu'il  se  rend 
à  lui-même,  est-il  bien  réellement  ce  qu'il  dit,  ou  joue-t-il 
un  rôle  devant  moi?  suis-je  témoin  <i'une  révélation  sérieuse, 
ou  suis-je  dupe  de  la  plus  triste  comédie?  Voilà  mon  doute. 
Si  vous  m'en  pouvez  tirer,  je  vous  en  serai  reconnaissant. 
Tout  ce  que  je  réclame ,  c'est  que  vous  n'étendiez  pas  aux 
esprits  le  privilège  que  nous  accordons  si  gracieusement  à  nos 
voisins  d'outre-mer,  je  veux  dire  le  droit  de  débarquer  et  de 
voyager  sans  passe-port  au  milieu  de  nous.  Car  pour  ces 
hôtes  d'un  autre  monde,  un  peu  de  rigueur  est  nécessaire; 
il  faut  avoir  leur  signalement,  et  exiger  qu'ils  nous  prouvent 
dûment  leur  identité. 

Le  Spirite,  C'est  bien  ainsi  que  nous  l'entendons.  Mais 
quelle  raison  avez-vous  de  ne  pas  vous  en  rapporter  à  leur 
parole  ? 

1*  4 


BO  LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 

Le  Théologien.  Vous  savez  si  cela  suffit  lorsqu'il  s'agit  d'un 
inconnu.  La  prudence  la  plus  vulgaire  veut  qu'il  exhibe  des 
pièces  à  l'appui  de  ses  assertions ,  ou  qu'il  se  réclame  de  per- 
sonnes dignes  de  toute  confiance.  Mais  vos  esprits,  quelle  ga- 
rantie nous  offrent-ils?  Ils  savent,  dites-vous,  beaucoup  de 
choses,  j'en  conviens.  Ils  ont  les  manières,  le  langage  de  ceux 
dont  ils  prennent  le  nom,  c'est  possible.  Ces  preuves  suffi- 
raient, en  certains  cas,  pour  prouver  l'identité,  s'il  s'agissait 
de  personnes  vivantes  ;  mais  avec  les  morts ,  il  y  faut  mettre 
un  peu  plus  de  façon  ,  parce  qu'ici  la  mystification  est  infi- 
niment plus  facile.  Tant  que  vous  ne  m'aurez  pas  montré 
qu'on  ne  peut  supposer  une  substitution  ,  je  soutiens  que 
vous  ne  sauriez  avoir  aucune  assurance  raisonnable. 

Le  Spirite.  Votre  logique  est  cruelle.  A  quoi  bon  rompre 
un  charme  si  propre  à  consoler  la  douleur?  Quoi!  Monsieur, 
vous  enviez  à  un  père,  à  une  mère,  cette  persuasion  si  douce 
qu'ils  peuvent  encore  converser  avec  l'âme  d'un  enfant  dont 
la  mort  a  assomb  ri  leur  existence  !  Après  tout ,  quand  même 
il  y  aurait  péril  de  quelque  illusion,  ne  voyez-vous  pas  qu'elle 
est  de  celles  qui  ne  peuvent  entraîner  aucune  suite  fâcheuse, 
et  qu'elle  aura  pour  effet  de  cicatriser  les  blessures  du  cœur, 
de  soulager  la  tristesse?  Ministre  d'un  Dieu  de  charité,  laissez, 
laissez  à  ceux  qui  pleurent  l'espoir  de  retrouver  quelquefois  les 
objets  de  leur  tendresse.  Il  est  trop  dur  de  venir  vous  placer 
entre  ces  âmes  qui  se  comprennent  et  se  répondent,  pour  y 
jeter  un  doute  plein  d'amertume,  pour  y  faire  naître  un  soup- 
çon capable  d'étouffer  toute  joie. 

Le  Théologien.  Ah  !  Monsieur,  que  je  vous  laisserais  volon- 
tiers en  possession  de  la  vôtre,  si  cette  conduite  ne  me  parais- 
sait mille  fois  plus  cruelle  encore  ! 

Le  Spirite.  Comment  l'entendez-vous? 
Le  Théologien,  Écoutez.  Je  sup})ose  que  votre  fille,  au  lieu 
d'avoir  été  ravie  à  votre  affection  à  l'âge  de  seize  ans ,  soit 
tombée  dès  le  berceau  aux  mains  d'une  cruelle  nourrice  qui, 
voulant  assurer  l'avenir  de  sa  propre  enfant,  ait  tramé  et  ac- 
compli un  horrible  échange.  Celle  qui  vous  appartient  a  dis- 
paru, elle  est  enfermée  peut-être  loin  du  jour  et  de  la  lumière  ; 


LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE.  54 

pendant  ce  temps  sa  pauvre  mère  couvre  de  ses  baisers  et 
presse  sur  son  cœur  le  fruit  d'un  sein  étranger;  vous-même, 
vous,  le  père  de  cette  infortunée,  vous  enveloppez  de  votre 
amour  une  créature  qui  n'a  rien  de  commun  avec  votre  sang; 
à  elle  iront  vos  affections,  à  elle  un  jour  votre  nom,  vos  biens 
et  votre  héritage.  Ah!  je  le  demande,  si  quelqu'un  avait  con- 
naissance de  cette  affreuse  substitution ,  au  nom  de  l'huma- 
nité, ne  serait-il  pas  tenu  de  la  découvrir  ? 

Le  Spirite.  J'en  conviens;  mais  quel  rapport... 

Le  Théologien.  Le  rapport  est  frappant.  Catholique  comme 
moi,  vous  admettez  assurément  l'existence  du  purgatoire  ;  vous 
n'ignorez  pas  que  pour  être  reçu  au  baiser  éternel  du  Père 
céleste,  il  faut  être  pur  comme  les  rayons  du  soleil,  et  que  peu 
d'âmes  échappent  à  la  nécessité  de  subir,  quelque  temps  du 
moins,  les  peines  expiatoires.  Qui  sait  si  en  ce  moment  votre 
enfant,  toute  innocente  qu'elle  fût  d'ailleurs,  en  est  entièrement 
délivrée?  Or,  tandis  qu'elle  souffre  loin  de  son  Dieu  et  loin 
de  vous,  une  autre  vient  ici  tenir  sa  place  dans  vos  affections , 
vous  amuser  par  de  beaux  discours,  peut-être  vous  tromper 
sur  son  sort  et  vous  persuader  tout  le  contraire  du  vrai.  J'ai 
vu.  Monsieur,  un  de  ces  prétendus  esprits  jeter  dans  le  déses- 
poir une  femme  chrétienne,  en  prenant  le  nom  de  sa  sœur, 
ange  de  piété  et  de  vertu,  en  déclarant  qu'elle  était  damnée. 
Et  vous  ne  voulez  pas  que  nous  fassions  luire  la  lumière  sur 
ces  mystères  de  ténèbres?  vous  prétendez  que  nous  laissions 
les  sentiments  les  plus  nobles  et  les  plus  sacrés  du  cœur  hu- 
main prendre  le  change  et  s'égarer  en  embrassant  de  vains 
fantômes?  Des  fantômes  !  que  dis-je,  peut-être  des  êtres  cor- 
rompus, malfaisants,  de  ces  esprits  inférieurs,  comme  vous 
les  appelez,  qui  ne  trouvent  leur  bonheur  que  dans  la  trom- 
perie et  dans  le  mensonge.  Ah!  quand  il  n'y  aurait  j)oint 
d'autre  péril,  ce  serait  certes  pour  nous  un  devoir  de  démas- 
quer l'imposture.  Vos  maîtres  eux-mêmes  admettent  qu'on  ne 
peut  prouver  l'idenlité  quey'w^t^w'à  uti  certain  point  \  ce  qui 

*  Le  livre  des  cf^prits.  Préface.  —  «  Avouons  que  malgré  tout,  les  esprits  mal- 
veillants peuvent  tenter  do  nous  tromper.  Les  substitutions  no  sont  pas  rares  ,  » 
(T)'  Grand.  iMtrex  (Vun  cathol.  sur  le  spiril.,  p.  107.) 


52  LES  COMMUNICATIOTS  D'OUTRE-TOMBE. 

veut  dire  qu'il  y  a  toujours  du  doute  et  de  l'incertitude. 
Quelle  consolation  peut  subsister  avec  ce  doute?  quelle  joie 
sérieuse  est  compatible  avec  cette  incertitude  ?  Je  ne  sais  si 
l'interlocuteur  caché  qui  me  répond  est  l'âme  de  mon  ami  ou 
s'il  n'est  pas  un  esprit  pervers;  et  je  m'estimerais  heureux  de 
converser  avec  lui  !  Quant  à  moi,  Monsieur,  j'avoue  que  ce 
n'est  point  là  que  je  chercherai  le  remède  à  mes  larmes. 

Les  exercices  religieux  m'offrent  un  moyen  sûr  d'entrer  en 
communication  avec  mes  chers  défunts.  Sont-ils  souffrants, 
je  les  soulage  par  ma  prière;  sont-ils  heureux,  je  communie 
en  quelque  sorte  à  leur  joie  par  mon  amour.  Là,  point  d'illu- 
sion possible;  tout  est  certitude,  tout  est  vérité,  tandis  qu'au 
contraire  ces  ombres  que  vous  faites  passer  devant  moi,  si  elles 
cachent  quelque  réalité,  peuvent  bien  n'être  que  des  person- 
nages dont  la  pensée  fait  horreur,  et  qui,  si  je  les  voyais  de 
près,  me  glaceraient  d'épouvante. 

Le  Spirite.  Ces  appréhensions,  je  les  partagerais  avec  vous 
si  nous  n'avions  un  moyen  infaillible  de  nous  tirer  du  doute 
qui  vous  fait  peine. 

Le  Théologien.  Ce  moyen,  quel  est-il? 

Le  Spirite.  Très-simple  et  très-facile.  Mais  comme  je  pré- 
vois qu'il  soulèvera  encore  quelque  discussion,  permettez  que 
nous  remettions  notre  conversation  à  demain. 

Le  Théologien.  Volontiers;  la  nuit  porte  conseil.  Les  esprits 
en  profiteront  sans  doute  pour  venir  remercier  leur  avocat  et 
lui  fournir  encore  de  nouvelles  armes 


II 


LES  PROCEDES. 


Le  Théologien.  Eh  bien  !  Monsieur,  sommes-nous  définiti- 
vement d'accord  sur  l'impossibilité  de  décerner  au  spiritisme 
un  brevet  d'orthodoxie? 


LES  COMMUNICATIONS  DOUTRE-TOMBE.  53 

Le  Spirite.  Telle  qu'elle  est  présentée  dans  plusieurs  de  nos 
livres,  la  doctrine  des  esprits  s'écarte  évidemment  de  la  foi 
catholique.  Mais  je  l'ai  dit  et  je  le  répète,  ceci  n'a  pour  moi 
qu'une  très-médiocre  importance. 

Le  Théologien.  Comment!  les  esprits  mentent,  et  vous  ne 
vous  en  inquiétez  pas  ? 

Le  Spirite.  Rien  ne  m'oblige  à  croire  que  toutes  les  expé- 
riences aient  été  bien  faites.  On  a  pu  prendre  le  change  sur 
le  caractère  de  ceux  qui  parlaient. 

Le  Théologien.  Voilà  bien  ce  que  j'avais  l'honneur  de  vous 
dire.  Si  les  gros  bonnets  du  spiritisme  s'y  trompent,  le  vul- 
gaire pourra-t-il  jamais  s'y  retrouver? 

Le  Spirite.  Quant  à  moi,  je  n'accepte  aucune  solidarité  avec 
personne.  Les  communications  que  j'obtiens,  si  elles  font 
moins  de  fracas,  n'en  sont  que  plus  sûres. 

Le  Théologien.  De  quelle  manière  vous  y  prenez-vous  ? 

Le  Spirite.  Delà  manière  la  plus  simple.  Tantôt  j'impose  mes 
mains  à  une  table  et  elle  me  répond;  tantôt  je  prends  un  crayon, 
et,  me  mettant  sous  l'influence  de  l'esprit,  j'écris  sous  sa  dictée. 

Le  Théologien.  Avez- vous  alors  conscience  de  ce  que  votre 
main  trace  sur  le  papier  ? 

Le  Spirite.  Quelquefois  oui,  quelquefois  non.  Mais  dans  les 
deux  cas,  je  sens  très-bien  que  ce  que  j'écris  n'est  pas  de  moi, 
et  que  c'est  un  autre  qui  parle. 

Le  Théologien.  Allez-vous  aussi  aux  réunions  de  vos  con- 
frères et  aux  séances  publiques  ? 

Le  Spirite.  Oui,  Monsieur,  et  j'avoue  que  je  suis  profon- 
dément édifié  de  tout  ce  que  j'y  vois.  On  débute  toujours  par 
la  prière.  Tout  ce  que  l'on  fait,  c'est  au  nom  de  Dieu.  Et  puis 
on  y  entend  des  choses  si  belles,  si  touchantes!  Écoutez,  par 
exemple,  cette  communication  obtenue  dernièrement  à  Metz  : 

«  La  prière  est  une  aspiration  sublime  à  laquelle  Dieu  a 
donné  un  pouvoir  si  magique,  que  les  esprits  la  réclanKMit  pour 
eux  constamment.  Tendre  rosée  qui  est  comme  un  rafraî- 
chissement pour  le  pauvre  exilé  de  la  terre...  Priez  :  c'est  un 
mot  descendu  du  ciel ,  c'est  la  goutte  de  rosée  dans  le  calice 
d'une  fleur,  c'est  le  soutien  du  roseau  pendant  l'orage,  c'est  la 


84  LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 

planche  du  pauvre  naufragé  pendant  la  tempête,  c'est  l'abri 
du  mendiant  et  de  l'orphelin,  c'est  le  berceau  de  l'enfant  pour 
s'endormir.  Emanation  divine,  la  prière  est  ce  qui  nous  relie 
à  Dieu  par  le  langage,  c'est  ce  qui  l'intéresse  à  nous  ;  le  prier 
c'est  l'aimer;  l'implorer  pour  son  frère,  c'est  un  acte  des  plus 
méritoires  \  » 

Je  voudrais  vous  citer  tout  le  reste,  tellement  ce  morceau 
me  paraît  ravissant. 

Le  Théologien.  Voulez-vous  me  le  laisser  parcourir  des 
yeux. 

Le  Spirite.  Bien  volontiers. 

Le  Théologien.  L'esprit  qui  a  dicté  ceci  avait  lu  la  Religion 
naturelle  de  M.  Jules  Simon. 

Le  Spirite.  Que  voulez- vous  dire  ? 

Le  Théologien.  Je  dis  que  cet  esprit  est  pour  le  moins  ra- 
tionaliste. Écoutez  plutôt  : 

«  La  prière  agit  directement  sur  l'esprit  qui  en  est  le  but, 
elle  ne  change  pas  ses  épines  pour  des  roses,  elle  ne  modifie 
pas  sa  vie  de  souffrances,  —  ne  pouvant  rien  sur  la  volonté 
immuable  de  Dieu,  —  qu'en  lui  imprimant  cet  essor  de  vo- 
lonté qui  relève  son  courage,  en  lui  donnant  la  force  pour 
lutter  contre  les  épreuves  et  les  dominer*.   » 

Ce  qui  signifie,  en  meilleur  français,  que  la  prière  agit  non 
sur  Dieu,  mais  sur  l'homme;  elle  n'obtient  rien  de  la  volonté 
divine,  puisque  celle-ci  est  immuable,  mais  elle  modifie  notre 
volonté  en  l'élevant  au-dessus  d'elle-même.  Voilà  votre  théo- 
rie. Maintenant  prenez  l'ouvrage  que  je  viens  d'indiquer,  lisez 
dans  la  IV^  partie  le  chapitre  i"',  qui  concerne  la  prière,  vous 
me  direz  ensuite  qui  il  faut  féliciter  :  ou  M.  Jules  Simon,  d« 
se  trouver  si  bien  d'accord  avec  les  esprits;  ou  les  esprits,  de 
répéter  fidèlement  les  leçons  d'un  si  grand  philosophe. 

Le  Spirite.  Vous  voulez  rire. 

Le  Théologien.  Pas  du  tout,  cette  observation  est  très-sé- 
rieuse.  Les  esprits  visent  à  la  popularité,  et  ils  ne  peuvent 


*  Le  spiritisme  à  Metz  y  p.  6. 

'  Ibid.  Cf.  Le  livre  des  esprits,  t.  II,  c.  II,  n.  340  et  suiv. 


LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE.  S5 

mieux  faire  que  d'entrer  dans  les  idées  qui  sont  acceptées  le 
plus  facilement  à  notre  époque.  Aussi  remarquons-nous  qu'ils 
n'y  manquent  jamais;  c'est  ce  qu'atteste  tout  l'ensemble  de 
leur  doctrine. 

Le  Spirite.  Mais  où  prétendez-vous  en  venir? 

Le  Théologien.  A  ceci:  que  concevant  ainsi  la  prière,  vous 
ne  sauriez  prendre  acte  de  celle  que  vous  faites  pour  affirmer 
que  l'esprit  évoqué  vient  au  nom  de  Dieu. 

Le  Spirite.  Je  ne  vous  comprends  pas. 

Le  Théologien.  Rien  n'est  pourtant  plus  simple.  Si  la  prière 
que  vous  adressez  à  Dieu  n'influe  en  rien  sur  sa  volonté,  pour- 
quoi vous  flattez-vous  qu'en  sa  considération  il  vous  en- 
verra un  bon  esprit? 

Le  Spirite.  C'est  que  par  là  nous  méritons  de  l'obtenir. 

Le  Théologien.  Très-hien-j  mais  la  volonté  divine  étant  im- 
muable, c'est-à-dire,  selon  vous,  insensible  à  tout  ce  qui  vient 
de  l'homme,  notre  mérite  ne  peut  pas  plus  la  modifier  que 
votre  prière.  En  outre,  pensez-vous  que  la  demande  adressée 
par  vous  soit  agréable  au  ciel? 

Le  Spirite.  Et  pourquoi  pas  ? 

Le  Théologien.  D'abord,  ce  que  vous  réclamez,  c'est  un 
miracle.  * 

Le  Spirite.  C'est  du  moins  un  fait  extra  naturel,  ou,  si  vous 
aimez  mieux,  surnaturel,  j'ensuis  d'accord. 

Le  Théologien.  Et  ce  miracle  ou  ce  fait  surnaturel,  vous  le 
demandez  moins  que  vous  ne  l'exigez  par  une  sorte  de  com- 
mandement. 

Le  Spirite.  Le  commandement  s'adresse  à  l'esprit. 

Le  Théologien.  Oui,  au  nom  de  Dieu,  que  vous  faites  sans 
cesse  intervenir.  Or,  ce  droit  de  commander  aux  esprits  de  la 
part  de  Dieu,  de  qui  le  tenez-vous? 

Le  Spirite.  Mais  il  me  semble  qu'il  ne  peut  venir  que  de 
Dieu  lui-même. 

Le  Théologien.  Qui  vous  prouve  que  Dieu  vous  l'a  conféré? 

Le  Spirite.  L'expérience. 

Le  'Théologien.  Permettez.  L'expérience  ne  saurait  rien  dé- 
montrer ici.  Vous  posez  le  commandement,  le  résultat  se  pro- 


66  LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 

duit.  Voilà  le  fait.  Maintenant,  au  nom  de  qui  l'esprit  est-il 
venu,  c'est  la  question  qui  demeure. 

Le  Spirite.  Mais,  Monsieur,  l'esprit  ne  peut  venir  qu'avec 
la  permission  de  Dieu. 

Le  Théologien.  Venir  avec  lapermission  de  Dieu  et  venir  ««^ 
nom  de  Dieu  %oxil  à^xTL  choses  bien  différentes.  L'esprit  qui 
trompait  Achab,  en  mettant  le  mensonge  dans  la  bouche  de 
ses  prophètes,  venait  avec  la  permission  de  Dieu  5  car  le  Sei- 
gneur lui  avait  répondu:  «  Tu  l'abuseras  et  tu  prévaudras;  va 
et  fais  comme  tu  as  dit  * .  »  Ah  !  Monsieur,  que  de  fois  j'ai  trem- 
blé que  vous  et  ceux  qui  vous  imitent  vous  ne  soyez  victimes 
d'une  déception  semblable! 

Le  Spirite.  C'est  impossible.  Dieu  sait  que  nos  intentions 
sont  droites,  il  ne  saurait  souffrir  qu'un  esprit  menteur  se  pré- 
sente sous  le  couvert  de  son  nom,  et  se  prévale  de  notre  reli- 
gion pour  en  imposer  à  notre  bonne  foi. 

Le  Théologien.  Prenez  garde  de  mettre  sans  motif  la  reli- 
gion en  cause;  si  vous  êtes  trompés,  vous  ne  devez  l'imputer 
qu'à  vous. 

Le  Spirite.  Comment  cela,  Monsieur? 

Le  Théologien.  De  tout  temps  il  y  a  eu  certaines  contrefa- 
çons des  actes  religieux  contre  lesquelles  le  christianisme  a 
grand  soin  de  nous  prémunir.  C'est  ce  qu'on  appelle  divi- 
nation, culte  superflu,  vaine  observance,  ou  plus  générale- 
ment superstition. 

«  Il  y  a  superstition,  dit  Mgr  Gousset,  lorsqu'on  invoque 
d'une  manière  expresse  ou  tacite  le  secours  du  démon  pour 
connaître  les  choses  cachées,  occultes,  secrètes,  dont  nous  ne 
pouvons  acquérir  la  connaissance  par  des  moyens  naturels... 
On  distingue  deux  manières  d'invoquer  le  démon,  l'une  ex- 
presse, l'autre  tacite.  L'invocation  est  expresse  quand  on 
l'invoque  nommément  sous  une  dénomination  quelconque. 
Elle  est  tacite ,  quand  on  cherche  à  connaître  une  chose  par 

'  Egressus  est  spirilus  etstetit  coram  Domino  était  :  Egodecipiam  illum.  Cui 
locutus  estDominus  :  In  que?  Et  ille  ait  :  Egrediar  eterospiritus  mendax  in  ore 
omnium  prophelarum  ejus.  El  dixit  Dominus  :  Decipies  et  praevalebis,  egredere 
etfacita.  (III  Reg.,  xxii,22,) 


LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE.  W 

des  moyens  que  l'on  sait  ne  pouvoir  nous  procurer  naturel- 
lement cette  connaissance  '.  » 

Remarquez,  Monsieur,  ces  derniers  mots,  et  voyez  bien 
si  on  ne  les  pourrait  pas  appliquer  à  ce  qui  se  passe  dans  les 
expériences  du  spiritisme. 

Le  Spirite.  Je  vous  assure  que  parmi  nous  personne  ne 
pense  à  invoquer  l'esprit  impur. 

Le  Théologien.  J'aime  à  le  croire,  d'autant  plus  que,  aux 
yeux  de  vos  docteurs,  le  démon  semble  n'être  qu'un  mythe*. 
Mais  pour  que  cette  invocation  existe,  il  n'est  pas  nécessaire 
d'y  penser. 

Le  Spirite.  Eh  quoi!  vous  voulez  nous  rendre  responsables 
de  ce  que  nous  n'avons  ni  dans  l'esprit,  ni  sur  nos  lèvres? 

Le  Théologien.  Outre  le  langage  de  la  parole,  il  y  a  encore 
celui  des  actions.  Quand  on  prend  certains  moyens  dans  le 
but  d'obtenir  un  effet  déterminé,  n'est-ce  pas  comme  si  on 
disait  que  l'on  veut  ce  résultat? 

Le  Spirite.  Sans  doute. 

Le  Théologien.  Et  si  le  moyen  adopté  n'a  aucun  rapport 
naturel  avec  l'effet  que  l'on  désire,  n'est-il  pas  clair  qu'on 
l'attend  d'une  intervention  étrangère? 

Le  Spirite.  Cela  va  sans  dire. 

Le  Théologien.  Vous  ne  soutiendrez  pas  qu'il  y  ait  une  re- 
lation naturelle  entre  l'imposition  de  vos  mains  sur  une  table 
et  la  présence  d'un  esprit,  entre  le  crayon  que  vous  tenez 
entre  vos  doigts  et  la  révélation  de  ce  qui  se  passe  dans  l'autre 
monde  ? 

Le  Spirite.  Non,  Monsieur,  je  l'ai  dit,  c'est  une  opération 
surnaturelle. 

Le  Théologien.  Reste  donc  à  savoir  de  qui  vous  attendez 
cette  opération. 

Le  Spirite.  Nous  l'attendons  de  l'esprit  lui-même. 


*  Mgr  Gousset,  Théol.  morale  duDécalog..,  n.  4<8. 

*  Cf.  Instruct.  pratiq.  sur  les  manif.  spirit.,  aux  mots  Démon  et  Satan.  «  Selon 
la  doctrine  spirite,  Satan  n'est  point  un  être  distinct,  c'est  la  personnification  du 
mal  et  de  tous  les  mauvais  esprits.  »  [Ihid.)  Liv.  des  esprits,  n.  62,  etc. 


»  LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 

Le  Théologien.  Alors  pourquoi  invoquer  Dieu? 

Le  Spirite.  Quand  je  dis  que  nous  l'attendons  de  l'esprit, 
ce  n'est  pas  pour  exclure  l'action  divine,  puisqu'elle  est  tou- 
jours la  cause  première  de  tout  ce  qui  est  bon. 

Le  Théologien.  Vous  convenez  donc  que  votre  opération 
n'est  légitime  que  si  elle  a  pour  principe  la  volonté,  le  bon 
plaisir  de  Dieu? 

Le  Spirite,  Bien  entendu. 

Le  Théologien.  Nous  y  voilà.  Moi  je  vous  conteste  précisé- 
ment le  droit  d'attribuer  à  Dieu  un  effet  semblable. 

Le  Spirite.  Quelles  sont  vos  raisons? 

Le  Théologien.  Les  voici  :  Dieu  est  l'auteur  de  la  nature 
et  l'auteur  de  la  grâce.  Tout  ce  qu'il  accomplit^  il  le  fait  à 
l'un  de  ces  deux  titres.  Or,  dans  le  cas  présent,  vous  n'êtes 
pas  sans  doute  tenté  de  dire  qu'il  agisse  comme  auteur  de 
la  nature,  car  le  phénomène  est  tout  à  fait  en  dehors  des  lois 
naturelles. 

Le  Spirite.  C'est  évident.  Et  pourtant  il  faut  bien  ajouter 
que  nous  ne  connaissons  point  la  portée  de  toutes  les  forces 
cachées  au  sein  de  la  création. 

Le  Théologien.  Il  n'est  pas  besoin  que  notre  science  aille 
jusque-là.  Nous  voyons  ici  intervenir  une  intelligence;  cette 
intelligence  n'anime  habituellement  ni  la  table,  ni  le  crayon, 
ni  aucun  des  objets  dont  on  se  sert  pour  avoir  ses  réponses. 
Quand  elle  fait  mouvoir  toutes  ces  choses,  il  est  bien  clair 
que  c'est  un  effet  en  dehors  des  lois  ordinaires. 

Le  Spirite.  Je  vous  accorde  ceci.  D'un  autre  côté,  je  ne 
voudrais  pas  dire  que  Dieu  agisse  alors  précisément  comme 
auteur  de  la  grâce. 

Le  Théologien.  Vous  avez  pourtant  des  esprits  qui  ne  re- 
culent pas  devant  cette  expression'.  Quant  à  nous,  prenons- 
en  une  autre,  et  disons  qu'il  devrait  agir  alors  comme  auteur 
de  l'ordre  extra  naturel  ou  surnaturel. 

Le  Spirite.  Très-bien. 

Le  Théologien.  Pour  que  nous  soyons  en  état  d'attendre 

*  Cf.  hîv.  des  esprits,  liv.  II,  ch.  2. 


LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE.  59 

un  effet  surnaturel  de  tel  ou  tel  moyen  dont  nous  usons,  il 
faut  de  deux  choses  l'une  :  ou  que  cet  effet  y  soit  attaché 
comme  de  lui-même,  ou  qu'une  promesse  divine  soit  inter- 
venue. Vous  allez  me  comprendre.  A  la  prière  est  attachée 
le  secours  de  Dieu,  soit  dans  l'ordre  de  la  nature,  soit  dans 
l'ordre  de  la  grâce,  car  il  est  tout  simple  qu'un  père  se  laisse 
toucher  par  les  supplications  de  ses  enfants;  aussi  quand 
nous  attendons  ce  secours,  notre  espérance  n'est  ni  vaine 
ni  téméraire.  Mais  il  y  a  d'autres  cas  où  une  parole  positive 
est  indispensable  pour  expliquer  notre  foi.  Quel  rapport,  par 
exemple,  entre  l'eau  du  baptême  et  l'amitié  divine,  entre  la 
formule  prononcée  par  un  homme  et  le  pardon  accordé  par 
le  ciel  ?  Ici  c'est  l'institution  du  sacrement  qui  justifie  notre 
confiance.  Seule  la  promesse  de  Jésus -Chnst  pouvait  créer 
un  lien  entre  des  choses  si  diverses.  Je  demande  donc  en  vertu 
de  quelle  institution,  sur  l'autorité  de  quelles  promesses  vous 
attendez  des  pratiques  employées  par  un  médium  la  présence 
d'un  esprit  venant  au  nom  de  Dieu. 

Le  Spirite.  Quand  je  ne  pourrais  vous  répondre,  je  ne  vois 
pas  en  quoi  vous  triompheriez,  car,  à  mon  tour,  ne  puis-je 
demander  en  vertu  de  quelle  promesse  nous  attendrions  les 
mêmes  choses  de  l'esprit  ^mauvais  ? 

Le  Théologien.  Oh  !  il  n'y  a  point  de  parité  à  établir.  Ce- 
lui qui,  d  après  l'Évangile,  est  le  père  du  mensonge  et  le 
prince  des  ténèbres,  ne  fait  point  tant  de  cérémonies;  il  est 
toujours  prêt  à  intervenir  du  moment  qu'il  trouve  une  fx>rte 
ouverte. 

Le  Spirite.  Mais  quelle  serait  celle  que  nous  serions  censés 
lui  ouvrir?  Dans  ce  qui  se  passe  chez  nous,  vous  trouvez  une 
hivocation  formelle  de  Dieu;  pour  le  démon,  il  n'y  en  a  au- 
cune, ni  expresse  ni  sous-entendue. 

Le  Théologien.  D'invocation  expresse,  non,  siée  n'est  de 
la  part  de  ceux  qui  recourent,  comme  ils  disent,  à  la  petite 
évocation,  dans  les  cas  difficiles.  INlais  l'appel  tacite  existe  par 
le  fait  même  que  vous  voulez  un  effet  surnaturel,  et  que  vous 
n'avez  aucun  motif  de  l'attendre  de  Dieu.  Car,  comme  il  n'y 
a  que  deux  puissances  qui  soient  capables  de  le  produire, 


60  LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 

si  l'une  s'y  refuse,  si  elle  ne  vous  autorise  pas  à  espérer ,  il 
faut  bien  pour  l'obtenir  que  vous  vous  tourniez  du  côté  de 
l'autre.  Sans  compter  qu'il  peut  y  avoir  un  pacte  que  vous  ne 
connaissez  pas,  et  dont  vous  remplissez  les  conditions  sans  le 
savoir. 

Le  Spirite.  Comment  prouverez-vous  que  Dieu  se  refuse  à 
faire  ce  que  nous  demandons  ? 

Le  Théologien.  La  preuve  en  est  dans  toute  l'Écriture.  Dès 
le  temps  de  Moïse,  Dieu  avait  défendu  d'évoquer  les  morts 
pour  leur  demander  la  vérité,  déclarant  que  cette  pratique 
était  en  abomination  à  ses  yeux  ' .  Aussi  la  loi  avait-elle  pro- 
noncé contre  elle  les  châtiments  les  plus  sévères.  On  sait 
queSaûl  extermina  tous  ceux  qui  s'y  livraient,  jusqu'au  mo- 
ment où  il  voulut  lui-même  y  recourir,  ajoutant  à  ses  fautes 
précédentes  cette  dernière  faute  :  aussi  l'ombre  de  Samuel 
ne  lui  donna-t-elle  qu'une  réponse  de  mort*.  Le  christia- 
nisme ne  s'est  pas  montré  moins  énergique  pour  réprouver 
ces  communications  partout  où  il  les  a  trouvées.  La  nécro- 
mancie, sous  quelque  forme  qu'elle  se  présentât,  y  a  toujours 
été  considérée  comme  illicite  et  sacrilège. 

Le  Spirite.  Pourtant,  Monsieur,  nous  lisons  dans  les  his- 
toires de  nos  saints  bien  des  conversations  qu'ils  ont  eues 
avec  les  âmes  des  défunts. 

Le  Théologien.  Vous  n'en  trouvez  pas  une  seule  qu'ils 
aient  cherchée,  comme  vous,  par  des  moyens  superstitieux.  Sur 
l'ordre  de  Dieu,  les  âmes  ont  pu  leur  apparaître,  soit  pour 
leur  faire  part  de  leur  gloire,  si  elles  étaient  bienheureuses, 
soit  pour  réclamer  leurs  prières,  si  elles  étaient  souffrantes. 
Mais  dans  ces  communications,  le  ciel  avait  l'initiative.  Point 
d'intermédiaires  factices,  point  d'instruments  bizarres  ni  de 
conventions  arbitraires,  rien  à  quoi  on  attachât  une  vertu 
secrète  ou  qui  sentît  un  pacte  conclu  avec  des  puissances 
mystérieuses. 


*  Néc  inveniatur  in  te  qui  quœrat  a  moriuis  veritaiem.  Omnia  hœc  abominatur 
Dominus.  {Deut.,  xviii,  il,  12.) 
»  I  Régi,  c.  XXVIII. 


LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE.  61 

Le  Spirite.  Je  puis  bien  vous  affirmer  qu'il  n'y  a  chez  nous 
aucun  pacte.  Les  moins  chrétiens  n'y  croiraient  pas,  les  autres 
en  auraient  horreur. 

Le  Théologien.  Monsieur,  j'ai  une  question  à  vous  adres- 
ser. Pourriez-vous,  s'il  vous  plaît,  m'expliquer  comment  il  se 
fait  qu'un  infidèle  qui  ne  croit  ni  en  Dieu  ni  à  l'Église, 
baptise  véritablement  s'il  verse  de  l'eau  sur  la  tète  d'un  enfant 
en  prononçant  les  paroles  sacrées  ? 

Le  Spirite.  Je  sais  que  tel  est  l'enseignement  du  catéchisme. 
Il  faut  donc  dire  que  la  grâce  est  attachée  à  ce  rite,  quelle 
que  soit  la  croyance  de  celui  qui  l'emploie.  Cependant,  si  je 
ne  me  trompe,  il  doit  avoir  l'intention  générale  de  faire  ce 
que  fait  l'Église. 

Le  Théologien.  Oui,  c'est  cela.  Cette  intention  suffit  pour 
faire  entrer  un  instant  l'infidèle  dans  la  pensée  même  de  Jésus- 
Christ,  et  lui  faire  accomplir  une  œuvre  toute  surnaturelle. 
Or,  maintenant  sachez  que  le  démon  parodie  les  œuvres  de 
Dieu.  Lui  aussi  a  ses  sacrements,  c'est-à-dire  des  rites,  des 
observances,  auxquels  sont  attachés  certains  effets  dont  il  est 
l'auteur.  Quiconque  se  met  dans  les  conditions  qu'il  a  déter- 
minées se  trouve  par  là  même  identifié  avec  lui  pour  l'effet  à 
produire,  quelles  que  soient  d'ailleurs  ses  idées  et  ses  croyan- 
ces. Voilà  ce  qui  existe  dans  une  foule  de  pratiques  magiques, 
superstitieuses.  En  est-il  de  même  des  faits  du  spiritisme? 
Cela  paraît  fort  vraisemblable,  et  j'avoue  que  je  suis  très-porté 
à  le  croire. 

Le  Spirite.  Mais,  Monsieur,  si  l'on  n'a  nulle  intention  d'a- 
voir des  relations  avec  les  esprits  impurs?... 

Le  Théologien.  Vous  avez  toujours  celle  de  lier  conversa- 
tion avec  ceux  qui  viennent  d'ordinaire  et  que  vous  ne  con- 
naissez pas  d'une  manière  certaine.  C'en  est  assez  pour  que 
ce  commerce  vous  soit  justement  imputé. 

Le  Spirite.  Il  y  a  des  opérateurs  qui  protestent  avec  éner- 
gie qu'ils  ne  veulent  à  aucun  prix  se  trouver  en  contact  avec 
le  démon. 

Le  Théologien.  J'ai  ouï  dire  que  quand  cette  protestation 
est  absolue,  elle  enchaîne  toute  la  puissance  des  médiums  et 


68  LES  COMMUNICATIONS  D' OUTRE-TOMBE; 

met  obstacle  aux  expériences.  Mais  plusieurs,  tout  en  parais- 
sant la  faire,  la  rétractent  équivalemment  par  leurs  actes, 
puisqu'ils  continuent  à  désirer,  à  appeler  les  mystérieux  in- 
terlocuteurs.» 

Le  Spirite.  Vous  me  dites  là.  Monsieur,  des  choses  bien 
étranges.  Selon  vous,  les  pratiques  dont  nous  avons  parlé  se- 
raient donc  une  sorte  de  sacrement  diabolique  qui  aurait  la 
vertu  de  produire  les  phénomènes  spirites,  à  peu  près  comme 
le  baptême  produit  la  grâce  ? 

Le  Théologien.  Je  n'affirme  pas  qu'il  en  soit  ainsi,  mais  je 
dis  que  nous  avons  tout  sujet  de  le  craindre.  Car  enfin,  ces 
pratiques  ont  une  vertu;  cette  vertu  n'est  ni  naturelle  ni 
divine.  Alors  veuillez  bien,  je  vous  prie,  me  la  définir. 

Le  Spirite,  Ce  serait  la  première  fois  qu'on  aurait  vu  chose 
pareille. 

Le  Théologien.  Non,  Monsieur,  détrompez-vous.  A  toutes 
les  époques,  la  magie  a  eu  ses  rites  plus  ou  moins  compliqués  , 
souvent  tout  à  fait  semblables  à  ce  que  nous  voyons  aujour- 
d'hui. Est-ce  que  vous  n'avez  pas  entendu  citer  ce  texte  fa- 
meux de  Tertullien,  qui  reprochait  aux  magiciens  de  son 
temps  de  faire  parler  les  tables  ? 

Le  Spirite.  On  m'en  a  dit  vaguement  quelque  chose  ;  j'ai- 
merais à  savoir  au  juste  ce  qu'il  en  est. 

Le  Théologien.  Tertullien,  pour  expliquer  les  faits  qui  se 
produisaient  de  son  temps,  recourt  à  la  théorie  même  que  je 
viens  d'émettre.  Il  suppose  une  invitation  adressée  aux  mau- 
vais esprits  une  fois  pour  toutes,  ensuite  on  n'a  plus  qu'à 
renouveler  les  signes  de  convention  pour  voir  les  âmes  des 
morts  revenir  et  les  tables  annoncer  les  choses  cachées* .  Voilà 
ce  que  pensaient  les  premiers  chrétiens,  voilà  ce  que  disaient 
les  Pères. 

Le  Spirite.  Après  tout.  Monsieur,  ceci  ne  regarde  que  les 
médiums  et  ceux  qui  leur  commandent;  mais  du  moment  que 


^  Tertull.  Aipol.  XXIII.  Magi  phantasraata edunt  etjam  defunctorum  infamant 
animas...  habentes  semel  invitatorum  angelorum  et  daemonum  assistentem  ibi 
potestatem,  perquosetcaprse  et  mensae  divinare  coasueveruat. 


LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE;  6ft> 

je  me  borne  à  consulter,  je  suis  absolument  en  dehors  de  tout 
danger  de  mal  faire. 

Le  Théologien.  Il  y  a  une  solidarité  élroite  entre  celui  qui 
adresse  la  question  et  celui  qui  procure  la  réponse.  D'abord 
le  premier  est  cause  par  rapport  à  l'acte  du  second;  ensuite 
lui-même  est  mis  en  contact  avec  l'esprit  auquel  il  parle  par 
cet  intermédiaire.  Si  la  conversation  est  satanique,  il  est  clair 
que  chacun  des  interlocuteurs  y  a  sa  part  et  s'y  trouve  mêlé 
pour  son  propre  compte.  Puis,  quand  vous  forcez  le  démon 
à  parler,  vous  devenez  en  quelque  sorte  l'obligé  du  démon. 
Vous  vous  soumettez  à  son  action,  vous  lui  accorde  z  sur  votre 
personne  une  certaine  puissance  dont  il  n'est  pas  toujours 
facile  de  calculer  la  portée. 

Le  Spirite.  Monsieur,  vous  êtes  sévère,  et  malgré  l'autorité 
qu'a  pour  moi  votre  parole,  j'aimerais  à  savoir  si  d'autres 
partagent  ces  idées. 

Le  Théologien.  Les  idées  que  j'exprime  sont  celles  des  pas- 
teurs chargés  de  veiller  au  dépôt  de  la  foi.  Il  y  a  à  Rome  une 
congrégation  de  cardinaux  créée  pour  ce  grand  objet  ;  voici 
ce  qu'elle  dit  à  propos  des  abus  du  magnétisme  : 

«L'application  de  principes  et  de  moyens  purement  phy- 
siques pour  obtenir  des  ^effets  vraiment  surnaturels  est  une 
déception  illicite  et  qui  tient  à  l'hérésie  \  » 

Voici  maintenant  le  commentaire  que  fait  sur  ces  paroles  un 
éminent  évèque  parlant  à  tous  les  prêtres  de  son  diocèse. 

«  Cette  décision,  rapprochée  de  plusieurs  antres  principes 
qui  sont  certains  par  l'Écriture  et  par  la  tradition,  vous  four- 
nira. Messieurs,  des  principes  de  solution  par  rapport  à  l'une 
des  pratiques  les  plus  dangereuses  et  les  plus  coupables,  je 
veux  dire  lu  communication  avec  les  esprits.  La  foi  ne  permet 
pas  de  douter  que  le  recours  aux  morts  pour  apprendre  la 
vérité  ne  soit  un  crime  abounnable  devant  Dieu  et  digne  des 
châtiments  les  plus  terribles.  Or,  s'il  n'est  pas  permis  d'inter- 
roger les  morts,  et,  parconscc[uent,  si  Dieu  refuse  aux  morts 
la  faculté  de  répondre  aux  questions  que  les  vivants  ne  peu- 

*  Encyclique  de  laCongrég.  de  l'inquisit.,  ^\ix  ies  o6us  du  ma^ntjtjsme. 


64  LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE. 

vent  leur  adresser  licitement,  de  quelle  source  peuvent  donc 
émaner  ces  réponses  que  l'on  se  flatte  d'obtenir  et  que  l'on 
obtient  quelquefois?  Manifestement  nul  autre  que  l'esprit 
d'erreur  et  de  ténèbres  ne  peut  obéir  à  ces  interpellations 
coupables.  La  communication  avec  les  espritsest  donc  ni  plus 
ni  moins  le  commerce  avec  les  démons  ;  et  c'est  par  consé- 
quent le  retour  à  ces  monstrueux  désordres  et  à  ces  supersti- 
tions damnables,  qui  ont  placé  pendant  tant  de  siècles  et  qui 
placent  encore  les  nations  païennes  sous  la  honteuse  servi- 
tude des  puissances  infernales...  Aucune  conscience  éclairée 
ne  peut  se  permettre  ni  cette  évocation  des  morts,  ni  ce  recours 
aux  esprits  quelconques,  ni  ces  questions  sur  les  mystères  les 
plus  impénétrables  de  la  vie  présente  et  sur  les  mystères  de  la 
vie  future...  Les  seuls  rapports  qui  nous  soient  permis  avec 
les  esprits,  ce  sont  les  rapports  surnaturels  qui  consistent 
dans  la  prière,  dans  l'invocation  des  anges  et  des  élus,  dans 
la  méditation  de  leurs  vertus,  dans  le  souvenir  et  l'imitation 
de  leurs  exemples,  dans  la  docilité  à  suivre  les  inspirations  in- 
térieures que  leur  intercession  auprès  de  Dieu  peut  faire  arri- 
ver dans  nos  cœurs  ' .  » 

Vous  voyez  si  j'ai  surfait  la  doctrine. 

Le  Spirite.  Monsieur,  je  professe  un  profond  respect  pour 
la  parole  des  prélats  qui  sont  nos  maîtres  dans  la  foi.  Tous 
se  montrent-ils  aussi  opposés  au  spiritisme  que  celui  à  qui 
vous  empruntez  ce  passage  ? 

Le  Théologien.  Je  pourrais  vous  en  citer  bien  d'autres,  si  je 
ne  craignais  de  vous  être  à  charge  ;  vous  pouvez  lire  les  lettres 
pastorales  de  NN.  SS.  les  évêques  de  Québec,  de  Viviers,  d'Or- 
léans, de  Rouen,  de  Cambrai,  de  Mons,  de  Marseille,  d'Au- 
tun,  de  Verdun,  d'Alby,  de  Rennes,  de  Dijon,  etc..  Vous 
trouverez  partout  les  mêmes  réprobations,  partout  des  quali- 
fications semblables.  Et  il  ne  faut  pas  vous  en  étonner,  car  le 
sens  catholique  répugne  à  se  permettre  ces  choses  tout  autant 
que  la  science  théologique  les  condamne. 

Le  Spirite.  Pourtant  je  vois  des  personnes  pieuses  qui  ne  se 

*  MgrPiç,  Discours  etinstr.  pastor.^  1. 111,  p.  4345.  -^ 


LES  COMMUNICATIONS  D'OUTRE-TOMBE.  65 

font  point  scrupule  d'y  prendre  part.  Elles  conlinuent  de 
fréquenter  les  sacrements  en  même  temps  que  nos  réunions, 
tour  à  tour  elles  paraissent  aux  expériences  spirites  et  à  la 
table  sainte.  Ainsi  le  clergé  ne  porte  pas  partout  un  jugement 
aussi  rigoureux. 

Le  Théologien.  Monsieui-,  ce  que  vous  dites  peut  tenir  à 
bien  des  causes  qui  n'infirment  en  rien  l'unanimité  des  ré- 
probations. Il  y  a  des  âmes  tellement  obstinées  dans  certaines 
idées  que  le  prêtre  essayerait  vainement  de  les  en  faire  démor- 
dre. Quand  il  les  croit  dans  la  bonne  foi,  souvent  il  lesaban- 
donne  à  leur  conscience.  D'autres  ne  portent  pas  même  à  son 
tribunal  des  pratiques  dont  elles  ne  comprennent  pas  ou  ne 
veulent  point  comprendre  la  grièveté.  Il  n'y  a  donc  absolu- 
ment rien  à  conclure  du  fait  que  vous  mettez  en  avant,  et 
qui  ne  saurait  être  après  tout  qu'une  exception  assez  rare. 

Le  Spirite.  Eh  bien  !  je  veux  supposer  avec  vos  autorités  que 
la  source  des  révélations  spirites  soit  réellement  le  démon. 
Nous  nous  tiendrons  donc  en  garde  contre  ses  ruses,  mais  si 
nous  pouvons  les  forcer  à  faire  le  bien,  ne  sera-ce  pas  une 
œuvre  licite  et  méritoire  ? 

Le  Théologien.  Je  vous  entends,  vous  êtes  persuadé  que  les 
résultats  du  spiritisme  ei^  sont  la  justification. 

Le  Spirite.  Oui,  Monsieur,  et  c'est  là  le  coté  le  plus  fort  de 
ma  thèse.  Puisque  j'ai  passé  pour  battu  jusqu'à  présent,  j'au- 
rais bien  envie  de  prendre  contre  vor.s  une  bonne  revanche. 

Le  Théologien.  A  demain,  si  vous  voulez.  Nous  aurons  plus 
de  loisir  pour  donner  à  ce  point  de  vue  toute  l'importance 
qu'il  mérite. 

Le  Spirile.  A  deinain  donc.  Trouvez-vous  ici  à  pareille 
heure. 

A.  Matignoiv. 


LES  SAINTS  APOTRES 


PAUL,  JACQUES  ET  JEAN. 


Le  rationalisme  protestant  d'Allemagne,  qui  voit  dans  le 
christianisme  plutôt  un  système  ou  un  ensemble  de  systèmes 
qu'une  religion,  et  qui  en  attribue  l'établissement  moins  à 
Jésus-Christ  qu'aux  apôtres,  s'est  appliq  ué  avec  un  soin  parti- 
culier à  étudier  au  pied  de  la  lettre  et  à  comparer  entre  elles 
ce  qu'il  appelle  leurs  différentes  doctrines.  Sous  le  charme 
de  l'antithèse,  et  poussé  par  la  manie  du  parallèle,  il  ne  se 
lasse  point  de  rapprocher  les  uns  des  autres  ou  d'opposer 
entre  eux  ces  fondateurs  de  l'Eglise,  pour  faire  mieux  ressor- 
tir les  l'apports  et  les  différences  soit  de  leurs  qualités  person- 
nelles, soit  du  caractère  et  des  tendances  de  leurs  écrits. 

Pierre^,  dit-on,  c'est  l'homme  de  l'organisation,  l'homme  du 
pouvoir  ;  c'est  le  type  de  l'Église  romaine.  Jean,  c'est  l'homme 
de  la  contemplation,  de  la  prophétie  et  de  la  métaphysique  ; 
c'est  le  type  de  l'Église  grecque.  Paul,  c'est  l'homme  de  l'ac- 
tion et  de  la  parole  ;  c'est  le  type  de  l'Église  protestante  !  — 
Dans  le  christianisme,  Pierre  représente  l'élément  judaïque; 
pour  lui,  la  doctrine,  c'est  la  loi.  Jean  représente  l'élément 
oriental;  pour  lui,  la  doctrine  se  résume  dans  l'amour.  Paul 
représente  l'élément  gréco-latin  ;  pour  lui,  la  foi  est  l'abrégé 
de  la  doctrine.  —  La  théologie  pétrinienne,  se  rattachant  es- 


LES  SAINTS  APOTRES  PAUL,  JACQUES  ET  JEAN.  Ç7 

sentiellement  aux  idées  antérieurement  reçues,  marie  l'Évan- 
gile avec  la  Loi.  La  théologie  paulinienne,  saisissant  la  diffé- 
rence fondamentale  de  ces  deux  disponsations,  combat  pour 
l'émancipation  de  l'Évangile.  La  théologie  joanni(|ue  enfin, 
ayant  déjà  complètement  franchi  le  champ  de  la  polémique 
antijudaïque,  élève  l'Évangile  d'une  manière  tout  à  fait  indé- 
pendante dans  la  sphère  de  la  spéculation  théologique  et  du 
mysticisme  religieux  '. 

Saint  Jacques  diffère  peu  de  saint  Pierre.  L'un  et  l'autre 
s'appuient  principalement  sur  l'Ancien  Testament,  et  la  morale 
domine  dans  leur  enseignement.  Cependant,  dans  la  doctrine 
du  premier,  le  dogme  est  moins  développé  que  dans  celle  du 
second.  Quant  à  saint  Paul,  il  n'est  d'accord  ni  avec  saint 
Pierre,  ni  par  conséquent  avec  saint  Jacques ,  ni  avec  saint  Jean . 
Nous  avons  déjà  fait  voir^  que,  quoi  qu'on  en  dise,  sa  doctrine 
est  parfaitement  en  harmonie  avec  celle  du  prince  des  apôtres  . 
Il  ne  nous  reste  plus  à  parler  que  de  saint  Jacques  et  de  saint 
Jean  '. 


skiNT  JACQUES. 


Saint  Jacques  est,  dit-on,  comme  saint  Pierre,  le  représen- 
tant du  judéo -christianisme.  Sa  doctrine  se  renferme  dans  le 
cercle  étroit  d'un  judaïsme  croyant  à  l'accomplissement  des 
prophéties  messianiques  en  Jésus-Christ. 

C'est  pour  cela  qu'il  adresse  son  épître  aux  .<  douze  tribus 
dispersées.   »  (i,  i .)  C'est  pour  cela  qu'il  appelle  Abraiiam 


'  Rinis?,  Hiftt.  de  lathcol.  c/ire/.,  t.  I,  p.  39,  etpassim;  Baur.  Schwegler,  passim. 

'   Etudes  de  théuloyie^  de  philosophie  et  dliist.,  décembre  4861,  p.  622. 

'  Nous  ailrat^ilons  ici  comme  aulhetiliqueà  tous  les  écrits  canoniques  du  saint 
Jacques  et  do  saint  Jean,  parce  que  coux  de  no»  adversaires  qui  rejettent  leur 
autln'nlicité  les  roj;ardenl  nôanrajins  comme  l'expression  exacio  de  la  doctrine 
de?  deux  apolros.  Car,  dis<!nt-ils,  lauleur  de  ces  écrits  ne  les  aurait  pas  mis  sous 
les  noms  de  saint  Jaajues  et  de  saint  Joan  s'ils  n'eusieut  été  conformes  ix  leur 
doctrine. 


68  LES  SAINTS  APOTRES 

«  notre  père.  »  (ii,  2  t.)  C'est  pour  cela  qu'il  voit  dans  l'as- 
semblée des  fidèles  plutôt  la  Synagogue  que  l'Église  ((rwayuiyri 
et  non  h.vlricla..  —  n,  dl).  C'est  pour  cela  que  l'Evangile  n'est 
à  ses  yeux  que  l'accomplissement  de  la  loi  ;  Dieu,  un  législa- 
teur et  un  juge;  le  véritable  chrétien,  un  observateur  de  la  loi. 
(i,  25.  —  n,  8-12.  —  IV,  1 1  et  suiv.)  Telles  sont  du  moins  les 
principales  raisons  alléguées  parSchwegler  pour  prouver  que 
la  doctrine  de  cette  épître  est  encore  exclusivement  judaïque' . 
Baur  avait  également  cru  apercevoir  dans  cet  écrit  une  ten- 
dance contraire  à  la  doctrine  plus  large  de  saint  Paul,  peut- 
être  même  une  opposition  à  sa  personne  ^.  Enfin  M.  Reuss 
affiime  sans  restriction  que,  dans  toute  cette  épître,  «  il  n'y 
a  pas  un  mot  qui  dépasse  le  niveau  de  l'Ancien  Testament.  » 
Et  il  ajoute  :  «  Cela  est  si  vrai  que  plusieurs  auteurs  ont  été 
jnsqu'à  dire  que  l'épître  de  Jacques  a  dû  être  écrite  à  une 
époque  où  la  séparation  de  l'Église  et  delà  Synagogue  n'avait 
pas  encore  été  commencée'. 

Avant  de  discuter  ces  allégations  il  est  bon  de  se  rappeler  à 
qui  l'apôtre  adressait  son  écrit,  à  quelle  occasion  et  dans 
quel  but. 

Un  grand  nombre  de  Juifs,  convaincus  de  l'accomplisse- 
ment des  prophéties  messianiques  en  Jésus-Christ,  se  persua- 
daient que  cette  profession  de  foi  suffisait  pour  les  rendre 
héritiers  des  promesses  de  la  nouvelle  alliance,  comme  ils 
l'étaient  de  celles  de  l'Ancien  Testament  par  leur  seule  ori- 
gine. Ne  voyant  aucune  différence  essentielle  entre  le  chris- 
tianisme et  le  judaïsme,  ils  ne  comprenaient  point  la  nécessité 
d'une  renaissance  spirituelle  et  gardaient,  au  sein  delà  société 
chrétienne,  tous  leurs  vices  nationaux.  Nous  apprenons  par 
les  épîtres  de  saint  Paul  qu'ils  disputaient  sur  la  religion 
avec  passion,  et  se  faisaient  remarquer  par  leur  ostentation, 
non  moins  que  par  leur  cupidité*.  Ils  se  posaient  en  docteurs, 
prétendant  «  posséder  la  science  de  Dieu,  tandis  qu'ils  le  re- 

*  Schwegler,  Das  nachapostolische  Zeitalter,  t.  I,  p.  420-423. 

^  Baur,  Das  Christenthum  der  drei  ersten  Jahrhunderte,  i».  \^''Z-i'i'i. 
^  Reuss,  Histoire  de  la  théologie  chrétienne,  1. 1,  p.  374. 

*  Voyez,  entre  autres  passages,  Til.^i,  10.  —  /  Tim.,  i,  4-6;  vi,  3-40. 


PAUL,  .lACQUES  ET  JEAK.  69 

niaient  clans  leurs  œuvres'.  »  C'est  à  eux  que  s'adresse  saint 
Jacques.  Son  but  est  d'abord  de  reprendre  et  de  corriger  leurs 
défauts,  principalement  l'ostentation  hautaine  des  riches  et  la 
préférence  qu'on  leur  accordait  sur  les  pauvres  dans  les  as- 
semblées chrétiennes.  Il  réfute  ensuite  l'erreur  dogmatique 
sur  laquelle  se  fondait  leur  conduite,  la  fausse  opinion  qu'ils 
s'étaient  faite  de  l'inutilité  des  œuvres  pour  opérer  leur  salut 
pourvu  qu'ils  crussent  en  Jésus-Christ. 

Dans  la  partie  morale  de  son  épitre,  l'apôtre  rappelle  aux 
fidèles  combien  il  est  contraire  à  l'esprit  de  Ja  foi  de  faire 
acception  de  personnes  (n,  i).  H  réprouve  l'usag;?  d'accorder 
les  honneurs  ecclésiastiques  aux  riches  et  d'en  exclure  les 
pauvres  (n,  2,3).  Cette  distinction  renferme  un  jugement 
injuste  (n,  4)?  contraire  à  la  Providence,  qui  donne  la  préfé- 
rence aux  pauvres  (n,  5),  contraire  à  l'équité  naturelle,  à 
cause  des  nombreux  défauts  des  riches,  qui  les  rendent  sou- 
vent indignes  de  privilège  (ii,  6,  7),  contraire  à  la  charité, 
qu'elle  blesse,  et  à  la  loi  tout  entière,  qui  se  trouve  par 
là  même  violée  (11,  8-1 1). 

Quant  à  la  manie  d'enseigner,  ou  plutôt  de  dogmatiser,  on 
s'en  défendra  aisément,  si  l'on  songe  que  ceux  qui  instruisent 
les  autres  auront  à  rendre  à  Dieu  un  compte  plus  rigoureux 
(m,  i).  Le  ministère  de  la  parole  est  plein  de  dangers  (m,  2); 
car,  bien  que  la  langue  ne  soit  qu'un  petit  membre,  si  on  la 
compare  au  corps  entier,  elle  a  néanmoins  une  très-grande 
puissance,  comme  le  frein  qui  dompte  le  coursier  (in,  3), 
comme  le  gouvernail  qui  dirige  le  navire  (in,  l[),  comme  l'é- 
tincelle qui  embrase  toute  une  forêt  (m,  a).  Elle  est  d'ail- 
leurs difficile  à  régler  (ni,  (3-8),  et  sert  pour  le  mal  autant  que 
pour  le  bien  (ni,  9-12).  La  présomptiou  naturelle  à  l'homme 
et  sa  folle  confiance  en  sa  propre  sagesse,  si  conlrain;  à 
la  sagesse  véritable,  augmentent  encore  tous  ces  tlangeis 
(iii,  i3-i8). 

La  partie  dogmatique,  avant  tout,  fait  voir  tpie  la  foi  vraie 
est  celle  qui  produit  les  œuvres  de  la  justice  chrélieruie.  Sans 

'    Tit.,i,\G.  —  II  Tim.,  u[/6. 


Irt)  LES  SAINTS  APOTRES 

les  œuvres,  en  effet,  la  foi  est  aussi  inutile  au  croyant  pour 
son  salut,  que  le  serait  au  pauvre  pour  s'enrichir  la  simple 
persuasion  qu'il  est  riche  (ii,  i4-i6).  Sans  les  œuvres,  elle 
est  vaine,  parce  qu'elle  est  morte,  incapable  de  se  manifester 
au  dehors,  trop  semblable,  en  un  mot,  à  celle  des  démons 
(n,  17-19).  Sans  les  œuvres,  elle  est  essentiellement  impar- 
faite, parce  qu'elle  ne  sert  ni  à  l'augmentation,  ni  à  la  consom- 
mation, ni  à  la  conservation  de  la  justice,  comme  le  prouvent 
les  exemples  d'Abraham  et  de  Rahab  (n,  2i-25  *). 

Ces  quelque  ^  notions  expliquent  assez  bien  le  caractère  et 
les  tendance?  de  l'épître  de  saint  Jacques,  pour  qu'il  ne  soit 
pas  nécessaire  d'y  chercher  le  judéo-christianisme,  tel  que  le 
comprend  l'école  de  Tubingue.  Les  expressions  signalées  par 
Schwegler  ne  prouvent  point  que  l'apôtre  renfermât  son 
christianisme  dans  les  limites  du  judaïsme.  Saint  Jacques  était 
Juif  d'origine,  et  il  écrivait  à  des  chrétiens  nés  comme  lui 
dans  le  judaïsme  ;  n'était-il  pas  naturel  qu'il  leur  présentât 
les  idées  chrétiennes  sous  des  formes  et  avec  des  expressions 
qui  leur  étaient  plus  familières,  et  dont  l'analogie  de  l'Ancien 
Testament  et  du  Nouveau  lui  permettait  l'usage  ?  Saint  Paul, 
à  qui  on  voudrait  opposer  saint  Jacques,  n'a-t-il  pas  employé 
les  mêmes  formes  et  les  mêmes  expressions  dans  son  épître 
aux  Hébreux  ?  Les  exemples  cités  par  l'apôtre  palestinien,  ne 
l'ont-ils  pas  été  également  par  l'Apôtre  des  gentils^  ? 

Sans  doute  saint  Jacques  voit  dans  le  christianisme  la  loi, 
mais  la  loi  parfaite,  la  loi  de  liberté  de  l'alliance  nouvelle',  et 
non  la  loi  imparfaite  et  servile  de  l'ancienne  alliance.  Son 
christianisme  est  quelque  chose  de  parfait  sous  tous  les  rap- 
ports. Ainsi  :  le  chrétien  doit  être  parfait*;  de  même  que  la 
grâce  de  Dieu  est  quelque  chose  d'excellent  et  de  parfait^,  de 
même,  la  foi  chrétienne  doit  atteindre  sa  perfection  par  les 


*  Voyez  pour  l'analyse  complète  de  l'épître  de  saint  Jacques,  Kiber,  Analysis 
biblica,  t.  II,  p.  519-524.  Paris,  4856. 

*  Hebr.,xi,M,  3i. 

»  «  Legemperfectam  libertatis(.rac.,  i,  25).  » 

*  «  Ut  sitis  perfecti  et  integri,  in  nuUo  déficientes  {Jac,  i,  4).  » 

"  «  Oirine  datum  optimum,  etomne  donum  perfectum  f/ac,  i,  17).  » 


PAUL ,  JACQUES  ET  JEAN.  7< 

œuvres  qui  en  procèdent  V  Le?  œuvres  elles-mêmes  doivent 
être  parfaites  ^  et  exclure 'tout  partage  du  cœur  ou  de  l'inten- 
tion '.  De  là  vient  qu'on  ne  peut  négliger  aucune  partie  de  la 
loi  sans  se  rendre  coupable  envers  la  loi  entière  *.  Ce  n'est 
pas  assez  d'écouter  la  parole,  il  faut  la  mettre  en  pratique  '  ; 
c'est  trop  peu  de  dire,  il  faut  faire  "^  ;  il  ne  suffit  pas  de  croire, 
il  faut  agir  '' .  La  loi  chrétienne  est  une  loi  de  liberté,  qui 
n'impose  pas  le  joug  de  l'esclavage;  mais,  au  contraire,  qui 
en  affranchit  par  le  renouvellement  intérieur  et  la  renais- 
sance spirituelle  *. 

«  Tout  cela,  dit  fort  bien  Lechler,  se  rapporte  manifeste- 
ment au  point  de  vue  chrétien,  et  non  judaïque,  concernant 
la  loi  ®.  » 

Quoique  saint  Jacques  ne  se  proposât  pas  directement,  dans 
son  épître ,  d'enseigner  et  d'établir  le  dogme  ,  parce  qu'il 
s'adressait  à  des  croyants ,  mais  plutôt  de  corriger  leurs 
mœurs  et  leurs  préjugés,  on  y  trouve  néanmoins  incidemment 
bien  des  paroles  qui  révèlent  une  doctrine  dépassant  de  beau- 
coup le  niveau  de  l'Ancien  Testament,  surtout  par  rapport  à 
Jésus-Christ.  Lechler  et  Borner  l'ont  eux-mêmes  reconnu  '". 

Aux  yeux  de  l'apôtre,  Jésus-Christ  est  législateur  et  roi; 
car  il  lui  attribue  les  qualités  de  Seigneur,  de  Seigneur  de  la 
gloire  et  de  juge  *\  Jésus-Christ  est  docteur  et  prophète,  ap- 
portant la  parole  de  vérité  à  la  fois  révélatrice  et  créatrice  '*, 
et  ou  peut  juger  de  la  haute  idé^  que  saint  Jacques  se  faisait 


'  «  Ex  operibus  fides  consummata  est  [Jac,  ii,  22).  » 

•  «  Opiis  perfectum  operatur  (/ac,  i,  4).  » 
'  Jac,  I,  8.  —  IV,  8. 

•  Jac,  II,  10. 

»  «  Factores  verbi,  et  non  auditores  tantum  {Jac,  i,  22).  » 

•  0  Sic  loquinoini,  et  sic  facile  (Jac,  ii,  <2).  » 

'  «  Quid  proderit...  si  fidem  quis  dicat  se  habere,  opéra  autem  non  habeat 
(Jac,  n,  14).  » 

•  yoc,  1,18-25. 

'  Lechlor,  Dus  apos(olisc}ie  und  das  TuicJuipostolische  Zeitalter,  p.  166, 
'"  Lechler,  ibidem.  —  Dorner,  Enhrickelunsgechichte  von  der  Person  Christi, 
1. 1,  p.  95  et  sq.;  Stuttgart,  18i6;  Berlin,  4851. 
"  Jac,  i,  1.  —Il,  1.— V,  7-9. 
•»  Jac,  I,  17,  18. 


n  LES  SAIiNTS  APOTRES 

de  lui  sous  ce  rapport  par  les  nombreux  passages  où  il  fait 
allusion  à  ses  discours  '.  Jésus-Christ  est  prêtre  et  médiateur; 
car  la  prière  en  son  nom  est  puissante  par  son  entremise,  et 
c'est  de  lui  que  les  sacrements  tiennent  leur  vertu  ".  Jésus- 
Christ  est  Dieu,  puisqu'on  lui  attribue  les  qualités  de  souve- 
rain Seigneur  et  de  juge  suprême  de  la  même  manière  qu'à 
Dieu  ^ 

La  doctrine  de  saint  Jacques  n'est  donc  pas  exclusivement 
judaïque,  ni,  par  conséquent,  essentiellement  différente  de 
celle  de  saint  Paul.  Il  est  même  très-remarquable  qu'un  des 
points  sur  lesquels  l'évêque  de  Jérusalem  revient  le  plus  sou- 
vent dans  son  épître,  le  dernier  avènement  du  Seigneur  en 
qualité  de  juge  ',  soit  précisément  un  de  ceux  que  l'école 
de  Tubingue  regarde  comme  caractéristique  de  la  théologie 
paulinienne  '\  Cependant,  pour  achever  d'établir  la  parfaite 
conformité  de  doctrine  entre  les  deux  apôtres  ,  il  faut  ré- 
pondre encore  à  une  objection  tirée  de  la  célèbre  controverse 
protestante  au  sujet  de  la  foi  et  des  œuvres ,  renouvelée  par 
l'école  de  Tubingue.  Saint  Paul,  dit-on,  attribue  notre  justi- 
fication à  la  foi  sans  les  œuvres,  et  saint  Jacques  affirme  que  la 
foi  sans  les  œ^uvres  ne  saurait  nous  justifier.  N'est-ce  point  là 
une  contradiction  manifeste? 

Avant  de  répondre  directement  à  la  difficulté ,  rappelons 
quelques  notions  essentielles. 

D'après  la  doctrine  catholique,  il  y  a  deux  sortes  de  justi- 
fication. L'une  s'accomplit  en  nous  lorsque  ^  de  pécheurs 
que  nous  étions,  nous  devenons  justes.  C'est  la  première  jus- 
tification ®.  L'autre  a  lieu  lorsque  nous  recevons  un  accrois- 

'  Comparez  par  exemple:  Jac,  ï,  -17  et  Matth.,  \n,  ^^.  —  Jac,  i,  20  et 
Matth.,  V,  22.  —  Jac,  i,  22  et  sq.  et  Matth.,  vu,  21  et  sq.  —  Jac,  i,  25  et 
Joan.,  xiii,  47.  —  Jac,  ii,  8  et  Marc.^xn^  SI.  —  Jac,  u,  13  elMatth.,  v,  7.  — 
Jac,  IV,  42  et  Matin.,  x,  28.  —Jac,  v,  2  et  Matth.,  vi,  49.  —Jac,  v,  42  et 
Matih.,  Y,  34.  —  Jac,  v,  15  et  Matth. ,xi,  4,  — etc. 

»  Jac,  V,  43-18. 

^  Comparez  :  Jac,  i,  7.  —  iv,  45,  avec  Jac,  ii,  4.  —  v,  8,  pour  le  titre  de 
Seigneur,  et  Jac,  iv,  42  avec  v,  8,  pour  celui  de  Juge. 

Wac,  II,  42,  43.  —  IV,  42.  —  V,  3,  8. 

'  Voyez  Lechler,  Das  apost.  und  nachapod.  ZeUaUer.,  p.  467. 

*  Voyez  Rom.,  m,  30  ;  iv,  5.  —  Gai.,  ni,  8,  —  Ad.  apost.,  xiii,  39. 


PAUL,  JACQUES  ET  JEAN.  73 

sèment  de  justice,  selon  cette  parole  de  l'Apocalypse  de  saint 
Jean  :  «  Que  celui  qui  est  juste,  le  devienne  davantage  '.  » 
C'est  la  seconde  justillcation.  Ni  l'une  ni  l'autre  ne  se  fait 
d'une  manière  complètement  indépendante  des  œuvres.  Quant 
à  la  première,  saint  Pierre,  en  s'adressant  aux  Juifs  après  la 
Pentecôte,  exige,  oulre  la  foi,  la  pénitence,  qui  renferme  l'es- 
pérance et  l'amour  :  a  Faites  pénitence,  leur  dit-il,  et  conver- 
tissez-vous, afin  que  vos  péchés  soient  effacés.  »  Et  encore  : 
«  Faites  pénitence,  et  que  chacun  de  vous  soit  baptisé  au  nom 
de  Jésus-Christ,  pour  la  rémission  de  ses  péchés  '.  »  C'est  seu- 
lement lorsque  la  foi,  et,  par  elle,  la  crainte,  l'espéi'ance,  l'a- 
mour et  la  contrition,  nous  ont  disposés  à  la  justification,  que 
la  grâce  l'accomplit  en  nous  \  Ainsi,  les  œuvres  ne  produi- 
sent ni  ne  méritent  la  première  justification  ;  mais  elles  lui 
servent  de  préparation.  Quant  à  la  seconde,  elle  est  le  résultat 
combiné  de  la  grâce  qui  la  produit  et  des  œuvres  qui  la  mé- 
ritent, parce  que,  une  fois  devenus  justes,  nous  pouvons  mé- 
riter une  augmentation  de  justice,  par  la  foi  jointe  aux  bonnes 
œnivres,  en  allant  de  vertus  en  vertus  \  Les  bonnes  œuvres 
ont  donc  toujours  un  certain  rapport  avec  la  justification,  ou 
comme  préparation,  ou  comme  mérite.  On  n'en  pourrait  dire 
autant  des  œuvres  de  la  Loi.  Elles  étaient,  il  est  vrai,  réguliè- 
rement parlant,  une  condition  préalable  à  la  justification  ; 
mais  elles  ne  pouvaient ,  par  elles-mêmes ,  ni  la  mériter  ni 
n)éme  y  préparer  efficacement. 

Luther,  appliquant  aux  œuvres  de  la  justice  chrétienne  ce 
que  saint  Paul  avait  dit  de  celles  de  la  Loi,  prétendit  que  la 
foi  seule  justifiait ,  sans  le  concours  d'aucune  œuvre  ;  et 
comme  l'épîtrede  saint  Jacques  prouve  le  contraire,  il  en  nia 
l'authenticité.  «  Cette  position  à  part  faite  à  un  livre  du  canon, 
dit  M.  Reuss,  fut  un  continuel  embarras  pour  l'exégèse  dog- 
matique. Elle  n'a  pas  cessé  de  l'être,  quoique  les  écoles  pro- 
testantes, revenant  de  la  rigidité  inexorable  du  réformateur 

'  Apoc,  XXII,  11. 

'  Acl.,  m,  19;  ii,  38. 

^  Voyez  Concil.  Trident.,  sess.  vi,  De  justifie,  cap.  iv. 

*  Voyez  Concil.  Trident.,  sess.  vi.  De  justifie,  cap.  x. 


74  LES  SAINTS  APOTRES 

dogmaticien  ,  aient  depuis  longtemps  réintégré  notre  épître 
da£3S  les  honneurs  de  la  canonicité.  Il  s'agit  aujourd'hui  de 
justifier  cette  condescendance,  en  d'autres  termes,  de  prouver 
l'absence  de  toute  contradiction  entre  deux  auteurs  également 
inspirés,  et  c'est  bien  le  besoin  d'arriver  à  un  résultat  tran- 
quillisant sous  ce  rapport,  qui  provoque  des  études  de  plus 
en  plus  nombreuses  sur  cette  question  aussi  épineuse  qu'in- 
téressante *.  » 

Si  le  protestantisme  cherche  encore  vainement  le  moyen  de 
concilier  la  doctrine  des  deux  apôtres  sur  la  justification,  le 
catholicisme  ne  voit  aucune  contradiction  entre  l'une  et  l'au- 
tre. De  quoi  s'agit-il,  en  effet?  à  quoi  se  réduit  la  difficulté? 
C'est  que  d'une  part  ou  affirme,  et  de  l'autre  on  nie  la  néces- 
sité des  œuvres  pour  la  justification.  Est-ce  là  une  contradic- 
tion évidente?  Oui,  sans  doute,  si,  de  part  et  d'autre,  il  est 
question  des  mêmes  œuvres;  non,  assurément,  s'il  s'agit 
d 'œuvres  différentes.  Or,  il  suffit  de  se  rappeler  le  but  que  se 
proposaient  saint  Paul  et  saint  Jacques ,  pour  comprendre 
qu'ils  ne  parlaient  pas  des  mêmes  œuvres. 

Tf  Dans  les  épitres  aux  Romains  et  aux  Galates,  dit  le 
D.  Reithmayr,  où  l'Apôtre  parle  de  la  justification  par  la  foi, 
il  se  plaçait  au  point  de  vue  de  la  controverse  qu'il  avait  à 
soutenir  contre  les  Juifs.  La  question  principale  était  celle-ci  : 
L'homme  peut-il  arriver  à  un  état  de  justice  qui  soit  unique- 
ment le  fruit  de  ses  efforts?  peut-il,  par  lui-même,  se  mettre 
complètement  d'accord  avec  la  loi  morale?  peut-il,  par  ses 
seuls  mérites,  acquérir  la  vie  éternelle?  —  Appuyé  sur  l'his- 


•  Reuss,  Hist.  de  la  théol.  chrét.,  t.  II,  p.  524.  —  «  Les  études  harmonistiques, 
ajoute  l'auleur  on  note  (p.  525),  commencent  à  l'époque  même  où  l'habitude  reprit 
ses  droits  relativement  à  l'intégrité  du  canon.  Nous  nous  bornerons  cependant  ici 
à  citer  les  dissertations,  plus  récentes  et  plus  approfondies,  de  Tiltmann  (1781). 
de  Knapp  (1803),  deNeander  (dans  un  discours  publié  en  1822,  et  dans  l'Histoire 
des  apôtres),  de  Frommann  {Studien,  1833,  i),  de  Schleyer  {Freiburger  ZS.,  ix,  1), 
de  Rau  WUrtemb.  s/uti/e??,  1845,  ii),  ensuite  les  thèses  de  MM.  Dizier  (Str.,  1827), 
Gourjon  (Str.,  1831),  Claparède  (  Gen.,  1834),  Bricka  (Str.,  1838),  Marignan 
(Mont.,  1841),  Galup  (Str.,  1842),  J.  Monod  (Mont.,  1846),  Nogaret  (Mont.,  1846), 
LœfQer  (Str.,  1850).  Enfin  nous  rappellerons  que  tous  les  commentaires  de  l'épître 
de  Jacques  ont  dû  s'en  occuper.  >i 


i 


PAUL,  JACQUES  FT  .ÏF AN.  76 

toire  et  la  révélalion ,  Paiîl  rcpoi'd  n^gahvt'im'iit  ;  ii  soutient 
que  la  justice  et  la  vie  éternelle  s'obtiennent  par  la  grâce  di- 
vine; il  indique  l'institution  par  laquelle  ces  dons  nous  arri- 
vent, et  la  condition  que  Dieu  exige  de  l'homme.  Cette  condi- 
tion, c'est  la  foi,  ou  l'acceptation  du  médiateur  divin  et  de  son 
oeuvre  salutaire  (  P/z//. ,  ut,  9) ,  Voilà  ce  que  saint  Paul  annonce 
comme  la  substance  de  son  Évangile,  ce  qu'il  veut  persuader 
aux  Juifs  et  aux  Gentils,  ce  qu'il  soutient  enfin  contre  des 
chrétiens  égarés  par  un  zèle  outré  pour  la  loi  mosaïque. 

«  Saint  Jacques,  s'adressant  à  des  chrétiens  convaincus  que 
la  foi  est  la  racine  de  la  justice  et  du  salut ,  veut  empêcher 
qu'ils  n'exagèrent,  ou  ne  comprennent  mal  ce  principe,  et 
qu'ils  ne  croient  pouvoir  impunément  négliger  l'œuvre  essen- 
tielle de  leur  perfectionnement.  Il  s'efforce  donc  de  leur  faire 
sentir  qu'une  croyance  oisive  en  Jésus-Christ  serait  une  foi 
morte,  bien  différente  de  la  foi  d'Abraham  \  » 

Ainsi,  saint  Jacques  parle  des  œuvres  de  la  justice  chré- 
tienne, c'est-à-dire,  en  général,  de  toutes  celles  qu'on  peut 
accomplir  avec  le  secours  de  la  grâce  et  qu'on  appelle  bonnes 
œuvres;  tandis  que  saint  Paul  parle  principalement  des  œu- 
V  res  de  la  loi  mosaïque ,  et  en  général  de  celles  que  l'homme 
peut  accomplir  par  ses  seules  forces  naturelles,  sans  le  secours 
de  la  grâ(  e.  Telle  est  l'explication  donnée  par  saint  Augustin 
et  les  meilleurs  interprètes  de  la  sainte  Ecriture  *.  On  ne  sau- 
rait en  méconnaître  la  justesse,  si  l'on  veut  bien  chercher  la 
pensée  de  saint  Paul  dans  ses  propres  expressions  et  dans 
l'ensemble  de  sa  doctrine. 

Quand  l'Apùtre  dit,  dans  son  épître  aux  Romains  (ni,  28)  : 
«  Nous  croyons  que  l'homme  est  justifié  par  la  foi,  sans  les 
œu\>res  de  la  Loi,  »  il  ne  parle  nullement  des  bonnes  œuvres, 
mais  des  œuvres  de  la  Loi.,  ou,  en  général,  de  celles  que 
l'homme  peut  accomplir  par  les  mêmes  principes  et  avec  les 
mêmes  secours,  c'est-à-dire  par  un  principe  d'obéissance  ser- 


'  Reithmayr,  Introd.  hisi.  et  cri  t.  aux  hr  res  du  N.  T.,  t.  II,  p  362,  od.  Valroger. 
'  V  oyez  Augu^l.,  De  spiritu  et  litt  ,  c.  iv.  —  Corne! .  a  Lap.,  Comment,  in  om- 
nes  D.  PauU  epist.,  Epist.  ad  Rom.,  m,  28. 


76  LES  SAINTS  APOTRES 

vile  et  purement  extérieure,  et  sans  le  secours  de  la  grâce.  Le 
style  et  le  langage  habituel  de  saint  Paul  ne  permettent  pas 
d'en  douter.  Car,  toutes  les  fois  qu'il  est  question  des  œu- 
vres accomplies  parles  seules  forces  de  la  nature,  selon  qu'elles 
sont  commandées  ou  non  par  la  Loi,  il  les  appelle  simplement 
les  œuvres^  ou  les  œuvres  de  la  Loi.  S'agit-il,  au  contraire,  de 
celles  qu'on  ne  peut  faire  qu'avec  un  secours  surnaturel,  il 
leur  donne  constamment  le  nom  de  bonnes  œuvres  '. 

Au  reste,  si  l'Apôtre,  en  niant  ici  le  concours  des  œuvres  à 
notre  justification,  entendait  parler  des  bonnes  œuvres,  il  se- 
rait en  contradiction  manifeste  avec  lui-même,  puisqu'il  af- 
firme clairement  ailleurs  que  la  foi  justifie  par  les  œuvres.  La 
foi  qui  justifie,  dit-il  aux  Galates,  c'est  celle  qui  opère  par  la 
charité  "  ;  toute  autre,  fùt-elle  assez  puissante  pour  transporter 
les  montagnes,  ne  servirait  de  rien  ^  ;  et,  pour  être  juste  aux 
yeux  de  Dieu  ,  c'est  trop  peu  d'écouter  seulement  la  loi , 
comme  pourraient  le  faire  ceux  qui  auraient  la  foi  sans  les 
œuvres^  il  faut  l'accomplir,  ce  qui  exige  au  moins  certaines 
œuvres  *  ;  car  le  fruit  de  la  Rédemption,  la  justification,  ne 
consiste  pas  uniquement  dans  la  foi,  mais  aussi  dans  la  sain- 
teté et  les  bonnes  œuvres  ^. 

Loin  de  regarder  les  bonnes  œuvres  comme  inutiles  à  notre 
sanctification,  saint  Paul  en  recommande  instamment  la  pra- 
tique :  a  Ceux  qui  croient  en  Dieu,  dit-il,  doivent  être  toujours 
les  premiers  à  pratiquer  les  bonnes  œuvres,  parce  qu'elles 
sont  bonnes  et  utiles  aux  hommes  ^ .  »  Il  félicite  Philémon  de 


'  Voyez,  pour  ces  dernières,  Rom.,  n,  1.—  If  Cor.,i\,8. —  Eph..,  ii,  10, — 
Philipp..,  I,  6. —  Coloss.,  i,  10. — //  Thessal.,  ii,  16. — /  Tim.^  u,  10;  v,  10; 
VI,  18.— //r/m.,  11,21  ;  m,  M.  —  Tit.,  i,  16;ii,7,  14:  m,  8,  \ï. —Phikm., 
6.  —Hehr.,%,2i. 

*  «  In  Christo  Jesu,  neque  circuracisio  aliquid  valet,  neque  prœputium  :  sed 
(ides,  qu;ie  per  charitatem  operaUir  [Gai.,  v,  6).  » 

3  «  El  si  habuero  omnem  fidcm,  ita  ut  montes  transferam,  charitatem  autem 
non  habuero,  nihil  sum  (/  Cor..,  xiii,  2).  » 

*  «  Non  enim  auditores  legis  justi  sunt  apud  Deum,  sediiictores  legisjustifica- 
buntur  (iîom.,  ii,  13).  » 

*  «  Dédit  semetipsum  pro  nobis,  ut  nos  redimeret,  et  mundaret  sibi  populum 
acceptabilem,  sectatorembonorumoperum  {Tit.,  u,  14).  » 

«  Tit.,  m,  8. 


PAUL,  JACQUES  ET  JEAN.  T7 

ce  que  la  libéralité  qui  naît  de  sa  foi  éclate  aux  yeux  de  tous 
et  se  manifeste  par  les  bonnes  œuvres^  Il  veut  que  les  veuves 
choisies  pour  être  employées  au  service  de  l'Eglise  aient  pour 
elles  le  témoignage  des  bonnes  œuvres"^ ;  q^\^  les  riches  cher- 
chent avjint  tout  à  s'enrichir  en  bonnes  œuvres^ ;  que  tous,  en 
un  mot,  abondent  en  bonnes  œuvres  \  portent  des  fruits  par 
les  bonnes  œuvres" ^  rivalisent  en  bonnes  œuvres^. 

Si  donc  il  ne  mentionne  ordinairement  que  la  foi  lorsqu'il 
parle  de  la  justification,  ce  n'est  point  parce  qu'il  veut  en  ex- 
clure les  bonnes  œuvres,  c'est,  au  contraire,  parce  qu'il  re- 
garde avec  raison  la  foi  comme  le  commencement,  le  fonde- 
ment et  la  racine  des  oeuvres  qui  précèdent  ou  accompagnent 
notre  justification. 

Elle  en  est  le  commencement,  parce  qu'elle  les  précède;  car, 
à  moins  de  croire  en  Dieu,  à  moins  de  croire  que  par  Jésus- 
Christ  la  justice  lui  est  offerte ,  le  pécheur  ne  peut  conce- 
voir ni  l'espérance,  ni  l'amour,  ni  le  repentir  de  ses  péchés. 
Elle  en  est  le  fondement ,  parce  qu'elle  peut  bien  exister 
sans  les  œuvres ,  mais  non  point  les  œuvres  sans  elle  ;  de 
même  que  le  fondement  peut  subsister  avant  et  sans  l'édi- 
fice qui  le  couronne,  quoique  l'édifice  s'écroule  nécessaire- 
ment dès  qu'on  lui  6t,e  son  fondement.  Elle  en  est  la  racine, 
parce  qu'elle  concourt  à  produire  les  œuvres.  Celles-ci,  il  est 
vrai,  n'en  procèdent  pas  nécessairement,  ni  indépendamment 
de  tout  secours  surnaturel,  mais  elles  sont  le  fruit  de  la  foi 
combinée  avec  la  grâce.  La  foi  propose  à  la  charité  un  Dieu 
infiniment  aimable  pour  nous  le  faire  aimer;  la  foi  propose  à 
l'espérance  lui  Dieu  tout-puissant  et  fidèle  dans  ses  promesses 
pour  nous  faire  espérer  en  lui;  la  foi  propose  à  la  crainte  un 
Dieu  infiniment  juste  pour  nous  le  faire  craindre,  et  c'est  elle 
encore  qui  nous  fait  comprendre  que  le  péché  doit  être  piuii 


'  Philem.,  6. 
'  /  rmi.,v,40. 
'  /  Tim.,  VI,  18. 
*  II  Cor.,i\,  8. 
»  Culuss.,i,  10. 
"  Ilebr.,  X,  24. 


78  LES  SAINTS  APOTRES 

par  la  pénitence,  l'offense  faite  à  Dieu  réparée  par  la  douleur 
et  la  contrition  * . 

Nous  pouvons  donc  conclure  avec  le  docteur  Reithmayr 
qu'il  n'y  a  d'autre  différence  entre  saint  Paul  et  saint  Jacques, 
au  sujet  de  la  nécessité  des  œuvres  pour  notre  jusiification, 
sinon  que  «  à  ceux  qui  pensaient  que  la  foi  suffisait ,  saint 
Jacques  démontre  plus  expressément  que  cette  supposition 
est  contraire  à  l'Écriture,  et  que  la  foi  est  infusée  dans  nos 
cœurs  pour  y  susciter  une  vie  nouvelle'.  » 

Sur  ce  point,  en  particulier,  coQiuie  sur  l'ensemble  de  la 
doctrine,  il  n'y  a  entre  les  deux  apôtres  ni  contradiction  ni 
opposition. 


II 


SAINT  JEAN. 

On  a  lieu  de  s'étonner  que  la  critique  historique  ait  cru 
devoir  distinguer  entre  ce  qu'elle  appelle  la  théologie  pauli- 
nieniie  et  la  théologie  joannique,  lorsqu'on  pense  aux  nom- 
breux points  de  contact  qui  rapprochent  la  doctrine  de  saint 
Paul  de  celle  de  saint  Jean  ;  car,  malgré  la  différence  de  force 
et  de  caractère,  on  ne  peut,  à  moins  de  prévention,  s'empêcher 
de  voir  dans  les  œuvres  canoniques  de  ces  deux  écrivains  sa- 
crés une  seule  et  même  doctrine,  et  une  compréhension  du 
dogme  et  de  la  théologie  plus  forte  et  plus  complète  que  dans 
tous  les  autres. 

D'après  M.  Reuss,  le  système  joannique,  ou  la  manière  par- 
ticulière dont  la  théologie  chrétienne  est  présentée  par  saint 
Jean  dans  ses  écrits,  peut  se  formuler  ainsi,  quant  à  ses  points 
principaux  : 

Il  y  a  dans  la  Divinité  trois  caractères  qui  en  déterminent 
l'essence  :  Dieu  est  lumière,  Dieu  est  amour,  Dieu  est  vie.  — 
Jésus-Christ  est  le  Verbe  de  Dieu,  personnellement  distinct  du 

'  Voyez  Concil.  Trident.,  sess.  vi,  De  justifie.,  cap.  vin. 

*  Reithmayr,  Introi.  hist.  et  crit.  aux  livres  du  N.  T.,  t.  II,  p.  368. 


i'- 


PAUL,  JACQUES  ET  JEAN.  79 

Père,  quoique  de  même  nature  que  lui.  Créateur  du  monde 
et  auteur  de  la  révélation  chrétienne,  il  possède  la  gloire  non- 
seulement  comme  un  apanage  de  sa  nature  divine,  mais  en 
même  temps  comme  objet  de  la  révélation  qu'il  nous  apporte. 
Ainsi  que  Dieu,  le  Verbe  est  lumière,  amour  et  vie.  —  Le 
mystère  du  Dieu  fait  homme  se  résume  en  ces  mots  ou  dans 
toute  autre  formule  équivalente  :  «  Le  Verbe  s'est  fait  chair  ; 
le  Verbe  est  venu  dans  la  chair.  »  Comme  Verbe  incarné,  il 
possède  une  science  et  une  communication  adéquate  de  toutes 
les  connaissances  de  Dieu,  il  partage  avec  lui  les  prérogatives 
divines,  et  son  action  est  simplement  appelée  une  action  de 
Dieu.  —  Le  monde  au  milieu  duquel  il  est  envoyé  nous  appa- 
raît avec  des  caractères  tout  à  fait  contraires  à  ceux  de  Dieu 
et  du  Verbe.  Au  lieu  de  lumière  il  n'a  que  ténèbres,  haine  au 
lieu  d'amour,  mort  au  lieu  de  vie.  Le  péché ,  qui  l'oppose  à 
Dieu,  est  un  égarement,  un  dérèglement,  une  injustice,  une 
œuvre  du  démon.  —  En  s'incarnant,  le  Verbe  a  eu  pour  but 
de  détruire  les  œuvres  du  démon  et  d'apporter  aux  hommes 
la  lumière,  l'amour  et  la  vie.  Il  l'a  fait  par  ses  enseignements, 
par  ses  exemples  et  par  sa  mort.  11  nous  a  rachetés  en  nous 
purifiant  de  nos  souillures,  en  ôtant  nos  péchés,  en  fléchissant 
la  justice  de  Dieu  irritée  par  nos  crimes.  —  La  foi  qu'il  nous 
donne  est  la  lumière  qui  éclaire  notre  intelligence;  c'est  elle 
qui  fait  naître  en  nous  la  vie  par  la  communion  intime  qu'elle 
établit  entre  Dieu  et  nous.  C'est  elle  aussi  qui  nous  donne 
l'amour,  l'amour  de  Dieu  d'abord,  puis  l'amour  du  prochain 
qui  en  découle  * . 

Nous  n'examinerons  pas  s'il  n'y  aurait  point  lieu  de  com- 
pléter ou  de  modifier  cet  exposé  pour  qu'il  exprimât  parfai- 
tement le  caractère  particulier  de  la  doctrine  de  saint  Jean.  En 
l'admettant  sous  toutes  réserves,  tel  que  la  critique  rationaliste 
nous  le  donne,  nous  verrons  encore  sans  peine  que  dans  tout 
ce  qu'il  a  d'exact,  les  mémos  idées  se  trouvent  reproduites  par 
saint  Paul,  sinon  avec  les  mêmes  expressions,  du  moins  en 
termes  équivalents. 

*  Reuss,  HUit.de  la  théol.  chrét.,  t.  II,  p.  343-447 . 


80  LES  SAINTS  APOTRES 

Saint  Paul,  par  exemple,  ne  nous  présente  pas  aussi  explici- 
tement et  avec  autant  d'instance  que  saint  Jean,  Dieu  en  gé- 
néral, et  Jésus -Christ  en  particulier  comme  lumière,  amour  et 
vie;  mais  il  exprime  les  mêmes  idées  en  d'autres  termes.  S'il 
ne  dit  pas  expressément  que  «  Dieu  est  charité,  »  il  l'appelle 
au  moins  un  «c  Dieu  de  paix  et  d'amour,  riche  en  miséricorde, 
et  qui  nous  a  aimés  jusqu'à  l'excès'.  »  Assurément  Dieu  est 
vie,  puisque  «  c'est  en  lui  que  nous  avons  l'existence,  le  mou- 
vement et  la  vie;  «  et  s'il  n'était  lumière,  comment  eùt-il  pu 
«  luire  dans  nos  coeurs^?  » 

Jésus-Christ  aussi  est  lumière,  car  c'est  lui  qui  nous  éclaire 
en  dissipant  les  ténèbres  de  l'ignorance  et  du  péché.  C'est  lui 
qin  portera  la  lumière  au  milieu  des  plus  obscures  ténèbres, 
alors  qu'il  viendra  pour  manifester  les  secrets  conseils  des 
cœurs  ^.  Il  est  vie,  car  l'Apôtre  lui  donne  expressément  cette 
qualification  :  «  Lorsque  apparaîtra  Jésus-Christ,  votre  vie...,  » 
dit-il  aux  Colossiens;  et  aux  Calâtes  :  «  Je  vis,  non  plus  de 
ma  propre  vie,  mais  de  celle  de  Jésus-Christ  qui  vit  en  moi  '.  » 
Il  est  charité,  puisque  «  il  nous  a  aimés  jusqu'à  se  livrer  pour 
nous  ;  »  et  n'est-ce  pas  pour  cela  que  la  «  charité  de  Jésus- 
Christ  nous  presse  ^  ?  » 

Saint  Paul  ne  lui  donne  point  ordinairement,  comme  saint 
Jean,  le  nom  de  Verbe  ou  de  Adyoç;  mais  ce  qu'il  en  dit,  quand 
il  l'appelle  la  Sagesse  de  Dieu,  ou  lorsqu'il  parle  des  trésors 
de  science  et  de  sagesse  renfermés  en  lui,  revient  absolument 
au  même*'. 


*  «  Deuspacisetdilectionis(//(7or.,  xiiî,  11).»  —  «  Divesestinmisericordin, 
propler  nimiam  charitatemsuam,  quadilexilnos  (^p/i.,  ii,  4).  » 

*  «  In  ipso  eniin  vivimus,  movemur  et  sumus  (JcL,  XVII,  28).  —  «  Deus...ipse 
illuxit  in  cordibus  nosiris  {//  Cor.,  i\,  6).  » 

^  «  Illuminabit  te  Christus  [Epli.^  v,  14).  »  —  «  Illuminabit  abscondita  tenebra- 
nim,  et  manifestabit  consilia  cordium  (/  Cor.,  i\,  5).  » 

*  «  Cum  Christus  apparuerit,  vita  vestra  (Co/oss.,  m,  4).  «  — «  Vivo  autcmjam 
non  ego,  vivit  vero  in  me  Christus  {Gai.,  ii,  20).  » 

■'  «  Dilexitnos  et  tradidit  semetipsum  pro  nobis  [Eph.,  \,  20).  »  —  «  Charitas 
Christi  urget  nos  (//  Cor.,  \,  14).  » 

"  «  Christum...  Dei  sapientiain  (/  Cor.,  ii,  24).  » —  «  In  quo  sunt  omnes  the- 
sauri  sapientiae.  etscientiœ  absconditi  [Coloss.,  ii,  3),  » 


PAUL,  JACQUES  ET  JEAN.  81 

Jésus-Christ  est  Dieu  ;  «  il  est  Dieu  au-dessus  de  tout,  et 
béni  dans  tous  les  siècles,  »  créateur  aussi  bien  que  le  Père , 
car  «  tout  a  été  créé  par  lui  dans  le  ciel  et  sur  la  terre  :  tout  a 
été  créé  par  lui  et  pour  lui,  et  c'est  par  lui  que  Dieu  a  fait  les 
siècles  \  » 

Dans  saint  Paul  comme  dans  saint  Jean,  le  mystère  d'un 
Dieu  fait  homme  se  traduit  par  l'idée  à.' incarnation.  Jésus- 
Christ,  d'après  saint  Paul,  n'est-il  pas  venu  dans  ce  monde 
«  avec  ime  chaij-  semblable  à  celle  des  pécheurs?  »  ne  descen- 
dait-il pas  d'Abraham  et  des  patriarches  «  selon  la  chair?  » 
n'a-t-il  pas  «  durant  les  jours  de  sa  chair,  offert  pour  nous  ses 
prières  et  ses  supplications?  »  ne  nous  a-t-il  pas  «  réconciliés 
avec  Dieu,  dans  son  corps  de  chair,  parla  mort  -?  » 

Pour  l'Apotre  des  nations,  comme  pour  le  disciple  bien- 
aimé,  la  rédemption  est  une  purification,  une  rémission  et 
une  destruction  du  péché ,  une  réconciliation  de  l'homme 
avec  Dieu  dont  la  justice  est  apaisée.  «  En  se  livrant  lui-même 
pour  nous  racheter  de  nos  iniquités,  Jésus-Christ  a  purifié 
son  peuple  et  nous  a  lavés  de  la  souillure  du  péché.  Par  son 
sang  nous  est  venue  la  rémission  de  nos  iniquités,  car  il  a 
paru  pour  la  destruction  du  péché.  Sa  mort  nous  a  réconci- 
liés avec  Dieu,  parce  qu,'il  a  plu  au  Père  de  réconcilier  par 
lui  toutes  choses,  et  de  pacifier,  par  le  sang  versé  sur  la  croix, 
ce  qui  est  sur  la  terre  et  ce  qui  est  dans  le  ciel  \  » 

Quant  a  la  foi,  à  la  religion  apportée  par  le  Rédempteur, 


'  Supor  omnia  Deus,  et  bcnedictus  in  sa'cnla  [Rom.,  i\,  5).  »  —  «  In  ipso 
conflita  sunt  universa  in  cœlis  et  in  terra...  omnia  peripsum  et  in  ipso  creatasunt 
[Coloss.,  1, 16).  »  —  «  Par  quem  fecit  et  saîcula  {Hebr..,  i,  2).  » 

•  «  Insimilitudincm  carnispeccali  (/îom.,  viii,  3).  »  —  «  Ex  quil)us  est  Cliristus 
socundum  carnem  (/?o/».,  i\,  o).  »  —  «  In  dicbus  carnis  sua3  procès  siipplicalio- 
nesque...  offerens  [Hchr.,  v,  7).  »  —  «  Reconciliavit  in  corporecnrnis  ejns,  per 
mortem  [Coloss.^  i,  22).  » 

^  a  Dédit  semetipsuni  pro  nobis,  ut  nos  redimeretab  onini  iniqnilalo,  et  niiin- 
daret  sibi  populum  acceptabiiem  ('A7.,  ir,  14).  »  —  «  Puigationeni  peccalurum 
fariens  (Hebr.,  i,  3).  »  —  «llabemusredemplionem  per  sanguinem  ejiis,  remissio- 
nem  peccatorum  [Eph.,  i,  7  et  Coloss.,  i,  14).  »  —  «  Reconciliati  sumus  Deo  per 
mortom  Filii  ojiis  {Rom..,  v,  10).  » —  «  Complacuit...  per  euin  recoiiciliaro  omnia 
in  ipsum,  pacificans  per  sani;uinom  crucis  ejus,  sivr*  qu;a  in  terris,  sive  qiue  in 
cœlis  sunt  (Coioss.,  i,  20).  » 

1*  6 


82  LES  SAINTS  APOTRES 

qui  pourrait  douter  qu'elle  fut  vie,  lumière  et  amour  ?  la  foi 
n'opère-t-elle  point  par  la  charité?  le  juste  ne  vit-il  point  par 
la  foi  '?  la  grâce  divine  ne  s'est-elle  pas  «  manifestée  par  la 
révélation  de  Jésus-Christ  notre  Sauveur ,  dont  l'Évangile 
nous  a  montré  la  lumière  d'une  vie  incorruptible,  »  quoique 
«  cette  lumière  n'ait  pas  lui  aux  yeux  de  ces  infidèles  dont  le 
Dieu  de  ce  siècle  a  aveuglé  les  esprits  ^?  »  Voilà  bien,  ce  nous 
semble,  l'amour,  la  vie  et  la  lumière. 

Nous  ne  pousserons  pas  plus  loin  ce  parallèle,  qui,  pour 
devenir  complet,  demanderait  la  reproduction  de  toute  une 
partie  des  écrits  de  saint  Paul  et  de  saint  Jean,  et  dépasserait 
ainsi  de  beaucoup  notre  cadre.  Il  nous  semble  préférable 
d'examiner  certaines  insinuations  de  Schwegler  et  de  Baur 
tirées  principalement  de  l'Apocalypse. 

Le  premier  caractère  antipaulinien  attribué  à  saint  Jean  , 
c'est  le  millénarisme.  «  La  croyance  kla.  parousie  du  Christ, 
dit  Baur,  brille  dans  l'Apocalypse  de  sa  plus  claire  flamme,  et 
y  trouve  dans  le  millénarisme  sa  forme  la  plus  concrète  ^.  » 
De  son  côté,  Schwegler  nous  avertit  que  «  parmi  les  idées  et 
les  conceptions  qui  caractérisent  le  point  de  vue  de  cet  écrit , 
il  faut  mentionner  avant  tout  le  millénarisme,  marque  infail- 
lible, dans  le  plus  grand  nombre  des  cas,  d'un  christianisme 
judaïque  "*.  » 

L'école  de  Tubingue  n'a  pas  été  la  première  à  détourner  de 
leur  véritable  sens  les  paroles  des  chapitres  xxet  xxi  de  l'Apo- 
calypse. L'expression  même  de  millénarisme,  qu'elle  emploie, 
en  fait  foi  ;  car  elle  rappelle  une  erreur  du  if  siècle;  et,  si  la 
critique  protestante  n'avait  point  rejeté  toute  la  tradition , 
elle  aurait  pu  voir  dans  saint  Augustin  que  «  d'entendre 
ce  règne,  du  temps  et  non  de  l'éternité  bienheureuse  ,  c'est 
le  comble  de  l'impudence;  parce  que  ces  mots  :  «  Dieu  es- 
te suiera  toute  larme,  »  se  rapportent  si  clairement  au  siècle 
futur,  à  l'immortalité  et  à  l'éternité  des  saints,  qu'il  faut  re- 

'  Gai.,  v;-6.  —  1  Cor.,  xiii,  2.  —  Rom.,  i,  47.  — -  Gai,  m,  11  et  ii,  20. 

*  //  Tim.,  r,  10.  —  //  Cor.,  iv,  4. 

3  Baur,  Das  Christenthum,  etc.,  p.  236.  Voyez  aussi  p.  239, 

*  Sch\Vegler,  Das  nachapost.  Zeitalt.,  t.  II,  p.  253. 


PAUL,  JACQUES  ET  JEAN.  83 

noncer  à  rien  chercher  do  clair  dans  los  saintes  Lettres,  si  l'on 
trouve  ces  paroles  obscures  ' .  » 

Nous  ne  nous  arrêterons  donc  pas  à  la  réfutation  d'une  opi- 
nion surannée ,  en  faveur  de  laquelle  l'exégèse  rationaliste 
n'apporte  aucun  argument  nouveau.  Elle  croule  d'ailleurs 
par  sa  base,  lorsqu'on  remarque  que  ces  mille  années,  qu'on 
voudrait  réserver  pour  la  fin  du  monde ,  forment ,  d'après 
l'interprétation  la  plus  autorisée,  un  laps  de  temps  indéter- 
miné, qui  a  commencé  à  la  mort  de  Jésus-Christ,  et  qui  se 
terminera  à  la  venue  de  l'Antéchrist  ^. 

Le  second  caractère  antipaulinien  de  la  doctrine  de  saint 
Jean,  c'est,  dit-on,  «  l'identification  du  christianisme  avec  le 
judaïsme.  Le  christianisme  n'est  pour  l'auteur  de  l'Apocalypse 
que  le  vrai  judaïsme ,  comme  les  vrais  Juifs  sont  ceux   qui 
croient  an  Messie  (u,  9;  m,  9.)  D'après  cela,  la  femme  dont 
il  est  parlé  au  chapitre  xii,  représente  la  communauté  juive  et 
la  communauté  chrétienne  réunies  en  une  seule  personne. 
Jérusalem,  il  est  vrai,  n'échappe  pas  à  la  destruction  (xi,  8; 
XVI,   19),  mais  le  temple,  qui  reste  toujours  le  «  temple  de 
Dieu  »  (xi,    I,  ss.),  est  préservé.   Ainsi,  le  christianisme  de 
l'Apocalypse,  au  dedans  comme  au  dehors,  se  présente   avec 
le  judaïsme  en  oppositioji  avec  le  paganisme  ^.  » 

Cette  objection  étant  la  reproduction  de  celle  que  nous 
avons  déjà  réfutée  en  parlant  de  saint  Jacques,  n'aurait  pas 
besoin  d'autre  réponse.  Remarquons  toutefois  que,  sans  ra- 
mener le  christianisme  au  judaïsme,  et  sans  le  confondre  avec 
hn,  on  peut  dire  que  les  chrétiens  sont  des  israélites  véri- 
tables, et  le  christianisme  le  vrai  judaïsme.  Car  d'après  la 
doctrine  de  saint  Paul,  comme  d'après  celle  de  saint  Jean  ', 
il  faut  distinguer  deux  sortes  d'israélites.  Il  y  a  les  israélites 
selon  la  chair,  enfants  d'Abraham  et  d'Israël  par  voie  de 
génération  naturelle.  C'est  d'eux  que  parle  l'Apolre  quand  il 

'  Au;;ust.,  Decivit.  Dei,\.  XXII,  c.  xxvii. 

-  Cornol.  a  Liip.,  d'après  S.  Ambroiso,  S.  Augustin,  S.  Grégoire,   Priraasius, 
Bède,  etc.  Voyez  Comment,  in  Apoc..,  <;.  x\,  v.  2. 

*  Si'hwogler,  /.  c.  p.  253. 

*  Rom.,  ix,  6  et  suiv.  —  Joan.^  i,  i7. 


81  LES  SAINTS  APOTRES 

dit  :  «  Ils  sont  de  la  race  d'Abraham,  et  moi  aussi  '.  »  Il  y  a 
les  israélites  selon  l'esprit,  enfants  d'Abraham  par  imitation. 
Ce  sont  tous  ceux  qui,  Juifs  ou  gentils,  imitent  ce  patriarche 
dans  sa  foi.  «  Les  croyants,  voilà  les  véritables  enfants  d'i\.bra- 
ham  ^.  »  Eux  seuls  ont  reçu  les  promesses,  seuls  ils  ont  reçu 
le  pouvoir  de  devenir  enfants  de  Dieu,  eux  qui  croient  en  son 
nom  et  qui  ne  sont  nés  ni  du  sang ,  ni  de  la  volonté  de  la 
chair,  ni  de  la  volonté  de  l'homme,  mais  de  Dieu  ^.  »  C'est  dans 
ce  sens  mystique,  et  nullement  au  sens  littéral,  que  le  chrétien 
est  un  israélite  véritable,  et  le  christianisme  le  vrai  judaïsme. 

La  femme  du  chapitre  xii  ne  représente  pas,  comme  on  le 
dit ,  ce  la  communauté  juive  et  la  communauté  chrétienne 
réunies  en  une  seule  personne,  »  c'est-à-dire  le  judéo-chris- 
tianisme; elle  représente  l'Eglise  revêtue  de  Jésus-Christ 
comme  d'un  véritable  soleil  de  justice  qui  l'environne  de  toute 
part  des  rayons  de  la  foi,  de  la  vérité,  de  la  grâce  et  de  la  puis- 
sance surnaturelle.  Les  douze  étoiles  qui  couronnent  la  tête 
de  la  femme  ne  figurent  pas  les  douze  tribus  d'Israël,  mais  les 
douze  apôtres  qui  ont  établi  l'Eglise  par  toute  la  terre.  Le 
temple ,  qui  reste  toujours  «  le  temple  de  Dieu  ,  »  et  qui  est 
préservé  de  la  ruine,  n'est  pas  un  temple  matériel,  mais  l'as- 
semblée des  fidèles  qui  demeureront  constants  dans  la  foi  au 
milieu  des  dernières  épreuves  ,  et  qui,  par  là  même,  ne  péri- 
ront pas  pour  l'éternité.  On  ne  saurait  donc  conclure  de  toutes 
ces  expressions  et  de  ces  figures  que  saint  Jean  identifie  le 
christianisme  avec  le  judaïsme. 

Que  dire  maintenant  du  particularisme  judaïque,  dont  on 
essaye  de  faire  un  troisième  caractère  antipaulinien ,  sinon 
que  rien  n'est  moins  fondé?  D'après  Schwegler,  qui  s'appuie 
sur  Baur  et  Credner,  dans  l'Apocalyse,  les  gentils  ne  sont  pas, 
il  est  vrai,  exclus  de  la  Jérusalem  nouvelle,  mais  les  i44jOoo 
élus  n'étant  choisis  que  parmi  les  douze  tribus  d'Israël,  les 
Juifs  sont  les  privilégiés  de  la  céleste  cité,  seuls  ils  ont  le  droit 
de  se  tenir  sur  la  montagne  de  Sion  ,  seuls   ils  approchent 

♦  II  Cor.,  XI,  22. 

*  Gai,  n\,  7. 

»  Joan.^i,  12,  13. 


PAUL,  JACQUES  ET  JEAN.  »5 

de  près  le  trône  do  Dieu,  seuls  ils  habitent  l'intérieur  de  la 
ville  sainte;  ils  sont  les  vierges,  les  compagnons  de  l'Agneau 
dans  toutes  ses  voies,  les  prémices  de  Dieu  et  de  l'Agneau'. 

Voilà  encore  un  exemple  des  graves  erreurs  auxquelles  doit 
fatalement  conduire  le  système  de  l'interprétation  littérale 
pour  tous  les  passages  de  la  sainte  Écriture,  inventé  par  le 
protestantisme,  afin  d'échapper  à  l'interprétation  tradition- 
nelle. Les  1 44,000  élus  {centum  qiiadraginta  quatuor  millia 
signati)  dont  il  est  parlé  au  chapitre  vu  de  l'Apocalypse, 
doivent  s'entendre  d'un  nombre  indéterminé  d'élus,  Juifs  ou 
gentils,  et,  quand  même  on  y  verrait  les  Juifs  seuls,  ce  se- 
rait encore  à  tort  qu'on  les  confondrait  avec  ceux  dont  il  est 
question  au  chapitre  xvi,  et  auxquels  est  réservé  le  privilège 
de  se  tenir  sur  la  montagne  de  Sion  et  d'approcher  de  près 
le  trône  de  Dieu.  Ces  derniers  se  composent  de  ceux  qui  ont 
conservé  leur  virginité.  Ce  sont  eux,  et  non  les  Juifs,  que 
saint  Jean  appelle  les  vierges,  les  compagnons  de  l'Agneau 
dans  toutes  ses  voies,  les  prémices  de  Dieu  et  de  l'Agneau". 
Quand  saint  Jean  dit  (xi,  2)  :  «  Pour  le  parvis  qui  est  hors 
du  temple ,  laissez-le  et  ne  le  mesurez  pas,  parce  qu'il  a  été 
abandonné  aux  nations,  »  il  n'entend  point  par  là  exclure 
les  gentils  de  la  ville  sainte,  puisque  le  temple  dont  il  est 
ici  question  ne  représente  point  l'Église  triomphante,  mais 
l'Église  militante.  Les  fidèles  qui  seront  constants  au  milieu 
des  épreuves  forment  le  temple  proprement  dit;  ils  sont 
comptés,  parce  qu'ils  figureront  un  jour  parmi  les  élus. 
Ceux,  au  contraire,  qui  seront  inconstants,  n'appartiennent 
qu'extérieurement  au  temple;  on  les  compare  au  parvis,  et 
on  ne  les  compte  pas,  parce  qu'ils  fléchiront  sous  la  persé- 
cution, et,  par  conséquent,  ne  figureront  pas  parmi  les  élus; 
Dieu  les  abandonne  aux  nations,  c'est-à-dire  à  l'Antéchrist 
et  à  ses  sectateurs,  auxquels  ils  ne  résisteront  pas. 

Un  dernier  caractère  antipaulinien  de  l'Apocalypse,  c'est, 
dit  Schwegler,  «  l'omission  de  saint  Paul  dans  le  nombre  des 


'  Schwegler,  l.  c,  p.  253,  254. 
-  Voyez  ^poc,  xrv,  4-4. 


86  LES  SAINTS  APOTRES 

apôtres,  ou  plutôt  son  exclusion  de  ce  nombre ,  et  la  polé- 
mique contre  le  christianisme  paulinien,  qu'on  est  presque 
nécessairement  contraint  de  reconnaître  dans  le  nicolaïtisme*  » 
que  TApôtre  combat.  Et  quelle  preuve  donne-t-on  de  l'exclu- 
sion systématique  de  saint  Paul  du  nombre  des  apôtres?  elle 
est  vraiment  étonnante.  Dans  l'Apocalypse  (xxi,  12- iZj),  dit-on, 
les  douze  fondements  de  la  cité  sainte,  comme  ses  douze  portes 
avec  leurs  douze  pierres  précieuses  représentent  les  apôtres.  On 
exclut  donc  de  leur  nombre  saint  Paul,  qui  formerait  le  trei- 
zième. Cet  argument,  adopté  par  Schwegler  et  Baur,  a  paru 
si  faible  à  M.  Reuss,  que,  loin  de  l'admettre,  il  a  cru  devoir 
le  réfuter^.  Le  nom  d'apôtre  peut,  en  effet,  se  prendre  en 
différents  sens,  mais  chacun  sait  que  lorsqu'on  parle  des 
douze  apôtres,  on  entend  par  là  ceux  que  Notre-Seigneur 
avait  choisis  et  appelés  de  son  vivant  sur  la  terre.  Au  cha- 
pitre XV*  des  Actes,  saint  Paul  paraît  à  côté  des  douze  apôtres 
sans  ce  nom  ;  parce  que,  quoiqu'il  fût  apôtre  et  que  sa  mission 
apostolique  fut  reconnue  par  les  douze,  il  n'était  cependant 
pas  des  douze  auxquels  on  réservait  ce  nom  par  excellence. 
Lui-même  le  leur  donne  et  se  le  refuse  dans  sa  première 
épître  aux  Corinthiens,  quand,  après  avoir  énuméré  les  ap- 
paritions de  Jésus-Christ  ressuscité,  il  ajoute  :  «  Puis  il 
s'est  fait  voir  à  tous  les  apôtres;  enfin,  après  tous  les  autres, 
il  s'est  montré  à  moi-même  ^  »  On  ne  saurait  donc  voir, 
dans  l'exclusion  de  saint  Paul  du  nombre  des  douze,  une 
opposition  à  sa  personne,  ou  une  négation  de  sa  mission 
apostolique'*. 

On  est  bien  moins  fondé  encore  à  voir  le  christianisme  de 
saint  Paul  dans  les  erreurs  des  nicolaïstes.  Toute  l'argumen- 
tation de  Zeller%  à  laquelle  Schwegler  nous  renvoie,  se  réduit 

'  Schwegler,  l.  c,  p.  254  et  t.  1,  p.  124,  457, 172.  —Baur,  l)a%  Christenthum, 
etc.,  p.  80,  81. 

*  Reuss,  Hist.  de  la  théol.  chrét.,  t.  II,  p.  519. 
»  /  Cor.,  XV,  7,  8. 

*  Pour  l'interprétation  de  l'Apocalypse  nous  avons  constamment  suivi  Cornélius 
à  Lapide,  qui  suit  lui-même  les  meilleurs  interprètes,  comme  on  peut  le  voir  plus 
au  long  dans  son  commentaire  sur  les  passages  dont  il  a  été  question. 

^  Zeller,  dans  les  Theologiskhe  Jahrbucher,  1842,  p.  713  etsuiv. 


PAUL,  JACQUES  ET  JEAN.  87 

à  un  rapprochement  fort  peu  concluant.  Les  nicolaïtes  per- 
mettaient l'usage  des  viandes  offertes  aux  idoles,  et  la  forni- 
cation ;  saint  Paul,  au  moins  en  théorie,  regardait  l'usage 
de  ces  vi  andes  comme  une  chose  indifférente,  et  il  permettait 
les  secondes  noces;  sa  doctrine  sur  ces  points  ne  différait 
donc  pas  du  nicolaïtisme  ! 

Mais  quand  donc   l'Eglise  a-t-elle  confondu  les  secondes 
noces  avec  la  fornication?  saint  Paul,  qui  les  permet,  n'ac- 
corde-t-il  point  partout  à  la  virginité  et  au  célibat  la  préfé- 
rence sur  le  mariage  '  ?   ne  fait-il   pas  de   la  continence  la 
première    qualité  de  l'évéque"?  s'il  pense  qu'en  eux  mêmes 
tous  les  mets  sont  purs,    ne   défend-il  pas  d'en   faire   usage 
lorsqu'on  peut  craindre  le  scandale  des  faibles  %  ou  les  repro- 
ches de  la  conscience  %  ou  la  participation  au  culte  des  idoles^  ? 
«  Au  demeurant ,  conclut  M.  Reuss,  nous  ne  pouvons  re- 
connaître dans  les  passages  cités  de  l'Apocalypse  une  polé- 
mique   directe  et  préméditée  contre  l'apôtre    saint  Paul,  à 
moins  qu'il  ne  faille  admettre  que  l'esprit  de  parti  ait  aveuglé 
l'auteur  de  ce  livre,  au  point  de  supposer  à  son  illustre  pré- 
décesseur des  intentions  et  des  procédés  qui  lui  étaient  étran- 
gers et  même  antipathiques^.  » 


m 


CONCLUSION. 

Ce  que  M.  Reuss  dit  de  l'Apocalypse  est  également  vrai 
pour  les  autres  écrits  de  saint  Jean.  Nous  ajouterons  que  non- 
seulement  on  n'y  trouve  aucune  trace  de  polémique  contre 
saint  Paul,  mais  même  aucune  contradiction,  aucune  oppo- 
sition,  aucune   différence  essentielle;  car,  s'il  y  en  a  quel- 

'  /  Cor.,  VII,  1,  7,8,26,  38,  40. 

*  «  Unius  uxoris  virum  ,  sobrium...,  pudicum  (/   Tm.,  m,  2).  »  —  «  Uniu.^ 
uxoris  vir  filios  habens  fidèles,  non  in  accubalione  luxuria-  (TH.,  i,  6).  >• 
'  I  Cor.,  vm,  4  0.  —  Rom.,  xiv,  ÎO. 
^  7îom.,xiv,22,  23. 
»  /Cor.,  VIII,  20,  21. 
"  Reuss,  Hisi.  de  la  théol.  chrél  ,  t.  II,  p.  523. 


88  LES  SAINTS  APOTRES 

qu'une,  elle  porte  peut-être  sur  la  forme  et  ce  qui  est  acces- 
soire, nullement  sur  le  fond  et  sur  la  substance  même  de  la 
doctrine. 

Les  apôtres  sont  donc  parfaitement  d'accord  entre  eux, 
quoique  le  caractère  particulier  de  chacun  d'eux  se  révèle  dans 
leurs  écrits. 

Pouvait-il  en  être  autrement  ?  Nous  admettons  comme  un 
dogme  de  foi,  et  les  esprits  les  plus  éclairés  du  protestan- 
tisme croyant  admettent  avec  nous  l'inspiration  des  Livres 
saints.  Mais  les  apôtres,  écrivant  sous  l'influence  directe  de 
cette  inspiration  divine,  pouvaient-ils  se  contredire  les  uns  les 
autres?  l'Esprit-Saint,  l'Esprit  de  vérité,  ne  se  serait-il  pas  con- 
tredit lui-méuie  en  leur  dictant  à  la  fois  et  le  vrai  et  le  faux, 
et  comment  la  vérité,  qui  est  une,  pourrait-elle  se  contre- 
dire ?  La  doctrine  de  tons  les  livres  saints  est  donc  essentielle- 
ment la  même  quant  au  fond.  Elle  diffère  souvent,  quant 
à  la  forme,  parce  que  la  grâce  n'absorbe  point  la  nature,  et 
que  l'écrivain  inspiré  conserve  toujours  sa  personnalité.  L'ins- 
piration n'empêche  pas  le  jeu  individuel  des  facultés  de 
l'homme  et  s'accommode  à  son  génie.  Dieu  varie  ses  dons  sui- 
vant les  fonctions  qu'il  impose,  et,  pour  les  rendre  plus  effi- 
caces, il  les  adapte  ordinairement  aux  dispositions  particu- 
lières de  ceux  à  qui  il  les  accorde. 

Saint  Pierre  était  le  chef  des  apôtres  et  le  chef  de  l'Eglise.  Sa 
parole  infaillible  devait  confirmer  les  autres  dans  la  foi,  et, 
plus  qu'aucun  de  ses  collègues  dans  l'apostolat,  Pierre,  dans 
sa  doctrine,  devait  enseigner  avec  toute  la  plénitude  de  l'au- 
torité, avec  toute  la  douceur  et  l'onction  de  la  paternité.  Aussi 
Grotius  trouvait-il  dans  ses  épîtres  la  majesté  qui  convient 
au  prince  des  apôtres.  Le  chef  infaillible  d'une  Eglise  qui, 
par  lui,  ne  peut  errer,  n'a  que  faire  d'appuyer  sa  doctrine 
par  des  preuves  nombreuses,  il  lui  suffit  de  l'exposer.  Le 
pasteur  suprême  des  pasteurs  et  de  leurs  ouailles  devait  léguer 
à  ses  successeurs  un  modèle  de  cette  éloquence  majestueuse, 
douce  et  ferme,  qui  donne  à  leur  parole,  chaque  fois  qu'elle 
s'élève  au  milieu  du  monde  ciirétien,  l'accent  de  la  voix  de 
Pierre.    , 


PAUL,  JACQUES  ET  JEAN.  89 

Saint  Paul  avait  reçu  sa  mission  de  Jésus-Christ,  comme  les 
autres  apôtres,  mais  non  de  la  même  manière,  et  cette  voca- 
tion spéciale  le  mettait  dans  la  nécessité  d'appuyer  plus  qu'eux 
sur  la  légitimité  de  sa  mission  et  de  prouver  aux  yeux  de  tous 
la  vérité  de  sa  doctrine.  Il  lui  fut  donné,  non  decréer  ledogme, 
mais  de  poser  les  fondements  de  la  théologie  chrétienne.  De 
là  «  ce  coup  d'oeil  psychologique  si  vif,  si  pénétrant,  à  travers 
l'àmc  humaine;  et  celte  largeur  de  vues  sur  les  destinées  di- 
verses du  peuple  juif  et  de  la  gentilité  ;  et  cette  intelligence 
profonde  des  points  de  contact  et  de  séparation  entre  la  loi 
mosaïque  et  la  foi  chrétienne  ;  et  ces  élévations  de  l'esprit  sur 
le  Christ,  sa  médiation  divine,  sa  royauté,  son  pontificat;  et 
cette  analyse  lumineuse  des  opérations  de  la  grâce,  des  phé- 
nomènes surnaturels  du  mysticisme  chrétien  ;  et  cette  intui- 
tion souveraine  des  grandes  lois  de  la  solidarité  universelle, 
de  la  réversibilité  des  mérites  ;  ce  regard,  enfin,  qui  embrasse 
dans  leur  ensemble  tous  les  rapports  de  Dieu  avec  l'humanité 
parle  Christ  et  l'Église  V  »  L'Apôtre  des  gentils  avait  l'âme 
élevée,  ardente  et  forte;  et  c'est  sans  doute  pour  cela  que 
Dieu  le  choisit  pour  étendre  le  cercle  de  son  activité  à  toutes 
les  nations.  Est-il  étonnant  que  ces  qualités  se  reflètent  dans 
ses  écrits? 

Saint  Jean  a  quelque  chose  de  plus  doux  et  de  plus  tendre 
que  saint  Paul.  Disciple  bien-aimé  du  Sauveur,  admis  à  repo- 
ser sur  le  sein  du  bon  Maître,  et  chargé  par  lui  du  haut  de  la 
croix  du  soin  de  sa  Mère,  il  puisa  son  Évangile  à  la  source 
même  du  cœur  de  Jésus,  et  le  grand  âge  auquel  il  est  parvenu 
imprima  le  cachet  de  la  bonté  et  de  la  mansuétude  à  toutes 
ses  paroles.  Plus  que  tout  autre,  il  avait  le  droit  de  proclamer 
le  grand  précepte  de  la  charité;  mieux  que  tout  autre,  il  pou- 
vait le  faire  accepter;  et  comme  rien  n'est  plus  pénétrant  que 
le  regard  du  cœur,  il  lui  fut  donné  de  plonger  plus  profondé- 
ment que  tout  autre  dans  le  mystère  de  la  vie  intime  de  Dieu. 
Dernier  survivant  des  compagnons  du  Christ,  il  lui  apparte- 
nait d'annoncer  à  l'Église  déjà  répandue  sur  toute  la  surface 

'  Freppel,  les  Pères  apostoliques,  p.  22. 


1 


90  LES  SAINTS  APOTRES  PAUL,  JACQUES  ET  JEAN. 

du  monde  les  destinées  que  lui  réservait  l'avenir,  et  de  clore 
ainsi  la  série  des  révélations  prophétiques. 

Chacun  des  apôtres  a  donc  sa  physionomie  particulière, 
sans  que  cette  vérité  nuise  en  rien  à  l'unité  de  la  doctrine  qu'ils 
enseignent  tous  ensemble  Elle  prouve  seulement  que  les  dons 
se  partagent,  quoiqu'ils  viennent  tous  d'un  même  esprit  : 
Dii'isioues  gratiarum  surit ^  idem  autem  spiritus  ;  et  divisiones 
ministrationuui  sunt ,  idem  autem  Dominus;  et  dii>isiones 
operationuni  sunt ,  idem  vero  Deus ,  qui  operatur  omnia  in 
om,nibus  ^ . 

H.  Mertiajv, 
'  /  Cor.,  XII,  4-6. 


LES    OlUGINES    DU   CHRISTIANISME 


EN   ARABIE 


D'APRÈS  LES  NOUVEAUX  BOLLANDISTES. 


ACTA   S.     ArETH^   et   RuM-fi   ET   SOCIORUM   ÏIARTYUUM  NEGBAN.t:  IN  ArAUIA  FeUCE, 

illuslrata  ab  Eduardo  Carpentier,  Soc.  Jesu  presbylero.  — Inlerccdil  H/sfono 
christiana  plurium  re(f noruvi  Arabicorum  ,  BiwaeWes,  Goeniaere ,  1 8()1 . — 
Acla  SS.,  extrait  du  tome  X  d'octobre. 


(premier  article.) 

Lorsqu'en   i833,  le^savant  Boissonnade  publiait,  dans  le 
dernier  volume  de  ses  Jiiecdota  Grœca,  la  relation  du  mar- 
tyre de  saint  Aréthas,  il  signalait  en  ces  termes  la  valeur  de 
l'un  des  principaux  manuscrits  dont  il  avait  fait  usage  :  «  Si 
jamais  on  voit  refleurir  parmi  nous  la  spécialité,  presque  ou- 
bliée,  des  études  historiques  auxquelles  ce  monument  ap- 
partient, ceux  qui  s'occuperont  après  moi  des  Actes  de  saint 
Aréthas  ne  pourront  se  dispenser  de  le  consulter  de  nou- 
veau. »    En  écrivant  ces  lignes,   où    percent  les   regrets   de 
l'érudit  sincère  et  désintéressé,   l'éminent  helléniste  avait-il 
pressenti   que   les  études   hagiographiques   allaient   bientôt 
reprendre  vie  dans  l'œuvre  des  nouveaux  Bollandistes  ?  — 
Toujours  est-il  que,  peu  d'années  après,  Boissonnade  pou- 
vait en  saluer  la  renaissance  ;  et  si  le  terme  de  sa  longue  et 
laborieuse  carrière  eût  encore  été  différé,  il  aurait  vu  ses  es- 
pérances réalisées  aujoiird  huiparla  solide  étude  critique  que 


92  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

le  tome  X  d'octobre  des  Acta  Sanctorum  vient  de  consacrer 
aux  Actes  du  martyre  de  saint  Aréthas. 

C'est  au  R.  P.  Carpentier  qu'échut  la  mission  de  reprendre 
en  sous-œuvre  la  publication  de  ce  monument  et  de  com- 
pléter les  travaux  de  Boissonnade.  Jeune  encore,  mais  épuisé 
déjà  par  des  travaux  excessifs,  le  P.  Carpentier  n'a  pas  plié 
sous  le  faix.  Et  cependant  la  tâche  qu'allait  lui  imposer  l'his- 
toire des  martyrs  de  Nedjrân  eût  peut-être  effrayé  une  éru- 
dition moins  sûre  d'elle-même  et  un  zèle  moins  pieux  pour 
les  fastes  de  l'Église.  Je  ne  parle  pas  de  ces  difficiles  et  pro- 
fondes recherches  que  la  savante  compagnie  des  Acta  Sanc- 
torum n'a  jamais  négligées,  pour  établir  sur  des  bases  cer- 
taines l'âge  et  l'authenticité  des  actes  qu'elle  publie,  labeur 
ingrat  que  Boissonnade  avait  cru  devoir  décliner  en  édi- 
tant son  texte.  Une  carrière  bien  autrement  vaste,  neuve 
encore,  et  que  ses  devanciers,  privés  de  documents,  avaient 
laissée  inexplorée,  s'ouvrait  à  l'investigation  du  bollandiste. 
Les  vrais  critiques  le  savent  :  un  événement  de  quelque  im- 
portance n'est  jamais  isolé  dans  la  trame  de  l'histoire.  De 
même  qu'il  a  son  retentissement  dans  l'avenir,  il  a  ses  sources 
dans  le  passé,  et  pour  l'apprécier  sainement,  il  faut  remonter 
le  cours  des  siècles  et  l'y  étudier  dans  les  événements  qui 
le  préparèrent.  C'est  ainsi  qu'en  relisant  les  Actes  des  mar- 
tyrs de  Nedjrân,  le  P.  Carpentier  s'aperçut  que  cette  glorieuse 
confession  de  foi  réveillait  autour  d'elle  tous  les  souvenirs 
du  christianisme  en  Arabie,  se  rattachait  à  ses  origines  par 
les  liens  les  plus  étroits,  et  qu'elle  supposait  l'étude  complète 
de  son  histoire.  Malheureusement,  à  part  le  travail  intéres- 
sant de  Wright  sur  la  première  chrétienté  en  Arabie,  cette 
histoire  était  à  faire.  Le  P.  Carpentier  ne  pouvait  compter, 
en  cette  matière,  sur  les  travaux  de  ses  prédécesseurs.  Ilens- 
chénius  avait  bien  esquissé  quelques  traits  de  cette  histoire 
dans  la  Vie  de  saint  Moyse,  évêque  des  Arabes  scénites,  et 
dans  celle  des  martyrs  de  l'Arabie  Déserte  ;  mais  il  n'avait  eu 
pour  toute  ressource  que  les  historiens  de  Byzance  et  quel- 
ques monuments  de  l'Église  syriaque.  Les  Bollandistes  les 
plus  récents  avaient  encore  écrit  un  siècle  trop  tôt. 


f 


é 


EN  ARABIE.  93 

Ce  n'est  guère  en  effet  qu'à  dater  du  xviii"  siècle  que  le  mys- 
tère dont  s'enveloppaient  les  solitudes  inabordables  de  l'Arabie, 
a  dû  se  dévoiler  anx  labeurs  de  la  science  et  à  l'audace  des 
explorateurs.  D'une  part  la  publication  des  textes  arabes,  inter- 
prétés et  collationnés  par  les  de  Sacy,  les  Quatremère,  et  mis 
en  ordre  par  les  Reiske  et  les  Caussin  de  Perceval  ;  de  l'autre 
les  découvertes  des  voyageurs,  comme  Niebuhr,  Burckhardt, 
Robinson,  Cruttenden,  Léon  de  Laborde ,  Arnaud,  etc.; 
enfin  l'étude  simultanée  des  écrivains  originaux  appartenant 
aux  contrées  voisines  de  l'Arabie  :  monuments  persans,  sy- 
riaques, arméniens,  éthiopiens  et  égyptiens  :  tous  ces  trésors 
jusqu'alors  inconnus  de  la  littérature  et  de  l'archéologie  orien- 
tales ont  jeté  sur  les  tribus  de  la  péninsule  arabique  des 
lumières  toutes  nouvelles.  Sans  doute  ces  lumières  ne  dissi- 
pent point  toutes  les  obscurités  historiques;  mais  du  moins 
elles  permettent  d'apercevoir  d'une  manière  pi  us  exacte  la  vraie 
physionomie  de  la  race  arabe,  d'établir  sur  des  bases  moins 
incertaines  les  périodes  diverses,  et  d'apprécier  plus  saine- 
ment les  événements  principaux  de  sa  longue  existence. 

C'était  dans  ces  monuments  de  l'érudition  moderne  qu'il 
fallait  étudier  les  origines  du  christianisme  en  Arabie ,  et 
recueillir  les  éléments  dépars  de  son  histoire.  Un  semblable 
travail,  si  conforme  à  l'esprit  et  aux  traditions  de  cette  il- 
lustre hagiographie  boUandienne,  s'y  faisait  naturellement 
regretter.  «  Pour  faire  un  bon  dictionnaire  de  géographie 
ecclésiastique,  me  disait  un  joiu-  un  éminent  esprit,  il  suffi- 
rait de  l'extraire  des  Acta  Sanctorum.  »  C'est  qu'en  effet  la 
collection  des  Bollaiidistes  n'est  rien  autre  chose  qu'une 
vaste  et  glorieuse  histoire  de  l'Eglise,  écrite  avec  le  sang  de 
ses  martyrs  et  les  vertus  de  ses  héros.  L'Eglise  d'Arabie  n'y 
avait  point  encore  sa  place  ,  il  était  temps  de  combler  celte 
regrettable  lacune;  aussi  bien  l'occasion  ne  pouvait  être 
plus  opj)ortune,  ni  le  sujet  mieux  choisi.  Le  martyre  de  saint 
Arélhas  et  des  chrétiens  de  Nedjrân  s'était  accompli  au  centre 
de  l'Yémen,  antique  patrie  des  Joctanides  primitifs,  la  race 
la  plus  inq)ortante  de  la  grande  famille  arabe,  dans  cette 
Arabie  Heureuse,   dont  la    fécondité,  tant  célébrée  des  an- 


c^4  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

ciens,  enrichissait  les  deux  mondes;  non  loin  de  la  célèbre 
cité  de  Mareb,  d'où  les  tribus  dispersées,  quatre  siècles  au- 
paravant, avaient  changé  l'état  social  de  l'Arabie  entière  ;  à 
une  époque  enfin  où  la  condition  politique  des  Himyarites 
leur  avait  créé  des  relations  amicales  ou  hostiles  avec  les 
cours  de  Perse,  de  Byzance  et  d'Abyssinie.  Aussi  ce  tragique 
épisode  avait-il  eu  un  immense  retentissement.  Pendant  que 
le  persécuteur,  la  main  rouge  encore  de  sang,  écrivait  au  roi 
des  Arabes  de  Hira  des  lettres  où  respire  une  haine  insa- 
tiable du  nom  chrétien ,  l'empereur  Justin ,  ému  de  tant 
d'opprobres  et  de  cruautés ,  appelait  sur  Dhou-Nowas  les 
vengeances  du  saint  roi  Elesban,  et  les  massacres  de  Nedjrân 
avaient  été  pour  l'Yémen  le  signal  de  sa  ruine  et  le  terme 
de  son  indépendance.  Dès  lors  ce  royaume  allait  passer  défi- 
nitivement au  pouvoir  des  Abyssins,  des  Abyssins  aux  rois  de 
Perse,  pour  confondre  quelques  années  plus  tard  les  derniers 
vestiges  de  sa  nationalité  au  sein  des  multitudes  réunies  sous 
le  sceptre  de  Mahomet. 

On  saura  gré,  je  n'en  doute  pas,  au  P.  Garpentier,  d'avoir 
cédé  à  l'attrait  historique  de  ce  grave  événem  ent,  et,  en  se 
laissant  passionner  pour  l'étude  des  souvenirs  qu'il  réveillait 
dans  le  passé,  d'avoir  enrichi  les  annales  bollandiennes  d'une 
histoire  complète  des  origines  du  christianisme  en  Arabie. 

Cette  savante  monographie  (extraite  du  tome  X  d'octobre 
des  Acta  Sanctomin)^  forme  un  épais  fascicule  in-folio  de 
I02  pages.  Si  ce  travail  était  destiné  aux  lecteurs  frivoles,  on 
aurait  lieu  sans  doute  d'y  souhaiter  plus  d'artifice  dans  l'ex- 
position, et,  dans  l'enchaînement  des  faits,  plus  de  cet  intérêt 
qui  n'est  pas  toujours  incompatible  avec  les  détails  d'érudi- 
tion ;  peut-être  l'auteur  a-t-il  trop  compté,  à  cet  égard,  sur  les 
licences  que  la  langue  latine  semble  plus  volontiers  permettre 
aux  savants  pour  se  dispenser  de  certains  procédés  littéraires 
qui  auraient  tempéré  la  sécheresse  de  ces  savantes  discussions. 

Mais  cette  observation  laisse  intact  le  vrai  et  solide  mérite 
de  l'ouvrage.  Le  P.  Garpentier  vient  d'ajouter  une  page  re- 
marquable au  grand  recueil  des  BoUandistes,  et  après  de  sem- 
blables travaux,  il  y  aurait  plus  que  jamais  de  l'injustice  à 


EN  ARABIE  Vi^ 

mettre  on  doute   l'ininortanop  de  la  rontinuation  des  ^cta 
Sauctorum. 

Il  m'a  paru  iutéressant  de  présenter  ici  le  résumé  des  re- 
cherches du  P.  Carpentier.  Sans  m'engager  dans  l'examen  de& 
discussions  critiques,  je  voudrais  seulement  en  exposer  les 
conclusions  principales,  dans  la  pensée  d'être  utile  à  ceux 
qui,  s'intéressant  à  cette  partie  inconnue  de  l'histoire  de  l'E- 
glise, seraient  privés  de  l'étudier  dans  l'auteur  lui-même. 


l'arabie  au  commencement  de  l'ère  chrétienne. 

Située  entre  l'Asie  et  l'Afrique,  et  s'étendant  au  nord  sur 
les  rives  de  l'Euphrate,  jusqu'au-dessous  des  chahies  du 
Taurus;  baignée  à  la  fois  par  les  deux  mers  les  plus  explo- 
rées, l'Arabie  semblait  devoir  être,  par  sa  position  géogra- 
phique, le  centre  de  l'ancien  monde.  On  l'eût  dite  prédestinée 
à  réunir  un  jour  les  trois  familles  dispersées  de  l'humanité; 
et  si  jamais  les  races,  revenant  à  l'unité  primitive,  devaient 
ne  plus  former  qu'un  seul  empire,  il  semblait  que  l'Arabie 
était  appelée  à  en  être  le  siège.  Alexandre,  dans  ses  rêves 
ambitieux  de  domination  universelle,  avait  compris  l'uiipor- 
taiici'  d'une  si  heureuse  situation,  et  l'on  dit  qu'il  songeait  à 
établir  sa  capitale  aux  portes  de  cette  contrée,  quand  la  mort 
le  surprii  et  déjoua  ses  projets.  Et  cependant,  comme  si  la  na- 
ture eût  pris  à  lâche  d'éterniser  elle-juême  entre  les  peuples 
leh  divisions  vengeresses  de  leur  orgueil,  elle  a  fait  de  ce  coin 
de  terre,  dans  des  déserts  arides,  une  barrière  infranchissable 
pour  les  trois  mondes  qui  s'y  rattachent.  Tandis  que  les  ports 
de  l'Arabie  servaient  d'entrepôt  au  commerce  des  Ljdes,  de 
l'Égypteetde  la  Méditerranée,  l'étranger,  arrêté  sur  ses  cotes, 
ne  franchissait  jamais  l'entrée  de  ses  solitudes,  dont  l'Arabe 
seul  connaissait  les  détours  et  pouvait  supporter  les  rigueurs. 
Aussi  de  toutes  les  contrées  du  monde  ancien,  n'en  est-il 
peut-être  aucune  qui  ail  offerl,  autant  que  l'Arabie,  rêlrange 
contraste  d'être  à  la  fois  le  pays  le  plus  fréquenté  et  le  moins 


96  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

connu.  Strabon,  qui  mettait  la  dernière  main  à  ses  travaux 
géographiques  de  l'an  20  à  l'an  26  de  J.-C,  ignorait  encore 
les  limites  précises  de  l'Arabie  au  nord.  Il  est  vrai  qu'il  si- 
gnale la  colonie  des  Arabes  scénites  établie  dans  la  Mésopo- 
tamie; mais  même  avec  le  secours  des  géographes  plus  an- 
ciens, Eratosthènes,  Néarque,  Artémidore  et  l'Itinéraire 
d'yElius  Galliis  (24  av.  J.-C),  joint  au  résultat  de  ses  explo- 
rations personnelles,  que  de  lacunes  dans  la  description  qu'il 
a  tracée  des  côtes,  que  de  villes  oubliées,  que  de  places  mari- 
times inconnues,  et  surtout  que  d'incertitude  dans  la  répar- 
tition géographique  des  tribus  de  l'intérieur!  Quel  degré  de 
confiance  devons-nous  par  exemple  accorder  au  prétendu 
partage  de  l'Arabie  Heureuse  en  cinq  royaumes,  dont  un  se 
composait  des  guerriers  qui  combattaient  pour  tous  ;  un  autre 
des  laboureurs  qui  fournissaient  de  vivres  tout  le  pays  ;  le 
troisième  des  artisans;  les  deux  autres  de  classes  occupées  à 
recueillir  la  myrrhe,  l'encens  et  les  autres  denrées  commer- 
ciales' ?  L'expédition  d'/Elius  Gallus  valut  bien  à  Strabon  de 
pouvoir  indiquer  quelques  villes  de  la  côte  occidentale  de 
l'Arabie  ou  de  l'Yémen,  et  en  particulier  la  cité  de  Négranes  ; 
mais  ce  général  romain  était  lui-même  si  peu  instruit  sur  la 
topographie  des  contrées  où  l'envoyait  Auguste,  que  le  Naba- 
téen  Sylla^us  parvint  à  lui  persuader  qu'il  ne  pouvait  passer 
de  l'Egypte  en  Arabie  sans  traverser  le  golfe . 

C'est  seulement  vers  le  milieu  du  if  siècle  que  Ptolémée 
imagina  de  diviser  l'Arabie  en  trois  grandes  sections,  connues 
sous  le  nom  d'Arabie  Pétrée,  d'Arabie  Déserte  et  d'Arabie 
Heureuse  :  division  incomplète  qui  s'est  transmise  jusqu'à 
nous,  mais  que  les  géographes  arabes  n'ont  jamais  adoptée. 

Cependant  Ptolémée  a  déjà  sur  la  péninsule  arabique  des 
notions  bien  plus  étendues  et  plus  précises  que  Strabon.  La 
domination  romaine  qui  se  maintient  en  Syrie  depuis  Pompée, 
et  qui  s'étend,  parle  moyen  des  phylarchies  sur  quelques 
tribus  voisines  de  l'Arabie  Déserte  et  du  pays  des  Nabatéens; 
la  dispersion  définitive  du  peuple  juif,  dont  une  partie  s'en 

«  Strabon,  l.  XYI. 


EN  ARABIE.  97 

fonce  dans  le  désert  et  descend  jusque  dans  l'Yémen  ;  enfin, 
sans  doute  aussi ,  les  premières  entreprises  de  l'apostolat 
chrétien  avaient  contribué,  dès  ce  moment,  à  révéler  nne  con- 
trée demeurée  jusque-là  presque  impénétrable.  Mais,  je  n'ai 
cité  Ptolémée  que  pour  indiquer  plus  facilement,  en  me  ser- 
vant de  ses  divisions,  celles  qui  leur  correspondent  dans  la 
géographie  moderne,  et  dont  je  signalerai  les  principales. 

C'est  d'abord  le  Hidjaz  ',  qui  répond  à  l'Arabie  Pétrée  et  à 
une  partie  de  l'Arabie  Heureuse. 

Le  Tihâma^  sorte  de  nom  appellatif  servant  à  désigner  les 
cotes  occidentales  sur  les  bords  du  golfe  Arabique. 

\j\émen^  resserré  aujourd  hui  dans  d'étroites  limites,  et 
on  se  concentrent  cependant  tous  les  riants  souvenirs  de 
l'Arabie  Heureuse. 

l'Hadramaut ,  à  l'est  de  l'Yémen  ;  les  Chatramotitœ  de 
Strabon  et  de  Ptolémée. 

I^e  Nedj'd,  vaste  plateau  qui  appartenait  à  la  fois  à  l'Arabie 
Heureuse  et  à  l'Arabie  Déserte. 

Deux  déserts,  enfin,  couronnent  les  hauteurs  de  la  pénin- 
sule :  à  l'E.  celui  de  Dahna  et  d'Irak;  au  N.-O.  celui  de 
Syrie,  où,  dans  le  silence  des  ruines,  reposent  Piaalbeck  et 
Paimyre. 

Ces  rapprochements  ^suffisent  pour  nous  permettre  d'ap- 
précier plus  exactement  Pétat  géographique  de  l'Arabie  au 
début  de  l'ère  chrétienne.  —  Mais  quelle  était  à  cette  époque 
la  condition  politique  des  tribus  réparties  dans  ces  vastes 
contrées? 

Les  anciens,  sur  ce  point,  en  savaient  moins  que  sur  tout 
autre.  Ce  n'est  que  par  la  lecture  des  historiens  arabes,  que  les 
origines  ténébreuses  de  cette  branche  sémitique  ont  reçu  quel- 
que lumière.  Et  il  faut  encore  se  hâter  de  le  dire,  parmi  les 
traditions  recueillies  par  les  écrivains  nationaux,  ce  qui  paraît 
le  plus  conforme  à  la  vérité  nous  avait  été  garanti  d'avance 


*  Je  me  suis  fait  une  loi  de  suivre,  dans  l'oilliographo  franoaiso  des  noms 
arabes,  celle  qui  est  le  plus  communément  reçue,  bien  qu'elle  no  soit  pas  toujours 
conforme  à  la  valeur  réellodes  caractères  qu'elle  représente. 

i«  7 


98  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

par  les  saintes  Écritures,  contrôle  historique  toujours  infail- 
lible quand  il  s'agit  de  l'origine  des  nations. 

Après  les  fils  de  Cousch  et  ceux  de  Chanaan,  connus  des 
auteurs  uidigènes  sous  le  nom  de  race  Ariba  on  première ,  et 
qui,  à  la  suite  d'un  séjour  plus  ou  moins  long  dans  la  pénin- 
sule Arabique,   se  fixèrent   en  Phénicie  ou   disparurent  en 
Afrique,  les  descendants  de  Jectan,  suivis  plus  tard  des  enfants 
d'Ismaêl,  vinrent  constituer  la  famille  arabe  proprement  dite. 
Jectan  ou  Joctan,  appelé  aussi  Cahtan  par  les  Arabes,  des- 
cendant de  Sem   par  Héber,  paraî|.  avoir  le  premier  habité, 
avec  les  siens,  les  régions  du  midi  connues  plus  tard  sous  le 
nom  d'Arabie  Heureuse   Ils  y  avaient  trouvé  la  race  sabéenne- 
couschite,  qu'ils  n'expulsèrentque  longtemps  après;  puis,  ré- 
duits bientôt  à  l'étroit  par  le  développement  de  la  population, 
ils  s'étaient  peu  à   peu  dispersés  par   tribus  dans  l'Arabie 
centrale,  où  ils  conservèrent,  dans  le  nom  générique  de  tribus 
Yémanites,  le  souvenir  de  l'Yémen,  qui  avait  été  leur  berceau. 
Les  enfants  d'Ismaël,  de  Céthura  et  d'É,saû  avaient  peuplé 
le  reste  du  pays,  et  s'étaient  établis  jusque  sur  les  bords  de 
l'Euphrate  et  du  Tigre,  et  dans  les  solitudes  septentrionales 
de  l'Arabie  :  là,  des  rameaux  détachés  de  ces  souches  diverses 
avaient  donné  naissance  aux  tribus  indisciplinées  des  Arabes 
errants.  Toutefois,  les  branches  principales  avaient  adopté  une 
patrie  et  s'étaient  fixées,  les  Ismaélites  dans  le  Hidjaz,  les 
Iduméens  dans  l'Arabie  Pétrée,  et  les  Madianites,  probable- 
ment les  descendants  de  Céthura,  au  sud-est  de  la  Palestine. 
Du  mélange  et  des  luttes  séculaires  de  ces  races  primordiales 
était  résulté  un  état  politique  de  l'Arabie,  qui,  au  commence- 
ment de  l'ère  chrétienne,  présentait  à  peu  près  cette  physio- 
nomie : 

L'Yémen,  appelé  pour  la  première  fois,  l'an  24  de  J.-C, 
le  pays  des  Hornérites  ou  des  Himyarites^  est  gouverné  par  les 
princes  de  la  maison  d'Himyar,  fils  de  Jectan,  frère  de  Cahlân, 
dont  les  descendants  disputèrent  aux  premiers,  durant  près 
de  six  siècles,  le  pouvoir  souverain.  Le  sang  des  Himyarites 
avait  enfin  triomphé  Tan  167  avant  Jésus-Christ,  dans  la  per- 
sonne, de  Hârith-Erraïch.  A  l'époque  de  la  naissance  du  Sau- 


'  EN  ARABIE.  99 

veur,  le  trône  devait  être  occupé  par  le  fameux  Chammir- 
Yérach,  qui  porta  ses  armes  jusque  dans  la  Sogdiane,  et  en 
détruisit  la  capitale,  dont  les  ruines,  appelées  Chainmir-Cand^ 
c'est-à-dire  Chammirta  détruite,  fournirent  peut-être  l'origine 
du  nom  plus  connu  de  Samarcande. 

Avec  le  règne  d'Abou-Mâlik,  son  lils,  de  Tan  3i  à  64  environ 
de  J.-C,  s'éclipsa  la  gloire  de  la  race  himyarite.  A  la  mort  de 
ce  prince,  qui  périt  avec  une  partie  de  son  armée  dans  les  soli- 
tudes du  Maghreb,  dont  les  mines  d'émeraude  avaient  tenté 
sa  cupidité,  la  dynastie  humiliée  de  Cahlàu  se  relève  momen- 
tanément, et  deux  princes  de  la  famille  des  Azdites,  Amran 
et  Amrou-ben-Amer,  se  constituent  indépendants  à  Mareb. 

Au-dessus  de  l'Yémen,  dans  les  deux  contrées  voisines  qui 
forment  aujourd'hui  les  provinces  du  Hidjaz  et  du  Nedjd, 
habitent  tantôt  en  paix,  tantôt  en  guerre,  deux  rameaux  con- 
sidérables de  Jectan  et  d'Ismaël,  les  Maudites  et  les  Djorlio- 
mites.  C'était  au  Hidjaz ,  dans  la  vallée  qui  fut  plus  tard  la 
cité  de  la  Mecque,  que  s'élevait  la  célèbre  Cuuba.  La  garde  de 
cette  maison  sainte  était  depuis  l'origine  confiée  aux  Ismaélites, 
lorsque  les  Djorhomites  en  usurpèrent  l'intendance  à  la  mort 
de  Nâbit,  l'un  des  fils  d'Ismaël,  et  ils  y  commandaient  encore 
à  l'époque  qui  nous  occupe. 

Cette  antique  usurpation  n'avait  point  empêché  les  Maa- 
dites,  autre  branche  d'Ismaël  par  Adnân,  de  contracter  des 
alliances  avec  les  Djorhomites  et  de  s'établir  auprès  d'eux, 
partie  dans  le  Hidjaz,  partie  dans  le  Nedjd.  Vers  l'an  64 
avant  Jésus-Christ,  deux  princes  rivaux  des  Maadites,  Conos 
et  Nizar,  troublent  la  paix  de  leur  pays.  Tandis  qu'un  ra- 
meau puissant  s'en  détache,  et  que  Conos  vaincu  va  se  perdie 
avec  ses  partisans  dans  l'Irak  occidental,  le  succès  de  Nizar 
fait  la  fortune  de  ses  descendants  ,  et  c'est  d'Elyas,  son  petit- 
fils,  prince  du  Nedjd,  en  l  an  35  de  J.-C,  que  nous  verrons 
sortir,  près  de  deux  siècles  plus  tard,  Nadhr  ou  Coruycli,  père 
de  la  tribu  fameuse  qui  donna  à  l'Arabie  son  législateur  et 
son  maître. 

Au  sud  de  la  Palestine,  au  milieu  des  déserts  arides  i[ui 
s'étendent  dans  toute  la  péninsule  Smaïtique,  tlorissait  un  des 


100  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

peuples  les  plus  intéressants  de  l'Arabie.  Confondus  avec  les 
Arabes  de  la  contrée,  et  toujours  distingués  d'eux  par  leur 
idiome  caractéristique  et  leur  instinct  civilisateur,  les  Naba- 
téens,  que  les  historiens  indigènes  n'ont  jamais  considérés 
comme  faisant  partie  de  leur  nation ,  avaient  en  effet  une  origine 
étrangère.  Descendants  de  la  grande  famille  araméenne,  ils 
étaient  venus  des  bords  de  l'Euphrate  et  du  Tigre;  et,  comme 
l'a  établi  Et.  Quatremère^,  il  est  vraisemblable  que  l'époque 
de  leur  établissement  à  Pétra  remontait  jusqu'au  temps  des 
guerres  de  Nabuchodonosor  II  contre  la  Judée.  Sous  la  puis- 
sante impulsion  de  leur  esprit  commercial,  l'antique  Pétra  riva- 
lisa bientôt  avec  Palmyre  et  s'éleva  au  rang  de  cité  de  premier 
ordre.  Aussi  redoutables  dans  la  guerre  qu'habiles  à  profiter 
de  la  paix,  les  Nabatéons  avaient  plus  d'une  fois  lassé  les  armes 
des  successeurs  d'Alexandre;  et,  jusqu'à  l'époque  deTrajan, 
les  Romains,  déjà  maîtres  de  la  Syrie  et  de  la  Palestine,  avaient 
dû  se  contenter  de  les  avoir  plutôt  pour  alliés  que  pour  sujets. 
Auguste,  qui,  en  sa  qualité  de  maître  du  monde,  n'imaginait 
pas  que  la  liberté  eût  encore  un  asile  sur  la  terre,  la  retrouva 
vivante  et  invincible  dans  ce  coin  perdu  du  désert.  C'est  en 
vain  qu'il  voulut  imposer  pour  roi  aux  Nabatéens  une  créa- 
ture de  son  ciioix,  ils  en  nommèrent  un  du  leur,  Harith  ou 
Arétas,  dont  saint  Paul  écrivait  :  «  Le  préfet  du  roi  Arétas 
veillait  à  Damas  pour  s'emparer  de  ma  personne  ^.  » 

A  l'est  de  cette  petite  nation,  si  libre  et  si  fière  de  son  au- 
tonomie, entre  la  Palestine  et  l'Euphrate,  s'agitait  incessam- 
ment, d'un  bout  du  désert  à  l'autre,  une  multitude  errante, 
composée  de  tribus  appartenant  à  des  races  diverses,  et  non 
moins  jalouses  de  leur  indépendance.  Les  plus  voisins  de  la 
Syrie,  qu'on  appelait  pour  cette  raison  Arabes  de  Syrie, 
descendaient  par  alliance  des  anciens  Amalécites,  et  apparte- 
naient à  cette  branche  des  Amalica,  appelée,  du  nom  de  ses 
princes,  les  Benou-Sainajda.  Vivant  de  rapine,  ils  étaient  la 
terreur  des  caravanes  qui  transportaient  d'une  mer  à  l'autre,  à 


*  V.  Journ.  Asiatique/ianw.,  fév.  ol  mars  1835. 
»  If  Cer.,  XI,  32. 


EN  ARABIE.  4(M 

travers  le  désert,  les  richesses  de  l'Inde,  de  l'Egypte  et  de  l'Ara- 
bie Heureuse.  On  les  avait  vus,  tantôt  alliés  des  Romains  et 
tantôt  alliés  des  Perses,  faire  pencher  pour  ainsi  dire  à  leur 
gré  la  balance  de  la  victoire,  et  tenir  longtemps  entre  leurs 
mains  le  sort  définitif  de  l'Asie.  Ils  avaient  fini  par  se  donner  à 
l'empire,  qui,  par  un  jeu  bizarre  de  la  fortune,  devait  au  uf  siè- 
cle revêtir  de  la  pourpre,  dans  la  personne  de  Philippe,  un 
descendant  de  ces  barbares,  devenu  disciple  de  Jésus-Christ. 

Enfin,  aux  bouches  du  Tigre  et  de  l'Euphrate,  et  dans  cette 
langue  de  terre  comprise  entre  les  deux  fleuves  jusqu'au  sud 
de  la  Mésopotamie,  vivait  encore  une  portion  notable  de  la 
race  arabe.  S'il  faut  en  croire  quelques  historiens  orientaux, 
et  en  particulier  Ibn-Khaldoun  ',  l'établissement  des  Arabes 
dans  l'Irak  occidental  remonterait  jusqu'à  l'invasion  des  Adi- 
tes,  sous  la  conduite  de  Ad  ,  premier  chef  de  ces  tribus.  Ad, 
ou  le  peuple  que  cette  désignation  représente ,  observe 
M.  Caussin  de  Perceval,  appartenait-il  réellement  à  la  tige  de 
Sem  ou  à  celle  de  Cham?  C'est  ce  qu'il  n'est  pas  facile  d'éclai- 
cir,  puisque  nous  sommes  privés  sur  ce  point  de  l'autorité  de 
la  Genèse,  qui  n'en  fait  nulle  part  mention.  Peut-être  était-il 
un  mélange  de  l'une  et  de  l'autre  race  ,  hypothèse  qui  a  paru 
probable  au  savant  historien  des  Arabes.  Quoi  qu'il  en  soit, 
nous  retrouvons  dans  cette  tradition  un  vestige  de  l'invasion 
de  la  Chaldée  parles  premières  peuplades  de  l'Arabie  plus  de 
deux  mille  ans  avant  notre  ère,  et  renouvelée  souvent  depuis 
parles  tribus  émigrées  des  régions  du  midi.  Elles  y  vivaient 
pour  la  plupart  en  tribus  nomades  et  à  la  manière  des  Scénites, 
leurs  voisins,  portant  le  ravage  autour  d'elles  dans  leurs  su- 
bites incursions,  mainteiuies  à  grand'peine  par  la  |)uissance 
des  Parthes,  dont  elles  inquiétaient  les  frontières,  quand  elles 
ne  les  servaient  pas,  et  que  Pline  appelait  encore  de  son  lemj)s 
injestatores  Clialdœoriun . 

Cependant,  lorsque  avec  la  mort  du  grand  Mitliridate,  l'éclal 
des  Arsacides  commença  à  pâlir,  et  que  dans  les  provinces  de 
la  Mésopotamie  et  de  la  Chaldée,  on  vil  s'élever  de  petites  prin- 

•  V.  Caussin  de  Perceval,  Essai^sur  l'hisi.  des  Arabes,  i.  \,  1.  i,  i«.  M  el  suiv. 


102 


LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 


cipautés  indépendantes  ,  une  partie  considérable  de  ces  peu- 
plades errantes  renonça  à  ses  habitudes  vagabondes  et  tenta 
dese  fixer.  Un  indigène  entreprenant,  appelé  par  Pline  Pasinès^ 
et  par  d'autres  écrivains  Spasmes  on  Hj  spasmes ^  se  mit  à  la  tête 
des  tribus  arabes  de  la  Chaldée  et  duBahrein,  disciplina  leurs 
mœurs,  fonda  la  ville  de  Spasini-Kharax ,  et  constitua,  vers 
l'an  129  avant  Jésus-Christ,  le  nouveau  royaume  de  Mésène.  Ce 
fait,  récemment  établi  par  M.  Reinaud  dans  un  excellent  mé- 
moire publié  Tannée  dernière  dans  \g  Journal  asiatique  %  jette 
un  grand  jour  sur  l'histoirede  cette  contrée,  que  l'ouvrage  pos- 
thume de  saint  Martin  n'avait  encore  qu'imparfaitement  éclair- 
cie;  et  il  nous  fournit  des  renseignements  positifs  sur  l'impor- 
tance politique  des  Arabes  de  l'Irak  et  de  la  côte  occidentale  du 
golfe  Persique,  durant  les  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne. 
Bien  que  les  princes  de  ce  nouveau  royaume  se  soient  tou- 
jours reconnus  vassaux  du  gouvernement  féodal  des  Arsaci- 
des,  et  qu'on  ne  les  trouve  désignés  chez  les  écrivains  arabes 
et  persans  que  sous  le  nom  peu  relevé  de  Molouk-al-  TheouajJ\ 
ou  chefs  de  bandes^  ils  exerçaient  en  réalité  l'autorité  royale, 
et  sur  leurs  médailles  prenaient  toujours  le  titre  de  roi.  Une 
de  ces  médailles,  dernièrement  acquise  par  le  Musée  impé- 
rial, et  qui  porte  le  nom  du  roi  Tirœus ,  a  fourni  a  M.  Rei- 
naud l'occasion  d'établir,  dans  le  mémoire  cité,  la  suite  des 
trois  premiers  successeurs  de  Spasinès,  dont  le  troisième  serait 
Tiraeus  lui-même.  Visconti,  qui  n'avait  eu  à  sa  disposition  que 
l'empreinte  mal   réussie  d'une  pièce  défectueuse  du   même 
prince,  conservée  au  British  Muséum^  avait  lu  à  l'exergue  la 
lettre  n  ou  80 ,  et  parti  de  ce  faux  supposé ,  il  avait  fait  ré- 
gner Tiraeus  l'an  80  de  l'ère  des  Séleucides ,  c'est-à-dire  282 
ans  avant   Jésus-Christ.    Notre  nouveau   monument  corrige 
cette  erreur  en  présentant  un  2  avant  la  lettre  II,  ce  qui  donne 
la  date  280  des  Séleucides  au  lieu  de  80.  M.  Reinaad,  suivant 
cette  importante  correction  et  s'appuyant  sur  une  assertion 
du  P.  Eckhel,  relative  à  l'époque  où  l'ère  des  Séleucides  com- 
mença à  être  en  usage  sur  les  monnaies,  assertion  que  les  dé- 

<  Journ.  asiatique^  août,  septembre,  4  861. 


f^ 


EN  ARABIE.  4Q3 

couvertes  postérieures  n'ontpoinldémenlie,  a  coiicluavec  toute 
vraisemblance  que  Tirauis  avait  du  régner  vers  l'an  32  avant 
J.-C.  Ce  prince  pourrait  doue  être  celui-là  même  qui  gouver- 
nait encore  les  Arabes  de  ce  pays  au  début  de  l'ère  chrétienne. 

Mais  la  race  arabe  n'habitait  point  seule  la  vaste  et  inégale 
contrée  où  la  Providence  l'avait  comme  abandonnée  à  son 
esprit  aventureux.  Si  jalouse  qu'elle  fût  des  charmes  irrésis- 
tibles ou  des  horreurs  repoussantes  de  sa  patrie,  elle  n'avait 
pu  cependant  en  défendre  l'accès  aux  peuples  étrangers.  Maî- 
tre absolu  dans  ses  déserts,  l'Arabe  avait  dû  admettre  au  par- 
tage de  son  ciel  et  de  ses  richesses,  dans  ses  ports,  dans  ses 
grands  centres  commerciaux,  dans  ses  riantes  contrées  du 
midi,  le  Romain  ,  l'Éthiopien,  et  par-dessus  tout  les  Juifs. 
«  Athénodore,  philosophe  et  notre  ami,  qui  avait  voyagé  chez 
les  Pétra'ens ,  dit  Strabon ,  nous  a  raconté  qu'il  avait  été  fort 
surpris  de  trouver  beaucoup  de  Romains  et  d'autres  étrangers 
émigrés  dans  ce  pays  V  » 

Il  n'est  pas  douteux  que  les  Abyssins,  séparés  de  l'Arabie 
par  un  bras  de  mer  étroit,  n'eussent  aussi  des  établissements 
de  commerce  sur  les  côtes  de  l'Yémen,  qui,  plus  tard,  leur  en 
facilitèrent  la  conquête.  Mais  la  nation  qui  s'était  le  plus  ré- 
pandue dans  l'intérieur  de  l'Arabie,  mêlée  avec  plus  de  sou- 
plesse aux  indigènes,  sans  pourtant  se  confondre  avec  eux, 
et  attachée  à  cette  terre  étrangère  avec  le  plus  de  ténacité, 
c'était  la  nation  juive. 

Ce  n'est  point  par  l'Ethiopie,  comme  l'avait  cru  Basnage  ", 
mais  plutùt  parle  nord,  que  les  Juifs  avaient  pénétré  en  Arabie. 
Les  écrivains  arabes  s'accordent  à  hxer  leurs  premières  colo- 
nies dans  le  territoire  de  Yatreb.  A  cinq  journées  de  marche 
de  cette  ville,  vers  le  nord-est,  ils  avaient  formé  à  Khiiïbar  un 
autre  centre  de  poj)ulation  qui  se  maintenait  encore  dans  ces 
derniers  temps.  Benjamin  de  Tudèle  y  trouva,  en  i  i'j3y  cent 
cinquante  mille  Juifs;  Niebulu'''assurequecette  colonie  existait 
à  l'époque  de  son  voyage,  et  se  gouvernail  par  des  scheiks  de 

•   Géographie,  1.  XVI,  (rad.  rloGossolin. 
-  ilist.  des  Juifs,  t.  VU,  p.  -IS.-j. 
»  Descript.  de  l'Arabie,  1. 1,  p.  248. 


a 04  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

sa  nation;  mais  Burckhardt,  au  commencement  de  ce  siècle, 
n'en  trouva  plus  aucune  trace  ^ .  De  ces  deux  points  principaux 
les  Juifs  s'étaient  de  bonne  heure  répandus  dans  l'Yémen  et 
dans  les  régions  voisines  de  la  mer. 

Quant  à  l'époque  de  leurs  premiers  établissements,  les  his- 
toriens arabes  ne  nous  fournissent  aucune  donnée  certaine. 
Les  uns  la  font  remonter  jusqu'au  temps  de  Moïse ,  d'autres 
jusqu'à  Josué;  quelques-uns  la  rapportent  aux  invasions  de 
Nabuchodonosor,  et  c'est  l'opinion  qui  a  paru  la  plus  vraisem- 
blable à  Sylvestre  de  Sacy,  et  à  laquelle  semble  incliner  de 
préférence  le  P.  Carpentier.  Elle  est  d'ailleurs  conforme  aux 
traditions  des  Juifs  qui  vivent  encore  en  Arabie,  et  dont  on 
peut  compter  au  moins  douze  ou  quinze  cents  à  Aden  seule- 
ment. Nous  lisions  à  ce  propos  tout  récemment,  dans  un  article 
de  la  Re^'ue  des  Deux-Mondes  fort  digne  d'attention ,  écrit 
par  M.  H.  Simonin,  sur  la  Presquile  d' Aden  et  la  politique 
anglaise  dans  les  mers  arabiques,  l'observation  suivante  :  «  Au 
nombre  des  Arabes ,  il  faut  aussi  compter  les  Juifs  d'Aden. 
Ils  ont  conservé  plus  que  partout  ailleurs  leur  type  si  carac- 
téristique. D'après  leur  propre  tradilion  ,  ils  descendent  des 
Israélites  qui  abandonnèrent  la  Palestine  à  l'époque  de  la  con- 
quête de  Nabuchodonosor.  Une  partie  des  fugitifs  vint  se  ré- 
fugier dans  les  heureuses  et  fertiles  plaines  de  l'Yémen  ^,  » 

Au  reste,  cette  émigration  fut  loin  d'être  la  seule  :  une  fois 
la  voie  tracée,  à  chaque  menace  d'invasion  nouvelle,  le  Juif  de- 
vait tourner  ses  regards  vers  l'Arabie  comme  vers  une  seconde 
patrie.  Les  colonies  juives  durent  surtout  s'y  accroître  lors- 
que Pompée  soumit  la  Judée,  et  que  plus  tard  Titus  dé- 
truisit Jérusalem.  Toujours  est-il  que  le  christianisme  les  y 
trouva,  comme  partout ,  ennemis  acharnés  de  l'Évangile,  et 
qu'au  vi"  siècle  ce  fut  un  prince,  Arabe  d'origine,  mais  juif  de 
religion,  qui  renouvela  et  dépassa  peut-être,  dans  le  massacre 
d'une  ville  entière  de  chrétiens,  toutes  les  cruautés  du  paga- 
nisme persécuteur.  ' 


^   Voijaye  C7i  Arabie,  t.  H,  [).  244. 

'  Revue' des  Deux-Mondes,  15  décembre  i86i . 


11 


t^ 


EN  ARABIE.  405 

Tel  est  à  peu  près  le  dénombrement  des  peuples  qui  s'agi- 
taient alors  sur  lo  sol  de  l'Arabie.  Car  l'apathie  morale,  ré- 
sultat fatal  de  leur  code  religieux,  ne  les  avait  point  encore 
ensevelis  comme  aujourd'hui  dans  un  silence  qui  ressemble  à 
la  mort.  L'Arabie  continuait  d'être,  à  cette  époque,  l'entrepôt 
de  commerce  du  monde  civilisé,  comme  elle  l'avait  été  dans 
les  temps  les  plus  reculés.  Savary,  dans  la  préface  de  son  Dic- 
tionnaire du  commerce^  a  sagement  remarqué  que  la  mer 
orientale  avait  été  pour  les  Arabes,  dès  une  haute  antiquité, 
ce  que  la  Méditerranée  fut  pour  les  Phéniciens.  Les  richesses 
de  l'Afrique  orientale  et  de  l'Egypte  lui  arrivaient  par  la  mer 
Rouge  ;  celles  de  l'Inde  et  de  l'extrême  Asie  par  le  golfe  Per- 
sique,  et  elle  les  transportait  ensuite  à  dos  de  chameau,  à  tra- 
vers le  désert,  en  Palestine,  en  Syrie  et  en  Babylonie.  Déplus, 
elle  ne  servait  pas  que  de  transit  aux  produits  étrangers  ;  elle 
trafiquait  aussi  de  ses  richesses  naturelles  et  de  la  fécondité  pro- 
digieuse et  recherchée  de  son  territoire.  C'est  en  vain  que 
Moversa  voulu  contredire  sur  ce  point  le  témoignage  unanime 
des  écrivains  de  l'antiquité,  dont  les  descriptions  exagérées 
reposaient  cependant  sur  la  vérité  :  Niebuhr,  Welsted,  Haines, 
Ritter,  ont  vu  de  leurs  yeux  ce  que  les  anciens  en  avaient  écrit 
de  raisonnable.  Ils  ont  retrouvé  dans  l'Arabie  la  patrie  tradi- 
tioiuielle  de  la  myrrhe,  de  l'aloès,  du  cinnamome  et  de  l'en- 
cens, de  tous  ces  parfums  précieux  dont  la  délicatesse  raffinée 
des  Grecs  et  des  Romains  faisait  une  si  prodigieuse  consomma- 
tion. Chez  les  Indiens  eux-mêmes,  d'après  une  assertion  de 
M.  Lassen,  l'encens  portait  le  nom  de  parfum  ou  d'encens  d'A- 
rabie, et  Plante  parlait  sans  doute  un  langage  bien  connu 
quand  il  disait  des  petits-maîtres  de  son  temps  qu'ils  sentaient 
taTabique  :  olere  arabice. 

Toutes  ces  richesses  amenées  sur  les  côtes  de  l'Arabie  par 
les  trafiquants  de  l'Egypte  et  des  Indes,  ou  tirées  du  sein  de 
son  propre  territoire,  étaient  aussitôt  expédiées  aux  nations  du 
nord  par  de  noml)reuses  voies  de  communication  ,  longues  et 
difficiles,  mais  régulièrement  organisées.  On  trouvera  dans 
l'ouvrage  du  P.  Carpentier  l'énumération  détaillée  de  ces 
grandes  lignes  de  transit  commercial.  Une  grande  partie  de% 


106  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

produits  étaient  d'abord  dirigés,  à  travers  la  mer  Rouge,  vers 
les  deux  prolongements  du  golfe  qui  entourent  la  pointe  si- 
naïtique.  Le  plus  fréquenté  avait  été  longtemps  le  bras  de  mer 
occidental,  appelé  Héroopolite.  Les  marchands  arabes  fai- 
saient leurs  chargements  sur  ces  rivages  et  les  transportaient 
à  dos  de  chameau  jusqu'  au  bord  de  la  Méditerranée,  dans 
le  port  de  Casion,  non  loin  de  Péluse,  Là,  les  navires  phéni- 
ciens les  recevaient  à  leur  tour,  ou  bien  ils  étaient  dirigés 
par  terre  vers  l'intérieur.  Le  centre  le  plus  rapproché  de  cette 
première  station,  c'était  Pétra.  A  Pétra  aboutissaient  toutes 
les  routes  importantes  de  la  Syrie,  de  l'Asie  et  de  l'Arabie. 
C'est  là  qu'affluaient  les  caravanes  sabéennes  de  l'Arabie 
Heureuse  :  celles  qui  venaient,  à  travers  le  désert,  de  Gherra, 
sur  le  golfe  Persique  ;  de  Reema,  chez  les  Omanites;  de  Téré- 
don  et  même  de  Babylone.  Une  autre  voie,  fréquentée  par  les 
commerçants  de  la  Syrie  et  de  la  Mésopotamie,  et  suivie  quel- 
quefois par  ceux  de  Palmyre,  descendait  le  long  de  la  rive 
orientale  du  Jourdain  et  de  la  mer  Morte,  en  laissant  Pétra  à 
l'est.  Une  troisième  enfin  arrivait  à  Péluse  en  se  rapprochant 
des  cotes.  Robinson  a  cru  retrouver  le  parcours  de  cette 
dernière  dans  la  voie  romaine  indiquée  sur  cette  plage  parla 
Table  de  Peutinger.  Sur  le  versant  opposé  de  l'Arabie,  les  cotes 
du  golfe  Persique  offraient  aussi  leurs  routes  commerciales. 
On  atteignait  par  elles  Térédon  et  Charax  ;  puis  la  rive 
orientale  du  Tigre  conduisait  jusqu'à  Ninive,  Nisibe,  etc.; 
et  les  bords  de  l'Euphrate,  jusqu'à  Babylone  et  à  Thapsaque. 
Et  ce  mouvement  immense  d'exportation,  bien  qu'un  in- 
stant suspendu  par  l'invasion  romaine  en  Syrie,  était  encore 
en  pleine  vigueur  à  l'époque  de  l'ère  chrétienne.  Les  princi- 
pales cités  maritimes  qui  en  monopolisaient  l'expédition  pour 
l'Europe,  l'Afrique  et  l'Asie,  avaient  pu  se  succéder  l'une  à 
l'autre  ;  la  gloire  de  Tyr  s'effacer  devant  celle  d'Alexandrie  ; 
Séleucie  de  Syrie,  fondée  par  le  génie  deSéleucus-Nicator,  con- 
tre-balancer  l'influence  de  cette  dernière';  l'Arabe  demeurait 
seul  l'entreiuetteur  souverain  de  tous  les  marchés  du  monde, 

'  V.  sur  l'importance  commerciale  de  Séleucie,  le  Mémoire  du  P.  Bourquenoud, 
^Etudes,  i.  Il,  p.  403  et  583.  —  Ce  Mémoire  a  été  imprimé  à  part,  Lecoffre,  486L 


EN  AUABIU.  407 

parce  qu'il  n'appartenait  qu'à  lui  de  franchir  le  désert,  d'a- 
jouter aux  produits  des  Indes  les  trésors  inépuisables  de  son 
Âiabie  Heureuse,  d'avoir  ses  ports  assis  sur  les  trois  mers  à  la 
fois.  Nous  en  avons  pour  garant  l'expédition  d'Mins  Gallus, 
dontStrabon  nous  a  révélé  les  motifs  en  ces  termes  :  «  Auguste 
avait  conçu  le  projet  de  se  concilier  ces  peuples  ou  de  les 
soumettre  ;  et  ce  qui  avait  contribué  à  lui  en  donner  l'idée, 
c'est  qu'ils  ont  de  tout  temps  passé  pour  posséder  beaucoup 
de  richesses,  parce  que,  vendant  leurs  aromates  et  leurs  pierres 
précieuses  pour  de  l'or  et  de  l'argent,  ils  ne  laissent  sortir  du 
pays  rien  de  ce  qu'ils  reçoivent  en  échange;  il  avait  donc  l'es- 
poir, ou  d'acquérir  de  richesamis,  ou  de  vaincre  de  riches  en- 
nemis. »  Et  Pline  écrivait  encore  de  son  temps  :  «  Les  richesses 
de  Rome  et  desParthes  appartiennent  aux  Arabes.  »  Si  dans  les 
sièclessuivants,  la  vie  commerciale  de  l'Arabie  fit  plac<'  à  l'esprit 
guerrier  qui  souffla  sur  elle  et  transforma  ses  destinées,  elle  ne 
s'éteignit  jamais  entièrement,  et  occupa  durant  tout  le  moyen 
âge  un  siège  encore  imjjortant  dans  la  presqu'île  Ademque. 
Aden,  désignée  sur  les  cartes  latines  sous  le  nom  A' Arahiœ  em- 
poriiim,  et  si  justement  appelée  parles  Arabes  la  clef  de  la  mer 
Rouge,  vit  po(irtant  sa  gloire  pâlir  lorsque  les  Portugais  dé- 
couvrirent la  nouvelle^  route  maritime  du  cap  de  Bonne-Espé- 
rance. Albuquerque,  qui  la  bouiDarda  en  i5i3,  ne  pensait  pas 
qu'elle  dût  un  jour  sortir  de  ses  ruines,  et  contre-balancer  de 
nouveau  l'iniportance  des  voies  plus  rapides  qu'il  venait  de 
tracer,  sur  des  mers  inconnues,  aux  navires  de  l'Europe  et  de 
l'Asie.  Il  conij)tait  sans  le  génie  mercantile  de  l'Angleterre.  Après 
quarante  ans  de  secrètes  espérances  et  d'habiles  explorations, 
Aden,  encore  une  fois  prise  d  assaut  sur  le  sultan  de  Laliej, 
tomba  au  pouvoir  des  Anglais  le  i6  janvier  1839,  et  elle  n'a 
point  tardé  entre  leurs  mains  à  retrouver  son  antique  splen- 
deur. Nous  renvovonsà  l'étude  déjà  citée  de  M.  Simonin,  pour 
l'évaluation  des  chiffres  qui  représentent  le  mouvement  actuel 
du  port  d'Aden. 

Mais  ce  qu'il  importe  d'observer  ici,  c'est  que  cette  extrémité 
de  l'Arabie  est  rentrée  comme  d'elle-mémedans  ce  rôle  commer- 
cial, et  l'on  dirait  qu'elle  s'est  contentée  de  renouer  la  chaîne 


<08  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME  EN  ARABIE. 

de  ses  traditions.  On  y  retrouve  l'Arabe  et  l'Indien,  tels,  pour 
ainsi  dire,  que  l'antiquité  nous  les  a  dépeints.  «  Les  Arabes, 
dit  M.  Simonin  ,  font  à  Aden  le  commerce  du  café,  de 
l'encens,  de  la  myrrhe,  des  graines,  du  bétail  et  des  fruits. 
Les  banians  de  l'Inde,  qui  contribuent  pour  une  large  part 
au  mouvement  commercial  d'Aden,  naviguent  encore  sur  des 
boutres  dont  la  forme,  aujourd'hui  insolite,  rappelle  celle  des 
navires  de  l'antiquité.  Une  voile  carrée  et  quelques  paires  de 
rames  sont  encore  les  seuls  moteurs  de  ces  bâtiments  primi- 
tifs, et  l'on  peut  dire  que  la  navigation  des  mers  arabiques 
est  restée  pour  les  naturels  ce  qu'elle  était  sous  Salomon.  » 

Cet  aperçu  historique  sur  la  distribution,  l'état  politique 
et  commercial  des  peuples  de  l'Arabie,  suffira  pour  donner 
quelque  idée  de  l'état  de  cette  contrée  au  commencement  de 
l'ère  chrétienne.  Il  n'était  pas,  ce  semble,  inutile  de  mettre 
dans  son  jour,  grâce  aux  ressources  de  l'érudition  contempo- 
raine, l'existence  et  la  condition,  si  longtemps  peu  connues, 
des  anciens  Arabes.  A  l'aide  de  ces  données,  le  lecteur  suivra 
peut-être  avec  plus  d'intérêt  les  progrès  de  la  foi  parmi  eux. 
Le  christianisme,  en  pénétrant  dans  ces  régions,  va  se  trouver 
en  lutte,  ici  avec  des  tribus  errantes  bien  autrement  indompta- 
bles que  les  barbares  nos  ancêtres  ;  là  avec  une  population 
mercantile  tout  absorbée  par  les  intérêts  du  temps  ;  avec 
l'antagonisme  judaïque,  rivalisant  de  prosélytisme  dans  les 
grands  centres  ;  et  partout  avec  un  paganisme  confus,  mons- 
trueux mélange  des  souvenirs  de  la  Bible  et  des  théogonies 
de  la  Chaldée,  de  la  Phénicie  et  de  la  Grèce.  Et  cependant 
sur  ce  sol  ingrat,  au  sein  de  ces  peuplades  vagabondes,  malgré 
les  préoccupations  de  la  cupidité  et  le  conflit  de  tant  de  riva- 
lités diverses,  la  foi  chrétienne  aura,  sous  le  soleil  de  l'Arabie, 
des  jours  d'ineffaçable  gloire  ;  elle  y  vivra  six  siècles  avec  sa 
hiérarchie  et  ses  chrétientés  nombreuses  ;  et,  après  avoir  jeté 
un  dernier  éclat  dans  la  protestation  héroïque  des  martyrs  de 
Nedjrân,  elle  ne  cédera  que  devant  les  remparts  de  fer  de 
l'Islam,  emportant  avec  elle  la  grandeur  et  la  vie  de  l'Arabie,  et 
n'y  laissant  qu'un  tombeau. 

A.    DUTAU. 


MELANGES 


L'ALPHABET    DE    SAINT    CYRILLE 


Eu  Chine,  les  habitants  des  diverses  provinces  ont  souvent  de  la 
peine  à  s'entendre  en  se  parlant,  à  cause  de  la  diversité  des  dialectes 
usités  dans  l'intérieur  du  vaste  empire  du  Milieu  5  tandis  que  la  langue 
écrite,  étant  partout  la  môme,  ils  n'ont  qu'à  prendre  une  feuille  de 
papier  et  un  pinceau  pour  s'expliquer  sans  aucune  difficulté.  Un  fait 
contraire  se  produit  parmi  les  peuples  slaves.  Que  deux  hommes,  ap- 
partenant à  deux  branches  de  la  même  famille,  et  parlant  des  dialectes  dif- 
férents, viennent  à  se  rencontrer,  ils  n'auront  pas  grand'peine  à  se  com- 
prendre, et  ils  pourront  toujours  échanger,  tant  bien  (jue  mal,  ([uelques 
pensées.  Il  n'en  est  pas  dé  même  lorsqu'ils  sont  obligés  de  recourir  à 
l'écriture  ;  la  différence  des  alphabets  et  de  l'orthographe  est  telle,  qu'il 
est  très-difficile  à  un  Slave  qui  ne  s'y  est  pas  préparé  par  quelques 
études,  de  lire  les  livres  écrits  dans  un  dialecte  différent  du  sien. 

Ce  fait  est  remaïquable  :  d'un  coté,  les  Slaves  sont  profondément 
divisés  entre  eux,  de  l'autre  ils  aspirent  très-ardenunent  vers  l'unité, 
tellement  que  ces  aspirations  ont  amené  la  création  d'un  mot  nouveau  : 
\e pans/ains me. Ccpendmxt  ni  les  antipathies  politiques,  ni  les  dissidences 
religieuses,  n'établissent  entre  eux  d'aussi  fortes  barrièies  que  la  diffé- 
rence des  alphabets  et  de  rorthogiaphe. 

On  publie  des  livres,  et  il  y  a  un  mouvement  littéraiie  plus  on  moins 
actif,  plus  ou  moins  fécond,  en  Pologne,  en  Russie,  en  Bohème,  chez 
les  Slovaques,  les  Croates,  les  Serbes,  les  Bulgares  ;  mais  les  résultats 
de  cette  activité  littéraire,  en  général  fort  remarquable,  ne  sont  acces- 
sibles aux  divers  peuples  slaves  qu'à  l'aide  de  traductions  nécessairement 
très-reslreintes.  Les  Russes,  parexem[)le,  restent  conqilétement  étran- 
gers à  la  vie  intellectuelle  de  la  Pologne,  <'t  les  Polonais  sont,  en  général. 


440 


MÉLANGES. 


peu  au  courant  des  idées  qui  circulent  dans  la  société  russe.  On  peut 
en  dire  autant  de  tous  les  peuples  slaves.  Ils  ne  se  connaissent  pour 
ainsi  dire  pas  les  uns  les  autres,  et  lorsqu'on  veut  s'adresser  à  l'univer- 
salité du  public  de  cette  langue,  on  est  bien  plus  sûr  d'être  compris  en 
écrivant  en  français  ou  en  allemand,  que  dans  un  des  dialectes  slaves. 

On  ne  peut  disconvenir  que  cet  état  de  choses  ne  soit  fâcheux  sous 
bien  des  rapports.  Inutile  de  s'arrêter  à  le  démontrer.  Les  inconvénients 
qui  en  résultent  n'existeraient  pas,  si  les  Slaves,  comme  autrefois  les 
Grecs,  employaient  tous  le  même  alphabet.  Dans  l'ancienne  Grèce,  on 
se  servait  de  l'ionien,  de  l'éolien,  du  dorien  et  de  l'attique;  mais  les 
ouvrages  écrits  dans  ces  différents  dialectes  étaient  accessibles  à  tous 
les  Grecs,  parce  qu'ils  n'arrêtaient  pas  les  yeux  du  lecteur  par  des 
alphabets  qui  leur  fussent  étrangers. 

Sans  doute,  les  dialectes  grecs  ne  présentaient  pas  entre  eux  des 
différences  aussi  profondes  que  les  dialectes  slaves.  On  pourrait  toute- 
fois le  contester,  au  moins  pour  quelques-uns;  mais  en  admettant  le 
fait,  il  faut  bien  reconnaître  qu'un  alphabet  slave  unique  aurait  em- 
pêché les  différents  dialectes  de  s'écarter  trop  les  uns  des  autres,  et  con- 
tribué au  contraire  à  leur  rapprochement. 

Une  des  causes  qui  rend  l'intelligence  de  ces  divers  dialectes  difficile 
aux  peuples  delà  même  famille,  c'est  l'adoption  de  mots,  d'expressions, 
de  tournures  empruntés  au  français,  à  l'allemand,  au  latin  et  au  turc. 
Sij  au  lieu  de  faire  ces  emprunts  à  des  langues  étrangères,  on  avait  eu 
soin  de  les  faire  à  des  langues  sœurs,  les  divers  dialectes  slaves,  conser- 
vés plus  purs,  seraient  devenus  plus  riches,  et  auraient  eu  entre  eux 
plus  de  ressemblance . 

Il  y  eut  un  temps  où  l'on  put  espérer  que  tous  ces  avantages  seraient 
assurés  aux  Slaves ,  ce  fut  lorsque  saint  Cyrille  inventa  son  alphabet.  Si 
lous  les  peuples  slaves  l'avaient  adopté,  et  surtout  s'ils  l'avaient  tous 
conservé,  nous  serions  aujourd'hui  en  possession  de  tous  les  avantages 
que  l'unité  de  l'alphabet  devait  nous  assurer.  Mais  il  n'en  a  pas  été 
îiinsi.  L'idée  d'avoir  un  alphabet  unique  pour  tous  les  Slaves  est  de- 
venue une  utopie,  une  chimère,  et  le  temps,  au  lieu  de  préparer  un 
.approchemeut  sur  ce  terrain,  ne  fait  qu'amener  sans  cesse  de  nou- 
\  elles  modifications  dans  la  forme  et  la  valeur  des  lettres,  dans  l'emploi 
des  signes  ;  d'où  il  résulte  que  les  différences  d'alphabet  et  d'ortho- 
graphe vont  toujours  en  croissant. 

Il  paraît  constant  que  dans  l'antiquité,  les  Slaves  se  servaient  de  ca- 
ractères runiques  ou  runes.  On  ne  peut  douter  non  plus  que  les  pre- 
miers missionnaires  grecs  et  latins  qui  leur  ont  annoncé  l'Evangile, 
n'aient  essayé  de  fixer  leur  langue  par  l'écriture  à  l'aide  des  caractères 
grecs  ou  latins,  comme  nous  voyons  aujourd'hui  encore  les  mission- 


i 


MÉLANGES.  444 

naires  français  ou  anglais  se  servir  de  leur  alphabet  pour  rendre  les 
sons  (le  la  langue  yolofe  ou  de  toute  autre  langue  de  Tinlcrieur  de 
l'Afrique.  Mais  ce  ne  furent  là  que  des  tentatives  sans  grands  ré- 
sultais. Au  ix'"  siècle  saint  Cyrille,  apôtre  des  Slaves,  résijlul  de  leur 
lonner  un  alphabet.  Ici  nous  nous  trouvons  eu  présence  de  questions 
vivement  controversées,  et  qui  ne  sont  pas  encore  pleinement  éluci- 
dées. Sans  entrer  dans  aucune  espèce  de  polémique,  nous  suivrons 
Topinion  de  l'illustre  Scbafarik,  qui  nous  semble  avoir  mieux  éclairci 
que  les  autres  ce  point  d'histoire  à  la  fois  obscur  et  important. 

Saint  C\rille  fut  à  la  fois  l'apôtre  des  Slaves,  l'auteur  de  la  liturgie 
slave,  le  traducteur  des  Livres  saints  et  l'inventeur  de  l'alphabet.  Toutes 
ces  choses  se  tenaient  étroitement.  Il  fallait  un  alphabet  pour  faire  des 
traductions,  des  traductions  pour  avoir  une  liturgie  nationale,  et  une 
liturgie  nationale  ou  étrangère  pour  entreprendre  rœu\re  de  la  con- 
version de  ces  peuples.  Saint  Cyrille  embrassa   tout  à  la  fois. 

Son  alphabet  n'est  emprunte  ni  aux  Grecs  ni  aux  Latins^  saint  Cy- 
.  ille  l'a  in\cnté,  et  quoiqu'on  y  puisse  trouver  certaines  anah)gies 
incontestables  avec  des  caractères  phéniciens,  samaritains  et  autres,  il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  c'est  un  alphabet  complètement  différent 
de  tous  les  autres.  Il  est  connu  aujourd'hui  sous  le  nom  d'alphabet 
;^lagolitique. 

Est-ce  parce  que  ces  caractères  avaient  peu  de  ressemblance  avec 
les  caractères  grecs  et  latins  ;  est-ce  parce  qu'ils  étaient  compliqués, 
difficiles  à  hre,  plus  encore  à  écrire;  est-ce  enfin  pour  quelque  autre 
raison?  Nous  ne  saurious  le  dire  :  ce  qui  est  certain,  c'est  que  cet  al- 
phaliet  ne  resta  pas  longtemps  en  usage  chez  l'universalité  des  peuples 
slaves.  Une  tendance  irrésistible  les  porta  à  le  négliger  pour  revenir 
aux  caractères  grecs  et  latins. 

Les  Slaves  se  trouvaient  placés  sur  les  confins  des  deux  Églises 
latine  et  grecque,  séparées  depuis  longtemps  par  leur  rite,  et  que  le 
schisme  récent  dePhotius  avait  mises  dans  des  dispositions  hostiles  l'une 
vis-à-vis  de  l'autre.  La  jeune  Eglise  slave  ne  put  se  soustraire  à  une 
double  action  qui  déposa  dans  son  sein  des  germes  de  division  et  de 
discorde  sans  cesse  développés  depuis  lors.  Ni  l'alphabet  grec  ni  l'al- 
phabet latin  ne  se  prêtaient  bien  à  rendre  tous  les  sons  usités  dans  la 
langue  slave.  Il  fallut  nécessairement  ou  compléter  ces  alphabets  par 
des  caractères  nouveaux,  ou  rendre  les  sons  qui  n'avaient  pas  d'équi- 
valents par  des  ct)mbinaisons  de  lettres  ou  par  des  signes  quelcou({ues 
ajoutés  aux  lettres,  comme  des  cédilles,  des  points,  ete 

En  présence  de  cette  première  difficulté,  les  deux  influences  que  su- 
bissait l'Église  slave  prirent  des  voies  différentes.  Un  disciple  de  saint 
Cyrille,  nomme  Clément,  adopta  l'alphabet  grec,  et  le  compléta  par 


H2  MÉLANGES. 

un  certain  nombre  de  lettres  empruntées  ù  Falphabet  glagolitique  en 
les  simplifiant.  C'est  cet  alphabet  qui  a  été  longtemps  faussement  attri- 
bué à  saint  Cyrille,  et  qui  est  généralement  connu  sous  le  nom  de 
Cyrillique;  il  a  été  adopté  par  toute  l'Eglise  gréco-slave,  c'est-à-dire 
par  l'Eglise  qui,  en  se  conformant  aux  rites  et  aux  cérémonies  de  l'Église 
de  Constautinople,  a  adopté  pour  sa  liturgie  l'usage  de  la  langue  slave. 
Nous  l'appellerons,  pour  plus  de  clarté,  l'alphabet  Clémentin. 

Dans  la  partie  de  l'Eglise  slave  soumise  aux  influences  de  L'Occi- 
dent, les  rites,  les  usages  et  les  cérémonies  de  l'Eglise  de  Rome  pré- 
valurent, mais  non  partout  de  la  même  manière  :  dans  certaines  con- 
trées, tout  en  adoptant  le  rite  occidental,  on  garda  dans  la  liturgie 
l'usage  de  la  langue  slave.  Ainsi  se  forma  ce  qu'on  peut  appeler  le 
rite  latino-slave  qui  subsiste  encore  en  Dalmatie,  et  qui  emploie  le 
bréviaire  et  le  missel  romains  traduits  en  slave  et  imprimés  à  Rome 
en  caractères  glagohtiques.  Dans  d'autres  contrées,  le  rite  latin  et  la 
liturgie  latine  s'établirent  et  se  propagèrent  rapidement,  grâce  surtout 
à  l'influence  croissante  des  Allemands. 

On  comprend  aisément  que  l'usage  des  caractères  glagohtiques 
n'ait  pas  tardé  à  disparaître  complètement  dans  les  Eglises  qui  avaient 
adopté  le  missel  et  le  bréviaire  latins,  et  par  la  force  des  choses  on  fut 
amené  à  se  servir  aussi  des  caractères  latins  pour  écrire  le  slave.  En- 
core s'il  s'était  rencontré  parmi  les  Slaves  occidentaux  un  homme  qui, 
appliquant  à  l'alphabet  latin  le  procédé  employé  par  Clément  à  l'égard 
de  l'alphabet  grec,  eût  trouvé  moyen  de  l'adapter  aux  besoins  de  la 
langue  slave,  de  façon  à  faire  admettre  son  système  par  l'universalité 
des  Slaves  occidentaux,  il  n'y  aurait  eu  que  demi-mal  ;  mais  il  n'en 
fut  rien.  Les  Polonais,  les  Tchèques,  les  Dahnates,  chaque  province 
eut  une  manière  différente  d'employer  les  caractères  latins,  et  il  en 
résulta  la  bigarrure  la  plus  étrange  et  la  plus  déplorable  confusion. 

Pendant  quelques  siècles,  les  Slaves  orientaux  restèrent  fidèles  à 
l'alphabet  Clémentin,  qu'ils  appelaient  Cyrillique;  mais  la  manie  d'in- 
novations qui  travaillait  Pierre  P'^ne  lui  permit  pas  de  laisser  en  repos 
l'alphabet  ;  il  résolut  de  le  réformer,  et  dans  cette  réforme  on  retrouve 
les  mêmes  caractères  de  précipitation  superficielle  que  dans  toutes  les 
autres  opérées  par  la  même  main.  Ce  n'est  pas  que  l'alphabet  Clé- 
mentin fût  parfait  ;  le  désir  de  conserver  le  système  de  numération 
écrite  chez  les  Grecs  avait  fait  conserver  plusieurs' lettres  devenues 
parfaitement  inutiles  dès  qu'on  adoptait  les  chiffres  arabes  ;  de  plus,  il 
contenait  un  certain  nombre  de  lettres  qui  doivent  être  regardées 
comme  de  véritables  abréviations,  et  qui  pourraient  être  supprimées 
sans  inconvénient.  Mais  outre  que  ce  travail  de  suppression  et  de  sim- 
plification .ne  fut  pas  exécuté  d'une  manière  logiquement  satisfaisante. 


MÉLANGES.  ns 

Pierre  I""  voulut  encore  changer  la  forme  des  caractères  ;  il  s'attacha 
à  se  rapprocher  autant  que  possible  de  l'alphabet  latin,  en  donnant  aux 
lettres  russes  la  forme  des  caractères  latins  sans  leur  en  donner  la 
valeur;  ainsi  la  lettre  R  fut  représentée  par  la  lettre  P,  à  cause  de 
l'analogie  que  cette  lettre  a  avec  le  p  des  Grecs;  la  lettre  V  fut  repré- 
sentée par  la  lettre  B,  à  cause  du  (3;  la  lettre  S  par  G,  à  cause  du  2. 
Dans  les  caractères  italiques,  on  représenta  le  /;  par  un  n,  Vl  ou  \'n 
grec  par  un  u.  Il  résulta  de  ces  substitutions  un  alphabet  qui  n'est  ni 
grec  ni  latin,  mais  qui  tient  de  Vun  et  de  l'autre.  Ajoutez  à  cela  qi?"? 
sauf  une  seule  exception,  il  n'y  a  aucune  différence  entre  les  majus 
cules  et  les  minuscules.  Que  l'on  se  figure  un  livre  grec  imprimé  avec 
des  majuscules  de  petite  dimension,  et  Ton  aura  une  idée  de  l'aspect 
des  livres  russes  imprimés  avec  les  caractères  de  Pierre  I''^ 

Get  alphabet  réformé  n'a  pas  fait  tomber  en  désuétude  l'ancien  al- 
phabet Glémentin,  qui  est  encore  exclusivement  employé  pour  les  livres 
liturgigues,  et  en  général  pour  les  publications  ecclésiastiques,  ce  qui 
fait  qu'en  Russie  il  y  a  deux  alphabets,  comme  il  y  a  deux  empereurs 
au  Japon  :  l'un  spirituel,  ecclésiastique,  sacré;  l'autre  temporel,  civil, 
profane.  Les  Serbes  n'ont  trouvé  ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  alphabets 
à  leur  convenance,  et  par  l'adjonction  de  quelques  lettres  nouvelles,  la 
suppression  de  quelques  autres,  ils  en  ont  fabriqué  un  troisième.  Les 
Bulgares  emploient  l'alphabet  réformé  de  Pierre  P"",  mais  en  y  inter- 
calant des  lettres  empruntées  à  l'ancien  alphabet  Glémentin  et  que 
Pierre  avait  supprimées. 

Voici  maintenant  une  des  plus  importantes  revues  de  Russie,  /c 
Messager  de  Moscou,  qui  s'aperçoit  des  nombreux  inconvénients  ré- 
sultant de  cet  alphabet  tout  composé  de  majuscules.  Si  les  lettres  sont 
grosses,  elles  prennent  un  espace  considérable;  si  elles  sont  petites,  on 
ne  peut  les  distinguer  qu'avec  difficulté,  et  nous  arrivons  à  une  nouvelle 
réforme  de  l'alphabet.  Gette  réforme  est  très-modérée,  elle  est  même 
timide,  elle  ne  porte  que  sur  quelques  détails,  mais  elle  indique  suffi- 
samment que  de  nouvelles  modifications  deviendront  prochainement 
nécessaires.  Nous  sommes  donc  dans  un  véritable  chaos,  et  l'avenu'  ne 
nous  promet  qu'une  confusion  plus  grande  encore. 

A  ce  mal  incontestable  il  faut  pourtant  chercher  un  remède  :  mais 
où  le  trouver?  Il  est  évident  qu'on  ne  peut  songer  à  faire  accepter  au- 
jourd'hui par  tous  les  Slaves  l'anticpie  alphabet  de  saint  Gyrille,  tombé 
en  désuétude  à  peu  près  partout.  Peut-on,  parmi  les  divers  alphabets 
actuellement  usités,  en  choisir  un  moins  défectueux  que  les  autres,  et 
en  proposer  l'adoption  à  tous  les  peuples  de  race  slave?  Je  ne  le  crois 
pas  non  plus.  Si  cet  alphabet  est  latin,  les  Orientaux  n'en  voudront  pas  ; 
si  c'est  un  dérivé  de  l'alphabet  à  base  grecque  d«'  Glément,  les  peuples 
i*  8 


444  MÉLANGES. 

qui  depuis  des  siècles  ne  connaissent  plus  que  l'alphabet  latin,  ne  con- 
sentiront pas  à  apprendre  des  caractères  nouveaux. 

Qu'y  a-t-il  donc  à  faire?  Il  me  semble  que  sans  résoudre  complète- 
ment la  question,  on  pourrait  arriver  à  un  résultat  assez  satisfaisant  en 
adoptant  la  marche  suivante.  Il  faudrait  d'abord  obtenir  des  peuples 
slaves  qui  se  servent  de  caractères  latins,  de  se  rallier  tous  au  même  al- 
phabet et  à  la  même  orthographe.  On  pourrait  leur  recommander  de 
se  rapprocher,  autant  que  possible,  du  système  très-rationnel  proposé 
par  Ludovic  Gay,  et  adopté,  au  moins  en  grande  partie,  par  les  lUyriens 
et  les  Tchèques.  Alors  si  la  Pologne  consentait  à  faire  le  sacrifice  de  son 
orthographe  un  peu  surannée,  le  succès  serait  assuré  et  la  Pologne  elle- 
même  en  recueillerait  les  fruits.  Qui  pourrait  calculer  l'influence  que 
la  littérature  et  la  presse  polonaises  exerceraient  sur  les  Tchèques,  les 
Moraves,  les  Slovaques,  les  Croates,  les  lUyriens,  les  Dalmates?  Tous 
ces  peuples  ignorent  aujourd'hui  à  peu  près  complètement  ce  que  pense 
la  Pologne,  ce  qu'elle  veut;  les  malentendus  qui  subsistent  maintenant 
disparaîtraient  du  jour  où  les  publications  polonaises  deviendraient 
accessibles  à  toutes  les  populations  slaves  de  TOccident. 

Il  y  aurait  à  faire  un  rapprochement  semblable  parmi  les  Slaves 
orientaux,  en  prenant  pour  base  l'alphabet  Clémentin  auquel  ils  sont 
habitués  de  temps  immémorial.  Il  faudrait,  pour  qu'il  devînt  commun 
aux  Russes,  aux  Serbes,  aux  Bulgares,  lui  faire  subir  de  petites  modi- 
fications indispensables.  Ce  double  résultat  obtenu,  nous  aurions  fait  un 
grand  pas.  Il  n'y  aurait  plus  que  deux  alphabets  usités  chez  les  Slaves; 
mais  tout  ne  serait  pas  dit  encore,  et  il  resterait  un  autre  pas  important 
à  faire.  Il  faudrait,  tout  en  gardant  les  deux  alphabets  distincts,  adopter 
pour  les  deux  la  même  orthographe,  de  sorte  que  chaque  lettre,  chez 
les  peuples  qui  emploient  l'alphabet  slave,  correspondît  exactement  à 
une  lettre  de  l'autre  alphabet,  et  qu'il  n'y  eût  d'autre  différence  que  la 
forme  des  caractères. 

Une  fois  parvenu  là,  on  aurait  réalisé  à  peu  près  tout  ce  qu'on  peut 
espérer  d'atteindre.  Pour  faciliter  les  communications  littéraires  entre 
les  deux  groupes,  ou  pourrait  de  temps  à  autre  imprimer  les  produc- 
tions des  écrivains  occidentaux,  en  caractères  Clémentins,  et  récipro- 
quement celles  des  écrivains  orientaux  en  caractères  latins .  Par  exemple, 
on  ferait  pour  la  Pologne,  la  Bohème,  la  Dalmatie,  une  édition  des 
poésies  de  Pouchkine  en  caractères  latins;  et  pour  la  Russie,  la  Bulgarie, 
la  Serbie,  une  édition  des  œuvres  de  Mickiewicz  et  de  Krasinski,  en 
caractères  Clémentins.  De  cette  façon,  chaque  peuple  conserverait  les 
lettres  auxquelles  il  est  habitué ,  et  il  ne  se  trouverait  pas  privé  de  la 
possibilité  de  lire  les  chefs-d'œuvre  des  dialectes  différents  du  sien. 
Peut-être,  dans  les  premiers  temps  surtout,  serait  il  nécessaire  d'inter- 


MÉLANGES.  115 

caler  quelques  notes  pour  faciliter  riutelligence  thi  texte,  mais  le  prin- 
cipal obstacle  étant  enlevé,  on  s'habituerait  peu  à  peu  à  lire  et  à  com- 
prendre tous  les  tlialectes  slaves,  et  ou  reviendrait  à  cette  imité  que 
[alphabet  de  saint  Cyrille  nous  aurait  assurée,  s'il  s'était  seul  maintenu 
en  usage  parmi  les  Slaves. 

J.  Gagarin. 


UN  MOT  A  PROPOS  D'UN  ARTICLE  THÉOLOGIQUE 

DE  M.   CH.   DB   RÉMUSAT. 

Un  homme  d'esprit,  M.  Ch.  de  Rémusat,  publiait  réceminent  dans 
la  Rame  des  Deux-Mondes  (i*^""  janvier  1862)  une  étude  sur  la  théolo- 
gie critique.  4u  milieu  de  quelques  aperçus  justes  et  vrais,  nous  y  avons 
lu  avec  surprise  des  assertions  telles  que  celles-ci  : 

<■  L  Eglise  est  divinement  inspirée,  et,  quoi  qu'il  en  coûte  de  le  dire, 
il  s'ensuit  que  l'Eglise  étant  présente  et  vivante,  son  autorité  est  plus 
giande  que  l'Écriture  même.  C'est  la  piemière  qui  garantit  la  seconde. 
Cette  fatale  conséquence  n'est  plus  déniée  par  les  apologistes  de  notre 
temps.  Quant  à  la  question  de  savoir  où  repose  en  fait  l'autorité  de 
l'Eglise,  si  c'est  dans  l'Eglise  entière,  le  concile  ou  le  souverain  pontife, 
c'est-à-dire  le  suffrage  universel,  le  système  représentatif  ou  l'abso- 
lutisme, on  en  discute.  Le  catholicisme  a  ce  problème  pour  fonde- 
ment. » 

Il  était  difficile,  à  coup  sûr,  de  grouper  en  moins  de  mots  plus 
d'inexactitudes  et  de  faussetés. 

i"  Il  n'est  pas  vrai  de  dire  que  l'Eglise  soit  di\finpment  inspirée.  Le 
secours  que  lui  prête  sans  cesse  l'Esprit-Saint  pour  la  préserver  de  toute 
erreur  dans  son  enseignement,  se  nomme  Y  assistance.  Les  Ecritures 
seules  sont  inspirées  dans  le  sens  propre  du  mot;  et  bien  que  la  notion 
de  l'inspiration  ne  soit  pas  rigoureusement  définie,  on  y  comprend 
d'ordinaire  des  éléments  et  des  conditions  que  n'exige  pas  la  simple 
assistance  accordée  à  l'Eglise  enseignante. 

2°C'est  s'exprimer  très-inexaclement  que  de  tlire  l'autorité  de  l'Eglise 
plus  grande  que  celle  de  l'Ecriture.  Le  tribunal  qui  garde,  interprète  et 
applique  la  loi,  est-ll  pour  cela  au-dessus  de  la  loi?  Or,  tel  est  au  fond 
le  rôle  de  l'Eglise  en  ce  qui  regarde  les  saintes  Ecritures.  Chargée  par 
Jésus-Chnst  de  nous  enseisner,  elle  nous  certifie  la  canonicité  des  Livres 
saints,  elle  en  garantit  les  textes  ou  les  versions  authentiques  ;  elle  en 


416  MÉLANGES. 

interprète  enfin  le  sens,  et  cela  avec  d'autant  plus  d'autorité  qu'elle  fonde 
principalement  ses  interprétations  sur  la  tradition  divine  dont  elle  est 
aussi  la  dépositaire,  et  qui  est,  au  même  titre  que  l'Ecriture,  la  parole 
de  Dieu.  C'est  donc  par  le  secours  de  la  tradition  que  l'Eglise  explique 
les  Livres  sacrés  d  après  l'analogie  de  la  foi  :  elle  supplée  même  à  leur 
silence,  par  exemple,  lorsqu'elle  enseigne  la  validité  du  baptême  des 
enfants  et  d'autres  points  qui  ne  sont  pas  contenus  dans  l'Ecriture.  Mais 
de  tout  cela  il  ne  s'ensuit  nullement  que  l'autorité  de  l'Eglise  soit  réelle- 
ment plus  grande  que  celle  de  l'Ecriture,  puisquela  parole  de  Dieu  écrite, 
aussi  bien  que  la  parole  de  Dieu  non  écrite,  demeure  toujours  la  loi  de 
l'Église,  la  règle  de  sa  foi  et  la  source  où  elle  puise  son  enseignement. 

3°  Nous  ne  voyons  vraiment  pas  ce  qu'il  y  a  de  fatal  dans  la  consé- 
quence qui  épouvante  M.  de  Pvémusat.  Oui,  sans  doute,  l'autorité  de 
l'Église  est  pour  nous  la  garantie  de  celle  de  l'Écriture;  mais  n'est-ce 
pas  là  la  conséquence  très-légitime  de  cette  incontestable  vérité,  qu'une 
autorité  présente  et  vivante  est  en  état  d'enseigner  d'une  manière  plus 
universelle  que  ne  saurait  jamais  le  faire  un  livre  muet,  un  livre  mysté- 
rieux? M.  de  Rémusat  lui-même  n'a-t-il  pas  fait  ressortir  avec  force 
les  énormes  inconvénients  de  l'examen  privé  des  protestants?  et  cette 
seule  considération  des  vices  d'un  tel  système  ne  suffirait-elle  pas  à 
prouver  que  Jésus-Christ  a  dû  établir  une  autorité  enseignante  qui  pré- 
vînt ou  jugeât  les  controverses,  qui  nous  garantît  la  parole  de  Dieu, 
même  celle  qui  est  renfermée  dans  les  Ecritures?  Voilà,  en  effet,  ce  que 
les  apologistes  de  notre  temps  admettent  sans  hésiter.  Voilà  aussi  ce 
qu'ont  admis  les  docteurs,  les  Pères  de  l'Eglise  à  toutes  les  époques,  con- 
formément à  la  doctrine  des  apôtres  et  de  Jésus-Christ  lui-même.  Il  va 
sans  dire  qu'il  n'y  a  pas  un  apologiste  orthodoxe  qui  place  purement  et 
simplement  l'Eglise  au-dessus  de  l'Ecriture. 

4°  On  ne  discute  en  aucune  manière  sur  la  question  de  savoir  où 
repose  en  fait  l'autorité  de  l'Église  ;  car  il  est  de  foi  pour  tous  les  catho- 
liques que  cette  autorité  réside  dans  le  corps  des  pasteurs,  uni  à  son 
chef  le  souverain  pontife. 

5°  Il  n'y  a  que  des  hérétiques,  comme  les  jansénistes,  qiii  puissent 
soutenir  que  cette  autorité  réside  dans  X Eglise  entière,  en  y  comprenant 
le  clergé  inférieur  ou  les  laïques. 

6"  Il  est  de  foi  pour  tous  les  catholiques  que  tout  concile  vraiment 
œcuménique  est  revêtu  d'une  autorité  infaillible. 

7°  Il  est  de  foi  pour  tous  les  catholiques  que  le  pontife  romain  a  reçu 
le  plein  pouvoir  de  paître,  de  régir  et  de  gouverner  l'Église  universelle, 
et  que  toute  définition  véritablement  dogmatique  émanée  de  lui  est  et 
demeure  irréformable,  au  moins  lorsque  les  évêques  y  ont  adhéré  d'un 
consentement  même  tacite. 


MELANGES.  117 

8"  hv  mot  de  sujfragc  universel  n'a  pas  de  sens  quand  il  s'agit  de 
l'Eglise,  puisque  le  peuple  n'a  aucune  part  d'autorité. 

p"  Le  nom  de  système  représentatif  ne  peut  s'appliquer  au  concile 
général  que  d'une  manière  très-inexacte. 

lo"  L'autorité  du  souverain  pontife  n'a  rien  qui  ressemble  à  \abso- 
lutisme,  de  l'avis  même  des  théologiens  qui  donnent  le  plus  d'extension 
à  cette  autorité.  Toutes  ces  expressions  qui  conviennent  aux  diverses 
formes  du  gouvernement  dans  l'ordre  temporel,  ne  sauraient  s'adapter 
au  gouvernement  de  l'Eglise,  Jésus-Christ  lui  ayant  donné  une  consti- 
tution entièrement  à  part. 

n"  Enfin,  le  catholicisme  n'a  pas  un  problème  pour  fondement,  car 
rien  n'est  mieux  défini  que  les  bases  fondamentales  de  la  foi  catholique. 
Personne  n'ignore  que  les  opinions  dites  gallicanes  (j'entends  celles 
qui  sont  tolérées)  ne  touchent  pas  au  dogme. 

Puisque  M.  deRémusat  cite  deux  fois  le  P.  Perrone,  nous  nous  per- 
mettrons de  lui  faire  observer  qu'il  aurait  facilement  trouve  dans  les 
œuvres  de  ce  théologien  un  exposé  de  la  doctrine  catholique  qui  lui 
aurait  évité  de  nombreuses  méprises  sur  ces  matières. Nous  pensons  que 
l'honorable  académicien,  pour  s'édifier  à  cet  égard,  s'en  est  rapporté 
avec  trop  de  confiance  aux  adversaires  mêmes  du  catholicisme.  Par 
exemple,  lorsqu'il  croit  voir  luie  «  flagrante  pétition  de  principe  «  dans 
l'acte  d'adhésion  à  l'autorité  infaillible  de  l'Eglise,  il  ne  fait  que  re- 
produire une  vieille  objection  des  protestants,  répétée  par  M.  Scherer. 
La  vérité  est  que  cette  difficulté  n'en  est  pas  une  pour  qui  connaît  l'état 
de  la  question.  La  vérité  est  encore  que  le  cercle  vicieux  n'existe  que 
dans  le  système  des  protestants.  Bossuet  l'a  assez  bien  montré  dans  sa 
discussion  avec  le  ministre  Claude. 

Au  temps  de  Bossuet,  ces  graves  questions  n'étaient  pas  seulement 
familières  aux  théologiens  de  profession  :  l'élite  des  hommes  du  monde 
regardant  la  science  de  la  religion  comme  la  première  à  tous  les  points 
de  ^ue  et  la  plus  nécessaire  de  toutes  les  sciences,  eu  faisait  d'ordinaire 
l'objet  principal  de  ses  études,  et  ne  reculait  pas  même  devant  la  lecture 
des  grands  théologiens. 

Pourquoi  n'en  serait-il  pas  de  même  aujounihui?  du  moins,  quand 
des  hommes  graves  et  sérieux  croient  devoir  traiter  des  points  les  plus 
importants  du  dogme  catholique,  n'esl-on  pas  en  droit  d'exiger  d'eux 
qu'ils  connaissent  exactement  ce  qu'ils  prétendent  ou  attaquer,  ou  Ac- 
fendie,  ou  tout  simplement  exposer.'' 

P.    Toi'LE.MOKT. 


**8  MÉLANGES. 


ET  VERBUM    CARO   FACTUM   EST 

ÉLÉVATIONS 

StFR    LE    MYSTÈRE    DE     l' INCARNATI  ON. 


Oh!  qui  dira  sa  majesté  suprême? 
Avant  qu'un  bras  divin  tendît  le  firmament, 
Verbe,  il  était,  sans  nul  commencement, 
Au  sein  de  Dieu,  Fils  de  Dieu,  Dieu  lui-même. 
Oh  !  qui  dira  sa  majesté  suprême  ? 

11  fut  avant  le  temps,  comme  il  est  aujourd'hui. 

Du  Créateur  la  parole  infinie  ; 
A  tout  être  vivant  il  a  donné  la  vie; 
Car  la  vie  est  en  lui. 

Dissipant  de  l'erreur  les  nuages  funèbres, 

Sa  lumière  à  tout  oeil  se  présente  ici-bas. 

Mais  la  lumière  en  vain  brille  au  sein  des  ténèbres, 

Les  ténèbres,  hélas  !  ne  la  comprirent  pas. 

De  sa  puissante  main  le  monde  était  l'ouvrage, 
Et  le  monde  aveuglé  ne  Ta  pas  aperçu. 

Il  est  venu  dans  son  propre  héritage, 
Et  les  siens  ne  l'ont  pas  reçu. 

Mais  pour  l'heureux  élu  qui  sut  le  reconnaître, 
A  la  vie,  au  bonheur,  il  le  fera  renaître  : 
C'est  le  présent  royal  de  son  cœur  humble  et  doux. 
Sous  les  traits  de  l'esclave  il  a  caché  le  maître. 
Et  Le  Verbe  fait  chair  habita  parmi  nous. 


MÉLANGES.  H  9 

Nous  l'avons  vu  :  sa  gloire  était  voilée  ; 
Sa  gloire,  pur  éclat  de  la  Divinité  ; 
Mais  elle  apparaissait  à  demi  révélée, 
Dans  la  grâce  et  la  vérité. 

O  p  rodige  !  ô  bienfait  qui  confond  ma  pensée  ! 
A  cet  aspect,  rempli  d'un  saint  effroi, 
Je  me  tais,  j'adore,  je  croi. 
Quand  tu  cachais  ainsi  ta  grandeur  abaissée, 
Quoi  !  tout  cela,  mon  Dieu,  tu  le  faisais  pour  moi  ! 
O  prodige  !  ô  bienfait  qui  confond  ma  pensée  ! 

Pour  moi  de  ton  divin  séjour 
Tu  descendis  jusques  à  ma  misère  ; 
Pour  moi  ton  cœur  battit  dans  le  sein  d'une  mère. 
Ton  cœur,  il  est  à  moi  par  le  droit  de  l'amour  : 
Eh  bien!  que  pour  mon  cœur  il  n'ait  plus  de  mystère. 

Qu'à  mes  regards  il  s'ouvre  sans  retour, 
O  mon  maître,  ô  mon  guide,  ô  Sauveur  que  j'adore, 
Je  veux  te  suivre  et  je  te  cherche  encore  ! 
Je  veux  t'aimer  et  je  t'ignore  ! 
Ineffable  beauté, 
Donne  pour  te  connaître  au  pécheur  qui  t'implore. 
Donne  un  rayon  de  ta  clarté  ! 


II 


De  son  trône  royal  dominant  les  orages 

Du  monde  et  de  l'humanité, 
Dieu  voit  incessamment  vers  l'abîme  emporté 

Rouler  le  Ilot  des  âges. 
Partout  l'aveuglement,  partout  la  volupté 
N'apportent  devant  lui  que  funestes  images. 
Qui  du  regard  divin  blessent  la  pureté. 

«  O  Dieu!  dit  la  Justice,  oui,  le  voilà,  ce  monde 
Que  du  néant  tira  ta  main  féconde. 

Qu'au-dessus  du  néant  ta  main  soutient  toujours. 
Parle,  grand  Dieu,  que  vas-tu  faire? 

Tous  les  fléaux  sont  prêts  à  servir  ta  colère  : 

De  ce  monde  coupable  a^-tu  compté  les  jours? 


Ma  MÉLANGES. 

«  Oui,  le  voilà,  cet  homme  qui  t'outrage. 
Reconnais-tu  les  traits  de  ton  image  ? 
Cet  homme  est-il  cligne  de  toi  ? 
Exalter,  révérer  son  Seigneur  et  son  Maître, 
L'aimer  pour  le  servir,  pour  l'aimer  le  connaître, 
C'était  son  bien,  son  terme  et  sa  suprême  loi. 
A-t-il  gardé  cette  loi  de  son  être  ? 

«  Eh  !  qu'importe  un  atome  à  ta  félicité  ? 
Quoi  !  n'est-ce  pas  assez  de  ta  gloire  immortelle, 
Des  divines  splendeurs  de  ton  immensité, 
Où,  sans  cesse  admirant  ta  suprême  beauté, 
Sans  cesse  tu  produis  une  beauté  nouvelle, 
Ton  Verbe,  ton  égal,  ton  Fils,  ta  vérité; 
Où  l'Esprit,  procédant  au  sein  de  la  lumière 

D'une  double  fécondité, 
Souffle  vivant  d'amour  allant  du  Fils  au  Père, 
Du  Père  sur  le  Fils  sans  cesse  reporté. 
Dans  l'ordre  et  dans  la  paix  consomme  le  mystère 
De  l'ineffable  Trinité  ? 

«  Et  l'homme,  être  d'un  jour,  que  le  trépas  dévore, 
Pour  un  chétif  plaisir  l'homme  te  déshonore  î 
Tes  bontés  contre  toi  l'animeraient  encore  : 
Frappe,  frappe  ;  il  l'a  mérité.  » 

Quelle  sera  la  terrible  sentence  ! 
La  justice  et  l'amour  pèsent  dans  la  balance  : 
Le  ciel  attend  dans  le  silence. 

Amour,  amour,  tu  seras  le  vainqueur! 

Et  cependant,  ô  suprême  rigueur  ! 
A  la  gloire  outragée  il  faut  une  victime. 
Écoutez,  Dieu  se  plaint  :  dans  sa  plainte  subHme 

Amour,  amour,  tu  te  montres  vainqueur  ! 

«  Mes  yeux  ont  parcouru  la  terre. 
Parmi  ces  nations  qui  méprisent  ma  loi. 
Qu'un  juste  à  la  vengeance  oppose  une  barrière  ; 
Qu'il  vienne,  qu'il  se  lève  entre  mon  peuple  et  moi! 
Je  vais  les  perdre,  et  je  les  aime  ! 
Un  juste,  un  seul  pour  arrêter  mon  bras  ! 
Hélas  !  je  le  cherche  moi-même, 
'  Et  mes  yeux  ne  le  trouvent  pas.  » 


MÉLANGES.  421 

Et  le  Verbe  entendit  cette  plainte  ineffable; 
Contemplant  l'univers  d'un  regard  attristé, 
Il  vit  l'arrêt  de  mort  planer  sur  le  coupable  ; 
Et  le  Verbe  parla  dans  son  éternité  : 

"  Celui  que  cberche  la  justice, 
O  mon  Père,  il  est  devant  vous  : 
Oui,  par  un  digne  sacrifice 
11  \a  fléchir  votre  courroux. 
Nulle  offrande  ne  peut  vous  plaire. 
Et  moi,  victime  volontaire, 
A  tous  vos  traits  je  viens  m'offrir. 
Parlez,  Seigneur,  et  j'irai  prendre 
Un  sang  que  je  puisse  répandre, 
Une  chair  qui  puisse  mourir. 

"  Dans  les  décrets  de  la  puissance 

Mon  nom  fut  écrit  par  vos  mains  ; 

Je  veux  que  mon  obéissance 

Vous  honore  aux  yeux  des  humains. 

Comme  eux  soumis  à  leurs  misères. 

J'irai  publier  à  mes  frères 

Le  nom  de  Dieu  qu'ils  ont  bravé. 

Puis  je  mourrai  pour  votre  gloire  : 

Ma  mort  sera  votre  victoire. 

Et  le  monde  sera  sauvé.  » 

Il  le  sera,  j'en  crois  ta  parole  éternelle, 

O  mon  libérateur,  ô  mon  souverain  roi  ! 

Ton  amour,  aux  rayons  d'une  clarté  nouvelle, 

A  mes  yeux  éblouis  tout  entier  se  révèle. 

Un  Dieu  pour  me  sauver  s'abaisser  jusqu'à  moi  !... 

11  parle,  je  le  crois.  O  parole  éternelle  ! 

Et  le  Seigneur  alors  a  dit  à  mon  Seigneur  : 
"  Paraissez,  Roi  des  rois,  sur  un  trône  d'honneur 
Portez  auprès  de  moi  le  sceptre  et  la  couronne. 
Vos  ennemis  vaincus  courberont  sous  vos  pieds 

Lems  fronts  humiliés  ; 
Vos  pieds  les  fouleront,  votre  Père  l'ordonne. 
La  gloire  est  avec  vous  dans  les  splendeurs  des  saints, 
Mon  Fils,  objet  si  cher  de  mes  premiers  desseins. 


I 


m  MÉLANGES. 

Ma  joie  et  ma  vivante  image 
Mon  sein  vous  engendre  aujourd'hui, 
Dans  ce  jour  éternel,  sans  déclin,  sans  nuage. 
De  votre  Père  allez  sauver  l'ouvrage, 
Allez  combattre,  allez  vaincre  pour  lui. 
Demandez,  et  ma  main  vous  donnera  le  monde. 
Les  peuples  sont  à  vous.  —  Qu  entends-je ?  Ils  ont  frémi. 

"  Loin  de  nous  ce  joug  ennemi  !  " 
Insensés  !  que  sur  eux  votre  colère  gronde  ; 
Sous  un  sceptre  de  fer  abaissez  leur  hauteur  ; 

A  vos  côtés  marchera  le  Seigneur. 
Ont-ils  donc  oublié  mes  sentences  divines  ? 
Parmi  les  nations  j'entasse  les  ruines 
Et  je  brise  les  rois  au  jour  de  ma  fiireur. 

«  Je  l'ai  juré,  ma  parole  fidèle 
N'est  point  sujette  au  repentir. 
Vous  serez  d'une  loi  nouvelle 
Et  le  premier  apôtre  et  le  premier  martyr. 
Si  du  monde  en  mourant  vous  expiez  l'offense, 
Votre  sano-  deviendra  la  féconde  semence 

D'un  peuple  heureux  qu'attendent  mes  bienfaits. 
Oui,  dans  l'ordre  nouveau  qu'établit  la  clémence, 
Vous  êtes  pontife  à  jamais. 

"  Voyageur  d'un  moment  aux  sentiers  de  la  terre. 
Du  torrent  buvez  l'onde  amère. 

Puis  relevez  ce  front  victorieux. 
Couronné  par  la  mort  d'un  second  diadème, 
Entrez  en  conquérant  dans  la  grandeur  suprême 
Que  méritait  déjà  votre  nom  glorieux. 

Sur  vos  élus  rachetés  par  vous-même 
Régnez,  régnez  sans  fin  dans  les  hauteurs  des  cieux  ! 

G.   LONGHAYE, 


I 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 


On  lit  dans  la  Vie  du  P.  Lefebvre,  premier  compagnon  de  saint 
Ignace,  qu'il  eut  le  bonheur  de  faire  ses  premières  études  sous  un 
excellent  maître  nommé  Pierre  le  Vieillard,  dont  toutes  les  leçons  ten- 
daient,  avec  une  efficacité  merveilleuse,  à  former  à  la  piété  et  à  la 
vertu  le  cœur  de  ses  élèves.  «  Son  principal  soin,  dit  le  vieux  biogra- 
phe, estoit  de  faire  que  les  poètes  et  autheurs  profanes  devinssent  sacrez 
et  évangéliques,  si  bien  qu'il  s'estudioit  à  rapporter  leurs  escrits  à  ce 
but-là,  que  ses  escholiers  fiassent  bien  instruits  en  la  crainte  de  Dieu  et 
exercices  des  bonnes  mœurs-,  et  qu'au  lieu  que  la  pluspart  des  précep- 
teurs sèment  ce  qu'il  y  a  de  mauvais  parmy  tels  autheurs  dans  ces  âmes 
tendres,  à  leur  grande  perte  et  dommage,  au  contraire  il  s'efforçoit 
d'en  accommoder  la  lecture  aux  enseignements  et  aux  moyens  par 
lesquels  ils  en  pussent  devenir  plus  gens  de  bien  et  en  faire  leur 
salut.  Homme  vrayment  digne  d'estre  proposé  à  tous  les  maistres 
et  docteurs,  comme  un  vray  exemplaire  qu'un  chacun  doive  imiter  et 
ensuivre.  "  C'est  sous  une  inspiration  toute  semblable  et  par  un  même 
zèle,  qu'un  estimable  écrivain,  mûri  dans  la  carrière  de  renseignement, 
M.  A.  Mazure,  a  composé  un  fort  bon  livre  qui  a  pour  titre  :  les  Poètes 
antiques  (grecs),  études  morales  et  littéraires.  Homère  et  Pindare, 
Eschyle,  Sophocle  et  Euripide,  donnent  ici,  avec  des  leçons  de  goiil, 
de  saines  leçons  de  morale;  et  quand  ensuite,  puisant  à  des  sources 
plus  pures,  l'auteur  fait  parler  à  son  tour  la  divine  Sagesse,  on  pense 
bien  qu'elle  ne  perd  rien  à  ce  parallèle  avec  la  sagesse  humaine,  ton- 
Jours  courte^  comme  dit  Bossuet,  par  quelque  endroit .  Voilà,  nous  le 
répétons,  un  fort  bon  hvre,  que  nous  aimerions  à  voir  dans  la  biblio- 
thèque des  jeunes  humanistes,  dans  les  mains  de  leurs  professeurs  et 
même  en  celle,s  des  gens  du  monde  qui,  épris  des  charmes  de  la  muse 
antique,  ne  songent  pas  toujours  que  ces  chants  offrent  une  si  riche 
matière  aux  méditations  du  philosophe  chrétien. 

—  Théorie  logique  des  propositions  modtdes,  par  M.  Antonin  Ron- 
delet. —  Paris,  Durand  et  Ladrange,  1861. 

L'apparition  d'un  livre  comme  celui-ci  au  milieu  d'un  siècle  frivt>le 
et  parmi  tant  de  productions  légères  dont  notre  littérature  sura- 
bonde, ne  saurait  assurément  passer  inaperçue.  Nous  sommes  si  peu 
habitués  à  de  semblables  travaux  que  la  tentative  même  de  l'auteur 


iU  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

paraîtra  effrayante.  Prendre  dans  la  Lognque  A' Arïstoie,  déjà  si  ardue, 
la  théorie  la  plus  abstraite  et  la  plus  difjficile,  celle  des  propositions 
modales^  discuter  la  notion,  l'opposition,  la  conversion  des  proposi- 
tions ainsi  appelées,  tout  cela  en  suivant  une  méthode  géométrique  et 
en  se  renfermant  strictement  dans  les  limites  de  la  science  pure,  c'est 
une  entreprise  qui  semble  peu  en  rapport  avec  les  dispositions  des 
lecteurs  français,  même  les  plus  sérieux.  Pourtant,  sous  ces  apparences 
arides  se  cachent  des  questions  d'un  haut  intérêt.  Il  ne  s'agit  pas 
seulement  d'analyser  les  procédés  de  l'esprit  humain,  de  les  définir 
dans  leur  vrai  caractère,  de  les  suivre  dans  leur  marche  pour  constater 
l'harmonie  de  leurs  lois  ;  ce  serait  quelque  chose  sans  doute  d'établir 
que  l'intelligence  de  l'homme  est  un  instrument  juste,  toujours  d'ac- 
cord avec  lui-même;  mais  à  la  légitimité  subjective  de  ses  opérations 
se  rattache  tout  naturellement  la  démonstration  de  leur  valeur  objec- 
tive. Gomme  le  fait  remarquer  l'auteur,  la  logique  ne  saurait  tellement 
se  circonscrire  dans  l'étude  de  l'abstrait,  qu'elle  se  sépare  absolument 
de  la  vérité  concrète.  Ce  n'est  point  par  la  conception  du  possible 
que  nous  débutons,  mais  par  l'affirmation  du  réel.  La  connaissance 
de  l'être  existant  précède  chez  nous  celle  de  sa  possibilité  pure.  Nous 
sommes  ici  pleinement  d'accord  avec  M.  Rondelet.  Il  n'en  serait  pas 
tout  à  fait  de  même  pour  ce  qu'il  ajoute  p.  86  et  87,  à  savoir  que  le 
conditionnel  est  conçu  avant  l'absolu,  le  possible  avant  le  nécessaire. 
Nous  croyons,  au  contraire,  que  ces  deux  notions  sont  au  moins  con- 
temporaines quant  à  leur  origine  ;  que  la  dernière  tient  à  ce  qu'il  y  a 
de  plus  profond  dans  l'âme,  et  qu'elle  se  trouve  impliquée  dans  tous 
les  faits  psychologiques. 

De  cette  divergence  au  point  de  départ  en  naîtraient  peut-être 
quelques  autres  dans  la  manière  de  concevoir  la  théorie  des  proposi- 
tions modales,  mais  nous  ne  voulons  ici  ni  faire  des  réserves,  ni  enta- 
mer des  discussions  au-dessus  de  nos  forces.  Qu'il  nous  suffise  d'avoir 
signalé  à  l'attention  des  amis  de  la  science  un  de  ces  travaux  bien  rares 
de  nos  jours,  qui  semblent  faits  pour  nous  empêcher  de  désespérer  des 
fortes  et  sérieuses  études  en  France. 

L'Académie  des  sciences  morales  l'a  accueilli  avec  une  faveur  bien 
méritée.  Dans  un  rapport  verbal  faisant  ressortir  les  différences  de  cet 
ouvrage  avec  un  autre  bien  plus  populaire  sorti  de  la  même  plume*, 
M.  Franck  s'exprimait  ainsi  : 

•«  Les  livres  comme  celui-ci  sont  destinés  à  faire  bien  plus  d'hon- 
neur encore  à  la  science,  à  rendre  aux  âmes  qui  auront  le  courage  de 
l'aborder  et  la  force  de  le  suivre,  une  ardeur  plus  vive,  une  passion 

•  Les  Mémoires  d'un  homme  du  monde,  Paris,  Le  Clère,  <  861 . 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE.  125 

plus  désintéressée  pour  les  recherches  philosophiques. . .  Il  faut  encore 
louer  M.  Rondelet,  dans  un  temps  où  les  esprits  sont  plus  facilement 
attires  par  les  découvertes  de  l'érudition  qui  provoquent  et  soutiennent 
la  curiosité,  d'avoir  osé  consacrer  à  la  science  pure  des  travaux  cnn 
attestent  une  aussi  longue  méditation  de  son  sujet,  l'habitude  des  spé- 
culations et  l'amour  austère  de  la  vérité  pour  elle-même  *.  " 
Nous  ne  pouvons  que  nous  associer  à  ce  juste  tribut  d'éloges. 

—  De  la  richesse  chez  les  nations  chrétiennes . 

Sous  ce  titre,  M.  Charles  Périn,  professeur  d'économie  politique  à 
l'université  de  Louvain,  vient  de  publier  un  important  ouvrage  dont 
la  pensée  fondamentale  peut  se  résumer  ainsi  ; 

Le  christianisme  est  une  école  de  renoncement  ;  plus  il  y  a  de 
christianisme  dans  une  société,  plus  le  renoncement  est  pratiqué;  or, 
le  renoncement  est  la  condition  nécessaire  du  travail  et  de  l'épargne, 
par  conséquent  de  la  richesse.  Au  contraire,  la  théorie  païenne  qui 
prêche  à  l'homme  les  jouissances  au  lieu  du  renoncement,  l'éloigné 
du  travail  et  lui  déconseille  l'épargne,  et,  par  une  conséquence  égale- 
ment nécessaire,  tarit  les  sources  de  la  richesse.  Cette  pensée,  aussi 
neuve  que  féconde,  jette  un  très-grand  jour  sur  toutes  les  questions  de 
progrès  matériel  dont  notre  siècle  est  si  préoccupé,  et  en  même  temps 
elle  projette  une  vive  lumière  sur  les  siècles  écoulés.  Si  l'on  veut  tou- 
cher du  doigt  la  vérité  du  principe  que  M.  Périn  développe  en  deux 
gros  volumes  in-S",  il  faut  aller  visiter  des  pays  où  se  trouvent  côte  à 
cote  des  sociétés  chrétiennes  et  infidèles,  la  Syrie,  par  exemple  :  on 
n'aura  aucune  peine  à  jeconnaître  que  l'agriculture,  le  commerce  et 
l'industrie,  aussi  bien  que  la  population,  sont  en  décadence  chez  les 
nuisnlmans  comme  chez  les  Druses,  tandis  que  les  chrétiens,  malgré 
les  avanies,  les  persécutions  de  toute  sorte  et  les  massacres,  possèdent 
une  exubérance  de  force  et  de  vie  que  l'on  constate  par  l'accroissement 
de  leur  population  comme  par  les  progrès  de  leur  commerce  et  de  leur 
agriculture. 

—  Le  règne  de  Dieu  dans  la  grandeur^  la  mission  et  la  chute  des 
empires;  ou  les  vertus  ont  fondé  les  empires  pour  le  Christ  et  la  civili- 
sation^ les  vices  les  ont  détruits.  Philosophie  catholique  de  l histoire, 
précédé  des  lettres  de  Mgr  Parisis,  de  Mgr  Pie,  de  IMgr  Malou,  de 
Mgr  Dupanloup,  de  Mgr  Delalle,  de  Mgr  Chalandon  et  de  Mgr  De- 
pery,  et  honoré  de  ra[)probati()n  de  quarante  évêques,  par  M.  l'abbé 
Louis  Lerov,  membre  de  plusieurs  académies.  Paris,  A.  Le  Clère, 
1861,  2."  édit. 


'  Scances  et  Iravnux  de  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques.  Décem- 
bre 1801,  p.  470. 


126  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

Ce  livre,  dont  la  lecture  ne  peut  être  que  très-édi fiante ,  est  rempli 
de  sentiments  élevés,  d'excellentes  pensées  et  d'intenùons  encore  meil- 
leures. Les  nombreuses  approbations  qu'il  a  reçues,  et  qui  s'étalent 
peut-être  avec  un  peu  trop  de  luxe  dans  un  chapitre  presque  entier 
et  jusque  dans  le  titre  de  l'ouvrage,  nous  dispensent  de  rien  ajouter 
à  l'éloge,  comme  elles  ne  nous  laissent  plus  guère  aucune  place  pour 
la  critique.  Nous  nous  contenterons  donc  de  deux  simples  observations  : 
l'une  porte  sur  la  dédicace,  l'autre  sur  la  pensée  fondamentale  du 
livre. 

Dans  la  dédicace,  l'auteur  nous  introduit  dans  le  sanctuaire  de  sa 
famille,  et  nous  en  fait  connaître  tous  les  membres  avec  une  sim- 
plicité charmante.  Certes,  nous  ne  lui  reprocherons  point  d'avoir 
voulu  protester  par  là  contre  ce  qu'il  appelle  «  la  tendance  des  libres 
penseurs  de  nos  jours  à  commencer  les  orgueilleux  mémoires  de 
leur  triste  vie  en  rabaissant  leurs  parents,  afin  de  mieux  se  montrer 
les  fils  de  leurs  œuvres;  -  loin  de  nous  la  pensée  d'insulter  à  la  piété 
filiale!  il  nous  semble  toutefois  que  ces  détails  intimes  et  d'un  intérêt 
enlièrement  domestique,  nous  dirions  presque  familier,  paraîtront  à 
plusieurs  une  entrée  en  matière  trop  humble  pour  servir  de  propylée 
au  monument  grandiose  que  l'auteur  a  voulu  élever  à  l'honneur  du 
christianisme. 

Quant  à  la  pensée  fondamentale,  empruntée  à  saint  Augustin  et  à 
Bossuet  :  »  C'est  pour  Jésus-Christ  que  Dieu  a  créé  les  empires,  et 
leur  mission  consiste  à  préparer  et  à  étendre  dans  le  monde  le  règne 
de  Jésus-Christ;  c'est  seulement  à  la  lumière  de  cette  grande  vérité 
proclamée  par  l'Ecriture  sainte,  qu'on  peut  expliquer  l'histoire  de 
tous  les  peuples  anciens  jusqu'à  la  chute  de  l'empire  romain;  »  rien 
de  plus  juste,  rien  de  plus  vrai  en  général.  Néanmoins,  nous  parta- 
geons sur  le  développement  de  cette  pensée  en  détail,  le  jugement  de 
Mgr  Parisis,  rapportée  par  M.  Leroy  lui-même  :  «  Quelques-unes  de 
vos  appréciations  seront  contestées,  parce  qu'elles  paraîtront  trop 
absolues,  et  par  cela  même  trop  restreintes.  Les  vues  de  Dieu  sont 
multiples  comme  les  lois  de  la  nature.  C'est  par  cette  multiplicité, 
si  admiralilement  harmonieuse,  que  les  unes  et  les  autres  touchent  à 
l'infini  et  le  révèlent.  11  nous  suffit  d'en  saisir  un  petit  nombre  pour 
adorer  ce  que  nous  ne  connaissons  pas.  Nos  aperçus,  en  ce  qui  regarde 
les  voies  de  Dieu,  sont  précisément  dans  les  conditions  de  tout  ce  qui 
appartient  à  la  foi.  Nous  en  voyons  amplement  assez  pour  croire,  mais 
jamais  assez  pour  comprendre  à  fond.  » 

—  Le  Monténégro,  histoire,  description,  mœurs,  usages,  législation, 
constitution  politique,  documents  et  pièces  officielles,  avec  une  carte 
du  Monléûégro  et  des  pays  adjacents,  par  Henri  Delarue,  secrétaire 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE.  42? 

clii  prince  Daniel  I"  (de  i856  à  iSSq).  Paris,  Benjamin  Duprat,  1869.. 

Le  Liban  et  le  Monténégro  n'ont  jamais  été  soumis  par  le  cimeterre 
des  Turcs;  il  n'en  faut  pas  conclure  que  les  Maronites  et  les  Mon- 
ténégrins se  ressemblent  beaucoup  ;  religion,  langue,  race,  organisa- 
tion sociale,  canictère,  tout  est  différent  chez  eux,  mais  ils  se  treu^ 
vent  placés  dans  une  situation  analogue,  ils  ont  les  mêmes  ennemis, 
et  ils  sont  également  jaloux  de  leur  indépendance.  Les  montagnes, 
avec  leurs  gorges  profondes  et  leurs  pentes  inaccessibles,  ont  toujours 
été  favorables  à  la  liberté,  et  les  Turcs  sont  partout  U  mes.  En 

France,  le  Liban  et  les  Maronites  ont  été  l'objet  d'études  nombreuses  ; 
on  ne  peut  pas  en  dire  autant  du  Monténégro.  Le  petit  volume  de 
M.  Delarue  est  d'autant  plus  précieux.  Il  était  impossible  de  trouver 
un  rapporteur  mieux  placé  pour  bien  étudier  la  question  5  mêlé  ,  en 
qualité  de  secrétaire  du  prince  Daniel,  à  tous  les  événements  qui  ont 
modifié  la  situation  du  Monténégro  dans  ces  dernières  années,  et  qui 
ont  préparé  l'avenir  important  qui  l'attend,  M.  Delarue  ,  en  commu- 
niquant à  la  France  le  résultat  de  ses  études  et  de  ses  observations, 
pouvait  mieux  que  personne  lui  procurer  les  éléments  d'une  appré- 
ciation impartiale  et  sagement  motivée. 

Ajoutons  que  M.  Delarue  ,  prématurément  enlevé  par  la  mort  à  ses 
amis,  a  trouvé  dans  M.  Adolphe  d'Avril  un  éditeur  plein  d'intelligence 
et  de  goût.  Dans  une  notice  consacrée  à  raconter  sa  vie,  il  le  fait 
connaître  et  aimer.  Ce  n'est  pas  le  premier  service  que  M  d'Avril 
rend  à  la  cause  des  populations  slaves  de  la  Turquie;  nous  lui  devons 
déjà  un  très-remarqua])le  travail  sur  la  Bulgarie  chrétienne.  Espérons 
que  les  succès  qu'il  trouve  dans  cette  voie  l'engageront  à  v  persévérer. 

—  /.'abandon  à  la  Providence  divine,  envisagé  comme  le  moyen  le 
pi  us  facile  de  sanctification^  ouvrage  inédit  du  R.  P.  J.-P.  Canssade, 
de  la  compagnie  de  Jésus,  revu  et  mis  en  ordre  par  le  P.  H  Ramière, 
de  la  même  compagnie. 

Cet  ouvrage  est  un  remaniement  d'un  manuscrit  communiqué  à 
l'éditeur  par  madame  la  supérieure  de  la  Congrégation  des  religieuses  de 
Na/.aretli  établie  près  de  Lyon.  Le  manuscrit  se  composait  d'une  série 
de  lettres  adressées  par  le  P.  Caussade  à  une  religieuse,  et  qu'il  n'avait 
pas  eu  la  pensée  de  réunir  en  un  corps  d'ouvrage.  D'autres  le  firent 
pour  lui .  mais  avec  si  peu  de  discernement,  quon  chercherait  vaine- 
ment un  ordre  quelconque  dans  leur  travail,  soit  pour  l'ensemble,  soit 
pour  le  détail.  Le  P.  Ramière  a  mis  l'ordre  à  la  place  du  désordre. 
Après  avoir  examiné  à  fond  la  doctrine ,  il  a  yu  end)rasser  tout  l'en- 
send)le  de  l'ouvrage,  et  se  convaincre  que  ses  différentes  parties  étaient 
le  développement  d'un  seul  et  même  sujet,  l'abantlon  à  l'action  de  la 
Providence  divine  présenté  comme  le  moyen  le  plus  facile  et  le  plus 


128  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

efficace  d'arriver  à  la  sainteté.  Il  a  donc  divisé  l'ouvrage  en  deux  par- 
ties. La  première  traite  de  la^ertn  d'abandon^  en  démontre  l'utilité 
dans  l'œuvre  de  la  sanctification,  et  trace  l'esquisse  de  cette  action  in- 
cessante par  laquelle  le  divin  amour  travaille  au  salut  des  âmes.  La  se- 
conde traite  de  l'état  d'abandon  et  en  expose  lanatu^^e,  Texcellence,  les 
devoirs,  les  épreuves  et  les  avantages.  Quanta  la  doctrine  elle-même, 
il  nous  semble  que  l'éditeur  Ta  parfaitement  jugée  dans  son  avant-pro- 
pos ;  «  Il  a  pu  arriver  au  P.  Caussade,  dit-il,  ce  qui,  d'après  saint  Jé- 
rôme, arrive  à  tous  les  écrivains  véhéments,  qui,  dans  les  efforts  qu'ils 
font  pour  atteindre  le  but,  le  dépassent  un  peu .  On  pourrait  donc  trouver 
dans  cet  ouvrage  les  erreurs  les  plus  contraires  à  la  doctrine  constante 
de  l'auteur,  si  on  voulait  trop  presser  certaines  expressions  et  certaines 
formules  dont  il  se  sert  pour  exprimer  rétendue  de  l'abandon  où  Dieu 
réduit  les  âmes  qu'il  veut  complétementdépouiller  d'elles-mêmes...  Mais 
il  est  un  danger  plus  sérieux  qui  pourrait  résulter  de  la  lecture  du  livre 
du  P.  Caussade...  Il  a  eu  uniquement  eu  vue  de  faire  ressortir  les 
avantages  d'une  vertu  spéciale  et  d'un  état  particulier...  On  pourrait 
donc  se  tromper  gravement  si  on  se  croyait  dispensé  de  faire  ce  dont 
il  ne  parle  pas,  pour  s'attacher  uniquement  à  ce  grand  devoir  de  l'a- 
bandon dont  il  fait  si  justement  et  si  éloquemment  ressortir  l'impor- 
tance... Le  P.  Caussade,  parlant  à  une  âme  parfaitement  éclairée,  a  pu 
supposer  ces  notions.  Peut-être  aussi  s'il  eût  destiné  son  écrit  à  paraître 
au  jour,  eût-il  donné  à  N.-S.  Jésus-Christ  une  place  un  peu  plus  proé- 
minente. Il  nous  paraît  que  les  considérations  déjà  si  belles  et  si  con- 
solantes qu'il  nous  présente,  éclairées  par  la  lumière  qui  jaillit  du  divin 
visage  du  Sauveur,  seraient  devenues  encore  plus  saisissantes  et  plus 
pratiques.  » 

—  Nous  signalons  à  nos  lecteurs  V Explication  des  évangiles  des 
dimanches  et  des  fêles  extraite  textuellement  des  homélies  du  cardinal 
de  la  Luzerne,  par  M.  l'abbé  J.  Mertian  ,  curé  de  Juilly.  Paris, 
KufFet,  1862. 

Le  même  auteur  a  encore  publié  chez  Tolra  et  Haton  :  le  Mois 
du  pénitent ,  ou  méditations  et  élévations  extraites  des  opuscules  de 
saint  Augustin;  le  Guide  du  pénitent^  ou  exercices  pour  la  confession 
et  la  communion  extraits  des  Confessions  de  saint  Augustin,  et  enfin  la 
Semaine  du  pénitent,  ou  sept  méditations  de  saint  Avigustin  suivies  des 
stations  du  pénitent  sur  le  Chemin  de  la  croix. 

H.  Mertian. 


Paris.  —  Imprimerie  de  W.  REMQUET,  GOUPY  et  C«,  rue  Garancière,  5. 


LE  GENIE  DE  CORNEILLE' 


Pour  se  faire  une  idée  juste  et  complète  du  génie  de  Cor- 
neille, ce  n'est  pas  assez  de  l'étude  successive  et  détaillée  de 
ses  chefs-d'œuvre,  il  faut  embrasser  d'un  regard  le  monde  dra- 
matique sorti  de  sa  pensée.  C'est  dans  cette  vue  d'ensemble 
que  nous  allons  chercher  le  caractère  de  son  style,  la  puis- 
sance, l'originalité  et  la  philosophie  de  ses  créations. 


I 


La  première  chose  qui  frappe  dans  le  style  de  Corneille,  ce 
sont  les  inégalités  et  les  contrastes.  Jamais  peut-être  grand 
écrivain  ne  se  ressembla  moins  à  lui-même,  non-seulement 
aux  différentes  époques  de  sa  vie,  ce  qui  s'explique  aisément, 
mais  à  sa  plus  belle  époque.  Guindé  dans  le  Cid^  il  fut  natu- 
rel dans  Horace^  dans  Cinna,  dans  Polyeucte,  et  ensuite  i 
s'enfla  dans  Pompée.  Dans  un  même  chef-d'œuvre,  j)resqiîc 
sans  intervalle  quelquefois,  il  est  tour  à  toiu'  majestueux  et 
trivial,  énergique  et  languissant,  naturel  et  forcé,  simple  et 
pompeux,  correct  et  négligé,  harmonieux  et  dur  à  l'oreille, 
brûlant  comme  Démosthène  et  froid  comme  un  rhéteur, 
^lolière  disait  en  plaisantant  que  Corneille  avait  un  hitin  qui 

•  Ces  pages  sont  délacliées  d'un  ou\  rai^e  inédit  sur  la  trai^étiie  française. 


1  30  LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE. 

lui  dictait  de  temps  en  temps  de  beaux  vers,  et  qui  ensuite 
l'abandonnait  à  hii-même.  Il  est  facile,  en  effet,  de  distinguer 
plusieurs  touches  dans  la  manière  du  grand  poète,  celle  du 
génie  qui  était  son  lutin,  et  celle  de  l'homme  dont  le  goût 
n'était  pas  sûr,  et  qui  subissait  en  outre  les  influences  de  son 
siècle. 

Le  siècle  de  Corneille  se  retrouve  dans  la  fréquence  de  ses 
vers  léonins,  dans  la  faiblesse  de  plusieurs  de  ses  rimes,  dans 
sa  facilité  à  admettre  les  enjambements,  dans  ses  défauts 
d'harmonie,  et  notamîuent  dans  la  dureté  de  ses  vers  mono- 
syllabiques si  nombreux,  dans  ses  expressions  surannées,  dans 
la  rhétorique  de  ses  galanteries  fades  et  romanesques,  dans  ses 
jeux  d'esprit  à  l'italienne,  dans  ses  sentences,  ses  longs  rai- 
sonnements et  ses  amplifications  démesurées,  à  la  façon  de 
Sénèque  et  de  Lucain. 

Quand  on  lit  les  préfaces  de  Corneille  et  les  examens  qu'il 
fit  lui-même  plus  tard  de  ses  pièces,  on  est  étonné  du  soin 
qu'il  donnait  au  perfectionnement  de  son  style.  Mais  pour 
échapper  complètement  aux  influences  d'une  époque  dominée 
encore  par  Ronsard,  par  Sénèque,  par  Guarini,  malgré  la  ré- 
forme de  Malherbe,  qui  lui-même,  au  reste,  n'avait  pu  s'em- 
pêcher de  les  subir  quelquefois,  il  aurait  fallu  un  goût  sûr, 
et  le  grand  tragique  ne  l'avait  pas.  Nous  en  avons  la  preuve 
dans  son  enthousiasme  pour  Lucain,  qu'il  a  lui-même  avoué 
dans  sa  préface  de  Pompée.  Le  savant  évêque  d'Avranches 
nous  affirme  qu'il  a  entendu  de  ses  oreilles,  et  non  sans  éton- 
nement,  Pierre  Corneille  mettre  l'auteur  de  la  Pharsale  au- 
dessus  du  chantre  d'Énée  '.  Tout  le  monde  reconnut  donc 
Corneille  à  ce  trait  de  V Art  poétique  : 

Tel  s'est  fait  par  ses  vers  distinguer  dans  la  ville, 
Qui  jamais  de  Lucain  n'a  distingué  Virgile  ^ 

Cependant  le  père  de  la  tragédie  française,  malgré  tous  ses 
défauts  de  style  et  de  goût,  s'éleva  prodigieusement  au-dessus 


Huetiana,  p.  177-178.  Paris,  1722. 
Chant  iV. 


i 


LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE.  134 

de  son  époque  :  «  Il  y  eut  autant  de  différence  entre  ses  vers 
et  ceux  de  ses  contemporains,  jusqu'à  Racine,  qu'entre  le 
pinceau  de  Michel-Ange  et  la  brosse  des  barbouilleurs.  » 
Celte  phrase  n'est  pas  de  nous,  elle  est  de  Voltaire  ;  et  quand 
Voltaire  dit  du  bien  de  Corneille,  on  peut  l'en  croire.  C'est 
que  le  génie,  dont  la  touche  se  retrouve  partout  dans  les  chefs- 
d'œuvre  du  grand  poète,  le  soulevait  à  tous  moments  au-des- 
sus de  son  siècle  et  maîtrisait  son  goût.  Les  vers  que  lui  dic- 
tait ce  lutin,  quand  il  le  visitait,  comme  dit  Molière,  ont  un 
cachet  de  grandeur,  d'énergie,  de  naturel  et  dé  simplicité  qui 
leur  est  propre.  L'art  n'y  parait  pas;  ce  sont  des  jets  de  la 
nature.  Ils  ont  une  franchise,  ime  naïveté,  une  sorte  de  bon- 
homie qui  sent  les  épanchements  d'une  grande  âme  et  la  fami- 
liarité de  rentretien. 

Qu'on  se  rappelle  l'entrevue  de  Sertorius  et  de  Pompée,  à 
la  fois  si  majestueuse  et  si  simple.  Elle  a  des  tirades  auxquel- 
les pourrait  s'élever  le  ton  de  la  haute  comédie;  mais  dans 
c  ette  conférence  entre  deux  grands  hommes ,  le  sublime 
jadlit  à  tout  moment,  sans  effort  et  sans  apprêt,  comme 
échappent  les  traits  d'esprit  dans  une  conversation  entre  des 
personnes  distinguées.  Toute  l'attention  y  est  à  la  pensée  ; 
c'est  sa  grandeur  qui  déteimine  celle  de  l'expression;  et  l'élé- 
vation du  langage  n'y  fait  jamais  oublier  le  naturel  et  l'a- 
bandon de  l'entretien.  Pompée  voudrait  rendre  Sertorius 
H  sa  patrie  en  l'amenant  au  parti  de  Sylla;  Seitorius  lui 
répond  : 

.le  n'appelle  plus  Rome  un  enclos  de  murailles 
Que  ses  proscriptions  comblent  tKi  fnn.  railles. 
Ces  murs,  doni  le  destin  fut  autrelois  s-i  beau, 
N'en  sont  que  la  prison,  ou  plutôt  le  tombeau. 
Mais,  pour  revivre  ailleurs  dans  sa  première  force, 
Avec  les  faux  Romains  elle  a  l'ait  plein  divorce; 
Et  comme  autour  de  moi  j'ai  tousses  vrais  appuis, 
Rome  n'est  plus  dans  Rome,  elle  est  toute  où  je  suis. 

Quelle  majesté!  mais  aussi  quelle  familiaiilé  dans  les  deux 
vers  qui  suivent  immédiatement  ! 

Parlons  pourtant  d'accord.  Je  ne  s  lis  qu'une  voie 
Qui  puis?e  a  ec  honneur  nous  donner  celte  joie. 


132  LE  GÉNIE  DE  CORNEILLi-. 

Ailleurs  Pompée  avait  eu  le  même  laisser-aller  ; 

Ce  discours  rebattu 
Lasserait  une  austère  et  farouche  vertu. 

C'est  ce  que  bien  des  professeurs  de  rhétorique  appelleraient 
de  la  prose. 

Corneille  n'écrit  pas  comme  Racine,  même  quand  il  lui  ar- 
rive de  l'égaler  par  l'harmonie  et  la  pureté  du  style.  Racine 
a  l'élégance,  la  délicatesse  et  le  fini  de  Virgile;  Corneille  a  la 
simplicité  et  l'abandon  d'Homère,  qui  sommeilla  aussi  par- 
fois. Il  est  de  l'école  de  Bossuet,  de  Molière  et  du  bon  La  Fon- 
taine; leur  parole  est  naïve,  familière,  soudaine,  originale 
comme  la  sienne. 

Cette  différence  entre  les  auteurs  de  Poljeucte  et  à'  Athalie 
ne  vient  pas  seulement  de  celle  de  leiu'  époque;  elle  vient 
encore  de  l'idée  particulière  que  chacun  d'eux  s'était  faite  du 
style  delà  tragédie.  Tous  les  deux  ont  voulu  qu'il  fût  naturel; 
mais  Racine  tend  à  la  beauté  du  vers,  et  Corneille  ne  semble 
songer  qu'à  sa  vraisemblance.  Il  avait  dit,  dès  son  début  , 
qu'il  tâchait  de  ne  mettre  dans  la  bouche  de  ses  acteurs  que 
ce  qu'auraient  dit  à  leur  place  les  personnes  qu'ils  repré- 
sentaient; qu'il  voulait  les  faire  discourir  en  honnêtes  gens  et 
non  pas  en  auteurs.  «  Ce  n'est  qu'aux  ouvrages  où  le  poète 
parle,  ajoutait-il,  qu'il  faut  parler  en  poète;  Plante  n'a  pas 
écrit  comme  Virgile,  et  ne  laisse  pas  d'avoir  bien  écrit  '.  «  Ce 
qu'il  avait  dit  de  Plaute,  il  pouvait  l'affirmer  d'Eschyle,  de 
Sophocle  et  d'Euripide;  il  tendit  dans  la  tragédie  à  la  simpli- 
cité de  leur  langage,  et  il  ne  craignit  pas,  à  leur  exemple,  de 
rendre  la  parole  de  ses  héros  familière  comme  dans  les  habi- 
tudes de  la  vie. 

Il  est  vrai  que,  séduit  par  la  pompe  du  tragique  latin. 
Corneille  oublia  trop  souvent  le  naturel  du  théâtre  d'Athènes. 
Mais  l'ensemble  de  ses  œuvres  montre  que  ce  fut  par  entraî- 
nement et  non  pas  par  système.  S'il  avait  écrit  ses  chefs- 
d'œuvre  à  une   meilleure  époque  littéraire,   ou  si  son  goût 

'  La  Veuve;  au  lecteur. 


LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE.  UJ 

avait  égalé  son  génie,  la  tragédie  française  aurait  plus  ressemblé 
à  la  tragédie  grecc|ue  par  la  vraisemblance  de  son  langage. 

Ne  retrouve- t-on  pas  le  naturel  et  la  simplicité  de  Sopboclc 
dans  ces  exclamations  d'Horace  et  de  Curiace  :  «  O  ma  femme! 
—  O  ma  sœur!  x  dans  cet  aparté  de  Camille  :  «  Courage!  ils 
s'amollissent;  »  et  dans  ces  brusques  reproches  du  vieil  Ho- 
race, qui  surprend  son  fils  et  son  gendre  attendris  : 

Qu'est  ceci,  mes  enfants?  écoutez-vous  vos  llammes? 
Et  perdez- vous  encor  le  temps  avec  des  femmes? 

Dans  cette  scène  de  famille,  la  douleur  élève  les  cris  des 
femmes  jusqu'au  sublime  : 

Tigres,  allez  combattre,  et  nous,  allons  mourir! 

C'est  tout  naturel,  comme  il  est  naturel  aussi  que  des  guer- 
riers, qui  ne  sont  qu'attendris,  aient  un  langage  tout  familier. 
Le  législateiH'  du  théâtre  latin  l'avait  dit  avant  nous  :  c'est  le 
ton  de  la  prose  qui  est  celui  de  la  tragédie  quand  elle  pleure 
et  veut  faire  pleurer  : 

Et  tragicus  plerumque  dolet  sermone  pedestri.... 
Si  curât  cor  spectantis  tetigisse  querela. 

L'éloquente  et  poétique  exclamation  de  Sabine  est  inmiédia- 
tement  suivie  de  ces  vers  si  simples  de  son  mari  : 

Mon  père,  retenez  des  femmes  qui  s'emportent. 
Et,  de  grâce,  empêchez  surtout  qu'elles  ne  sorlent  ; 
Leur  amour  importun  viendriiit  avec  éclat 
Par  des  cris  et  des  pleurs  troubler  notre  combat.... 

LE   VIKIL    HOn.^CE. 

.l'en  aurai  soin,  .\llez,  vos  frères  vous  altendiMit; 
Ne  pensez  qu'aux  devoirs  que  vos  i)ays  demandent. 

CURIACE. 

Quel  adieu  vous  dirai-je,  et  par  quels  compliments...? 

LE   VIEIL    UOUACE. 

Ahl  n'attendrissez  point  ici  mes  sentiments. 
Pour  vous  encourager  ma  voix  mancpie  de  termes; 
Mon  cœur  ne  forme  point  de  pensers  assez  fermes; 
Moi-même  en  cet  adieu  j'ai  les  larmes  aux  yeux. 
Faites  votre  devoir,  ol  laissez  faire  aux  dieux. 


43i  LE  GENIE  DE  CORNEILLE. 

Ce  naturel  a  désarmé  Voltaire  lui-même  :  «  J'ai  cherché,  dit-il, 
dans  tous  les  anciens  et  dans  tous  1  s  théâtres  étrangers,  une 
situation  pareille,  un  pareil  mélange  de  grandeur  d'âme,  de 
douleur,  de  bienséance,  et  je  ne  l'ai  poifit  trouvé.  » 

Il  y  a  sans  doute  beaucoup  à  reprendre  dans  le  style  du 
père  de  notre  tragédie,  même  en  approuvant  cette  vraise  m- 
blance  de  langage  dont  il  s'était  fait  une  loi  ;  et  Voltaire  s'en 
est  acquitté  avec  une  ardeur  et  une  persévérance  que  tout  le 
monde  connaît.  Son  Commentaire,  au  point  de  vue  gram  ma- 
tical,  n'est  certes  pas  sans  mérite  et  sans  utilité  pour  les  jeunes 
gens  que  le  grand  nom  de  Corneille  pourrait  égarer;  mais, 
au  point  de  vue  poétique,  il  est  faux,  injuste  et  dangereux. 
Voir  partout  de  la  prose  dans  la  noble  et  mâle  simplicité  de 
l'auteur  à'Horace  et  de  Cinna;  s'arrêter  à'  chaque  instant 
pour  lui  reprocher  des  expressions  communes  et  triviales,  des 
constructions  sans  élégance,  des  métaphores  incomplètes,  en 
un  mot  toutes  les  négligences  du  style  familier,  c'est  plus  que 
détruire  l'enthousiasme,  sous  prétexte  de  sauver  le  goût; 
c'est  soumettre  Corneille  à  un  système  qui  n'était  pas  le  sien, 
à  celui  de  Racine,  comme  si  la  tragédie  de  Racine  avait  été  la 
seule  possible  parmi  nous. 

'  Il  en  est  de  la  poésie  comn:  de  la  peinture  :  elle  a  aussi  des 
tableaux  qu'il  faut  examiner  de  près,  parce  qu'ils  ont  dans 
les  détails  mêmes  le  mérite  de  la  perfection  et  du  fini;  mais 
elle  en  a  d'autres  qui  demandent  à  être  vus  de  loin,  parce  que 
leur  effet  est  principalement  dans  la  grandeur  et  dans  l'har- 
monie de  l'ensemble  : 


Ut  pictura  poesis  erit  ;  quae,  si  propius  stes, 
Te  capiet  magis,  et  quaedam  si  longius  abstes. 


Les  tableaux  dramatiques  de  Corneille  sont  comme  les  fres- 
ques à  grands  traits  de  Michel- Ange;  il  faut  les  contempler 
à  distance.  Étudiez-les  avec  Voltaire,  vers  par  vers,  sans  faire 
grâce  à  un  seul  mot,  et  vous  sortirez  de  cet  exameri  à  la  loupe 
atigué,  dégoûté  du  grand  poëte.  Au  reste,  tout  le  monde  est 
au  coinçant  du  secret  de  son  Commentaire  :  il  a  voulu  tuer  son 


LE  GftNIE  DE  CORNEILLE.  -135 

rival  à  coiins  d'épingle.  Il  s'est  tué  lui-niéme,  en  tombant  à 
tout  moment  dans  la  petitesse  et  l'absurdité. 

Considérez,  au  contraire,  suivant  le  précepte  d'Horace,  les 
tableaux  dramatiques  de  Corneille  dans  leur  majestueux  en- 
semble; et,  soulevé,  entraîné  par  le  génie  de  l'auteur,  vous 
oublierez  les  imperfections  de  détail  pour  ne  garder  que  le 
souvenir  d'une  sublime  et  imposante  composition.  C'est  ce 
qu'a  fait  Geoffroy,  le  plus  judicieux  et  le  plus  profond,  sans 
contredit,  des  critiques  de  notre  théâtre.  C'est  dans  ses  sa- 
vantes Études  qu'il  faut  chercher  la  véritable  appréciation  de 
ce  mélange  de  beautés  et  de  défauts  qui  caractérise  le  grand 
poète.  Admirateur  à  la  fois  de  Corneille  et  de  Racine,  il  a  su 
les  juger  l'un  et  l'autre  dans  leur  système  littéraire,  et  rendre 
hommage  au  génie  sans  sacrifier  le  goût.  Écoutons-le  : 

«  La  rudesse  et  la  familiarité  du  style  de  Corneille,  en  cer- 
tains endroits,  semblent  relever  encore  ses  traits  fiers  et  su- 
blimes ;  on  croit  voir  un  héros  simplement  vêtu  et  qui  dédai- 
gne d'appeler  la  parure  au  secours  de  sa  bonne  mine.  Rien 
n'enchante  plus  les  connaisseurs  que  cette  alliance  du  plus 
beau  génie  avec  la  simplicité  et  la  négligence.  On  peut  citer 
dans  les  bons  ouvrages  de  Corneille  un  assez  grand  nombre 
de  vers  isolés  qui  choquent  l'élégance  et  la  délicatesse  mo- 
dernes, et  à  chacun  desquels  on  peut  appliquer  ce  que  dit 
Philaminte  du  mot  sollicitude  : 

Il  pue  étrangement  son  ancienneté; 

mais  l'ensemble  du  style  est  chaud,  ferme,  plein  d'une  sève 
vigoureuse,  d'un  naturel  franc  et  original.  On  est  toujours 
surpris  de  trouver  tant  de  naïveté  réunie  à  tant  de  grandeur; 
cela  va  même  jusqu'à  la  bonhomie.  Dans  Héraclius,  quand  la 
même  Léontinc  qui  s'élève  jusqu'au  dernier  degré  du  sublime 
en  présence  de  Phocas,  dit  si  naturellement  à  sa  fille  : 

Vous  êtes  fille,  Eudoxe,  et  vous  avez  parlé  ; 
Votre  langue  nous  perd... 

les  critiques  se  récrient.  Voltaire  est  étrangement  scandalisé 
d'une  telle  familiarité;  les  beaux  esprits  du  parterre  sont  ten- 


6  LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE. 

tés  de  rire.  Cela  n'est  pas  tragique,  sans  doute;  mais  faut-il 
l'être  partout  dans  une  tragédie  ?  faut-il  compter  pour  rien 
ce  naturel,  cette  vérité  si  précieuse  dans  les  arts?  la  mère  doit- 
elle  parler  à  sa  fille  comme  elle  parle  au  tyran?  ne  faut-il  pas 
que  notre  Melpomène  se  déride  quelquefois,  et  ne  soit  pas 
toujours  si  guindée?  Racine  lui-même,  le  dieu  de  l'élégance 
poétique,  n'a-t-il  pas  semé  au  milieu  de  ses  divines  tragédies 
une  foule  de  vers  simples,  négligés  et  naïfs,  qui  rapprochent 
le  dialogue  de  la  conversation  ordinaire,  et  semblent  avertir 
les  spectateurs  que  ce  ne  sont  pas  des  poètes,  mais  des  hommes 
et  des  femmes  qui  parlent  '  ?  » 


II 


Passons  du  style  de  Corneille  à  sa  poésie  proprement  dite, 
c'est-à-dire  à  ses  créations;  c'est  là  surtout  qu'est  sa  gran- 
deur. Virgile  l'emporte  sur  Homère  par  l'élégance,  la  no- 
blesse et  l'harmonie  plus  soutenues  de  ses  vers  ;  et  cependant 
Homère  comme  poète  le  dépasse  infiniment,  parce  que  l'Iliade 
est  une  création  bien  autrement  puissante  que  V Enéide.  Sa 
table  a  pris  place  dans  la  mémoire  des  hommes  à  côté  de 
l'histoire;  et  les  héros,  fils  de  sa  pensée,  Achille,  Agamem- 
)ion,  Patrocle,  Ménélas,  Ulysse,  Nestor,  Ajax,  Diomède,  Hec- 
tor, Paris,  Andromaque,  Hélène,  Piam,  Hécube  et  Cassandre 
sont  devenus  populaires  comme  Alexandre,  comme  Darius, 
comme  César  et  Pompée.  Parmi  les  héros  de  Virgile,  on 
ne  parle  guère  que  d'Énée,  de  Didon,  de  Turnus,  de  Nisus 
et  d'Euryale.  Qui  connaît  bien  la  physionomie  et  la  taille 
d'Achate,  de  Palmure,  d'Anne,  de  Lavinie,  de Mézence,  d'E- 
vandre  et  des  autres  personnages  d'une  épopée  dont  le  coloris 
a  tant  de  perfection  et  de  splendeur,  mais  dont  le  dessin  est 
sans  vigueur  et  sans  originalité  ? 

'  Cours,  de  littérature  dramatique,  t.  I.  HéracHus,  p.  176. 


LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE.  137 

Do  combien  de  héros  célèbres  Corneille  n'est-il  pas  le 
jDère?  Ne  parlons  ni  de  Rodrigue,  ni  de  Chimène,  puisqu'ils 
appartiennent  aux  romances  espagnoles  ,  et  cpie  (Uiillien  de 
Castro  les  avait  montrés  sur  la  scène  avant  lui;  ni  même 
d'Héraclius  et  de  Phocas,  puisque  Caldéron  en  a  peut-être 
eu  la  première  idée;  ni  d'Horace,  vainqueur  d'Albe,  dont  Tite- 
Live  avait  déjà  peint  l'orgueil  farouche;  ni  d'Auguste  pardon- 
nant à  Cinna,  ni  de  César  rival  de  Pompée,  dont  Sénèque  le 
Philosophe  et  le  poète  lAicain  avaient  déjà  exalté  la  clémence 
et  la  magnanimité;  ni  enfin  d'Othon,  de  Galba  et  de  ses  con- 
seillers ,  dont  Tacite  avait  déjà  tracé  en  quelques  mots  les 
portraits.  Mais  le  vieil  Tlorace  et  sa  fille,  Curiace  et  sa  sœur; 
Maxime,  Emilie  et  Ciruia  ;  Polyeucte,  Sévère,  Pauline  et  Félix  ; 
Cornélie,  veuve  de  Pompée;  Rodogune,  Cléopâtre  avec  ses 
deux  fils ,  Anliochus  et  Séleucus  ;  Léontine ,  gouvernante 
d'TIérachus,  et  Pulchérie,  fdiede  l'empereur  Maurice;  Nico- 
mède,  Altale,  Arsinoé,  Laodice  et  Flaminius  ;  Sertorius,  Aris- 
tie  et  Viriate  ,  sont  autant  de  créations  du  père  de  notre 
tragédie.  Ne  s'est-il  pas  même  approprié  les  personnages  qu'il 
a  empruntés  au  théâtre  espagnol  ou  à  l'histoire,  en  leur  don- 
nant le  cachet  de  son  génie?  Ce  n'est  pas  le  Ciel  de  Ouilhen 
de  Castro  qui  est  devenu  européen  sur  la  scène,  c'est  celui  de 
Corneille.  Quand  on  pense  à  la  Clémence  cV Auguste,  ce  n'est 
pas  le  chapitre  philosophique  de  Sénèque,  c'est  la  tragédie  de 
Corneille  qu'on  se  rappelle.  C'est  dans  Tite-Live  qu'on  va 
chercher  le  combat  des  Iloraces  et  des  Curiaces  ;  c'est  dans 
Corneille  qu'on  va  chercher  leurs  passions  et  leurs  caractères. 
Ces  conseillers  de  Galba  que  Tacite  avait  peints  en  trois  mots, 
Corneille  nous  les  montre  sous  tous  leurs  aspects,  nous  dé- 
voile toutes  les  profondeurs  et  tous  les  replis  de  leurs  âmes. 
Qu'importerait  que  Caldéron  eût  imaginé  les  angoisses  de 
Phocas,  puisque  Corneille  est  l'inventeur  de  cette  Léontine 
qui  le  tourmente? 

Parmi  tous  ces  personnages  créés  ou  si  puissanunent  adop- 
tés par  Corneille,  il  en  est  peu  qui  n'aient  laissé  dans  notre 
mémoire  quelque  mot  énergique  et  profond  qui  les  rappelle 
tour  entiers  :  «  Je  ne  vous  connais  plus,  »  voilà  le  farouche 


i38  LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE. 

vainqueur  des  Curiaces.  —  cf  Je  vous  connais  encore,  »  voilà 
son  beau- frère , 

Qui  rend  grâces  aux  dieux  de  n'être  pas  Romain, 
Pour  conserver  encor  quelque  chose  d'humain. 

Toute  l'âiTie  du  vieil  Horace  a  passé  dans  son  fameux  qu''il 
mourut!  Camille  s'est  peinte  dans  ses  imprécations,  que  tout 
le  monde  sait  par  cœur;  et  Sabine,  dans  cette  autre  apos- 
trophe à  Rome,  qui  est  devenue  proverbiale  : 

Fais-toi  des  ennemis  que  je  puisse  haïr  ! 
Tout  le  monde  a  répété  le  mot  de  Chimène  : 

Va,  je  ne  te  hais  point; 
celui  d'x\uguste  : 

Je  suis  maître  de  moi  comme  de  l'univers  ; 
celui  de  Polyeucte  : 

Elle  a  trop  de  vertus  pour  n'être  pas  chrétienne  ; 

celui  d'Antiochiis ,  parlant  de  la  main  qui  vient  de  frapper 
son  frère,  et  s'adressant  à  Rodogune  : 

Madame,  est-ce  la  vôtre  ou  celle  de  ma  mère  ? 

celui  de  Léontine  à  Phocas,  qui  ne  peut  distinguer  son  fils  de 
celui  de  Maurice ,  qu'il  veut  mettre  à  mort  : 

Devine,  si  tu  peux,  et  choisis,  si  tu  l'oses; 
celui  de  Sertorius  à  Pompée  : 

Rome  n'est  plus  dans  Rome,  elle  est  toute  où  je  suis. 

Et  quelle  variété  de  tailles  et  de  physionomies  dans  cette 
nombreuse  famille  de  héros  et  d'héroïnes!  quelle  vivacité, 
quelle  énergie  dans  les  traits  qui  les  caractérisent  !  Nous  ne 


LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE.  139 

répétorons  pas  ici  ce  qiio  nous  en  avons  déjà  dit  ailleurs, 
en  analysant  les  chefs-d'œuvre  de  Corneille.  Mais,  après  les 
avoir  étudiés  successivement  et  en  détail,  il  nous  reste  à  les 
considérer  un  instant  tous  ensemble;  c'est  le  meilleur  moyen 
de  faire  ressortir  tout  ce  qu'il  y  eut  de  fécondité  et  de  puis- 
sancedans  l'imagination  qui  les  créa  si  nombreux  et  si  diffé- 
rents. Nous  ne  perdrons  pas  le  temps  à  comparer  entre  eux 
des  personnages  qui  se  distinguent  d'eux-mêmes,  par  exemple, 
le  Cid  avec  ses  mœurs  chevaleresques  et  Horace  avec  ses 
mœurs  romaines  encore  demi -sauvages;  César,  vainqueur  de 
Pompée,  et  Auguste,  vainqueur  de  lui-même;  Sévère,  géné- 
reux mais  païen,  et  Polyeucte  transporté  par  l'enthousiasme 
du  martyre.  Tl  y  a  sans  doute  un  grand  mérite  dans  l'inven- 
tion et  dans  le  choix  de  ces  types  essentiellement  variés  ;  c'est 
celui  de  t lliach'^  mettant  en  présence  des  rois  et  des  guerriers 
qui  ne  peuvent  se  ressembler  :  le  majestueux  Agamemnon  et 
l'impétueux  Achille,  le  fougueux  Ajax  et  le  prudent  Ulysse. 
Mais  ce  mérite  saute  aux  yeux  du  moindre  observateur.  H  en 
est  un  autre  dans  Corneille,  aussi  bien  que  dans  Homère,  qui 
demande  à  être  examiné  de  plus  près,  parce  qu'il  est  moins 
facile  à  saisir  au  premier  coup  d'œil,  et  qu'il  suppose  dans 
le  poète  toutes  les  délicatesses  et  toutes  les  ressources  du  génie 
créateur.  Achille,  Ajax,  Diomède,  ont  la  même  fougue  guer- 
rière avec  des  caractères  différents;  et  la  sagesse  de  Nestor 
n'est  pas  celle  d'Ulysse.  Le  père  de  notre  tragédie  nous  offre 
de  même  des  héros  différents  entre  eux,  avec  un  fond  de 
physionomie  comminie  ;  c'est  à  leur  étude  qu'il  faut  nous 
borner;  rapprochons-lesen les  distribuant  par  groupes  d'âges, 
de  caractères  et  de  passions. 

Là,  c'est  le  père  du  Cid  et  le  père  d'Horace,  tous  les  deux 
avec  leur  verte  vieillesse,  avec  leur  familiarité  antique  (|ui 
serait  bourgeoise  aujourd'hui,  tons  les  deux  animant  leur  fils 
au  combat;  mais  l'un  est  ému  par  le  sentiment  de  l'honneur 
personnel  et  l'autre  par  celui  de  l'honneur  patriotique.  Le 
vieux  don  Diègue  pleure  de  dépit  en  se  voyant  outragé  et  inca- 
pable de  se  venger  lui-même  ;  il  excite  la  compassion.  Le  vieil 
Horace  pleure  sur  sa  patrie  et  nous  transporte  d'admiration. 


140  LE  GENIE  DE  CORNEILLE. 

Le  premier  n'est  là  que  pour  faire  ressortir  son  fils  ;  le  second 
dépasse  le  sien ,  eu  s'élevant  par  sa  magnanimité  jusqu'au 
sublime. 

Là,  ce  sont  deux  guerriers  également  valeureux,  portant 
l'un  et  l'autre  dans  leur  poitrine ,  comme  dit  Tite-Live,  les 
coeurs  de  deux  grandes  armées;  mais  l'un  est  âpre  et  violent, 
l'autre  est  sensible  et  modéré;  l'un,  au  moment  du  combat, 
n'aime  plus  que  sa  patrie  et  sa  gloire,  l'autre  pense  encore  à 
sa  famille  et  à  ses  amis.  Le  champion  des  Romains  sent  les 
moeurs  sauvages  d'un  peuple  naissant,  dont  le  chef  avait  sucé 
les  mamelles  d'une  louve;  le  défenseur  d'Albe,  qui  va  suc- 
comber, rappelle  par  ses  mœurs  délicates  et  douces  une  civi- 
lisation déjà  avancée.  La  contenance  dure  et  fière  du  premier 
semble  présager  la  victoire;  la  sensibilité  du  second  fait  pres- 
sentir le  deuil  :  il  en  a  déjà  les  tristesses. 

Dans  la  Clémence  d'Auguste,  voilà  trois  conjurés.  Ils  se 
ressemblent  par  la  haine  commune  qui  les  anime  contre  la 
tyrannie;  mais  ils  diffèrent  entre  eux  par  des  passions  per- 
sonnelles. Maxime  veut  secouer  un  joug  humiliant  pour 
Rome;  c'est  un  Brutus  jusqu'au  moment  où  la  jalousie  en 
fait  un  traître  envers  son  parti.  Cinna  joint  au  fanatisme  de 
la  liberté  les  fureurs  et  l'aveuglement  de  l'amour,  qui  le 
pousse  à  se  dégrader  lui-même  par  la  perfidie,  lorsqu'il  se 
jette  aux  genoux  d'Auguste.  Emilie,  l'âme  de  la  conspiration, 
poursuit  dans  Octave  l'assassin  de  son  père  plus  encore  que 
l'oppresseur  de  sa  patrie.  Elle  est  d'ailleurs  distinguée  de  ses 
amants  par  sa  fierté  qui  se  soutient  jusqu'au  bout.  Des  trois, 
c'est  la  plus  virilement  trempée. 

Nicomède  et  Attale  sont  frères  et  ne  se  ressemblent  pas. 
i^'est  chose  toute  simple  :  ils  ne  sont  pas  fils  de  la  même 
mère,  et,  de  plus,  le  premier  est  l'élève  d'Annibal  et  le  second 
est  l'élève  du  sénat  romain,  auquel  il  avait  été  donné  pour 
otage.  Mais  voilà  dans  Boclogujie  deux  jeunes  princes  qui  sont 
frères  aussi,  qui  sont  jumeaux,  qui  ont  reçu  la  même  éduca- 
tion, qui  sont  également  vertueux,  sensibles  et  délicats,  qui 
aiment  la  même  princesse,  et  sont  prêts  à  se  la  céder  mutuel- 
lement avec  le  sceptre  par  amitié  fraternelle,  qui  sont  enfin 


LE  GÉNIE  DE  CORNElLLb:.  -«il 

soumis  aux  mêmes  épreuves,  étant  pareillement  ballottés  par 
les  passions  de  leur  mère  et  de  leur  amante.  Au  premier  cou|) 
d'œil  on  les  confond  ;  rien  ne  les  distingue,  tant  cpi'ils  demeu- 
rent dans  ce  calme.  Mais  dès  que  leius  âmes  s'agitent,  leurs 
caractères  se  déclarent.  A  l'horrible  proposition  de  Cléopâtre, 
Séleucus  s'emporte,  Antiochus,  tout  indigné  cpi'ilest,  demeure 
sage  et  respectueux.  Il  en  est  de  même  quand  Rodogune  vient 
à  son  tour  éprouver  leur  vertu.  L'un  veut  renoncer  violem- 
ment à  l'amour  qui  lui  demande  un  crime  : 

La  révolte  devient  une  nécessité. 

L'autre  voudrait  essayer  des  accommodements  : 

Comme  j'aime  beiiiicoup.  j'espère  encore  un  peu. 

Polyeucte  et  Néarqne  sont  deux  chrétiens  et  deux  martyrs. 
Mais  Polyeucte  a  l'ardeur  du  néophyte,  et  Néarque  au  calme 
d'une  âme  préparée  depuis  longtemps  à  confesser  sa  foi,  joint 
la  prudence  fondée  sur  une  sainte  méfiance  de  soi-même  : 

Sous  l'horreur  des  tourments  je  crains  de  succomber; 
Dieu  même  a  craint  la  mort. 

Auguste,  Sévère  et  Polyeucte  sont  trois  vainqueurs  d'eux- 
mêmes.  Le  premier  triomphe  de  la  haine  en  pardonnant  à  ses 
assassins,  en  les  comblant  même  de  bienfaits;  mais  dans  le 
sacrifice  d'Auguste  la  politique  a  sa  part.  Livie  lui  avait  dit  : 

Essayez  sur  Cinna  ce  que  peut  la  clémence. 
Faites  .«on  cliàtimont  de  sa  confusion. 
Cherchez  le  plus  utile  en  cette  occasion  ; 

et  sa  décision  sent  l'orgueil  de  l'empire  : 

.le  suis  maître  de  moi  comme  de  l'univers; 

.le  le  suis,  je  veux  l'être.  O  siècles!  ù  mémoire! 

Conservez  à  jamais  ma  dernière  victoire. 

Le  sacrifice  de  .Sévère,  qui  triomphe  de  l'amour,  en  consen- 
tant à  sauver  son  rival,  est  commandé  par  l'honneur  : 

Ici  l'honneur  mobliiie.  et  j'y  veux  satisfaire. 


442  LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE. 

Il  veut  montrer  à  Pauline 

Que  Sévère  l'égale  et  qu'il  est  digne  d'elle. 

Le  sacrifice  de  Polyeucte  ne  respire  que  l'abnégation  de  soi- 
même.  En  s'immolant  àson  Dieu,  il  songe  à  rendre  sa  femme 
heureuse;  il  la  laisse 

Aux  mains  du  plus  vaillant  et  du  plus  honnête  homme 
Qu'ait  adoré  la  terre  et  qu'ait  vu  naître  Home. 

Passons  à  des  groupes  plus  nombreux.  Voici  d'abord  celui 
des  politiques.  C'est  le  juge  Félix,  rappelant  la  lâche  pru- 
dence de  Pilate;  c'est  l'ambassadeur  romain  Flaminius,  joi- 
gnant aux  ruses  du  diplomate  l'impérieuse  fierté  des  maîtres 
du  monde  qu'il  représente;  c'est  le  roi  d'Egypte,  délibérant 
avec  son  conseil  machiavélique  sur  le  sort  de  Pompée,  échappé 
de  Pharsale  et  poursuivi  par  César;  c'est  le  vieil  empereur 
Galba,  entouré  de  ses  courtisans^  qui  travaillent  pour  eux- 
mêmes,  et  réduisent  la  politique  de  l'empire  à  des  intrigues 
de  palais  : 

Je  les  voyais  tous  trois  se  hâter  sous  un  maître 
Qui,  chargé  d'un  long  âge,  a  peu  de  temps  à  l'être; 
Et  tous  trois  à  l'envi  s'empresser  ardemment 
A  qui  dévorerait  ce  règne  d'un  moment. 

Dans  le  conseil  d'Alexandrie  tous  se  ressemblent  par  l'oubli 
de  la  conscience,  mais  les  caractères  sont  différents.  Les  deux 
Égyptiens,  Photin  et  Achillas^,  sont  adulateurs,  et  il  y  a  de  la 
rhétorique  dans  leur  éloquence.  ^Nlais  le  premier  va  aux  ex- 
trêmes, et  le  second  cherche  des  moyens  termes.  Septime 
commence  par  dire  :  Je  suis  Romain,  et  parle,  en  effet,  avec 
l'énergie  et  la  concision  romaines.  Ptolémée  a  la  fierté  de  sa 
sœur  Cléopâtre.  En  pourvoyant  à  la  sûreté  de  l'Egypte  et  à 
la  sienne  par  la  mort  de  Pompée,  il  veut  de  plus  humilier 
Rome,  en  l'asservissant  à  César  : 

Et  donnons  un  tyran  à  ces  tyrans  du  monde. 
A  Rome,  dans  le  palais  impérial,  ce  n'esi  plus  l'intérêt  pu- 


LE  GKNIE  DE  CORNEILLE.  U3 

blic  qui  préside  aux  conseils,  comme  à  Alexandrie,  c'est  l'in- 
térêt de  chacun;  la  politique  est  toute  personnelle.  Les  trois 
favoris  de  Galba,  arbitres  et  dépositaires  du  pouvoir  sous  le 
vieil  empereur  qu'ils  gouvernent. 

N'ont  pour  raison  d'État  que  leurs  propres  affaires  ; 

ils  se  ressemblent  par  l'ambition ,  par  le  manque  de  cons- 
cience et  de  cœur;  mais  ils  se  distinguent  par  leurs  caractères 
et  leurs  intrigues.  Tacite  représente  le  consul  Yinius  comme 
le  plus  lâche  des  hommes,  igiiavissimus ;  Corneille  met  sa 
lâcheté  dans  la  souplesse  qui  lui  fait  chercher  des  assurances 
dans  tous  les  partis  à  la  fois,  et  qui  le  rangera  du  côté  du  plus 
fort.  Yinius  manœuvrera  de  façon  à  devenir  le  beau-père  du 
futur  empereur,  soit  d'Othon,  aimé  par  sa  fille,  soit  de  Pison 
dont  elle  ne  veut  pas.  Lacus,  préfet  du  prétoire,  est  dans  l'his- 
torien latin  un  insigne  scélérat,  deterr'mms  mortalium,  un 
homme  violent  et  opiniâtre  dans  les  conseils,  ennemi  des 
meilleurs  avis  quand  ils  ne  viennent  pas  de  lui,  consiilique, 
quumvis  egiegii,  quod  non  ipse  aJf'ejTet,  inimicus,  et  adversus 

peiitos pervicux.  Il  est  tout  cela  dans  la  tragédie  française,  où 

Vinius  lui  dit: 

Vous  détruirez  toujours  mes  conseils  par  les  vôtres; 
Le  seul  Ion  de  ma  voix  vuus  en  inspire  d'autres.... 
Je  n'aurai  (lu'à  parler  pour  être  contredit.... 

Vous  verriez  comme  un  autre,  ajoute  le  consul,  que  notre  avis 
est  le  plus  salutaire, 

Si  vous  n'aviez  fait  \a'u  d'être  ju^fiudu  trép;)? 
L'ennemi  des  conseils  que  vous  ne  < tonnez  pas. 

Martian,  qui  avait  été  l'esclave  Icelus,  a  la  bassesse  d'un 
affranchi  et  l'orgueil  d'un  parvenu.  Comme  Lacus,  il  aura  re- 
cours à  l'assassinat  pour  faire  triompher  sa  politique-,  mais 
Lacus  frappera  lui-même  Galba  et  Vinins,  et  se  poignardera 
ensuite.  Martian  chargera  y\^^  autre  de  poignard«'r  Othon  |)Our 


1  i4  LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE. 

épouser  son  amante;  et,  son  coup  manqué,  il  ne  se  poignar- 
dera pas.  Des  trois  courtisans  qui  mènent  Galba,  c'est  Mar- 
tian  qui  semble  appartenir  le  plus  à  Corneille. 

Nulle  part  le  génie  du  grand  poète  n'apparaît  mieux  que 
dans  le  nombre  et  la  variété  des  fdles  de  sa  pensée;  c'est  là 
surtout  qu'il  a  déployé  toutes  ses  ressources,  et  qu'il  a  mis  le 
cachet  de  son  originalité.  En  omettant  Chmiène,  qui  ne  lui 
appartient  que  par  adoption;  Livie,  qui  ne  se  montre  sur  la 
scène  que  pour  donner  un  avis  à  Auguste;  Eudoxe,  amante 
d'Héraclius,  dont  le  rôle  est  secondaire,  et  toutes  les  confi- 
dentes qui  ne  sont  que  des  doublures  de  leurs  maîtresses, 
rious  en  trouvons  une  quinzaine  avec  des  trempes  d'âme,  des 
physionomies  et  des  statures  toutes  différentes.  Elles  se  ran- 
gent d'elles-mêmes  en  quatre  classes. 

La  première  classe  est  celle  des  femmes  aimables,  nobles  et 
vertueuses.  Là  se  trouvent  Sabine,  sœur  des  Curiaces  ;  Pau- 
line,  épouse  de   Polyeucte  ;   Pulchérie,    fdle   de  l'empereur 
Maurice  et   sœur  d'Héraclius;  Laodice,   reine  d'Arménie  et 
amante  deNicomède;  Plautine,  fille  du  consul  Vinius,  et  Ca-' 
mille,  nièce  de  l'empereur  Galba,  amantes  d'Othou  l'ui^e  et 
l'autre.  Sabine  est  douce  et  sensible  jusqu'à  la  mélancolie; 
Pauline  est  délicate  et  généreuse;  il  y  a  j^lus  de  naïveté  dans 
l'une,  plus  de  dignité  dans  l'autre.   Leurs  situations  drama- 
tiques ne  se  ressemblent  pas  plus  que  leurs  mœurs  et  leurs 
caractères.  La  première  est  partagée  entre  Albe  et  Rome,  ses 
deux  patries,  entre  son  mari  et  ses  frères.  La  seconde,  placée 
entre  Sévère,  son  ancien  amant  qu'elle  retrouve,  et  Polyeucte, 
qu'elle  avait  épousé  par  devoir,  qui  vient  de  la  blesser  par  une 
apparence  de  dureté,  ne  songe  qu'à  sauver  la  vie  de  son  mari. 
Pulchérie,  Laodice,  Camille  et  Plautine  sont  des  amantes.  Ce 
qui  domine  dans  Pulchérie,  c'est  la  dignité  et  la  conscience; 
elle  sent  sa  naissance  impériale,  elle  fait  trembler  l'usurpateur 
du  trône  de  son  père,  et  dans  le  choix  d'un  époux  elle  redoute 
jusqu'à  l'apparence  d'un  crime.  Ce  qui  domine  dans  Laodice, 
qui  est  magnanime  aussi,  c'est  le  sang-froid.   Elle  déjoue  les 
intrigues  d'une  marâtre  et  la  politique  des  Romains  par  sa  fer- 
meté et  sa  franchise.  Il  y  a  quelque  chose  d'ironique  dans  sa 


LE  GENIE  DE  CORNEILLE.  <  45 

supériorité.  Au  milieu  des  basses  et  sanglantes  intrigues  de  la 
cour  de  Galba,  Camille  et  Plautine  demeurent  innocentes, 
nobles,  dévouées.  La  première  renonce  au  trône  plutôt  qu'à 
son  amant,  et  dédaigne  cet  amant  quand  il  ne  lui  paraît  plus 
digne  d'elle  : 

Vous  n'aimez  que  l'empire,  et  je  n'aimais  que  vous! 

La  seconde  est  plus  généreuse  encore;  elle  veut  renoncer  à 
son  amant  et  le  céder  à  sa  rivale,  plutôt  que  de  le  voir  re- 
noncer lui-même  à  l'empire. 

Dans  la  seconde  classe  des  filles  du  génie  de  Corneille  sont 
les  fenunes  violentes,  qui  sacrifient  le  devoir  à  la  passion. 
C'est  Camille,  sœur  d'Horace,  que  l'amour  emporte  jusqu'à 
maudire  sa  patrie.  C'est  Cléopâtre,  mère  d'Antiochus  et  de 
Séleucus,  poussée  par  l'ambition  et  Ja  vengeance  jusqu'à  l'a- 
trocité. C'est  l'altière  et  impérieuse  Rodogune,  qui  semble  un 
moment  mettre  son  cœur  et  sa  main  au  prix  d'un  parricide. 
Camille  est  ardente,  et  finit  par  ne  plus  se  posséder  ;  Rodogune 
est  calme  et  ferme;  elle  demeure  maîtresse  d'elle-même  jus- 
qu'au bout;  Cléopâtre  est  perverse,  sombre  et  réfléchie,  même 
quand  elle  est  surexcitée  par  l'anxiété  et  par  la  vengeance. 
Arsinoé,  femme  de  Prusias,  et  Emilie,  amante  de  Cunia,  au- 
raient pu  être  rangées  parmi  ces  femmes  passionnées  et  cou- 
pables, mais  elles  trouveront  mieux  leur  place  parmi  les  in- 
trigantes et  les  amazones. 

Après  avoir  ainsi  personnifié  les  vertus  et  les  passions  du 
cœur  dans  neuf  de  ses  héroïnes,  Corneille  va  représenter  dans 
deux  autres  les  ruses  et  les  finesses  de  l'esprit.  Léontine,  an- 
cienne gouvernante  dlléraclius,  et  Arsinoé,  belle -mère  de 
Nicomède,  sont  deux  intrigantes,  chacune  à  sa  manière.  Léon- 
tine, énergique  non  moins  qu'habile,  enferme  Phocas  dans  un 
labyrinthe  de  doutes  et  de  cruelles  anxiétés;  c'est  son  indus- 
trie seule  qui  triomphe  lorsqu'elle  crie  au  tyran  : 

Devine  si  tu  peux,  el  choisis  si  lu  l'oses; 

L'un  des  deux  est  ton  fils,  l'autre  est  ton  em  ereur. 

I»  \0 


■AÀÛ  LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE. 

Arsinoé  joint  le  forfait  à  l'astuce;  pour  elle 

11  n'est  fourbe  ni  crime 
Qu'un  trône,  acquis  par  là  ne  rende  légitime. 

Parmi  les  héroïnes  ou  théâtre  de  Corneille,  toutes  douées 
d'une  énergie  remarquable,  il  en  est  quatre  qui  dépassent  les 
autres  par  leur  virilité,  et  qu'il  faut  ranger  dans  une  classe 
à  part.  Emilie  a  la  fierté  et  l'audace  d'un  Brutus;  elle  est  phis 
homme  que  Cinna.  Aristie  sacrifie  son  amour  à  son  orgueil; 
elle  humilie  Pompée  et  le  tient  en  échec.  Cornélie  s'élève  par 
sa.  magnanimité  au-dessus  de  César,  le  force  à  l'admiration  et 
au  respect.  L'Es^pagnole  Viriate  maîtrise  Sertorius  et  s'élève 
au-dessus  de  la  nature.  Les  trois  Romaines  ont  encore  quel- 
que chose  de  leur  sexe.  On  sent  le  cœur  d'une  femme  dans 
les  larmes  que  le  péril  de  Cinna  arrache  à  Emilie;  dans  la  ten- 
dresse et  la  sensibilité  d 'Aristie  pour  l'époux  qui  l'a  répudiée  ; 
dans  le  deuil  de  Cornélie,  veuve  de  Pompée,  qui,  en  déclarant 
la  guerre  au  vainqueur  de  Pharsale,  veut  venger  avant  tout  son 
mari.  Mais  Viriate  n'est  plus  une  femme;  c'est  un  homme  et 
un  homme  d'État,  qui  fait  céder  le  cœur  à  la  raison,  qui  n'amie 
que  la  gloire,  ne  prend  conseil  que  de  son  ambition,  et  ne 
peut  parler,  même  en  amour,  d'autre  langage  que  celui  de  la 
politique.  Perpejina  l'aime  avec  passion,  il  est  jeune,  il  est 
brave  et  de  race  noble,  mais  il  n'est  que  lientenant;  elle  le 
dédaigne  et  reçoit  ses  déclarations  avec  hauteur.  Sertorius  est 
de  race  plébéienne,  il  est  vieux,  il  ne  veut  pas  d'elle  ;  mais 
il  est  général  en  chef  d'un  parti  qui  fait  trembler  Sylla,  il  est 
grand  homme;  elle  aime  ses  rides  et  ses  cheveux  blancs  : 

L'amour  de  la  vertu  n'a  jamais  d'yeux  pour  l'âge. 

Ces  àiiies  d'amazones  et  ces  statures  gigantesques  étoiuient 
au  premier  aspect  et  semblent  sortir  des  limites  delà  vraisem- 
blance; c'est  une  grandeur  tout  idéale,  il  est  vrai,  mais  elle  a 
son  fondement  dans  la  réalité  et  dans  la  philosophie  même  du 
cœu:  humain.  Les  héroïnes  de  la  Fronde,  mademoiselle  de 


^ 


LE  Gt-NIE  DE  CORNF.lLLTi.  147 

"Montpensier  et  madame  de  Loiigueville,  par  exemple,  expli- 
que» t  l'Aristie  et  la  Yiriate  de  Corneille.  «  Les  dames  de  la 
cour  d'Anne  d'Autriche,  dit  Geoffroy,  n'étaient  pas  moins 
haut  montées  ;  elles  choisissaient  des  amants  dans  chaque  parti, 
suivant  les  ijjtérêts  de  leur  ambition  et  les  vues  de  leur  famille. 
Ce  n'étaient  ni  l'Age,  ni  la  figure,  ni  les  qualités  physiques  qui 
décidaient  leurchoix,  c'étaient  le  rang,  la  dignité,  l'influence 
que  chaque  guerrier  pouvait  avoir  dans  sa  faction.  Il  fallait  à 
ces  dames  un  héros,  un  grand  capitaine,  un  chef  de  parti  ',  » 

N'y  a-t-il  pas  d'ailleurs  dans  le  cœur  des  femmes,  de  celles 
surtout  qui  peuvent  s'élever  à  la  haute;. r  delà  tragédie,  autant 
de  fierté  que  de  tendresse?  et  les  entraînements  de  l'amour 
ne  sont-ils  pas  souvent  dominés  chez  elles  par  l'ambition  et 
par  l'orgueil?  quel  rùle  ne  joue  pas  l'amour-propre  dans 
leurs  rivalités  et  leurs  jalousies?  C'est  à  ce  coté  de  leur  âme 
que  le  grand  tragi(pie  s'attacha,  et  sa  philosophie  se  trouva 
d'accord  avec  les  goûts  et  les  idées  de  son  époque.  En  su- 
bordonîîant  l'amour  à  des  sentiments  plus  nobles,  il  s'as- 
sura les  suffrages  des  dames  de  son  temps,  qui  se  croyaient 
faites  pour  autre  chose  que  des  soupirs,  l'acine  en  cher- 
chant le  caractère  et  les  passions  de  ses  héroïnes  dans  la 
partie  sensible,  délicate  et  faible  du  cœur  de  la  femme, 
rencontrera,  il  est  vrai,  plus  de  sympathies,  parce  qu'il  se 
mettra  en  rapport  avec  un  bien  plus  grand  nombre  de  per- 
sonnes; mais  les  critiques  penseurs  douteront,  avec  le  ])lus 
profond  commentateur  des  deux  grands  tragiques,  si  Cor- 
neille en  donna:. t  à  ce  sexe  si  faible  en  apparence  plus  d'or- 
gueil que  d'amour,  plus  de  fierté  que  de  tendresse,  n'a- 
vait pas  encore  mieux  connu  les  f(>mmes  que  l'auteur  d<' 
Phèdre- . 

Cependant,  il  faut  bien  en  convenir.  Corneille,  à  force  d<> 
vouloir  élever  ses  héros,  ses  héroïnes  surtout,  au-dessus  di  > 
sentiments  communs,  est  sorti  plus  d'il  ne  fois  des  bornes  d<' 
la  convenance  et  du  naturel,  .\ristie,  en  s'offrant  elle-mènu' 


'  Cours  (/e  UUérature  dramatique,  t.  1.  p.  228. 
'  Ihid.  p.  169. 


lis  LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE. 

à  Sertorius  dans  le  cas  où  Pompée  ne  voudrait  pas  la  repren- 
dre, va  jusqu'à  lui  dire  : 

Le  rebut  de  Pompée  est  encor  quelque  chose. 

Viriate,  qui  est  reine,  ne  met  pas  plus  de  façon  dans  ses 
avances  : 

Parlons  net  sur  le  choix  d'un  époux. 
Ètes-^ous  trop  pour  moi?  suis-je  trop  peu  pour  vous? 

Sabine,  la  plus  sensible,  la  plus  femme  des  héroïnes  de  Cor- 
neille, Sabine,  qui  a  déjà  la  délicatesse  du  cœur  et  du  langage 
de  l'Iphigénie  de  Racine,  pousse  la  générosité  de  son  dévoù- 
ment  jusqu'à  dire  à  son  mari  et  à  son  frère  : 

Qu'un  de  vous  deux  me  tue  et  que  l'autre  me  venge! 
Alors  votre  combat  n'aura  ])lus  rien  d'étrange, 
El,  du  moins,  l'un  des  deux  sera  juste  agresseur, 
Ou  pour  venger  sa  femme,  ou  pour  venger  sa  sœur. 

Cléopâtre,  dans  i?o<:/o^;me,  Emilie,  dans  Cinna^  montent  jus- 
qu'à l'emphase  dans  les  monologues  où  elles  s'excitent  en  apos- 
trophant leurs  serments,  leur  haine  et  leurs  impérieux  désirs 
cV une  illustre  vengeance.  César,  à  la  cour  dePtolémée,  exagère 
ses  galanteries  de  façon  à  tomber  dans  le  romanesque.  Dans 
le  Cid^  la  fierté  du  comte  est  portée  jusqu'à  la  forfanterie  ;  et 
Polyeucte,  pour  mieux  faire  ressortir  l'abnégation  du  martyr, 
parle  un  instant  à  sa  femme  un  langage  dont  elle  a  droit  de 
s'offenser. 

Ces  exagérations  de  Corneille  s'expliquent  par  le  caractère 
même  de  son  génie.  C'est  une  des  bonnes  remarques  (Uii  ont 
échappé  à  Laharpe,  écho  de  Voltaire,  dans  la  longue  diatribe 
où  il  a  condensé  le  venin  des  commentaires  de  son  maître. 
Citons-le  :  «  Tout  ce  qui  peut  exalter  l'âme,  le  sentiment  de 
l'honneur,  dans  le  vieux  don  Diegue;  celui  clu  patriotisme, 
dans  le  vieil  Horace;  la  férocité  romaine,  dans  son  fils;  l'en- 
thousiasme de  religion,  dans  Polyeucte;  l'ambition  effrénée, 
dans  Cléopâtre;  la  générosité,  dans  Sévère  et  dans  Auguste: 
l'honneur  de  venger  un  époux  tel  que  Pompée  par  des  moyens 


LE  GÉMH  DE  CORNEILLE.  U9 

dignes  de  lui,  dans  le  rôle  de  Cornéiie;  tous  ces  différents 
caractères  de  grandeur,  Corneille  les  a  connus,  il  les  a  tracés. 
Mais  il  est  ordinaire  à  l'homma  d'avoir  plus  ou  moins  les  dé- 
fauts qui  avoisinent  ses  qualités.  Ainsi,  que  Corneille  ait  porté 
(|uelc|uefois  la  grandeur  jusqu'à  l'enflure,  et  l'énergie  jusqu'à 
l'atrocité;  qu'il  passe  du  sublime  à  la  déclamation,  et  de  la 
vigueur  du  raisonnement  à  la  subtilité  sophistique,  rien  n'est 
plus  concevable  ' .  « 

Cette  explication  des  exagérations  de  Corneille  n'est  pour 
tant  pas  complète.  Racine  dont  le  génie  aura  aussi  ses  aspira- 
tions puissantes,  tendra  à  la  noblesse  sans  se  laisser  aller  à 
l'enflure,  à  la  délicatesse  sans  tomber  dans  l'afféterie.  Il  faut 
donc  chercher  encore  ici  la  raison  des  écarts  du  père  de  notre 
théâtre,  dans  les  entraînements  de  son  époque.  S'il  mettait 
Lucain  au-dessus  de  Virgile,  Malherbe,  le  réformateur  de  notre 
Parnasse ,  avait  mis  Stace  au-dessus  de  tous  les  poètes  du 
siècle  d'Auguste;  et  nous  avons  vu  tous  les  tragiques  fran- 
çais, à  partir  de  Jodelle,  chercher  leurs  inspirations  et  les 
secrets  de  leur  art  dans  Sénèque  plutôt  que  dans  Eschyle, 
Sophocle  et  Euripide.  On  voulait  alors  de  l'extraordinaire  en 
tout,  dans  les  idées  comme  dans  le  style.  Il  fallait  surpendre 
par  des  jeux  d'esprit,  par  des  raisonnements  subtils,  par  des 
métaphores  inattendues;  étonner  par  la  force  des  pensées, 
par  la  profondeur  des  maximes,  par  la  richesse  de  l'amplifi- 
cation, par  la  grandeur  des  sentiments  et  la  véhémence  des 
passions.  Ce  besoin  de  l'extraordinaire  régnait  ])artout;,  en 
Italie  et  eu  Espagne,  comme  en  France,  (iuaiini,  dans  son 
Pastor  l'ulo,  avait  émerveillé  par  un  feu  roulant  de  concetti, 
qui  allaient  jusqu'au  prodige;  il  fil  marcher  de  surprise  en 
surprise;  là  fut  sa  fortune. 

Mais  si  Corneille  n'eut  pas  assez  de  sûreté  dans  le  goût 
pour  échapper  aux  mauvaises  influences  de  son  épocjue,  il  eut 
assez  de  puissance  dans  le  génie  pour  tirer  le  bien  du  mal,  et 
faire  commencer  le  siècle  de  Louis  XIV  par  où  celui  d'Auguste 
avait  fini.  Au  fond  de  ce  besoin  de  surprise,  d'étonnemen    et 

«  Cours  de  littér.,  l.  IV,  p.  3<%. 


450  LE  GKNIE  DE  CORNEILLE. 

d'admiration,  qui  nous  apparaît  comme  un  des  principaux 
caractères  de  l'Europe,  encore  tout  émue  par  les  découvertes 
successives  d'un  nouveau  monde,  se  trouvait  un  précieux  ins- 
tinct dont  il  devma  la  portée.  Il  y  répondit  en  créant  la  tra- 
gédie héroïque,  fondée  sur  l'admiration  des  grands  sentiments 
et  des  grands  caractères,  genre  inconnu  aux  anciens,  genre 
qu'une  autre  époque  ne  lui  aurait  peut-être  pas  inspiré.. 


III 


Il  importe  de  bien  comprendre  ce  nouvel  élément  d'intérêt 
dramatique,  qui  va  changer  la  nature  et  le  jeu  des  passions 
sur  la  scène.  Qu'est-ce  donc  que  l'admiration?  C'est  ce  sen- 
timent qu'excite  en  nous  la  vue  d'un  objet  extraordinaire , 
c'est-à-dire  merveilleux  et  nouveau,  sentiment  mêlé  ou  de  joie 
ou  de  tristesse,  ou  de  crainte,  selon  la  nature  de  l'objet  qui 
nous  étonne,  et  toujours  accompagné  de  curiosité.  Car  la  ren- 
contre subite  de  l'inconnu  nous  pousse  immédiatement  au 
désir  d'en  savoir  les  causes  aussi  bien  que  les  suites. 

C'est  dans  cette  curiosité  qu'il  faut  chercher  le  charme  dra- 
matique de  l'intrigue.  Le  poëte,  dans  son  exposition,  nous 
annonce  quelque  chose  d'extraorduiaire,  et  nous  le  suivons 
avec  empressement  de  scène  en  scène,  jusqu'au  dénoûment, 
qui  nous  en  fera  connaître  le  secret  et  les  conséquences.  C'est 
là  que  les  Espagnols  ont  cherché  le  principal  intérêt  de  leurs 
drames,  intrigués  et  compliqués  de  façon  que  l'esprit  y  mar- 
che de  surprise  en  surprise,  de  curiosité  en  curiosité.  Nous 
avons  vu  Corneille  suivre  deux  fois  leur  exemple,  dans  ses  tra- 
gédies de  Clltandre  et  A' HéracUiis . 

Quand  l'objet  extraordinaire  a  quel  |ue  chose  de  iamentabh- 
et  d'effrayant,  au  sentiment  de  la  curiosité  se  .joignent  ceux 
de  la  pitié  et  de  la  terreur.  C'est  de  cette  double  émotion  que 
les  tragiques  grecs  ont  tiré  l'intérêt  de  leurs  spectacles.  Nous 
voyons  aussi  Corneille  puiser  fréquemment  à  cotte  source.  On 
pleure  avec  Chimène,  on  tremble  sur  le  sort  des  Curiaces, 
d'Héraclius  et  de  Martian.  Quel  personnage  tragique  inspira 


LE  &KN1E  DE  CORNEILLE.  40-1 

jamais  plus  d'horreur  et  d'épouvante  que  Cléopàlre  dans  Ro- 
dogune?  yidis  c'est  dans  le  sentiment  de  joie,  de  sympathie- 
et  d'enthousiasme,  excité  par  l'admiration  d'un  objet  extraor- 
duiaire  qui  nous  ravit,  que  Corneille  a  trouvé  le  ressort  prin- 
cipal de  ses  émotions  dramatiques». 

Les  tra»iqu;^s  grecs,  ayant  fondé  leur  art  sur  la  terreur  et 
sur  la  pitié,  ne  pouvaient  se  passer  de  malheurs  ;  et  dans  le 
choix  de  leurs  sujets,  ils  devaient  s'attacher  aux  plus  terribles 
et  aux  plus  lamentables.  Corneille  ne  recherchait  pas  les 
grandes  infortunés,  mais  les  grands  exemples  d'héroïsme  et 
de  vertn.  Ce  qui  le  préoccupe  dans  le  Cid,  dans  Horace^ 
dans  Cinna^  dans  Polyeucte,  dans  Pompée^  ce  n'est  j)as  la 
mort  du  comte  de  Gormas,  c'est  l'iiéroïsme  chevaleresque  de 
Chimene  et  de  Rodrigue  ;  ce  n'est  pas  la  mort  do  Camille, 
c'est  le  dévoùmeut  des  Horaces,  sacrifiant  tout  à  la  patrie; 
ce  n'est  pas  le  dmger  que  court  Auguste,  exposé  au  poignard 
des  conjurés,  c'est  la  victoire  qu'il  va  remporter  sur  lui- 
même;  ce  n'est  pas  le  supplice  du  martyr,  c'est  son  enthou- 
siasme chrétien,  triomphant  des  larmes  de  Pauline  et  de  la 
générosité  de  Sévère;  ce  n'est  pas  la  fin  tragique  du  vaincu 
tlePharsale,  c'est  l'héroïsme  de  sa  veuve  héritière  de  sa  grande 
âme  et  dominant  son  vainqueur.  Corneille  tenait  si  peu  aux 
catastrophes  qu'il  s'en  est  absolument  passé  daos  ses  tragédies 
de  Cinna  et  de  Nicomède^  où  pas  un  de  ses  héros  ne  suc- 
combe. Quand  il  se  sert  du  malheur,  ce  n'est  ordinairement 
que  pour  éveiller  les  grands  sentiments  et  donner  heu  à  l'hé- 
roïsme de  la  vertu.  Aussi  ne  craint-il  pas  de  le  faire  arriver 
dès  le  début  de  ses  pièces,  au  lieu  de  le  réserver  coînme  les 
Grecs  pour  le  dénoùment.  Le  père  de  Chimène  et  l'époux  de 
Gornélie  tombent  dès  le  second  acte.  Le  trépas  de  Polyeucte 
est  retardé  jusqu'au  cinquième;  mais  ce  trépas  est  un  bon- 
heur. Dans  ses  tragédies  mém^  terminées  par  le  malheur  et 
où  il  excite  autant  de  terreur  et  de  pitié  que  Sophocle  et  Eu- 
ripide, Corneille  se  sépare  encore  d'eux  et  les  surpasse  en 
donnant  plus  d'importance  à  l'héroïsine  qu'à  l'infortune,  à 
l'admiration  qu'à  l'épouvante. 

Nous  l'avons  déjà  dit  plus  d'une  fois  :  sur  le  théâtre  d'A- 


132  LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE. 

ihènes,  ce  n'est  pas  la  volonté  de  l'homme  qui  domine  les 
événements  et  qui  amène  les  grandes  catastrophes,  c'est  la 
vengeance  inexorable  des  dieux;  c'est  la  puissance  aveugle  et 
brutale  du  destin.  Rappelons-nous  le  chef-d'œuvre  de  So- 
phocle et  de  l'art  tragique  grec  tout  entier.  La  volonté 
d'OEdipe  n'y  est  pour  rien.  Ce  malheureux  prince  subit  le 
châtiment  d'un  parricide  et  d'un  inceste  auxquels  l'avaient 
amené,  en  l'aveuglant,  les  dieux  mêmes  qui  le  punissent. 
Non-seulement  il  est  innocent,  puisqu'il  a  tué  Laïus  pour  se 
défendre  et  sans  pouvoir  soupçonner  qu'il  fût  son  père,  puis- 
qu'il a  épousé  la  veuve  de  ce  roi  sans  savoir  qu'elle  était  sa 
mère;  mais  rien  ne  peut  désarmer  la  colère  céleste  qui  le 
poursuit,  ni  son  dévoûment  pour  son  peuple,  ni  son  hor- 
reur pour  le  double  crime  dont  il  subit  involontairement  la 
flétrissure,  ni  sa  diligence  à  rechercher  le  grand  coupable  que 
l'oracle  lui  annonce,  ni  ses  larmes  et  son  désespoir  quand  il 
découvre  qu'il  est  lui-même  ce  violateur  des  lois  les  plus 
sacrées  de  la  nature.  Il  n'a  de  liberté  que  pour  choisir  son 
genre  de  supplice,  en  se  crevant  les  yeux  et  en  se  condamnant 
à  l'exil.  Avec  un  pareil  système,  les  héros  de  la  tragédie  an- 
tique n'avaient  besoin  de  passions  que  pour  gémir  et  trem- 
bler, ou  pour  éclater  en  imprécations  contre  les  injustices  du 
ciel.  Dans  Rodogune ^  au  contraire,  c'est  la  volonté  de  l'homme 
qui  fait  tout.  Cléopâtre  a  tué  librement  son  mari,  elle  tue 
librement  l'un  de  ses  fils  et  veut  empoisonner  l'autre;  et  c'est 
librement  qu'elle  se  châtie  elle-même  quand  tout  est  perdu 
pour  elle. 

La  volonté,  les  passions,  les  caractères  devaient  donc  être 
peu  de  chosf  sur  le  théâtre  grec,  où  leur  action  n'était  que 
secondaire,  et  sur  celui  de  Corneille  devaient  être  à  peu 
près  tout.  Il  y  fallait  des  âmes  violentes,  comme  celle  de  Ca- 
mille; énergiques,  comme  celle  d'Emilie;  sombres  et  atroces, 
comme  celle  de  Cléopâtre;  délicates,  nobles  et  généreuses, 
comme  celles  de  Sabine,  de  Pauline  et  de  Sévère  ;  magnanimes, 
comme  celles  du  vieil  Horace,  d'Auguste,  de  Polyeucte  et  de 
Cornélie;  fermes  et  fières,  comme  celles  de  Nicomède,  de 
Laodice,,  d'Aristie  et  de  Viriate  ;  hautes,  comme  celles  de  Ser- 


LE  GENIE  DE  CORNEILLE.  1o:i 

toriiis,  de  César  et  tle  Pompée  Le  père  de  notre  théâtre  était 
donc  poussé  par  son  système  tragique  lui-uiéine  à  l'héroïsme 
des  caractères,  et  par  conséquent  à  tout  ce  qui  exalte  l'àme, 
à  ce  qui  fait  naître  l'admiration  et  l'enthousiasme. 

Nous  sommes  loin  de  vouloir  affirmer  que  les  tragiques 
grecs  ignoraient  l'art  de  peindre  les  grands  caractères  et  les 
grandes  vertus.  Il  faudrait  pour  cela  oublier  le  Prométhée 
d'Eschyle,  l'Antigone  de  Sophocle,  l'Andromaque  et  l'Iphi- 
génie  d'Euripide.  Nous  reconnaissons  aussi  volontiers,  avec 
le  père  Brumoy,  qu'ils  savaient  exalter  Tâme  des  Athéniens 
en  flattant  leur  patriotisme  et  leur  amour  pour  la  liberté. 
Nous  ajouterons  même  que  la  tragédie  des  Perses  repose  tout 
entière  sur  l'enthousiasme  national.  Mais  cette  composition 
magnifique  n'apparaît  dans  le  théâtre  des  Grecs  que  comme 
une  exception;  et  ce  que  nous  prétendons  uniquement  ici, 
c'est  que  l'admiration  n'était  pas  le  but  moral,  le  but  prin- 
cipal poursuivi  par  les  anciens  dans  la  représentation  dra- 
matique des  grandes  infortunes. 

Quelle  était,  en  effet,  la  fin  de  lart  tragique  chez  les  (irecs  ? 
C'était,  Aristote  nous  l'a  dit  et  tous  les  critiques  en  convien- 
nent, de  guérir  les  excès  de  la  terreur  et  de  la  pitié  par  l'habi- 
tude des  spectacles  terribles  et  lamentables;  d'apprendre  aux 
hommes,  non  pas  à  éviter  le  malheur  par  le  bon  usage  des  pas- 
sions, mais  à  se  résigner  sous  le  poids  d'infortunes  qui  ne  dé- 
pendaient pas  d'eux,  qui  n'avaient  épargné  ni  les  rois,  ni  les 
ilemi-dieux,  ni  la  vertu,  ni  la  puissance.  La  philosophie  du 
stoïcisme  n'est  certes  pas  celle  de  l'enthousiasme,  et  détruire  les 
émotions  de  i'étonnement,  ce  n'est  pas  pousser  à  l'admiration. 

Corneille,  au  contraire,  tendit  à  l'admiration  comme  au 
but  même  de  son  art,  fondé  sur  une  autre  philosophie  et  sur 
d'autres  croyances.  Il  ne  représenta  plus  les  triomphes  du 
sort  qui  abattent  l'àme,  mais  ceux  de  la  vertu  qui  l'élèvent  ; 
les  triomplies  de  l'honneur  sur  l'amour,  dans  le  Ciel;  du  pa- 
triotisme sur  les  affections  de  famille,  dans  Horace;  de  la 
clémence  et  de  la  dignité  impériale  sur  le  fanatisme  républi- 
cain, dans  Cinna  ;  des  vertus  chrétiennes  sur  les  vertus  piu-e- 
ment  humaines,  dans  Polyeucte  ;  de  la  grandeur  d'à  me  sur 


154  LE  GENIE  DE  CORNEILLE. 

une  politique  basse  et  criminelle,  dans  la  Mot t  de  Pompée; 
de  la  loyauté  sur  l'intrigue,  dans  Nicomède. 

-c  Dans  l'admiration  qu'on  a  pour  la  vertu,  disait  le  grand 
tragique  lui-même,  je  trouve  une  manière  de  purger  les  pas- 
sions dont  n'a  point  parlé  Aristote,  et  qui  est  peut-être  plus 
sûre  que  celle  qu'il  a  prescrite  à  la  tragédie  par  le  moyen  de  la 
pitié  et  de  la  crainte'.  »  Ce  n'est  donc  pas  simplement  par 
instinct  que  Corneille  créa  un  nouveau  ressort  dramatique 
pour  remplacer,  ou  du  moins  pour  fortifier  celui  des  Grecs, 
auquel  le  christianisme  avait  enlevé  les  trois  quarts  de  sa  puis- 
sance, en  ne  lui  laissant  qu'une  action  fantastique  ;  il  en  essaya 
les  effets,  et  fort  de  son  expérience,  il  ne  craignit  pas  de  s'en 
contenter  dans  sa  tragédie  de  Nicomède,  où  la  terreur  et  la 
pitié  ne  furent  pour  rien. 

Cependant  ne  craignons  pas  d'avouer  que  les  Espagnols 
ne  furent  pas  étrangers  à  cette  création  puissante.  C'est  dans 
le  Cid,  emprunté  à  Guilhen  de  Castro,  que  Corneille  se  servit 
pour  la  première  fois  du  ressort  de  l'admiration.  Nous  le 
retrouvons  d'ailleurs  dans  l'Étoile  de  Séville  ,  de  Lope  de 
Yéga;  dans  le  Prince  Cçnstant  et  V Alcade  de  Zalaméa,  de 
Caldéron,  et  dans  quelques  autres  drames  castillans  de  la 
même  époque.  Mais  Corneille  a  mis  si  habituellement  ce  res- 
sort eu  jeu;  il  lui  a  donr.é  une  telle  importance  dans  l'action 
dramatique,  et  en  a  tiré  un  si  merveilleux  parti,  qu'il  en  a 
fait  sa  propriété.  Tout  grand  poète,  comme  tout  grand  artiste, 
a  sa  manière-,  celle  de  Corneille  est  là-,  on  le  reconnaît  à  ses 
élans  sublimes,  à  cette  grandeur  idéale  qui  élève  le  sentiment 
et  la  pensée,  qui  étomie,  ravit,  enthousiasme  et  fait  verser  des 
larmes  généreuses. 


IV 

Il  est  une  autre  propriété  et  une  autre  invention  que  per- 
sonne ne  conteste  à  Corneille;  c'est  cette  tragédie  faite  pour 
l'intelligence  autant  que  pour  le  cœur,  fondée  sur  les  ensei- 

*  Examen' de  Nicomède. 


l 


LE  GÉNIE  DK  UUHNEILLE.  4  25 

gnomeuts  et  l'intérêt  de  la  science  autant  que  sur  le  jeu  et  le 
pathétique  des  passions,  que  l'on  a  nommée  tantôt  philoso- 
phique, tantôt  politique,  tantôt  historique,  et  que  nous  appel- 
lerons, j)Our  tout  résumer  en  un  mot,  la  tragédie  des  penseurs. 
Pour  comprendre  et  goûter  Eschyle,  Sophocle,  Euripide  et 
Racine,  qui.  à  j)art  B  rit  an  t  tic  us,  Mithiidate  et  Athalie  y  ne  fut 
comme  eux  que  le  tragique  du  sentiment,  il  suffit  d'avoir  de 
la  sensibilité;  pour  entendre  Corneille  et  l'aimer,  il  faut  être 
instruit  et  réfléchi;  il  faut  savoir  mêler  aux  entraînements  de 
la  j)assJon  d;-amatique  les  jf)uissance.s  caloies  vX  supérieures 
de  l'esprit.  Philosophe,  historien,  politique,  il  donne  partout 
à  penser;  en  représentant  une  action  particulière,  il  fait  revi- 
vre toute  une  époque,  et  c'est  par  là  qu'il  .se  soutient  encore 
quand  son  style  et  sa  verve  poétique  viennent  à  languir.  Nous 
pouvons  donc  dire  avec  celui  de  nos  critiques  qui  l'a  peut-être 
le  mieux  compris:  «  Si  Corneille  n'ébranle  et  ne  remue  pas  tou- 
jours l'âme  avec  force,  du  moins  il  cccupC;,  il  attache  toujours 
l'esprit,  il  satisfait  la  raison  par  la  noblesse  et  l'importance 
des  objets  qu'il  présente  :  aux  intéiêts du  cœur  qu'il  néglige  et 
dédaigne  souvent,  il  substitue  de  grands  intérêts  politiques  V  » 

Ce  qui  préoccupe  dans  la  tragédie  (ï Horace,  ce  n'est  pas 
l'amour  de  Camille,  c^  sont  les  grandes  destinées  de  Rome  à 
sov,  berceau;  c'est  ce  patriotisme  civique  et  guerrier  qui  fait 
les  conquêtes  et  les  grands  empires;  c'est  ce  tableau  d'un* 
bourgade  encore  à  demi  sauvage  qui  fait  pressentir  sa  gran- 
deur future  par  l'àpreté  de  ses  mœurs  et  sa  fermeté  d'âme  au- 
tant que  par  son  courage. 

L'uitéi  et  de  Cinna  n'est  pas  non  plus  dans  l'amour  d'Emilie, 
il  n'est  même  pas  tout  entier  dans  la  grandeur  d'âme  d'Aug  uste 
pardonnant  à  ses  assassins  ;  il  est  encore  '!ans  la  lutte  des  pas- 
sions républicaines,  dans  le  triomphe  du  pouvoir  et  de  l'ordre 
social  sur  l'.inarchie.  Voltaire,  qui  accuse  à  chaque  instant 
Corneille  d'avoir  substitué  les  froides  discussions  de  la  poli- 
tique aux  exaltations  de  l'amour,  ne  peut  s'empêcher  de  dii-e, 
quand  il  arrive  à  la  délibération  d'Auguste,  de  Cinna  et  de 

«  Geoffroy,  Coun  de  littérature  dramatique,  t.  I,  p.  <94. 


156  LE  GENIE  DE  COHiNElLLE. 

Maxime  :  cf  Cette  scène  est  un  traité  du  droit  des  gens.  La  dif- 
férence que  Corneille  établit  entre  l'usurpation  et  la  tyrannie 
était  une  chose  toute  nouvelle,  et  jamais  écrivain  n'avait  étalé 
des  idées  politiques  en  prose  aussi  fortement  que  Corneille  les 
approfondit  en  vers.  Tous  les  corps  de  l'État  auraient  dû  as- 
sister à  cette  pièce  pour  apprendre  à  penser  et  à  parler.  » 

Nous  pouvons  bien  en  dire  autant  de  la  tragédie  de  Ser- 
toràis,  où  les  femmes  elles-mêmes  parlent  et  agissent  en 
hommes  d'État,  où  les  deux  représentants  des  partis  de  Marius 
et  de  Sjlla  nous  ont  laissé  le  modèle  et  l'idéal  de  l'entrevue 
des  politiques  et  des  chefs  d'armée.  C'est  à  la  représentation 
de  cette  pièce  que  Turenne  s'écria  deux  ou  trois  fois  :  Où 
donc  Corneille  a-t-il  appris  l'art  de  la  guerre  '  ?  » 

La  tragédie  de  Nicomède  n'est  pas  autre  chose  que  la  mise  en 
scène  de  la  politique  envahissante  du  sénat  romain, déjouée  par 
le  génie  indépendant  et  la  fermeté  d'âme  d'un  élève  d'Annibal. 

«  Dans  la  Mort  de  Pompée^  a  dit  avec  autant  de  raison  que 
d'éloquence  le  critique  que  nous  aimons  à  citer,  c'est  le  succès 
de  Pharsale  remis  en  question  ;  c'est  la  conduite  du  vainqueur 
du  monde  après  la  victoire,  moment  plus  critique,  peut-être 
plus  décisif  que  le  combat  même;  c'est  en  un  mot  le  plus  im- 
portant, le  plus  auguste,  le  plus  grand  spectacle  que  le  génie 
puisse  offrir  à  l'imagination  des  hommes  instruits  et  sensés,  x 
On  étale  à  nos  yeux  la  chute  et  les  débris  de  cette  monstrueuse 
république  qui,  après  avoir  humilié,  écrasé  tous  les  rois,  vient 
périr  en  Egypte  dans  la  personne  de  son  chef,  par  l'ordre 
d'un  roi  enfant;  on  nous  montre  le  triomphateur  des  trois 
parties  de  la  terre  alors  connues,  vaincu  à  son  tour  et  sans 
asile  dans  cet  univers  plein  de  ses  trophées;  le  maître  du  sénat, 
l'idole  du  peuple-roi,  le  souverain  du  monde,  dépouillé,  mis 
à  nu  par  le  hasard  d'une  seule  bataille,  n'ayant  plus  dans  sa 
fuite  de  plus  grand  ennemi  que  sa  fortune  passée,  lâchement 
assassiné,  non  par  la  cruauté  de  son  ennemi,  mais  par  l'in- 
fâme politique  d'un  vil  eunuque;  de  l'autre  coté,  le  héros  de 
Pharsale,  le  vainqueur  de  Pompée,  plus  grand  que  sa  fortune, 

*  Du  Tillfel,  Parnasse  français,  article  sur  Corneille. 


LK  GKNIE  DE  COUNEILLE.  lo7 

faisant  un  effort  sublime  pour  vaincre  la  victoire  même,  pleu- 
rant sur  la  tète  de  sou  rival  ;  et,  après  s'être  élevé  au-dessus 
de  rimmanité  par  ses  talents  et  son  bonheur,  s'approchant 
de  la  divinité  par  sa  générosité  et  par  sa  clémence  :  superbes 
tableaux  où  le  j)eintre  n'est  p;is  au-dessotis  du  sujet  '.  » 

Ces  grandes  leçons  de  l'histoire  ont  doublé  la  valeur  des 
drames  de  Corneille,  ont  doiuié  à  son  théâtre  un  caractère 
tout  spécial.  Eschyle,  Sophocle,  Euripide,  ont  puisé  leurs  sujets 
dans  l'histoire  mythologique  ou  héroïque  delà  Grèce,  mais 
ils  V  cherchèrent  avant  tout  la  terreur  et  la  pitié.  Retranchez 
du  théâtre  de  Racine  MitJiridute^  Britannicus ^  Esther,  Athalie, 
et  vous  trouverez  que  sa  plus  grande  préoccupation  fut  celle  du 
pathétique!  Lope  de  Véga,  Caldéron  et  Shakspeare  en  mettant 
en  scène  leur  histoire  nationale,  y  ont  trouvé  de  grands  ensei- 
gnements ;  mais  aucun  d'eux  ne  s'est  attaché  à  la  philosophie 
de  l'histoire  avec  autant  de  piofondeur  et  de  constance  que 
Corneille  ;  il  en  a  fait  l'âme  de  ses  inspirations  ,  et  son  théâtre 
presque  entier  est  une  étude  politique  et  morale  des  accroisse- 
ments de  la  grandeur  et  de  la  décadence  du  peuple-roi.  Étu- 
diez ses  pièces  romaines  dans  l'ordre  chronologique  des 
sujets  qui  y  sont  traités,  et  vous  serez  frappé  de  voir  le 
grand  tragique  faire  passer  sous  vos  yeux  l'histoire  de  Rome 
à  ses  époques  les  plus  décisives  :  au  temps  de  ses  luttes  avec 
Albe  dans  Horace,  au  temps  de  ses  guerres  puniques  dans 
Soj)]ioiiishe  et  Nicomède,  au  temps  de  ses  guerres  intestines 
dans  Sertorius  et  Pompée,  à  l'apogée  de  la  puissance  impé- 
riale dans  Cinna,  à  sa  décadence  dans  Otiioii,  à  la  veille  de 
sa  chute  dans  Attila  '. 

Terminons  cet  aperçu  sur  le  génie  dramatique  du  père  de 
notre  théâtre  pnr  une  réflexion  de  Geoffroy,  qui,  de  nos  jours, 
n'a  pas  perdu  son  à-propos  :  «  Corneille  avait  été  élevé  chez  hs 
jésuites  de  Rouen,  d'après  la  manière  de  ce  temps-là  qu'on 


'  Geoffroy,  Vour%  de  Ulli-rature  (hamalique,  f.  I,  p.  106. 

•  Cette  llu-so,  sa\ aille  et  curieuse,  avait  été  développée  dans  une  longue  àérie 
d'articles  sur  le  grand  Corneille  historien,  publiés  dans  le  Moniteur,  par  M.  Er- 
nest Desjardins,  depuis  le  20  décembre  1860  jus(]u'au  U  février  1861 .  Ces  arlidci. 
viennent  de  paraître  réunis  t-n  un  xdiunif.  à  la  libraiiie  de  Didier. 


158  LE  GÉNIE  DE  CORNEILLE. 

appelle  aujourd'hui  gothique.  Il  est  certain  qu'il  fut  nourri 
de  grec  et  de  latin,  c'est-à-dire,  suivant  le  style  moderne, 
qu'il  n'apprit  que  des  mots,  attendu  qu'il  n'y  a  bien  certai- 
nement que  des  mots  dans  les  écrivains  d'Athènes  et  de  Rome  ; 
et  voilà  pourquoi  Corneille  a  mis  tant  de  choses  dans  ses  tra- 
gédies, tandis  que  nos  auteurs  actuels,  à  qui  l'on  n'a  enseigné 
que  des  choses,  ne  mettent  dans  leurs  pièces  que  des  mots.  Il 
est  douteux  que  Corneille  ait  appris  à  danser,  à  chanter,  à 
dessiner,  à  jouer  du  violon  ;  mais  il  est  incontestable  qu'il 
apprit  à  penser,  à  raisonner,  à  réfléchir  ;  ce  qui  n'est  guère 
aujourd'hui  à  la  niode.  Il  est  plus  que  probable  qu'il  savait 
peu  ou  point  de  chimie,  de  géométrie  et  d'algèbre;  mais  ses 
œuvres  démontrent  qu  il  était  très-savant  en  morale,  en  his- 
toire, en  politique,  en  littérature.  Convenons  cependant  qu'une 
des  branches  les  plus  intéressantes  des  connaissances  humai- 
nes fut  absolument  ignorée  de  Corneille ,  quoiqu'elle  soit 
aujourd'hui  cultivée  avec  succès,  c'est  l'art  de  faire  fortune; 
•en  cela  l'auteur  cV Hojxice  est  fort  au-dessous  de  nos  moindres 
rimeurs.  Corneille  vécut  et  mourut  pauvre,  après  avoir  fait 
l'admiration  de  toute  la  France  \  « 

A.  Cahour. 
•  Cours  de  liilérature  dramatique^  t.  I,  p.  34. 


LA  MISSION  DE  JEAME  DARC 


D'APRÈS  LES  HISTORIENS  DE  NOS  JOURS. 


De  tous  les  personnages  qui  figurent  dans  notre  histoire, 
Jeanne  d'Arc  est  sans  contredit  celui  qui  joue  le  rôle  à  la  fois 
le  plus  extraordinaire,  le  plus  glorieux  et  le  plus  touchant. 
Paysanne  ignorante  et  inconnue,  c'est  Dieu  qui  l'envoie,  à 
l'âge  de  dix-sept  ans,  des  bords  de  la  Meuse  sur  la  Loi.e,  pour 
y  arrêter  les  progrès  menaçants  de  l'étranger  enorgueilli  par 
quinze  années  de  victoires.  A  la  voir  seule  et  si  faible,  une 
telle  entreprise  ne  paraît  que  folie.  A  l'entendre,  le  succès 
est  infadlible,  il  suffit  de  la  mettre  à  l'œuvre  :  le  royaume, 
aux  deux  tiers  perdu  et  bien  près  de  l'être  complètement,  sera 
recouvré  tout  entier,  et  l'Anglais  rejeté  dans  son  île. 

C'est  là  le  dernier  terme  assigné  à  la  mission  de  Jeanne.  Les 
saintes  du  paradis,  qui 'lui  donnent  force  et  conseil  et  qu'elle 
appelle  «  ses  voix,  »  la  pressent  tous 'les  jours,  et  en  leur  nom 
elle  promet  de  délivrer  au  plus  tôt  «  la  bonne  ville  d'Orléans, 
puis  de  conduire  à  son  sacre  le  gentil  Dauphin.  ->  Le  Dauphin, 
bon  gré  mal  gré,  se  laisse  persuader;  peuple,  seigneurs, 
savants  même  ,  tous  cèdent  au  prestige  irrésistible  d'une 
inspiration  qui  a  pour  garants  la  foi,  le  bon  sens  et  la 
vertu.  Renonçant  à  leui-  vieille  expérience,  les  capitaines 
consentent  à  suivre  les  plans  hardis  d'une  guerrière  impro- 
visée, et  révèneiue.nt  répond  biootùt  aux  plus  étranges  pro- 
messes. En  trois  mois,  Orléans  est  délivré,  Tenneini  ])lusieurs 


1(iO  LA  MISSION  DE  JEANNE  DARC. 

fois  battu  et  découragé,  le  sentiment  national  rallumé  soudain 
au  contact  sympathique  de  la  Pucelle,  et  Charles  VIT  est  so- 
lennellement sacré  et  couronné  roi  de  France  dans  la  cathé- 
drale de  Reims.  Déjà  l'armée  royale,  à  qui  paraît  possible  et 
facile  tout  ce  qu'elle  désire,  marche  sur  Paris. 

Reconquérir,  par  un  coup  décisif,  sur  d'odieux  envahisseurs, 
le  sol  et  l'indépendance  de  la  patrie,  y  eut-il  jamais,  pour  des 
Français  victorieux,  aspiration  plus  légitime  et  plus  entraî- 
nante? y  eut-il  jamais  espérance  qui  diit  paraître  mieux  fondée? 
Grâce  à  l'envoyée  du  ciel ,  on  a  triomphé  quand  on  croyait 
tout  perdu  ;  grâce  à  elle,  on  marche  sans  doute  à  un  nouveau 
triomphe,  et  donner  au  roi  sa  capitale,  n'est-ce  pas  lui  donner 
dans  un  prochain  avenir  tout  son  royaume?  Douce  illusion 
qu'on  aime  à  partager  en  suivant  l'armée  à  travers  la  Cham- 
pagne et  Vl\e  de  France,  mais  enfin  ce  n'est  qu'une  illusion  ! 
La  guerrière  que  nous  admirions  tout  à  l'heure  jjour  son  ardeur 
invincible,  il  ne  nous  reste  plusqu'à  la  plaindre  pour  ses  efforts 
inutiles,  puis  à  la  pleurer,  la  pauvre  fille  !  victime  de  malheurs 
aussi  touchants  que  sa  gloire  avait  été  éclatante.  Et  sa  gloire, 
encore  est-il  facile  de  l'expliquer  :  Dieu  était  avec  elle,  c'est 
tout  dire.  Mais  ses  malheurs,  pour  qui  veut  y  réfléchir,  ne 
semblent- ils  pas  un  problème  d'autant  plus  étrange,  qu'à  le 
bien  prendre,  ils  laissent  subsister  son  œuvre  en  la  frappant 
elle-même,  et  qu'entre  le  sacre  triomphant  de  Reims  et  l'entier 
recouvrement  du  royaume,  nous  voyons  tont  à  coup  disparaî- 
tre et  s'abîmer  dans  les  flammes  la  libératrice  de  la  France? 

A  ce  problème  on  avait  cru ,  jusqu'à  nos  jours  ,  donner 
une  solution  satisfaisante  :  c'est  que  la  mission  militante  de 
Jeanne  d'Arc  finit  au  sacre  de  Charles  VIT.  Les  voix,  silen- 
cieuses sur  ses  faits  d'armes,  n'interviennent  plus  que  pour 
la  préparer  à  son  martyre  :  son  martyre  sera  désormais  le 
moyen  providentiel  par  lequel  elle  contribuera  au  triomphe 
définitif  de  son  pays  sur  l'étranger. 

Solution  fausse  ',  nous  disent  les  historiens  contemporains, 

'  M.  J.  Qiiicherat,  Aperçus  nouveaux  sur  l'histoire  de  Jeanne  d'Arc,  p.  21-45; 
Bibliothcque  de  l'École  des  chartes^  2*  série,  t.  Il,  p.  145  et  suiv,  M.  Sainte-Beuve, 
Couseries-du  lundi,  2^  édit.,  t.  II,  q.  312-328.  M.  H.  Martin,  Histoire  de  France, 


LA  MISSION  DE  .IKANNF  IV ARC.  464 

solution  évidemment  démentie  par  les  nouveaux  documents 
qu'a  livrés  au  public  le  savant  éditeur  des  Procès  de  condam- 
nation et  de  rêliabditation.  Dans  la  carrière  que  l'envoyée 
du  ciel  est  chargée  de  parcourir,  Orléans  et  Reinis  ne  sont 
que  les  premières  étapes;  ce  ne  sont  pas  les  plus  décisives. 
Avant  d'atteindre  la  dernière,  qui  est  l'expulsion  totale  des 
Anglais,  ses  voix  lui  montrent  de  Reims  la  capitale  de  la 
France.  Ce  n'est  ni  le  roi,  ni  l'armée,  ni  le  peuple,  c'est 
Jeanne  elle-même,  fidèle  à  sa  mission,  qui  s'écrie  :  «  A  Paris! 
à  Paris  !  »  et  tous  de  répéter  après  elle  :  «  A  Paris  !  » 

Dieu  le  vent,  les  voix  parlent,  Jeanne  marche  toujours  avec 
la  même  plénitude  d'inspiration,  l'armée  avec  plus  d'entrain 
que  jamais,  et  le  roi  presque  malgré  lui,  bien  que,  sur  son  pas 
sage,  les  villes  ouvrent  leurs  portes  sans  coup  férir.  Pour  qu'il 
ne  soit  pas  dit  qu'il  est  resté  seul  en  arrière  avec  son  indo- 
lence, ses  conseillers  jaloux  et  sa  politique  de  temporisation 
inopportune,  il  consent  enfin,  quoique  d'assez  mauvaise 
grâce,  à  se  laisser  entraîner  jusqu'à  Saint-Denis.  L'assaut  est 
livré  :  Jeanne,  suivie  des  plus  hardis  capitaines,  s'élance  dans 
les  fossés  de  la  place,  près  de  ia  porte  Saint-Honoré.  Sous  le  feu 
meurtrier  de  l'ennemi,  elle  promet  encore  la  victoire  au  nom 
de  ses  voix.  Mais,  blessée,  voilà  qu'on  l'emporte  et  qu'on  se 
retire  malgré  elle.  Charles  YII  défend  le  lendemain  de  donner  un 
nouvel  assaut  et  repasse  la  Seine,  tournant  le  dos  à  la  capitale 
où  Jeanne  et  ses  voix  s'étaient  engagées  à  le  faire  entrer  en 
triomphe  :  première  infidélité  du  roi  à  la  grâce  divine,  pre- 
mier échec  de  la  Pucelle  d'Orléans  jusque-là  invincible.  Pour 
satisfaire  son  humeur  belliqueuse,  on  l'envoie  mettre  le  siège 
devant  la  Charité,  mais  sans  lui  accorder  les  movens  de  pren- 
dre la  ville  :  second  échec.  Trouvant  le  repos  incompatible 
avecl'impulsion  de  ses  voix,  elle  part  seule  pour  l'Ile-de-France, 
et,   chemin   faisant,  rallie  quelques    capitaines.    Tandis   que 


4*éiiit.,  t.  VI,  p.  189etsuiv.;  Revue ile  Paris,  livr.  du15  spploinbre  IS'iG  .M.Cliarlp;; 
Louandro,  Jeanne  d'Arc  danss  l'hisloire  et  dans  la  poésie,  llevue  des  Deux-Mundes. 
5'^  série,  t.  XV,  j).  \\\  et  sui\ .  M.  L.  de  Camé,  Jeanne  d'Arc  et  sa  mission,  Hevue 
des  Deux-Mondes,  8'"  série.  1. 1,  p.  310  et  suiv.  M.  II.  W.illon,  /eonHe  d'Arc,  1  vol.. 
pas?im.  .M.  Abel  Desjardiiit,  Vie  de  Jeanne  d'Arc,  p.  101  et*iii\. 

I»  4  1 


162  LA  JNiISSION  DE  JEANNE  D'ARC. 

Charles  YII  et  ses  conseillers,  restés  sur  la  Loire,  ne  songeiu 
plus  qu'à  l'isoler,  à  la  contrecarrer  ou  à  la  perdre,  elle  en- 
gage, sans  forces  suffisantes,  le  combat  de  Pont-l'Evéque  sur 
l'Oise  :  troisième  échec.  Pour  délivrer  Compiègne,  elle  fait  une 
sortie  contre  les  assiégeants;  mais  abandonnée,  sinon  trahie 
parles  siens,  elle  tombe  entre  les  mains  de  l'ennemi  :  quatrième 
échec,  et  définitif  cette  fois,  puisqu'il  ouvre  pour  Jeanne 
captive  la  voie  douloureuse  qui  aboutit  au  bûcher  où  la  haine 
de  l'étranger  consommera  le  sacrifice  depuis  longtemps  rendu 
inévitable  parla  perfidie  du  gouvernement  français. 

C'est  ainsi,  nous  dit-on,  que  doit  s'expliquer  le  long  et 
cruel  martyre  de  la  Pucelle  d'Orléans,  martyre  dont  la  cause 
secrète,  après  avoir  échappé  jusqu'ici  k  la  sagacité  de  tous 
les  historiens,  vient  enfin  d'être  révélée  à  la  France  mal  ins- 
truite ou  trop  oublieuse  de  la  part  d'éloges  et  de  blâmes 
qu'ont  méritée,  au  xv**  siècle,  les  principaux  acteuis  du  drame 
le  plus  émouvant  de  nos  annales.  Gloire  à  la  noble  fille  qui, 
au  milieu  du  désespoir  universel,  n'entreprit  rien  moins  que 
d'affranchir  de  la  domination  étrangère  tout  le  territoire  de 
sa  patrie!  Toujours  inspirée^  toujours  intrépide,  c'était  le  but 
qu'elle  poursuivait  après  comme  avant  !e  sacre  de  Reims;  et 
qui  donc  pouvait  l'arréler?  Ce  n'étaient  pas  les  Anglais,  déjrà 
défaits  et  abattus.  Sans  doute,  ils  furent  assez  heureux  pour  la 
faire  prisonnière,  assez  aveugles  pour  méconnaître  son  inno- 
cence et  ses  vertus,  assez  coupables  pour  l'immoler  à  lexir 
implacable  vengeance.  Mais,  après  tout,  ce  n'est  pas  sur  les 
bourreaux  que  doit  retomber  la  première  responsabilité  du 
crime  commis  à  Rouen;  c'est  sur  les  ennemis  secrets  qui,  pai- 
d'indisjnes  manœuvres,  ont  eux-mêmes  préparé  la  victime; 
c'est  sur  Charles  VII  et  ses  conseillers  qui  ont  d'avance  dé- 
sarmé la  guerrière  comme  pièce  à  pièce,  qui,  lorsqu'ils  au- 
raient dû  la  suivre  jusqu'au  bout,  n'ont  travaillé  qu'à  semer 
sur  sa  route,  qu'à  opposer  à  sa  mission  divine  des  obstacles 
insurmontables.  De  là  vient  qu'elle  n'a  pu  faire  pour  son  pays 
tout  ce  qu'elle  était  chargée  de  faire,  et  qu'au  lieu  de  le  sauver 
elle  n'a  pu  se  sauver  elle-même.  Elle,  l'envoyée  du  ciel,  si 
grande, 'si  pure  et  si  généreuse,  se  voir  condamnée,  pour  des 


LA  MISSION  DE  JKANNE  ITARC.  «63 

crimes  imaginaires,  au  supplice  du  feu;  condamnée  par 
l'Église  et  retranchée  de  son  sein  comme  hérétique,  pour  sa 
persistance  à  affii-mer  le  fait  certain  de  son  inspiration  divine; 
condamnée  après  avoir  été  abandonnée  de  son  roi  qu'elle  a 
servi  avec  un  dévoûment  sans  égal  ;  condamnée  à  périr  sur  ce 
sol  de  la  France  qu'elle  aurait  dû  affranchir;  à  périr  de  la 
main  même  des  Anglais  qu'elle  a  promis  de  chasser  jusqu'au 
dernier!  à  périr  ainsi  méconnue,  délaissée,  haie,  persécutée 
de  tous,  et  sons  le  coup  douloureux  d'un  malheur  encore 
plus  grand  et  irrépara!>le,  d'un  malheur  national  :  sa  mis- 
sion «  manquée  !  » 

Il  faut  en  convenir,  ce  récit,  ordinairement  développé  en 
style  animé  et  pittoresque,  n'a  pas  seulement  le  mérite  de  la 
nouveauté;  il  en  a  un  autre,  non  moins  séduisant  pour  les- 
imaginations  vives,  celui  de  dramatiser  une  vie  déjà  si  intéres- 
sante j  ar  elle-même,  d'en  rendre  les  proportions  plus  gran- 
dioses, les  péripéties  plus  inattendues  et  la  catastrophe  plus 
terrible.  Jeanne  d'Arc  luttant  avec  le  ciel  contre  les  Anglais 
servis  à  leur  insu  par  le  gouvernement  français,  devient  assu- 
rément une  héroïne  plus  tragique;  mais  en  est-elle  plus  tou- 
chante? Tout  en  compatissant  à  son  infortune,  pouvons-nous 
nous  défendre  de  sentiments  pénibles  en  voyant  tant  de  mé- 
comptes, de  fautes,  de  crimes  odieux,  tant  de  débris  de  toutes 
sortes  amoncelés  autour  d'elle  comme  pour  l'élever  elle-même 
par  le  contraste  plus  fi-appant  de  sa  propre  grandeur  avec 
l'abaissement  et  la  ruine  de  tout  ce  qui  l'environne?  Ce  qui 
nous  afflige  et  nous  surprend  au  premier  abord,  ce  qui  nous 
semble  même  répugner  au  simple  Iion  sens,  c'est  de  voir  sa 
mission,  une  mission  divine,  «  manquée;  «  manquée  malgré 
l'intervention  positive,  directe,  permanente,  de  Dieu  lui-même; 
manquée,  malgré  tous  1rs  efforts  de  la  Pucelle  secondée 
par  l'intervention  surnaturelle  des  saintes,  ses  protectrices; 
manquée  par  l'opposition  obstinée  de  ceux  qui  avaient  tout 
intérêt  à  t-n  favoriser  eux-:r.êmes  l'entier  accomplisseaient  ! 

Qui  dit  mission  «  manquée,  »  est  bien  près  de  dire  mission 
piu'ement  humaine.  Comment  supposer  que  l'envoyée  du  ciel, 
toujours  inspirée  et  toujours  fidèle,  n'aille  pas,  comme  Uieu 


164  LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC. 

l'entend,  jusqu'au  but  qu'il  a  lui-même  fixé  d'avance,  et  vers 
lequel  il  ne  cesse  de  la  diriger?  Des  critiques  honorables,  dont 
la  science  et  la  sagacité  se  trouvent  rarement  en  défaut,  ont 
essayé  de  résoudre  ainsi  la  difficulté.  Dieu  indique  le  but, 
Jeanne  le  révèle,  elle  reçoit  du  ciel  la  puissance  nécessaire 
pour  l'atteindre,  mais  à  une  condition,  c'est  que  Charles  YII 
consentira  à  la  suivre.  Rien  ne  se  peut  faire  sans  un  libre 
concours  du  roi  à  la  grâce  divine.  Ce  concours,  plein  et  en- 
tier à  Orléans,  incomplet  mais  suffisant  à  Reims,  devient  nul 
de  Reims  à  Paris.  Dès  lors,  le  but  n'est  plus  atteint,  du  moins 
comme  il  devait  l'être;  il  l'est  autrement,  c'est-à-dire  non 
plus  par  des  victoires,  mais  par  les  malheurs  mêmes  de  Jeanne 


d'Arc 


On  cite  à  Tappui  de  cette  explication  quelques  prophéties  de 
l'Ancien  Testament.  Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  ce  rappro- 
chement, qu'on  pourrait  trouver  aussi  peu  fondé  qu'inoppor- 
tun dans  une  question  si  vivement  discutée,  et  d'ailleurs,  ne 
l'oublions  pas,  complètement  étrangère  à  la  foi  du  chrétien. 
Admettons  en  théorie  l'exphcation  qu'on  nous  propose  ;  mais 
le  moyen  de  la  concilier  avec  le  récit  qu'on  nous  présente? 

Extraordinaire  dans  sor  principe,  la  mission  de  la  Pucelle 
d'Orléans  doit  l'être  également,  et,  d'après  tous  les  historiens, 
elle  est  telle  dans  son  exécution.  Assurément,  la  Pucelle  n'ira 
pas  seule  tailler  en  pièces  des  armées  entières.  Mais  «  qu'on 
me  donne,  dit-elle,  si  peu  de  gens  qu'on  voudra,  on  batail- 
lera, et  Dieu  donnera  la  victoire.  »  Aux  doutes  légitimes 
de  ses  contradicteurs  qu'oppose-t-elle?  Cette  raison  toute 
simple  :  '<  Il  n'est  rien  d'impossible  à  la  puissance  de  Dieu.  » 
Elle  prie  et  entend  :  «  Fille  de  Dieu,  va,  va,  va,  je  serai  à  ton 
aide,  va!  »  Et  elle  marche  «  de  par  Dieu!  »  Arrivée  en  présence 
des  ennemis  :  «  Entrez  hardiment  parmi  les  Angloys!  « 
s'écrie-t-eîle,  et  elle  y  entre  la  première,  son  étendard  à  la 
main,  protestant  elle-même  que  l'espoir  du  succès  n'est  fondé 
ni  sur  le  nombre  de  ses  compagnons  d'armes,   ni  sur  leur 


*  M.  de  Carné,  Revue  des  Deux-Mondes,  loc.  cil,,  n.  343-344.  M.  Wallon,  Jeanne 
d'Arc,  t.  1,  p.  171-172, 193-194;  t.  II,  278-280. 


I.A  MISSION  Dîî  .lEANNK  irAHC.  IGo 

courage,  ni  sur  sa  propre  ardeur,  luais  uniquement  «  eu 
Notre-Seigneur,  et  non  ailleurs.  En  nom  Dieu,  s'ilz  esloient 
pendus  aux  nues,  nous  les  aurons.  Et  m'a  dit  mon  conseil 
qu'ils  sont  tous  nostres'  .  »> 

N'est-ce  pas  grâce  à  la  puissance  et  aux  lumières  puisées 
dans  ce  conseil,  que  Jeanne  d'Arc  nous  apparaît,  dans  les  pre- 
miers mois  de  sa  carrière,  renversant  tous  les  obstacles, 
et  des  obstacles  nombreux  ;  brisant  toutes  les  ré^sistances, 
et  des  résistances  sérieuses;  terrassant  tous  les  ennemis, 
et  des  ennemis  jusqu'alors  invincibles;  marchant  enfin,  de 
triomphe  en  triomphe,  depuis  le  village  d'où  elle  est  sortie 
simple  paysanne  jusqu'à  la  ville  où,  guerrière  incompa- 
rable, elle  pose  et  assure  la  couronne  de  France  sur  la 
tète  de  son  roi  ?  Et  c'est  lorsque  l'élan  parti  d'en  haut  a 
été  communiqué  par  elle,  avec  une  force  de  plus  en  plus  irré- 
sistible, à  l'armée,  à  la  cour  et  au  pays  entier;  lorsqu'au  mi- 
lieu de  l'entraînement  universel,  la  cause  première  de  succès 
si  prodigieux  agit  encore,  nous  dit-on,  avec  la  même  efficacité; 
c'est  alors  qu'arrivant  à  l'attaque  décisive  de  la  capitale,  on 
nous  prévient  que,  si  nous  voulons  avoir  l'intelligence  du  ré- 
sultat, nous  devons  moins  écouter  en  haut  le  conseil  céleste, 
que  regarder  en  bas  le  conseil  de  Charles  VII  ! 

Mais,  de  bonne  foi,  le  concours  de  ce  conseil  hostile,  s'il 
est  aussi  nécessaire  qu'on  se  plaît  à  nous  le  dire  pour  la 
prenuère  fois,  nous  ne  voyons  pas  qu'il  fasse  plus  défaut  sous 
les  murs  de  Paris  que  partout  ailleurs.  Jeanne  est  là  toujours 
la  même  ;  avec  elle,  toute  une  armée  plus  nombreuse  et  plus 
confiante  que  jamais,  et  le  roi  en  personne,  lui  qui  n'était 
pourtant  ni  à  Orléans,  ni  à  Patay,  et  qui,  ce  jour-là,  se  trouve, 
après  tout,  assez  rapproché  de  sa  capitale  pour  y  faire  le  soir 
même  une  entrée  triomphale.  Aux  révélations  des  voix,  aussi 
absolues  et  aussi  pressantes,  nous  répète-t-on  qu'à  Orléans 
et  à  Reims,  répondent  dignement,  ce  nous  semble,  l'ardeur  et 
l'enthousiasme  des  combattants.  C'est  seulement  après  labiés 


'  Procès  de  condamnation  et  de  réhabilitation,  t.  I,  p.  ISI-I.S3;  t.  HF,  2-12, 
17-20;  98-99;  t.  V,  391. 


166  LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC 

sure  de  la  Puce! le,  après  une  lutte  acharnée  de  six  heures, 
que  la  fatigue  des  assaillants,  la  vigueur  de  la  résistance  et  la 
fin  du  jour  décident  les  chefs  à  une  retraite  prudente.  Le 
lendemain,  Charles  VIT  juge  inutile  de  renouveler  l'attaque 
dans  des  conditions  moins  favorables,  et  nous  avons  la  dou- 
leur de  constater  que  la  ville  ne  sera  pas  prise,  c'est-à-dire 
que,  malgré  l'espoir  en  apparence  le  mieux  fondé,  l'événe- 
ment infligera  pour  la  première  fois  aux  voix  de  Jeanne  lui 
démenti  solennel. 

Mais  si  les  voix  se  sont  trompées  une  fois^  elles  peuvent  se 
tromper  encore;  elles  ont  perdu  notre  confiance  pour  n'avoir 
pas  fait  prendre  Paris.  On  aura  beau  désormais  nous  avertir 
qu'elles  déterminent  le  but,  qu'elles  promettent  la  victoire, 
qu'elles  font,  pour  l'assurer,  tous  leurs  efforts,  et  des  efforts 
surhumains  :  dans  ce  drame  imposant  où  le  sort  de  la  France 
est  en  jeu,  on  ne  leur  laisse  plus  en  réalité  qu'un  rôle  secon- 
daire ;  le  rôle  décisif  passe  à  Charles  Yll.  Le  secret  de  ces 
exploits  prétendus  merveilleux,  nous  devons  le  chercher,  non 
plus  dans  les  révélations   positives  de  la  guerrière  inspirée, 
mais  dans  l'efficacité  des  moyens  humains  qui  sont  mis  à  sa 
disposition.  Cela  signifie  que  nous  rentrons  dans  les  plans 
ordinaires  de  la  Providence,  et  les  événements,  à  vrai  dire,  ne 
font  plus  que  suivre  leur  cours  naturel.  Il  y  a  seulement  cette 
différence  que  l'homme,  abandonné  à  lui-même,  forme  sur 
l'avenir  de  simples  conjectures  et  marche  à  l'inconnu.  Mais 
ici,  nous  marchons  vers  un  but  annoncé  d'avance   comme 
certain,  les  voix  ont  engagé  leur  parole,  le  récit  en  fait  foi. 
Et  le  roi  Charles  YII  pourra  de  fait  quand  il  voudra,  lui,  1 
pauvre  roi  de  Bourges,  il  pourra  pendant  plusieurs   mois, 
par  indolence,  caprice,  jalousie  ou  tout  autre  motif  quelcon- 
que ,  réduire  les  voix  célestes  à  la  double  impuissance   de 
prévoir  l'avenir  avec  certitude  et  de  réaliser  cequeiles  auront 
prédit  ! 

C'est  précisément,  objectent  les  historiens,  cette  influence 
prépondérante  dont  il  abuse,  qui  laisse  peser  sur  lui  une  si 
terrible  responsabilité  et  qui  fait  son  crime  :  soit.  Aduiettons 
même,  comme  on  le  prétend,  «  qu'il  n'y  a  pas  dans  l'histoire 


LA  MISSION  DK  JEANKE  D'AHC  167 

moderne  de  crime  contre  Dieu  et  contre  la  patrie  compa- 
rable à  celui  de  Charles  VII  et  de  ses  favoris'  .  »  Mais  n'est- 
il  pas  évident  que  Jeanne  d'Arc  se  trouvant  en  même  temps 
sous  l'impulsion  de  deux  forces  contraires,  de  ses  voix  et  de 
Charles  MI,  }>lus  on  suppose  de  puissance  à  Charles  VIT  pour 
l'arrêter,  moins  on  en  doit  su}){)oser  dans  ses  voix  pour  l'en- 
trahier;  et  par  conséquent,  plus  on  exagère  les  fautes  de 
Charles  VII  pour  neutraliser  les  efforts  des  voix  célestes, 
plus  on  met  à  nu  l'impuissance  de  ces  efforts  toujours  sté- 
riles, plus  aussi  une  telle  intervention  nous  paraît  en  elle- 
même  inutile,  embarrassante  et  ridicule? 

Les  écrivains  de  l'antiquité  accordaient  du  moins  aux  divi- 
nités mythologiques  ce  privilège  sur  desimpies  mortels,  qu'en 
descendant  sur  la  terre,  elles  couvraient  leurs  protégés  d'une 
puissance  invincible,  et  qu'elles  étaient  capables  de  conduire 
à  leur  grêles  affaires  humaines  vers  un  dénoùment  inévitable. 
Il  semble,  à  lire  certaines  histoires  récentes,  que  les  voix  de 
la  Pucelle  soient  moins  favorisées.  Quoi  qu'elles  fassent,  après 
le  sacre  de  Reims,  il  n'y  a  plus  que  des  échecs  humiliants 
pour  leur  protégée,  et  plus  encore  pour  elles-mêmes.  Ce  sont 
de  prétendues  voix  célestes  qui  parlent  toujours,  et  qui  ne 
viennent  jamais  à  bout  de  rien.  Quand  on  arrive  au  dénoù- 
ment, qui  leur  donne  un  dernier  démenti,  on  les  trouve,  à 
bien  prendre,  au-dessous  de  simples  mortels  :  au-dessous  de 
Charles  Vil,  qui,  malgré  elles,  a  dirigé  les  événements  selon 
son  bon  plaisir;  au-dessous  des  Anglais,  qui,  contrairement 
à  des  révélations  si  précises,  ont  gardé  les  positions  qu'ils 
devaient  perdre;  enhn,  au-dessous  de  la  Pucelle,  à  qui  rien 
n'a  manqué  pour  atteindre  son  but,  sinon  la  réalisation 
de  promesses  qu'elle  a  toujours  eu  la  simplicité  d'estimer 
infaillibles. 

Nous  ne  nous  permettrions  pas  d'insister  sur  de  telles  con- 
séquences, si  elles  n'étaient  inévitables  et  ne  découlaient  tout 
naturellement  de  l'opinion  adoptée  et  accréditée  depuis  plus 
de  vingt  ans.  De  là,  deux  erreurs  déplorables,  qui  se  tiennent 

'  M.  II.  Mariin,  Histoire  Je  France,  4<=  édit.,  t.  VI,  p.  2!;3. 


168  LA  -MISSION  DE  JEANiNE  D'ARC. 

et  s'aggravent  par  un  enchaînement  nécessaire  :  on  compro- 
met le  fait  de  l'inspiration  divine,  on  charge  outre  mesure  la 
mémoire  de  Charles  VII.  On  ne  s'est  pas  borné  à  dire  que, 
par  suite  de  l'opposition  du  gouvernement  français,  Jeanne 
d'Arc  avait  vu  «  manquer  la  mission  dont  Dieu  l'avait  in- 
vestie; »  que  ses  voix  avaient  été  réduites  à  l'impuissance  de 
tenir  leurs  promesses;  que  Charles  VII  et  ses  conseillers 
«  avaient  fait  mentir  »  Jeanne  et  ses  voix;  un  historien  assez 
connu,  plusieurs  fois  honoré  des  couronnes  académiques,  a 
été  jusqu'à  prétendre  que,  si  la  Pucelle  d'Orléans  n'avait  pu 
remplir  jusqu'au  bout  sa  mission,  c'était  la  faute  de  «  ceux 
qui  avaient  conspiré  pour  faire  mentir  Dieu'  !  » 

A  voir  de  telles  conséquences,  avouées  ou  non,  mais,  nous 
le  répétons,  inévitables  et  toujours  si  douloureuses  pour  un 
cœur  français  et  chrétien,  n'est-on  pas  déjà  porté  à  tenir 
l'opinion  nouvelle  pour  fort  suspecte,  et  à  se  demander  si 
elle  est  suffisamment  motivée  par  les  documents  historiques? 
Elle  est  évidemment  fondée  sur  la  supposition  de  ce  fait,  que 
les  voix  de  Jeanne  d'Arc  continuent  d'intervenir  dans  sa  vie 
militante  après  le  sacre  de  Charles  Yll.  Voilà  le  fait  qu'il 
s'agit  d'examiner;  là  est  toute  la  question,  pas  ailleurs. 

Qu'on  veuille  bien  le  remarquer,  cette  question,  c'est  Jeanne 
d'Arc,  et  elle  seule,  qui  peut  la  résoudre.  Comment  savoir  si 
ses  voix  interviennent  ou  non,  à  moins  qu'elle  ne  nous  en 
instruise  elle-même  ?  C'est  là  un  fait  purement  intérieur,  qui 
échappe  à  l'observation  d'autrui,  qu'elle  seule  est  à  même 
de  constater.  En  pareille  matière  il  n'y  a  que  son  témoi- 
gnage qui  ait  de  l'autorité.  Les  autres  témoignages,  qu'il  faut 
toujours  contrôler  par  le  sien,  n'ont  plus  ou  moins  de  valeur 
qu'autant  qu'ils  en  sont  l'écho  plus  ou  moins  fidèle.  Or, 
avons-nous,  touchant  les  communications  de  Jeanne  avec  ses 
voix  devant  Paris  et  ailleurs,  spécialement  dans  cette  attaque 
si  décisive  de  la  capitale,  avons- nous  un  témoignage  positif 
de  Jeanne  elle-même?  Nous  allons  mettre  le  lecteur  en  me- 
sure de  prononcer. 

'  M.  H.  \Jartin,  Histoire  de  France,  i"  édit.,  t.  VI,  p.  196  et  222. 


\A  MISSION  DE  JEANNE  D'AHC.  Ki'.i 

Les  juges  de  Rouen  comprenaient  trop  bien  la  portée 
d'une  pareille  question  pour  ne  pas  la  poser  à  l'accusée. 
Dans  le  but  de  frapper  avec  elle  tout  le  parti  français,  ils  ne 
désiraient  rien  tant  que  de  lui  ôter  le  glorieux  prestige  de 
l'inspiration  divine.  Tenant  pour  indubitable  que  ses  voix 
venaient  de  Dieu  si  elles  étaient  infaillibles,  il  leur  suffisait 
de  constater  qu'elles  s'étaient  trompées  une  seule  fois  pour 
en  conclure  qu'elles  ne  venaient  que  du  malin  esprit,  ou  bien 
encore  qu'une  simple  paysanne  avait  été,  soit  assez  folle  pour 
être  dupe  de  son  imagination  ,  soit  assez  babile  pour  rendre 
tout  son  parti  dupe  d'une  superclierie.  Quant  à  cette  pensée 
que  le  roi  et  son  gouvernement,  faute  d'un  secours  sufOsanl, 
pussent  enq^écher  l'accomplissement  d'événements  annoncés 
à  l'avance,  cette  pensée,  de  date  toute  récente,  ne  se  présen- 
tait même  pas  à  leur  esprit,  pas  plus,  assurément,  qu'à  l'esprit 
de  Jeanne  d'Arc.  Qu'une  seule  promesse,  une  seule,  ait  été  dé- 
mentie par  l'événement  devant  Paris  ou  ailleurs,  c'est  pour 
eux  une  preuve  convaincante,  irréfragable.  Ils  demandent 
donc  à  l'accusée  «  se  quant  elle  ala  devant  Paris,  se  elle  l'eust 
par  revelacion  de  ses  voix  de  y  aler.  » 

Et  l'accusée  «  respond  que  non,  mais  à  la  requeste  des 
gentilz  liommes  qui  vouloient  faire  une  escarmouche  ou 
une  vaillance  d'armes;  et  ne  fut  ne  contre  ne  par  le  com- 
mandement de  ses  voix.  »  Même  question  sur  le  siège  de  la 
Charité,  surle  combat  dcPont-l'Évèque,  sur  la  sortie  de  Com- 
piègne  ;  même  réponse,  même  silence  des  voix,  silence  le 
plus  com[)let,  «  ne  fut  ne  contre  ne  par  le  commandement  de 
ses  voix  '  ,  » 

Voilà,  ce  nous  send)le,  une  réponse  simple,  nette,  précise, 
péremptoire.  On  n'a  qu'à  lire  les  actes  du  procès  de  con- 
damnation, on  y  verra  que  ce  n'est  pas  une  ou  deux  fois, 
comme  en  passant  et  par  occasion,  que  les  juges  posent  la 
même  question  sur  l'attaque  contre  Paris  et  sur  les  autres  faits 
d'armes  postérieurs  au  sacre  de  Reims;  ils  y  reviennent,  pen- 


'  Procès,  t.  I,  p.  1i(i.|i8,  57,  109.  115-110,  159,  <68-!69,  207,  2o0-o1,  259- 
260,  298-300. 


170  LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC. 

dant  un  mois,  à  diverses  reprises,  dans  six  interrogatoires  ; 
ils  en  parlent  dans  quatre  articles  du  réquisitoire,  et  y  cons- 
tatent eux-mêmes  l'invariable  uniformité  des  dépositions. 
Aussi  habiles  que  pressants  dans  leur  enquête  sur  les  échecs 
de  l'accusée,  ils  lui  demandent  pourquoi  elle  n'entra  pas  à 
la  Charité,  «  puisqu'elle  avoit  commandement  de  Dieu.  r> 
Irritée  de  leur  supposition  gratuite,  et  lasse  de  leur  insis- 
tance, Jeanne  d'Arc  répond  avec  vivacité  :  «  Qui  vous  a  dit 
que  je  avoie  commandement  dey  entrer  '  ?  » 

Aux  historiens  qui  reproduisent  aujourd'hui  la  même  sup- 
position avec  la  même  insistance,  Jeanne  fait  la  même  ré- 
ponse. Qui  leur  a  dit  qu'elle  avait  mission  d'entrer  à  Paris,  à 
la  Charité,  d'aitaquer  l'ennemi  à  Pont  l'Évêque  et  sous  les 
murs  de  Compiègne  ?  Ce  n'est  certainement  pas  Jeanne  d'Arc, 
elle  a  dit  précisément  tout  le  contraire.  Dans  les  assauts 
et  les  combats  qu'elle  a  livrés  après  son  départ  de  Reims, 
elle  déclare  n'avoir  reçu  de  ses  voix  ni  révélation,  ni  com- 
mandement  aucun.  N'en  résuite-t-il  pas  évidemment  que  ses 
voix  n'y  étaient  pour  rien,  qu'elle  ne  remplissait  pins  une 
mission,  qu'elle  luttait  alors  contre  l'ennemi  à  ses  risques 
et  périls  et  sous  sa  propre  responsabilité  ?  Pour  nous,  ses 
échecs  n'ont  plus  rien  c[ui  nous  surprenne.  On  est  libre  d'en 
chercher  la  raison,  non  pas  dans  une  inspiration  imaginaire, 
mais,  comme  pour  tous  les  autres  faits  d'armes  possibles, 
dans  les  causes  naturelles  qui  exercent  leur  influence  sur  le 
sort  de  la  ffuerre. 

Les  historiens  contemporains  s'obstinent  néanmoins  à  in- 
troduire dans  leur  narration  le  fait  permanent  de  l'intervention 
des  voix;  ils  tiennent  pour  non  avenu  le  témoignage  de 
Jeanne  d'Arc.  Ceux-ci  cherchent  à  en  infirmer  l'autorité; 
ceux-là  le  trouvent  assez  insignifiant  pour  le  passer  sous 
silence;  d'autres  se  bornent  à  le  réléguer,  comme  chose 
étrangère  au  récit,  dans  de  simples  indications  perdues  à  la 
fin  de  l'ouvrage.  Ce  témoignage  si  formel,  il  nous  semble 
pourtant  que  tout  historien  impartial  est  obligé  de  l'admettre, 

'  Procès,  1. 1,  p.  109. 


LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC.  I"?! 

SOUS  peine  de  se  voir  réduit  à  cette  alternative,  ou  de  récnsei- 
les  actes  du  procès  de  condamnation,  ou  d'attaquer  la  sincé- 
rité de  Jeanne  d'Arc. 

On  n'a  garde  de  récuser  les  actes  du  procès  de  condamna- 
tion ;  on  n'y  songe  même  pas.  Ce  sont  les  seides  pièces 
qu'on  accepte  comme  véridiques ,  légales,  dignes  d'une 
entière  confiance.  Quelques  critiques,  il  est  vrai,  et  parmi 
eux  le  savant  académicien  qui  nous  a  donné  l'histoire  la 
plus  récente  de  Jeanne  d'Arc',  y  signalent  en  certains  en- 
droits des  lacunes  ou  des  infidélités.  Mais  ici,  comment 
supposer  que  les  juges  aient  plusieurs  fois,  et  contre  leurs 
intérêts  trop  évidents,  dénaturé  les  dépositions  de  l'accusée  ? 

D'un  autre  coté,  attaquer  la  sincérité  de  Jeanne  d'Arc,  n'est- 
ce  pas,  outre  l'affront  infligé  à  toute  personne  honnête  par 
l'inculpation  de  duplicité,  n'est-ce  pas  attaquer  dans  son  prin- 
cij)e  même  cette  vie  extraordinaire  qu  on  proclame  d'ailleurs 
si  pure  et  si  admirable  ?  C'est  par  l'entremise  de  ses  voix  que 
Jeanne  est  l'envoyée  du  ciel  :  à  l'entendre,  elle  n'est  rien  sans 
ses  voix,  sinon  une  simple  pucelle  bonne  à  coudre  et  à  filer 
chez  ses  parents.  Or,  de  ses  communications  avec  ses  voix, 
nous  ne  savons  que  ce  qu'elle  nous  en  a  dit.  Sa  sincérité  seule 
nous  garantit  sa  parole  ;  sa  parole  couvre  l'infaillibilité  de 
ses  voix;  et  l'infaillibilité  de  ses  voix,  comme  elle  le  répète 
elle-même,  prouve  la  vérité  de  sa  mission  divine.  Sincère,  elle 
a  dit  vrai,  et  c'est  sa  gloire,  à  elle  pauvre  villageoise,  d'avoir 
été  choisie  de  Dieu  pour  servir  d'instrument  au  sakit  d'un 
grand  peuple,  et  c'est  aussi  la  gloire  de  la  France  que  Dieu 
ait  par  miracle  armé,  pour  la  sauver,  le  bras  d'un  être  si 
faible  ! 

Mais  si  Jeanne  d'Arc  avait  pu  nous  donner  elle-même  un 
motif  sérieux  de  ne  plus  croire  à  sa  sincérité  ;  si,  pendant 
plus  d'un  mois,  sommée  par  ses  juges  de  nous  dire  la  vérité 
sous  la  foi  du  serment,  si  alors  elle  nous  avait  dit  plusieurs 
fois  précisément  tout  le  contraire  de  la  vérité,  nous  osons  le 
déclarer  sans  détour,  Jeanne  aurait  perdu  ses  droits  à  notre 

'  Voy.  Études  de  tliéolugù',  soptembic  4860,  p.  ioO  et  sui\. 


172  LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC. 

confiance  et  à  notre  estime:  nous  ne  comprendrions  plus  l'ad- 
miration qu'on  professe  pour  elle  :  rien  n'excuse  le  mensonge, 
surtout  devant  un  tribunal  ;  plus  il  tombe  de  haut,  plus  Ja 
chute  est  profonde,  la  déception  amère,  et  le  mépris  mérité. 
Jeanne  aurait,  du  même  coup,  par  un  compromis  honteux 
avec  sa  conscience,  ôté  tout  prestige  à  son  honneur,  à  ses 
voix  et  à  la  gloire  qui  rejaillissait  d'elle  sur  la  France;  il  ne 
nous  resterait  pkis  qu'à  nous  tourner  contre  elle  avec  ses 
accusateurs  et  ses  jnges.  Chose  étrange!  tout  en  protestant 
qu'on  la  vénère,  qu'on  travaille  à  la  réhabiliter,  voilà  pour- 
tant ce  qu'on  a  fait  de  nos  jours  ;  et  comment  ?  en  cherchant, 
comme  les  jnges,  à  la  surprendre  en  flagrant  délit  de  contra- 
diction avec  elle-même. 

Au  témoignage  de  Jeanne  captive  et  vaincue,  on  oppose  le 
témoignage  de  Jeanne  libre  et  victorieuse.  Ce  qu'elle  voudrait 
nier  devant  le  tribunal,  ne  i'a-t-elle  pas  proclamé  au  nom  de 
ses  voix,  en  présence  de  ses  compagnons  d'armes?  ne  s'est- 
elle  pas  vantée  plusieurs  fois  de  savoir  par  révélation  qu'elle 
ferait  entrer  le  loi  dans  sa  capitale  ?  Le  jour  même  de 
l'attaque,  on  l'a  entendue  s'écrier  :  «  Rendez  la  ville  de  par 
Jéshus  !  »  Se  voyant  trompée  dans  so!i  attente,  elle  a  laissé 
échapper  cet  aveu,  que  «  Jhesus  luy  avoit  failli.  » 

Tels  sont  les  griefs  résumés  par  le  promoteur  de  Rouen  dans 
le  cinquante-septième  article  de  son  réquisitoire.  On  a  recours 
aujourd'hui  à  l'érudition  moderne  pour  en  démontrer  la  lé- 
gitimité, et  l'on  cite  à  l'appui  un  certain  nombre  de  témoi- 
gnages empruntés  aux  historiens  du  temps  et  aux  actes  du 
procès  de  réhabilitation.  Au  fond,  la  question  reste  la  même  : 
c'est  toujours  le  même  fait  supposé  de  l'intervention  des  voix. 
L'accusée  est  appelée  de  nouveau  à  la  résoudre.  Le  28  mars 
de  l'année  i/i^i,  l'enquête  étant  terminée,  le  tribunal  lui 
donne  lecture  de  l'article  où  se  trouve  directement  attaquée 
la  sincérité  de  ses  dispositions.  Après  avoir  prêté  serment  sur 
l'Evangile,  elle  va  user  une  dernière  fois  du  droit,  le  premier 
de  tous  les  droits  en  matière  de  justice,  du  droit  sacré  de  faire 
connaître  la  vérité  sur  un  fait  personnel,  accessible  à  elle 
seule,  d'interpréter  elle-même  sa  pensée,  de  se  prononcer  sur 


LA  iMISSION  DE  JEANNE  D  ARC.  173 

Je  sens  de  paroles  rapportées  par  des  témoins  qui,  elle  en  r- 
fourni  plusieurs  preuves  pendant  son  procès,  l'ont  souvent 
mal  entendue  ou  mal  comprise,  qui  lui  ont  même  prèle,  sur 
divers  points,  un  langage  qu'elle  n'a  jamais  tenu,  qu'elle  ne 
pouvait  pas  tenir. 

Le  promoteur  avant  fini  la  lecture  de  l'article,  Jeanne  n\ 
voit  que  la  substance  d'accusations  déjà  reproduites  contre  elle 
dans  les  interrogatoires.  Qu'y  répond-elle?  Tout  simplement, 
«  qu'elle  y  a  déjà  répondu,  et  que,  si  elle  pouvait  en  savoir 
plus  long  elle  le  dirait  volontiers.  »  N'ayant  rien  à  ajouter,  rien 
à  retrancher,  elle  confirme  une  dernière  fois  ce  qu'elle  a  déjà 
dit  et  répété.  Et  les  secrétaires  du  tribunal  se  bornent  à 
transcrire  à  la  suite  de  l'article,  dans  le  procès-verbal  de  cette- 
dernière  séance,  les  diverses  réponses  qu'elle  a  faites  depuis 
un  mois  :  «  Que  Jliesus  luy  avoit  failly,  elle  le  nyc  ;  »  qu'elle 
ait  eu  des  révélations  pour  l'attaque  et  la  prise  de  Paris,  elle 
le  nie;  qu'elle  ait  dit  :  «  Rende/  la  ville  de  par  Jhesus  !  »  elle 
le  nie  ;  elle  a  dit  :  «  Rendez- la  au  roy  de  France  '  !  » 

Mais  cette  dernière  parole  de  Jeanne  d'Arc,  nous  objectent 
les  historiens  contemporains,  et  plusieurs  autres  semblables 
consignées  dans  les  procès-verbaux,  ne  sont-elles  pas  une 
preuve  évidente  que,  devant  Paris  et  ailleurs,  elle  désirait  en- 
core combattre  et  vaincre  les  Anglais  ?  Sans  doute,  elle  le  dési- 
rait. Tous  les  témoignages  qui  impliquent  seulement  ses  pro- 
messes et  ses  désirs  personnels,  nous  voyons  qu'elle  les  admet 
et  les  confirme  dans  ses  dépositions  "'.  On  en  conclut  :  donc 
elle  ne  croyait  pas  sa  mission  terminée;  donc,  c'était  au 
nom  de  ses  voix  qu'elle  en  poursuivait  toujours  l'accomplis- 


'  Vrocès,  t.  1,  p.  298-300. 

-  C'est  dans  le  même  sens  qu'il  faut  expliquer  la  plupart  des  témoignages  ailé- 
gués  par  les  historiens  de  no>  jours.  Nous  verrons  tout  à  l'Iieuro  ((u'iis  n'ont  pas  îii 
mémo  portée  (]ue  l'arlicle  cinquante-septième  du  réqui>iloire.  il  n'y  en  a  qu'un 
seul  qui  soit  réellement  en  contradiction  avec  1rs  dépositions  de  l'accusée  :  il  est 
extrait  d'une  lettre  d'Alain  Chartier  [Vrocn,  t.  V,  p.  132),  qui  ne  jouit  pas  d'une 
grande  autorité.  A  vrai  dire,  nous  sommes  surpris  *|ue,  parmi  les  nombreux  écri- 
vains du  xv«  siècle,  on  ne  puisse  pas  trouver  plus  de  lénioins  à  charge  :  il  est  ?i 
naturel  et  si  facile  de  faire  parler  les  prophètes  lors  même  qu'ils  ne  parlent  pas. 
et,  s'ils  parlent,  de  leur  prêter  un  langage  conforme  à  ses  propres  désirs  ! 


17.i  LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC. 

sèment  après  le  sacre  de  Charles  VII.  Cette  conclusion,  nous 
la  rejetons  comme  illégitime.  Elle  siippose,  à  notre  avis, 
deux  méprises  qu'on  voudra  bien  nous  permettre  de  signa- 
ler. Si  nous  avions  besoin  d'une  excuse  pour  notre  insis- 
tance, nous  la  trouverions  peut-être  auprès  du  lecteur  bien- 
veillant dans  l'insistance  même  des  partisans  de  l'opinion 
nouvelle.  Nous  osons  en  présenter  une  autre,  qui  ne  paraî- 
tra pas  moins  fondée,  c'est  notre  désir  de  mettre  en  lumière, 
autant  qu'il  nous  sera  possible,  le  sens  et  la  valeur  du  témoi- 
gnage si  décisif  de  Jeanne  d'Arc. 

La  première  méprise  de  nos  historiens ,  c'est  qu'ils  ne 
cessent  de  confondre  deux  choses  que  Jeanne  a  constam- 
ment distinguées  pendant  son  procès,  et  qui  sont  essen- 
tiellement distinctes  :  son  initiative  personnelle,  et  l'initia- 
tive de  ses  voix  sans  laquelle  la  mission  ne  saurait  exister. 
La  seconde  méprise,  la  voici  :  c'est  qu'il  ne  s'agit  pas  de 
savoir,  comme  on  le  prétend  ,  ce  que  Jeanne  pensait  du 
terme  même  de  sa  mission  ;  mais  si,  dans  tels  cas  particu- 
liers, elle  croyait  avoir  pour  mission  d'attaquer  l'ennemi. 
Tout  se  réduisait  donc  à  la  question  de  fait,  telle  que  les 
juges,  très-compétents  dans  la  matière,  la  posaient  à  l'accu- 
sée ;  Etait-ce  en  vertu  d'une  révélation  positive  de  ses  voix 
qu'elle  avait  combattu  à  Paris,  à  la  Charité,  à  Pont-l'Évêque 
et  à  Compiègne  ? 

A  cette  question  nettement  posée,  il  n'y  avait  évidemment 
bue  deux  réponses  possibles  :  Oui  ou  non.  Oui,  c'était  la 
mission,  et  comme  l'événement  avait  donné  un  démenti  aux 
révélations  et  aux  promesses  des  voix,  c'était  la  mission 
manquée  ;  la  mission  manquée,  c'étaient  les  voix  dépouil- 
lées du  privilège  de  l'infaillibilité,  et  l'accusée,  du  privilège  de 
l'inspiration  divine.  Les  juges  avaient  gain  de  cause. 

Non,  ce  n'est  pas  la  mission,  ce  n'est  plus  qu'un  combat 
livré  sans  l'initiative  et  soutenu  sans  la  participation  des  voix. 
C'est  un  acte  personnel  à  Jeanne  d'Arc.  Qu'elle  s'y  soit  dé- 
terminée d'elle-même  ou  qu'elle  ait  cédé  «  à  la  requeste  du 
roy  et  des  gentilz  hommes  ;  »  qu'en  présence  de  l'ennemi , 
elle  ait  déployé  plus  ou  moins  d'ardeur  et  de  courage,  ce  ne 


LA  MISSION  DK  JEANNE  DAUC.  175 

sont  là  que  dos  circonstances  iiKlittérentcs,  complètement 
étrangères  à  la  question.  A  Jeanne  seule  appartient  la  res- 
ponsabilité de  son  acte  personnel,  et  elle  l'accepte. 

Ainsi,  cette  réponse  :  Non,  perd  la  cause  des  juges,  et  ils 
veulent  la  gagner  à  tout  prix.  Ils  ne  le  peuvent  qu'en  dé- 
montrant, contradictoirement  aux  dépositions  de  l'accusée, 
le  fait  de  l'intervention  et  de  la  responsabilité  de  ses  voix 
dans  ses  attaques  infructueuses  contre  l'ennemi.  Ce  fait,  ils 
auraient  trois  movens  de  le  démontrer,  s'il  fallait  en  croire 
nos  historiens  contemporains. 

Le  premier  serait  de  lui  opposer  des  lettres  écrites  sous  sa 
dictée  dans  lesquelles  elle  menace  les  Auglais  de  «  les  bouter 
hors  de  toute  France.  »  Ces  paroles  fournissent,  en  effet, 
matière  à  un  grief  spécial  longuement  développé  dans  l'ar- 
ticle dix-septième  du  réquisitoire.  Qu'y  répond  l'accusée  ? 
«  Respond  qu'elle  confesse  qu'elle  porta  les  nouvelles  de 
pnr  Dieu  à  son  roy,  que  notre  Sire  luyrendroit  tout  son 
royaume  et  le  feroit  mettre  hors  ses  adversaii-es  '  .  »  Et  quelle 
est  la  conclusion  des  juges?  C'est  qiie  la  prédiction  est  fausse, 
puisque  les  Anglais  n'ont  pas  été  chassés  du  royaume.  Ils  de- 
vaient l'être  quelques  années  après  au  terme  fixé  par  Jeanne, 
et  le  réquisitoire,  qiri^  constatait  la  prophétie,  allait  recevoir 
de  l'événement  un  éclatant  démenti.  Mais  du  contenu  de  ces 
lettres  sur  lesquelles  on  s'appuie  aujourd'hui ,  le  tribunal 
cherche-t-il  à  conclure  l'intervention  des  voix  dans  l'attaque 
contre  Paris  et  contre  la  Charité?  Nullement,  ce  serait  con- 
clure, d'iuie  prédiction  conçue  en  termes  généraux,  l'existence 
de  faits  particuliers  qui  n'y  .sont  pas  im[)liqués  ;  premier 
moyen  jugé  inutile  et  mis  hors  de  cause  par  le  tribunal  de 
Rouen. 

Le  second  moyen,  qui  serait  décisif,  et  sur  lequel  insistent 
nos  historiens,  consisterait  à  établir  que,  dans  sa  carrière  mi- 
litaire, après  comme  avant  le  sacre  de  Reims,  Jeanne  d'Arc 
n'a  rien  entrepris  que  par  le  conseil  de  ses  voix.  C'est  le  fait 
permanent  de  l'inspiration.   Si   les  juges  pouvaien:  en  avoir 

■  Procès,  t.  I.p.  231-32.  Cf.  art.  xxxiielxxxm,p   -215-219,  240-241,  2ol-25o. 


17G  LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC. 

la  preuve,  leur  cause  serait  certainement  gagnée.  Aussi  cher- 
chent-ils, pour  surprendre  l'accusée,  à  supposer  que  ce  fait 
est  indubitable,  exactement  comme  on  le  suppose  aujour- 
d'hui. Elle  leur  a  dit  :  «  Je  feis  faire  ung  assault  à  la  Charité.  » 
De  son  initiative  personnelle  ils  infèrent  aussitôt  le  fait  de  l'ins- 
piration, et  lui  demandent  pourquoi  elle  n'entra  pas  dans  la 
ville,  puisqu'elle  avait  commandement  de  Dieu.  C'est  alors 
qu'elle  démasque  leur  piège  et  déconcerte  leur  plan  par  cette 
réponse  victorieuse  :  «  Qui  vous  a  dit  que  je  avoie  comman- 
dement de  y  entrer?  »  Changeant  de  tactique,  ils  supposent 
qu'étant  constaté  le  silence  de  ses  voix,  elle  ne  devait  rien  en- 
treprendre par  elle-même;  ils  lui  reprochent  d'avoir  attaqué 
la  ville  sans  avoir  de  révélation.  Et  Jeanne,  nullement  embar- 
rassée :  M  Si  on  a  mal  fait,  répond-elle,  on  s'en  confessera.  » 
Il  n'y  avait  plus  dès  lors  qu'à  chercher  de  nouveaux  griefs 
dans  les  circonstances  mêmes  de  ces  faits  d'armes.  C'est  ainsi 
qu'on  «  l'interrogue  se  elle  a  bien  fait,  au  jour  de  la  Nativité 
Nostre-Dame,  qu'il  estoit  feste,  de  aler  assaillir  Paris  ?  — 
C'est  bien  fait,  répond -elle,  de  garder  les  festes  de  Nostre- 
Dame,  et,  en  ma  conscience,  me  semble  que  c'estoit  et  se- 
roit  bien  fait  de  garder  les  festes  de  Notre-Dame  depuis  ung 

bout  jusques  à  l'autre Mais  aussi,  c'est  faire  son  devoir, 

que  d'aler  contre  ses  adversaires et  pour  avoir  assailli 

Paris  à  jour  de  feste,  je  n'en  cuide  point  être  en  péchié  mor- 
tel :  et  se  je  l'ay  fait,  c'est  à  Dieu  d'en  congnoistre,  et,  en 
confession,  à  Dieu  et  au  prebstre'  .  « 

En  descendant  sur  ce  terrain,  les  juges  n'étaient  plus,  et  ils 
le  savaient  bien,  dans  la  question  importante  delà  mission; 
c'était  n'admettre  que  la  responsabilité  de  l'accusée.  Comment 
donc  pourront-ils  engager  dans  ses  faits  d'armes  la  respon- 
sabilité de  ses  voix  ?  S'ils  étaient  plus  avisés,  ils  auraient  sous 
la  main,  nous  dit-on  aujourd'hui,  un  moyen  tout  simple 
et  excellent  :  ce  serait  de  conclure  à  la  permanence  de  la 
mission  par  les  dépositions  mêmes  de  l'accusée,  qui  ne  croit 
pas  encore  sa  mission  terminée.  Nous  accordons,  si  l'on  veut, 

'  Procès,  t.  I.  p.  109,  159,250-251. 


LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC.  177 

qu'elle  ne  croit  pas  sa  mission  terminée.  Ce  qui  est  certain, 
(le  l'aveu  de  tous  les  historiens,  c'est  qu'elle  conserva  jusqu'au 
dernier  jour  une  illusion  que  suggéra  la  nature  et  que  per- 
mit une  attention  miséricordieuse  de  ses  voix.  Elle  savait  et 
disait,  après  plusieurs  révélations  positives,  qu'elle  serait  déli- 
vrée par  une  grande  victoire'  .  La  victoire,  pour  elle,  c'était 
la  victoire  des  Français;  pour  ses  voix  et  pour  les  juges, 
c'était  son  martyre.  Mais,  nous  le  demandons,  qu'on  lise  et 
qu'on  relise  les  procès- verbaux,  y  trouvera-t-on  un  seul  mot 
qui  indique  chez  les  juges  la  pensée  de  conclure,  d'après  la 
croyance  ou  l'illusion  présente  de  l'accusée,  que,  de  fait, 
plusieurs  mois  auparavant,  elle  a  été  chargée  par  ses  voix  de 
prendre  Paris  et  la  Charité?  Une  telle  pensée  n'est  certaine- 
ment jamais  entrée  dans  l'esprit  de  personne  au  tribunal,  et 
ce  tribunal  comptait  pourtant  plus  de  cent  membres,  mais 
tous  gens  aussi  instruits  que  passionnés,  et  docteurs  la  plu- 
part. 

Les  actes  du  procès  prouvent,  à  n'en  pas  douter,  qu'ils 
n'ont  jamais  pu  maintenir  dans  leur  enquête,  et  qu'ils  n'ont 
pas  voulu  exprimer  dans  leur  réquisitoire  le  fait  général  et 
permanent  d'une  inspiration  inséparable  de  Jeanne  d'Arc.  Ne 
se  seraient-ils  pas  condamnés  eux-mêmes?  Ils  reprochent  à 
l'accusée  comme  un  crime  d'avoir,  en  plusieurs  circonstan- 
ces, résisté  aux  conseils  et  aux  ordres  de  ses  voix,  ce  qui 
implique  évidemment  une  distinction  essentielle  entre  sa 
propre  responsabilité  et  la  responsabilité  des  voix.  Donc  le 
second  moyen,  invoqué  tout  spécialement  de  nos  jours,  a  été 
jugé  impossible  et  condamné  par  le  tribunal  de  Rouen, 

Reste  le  troisième  moyen,  qui  consiste  à  aflirmer  le  fait 
particulier  de  révélations  positives  dans  chacun  des  échecs 
de  Jeanne  d'x\rc.  C'est  le  seul  qui  soit  péremptoire,  aussi 
est-ce  le  seul  qu'emploie  le  tribunal.  Nous  avons  vu  com- 
ment :  en  déclarant  fausses  et  non  avenues  les  réponses  né- 
gatives de  l'accusée,  à  l'aide  de  prétendues  affirmations  qu'au- 
raient entendues  de  sa  bouche  divers  témoins  qui  assistaient 


'  Procès,  1. 1,  p,  134,  2oi,  etc. 


178  LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC. 

apparemment  aux  combats  livrés  devant  Paris,  devant  la  Cha- 
rité, à  Pont-l'Évéque  et  sous  les  murs  de  Compiègne.  Qui 
étaient-ils,  ces  témoins?  quelles  étaient  leurs  qualités  person- 
nelles? Nous  l'ignorons  complètement,  pas  un  nom  n'est 
cité.  Le  réquisitoire  nous  apprend  seulement  qu'ils  sont  «  nom- 
breux et  dignes  de  foi,  »  ce  qui  ne  pouvait  manquer, 
et  que  l'accusée  «  a  eu  le  front  de  leur  donner  un  démenti 
en  présence  des  juges,  et  tamen  non  est  verita  ista  negai^e 
in  judicio  coram  vobis.  »  Il  nous  apprend  en  outre  que, 
parmi  les  témoins,  les  uns  lui  faisaient  dire,  sous  les  murs  de 
Paris,  qu'elle  était  sûre  d'y  entrer  le  jour  même,  elle  le  savait 
par  révélation  ;  les  autres,  qu'en  cas  de  mort,  elle  avait  à  ses 
côtés  un  million  d'anges  tout  prêts  à  l'emporter  en  paradis  : 
deux  sortes  de  langage  qui  ne  sont  pas  précisément  d'accord. 
C'est  sur  les  dires  de  ces  témoins  inconnus,  dont  la  pensée  est 
trop  conforme  à  celle  des  juges  pour  n'en  avoir  pas  été  ins- 
pirée, c'est  uniquement  sur  leurs  dires  gratuits,  exagérés  ou 
faux,  qu'est  basé  le  réquisitoire  du  tribunal  de  Rouen.  Voilà 
la  seule  autorité  d'après  laquelle  on  a  conclu,  pour  la  pre- 
mière fois,  que  la  mission  militante  de  Jeanne  d'Arc  n'était 
oas  terminée  au  sacre  de  Reims,  et  que  c'était  une  mission 
manquée,  qui  n'avait  pas  eu  Dieu  pour  auteur  et  pour  ga- 
rant. Les  historiens  contemporains,  sans  apporter  aucune 
preuve  nouvelle  et  décisive,  ne  font ,  avouons-le,  que  déve- 
lopper, en  l'aggravant,  l'article  cinquante-septième  du  réqui- 
sitoire écrit  par  le  promoteur  Jean  d'Estivet,  dicté  par  le  juge 
Pierre  Cauchon,  et  payé  par  les  Anglais' . 


'  Dans  les  nombreux  articles  relatifs  aux  révélations  de  l'accusée  (art.  xxxi- 
Lxvi,  p.  247-320),  le  promoteur  a  soin  de  faire  une  distinction  importante  entre 
les  prophéties  et  la  mission  proprement  dite.  La  mission  n'aurait  eu  lieu,  après  le 
sacre  de  Charles  VIT,  que  dans  certaines  circonstances  désignées  par  l'art,  lvu*  (m 
insuUu  Parisiensi,  apud  Caritatem,  apud  Pontem  Episcopi,  et-etiam  apud  Compen- 
dium,  p.  298).  On  ne  fait  pas  aujourd'hui  la  même  distinction,  et  l'on  va  beaucoup 
plus  loin  que  le  promoteur.  On  s'accorde  à  dire  que  Jeanne  devait  procurer  elle. 
même  l'accomplissement  de  tous  les  événements  qu'elle  avait  annoncés.  De  là  cette 
conséquence  nécessaire,  que  sa  mission  était  en  permanence  tant  qu'il  restait  un 
Anglais  en  France.  Cette  conséquence,  il  est  juste  de  le  remarquer,  n'est  pas  ad- 
mise dans  toute  son  étendue  par  les  critiques  distingués  qui  ont  essayé  de  concilier 
l'opinion  nouvelle  avec  l'enseignement  catholique.  (Voy.  p.  104.) 


LA  MISSION  DE  JEANNE  D  ARC.  479 

Qu'on  nous  permette  du  moins  de  le  croire  et  de  l'affirmer 
au  nom  de  la  justice,  dont  les  droits  sont  imprescriptibles: 
les  débats,  qui  n'ont  pas  été  clos  par  le  supplice  de  l'accusée, 
ne  sauraient  l'être  par  l'autorité  de  ses  récents  historiens;  la 
cause  qu'elle  avait  gagnée  en  France  depuis  plus  de  quatre 
siècles,  elle  ne  la  perdra  pas  aujourd'lmi.  Sur  la  question  de 
nouveau  résolue  contre  elle,  l'accusée  peut  encore  être  en- 
tendue, et  le  cri  sorti  de  sa  conscience  est  toujours  le  même. 
A  tous  ceux  qui,  sans  idée  fixe  et  sans  parti  pris,  lui  deman- 
dent à  connaître  le  secret  de  sa  mission  extraordinaire,  elle 
répète  ce  qu'elle  disait  aux  juges  avec  autant  de  constance  que 
de  naïveté  :  «  Et  luises  bien  votre  livre  (les  actes  du  procès),  et 
vous  le  trouvères...  :  Si  je  alai  devant  Paris  et  devant  la  Cha- 
rité, ne  fut  ne  contre  ne  par  le  commandement  de  mes  voix  '.  » 

Il  n'y  a  pas,  à  notre  avis,  de  vérité  mieux  établie  et  plus  in- 
contestable dans  ce  livre  que  l'accusée  nous  recommande  de 
lire.  On  comprend  que,  sur  d'autres  points,  par  exemple  sur  le 
signe  donné  au  roi,  elle  n'ait  pas  tout  dit.  Chaque  fois  qu'elle 
prête  serment,  elle  déclare  au  tribunal  qu'elle  fait  à  ce  sujet 
ses  réserves,  qu'elle  ne  peut  pas,  qu'elle  ne  veut  pas  tout  dire. 
Mais,  pour  tout  ce  qui  s'est  passé  dans  l'Ile-de-France,  et  par 
conséquent  devant^Paris,  elle  s'engage  en  termes  exprès  à  dire 
la  vérité  tout  entière.  Les  juges  eux-mêmes  ne  peuvent  sur- 
prendre et  relever  dans  ses  réponses  ni  hésitation,  ni  détour, 
ni  réticence.  Il  n'y   a  là   rien  de  vague,  quoi  qu'aient  pré- 
tendu certains  critiques  modernes.  C'est  un  non  formel  opposé 
à  une  affirmation  persistante,  c'est  une  dénégation  précise  sur 
un  faitprécis,  c'est  un  démenti  catégoiicjue  donné  par  Jeanne 
elle-même  à  ses  contradicteurs  de  Rouen,  et,  dans  leurs  per- 
sonnes, à  ses  futurs  contradicteurs  de  tous  les  temps,  de  tous 
les  pays  et  de  tous  les  partis  :  «  Res})ond  que  non  ;  et  ne  fut 
ne  contre  ne  par  le  commaiulement  de  .ses  voix.»  a  Ne  contre,» 
donc  elle  n'était  pas  coupable  en   combattant;  ••:  ne  par,  » 
donc  elle  n'était  pas  obligée.  Donc  elle  était  libre,  et  agissait 
d'elle-même  sans  être  inspirée. 

'   Procès,  1.1.  p.  168-IG9. 


180  LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC. 

On  insinue  qu'étant  appelée  à  déposer  devant  le  tribunal 
dix-huit  mois  après  l'attaque  contre  Paris,  «  les  événements 
ont  pu  troubler  sa  mémoire  et  ébranler  son  âme;  qu'il  se  fait 
en  elle,  à  son  insu,  un  continuel  effort  pour  empêcher  que  les 
hommes  ne  puissent  accuser  ses  voix  d'avoir  failli'  .»  De  grâce, 
par  respect  pour  celle  que  l'on  appelle  la  libératrice  de  la 
France,  de  grâce,  qu'on  prenne  garde  à  la  portée  d'une  telle 
insinuation!  Elle  est  grave,  très-grave.  L'accusée,  en  son  âme 
et  conscience,  ayant  pris  Dieu  à  témoin  la  main  sur  l'Évangile, 
en  présence  de  ses  juges  et  aussi  de  tous  ses  contemporains, 
qui  ont  les  yeux  fixés  sur  elle,  l'accusée,  interrogée  plusieurs 
fois  sur  le  même  fait,  répond  simplement  :  Non.  Et  l'on  pré- 
tend, sachant  mieux  qu'elle  apparemment  ce  qu'elle  doit 
dire,  qu'en  connaissance  de  cause  et  avec  un  peu  plus  de 
franchise,  elle  répondrait  simplement:  Oui!  "^  Et  l'on  ajoute 
que  c'est  là  de  sa  part  une  méprise  ou  une  faiblesse  qui 
«  porte,  non  sur  le  fond,  mais  sur  certaines  particularités 
de  sa  mission!  »  Puis  l'historien  conclura  contre  elle,  exac- 
tement comme  ses  accusateurs,  que  sa  mission  était  d'entrer  à 
Paris,  que  n'y  étant  pas  entrée,  elle  a  échoué  dans  sa  mission  ; 
puis,  poussant  plus  loin  ,  passant  par-dessus  la  parole  de 
Jeanne,  dont  il  ne  tient  plus  compte,  et  par-dessus  le  silence 
des  voix,  dont  il  ne  craint  pas  de  compromettre  l'infaillibilité, 
il  ira  porter  à  la  mémoire  du  roi  Charles  VIT  des  coups 
d'autant  plus  terribles  qu'il  les  aura  gratuitement  renforcés  de 
toute  l'ardeur  de  Jeanne  inspirée  par  ses  voix! 

Que  le  lecteur  impartial  juge  lui-même  si,  au  lieu  de  se 
livrer  à  de  tels  écarts,  il  n'est  pas  plus  simple,  plus  logique 
et  plus  juste  de  s'en  tenir  au  témoignage  de  Jeanne  d'Arc.  Ce 
témoignage  est  un  rempart  infranchissable  qu'elle  défend  en 
personne  avec  tout  l'éclat  de  ses  vertus.  Impossible  de  passer 
outre  sans  faire  brèche  à  son  bon  sens  et  à  sa- loyauté.  Qu'ils 
l'avouent  ou  non,  tous  ceux  qui  s'avisent,  malgré  elle,  de 
rompre  le  silence  de  ses  voix,  se  trouvent  nécessairement 
réduits  à  engager  avec  elle  un  combat  inégal.  Non-seulement 

•  M.  H.  Martin,  Histoire  de  France,  p.  209-^iO. 


LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC  18< 

ils  voient  se  dresser  devant  eux  Jeanne  soutenue  par  ses  voix  ; 
mais  encore  n'arrive-t-il  pas,  par  un  juste  retour,  que  tous  les 
coups  qu'ils  lui  portent  retombent  sur  eux-mêmes,  et  qu'ils 
ne  peuvent  la  contredire  sans  se  condamner  à  d'inévitables 
contradictions  ? 

Le  bon  sens  de  l'accusée,  sa  présence  d'esprit,  sa  fermeté, 
sa  franchise,  son  iiuiocence,  en  un  mot  toutes  les  qualités  qui 
peuvent  inspirer  la  confiance,  même  aux  esprits  prévenus,  on 
ne  fait  aucune  difticulté  de  les  reconnaître;  bien  plus,  on  les 
admire,  on  répète  quelles  éclatent  à  chaque  instant  dans 
ses  réponses  au  tribunal  de  Rouen.  Et  c'est  lorsqu'il  s'agit  du 
fait  qu'on  estime  le  plus  important  de  sa  carrière  militaire, 
de  l'assaut  livré  à  la  capitale  de  la  France,  c'est  alors  que, 
malgré  l'expression  si  nette  de  ses  souvenirs,  on  essaye  de  la 
traduire  et  de  la  défendre,  aux  assises  solennelles  de  l'histoire, 
comme  un  de  ces  clients  convaincus  d'avance,  pour  lesquels 
il  ne  reste  plus,  en  désespoir  de  cause,  qu'à  plaider  la  cir- 
constance atténuante  d'aliénation  mentale! 

On  nous  dépeint  Jeanne  d'Arc  comme  un  modèle  accompli 
de  sagesse,  d'héroïsme  et  de  vertu  ;  on  l'élève  au-dessus  et 
parfois  aux  dépens  de  ses  contemporains;  puis,  le  moment 
étant  venu  de  prononcer  sur  le  sens  et  l'étendue  de  sa  mis- 
sion extraordinaire,  non-seulement  on  se  permet,  sur  un  lait 
personnel,  de  confronter  son  propre  témoignage  avec  le  té- 
moignage de  ses  contemporains  ;  mais  encore,  c'est  le  témoi- 
gnag(*  plus  ou  moins  explicite  des  contemporains  qu'on  pré- 
fère au  témoignage  si  précis  de  Jeanne  d'Arc.  Pour  avoir  le 
dernier  mot  sur  ses  communications  avec  ses  voix,  on  refuse 
de  s'en  rapporter  à  ce  qu'elle  dit  elle-même  ;  on  va  le  de- 
mander à  d'autres.  Mais,  de  bonne  foi,  à  ne  s'en  tenir  qu'aux 
règles  les  plus  vulgaires  de  l'équité,  pourra-t-  on  jamais  trou- 
ver, parmi  ses  contemporains  ou  à  telle  époque  qu'on  voudra, 
une  parole  dont  la  sincérité  soit  couverte  par  des  garanties 
plus  sacrées? 

L'accusée  a  prêté  onze  fois  serment.  Tant  de  précautions 
prises  par  les  juges  répugnent  à  sa  délicatesse  et  lui  paraissent 
tout  à  {lut  superflues.  «  Il  me  semble,  »  dit-elle  au  commen- 


182  LA  MÏSSiON  DE  JEANNE  D'ARC. 

cernent  de  son  troisième  interrogatoire ,  «  il  me  semble  que 
ce  serait  bien  assez  de  jurer  deux  fois.  »  Et  plus  tard,  har- 
celée de  questions  sans  cesse  renouvelées  avec  autant  de  sub- 
tilité que  d'insistance  :  «  J'ai  répondu  le  plus  vrai  que  j'ai  su... 
Seriez-vous  contents  que  je  me  parjurasse?  »  C'est  en  vain 
que,  le  procès  terminé,  on  met  sa  véracité  à  une  dernière 
épreuve,  qu'on  étale  à  ses  yeux  des  instruments  et  des  me- 
naces de  torture  :  «  Vraiment,  si  vous  me  deviez  faire  détraire 
les  membres  et  faire  partir  l'âme  hors  du  corps,  si  ne  vous 
dirai-je  autre  chose  ;  et  si  je  vous  disais  autre  chose,  après 
je  vous  dirais  toujours  que  vous  me  l'auriez  fait  dire  par 
force.  »  Et  cette  fermeté,  qui  ne  s'est  jamais  démentie  pen- 
dant les  interrogatoires,  où  donc  la  puise-t-elle?  Précisément 
dans  ses  communications  avec  ses  voix,  qui  la  «  réconfortent,  » 
et  qu'on  l'accuse  d'avoir  défendues  par  un  pacte  criminel 
qu'elle  aurait  passé  en  secret  avec  sa  conscience  :  «  Elles 
m'ont  dit  de  répondre  hardiment  touchant  votre  procès.  » 
Sa  hardiesse  va  jusqu'à  déclarer  que,  dans  une  circonstance 
grave,  elle  leur  a  formellement  désobéi  :  ce  qui  deviendra  l'un 
des  principaux  griefs  du  réquisitoire.  Enfin,  qu'on  veuille 
bien  se  le  rappeler,  ce  sont  des  ennemis  que  Jeanne  a  pour 
juges  ;  elle  ne  s'engage  pas  moins  à  dire  tout  ce  qu'elle  sait  : 
«  De  ce  que  je  sais  touchant  le  procès,  je  vous  dirai  volon- 
tiers la  vérité,  tout  aussi  bien  que  si  j'étais  devant  ie  pape 
de  Rome.  » 

C'est  pour  nous,  de  l'aveu  unanime  aes  historiens,  une  ga- 
rantie précieuse  de  la  sincérité  et  des  vertus  de  Jeanne  d'Arc, 
que  ses  ennemis  eux-mêmes  aient  été  destinés  par  la  Provi- 
dence à  les  constater  à  l'encontre  de  leurs  démentis  gratuits, 
et  à  nous  en  transmettre  les  preuves  authentiques  dans  les 
actes  du  procès  de  condamnation.  Ces  actes  mêmes,  rédigés 
sous  les  yeux  des  juges,  conservés  avec  soin  dans  nos  biblio- 
thèques, formant  un  dossier  tel  qu  'on  en  trouverait  peu 
d'aussi  volumineux  et  d'aussi  complets  dans  les  archives  de 
nos  tribunaux  ;  ces  actes,  auxqu  els  on  s'est  habitué  à  faire 
appel  en  dernier  ressort,  nous  les  acceptons,  malgré  les  alté- 
rations nombreuses  qu'il  est  facile  d'y  signaler.  Nous  consen- 


LA  MISSION  DE  JEANiNE  DARC.  483 

tous  à  n'avoir  pas  d'autres  pièces  pour  nous  protioncer  siu' 
la  mission  de  Jeanne  d'Arc.  Si  son  témoignage,  tel  qu'il  y  est 
exposé,  si  clair  en  lui-même,  tant  de  fois  réitéré,  entouré  de 
garanties  si  nombreuses  et  si  inviolables,  rendu  incontestable 
par  les  contradictions  mêmes  des  juges;  si  ce  témoignage  ne 
donne  pas  le  dernier  mot  de  sa  mission,  nous  osons  le  dire  à 
ceux  qui  le  récusent  :  il  n'y  a  plus  pour  eux  rien  de  certain, 
non-seulement  sur  la  mission  ,  mais  encore  sur  toute  la  vie 
extraordinaire  de  la  Pucelle  d'Orléans.  Il  ne  doit  plus  y  avoir 
en  France  que  deux  manières  d'écrire  l'histoire  de  la  Pucelle, 
de  même  qu'il  n'y  avait  à  Rouen  que  deux  manières  de  l'ex- 
pliquer. Son  témoignage  est  là,  scellé  de  son  sang  :  il  faut 
qu'on  le  respecte  ou  qu'on  passe  outre,  malgré  ses  protes- 
tations énergiques,  et  qu'on  aille  prendre  place  parmi  ses 
accusateurs  pour  confirmer  leur  réquisitoire  et  applaudir  à 
leur  arrêt  de  condamnation.  N'est-ce  pas  le  spectacle,  le  triste 
spectacle,  auquel  il  nous  est  donné  d'assister  aujourd'hui  ? 

Le  tribunal  érigé  à  Rouen  sous  l'influence  de  passions 
exaltées  par  une  guerre  à  la  fois  civile  et  étrangère,  ce  tribu- 
nal à  jamais  flétri,  tombé,  depuis  plus  de  quatre  siècles, 
moins  encore  sous  les  coups  de  l'Église  et  de  l'animadversion 
publique,  que  sous  le  poids  de  sa  propre  iniquité  ;  ce  même 
tribunal,  quelques  écrivains  contemporains,  sous  prétexte  de 
critique  éclairée  et  impartiale,  se  sont  réservé  la  tâche  diffi- 
cile de  le  relever,  d'en  réhabiliter,  sinon  les  passions  qu'ils 
déplorent,  du  mouis  les  sentences  qu'ils  apjirouvent  comme 
juridiques  et  conformes  à  toutes  les  prescriptions  des  lois 
ecclésiastiques.  Ce  n'est  point  Jeanne  d'Arc  qu'on  prétend 
condamner,  c'est  l'Église  catholique,  pour  avoir  fait  brû- 
ler une  hérétique  qui  en  appelait  contre  elle  à  l'Église  in- 
visible de  Jean  Iluss  et  de  Luther;  c'est  le  roi  Charles  Vil, 
pour  avoir  trahi,  par  jalousie  monarchique,  la  fille  du  peu- 
ple qui  voulait  lui  rendre  tout  son  royaume  ;  nous  pouvons 
ajouter  :  c'est  l'inspiration  surnaturelle,  pour  avoir  été  con- 
vaincue pendant  plusieurs  mois  d'impuissance  à  prévoir  les 
événements  et  à  les  accomplir.  Une  Jeanne  d'Arc  hérétique 
tournée  contre  l'Église  catholique;  une  Jeanne  d'Arc  armée 


184  LA  MISSION  DE  JEANNE  D'ARC. 

au  nom  du  peuple  pour  délivrer  la  France,  malgré  la  trahison 
du  roi;  une  Jeanne  d'Arc  douée  d'une  certaine  inspiration 
spontanée,  résultant  d'un  développement  exceptionnel  des 
facultés  propres  à  l'humanité  :  tel  est  l'idéal  imaginé  par 
quelques  écrivains  de  nos  jours,  et  proposé  par  eux  à  l'ad- 
miration du  public.  C'est  la  Jeanne  d'Arc  du  xix^  siècle,  in- 
vestie d'une  mission  indépendante  de  toute  règle  et  de  toute 
autorité. 

Telle  n'est  pas  la  Jeanne  d'Arc  du  xv"  siècle  Celle-ci,  la 
véritable  Jeanne  d'Arc,  reste  toujours  ce  qu'elle  a  été  pendant 
sa  vie,  et  elle  n'a  été  que  ce  qu'elle  nous  a  dit  elle-même, 
précisément  tout  le  contraire  de  ce  qu'ont  dit  ses  juges.  C'était 
le  malheur  des  juges  d'avoir  à  la  frapper,  malgré  son  témoi- 
gnage et  son  innocence ,  pour  atteindre  le  parti  français  ; 
c'est  aujourd'hui  le  malheur  de  ceux  qui  soutiennent  le 
même  réquisitoire,  d'être  obligés  de  faire  d'abord  tomber  sur 
elle-même  les  coups  destinés  à  trois  choses  qu'elle  affirma 
jusqu'à  la  fin  lui  être  chères,  à  l'Église,  à  son  roi  et  à  ses 
voix.  Si  elle  pouvait  revivre  parmi  nous,  fouler  aux  pieds  en- 
core une  fois  le  sol  de  cette  France  qu'elle  a  tant  aimée,  nous 
le  demandons,  ceux  qui  concluent  contre  elle,  avec  le  pro- 
moteur de  Rouen,  qu'elle  a  manqué  sa  mission  et  qu'elle  est 
morte  hérétique ,  ceux-là ,  pense-t-on ,  de  bonne  foi ,  qu'elle 
les  crût  de  son  parti  ?  ne  trouverait-elle  pas  la  haine  ouverte 
des  Anglais  moins  cruelle  que  la  sympathie  d'admirateurs  qui 
cherchent  à  lui  ravir,  avec  l'honneur  de  sa  parole,  ce  qui 
a  fait  sa  force,  sa  grandeur  et  sa  dernière  consolation  ? 

Pour  nous,  à  ne  consulter  que  les  lois  de  la  justice  et  de  la 
vérité,  nous  estimons  les  dépositions  de  l'accusée  plus  dignes 
de  foi  que  le  réquisitoire  du  promoteur.  Nous  ne  voyons  à 
Rouen,  pour  la  condamner  et  la  brûler,  que  les  ennemis  de 
son  pays  et  les  siens,  des  Anglais  qu'elle  a  vajncus.  Derrière 
elle  est  la  France,  qui  a  triomphé  par  ses  armes,  qui  triomphe 
encore  par  l'éclat  de  ses  vertus  :  voilà  tout  son  crime.  Il  n'y 
a  point  là  de  coupable  :  il  n'y  a  qu'une  victime  défendue  par 
sa  seule  innocence,  et  des  bourreaux  exerçant  par  vengeance 
le  droit  du  plus  fort.  En  tout  pays,  la  victime  est  sacrée  :  celle- 


LA  MISSION  DE  JEANNE  DARC  ISo 

ci  n'est  immolée  que  pour  sa  patrie,  et  nous  iw  la  trouverions 
pas,  par  elle-même,  assez  noble,  assez  infortunée  et  assez  tou- 
chante? Français,  nous  aurions  le  triste  courage  de  profaner 
la  sainteté  de  son  martyre  par  le  mélange  impur  de  sentiments 
qu'elle  n'a  jamais  connus?  Ah!  c'est  bien  assez  d'avoir  à 
pleurer  son  malheur  et  celui  de  la  France  :  gardons- nous  d'y 
ajouter  des  malheurs  plus  grands  encore,  et  laissons-lui  tout 
ce  qui  la  fortifie  dans  son  douloureux  sacrifice. 

Laissons-lui  l'Église,  qu'elle  invoque  jusqu'au  dernier  sou- 
pir, et  qui  n'a  jamais  eu  ni  doute  sur  l'orthodoxie  de  sa  foi, 
ni  inquiétude  sur  le  salut  de  son  âme  :  u  Quant  à  l'Eglise,  je 
l'aime  et  la  voudrais  soutenir  de  tout  mon  pouvoir;  je 
consens  qu'on  envoie  mes  réponses  à  Rome,  et  je  m'y  sou- 
mets '.  »  L'Église  entendit  son  appel,  examina  ses  déposi- 
tions, les  accepta,  et  annula  par  une  condamnation  solennelle 
la  sentence  inique  du  tribunal  de  Rouen.  Être  plus  exigeant 
que  l'Église,  c'est  faire  preuve  d'un  zèle  excessif. 

Laissons-lui  le  roi  Charles  VII,  qu'elle  ne  sépare  pas  de 
son  patriotisme.  Elle  nous  le  demande  elle-même,  non  comme 
une  grâce,  mais  au  nom  de  la  stricte  justice  :  «  Aucun  de 
mes  faits  ni  de  mes  discours  ne  peut  être  à  la  charge  de 
mon  roi ,  ni  d'aucun  autre.  »  En  imputant  à  son  roi  des 
crimes  imaginaires  contre  la  France,  contre  ses  voix  et  contre 
Dieu,  nous  craindrions  le  sort  de  ce  prédicateur  anglais  qui, 
en  présence  d'une  assemblée  imposante,  se  vit  tout  à  coup 
interrompu  par  cet  élan  d'indignation  :  «  Par  ma  foy,  sire, 
révérence  gardée,  je  vous  ose  bien  dire  et  jurer,  sous  peine 
de  ma  vie,  que  c'est  le  plus  noble  crestien  de  tous  les  cres- 
tiens;  et  n'est  point  tel  que  vous  dictes.  »  Lorsqu'il  apprit 
le  supplice  de  la  Pucelle,  Charles  VII  fut  «  moult  doulent  *,  » 
et  il  tint  à  flétrir  juridiquement  le  crime  de  l'étranger  par  la 
réhabilitation  la  plus  éclatante. 

Laissons-lui,  à  l'envoyée  du  ciel,  si  fidèle  à  l'Église  et  à  son 
roi,  ah!  laissons-lui  l'infaillibilité  de  ses  voix,  lui  parlant  au 


'  Procès,  1. 1,  p.  il 2,  145. 

■  l'rocès,  t.  I,  p.  144-45;  t.  IV,  p.  281 


4  86  LA  MISSIOxN  DE  JEANNE  D'ARC. 

nom  de  Dieu.  C'est  son  dernier  témoignage  au  milieu  des 
flammes  :  «  Toujours  jusqu'à  la  fin  maintint  et  assura  que  les 
voix  qu'elle  avait  eues  étaient  de  Dieu ,  et  qu'elle  ne  croyait  point 
par  lesdites  voix  avoir  été  trompée  ' .  »  Ses  voix  ne  l'avaient  pas  * 
trompée  :  elle  voyait  et  annonçait  avec  certitude  ,  pour  un 
prochain  avenir,  la  prise  de  Paris  et  la  délivrance  de  tout  le 
royaume.  Son  sang,  versé  pour  la  patrie,  allait  hâter  le  triom- 
phe définitif,  en  ravivant  la  haine  de  l'étranger.  Elle  mourait 
sans  crainte  pour  la  France,  sa  mission  était  remplie.  Mais  si 
ses  voix  lui  avaient  promis  des  succès  après  le  sacre  de  Reims, 
à  Paris,  à  la  Charité  et  ailleurs,  ses  voix  l'auraient  trompée. 
Si  ses  voix  l'avaient  trompée,  sa  mission  serait  manquée.  Si 
sa  mission  était  manquée,  Jeanne,  trompée  par  ses  voix,  nous 
aurait-elle-méme  trompés.  Jeanne  dupe  de  ses  voix,  la  France 
dupe  de  Jeanne  depuis  plus  de  quatre  siècles,  ce  serait  donner 
gratuitement ,  aux  dépens  de  Jeanne  et  aux  dépens  de  la 
France ,  une  confirmation  trop  éclatante  au  réquisitoire  du 
tribunal  de  Rouen. 

Jeanne  l'a  dit  sous  la  foi  du  serment,  elle  l'a  maintenu  sur 
le  bûcher,  si  elle  combattit  après  le  sacre  de  Charles  VII,  ce 
«  ne  fut  ne  contre  ne  par  le  commandement  de  ses  voix.  »  Sa 
mission  ne  consistait  donc  plus  à  vaincre  les  Anglais  sur  le 
champ  de  bataille.  Prolonger,  malgré  elle,  l'intervention  de 
ses  voix  dans  sa  vie  militante,  c'est  faire  peser  une  accusation 
grave;  sur  les  voix,  d'impuissance;  sur  Jeanne  elle-même^ 
de  parjure  ;  sur  Charles  VII,  d'un  crime  monstrueux.  L'his- 
toire nous  offre  bien  ,  ce  nous  semble ,  assez  d'exemples 
d'une  politique  cruelle  et  perfide  ;  nous  y  trouvons  trop 
peu  de  véritables  héros  pour  être  disposé  à  sacrifier,  sur  une 
supposition  gratuite,  la  sincérité,  et,  du  même  coup,  l'inspi- 
ration, les  vertus  et  la  gloire  de  Jeanne  d'Arc. 

La  mission  de  Jeanne  d'Arc  ne  fut  pas'  telle  que  nous  la 
présentent  les  historiens  de  nos  jours;  dans  un  autre  article, 
nous  verrons  ce  qu'elle  fut  d'après  son  propre  témoignage. 

F.  Gaze  AU. 

'  Procès,.t.  III,  p.  170. 


L'AVENIR 


DE 


L'EGLISE  GRECQUE-UNIE 


Les  vents  et  les  flots  sont  déchaînés  contre  la  barque  de 
Pierre,  mais  le  nautonier  ne  se  laisse  pas  aba  ttre  ;  sa  main 
tient  le  gouvernail,  et  son  œil  est  fixé  sur  l'Orient .  On  dirait 
qu'il  attend  quelque  chose  qui  doit  venir  de  là.  Dès  les  pre- 
miers jours  de  son  pontificat,  il  adressait  aux  Orientaux  des 
paroles  de  conciliation  et  de  paix,  et  tout  récemment  encore 
il  vient  de  confier  le  soin  d'étudier  les  besoins  religieux  de 
l'Orient  à  une  congrégation  spéciale.  Les  politiques  tournent 
les  yeux  du  même  côté.  Le  moment  semble  donc  favorable 
pour  appeler  l'attention  du  public  chrétien  sur  un  des  grands 
problèmes  de  notre  siècle. 


Les  armes  victorieuses  d'Alexandre  le  Grand  n'avaient 
réussi  qu'à  former  un  empire  éphémère  qui  ne  put  survivre 
à  son  fondateur;  mais  les  conquêtes  du  génie  grec  sur  les 
barbares  n'en  furent  pas  moins  durables.  La  langue,  les  lois, 
les  lettres,  les  sciences,  les  arts  delà  Grèce,  prirent  posses- 
sion de  la  Thrace,  de  l'xAsie  mineure,  de  la  Syrie  et  de  l'E- 
gypte;   et  si  les  Grecs  ne  parvinrent  pas  à  constituer  et   à 


188  L'AVENIR  DE  L'EGLISE  GRECQUE-UiME. 

maintenir  dans  ces  vastes  contrées  un  empire  puissant  et  une 
forte  unité  politique,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  civili- 
sation grecque  y  jeta  de  profondes  racines.  L'Orient  devint 
grec  et  resta  grec,  même  lorsque  les  Romains  l'eurent  soumis 
à  leur  domination.  D'un  autre  côté,  la  Gaule,  l'Espagne, 
l'Afrique,  n'avaient  pas  seulement  été  conquises  par  les  armes 
des  Romains,  elles  avaient  été  jetées  dans  le  moule  de  la  so- 
ciété romaine,  elles  avaient  subi  sa  forte  empreinte,  elles 
avaient  accepté  sa  langue  avec  ses  mœurs  et  ses  lois.  Lorsque 
ces  vastes  pays  ne  formèrent  plus  qu'un  empire,  il  y  eut  dans 
son  sein  deux  langues,  deux  civilisations,  ou,  comme  on  di- 
rait aujourd'hui,  deux  nationalités,  la  nationalité  grecque  et 
la  nationalité  latine. 

Les  apôtres,  en  prêchant  l'Évangile  et  en  fondant  l'Eglise 
du  Christ,  se  trouvèrent  en  présence  de  cet  état  de  choses  ; 
loin  de  songer  aie  combattre,  ils  l'acceptèrent  tel  qu'il  était; 
ils  jetèrent  la  semence  de  la  divine  parole  parmi  les  Grecs  et 
parmi  les  Latins,  et  la  laissèrent  se  lever  chez  les  uns  et  chez 
les  autres,  sans  se  préoccuper  de  ces  questions  de  langues  et 
de  nationalités.  Il  en  résulta  que  l'Église,  en  s'adaptant  au 
caractère  des  deux  peuples,  prit  chez  les  uns  et  chez  les  autres 
une  physionomie  différente.  La  foi  était  la  même,  l'Église  était 
une,  mais  la  liturgie  n'employait  pas  partout  la  même  langue; 
peu  à  peu  on  vit  s'établir  et  prévaloir  des  coutumes  diffé- 
rentes dans  la  célébration  des  saints  mystères ,  dans  l'admi- 
nistration des  sacrements,  dans  les  formes  de  la  prière,  dans 
quelques  points  de  discipline.  Cet  ensemble  de  coutumes  et 
de  cérémonies,  adopté  soit  par  les  Latins,  soit  par  les  Grecs, 
est  ce  que  nous  appelons  le  rite;  et  il  avait  déjà  pris  une 
forme  suffisamment  arrêtée  antérieurement  au  concile  de 
Nicée.  Il  y  eut  donc  dans  l'Église,  dès  ces  temps  reculés,  deux 
rites  différents,  le  rite  grec  et  le  rite  latin,  et  l'existence  simul- 
tanée de  ces  deux  rites  ne  portait  aucune  atteinte  à  l'unité  de 
la  foi  ni  à  l'unité  de  l'Église.  De  là  vint  l'habitude  de  désigner 
sous  le  nom  d'Église  grecque  la  partie  de  l'Église  qui  suivait 
le  rite  grec,  et  sous  le  nom  d'Église  latine  celle  qui  suivait  le 
rite  latin  ;   non  qu'il  y  eût  en  réalité  deux  Églises  séparées 


L'AVENIR    Di-   LÉGLISK  GRECQUE-UNIE.  <89 

l'une  de  l'autre,  mais  uniquement  parce  que  les  deux  moitiés 
de  l'Église  suivaient  l'une  le  rite  grec,  l'autre  le  rite  latin. 

Ces  dénominations  prirent  un  caractère  encore  plus  dé- 
terminé, lorsque  l'empire  romain  fut  définitivement  divisé. 
Les  deux  moitiés  de  l'Église  correspondirent  aux  deux  moitiés 
de  l'empire  :  l'Église  grecque  à  l'empire  d'Orient,  et  l'Église 
latine  à  l'empire  d'Occident. 

De  tout  temps  l'évéque  de  Rome,  outre  l'autorité  dont  il 
était  revêtu  eu  qualité  de  chef  de  l'Église  universelle,  exerçait 
une  autorité  plus  immédiate  et  plus  directe  sur  l'Église  la- 
tine :  c'est  ce  qui  constituait  le  patriarcat  d'Occident.  Dans 
l'Orient,  dès  les  temps  les  plus  anciens  aussi,  les  évéques 
d'Alexandrie  et  d'Antioclie  possédaient,  chacun  dans  son 
ressort,  et  sous  l'autorité  suprême  du  pape,  un  certain  droit 
d'inspeclion  et  une  certaine  autorité  sur  les  évéques  qui  rele- 
vaient de  leurs  sièges.  Plus  tard,  par  suite  de  la  création  des 
patriarcats  de  Constantinople  et  de  Jérusalem,  l'Orient  se 
trouva  partagé  en  quatre  grandes  circonscriptions  indépen- 
dantes les  unes  des  autres,  à  la  tête  desquelles  étaient  placés 
les  patriarches  de  Constantinople,  d'Alexandrie,  d'Antioche 
et  de  Jérusalem. 

Cette  situation  ne_^p résentait  rien  d'incompatible  avec  l'unité 
de  l'Église.  Les  patriarches  orientaux  étaient  obligés  d'être  en 
communion  avec  le  pape,  ils  reconnaissaient  sa  primauté. 
Dans  les  cas  graves,  on  appelait  de  leurs  décisions  à  celle  du 
pontife  romain,  et  plus  d'une  fois  il  lui  est  arrivé  de  frapper 
les  patriarches  des  censures  ecclésiastiques  et  de  les  déposer 
de  leurs  sièges. 

Mais  dans  la  suite  des  temps,  on  vit  se  produire  des  rivalités 
nationales,  des  jalousies  politiques,  des  calculs  ambitieux, 
des  prétentions  mal  fondées,  des  préventions  aveugles  et  de 
funestes  malentendus,  qui  troublèrent  l'harmonie.  T.es  rup- 
tures devinrent  de  plus  en  plus  fréquentes,  et  le  lien  qui  unis- 
sait les  deux  Eglises  finit  par  être  brisé  d'une  manière  défi- 
nitive. C'est  ce  qui  constitue  le  schisme  d'Orient. 

Cependant  on  ne  laissa  pas  de  faire,  à  plusieurs  reprises, 
des  tentatives  pour  renouer  les  anciennes  relations  et  rétablir 


490  L'AVENIR  DE  L'ÉGLISE  GRECQUE-UNIE. 

la  concorde.  De  toutes  ces  tentatives,  ]a  plus  solennelle  et 
la  plus  célèbre  eut  lieu  au  concile  de  Florence.  Les  évèques 
grecs  et  latins  arrêtèrent  d'un  commun  accord  les  bases  d'une 
réconciliation  que  l'on  espérait  devoir  être  perpétuelle,  mais 
qui  malheureusement  ne  fut  guère  durable. 

Toutefois,  il  ne  faudrait  pas  croire  que  l'œuvre  du  concile 
de  Florence  n'ait  pas  eu  de  grands  résultats.  Ce  n'était  pas 
peu  de  chose  d'avoir  trouvé  et  d'avoir  nettement  formulé  les 
bases  et  les  conditions  de  la  paix.  S'il  est  permis  d'emprunter 
ici  une  expression  au  langage  de  la  diplomatie,  le  protocole 
resta  ouvert,  et  toutes  les  Églises  de  l'Orient  purent  savoir  à 
quelles  conditions  l'Eglise  romaine  était  prête  à  les  recevoir 
dans  sa  communion.  On  a  vu  des  diocèses  orientaux  et  des 
Églises  particulières  accéder  successivement  aux  bases  arrêtées 
à  Florence  :  c'est  là  l'origine  des  diverses  Églises  grecques- 
unies.  Ces  Églises,  tout  en  conservant  leur  rite,  leurs  cérémo- 
nies, leurs  usages,  font  partie  de  l'Église  universelle,  profes- 
sent la  même  foi,  et  reconnaissent  l'autorité  suprême  du 
successeur  de  saint  Pierre.  Par  conséquent,  les  grecs-unis  sont 
des  catholiques  du  rite  grec,  ou,  en  d'autres  termes,  des 
Grecs  vivant  dans  la  communion  du  saint-siége.  C'est  l'en- 
semble de  ces  catholiques  du  rite  grec  qui  forme  l'Église 
grecque-unie.  Quoiqu'ils  se  trouvent  dispersés  dans  des  pays 
différents,  quoiqu'ils  appartiennent  à  diverses  nationalités, 
et  qu'ils  constituent  plusieurs  Églises  distinctes,  leur  situation, 
leurs  besoins,  leur  avenir  étant  les  mêmes,  il  convient  de  ne 
pas  les  séparer  dans  cette  étude. 

Commençons  par  l'énumération  des  divers  groupes  qui 
composent  aujourd'hui  l'Église  grecque-unie.  Ils  sont  dis- 
persés en  Russie,  en  Pologne,  en  Autriche,  en  Turquie  er  dans 
les  Deux-Siciles. 

I.  Dans  les  limites  de  l'empire  de  Russie,  aos  regards  sont 
attirés  par  cette  illustre  et  malheureuse  Église  ruthénienne,  qui 
après  avoir  eu  une  ère  de  prospérité  sous  le  gouvernement  des 
rois  de  Pologne,  a  été  violemment  détruite  par  l'empereur  Ni- 
colas en  1839.  Quoiqu'elle  n'ait  plus  d'évêques,  quoique  les 
})rêtres  peu  nombreux  qui  survivent  encore  ù  la  persécution. 


L'AVENIR  1>E  L'ÉGLISE  GRECQUE-UNIE.  191 

n'aient  pas  la  liberté  d'exercer  leur  ministère,  quoique  les 
populations  soient  officiellement  inscrites  sur  les  registres  de 
l'Église  russe,  la  foi  n'a  pas  été  arrachée  des  cœurs,  et  nous 
ne  pouvons  pas  nous  dispenser  de  faire  mention  de  cette 
Église  martyre  qui  attend  le  jour  de  sa  résurrection. 

II.  Dans  le  royaume  de  Pologne,  le  diocèse  de  Clielm,  dé- 
bris de  l'ancienne  Église  ruthénienne,  a  échappé  au  coup  dont 
les  autres  diocèses  ont  été  frappés,  mais  il  ne  possède  qu'une 
existence  très-précaire. 

m.  En  Autriche,  il  y  a  d'abord  des  diocèses  qui  ont  autre- 
fois fait  partie  de  la  même  Église  ruthénienne^  et  qui  relèvent 
aujourd'hui  du  siège  métropolitain  de  Lemberg. 

En  Hongrie,  des  diocèses  grecs-unis,  de  race  slave,  relèvent 
du  primat  de  Hongrie,  l'archevêque  latin  de  Gran  ;  en  Croa- 
tie, rarchevèque  latin  d'Agram  compte  parmi  ses  suffragants 
un  diocèse  grec-uni  de  race  croate  ou  serbe. 

En  Transylvanie,  plusieurs  évéques  grecs-unis  de  race  rou- 
maine ou  moldo-valaque  se  groupent  autour  du  siège  métro- 
politain de  Fogaracs,  qui  appartient  également  au  rite  grec- 
uni. 

in.  Si  nous  passons  en  Turquie,  nous  devons  faire  d'abord 
mention  de  l'Églisç  melchite  en  Syrie.  Elle  comprend  une 
dizaine  de  diocèses  qui  relèvent  du  patriarche  d'Antioche,  dont 
la  résidence  était  récemment  à  Damas,  et  qui  aujourd'hui 
habite  Beyrouth.  L'Église  melchite  se  compose  d'Arabes,  et  la 
liturgie  y  est  célébrée  selon  le  rite  grec,  mais  en  arabe. 

Dans  la  Turquie  d'Europe,  tout  récemment  encore,  il  n'y 
avait  pas  de  grecs-unis.  La  jeune  Église  bulgare  date  de  1 860, 
et  l'Église  grec-unie  proprement  dite  est  encore  plus  mo- 
derne. La  seule  différence  qu'il  y  ait  entre  ces  deux  Églises, 
c'est  que  la  première  appartient  à  la  nationalité  slave,  et  la 
seconde  à  la  nationalité  hellénique. 

IV.  Enfin,  dans  les  Deux-Siciles,  tant  dans  l'île  que  sur  le 
continent,  habitent  des  Albanais  et  des  (irecs  catholiques  du 
rite  grec;  ils  ont  des  églises,  des  prêtres,  des  couvents,  des 
séminaires;  ils  ont  même  un  ou  deux  évéques, mais  ils  ne  for- 
ment pas  de  diocèses  distincts. 


492  L'AVENIR  DE  L'ÉGLISE  GRECQUE-UNIE. 

C'est  ici  le  lieu  de  faire  mention  de  la  paroisse  de  Saint- 
Nicolas  de  Myre,  fondée  à  Marseille  par  Napoléon  I"  pour 
les  grecs-unis  que  leur  commerce  et  leurs  affaires  appellent 
dans  cette  ville.  Remarquons  en  passant  qu'une  fondation  de 
ce  genre  serait  bien  plus  utile  et  aurait  une  bien  autre  im- 
portance aujourd'hui  à  Paris,  où  le  concours  des  grecs-unis 
et  des  catholiques  orientaux  est  bien  plus  considérable  qu'à 
Marseille. 

Rien  qu'à  lire  cette  sèche  nomenclature,  on  devine  déjà  une 
partie  des  souffrances  de  cette  Église.  Elle  ne  possède  aucun 
élément  de  force.  Le  premier  de  tous,  le  nombre,  lui  fait  dé- 
faut. Tous  les  grecs-unis,  pris  ensemble,  ne   s'élèvent  pas 
aujourd'hui  au  chiffre  de  trois  millions  ;  mais  ce  n'est  pas 
tout.  On  peut  se  représenter  une  Église  qui  ne  compterait 
que  deux  ou  trois  millions  de  fidèles  dans  une  situation  pros- 
père.  Supposez   un   instant  l'Église   grec-unie  établie   dans 
un  petit  pays  comme  la  Grèce  ou  la  Roumanie;  le  peuple,  les 
grands,  la  dynastie  régnante,  toute  la  nation  appartient  à  cette 
Église;   le  clergé  national  y  possède  tous  les  établissements 
rigoureusement  nécessaires  à  la  perpétuité  et  à  l'efficacité  de 
son  ministère.  Ce  ne  serait  pas  quelque  chose  de  bien  extraor- 
dinaire; l'Église  latine  nous  présente  ce  spectacle  dans  bien 
des  pays,  l'Église  grecque  non  unie  également  ;  on  peut  en 
dire  autant  des  Églises  protestantes  ;  il  n'y  a  que  l'Église  ca- 
tholique du  rite  grec  qui  n'ait  rien  de  semblable.  Non-seule- 
ment les  fidèles  de  cette  Église  sont  dispersés  entre  tant  d'États 
différents,  entre  tant  de  nations  et  de  langues  différentes, 
non-seulement  ils  sont  étrangers  les  uns  aux  autres  *,  mais  en- 
core partout  ils  sont  en  minorité,  et  dans  un  état  d'infériorité 
relative.  Les  hommes  qui,  par  leur  naissance,  leur  fortune,  leur 
position  dans  le  monde,  auraient  pu  exercer  sur  eux  une  in- 
fluence bienfaisante,  auraient  pu  contribuer  à  les  relever  et  à 
les  soutenir,  ces  hommes,  partout  ou  presque  partout,  ont  dé- 
serté cette  malheureuse  Église  ;  elle  ne  compte  guère  parmi  ses 
enfants  que  des  pauvres  et  des  ignorants.  Le  clergé  grec-uni 
lui-même,  on  le  comprend  sans  peine,  doit  se  ressentir  d'une 
position  aussi  déplorable.  Je  sais  qu'il  y  a  dans  son  sein  des 


LWENIII  DK  L  I^CiLlSE  GKI-CQUE-UNIE.  493 

exceptions  d'autant  plus  respectables  qu'elles  ont  à  lutter  con- 
fre  de  plus  grands  obstacles;  mais  il  faut  bien  reconnaître 
que  dans  son  ensemble  il  est  inférieur  au  clergé  latin  pour 
la  science,  pour  le  zèle,  pour  l'esprit  sacerdotal;  en  un  mot, 
il  est  insuffisant. 

Il  n'en  faut  pas  tant  pour  expliquer  l'état  de  faiblesse  dans 
lequel  se  trouve  l'Église  grecque-unie.  Mais  nous  n'avons  pas 
tout  dit.  A  côté  de  cette  Église  si  peu  nombreuse,  si  faible,  si 
dénuée  de  ressources,  se  trouvent  placées  deux  grandes  et 
puissantes  Églises  qui  toutes  deux  ont  avec  elle  des  points 
de  contact,  et  qui  tendent  toutes  deux  à  l'absorber  dans  leur 
sein. 

Nous  voyons  se  reproduire  ici  dans  l'ordre  moral  le  même 
pbénoinéne  que  celui  qu'opère  dans  l'ordre  physique  la  loi 
delà  gravitation.  L'Église  latine  et  l'Église  grecque  non  unie 
attirent  à  elle  la  petite  Église  grecque-unie,  qui  gravite  sans 
cesse  vers  l'une  ou  vers  l'autre.  Ou  bien,  pour  employer  une 
autre  comparaison,  cette  pauvre  Église  est  soumise  au  double 
courant  d'une  pile  voltaïque  qui  tend  continuellement  à  en 
désagréger  les  parties  constitutives,  et  à  en  opérer  la  décom- 
position. Parlons  sans  figures  :  les  grecs-unis  sont  exposés  à 
être  absorbés  par  r]i,glise  latine  en  renonçant  à  leur  rite;  par 
l'Église  grecque  non  unie,  en  se  détachant  de  la  communion 
du  saint-siège.  On  comprend  sans  peine  qu'il  se  trouve  des 
âmes  attirées  vers  l'Église  latine  par  l'espoir  d'y  trouver  plus 
de  secours  et  de  ressources  pour  leur  piété  ;  on  comprend 
aussi  qu'il  s'en  trouve  d'autres  qui,  fortement  attachées  à  leur 
rite,  voient  avec  peine  se  produire  une  tendance  à  rapprocher 
ce  rite  du  rite  latin,  et  par  là  en  altérer  la  pureté.  Il  est  facile 
de  se  convaincre  que  le  saint-siége  n'a  jamais  cessé  de  désap- 
prouver cette  manière  de  voir;  il  suffit  de  lire  le  célèbre  bref 
de  benoît  XIV,  Allatœ  sunt,  qui  résume  tout  ce  qui  a  été  fait 
dans  ce  sens  par  ses  prédécesseurs,  et  Pie  IX,  dans  son  Ency- 
clique aux  Orientaux,  cite  ce  même  bref  de  lienoît  XIY.  Mais 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  opinion  existe  malheureu- 
sement, et  elle  a  pour  résultat  d'ébranler  l'attachement  à  l'u- 
nion. Car  les  grecs  non  unis  sont  toujours  à  l'affût  des  moin- 
I'  13 


194  L'AVENIR  DE  L'ÉGLISE  GRECQUE-UXIE. 

dres  tentatives  de  ce  genre,  et  ils  ne  manquent  pas  d'en  tirer 
avantage  pour  montrer  que  les  latins  en  veulent  au  rite  grec. 
De  sorte  que  tous  les  efforts  faits  dans  cette  voie,  avec  la  pensée 
de  rattacher  l'Eglise  grecque-unie  par  des  liens  plus  intimes 
à  l'Église  latine,  produisent  des  résultats  diamétralement  op- 
posés au  but  que  l'on  prétend  atteindre. 

Il  y  a  peu  d'années,  on  résolut  de  remplacer,  dans  l'Église 
grecque-unie  de  Syrie,  le  calendrier  julien  qui  s'y  était  main- 
tenu jusqu'alors,  par  le  calendrier  grégorien.  C'était  fort  peu 
de  chose  en  soi,  et  cela  n'avait  pas  de  relation  directe  avec 
le  rite,  mais  à  raison  de  diverses  circonstances  qui  se  sont 
produites  dans  la  manière  de  procéder  à  ce  changement,  les 
esprits  ont  été  alarmés  ;  la  moitié  des  évêques  s'est  prononcée 
contre  le  nouveau  calendrier;  les  émissaires  du  gouverne- 
ment russe  ont  fait  ce  qu'ils  ont  pu  pour  envenimer  la  que- 
relle, et  l'on  a  pu  croire  un  instant  que  la  plus  grande  partie 
de  cette  Église  allait  retomber  dans  le  schisme.  C'est  même 
ce  qui  serait  probablement  arrivé,  si  les  massacres  de  Syrie 
et  les  événements  qui  les  ont  suivis  n'avaient  donné  un  autre 
cours  aux  idées,  et  n'avaient  eu  pour  résultat  d'amener  la 
presque  totalité  des  récalcitrants  à  adopter  le  calendrier  gré- 
gorien . 

En  Bulgarie,  l'union  n'a  pas  fait  jusqu'ici  des  progrès 
aussi  rapides  qu'on  l'espérait,  parce  qu'ici  encore  les  émis- 
saires du  patriarche  grec  et  du  gouvernement  russe  effra) eut 
les  populations  en  leur  faisant  croire  que,  malgré  les  engage- 
ments pris  par  Mgr  Hassoun,  primat  des  Arméniens  catho- 
liques à  Constantinople,  engagements  garantis  par  un  bref 
du  pape,  on  aurait  l'arrière- pensée  de  leur  imposer  le  rite 
latin . 

Quant  aux  grecs -unis  de  l'Autriche,  ce  ne  sont  plus  de 
vaines  craintes  qui  agitent  les  esprits.  Les  personnes  les  plus 
dignes  de  croyance  nous  affirment  qu'il  suffit  d'assister  une 
seule  fois  au  service  divin  dans  une  égUse  de  ce  rite,  pour 
s'apercevoir  des  profondes  modifications  que  les  cérémonies 
du  culte  y  ont  subies.  C'est  un  mélange  de  pratiques  latines  et 
orientales  qui  s'éloigne  également  des  usages  des  deux  Églises. 


L'AVENIU  i)IÎ  L  EGLISE  GRECQUE-UNIE.  4  95 

Les  populations  en  sont-elles  ])lus  attachées  à  l'union  ?  met- 
tent-elles à  un  plus  haut  prix  la  communion  avec  le  saint- 
siége?  Bien  loin  de  là;  c'est  tout  le  contraire  qui  arrive,  et  les 
peisonnes  qui  portent  le  plus  vif  intérêt  au  maintien  de  la 
sainte  union  sont  celles  qui  ressentent  les  plus  vives  alarmes. 
Il  ne  servirait  de  rien  de  dissimuler  des  faits  qui  sont  patents, 
il  vaut  bien  mieux  en  chercher  le  remède. 

Dans  les  pays  où  les  deux  rites  sont  en  présence,  il  y  a  un 
certain  nombre  de  catholiques  latins  qui  ont  une  manière,  sui- 
vant nous,  aussi  inexacte  que  funeste  d'envisager  la  question. 
Le  rite  grec  leur  inspire  une  défiance  instinctive;  ils  s'imagi- 
nent qu'on  n'est  véritablement  et  complètement  converti  que 
lorsqu'on  a  passé  au  rite  latin  ;  par  conséquent,  ils  considèrent 
l'union  comme  un  établissement  provisoire,  comme  un  état 
de  transition  à  l'aide  duquel  il  est  plus  facile  d'amener  les 
populations  de  l'Église  grecque  non  unie,  à  entrer  dans  l'Église 
latine.  Ils  ne  peuvent  s'habituer  à  la  pensée  que  l'Église  grec- 
que-unie soit  une  Église  comme  la  leur,  placée  sur  le  même 
pied,  et  n'en  différant  que  par  son  rite. 

Cette  manière  de  voir  est  tout  à  fait  opposée  à  la  pensée 
fondamentale,  sisouventetsi  clairement  manifestée  dans  toutes 
les  bulles  des  papes  sur  cette  matière,  bulles  reproduites  et  ré- 
sumées par  Benoît XIV  ;  et  ceci  sulfitpour  nous  la  faire  rejeter. 

Non,  ce  n'est  point  ainsi  que  les  vicaires  de  Jésus-Christ 
ont  compris  la  question;  ce  n'est  point  ainsi  que  l'Église  l'a 
jugée  par  leur  bouche,  et  lorsqu'elle  envoie  des  missionnaires 
aux  Orientaux  séparés  de  sa  communion,  elle  leur  donne  pour 
instruction  de  ramener  ces  frères  égarés  dans  le  sein  de  l'Église 
catholique  et  de  ne  pas  toucher  à  leur  rite;  bien  plus,  elle 
défend  aux  Grecs  qui  adhèrent  à  l'union  d'embrasser  le  rite 
latin.  Il  serait  facile  de  démontrer  que  toutes  les  modifications 
que  nous  signalions  tout  à  l'heui-e  n'ont  été  introduites  que 
malgré  le  saint -siège. 

11  est  bien  vrai  qu'il  y  a  (juelque  chose  de  transitoire  et  de 
provisoire  dans  la  situation  actuelle  de  l'Église  grecque-unie, 
mais  l'état  définitif  auquel  il  faut  tendre,  ce  n'est  pas  l'absorp- 
tion de  cette  Église  par  l'Église  latine,  mais  i'absorplio!)  de 


196  L'AVENIR  DE  L'ÉGLISE  GRECQUE-UNiE. 

l'Église  grecque  tout  entière,  par  l'Église  grecque-unie.  Nos 
efforts  ne  doivent  pas  avoir  pour  but  d'amener  quelques  mil- 
liers d'individus  à  embrasser  le  rite  latin,  mais  bien  de  faire 
entrer  soixante-dix  millions  de  chrétiens  dans  le  sein  de 
l'Église  catholique.  Quelle  grande  chose  que  cette  réconcilia- 
tion de  l'Orient  avec  l'Occident,  que  l'extinction  du  schisme 
qui  les  divise  depuis  tant  de  siècles  !  et  qui  pourrait  appré- 
cier toute  la  portée  d'un  aussi  grand  événement? 

Elle  moyen  d'arriver  à  ce  résultat,  c'est  précisément  l'E- 
glise grecque-unie  qui  le  fournit.  Lorsqu'on  verra  cette  Église 
florissante  et  prospère,  observant  son  rite  vénérable  dans  toute 
sa  pureté  et  possédant  un  clergé  instruit,  pieux,  zélé,  n'ayant 
rien  à  envier  au  clergé  latin;  lorsqu'on  verra  des  écoles  bien 
tenues,  ouvertes  à  tous  les  sexes,  à  toutes  les  conditions,  de- 
puis la  crèche,  la  salle  d'asile  et  l'humble  classe  primaire  jus- 
qu'aux collèges,  aux  séminaires,   aux   facultés,  lorsque  des 
hôpitaux,    des  hospices,    des  associations  de  bienfaisance , 
viendront  au  secours  de  toutes  les  misères;  lorsque  la  parole 
de  Dieu  sera  annoncée  avec  force  et  simplicité  dans  les  chaires; 
lorsque  des  livres  adaptés  aux  besoins  des  populations  seront 
mis  entre  leurs  mains,   il  est  impossible  que  les  grecs  non 
unis,  en  considérant  ce  spectacle,  à  la  vue  de  ce  dévoùment, 
de  cette  charité,  de  ce  zèle,  de  ces  lumières,   ne   soient  pas 
amenés  à   reconnaître  que   l'esprit  de  Dieu  est  là.  L'Église 
grecque-unie  n'a  pas  le  nombre,  elle  n'a  pas  la  force  pour  elle  ; 
il  faut  qu'elle  ait  cette  splendeur  et  cette  beauté  qui  ravissent 
les  cœurs.  Il  faut  que  tous  les  grecs  non  unis,  en  la  compa- 
rant à  leur  propre  Église,  soient  amenés  à  dire  :  «  A  ne  con- 
sidérer que  l'extérieur,  c'est  la   même  Église  que  la   nôtre, 
mais  ici  il  y  a  une  abondance  de  vie  surnaturelle  dont  nous 
n'avons  aucune  idée.  » 

Voilà  l'apostolat  tel  que  le  zèle  le  compre^id  vis-à-vis  des 
Orientaux,  et  il  est  bien  permis  d'espérer  que  l'apostolat  ainsi 
conq^ris  ne  tardera  pas  à  être  récompensé  par  le  retour  de 
soixante-dix  millions  d'âmes. 


L'AVENIR  DE  L'ÉGLISE  GRECQUE-UNIE.  197 

II 

Maintenant,  par  quels  moyens  donner  à  l'Eglise  grecque- 
unie  cette  vie  qui  lui  manque?  comment  la  faire  sortir  de 
cet  état  de  langueur  et  de  marasme  dans  lequel  elle  est  ])lon- 
gée,  et  qui  finira,  si  l'on  n'y  prend  garde,  par  amener  sa  mort? 
Le  plan  qui  nous  semble  seul  présenter  des  garanties  sé- 
rieuses et  s'appuyer  sur  une  véritable  connaissance  de  la  si- 
tuation, est  celui  qui  fut  proposé,  il  y  a  plus  de  deux  siècles, 
par  le  vénérable  Thomas  de  Jésus,  carme  déchaussé.  Ce  grave 
personnage,  après  avoir  consumé  une  partie  de  sa  vie  dans 
les  missions  de  l'Orient,  était  revenu  à  Rome,  et  il  y  est  mort  en 
odeur  de  sainteté.  Sa  pensée  sur  la  régénération  de  l'Orient 
est  consignée  dans  un  savant  et  important  ouvrage  intitulé  :  De 
iinione  orieiitaliuni  procuranda^  publié  dans  la  capitale  de  la 
catholicité  avec  toutes  les  approbations  romaines,  et  réimprimé 
depuis  par  M.  Migne,  dans  son  Cursus  theologiœ  completus. 
Nous  en  ferons  connaître  ce  qui  revient  à  notre  sujet. 

Pour  quiconque  a  vu  l'Orient  de  près,  il  est  évident  que  le 
Ijesoin  qui  se  fait  le  plus  impérieusement  sentir  à  cette  partie 
de  l'Église,  c'est  ceJui  d'un  clergé  instruit  et  formé  à  l'esprit 
sacerdotal.  Ce  point  si  important  pour  toute  l'Église  l'est  bien 
davantage  encore  pour  celle  d'Orient.  Car  l'infériorité  re- 
lative de  son  clergé  a  pour  résultat  à  peu  près  inévitable  de 
le  placer  en  quelque  sorte  sous  la  tutelle  du  clergé  latin  :  ce 
qui  froisse  à  bon  droit  les  pasteurs  et  les  fidèles  de  l'Orient, 
paralyse  l'action  du  clergé  et  porte  atteinte  à  son  autorité. 

Quels  que  soient  les  moyens  qu'on  emploiera  pour  obtenir 
la  régénération  du  clergé  oriental,  il  est  certain  qu'elle  dé- 
pend avant  tout,  et  en  très-grande  partie,  de  l'organisation 
des  séminaires  ou  des  écoles  dans  lesquelles  les  jeunes  aspi- 
rants au  sacerdoce  trouvent  l'instruction,  l'édncation  et  la 
formation  qui  leur  sont  nécessaires.  L'expérience  et  la  raison 
nous  l'enseignent,  et  l'autorité  du  concile  de  Trente,  recom- 
mandant l'érection  des  sémuiaires  avec  tant  fl'instnnce,  suffi- 
rait à  nous  le  persuader. 


198  L'AVENIR  DE  L'ÉGLISE  GRECQUE-UNIE. 

Sans  doute,  il  est  à  souhaiter  que  chaque  diocèse  grec- uni 
puisse  avoir  son  séminaire  parfaitement  organisé  ;  mais  un  pa- 
reil résultat  ne  pouvant  s'obtenir  immédiatement,  il  faudrait 
commencer  par  un  séminaire  central,  commun  à  toute  l'Église 
grecque-unie,  sans  distinction  de  nationalité,  et  qui  fourni- 
rait par  la  suite  des  professeurs  et  de  s  directeurs  à  tous  les 
séminaires  diocésains.  On  tirerait  ainsi  les  différentes  parties 
de  l'Église  grecque-unie  de  cet  isolement  qui  est  une  des 
principales  causes  de  sa  faiblesse.  Sans  doute,  on  pourrait,  à 
la  rigueur,  les  réunir  d'une  autre  manière,  par  la  création 
d'un  patriarche  qui,  sous  l'autorité  du  saint-siége,  gouverne- 
rait toutes  les  Églises  du  même  rite,  en  Turquie,  en  Syrie,  en 
Grèce,  en  Autriche,  en  Russie,  etc.  ;  mais  ce  plan  rencontre- 
rait de  graves  objections,  et  présente  en  effet  de  sérieuses  dif- 
ficultés; tandis  qu'un  séminaire  central,  où  l'élite  du  clergé 
de  toutes  les  nations  du  rite  grec  viendrait  puiser  la  science 
théologique  et  l'esprit  sacerdotal,  contribuerait  puissamment 
à  rapprocher  ces  diverses  Églises  les  unes  des  antres,  ferait 
profiter  chacune  des  résultats  obtenus  dans  les  autres,  et  ne 
présenterait  aucun  des  inconvénients  que  l'érection  d'un  pa- 
triarcat unique  pourrait  faire  redouter . 

C'est  donc  la  création  de  ce  grand  séminaire  central  du 
rite  grec  qui  est  urgente;  c'est  là  le  point  sur  lequel  il  faut 
aujourd'hui  concentrer  tous  les  efforts  ;  c'est  là  ce  que  vou- 
lait Grégoire  XIII  quand  il  a  fondé  à  Rome  le  collège  deSaint- 
Athanase;  un  de  ses  prédécesseurs,  Jules  III,  avait  eu  la 
pensée  de  l'établir  à  Constantinople  ;  et  sans  doute  Gré- 
goire XIII  ne  s'est  décidé  pour  Rome  qu'à  cause  des  obstacles 
et  des  difficultés  que  présentait  la  réalisation  du  premier  projet. 
Mais  aujourd'hui  l'expérience  a  démontré  qu'il  y  avait  d'in- 
contestables avantages  à  élever  les  jeunes  Orientaux  en 
Orient;  et,  d'un  autre  côté,  les  obstacles  qui  s'opposaient  à 
l'établissement  d'un  collège  ou  d'un  séminaire  grec-uni  à 
Constantinople,  ont  complètement  disparu. 

Par  conséquent,  de  ce  côté  au  moins,  il  n'y  a  rien  qui 
puisse  empêcher  la  nouvelle  congrégation  à  laquelle  le  sou- 
verain pontife  vient  de  confier  les  destinées  des  Églises  orien- 


L'AVENIR  DE  LEGIJSE  GRECQUE-UXIE.  199 

taies,  de  s'occuper  de  cette  fondation,  et  de  réaliser  enfin  ce 
qui  avait  déjà  été  l'objet  des  préoccupations  du  pape  Jules  III. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  décréter  l'existence  d'un  séminaire, 
il  faut  en  confier  la  direction  à  des  hommes  capables  de 
réussir  dans  cette  tâche.  Il  est  évident  que  le  clergé  grec-uni, 
tel  qu'il  existe  aujourd'hui,  est  dans  l'impossibilité  de  se 
charger  de  cette  mission  avec  quelques  chances  de  succès.  Il 
faut  donc  avoir  recours  aux  missionnaires  latins.  Ici,  deux 
systèmes  sont  en  présence  :  ou  bien  les  directeurs  seuls  se 
conformeront  au  rite  latin,  tout  en  faisant  pratiquer  à  leurs 
élèves  le  rite  grec,  ou  bien  les  jeunes  lévites,  pendant  le  temps 
de  leur  éducation,  seront  obligés  de  suivre  le  rite  latin.  Le 
premier  système  est  impraticable.  C'est  surtout  dans  l'inté- 
rieur d'une  même  maison,  dans  ses  rapports  de  tous  les  jours 
et  de  toutes  les  heures,  que  la  différence  de  rite  se  dressera 
àchaque  instant  comme  un  obstacle  et  une  barrière.  Et  ici  nous 
ne  parlons  pas  des  difficultés  matérielles,  quoiqu'il  faille  les 
considérer  comme  à  peu  près  insurmontables.  Il  faudra  donc 
faire  observer  aux  élèves  le  rite  latin  ;  par  conséquent,  les 
élever  dans  l'habitude  et  dans  l'amour  d'un  rite  différent  de 
celui  qu'ils  doivent  pratiquer  toute  leur  vie,  non  comme 
simples  fidèles,  mais  comme  prêtres;  d'un  rite  qui  n'est  pas 
le  leur  et  qui  ne  doit  pas  être  le  leur.  Chacun  voit  que  ce  sys- 
tème présente  de  très-graves  inconvénients.  On  est  donc  for- 
cément amené  à  cette  conclusion  :  il  faut  que  les  séminaristes 
du  rite  grec  soient  élevés  dans  la  pratique  de  leur  rite  ;  il  faut 
que  les  directeurs  des  séminaires  s'y  confonnent  également. 

Mais  où  prendre  ces  directeurs?  dans  le  rite  grec?  Ils  n'y 
existent  pas.  Parmi  les  prêtres  du  rite  latin  ?  Mais  ils  sont 
impossibles.  Ce  problème,  insoluble  au  premier  abord,  nous 
semble  parfaitement  résolu  par  le  vénérable  Thomas  de  Jésus. 
Cet  homme  d'un  si  grand  sens  et  de  tant  d'expérience,  vou- 
lait resserrer  les  liens  qui  doivent  unir  les  Eglises  orientales 
au  saint-siége  par  le  moyen  des  ordres  religieux,  mais  il 
ne  trouvait  ce  qu'il  souhaitait  ni  dans  les  ordres  religieux 
propres  à  l'Église  grecque-unie,  ni  dans  ceux  qui  appar- 
tiennent exclusivement  à  l'Eglise  latine.  Il  avait  imaginé  une 


200  L'AVENIR  DE  L'fiGLISE  GRECQUE-UNIE. 

combinaison  qui  réunissait  les  avantages  des  uns  et  des 
autres,  sans  avoir  les  inconvénients  qu'il  apercevait  dans  tous 
les  deux.  Il  aurait  voulu  que  les  ordres  qui  existent  déjà 
avec  l'approbation  et  la  confirmation  de  l'Église,  les  béné- 
dictins, les  dominicains,  les  franciscains,  les  jésuites,  les 
carmes,  sans  rien  changer  à  leur  institut  et  à  leurs  règles, 
eussent  des  branches  du  rite  grec  ;  qu'au  lieu  d'être  des  ordres 
exclusivement  latins,  ils  fussent  des  ordres  véritablement 
catholiques,  à  l'image  de  l'Église  elle-même.  Des  religieux  de 
ces  différents  ordres,  tout  en  restant  sous  l'obéissance  de  leurs 
supérieurs,  iraient  en  Orient,  et,  avec  l'autorisation  de  notre 
saint-père  le  pape,  ils  s'y  conformeraient  au  rite  du  pays. 
Entre  ce  rite  et  leurs  règles  il  y  a  nulle  incompatibilité;  le 
zèle  dont  ils  seraient  animés  s'exercerait  tout  aussi  bien  de 
leur  part  avec  la  pratique  du  rite  grec,  et  du  côté  des  peuples, 
avec  une  facilité  incomparablement  plus  grande.  Ils  ouvri- 
raient des  noviciats,  y  admettraient  les  sujets  du  pays  qui  se 
présenteraient,  et  ceux  dans  lesquels  ils  reconnaîtraient  les 
signes  d'une  véritable  vocation,  ils  les  soumettraient  à  la  dis- 
ciphne  de  la  vie  religieuse,  les  formeraient  comme  on  forme 
les  religieux  en  Europe,  en  leur  laissant  leur  rite,  et  ils  auraient 
de  cette  façon  une  pépinière  d'hommes,  familiers  avec  la 
langue,  les  usages,  les  sentiments  de  leurs  nationaux,  rompus 
en  même  temps  aux  pratiques  de  la  vie  religieuse,  aux  fortes 
études,  se  trouvant,  par  conséquent,  dans  les  meilleures  con- 
ditions pour  instruire  et  édifier  les  populations  au  milieu 
desquelles  ils  vivraient. 

Au  temps  de  saint  Athanase,  l'Occident  ne  connaissait  pas 
la  vie  monastique.  C'est  l'Orient  qui,  le  premier,  a  fait  de  la 
pratique  de  conseils  évangéliques  la  base  d'une  institution 
nouvelle;  c'est  en  Orient  que  la  vie  religieuse  a  produit  ses 
premières  merveilles.  Lorsque  l'Occident  eu  a  eu  connais- 
sance, il  n'a  pas  hésité  à  prendre  l'Orient  pour  modèle  et  à 
marcher  sur  ses  traces.  Aujourd'hui,  la  sève  généreuse  qui 
circulait  dans  les  ordres  religieux  de  l'Orient  est  tarie  ;  les 
couvents  orientaux  ne  sont  plus  que  l'ombre  de  ce  qu'ils 
étaient  autrefois  :  il  est  tout  simple  que  l'Orient  à  son  tour 


L'AVENIR  DE  L  ÉGLISE  GUECQUE-UNIE.  201 

fasse  un  emprunt  à  l'Occident  et  lui  demande  la  communi- 
cation des  gernies  précieux  qu'il  lui  avait  confiés  il  y  u  quinze 
siècles. 

Plus  on  réfléchit  à  la  pensée  du  vénérable  père  Thomas  de 
Jésus,  plus  on  est  frappé  des  avantages  qu'elle  présente.  Ce 
serait  un  anneau  souple  et  solide  qui  rattacherait  les  Eglises 
grecques-unies  au  centre  de  l'unité;  ce  seraient  des  canaux  par 
lesquels  la  sève  de  la  vie  catholique  s'épancherait  sans  diffi- 
culté et  sans  obstacle  au  sein  des  popidations  orientales. 
L'Eglise  est  un  corps  ;  pour  que  tous  les  membres  de  ce  corps 
soient  vivants  et  vigoureux,  il  faut  qu'ils  se  rattachent  au 
tronc,  non-seulement  par  la  peau  et  par  les  os,  mais  encore 
par  les  veines  et  les  artères,  par  les  muscles  et  les  nerfs  ;  de  plus, 
il  faut  que  chaque  membre  conserve  la  forme  qui  lui  est  propre. 
Or,  quelle  est  aujourd'hui  la  situation  des  Eglises  grecques- 
unies  ?  quel  est  le  lien  qui  les  rattache  au  centre  ?  Les  évéques, 
et  les  évéques  tout  seuls.  Ce  lien  une  fois  rompu,  tout  est 
rompu.  On  l'a  vu  en  iSSq  :  les  évéques  de  l'Église  de  Lithuanie 
ont  trahi  leurs  devoirs,  brisé  avec  Rome  et  livré  leur  troupeau 
au  synode  de  Pétersbourg.  Il  y  avait  bien  des  prêtres  fidèles, 
des  populations  profondément  attachées  à  l'unité,  mais  que 
pouvaient  faire  prêtres  et  peuples  sans  lien  avec  le  saint-siége? 
Supposez  qu'il  y  ait  eu  dans  cette  Église  des  religieux  dont  le 
supérieur  général  eut  résidé  auprès  de  notre  saint-père  le 
jiape;  ils  seraient  demeurés  catholiques  au  milieu  de  la  per- 
sécution, ils  auraient  souteiui  le  courage  des  populations  ;  le 
saint-siége  n'aurait  plus  eu  qu'à  désigner  d'autres  évéques,  et 
l'Église  grecque-unie  traversait  une  crise,  elle  ne  trouvait  pas 
la  mort.  Mais  ce  n'est  pas  seulement  à  ces  moments  de  péril 
suprême  qu'il  importe  d'avoir  des  liens  multiples  avec  le 
centre  de  l'unité.  En  tout  temps,  à  toute  heure,  la  vie  arrive 
plus  abondante  et  plus  vigoureuse  par  cette  multiplicité  de 
canaux  différents.  Il  n(!  faut  pas  le  perdre  de  vue,  les  ordres 
religieux  sont  aussi  des  corps;  ils  ont  une  vie  qui  leur  est 
propre,  qui  s'entretient  par  la  comnuinication  du  centre  à  la 
circonférence,  et  de  la  circonférence  au  centre.  N'est-ce  pas  une 
heureuse  idée  de  faire  servir  cette  vie  des  ordres  religieux  à 


202  L'AVENIR  DE  LÉGLISE  GRECQUE-UNIE. 

porter  et  à  entretenir  la  vie  dans   les  Églises  orientales?  La 
science,  la  piété,  la  forte  discipline  du  cloître  ne  dépendent 
pins  de  l'atmosphère  au  milieu  de  laquelle  vivent  les  reli- 
gieux du  rite  grec  ;  tous  ces  dons  excellents  leur  viennent  de 
la  source,  et  cette  source  est  placée  à  l'abri  des  causes  di- 
verses qtii  peuvent   agir  en  sens  contraire  en  Orient.    Sem- 
blables à  ces  aqueducs  qui  amènent  d'une  hauteur  lointaiîie 
des  eaux  abondantes  et  pures,  et  les  épanchent  au  milieu  des 
populations  altérées,  les  ordres  religieux  dont  nous  parlons 
répandraient  autour  d'eux  l'instruction,  la  pratique  des  vertus 
chrétiennes,  et  cette  multitude  d'œuvres  diverses  de  dévoû-r 
ment  et  d'abnégation  que  la  sève  catholique  fait  surgir  par- 
tout où  elle  pénètre,  et  qui  servent  à  leur  tour  à  la  conserver 
et  à  la  porter  plus  loin. 

Ce  plan  est  calqué  sur  celui  de  l'Église  elle-même.  Dans  sa 
vaste  unité  elle  embrasse  les  fidèles,  les  prêtres,  les  évêques, 
tous  soumis  à  l'autorité  tutélaire  du  successeur  de  saint 
Pierre,  et  gardant  tous  le  rite  qui  est  propre  à  chacun  d'eux. 
De  même,  les  ordres  religieux  dont  le  zèle  doit  embrasser  les 
besoins  des  fidèles  de  tout  peuple,  de  toute  nation,  de  toute 
langue  et  de  toute  tribu,  comprendi-aient  dans  leur  sein  des 
prêtres,  des  missionnaires  soumis  au  même  supérieur  géné- 
ral, mais  se  conformant  au  rite  des  populations  qu'ils  sont 
appelés  à  évangéliser. 

Ces  religieux  pourraient  donc  faire  ce  que  les  ordres  reli- 
gieux exclusivement  grecs  et  latins  n'ont  pas  pu  faire  jus- 
qu'ici, car  on  ne  saurait  trop  insister  sur  ce  point  :  les  mis- 
sionnaires latins,  qui  peuvent  faire  beaucoup,  ne  peuvent  pas 
tout  faire.  Cette  différence  de  rite  est  une  barrière  qu'ils 
trouvent  continuellement  sur  leur  chemin  ;  ils  font  du  bien 
autour  d'eux,  mais  ils  ne  peuvent  pas  communiquer  la  vie  à 
une  Église  qui  n'est  pas  la  leur. 

Ceci  est  surtout  frappant  lorsqu'il  s'agit  de  la  formation 
du  clergé.  Aussi,  en  rapprochant  toutes  ces  considérations  du 
projet  de  séminaire  central  du  rite  grec  dont  nous  avons 
parlé,  nous  serons  amené  à  conclure  que  la  prospérité  de  cet 
établissement  ne    pourrait   guère  être  assurée  que   s'il  était 


L'AVENIR  DE  L'flGLISE  GnECOUK-UxNIE.  203 

dirigé  par  des  religieux  du  rite  grec,  appartenant  k  un  ordre 
approuvé  dans  l'Église  universelle,  et  présentant  des  garanties 
d'expérience,  d'aptilude  et  de  formation  sérieuse,  dans  le 
lien  même  qui  les  rattache  à  cet  ordre. 

Que  se  p?sse-t-il  aujourd'hui  ?  Il  y  a  en  Orient  des  mission- 
naires latins,  il  y  a  un  clergé  indigène;  pourquoi  leurs  tra- 
vaux ne  produisent-ils  pas  des  fruits  plus  abondants?  Pour 
le  clergé  indigène,  nous  l'avons  déjà  dit,  il  est  inutile  d<   re- 
venir sur  ce  point.  Pour  les  missionnaires,   il  n'en  faut  pas 
douter,   cela  tient,  en  grande  partie  au  moins,  à  la  barrière 
que  le  rite  latin  élève  entre  eux  et  les  SfOpulations  ;  car  il  ne 
faut  pas  s'y  tromper,  il  y  a  sous  ce  rapport  une  grande  dif- 
férence entre  les  grecs- unis  et  les  grecs  non  unis.  Au  milieu 
des  grecs-unis  les  missionnaires  rencontrent  des  difficultés  à 
l'exercice  de  leur  ministère;  mais  enfin  ils  peuvent  toujours 
faire  quelque  chose,  et  souvent  ils  peuvent  faire  beaucoup  : 
les  fidèles  et  le  clergé  du  rite  grec  savent  qu'ils  ont  la  même 
foi,  qu'ils  appartiennent  à  la  même  Eglise  ;  il  y  a  donc  entre 
les  missionnaires  latins  et  les  populations  grecques-unies  un 
lien  réel  et  puissant.  Il  n'en  est  pas  de  même  des  grecs  non 
unis;  tout  les  sépare  des  missionnaires  ;  ce  sont  à  leurs  yeux 
des  étrangers  qui  n^inspirent  que  de  la  défiance.  Mais  si  ces 
missionnaires  adoptent  le  rite  grec,  ce  lien  qui  n'existait  pas 
est  créé,  et  beaucoup  de  grecs  non  unis  iront  sans  difficulté 
dans  leurs  églises,  et   en  y  voyant   s'accomplir  les  mêmes 
cérémonies  que  dans  les  leurs,  en  y  entendant  les  sons  de  la 
même  langue  et  les  mêmes  cantiques,  ils  se  laisseront  fiicile- 
ment  aller  à  prêter  l'oreille  aux  prédications  qui  s'y  feront, 
à  suivre  les  retraites  qui  y  seront  données,   en  un  mot  à  se 
laisser  instruire.  Or,  qu'on  y  songe,  il  s'agit  de  soixante-dix 
millions  d'âmes  ;  cela  vaut  la  peine  d'organiser  un  apostolat 
qui  soit  en  mesure  de  recueillir  cette  précieuse  moisson. 

Sans  doute  l'histoire  de  l'Eglise  ne  nous  présente,  depuis 
l'origine  du  schisme,  aucun  siècle  qui  n'ait  été  témoin  de 
quelques  efforts  faits  en  vue  d'y  mettre  fin  ;  mais  il  sera  peut- 
être  permis  d'observer  que  ces  efforts  si  nombreux,  si  mul- 
tipliés ,  ne  pouvaient  pas  avoir   la    même   efficacité  qu'une 


204  L'AVENIR  DE  L'ÉGLISE  GRECQUE-UNIE. 

action  persévérante  et  continue.  C'est  la  pensée  du  vénérable 
rhomas  de  Jésus  :  il  l'exprime  avec  beaucoup  de  netteté  et 
d'autorité,  et  nous  devons  nous  borner  à  reproduire  ses  pa- 
roles :  «  Ce  qui  a  fait  défaut  jusqu'ici  dans  l'œuvre  de  la  con- 
version des  grecs,  c'est  la  persévérance  :  il  aurait  fallu  avoir 
des  hommes  spécialement  destinés  à  travailler  à  cette  œuvre; 
tons  les  jours  ils  auraient  recommandé  à  Dieu  cette  intention 
dans  leurs  prières  ;  ils  auraient  mis  tous  leurs  soins ,  tous 
leurs  efforts,  toute  leur  intelligence  à  travailler  à  la  même 
tin  ;  ils  auraient  été  les  avocats  des  grecs  auprès  du  saint- 
siége  et  des  princes  de  l'Eglise.  Ces  hommes  n'ont  pas  existé, 
ou  s'il  s'en  est  rencontré  quelques-uns  parfois,  cela  n'a  été 
qu'en  passant  et  non  d'une  manière  fixe  et  permanente ,  ce 
qui  est  absolument  nécessaire ,  car  à  quoi  sert  de  mettre  un 
malade  sur  ses  pieds,  s'il  n'y  a  personne  pour  le  soutenir  et 
pour  l'empêcher  de  retomber?  »  (De  unione  grœconmi  pro- 
curanda^  ch.  ii,  art.  3.) 

Si  même  on  n'avait  pas  l'espoir  de  résultats  immédiats  ou 
prochains,  ce  serait  déjà  une  immense  chose  d'avoir  créé  en 
face  des  grandes  Églises  séparées,  cet  apostolat  incessant  et 
continuel  :  la  goutte  d'eau  finit  par  creuser  la  pierre  :  Giitta 
cavat  lapidem  non  vi,  sed  sœpe  cadendo.  Et  le  vénérable  Tho- 
mas de  Jésus  a  bien  raison  de  diie  qu'il  n'existe,  pour  obtenir 
cette  action  persévérante  et  continue,  d'autre  moyen  que  celui 
qu'il  propose  et  que  nous  venons  de  reproduire  après  lui. 

Conmient  terminer  ces  réflexions  sans  se  rappeler  ces  ad- 
mirables paroles  de  l'Apôtre  des  nations,  qui  s'adaptent  si  bien 
à  notre  sujet  :  «  J'ai  vécu  avec  les  Juifs  comme  un  Juif  pour 
gagner  les  Juifs;  avec  ceux  qui  sont  sous  la  loi,  comme  si 
j'eusse  encore  été  sous  la  loi,  pour  gagner  ceux  qui  sont  sous 
la  loi  ;  avec  ceux  qui  n'avaient  pas  de  loi,  comme  si  je  n'en 
eusse  point  eu  moi-même,  pour  gagner  ceux  qui  étaient  sans 
loi;  je  me  suis  rendu  faible  avec  les  faibles,  pour  gagner  les 
faibles;  je  me  suis  fait  tout  à  tous,  pour  les  sauver  tous.  » 
(I  Cor.,  IX,  20-22.) 

J.  Gagarin. 


LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME 

EN   FRANCE 

DEPUIS  LE  JUBILÉ  DE    LA  RÉFORMATION 

(29  mai  1859) 


La  crise  actuelle  du  protestantisme  est  un  spectacle  digue 
à  tous  égards  de  fixer  l'attention  des  esprits  sérieux,  et  les  ré- 
flexions qu'elle  j)rovoque  ajoutent  encore  aux  démonstrations 
des  plus  grands  docteurs  catholiques  une  lumière  qui  n'est  pas 
à  dédaigner.  Il  faut  du  temps,  en  efiét,  pour  que  les  germes 
d'erreur  semés  dans  le  monde  par  une  main  hardie,  arrivent 
à  leur  entier  développement,  et  la  logique  des  faits,  si  infail- 
lihle  qu'elle  soit,  est  toujours  en  retard  sur  celle  des  idées. 
Mais  notre  siècle  a  le  privilège  d'assister  à  des  dénoùments 
qui  n'étaient  nullement  prévus  par  ceux  qui  les  ont  pré- 
parés,  ce  qni  lui  procure  l'avantage  de  recueillir  nue  foule 
d'expériences  précieuses,  et  de  voir  les  graves  leçons  du  passé 
confirmées  })ar  le  lémoignagne  des  faits  contemporains. 

Qui  a  jamais  scruté  d'un  œil  plus  pénétrant  que  Bossnet  les 
effets  et  les  causes  de  la  grande  révolution  religiense  du 
xvi^  siècle  ?  qui  en  a  mieux  saisi  le  caracrère  et  pins  exacte- 
ment prédit  les  résultats?  Et  cej^endant,  si  Rossuet  voyait  ce 
que  nous  voyons,  s'il  était,  comme  nous,  témoins  des  divisions 
'profondes,  irrémédiables,  qni  éclatent  au  sein  des  Kglis^\s 
réformées,  il  trouverait  sans  doute  les  prévisions  de  sa  foi  «m 
de  son  génie  singulièrement  dépassées. 

Ia's  révélations  (pie  nous  allons  faire  atteindront  peut-être 


206  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

par  quelque  endroit  sensible  et  délicat  des  âmes  pleines  d'é- 
lévation, sincèrement  religieuses,  qui,  dominées  par  leurs 
souvenues  d'enfance  et  leurs  affections  de  famille,  se  font, 
dirai-je  un  devoir  ou  un  point  d'honneur,  d'associer  leur 
destinée  à  celle  de  ces  Églises.  Ce  n'est  pas  sans  regret,  on 
peut  Je  croire,  que  nous  leur  causons  cette  amertume.  Mais 
enfin  il  faut  bien  sonder  cette  plaie  ;  plusieurs  l'avaient  fait 
avant  nous.  Tout  se  bornera  d'ailleurs  à  répéter  ce  que  nous 
ont  appris  les  protestants  eux-mêmes  '. 

Afin  d'échapper  à  l'inconvénient  de  grouper  ensemble,  avec 
plus  ou  moins  d'arbitraire,  des  faits  d'origine  et  de  significa- 
tions différentes,  nous  croyons  devoir  circonscrire  doublement 
notre  sujet,  premièrement  en  nous  bornant  à  la  France, 
secondement  en  ne  remontant  pas  au  delà  d'une  courte 
période  de  trois  ans.  Nous  prenons  donc  pour  point  de  départ 
l'année  iSSq,  date  importante  dans  les  annales  du  protestan- 
tisme. 


En  1859,  les  Églises  réformées  de  France  comptaient  trois 
siècles  d'existence.  Elles  se  souvinrent  que  l'année  iSSg  avait 
vu  s'assembler  à  Paris  un  premier  synode  national,  où  leur 
constitution  avait  pris  naissance,  et  elles  voulurent  célébrer 
par  un  jubilé  ce  mémorable  anniversaire. 

*  Voici  nos  sources  : 

1  "  Publications  faites  a  l'occasion  du  Jubilé  :  Le  troisième  Jubilé  séculaire 
de  la  réfurmation  en  France,  29  mai  1859.  Coinpte  rendu  général,  publié  par  la 
Commission  du  Jubilé.  —  Les  Huguenots  et  la  constitution  de  l'Eglise  réformée  de 
France  en  \  559,  par  E.  Castel,  aumônier  du  Lycée  ii'périal  Louis-le-Grand,  à  Paris. 
—  Sermons  et  brochures  de  MM.  G.  Monod,  Alh.  Coquerel  fils,  Puaux,  Fross^rd, 
pasteurs. 

2°  Publications  postérieures  au  Jubilé  :  Mélanges  de  critique  religieuse,  par 
E.  Scherer,  1860.  —  Essais  de  critique  religieuse,  par  A.  Réville,  docteur  en 
tliéologie,  pasteur  de  l'Église  wallonne  de  Rotterdam,  1860.  —  Quatre  sermons 
prêches  à  Nîmes,  \^&\■  T.  Colaiii ,  1 861 .  —  U Eglise  et  la  société  chrétiennes  en  1 861 , 
par  M.  Guizot.  —  La  Vie  éternelle.  Sept  discour?,  par  E.  Naville.  ancien  professeur 
de  philosophie  à  la  Faculté  des  lettres  de  Genève,  1861.  —  Les  trois  premiers 
écrivains  sont  rationalistes  ;  les  deux  autres  représentent,  avec  des  nuances  diffé- 
rentes, le  protestantisme  orthodoxe. 


LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EiN  FRANCE.  207 

Trois  siècles!  c'est  beaucoup  sans  doute  pour  une  institution 
humaine,  et  les  trois  derniers  siècles,  en  parliculier,  ont  tra- 
versé tant  d'orages,  entassé  tant  de  ruines,  que  toute  associa- 
tion religieuse,  littéraire  ou  autre,  assez  heureuse  pour  leur 
survivre,  éprouve  le  besoin  de  se  recueillir  et  de  se  demander 
si  elle  se  retrouve  bien  elle-même  dans  toute  son  intégrité  pre- 
mière. Les  Eglises  réformées  de  France  cédèrent  à  cette  incli- 
nation si  naturelle,  comme  le  témoignent  assez  les  publica- 
tions nombreuses  et  variées  de  cette  année  jubilaire .  Nous 
aussi,  nous  avons  voulu,  mettant  à  profit  cette  source  intéres- 
sante d'informations  authentiques  ,  comparer  attentivement 
les  deux  époques  ;  et,  de  la  sorte,  il  nous  a  été  facile  de  mesurer 
la  distance  qui  sépare  iSSq  de  iSSq. 

El  d'abord,  que  se  passait-il  au  premier  synode  national? 
La  plupart  des  écrivains  de  1859  répondent  en  nous  donnant 
la  liste  des  onze  Églises  qui  s'y  firent  représenter,  le  nom  du 
président,  François  de  Morel,  l'indication  de  la  maison  où  se 
tint  l'assemblée  et  de  la  rue  où  il  y  aurait  quelque  espou-  de 
retrouver  les  traces  de  ce  cénacle,  enfin  par  des  détails  d'ar- 
chéologie protestante,  auxquels  (sans  méconnaître  ce  qu'il  y 
a  de  respectable  dans  le  culte  des  souvenirs)  nous  ne  prenons, 
pour  notre  compte^,  qu'un  médiocre  intérêt.  Ce  qui  nous  im- 
porte, c'est  de  savoir  sur  quelle  base  la  Réforme  française  fut 
constituée;,  quelle  fut  dès  lors  sa  disciphue,  quelle,  surtout, 
sa  formule  de  foi,  deux  éléments  dont  elle  était  encore  dé- 
pourvue et  sans  lesquels  il  n'y. a  point  d'Eglise. 

Chose  étonnante  !  le  compte  rendu  officiel  du  jubilé  ne 
contient  rien  de  précis  à  cet  égard,  tellement  que,  pour  con- 
naître les  actes  du  synode  de  iodq,  nous  avons  du  recourir  à 
un  récent  historien  du  protestantisme,  M.  de  Félice,  auquel 
nous  empruntons  cette  page  importante,  omise  peut-être  » 
dessein  là  où  nous  la  cherchions. 

Le  premier  synode  national  reçut  de  la  main  de  Calvin  et 
sanctionna  jnir  son  suffrage  un  code  dogmatique  et  ini  code 
disciplinaire,  véritable  base  de  la  Réforme  française,  expres- 
sion authentique  de  ce  qui  s'apj)elle  le  calvinisme.  Laissons  de 
coté  la  discipline,  élémenl  vaiiable,  pour  ne  nous    occuper 


208  L4  CRISK  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

que  du  dogme.  Voici  ce  que  nous  apprend  M.  de  Félice  :  «  La 
confession  de  foi  se  composait  de  quarante  articles  embrassant 
tous  les  dogmes  regardés  comme  fondamentaux  au  xvi*  siècle  : 
Dieu  et  sa  Parole  ;  la  Trinité;  la  chute  de  l'homme  et  sa  con- 
damnation ;  le  décret  du  Seigneur  enveis  les  élus  ;  la  rédemp- 
tion gratuite  en  Jésus-Christ,  vrai  Dieu  et  vrai  Homme  ;  la  par- 
ticipation de  cette  grâce  par  la  foi  que  donne  le  Saint-Esprit  ; 
les  caractères  de  la  véritable  Eglise  ;  le  nombre  et  la  significa- 
tion des  sacrements  \  »  Nous  n'avons  point  à  examiner  com- 
ment chacun  de  ces  points  de  foi  était  défini  ;  il  nous  suffit  de 
constater  qu'ils  faisaient  tous  partie  du  symbole  de  iSSg. 

Cette  confession  de  foi  est  connue  sous  le  nom  de  Confes- 
sion de  la  Rochelle,  parce  qu'elle  fut  approuvée  de  nouveau 
par  un  synode  asseniblé  dans  cette  ville  çn  iSyi .  A  cette  épo- 
que, on  en  fit  trois  copies  authentiques,  dont  la  première  fut 
gardée  à  la  Rochelle,  la  seconde  en  Béarn  et  la  troisième  à 
Genève.  Les  deux  premières  ont  disparu  pendant  les  guerres 
de  religion,  mais  la  troisième  existe  encore.  Voilà  ce  que  nous 
apprend  M.  de  Félice  ■. 

Que  ne  tirait-on  ce  précieux  monument  des  archives  de 
Genève  pour  l'exposer,  pendant  le  jubilé,  aux  regards  des 
fidèles  protestants  et  leur  rappeler  d'une  manière  sensible  la 
foi  de  leurs  pères  ?  Mais  on  a  craint  peut-être  les  témoignages 
d'un  respect  qui  aurait  facilement  dégénéré  en  superstition. 
Du  moins  la  commission  du  jubilé  en  aura  multiplié  les 
exemplaires?  A  notre  grand  étonnement,  elle  ne  Ta  pas  fait. 
Mais  ce  qui  nous  a  bien  plus  surpris,  c'est  que  dans  le  compte 
rendu  de  la  fête,  publié  par  ses  soins,  il  nous  ait  fallu  chercher 
attentivement  le  nom  de  cette  célèbre  Confession  de  foi  pour 
le  rencontrer  çà  et  là,  jeté  en  passant  et  comme  par  hasard. 
Il  semblerait  qu'on  se  fut  entendu  pour  laisser  dans  l'ombre 
l'objet  principal  de  ce  grand  anniversaire.     - 

Un  pasteur  de  province,  M.  Frossard,  a  montré  plus  de 


'  Histoire  des  Protestants  en  France,  depuis  l'origine  de  la  Ré  formation  jusqu'au 
temps  présent,  par  G.  de  Félice,  p.  SI .  (S*"  édit.,  Paris,  1851.) 
*  Histoire  des  Protestants  en  France,  p.  197. 


LA  CKISE  nu  PROTESTANTISME  EN  FRANCE.  209 

zèle.  A  l'occasion  du  jubilé,  il  a  donné,  sous  sa  responsabilité 
personnelle,  une  nouvelle  édition  du  symbole  de  la  Réforme. 
Dans  le  court  avertissement  qu'il  a  placé  en  tête,  nous  avons 
lu  ces  lignes  instructives  : 

«  Le  document  authentique  de  la  foi  de  nos  pères  est  encore 
pour  nous  l'expression  la  plus  pieuse,  la  plus  savante  et  la 
plus  belle  de  la  doctrine  chrétienne.  Ceux  d'entre  nous  qui 
repoussent  cette  formule  n'en  veulent  aucune  à  la  place,  ou 
sentent  leur  impuissance  à  en  faire  une  meilleure.  Les  adver- 
saires de  cette  Confession,  dite  de  la  Rochelle,  recrutent  aussi 
un  grand  nombre  d'auxiliaires  parmi  ceux  qui  ne  l'ont 
jamais  lue  ou  ne  l'ont  jamais  comprise;  une  nouvelleédition, 
garnie  des  textes  à  l'appui  et  retouchée  dans  le  style,  aidera, 
nous  l'espérons,  à  détruire  chez  plusieurs  des  préjugés  qui 
viennent  d'ignorance  et  qu'une  conscience  éclairée  dissipera 
sans  doute.  » 

On  est  donc  divisé,  et  la  Confession  de  foi  de  i  559  compte 
au  sein  de  la  Réforme  française  des  partisans  et  des  adversaires. 
C'est  évidemment  parmi  ces  derniers  que  se  range  M.  Ath. 
Coquerel  fils,  comme  le  prouvent  assez  les  paroles  qu'il  pro- 
nonçait à  l'église  Sainte-Marie  le  jour  même  de  ce  solennel  an- 
niversaire :  «  Cettp  Confession  de  foi  et  cette  DiscipHne,  je 
dois  l'avouer,  sont  depuis  longtemps  tombées  en  désuétude  ; 
j'ajouterai  même  en  toute  liberté  qu'il  est  bon  qu'elles  le 
soient,  et  que,  œuvre  d'un  temps  différent  du  notre  à  tous 
égards,  elles  ne  répondent  nullement  aux  besoins  actuels  de 
l'Eglise  et  des  âmes.  » 

De  ces  deux  partis  lequel  doit  l'emporter?  Telle  est  la  ques- 
tion qui,  depuis  quelques  années,  préoccupe  assez  vivement 
la  Réforme  française.  Certains  signes,  par  exemple,  la  médaille 
frappée  par  ordre  de  la  commission  du  jubilé,  sembleraient 
indiquer  que  les  adversaires  du  symbole  de  i  559  "^  ^^"'^  P^^ 
sans  influence.  Considérez  cette  médaille  :  la  face  représente 
le  premier  synode  national,  auteur  de  la  (Confession  de  foi, 
avec  la  date  de  i559;  mais  au  revers  que  voit-on  ?  La  Confes- 
sion de  foi?  Non  ;  mais  la  Bible,  la  Bible  seule,  avec  la  date 

de  1859.  Est-ce  à  dire  que  décidéaient  on  est  entré  dans  une 
i>  44 


210  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

voie  nouvelle,  et  que  le  protestantisme  confessionnel  fait 
place  au  protestantisme  purement  scripturaire?  Cette  révolu- 
tion, car  c'en  est  une,  serait  d'une  immense  gravité. 

Or,  tout  nous  porte  à  croire  qu'elle  est  en  train  de  s'ac- 
complir. Ainsi  M.  Réville,  pasteur  de  l'Église  wallonne  de 
Rotterdam,  constate  ce  fait  remarquable,  «  qu'aujourd'hui  on 
ne  pourrait  citer  aucune  grande  Eglise  protestante  donnant 
rigoureusement  force  de  loi  à  tous  les  pouits  de  sa  confession 
de  foi  primitive.  »  Et  bientôt  après  il  ajoute  :  «  Etre  réformé 
en  France  n'implique  en  aucune  manière  l'adoption  de  tous 
les  articles  de  la  Confession  de  la  Rochelle  * .  »  Mais  on 
pourrait  récuser  M.  Réville  à  cause  de  son  libéralisme  très- 
avancé.  Écoutons  donc  un  orthodoxe,  M.  Castel ,  aumônier 
du  lycée  Louis-le-Grand.  Retraçant  la  situation  des  Églises 
réformées  de  France,  il  s'exprime  ainsi  :  «  Il  n'en  est  pas  une 
seule  qui  songe  à  faire  une  application  rigoureuse  de  toutes 
les  prescnptions  de  la  Discipline,  ni  à  proposer  intégralement 
les  quarante  articles  de  la  Confession  de  foi  à  la  signature  de 
ses  pasteurs  ^.  » 

Abandonnera-t-on  pour  toujours  les  confessions  de  foi? 
en  fera-t-on  une  nouvelle?  La  question  est  ainsi  posée.  En 
attendant  qu'elle  soit  résolue,  il  y  a  crise,  les  tendances  les 
plus  contraires  se  manifestent,  la  lutte  s'engage  et  une  sourde 
agitation  se  fait  sentir  dans  les  consistoires. 


II 


A  vrai  dire,  rien  n'était  plus  inconséquent  que  ce  système 
des  confessions  de  foi.  «  Quoi!  disait-on  aux  réformateurs  et 
aux  réformés ,  repousser  les  définitions  d'un  concile  œcumé- 
nique pour  accepter  une  formule  rédigée  par  Calvin  ou  par 
Mélanchtlîon  !  La  Bible  suffit,  dites-vous,  elle  est  la  seule  règle 
de  foi  ;  pourquoi  donc  alors  votre  symbole!  Elle  est  parfaite- 
ment claire  ;  pourquoi   l'expliquer  ?  Si  encore  vos  explica- 

'  Essais,  p.  Lviii. 

*  Les  Huguenots,  p.  195. 


LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE.  24 < 

tions  s'accordaient  entre  elles?  Mais  Dieu  sait  si  Luther, 
Zwingle  et  Calvin,  pour  ne  pas  parler  des  autres,  ont  jamais 
pu  s'entendre  sur  le  sens  de  ces  quatre  mots  :  Hoc  est  corpus 
meiai\  Vous  avouez  que  vous  n'êtes  pas  infaillibles;  s'il  en  est 
ainsi,  comment  osez-vous  dresser  un  symbole?  votre  symbole 
n'est  donc  autre  chose  que  le  programme  de  vos  opinions 
religieuses?  Je  l'accepte  aujourd'hui,  je  le  rejetterai  demain  ; 
il  ne  peut  me  lier.  J'aime  autant  me  faire  à  moi-même  mon 
symbole.  »  Là-dessus  chacun  se  mettait  à  l'œuvre,  et  l'on 
voyait  se  multiplier  sans  me  sure  les  confessions  de  foi. 

En  i654,  un  libraire  de  Genève  eut  la  malheureuse  idée  de 
les  réunir  toutes  en  un  volume  qu'il  intitida  :  Sjjitagma  con- 
fessionum  fîdei.  Or,  ce  livre  tomba  un  jour  entre  les  mains  de 
Bossuet,  qui,  l'ayant  lu,  trouva  qu'il  contenait  des  pièces 
accablantes  pour  le  protestantisme.  Il  prit  la  plume  et  se  mit 
à  écrire  \ Histoire  des  variations.  A  partir  de  ce  jour,  les  con- 
fessions de  foi  perdirent  beaucoup  de  leur  crédit. 

Et  cependant  elles  furent  longtemps  pour  la  Réforme  d'une 
utilité  relative.  Tant  que  dura  ce  régime,  qui  touche  aujour- 
d'hui à  sa  fin,  les  protestants  eurent  une  théologie  dogmatique 
et  leur  controverse  respecta  les  fondements  du  christianisme. 
Aucun  d'entre  eux,  je  ne  dis  pas  dans  les  sectes  sans  nombre 
qui  pullulaient  autour  de  la  Réforme,  mais  dans  les  deux 
principales  branches  issues  directement  de  Luther  et  de  Cal- 
vin, aucun,  dis-je,  ne  se  permettait  d'attaquer  le  mystère  de 
la  Trinité,  la  divinité  de  Jésus-Christ,  ses  miracles,  et  loin  de 
nier  le  surnaturel,  on  exagérait  plutôt  quelques-unes  de  ses 
conséquences.  La  justification,  le  saint  sacrifice  de  la  messe, 
la  présence  réelle,  la  communion  sous  les  deux  espèces,  etc., 
tels  étaient  les  points  en  litige  avec  les  catholiques,  et  leur 
simple  énoncé  prouve  que  l'on  admettait  de  part  et  d'autre 
tout  un  ordre  de  choses  supérieur  à  la  nature  et  divinement 
instilué.  Dans  ces  luttes  se  distinguèrent  des  théologiens  ré- 
formés dont  plusieurs  n'étaient  pas  sans  mérite  :  les  Daillé, 
les  Blondel,  les  irlestrezat,  si  solidement  réfutés  par  Véron, 
l'éminent  controversiste,  et  Claude,  qui  eut  l'insigne  honneur 
de  se  mesurer  avec  Bossuet.  Tout  cela  composait  un  protes- 


212  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

tantisme  en  quelque  sorte  classique,  subtil  et  savant,  très- 
versé  dans  la  connaissance  des  Conciles  et  des  Pères  de 
l'Église;  le  protestantisme  que  l'on  étudie  encore  dans  nos 
écoles  catholiques,  mais  dont  il  reste  à  peine  un  vague  sou- 
venir dans  les  sémuiaires  protestants,  où  l'on  n'a  plus  que 
faire,  désormais,  de  ces  dogmes  mystérieux  et  de  cette  sco- 
lastique  surannée. 

Pourquoi  repousse-t-on  les  anciennes  confessions  de  foi? 
C'est  parce  qu'elles  admettent  le  surnaturel.  Éliminer  le  sur- 
naturel, voilà  le  progrès  vers  lequel  marchent  les  nouvelles 
générations  au  sein  de  la  Réforme.  Les  âmes  religieuses  en 
sont  attristées  ;  mais  comment  s'opposer  au  torrent,  ou  plutôt 
comment  arrêter  le  fleuve  que  sa  pente,  plus  ou  moins  rapide, 
entraîne  fatalement  vers  l'océan  ?  De  là  un  perpétuel  conflit, 
dont  le  bruit,  malgré  tout  l'intérêt  qu'on  aurait  à  l'assoupir, 
vient  parfois  heurter  assez  rudement  les  oreilles  catholiques. 
On  commence  à  savoir  ce  que  cela  veut  dire,  et  il  importe 
singulièrement  qu'on  le  sache  bien  :  il  y  a  maintenant  en 
France  deux  sortes  de  protestantisme,  un  protestantisme  or- 
thodoxe et  conservateur,  et  un  protestantisme  rationaliste  et 
libéral;  ou  bien,  pour  employer  les  expressions  usitées  dans 
les  deux  camps,  nous  dirons  qu'on  distingue  dans  les  Églises 
réformées  la  droite  et  la  gauche  :  touchante  image  de  nos 
mœurs  parlementaires!  Les  orthodoxes  s'attachent  au  principe 
d'autorité,  les  rationalistes  au  principe  du  libre  examen.  Chose 
remarquable!  le  protestantisme  ne  peut  se  maintenir  au  rang 
de  religion  positive  qu'en  se  reniant  lui-même,  et  quiconque 
veut  être  protestant  Jusqu'au  bout  tombe  infailliblement  dans 
le  rationalisme.  C'est  ce  que  nous  prouverons  tout  à  l'heure, 
par  des  faits,  jusqu'à  l'évidence. 

A  Genève,  en  Allemagne,  le  rationalisme  règne  depuis  long- 
temps sans  conteste.  L'intolérance  des  anciens  jours  est  rem- 
placée par  l'indifférentisme,  par  une  liberté  de  pensée  sans 
limites  et  sans  scrupule.  Quand  on  arrive  à  Genève  par  le 
Léman,  l'œil  encore  enivré  des  harmonies  de  ce  paysage  gran- 
diose, on  ne  tarde  pas  à  découvrir,  sous  les  peupliers  d'un 
gracieux  îlot  que  le  Rhône,  au  sortir  du  lac,  trouve  sur  son 


LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE.  213 

passage,  la  statue  de  Rousseau  placée  entre  les  deux  rives  où 
la  ville  se  déploie,  à  peu  près  comme  celle  d'Henri  IV  entre 
les  rives  de  la  Seine.  Les  successeurs  de  Calvin  et  de  Béze  ne 
furent  pas,  dit-on,  les  moins  empressés  à  décerner  cet  hom- 
mage à  leur  concitoyen  philosophe,  en  témoignage,  sans 
doute,  de  leur  reconnaissance  pour  son  ingénieuse  invention 
du  Vicaire  savoyard,  homme  d'Église  sans  préjugé  qui  prêche 
à  ses  ouailles  un  Evangile  si  commode  et  célèhrc  des  mystères 
auxquels  il  ne  croit  pas.  C'est  avec  cette  largeur  d'esprit  que 
la  phipnrt  des  pasteurs  aiment  à  remplir  les  fonctions  de  leur 
facile  ministère. 

Ce  que  je  dis  là  est  si  notoire,  qu'au  milieu  des  joies  du 
dernier  jubilé,  M.  Puaux  ne  craignait  pas  d'adresser  à  la 
Rome  de  Calvin  une  véhémente  apostrophe  où  il  la  montrait 
ravagée  à  la  fois  par  le  pélagianisme,  le  rationalisme,  Vuiii- 
tai'isme^  etc.  Or,  Genève  est  une  des  pépinières  d'où  la  Ré- 
forme française  tire  depuis  longtemps  ses  ministres.  Quelle 
porte  ouverte  à  ces  pernicieuses  doctrines.  Quant  au  séminaire 
luthérien  de  Strasbourg,  les  mêmes  influences  y  dominent  de- 
puis plus  de  soixante  ans,  et  l'on  y  enseigne  sans  détour  que 
Jésus-Christ  n'est  pas  Dieu. 

Ecoutez  encore  "des  paroles  remarquables  de  M.  le  pasteur 
Monod.  Pourquoi,  demandait  l'orateur,  pourquoi  la  Réforme 
française,  aujourd'hui  sans  entraves,  n'accomplit -elle  plus 
les  a-uvres  des  premiers  réformateurs?  «  Mes  frères,  c'est 
en  nous- mêmes,  je  le  pense,  que  se  trouve  la  réponse  à 
cette  question  et  l'explication  de  notre  faiblesse ,  comme 
c'est  dans  les  réformateurs  eux-mêmes  que  nous  avons 
trouvé  le  secret  de  leur  puissance.  Pour  eux,  les  obstacles 
étaient  au  dehors,  et  les  ressources,  au  moins  les  principales, 
étaient  au  dedans.  Pour  nous  c'est  le  contraire.  Notre  posi- 
tion et  nos  ressources  extérieures  sont  magnifiques,  mais  il 
nous  manque  au  dedans  ce  qui  fait  la  puissance  des  réforma- 
teurs ;  il  nous  manque  leur  foi.  Nous  n'avons  pas  ces  convic- 
tions fermes,  inébranlables,  qui  faisaient  leur  force,  et,  malgré 
leurs  divisions,  leur  unité.  La  Bible  ne  tient  pas  chez  la  plu- 
part d'entre  nous  la  place  qu'elle  tenait  chez  tous  les  réfor- 


214  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

mateurs.  Elle  n'a  pas  pour  notre  jeunesse,  même  pieuse,  même 
sincèrement  chrétienne ,  J'autorité  qu'elle  avait  pour  ces 
grands  chrétiens  et  leurs  disciples.  Hélas  !  dès  conducteurs  de 
l'Eglise  de  Christ  ne  craignent  pas  d'ébran  ier  l'inébranlable 
autorité  de  la  parole  de  Christ.  :» 

Ces  aveux,  sortis  d'une  telle  bouche  et  dans  une  telle  occa- 
sion, nous  révèlent  le  mal  profond  dont  la  R  éforme  se  sent 
atteinte.  Ainsi,  au  moment  même  où  l'on  aba  ndonne  les  con- 
fessions de  foi  et  la  théologie  dogmatique  pour  n'avoir  plus 
d'autre  règle,  d'autre  lumière  que  la  Bible,  on  reconnaît,  avec 
une  inquiétude  difficile  à  contenir,  que  l'autorité  de  la  Bible 
elle-même  est  ébranlée.  Comment  en  serait-il  autrement  ?  Pour 
être  certain  que  la  Bible,  en  toutes  ses  parties,  ne  renferme 
autre  chose  que  la  parole  de  Dieu,  il  faut  l'avoir  reçue  des 
mains  de  l'Église,  qui  en  est  non-seulement  l'interprète,  mais 
encore  la  dépositaire  infaillible.  Les  protestants  ont  aban- 
donné l'Eglise,  ils  ont  rejeté  son  autorité  :  qu'ils  prouvent 
maintenant  que  ce  livre  est  de  Dieu  ;  que  tous  les  auteurs  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  tous  ceux  qui  figurent 
au  canon  des  Ecritures,  ont  été  constamment  dirigés  par  l'ins- 
piration divine,  et  qu'enfin  leurs  écrits,  tels  qu'ils  nous  ont 
été  transmis,  sont  restés  conformes  à  l'inspiration  première. 
Comme  une  certitude  de  cette  nature  ne  peut  s'acquérir  au 
prix  d'aiîcun  travail  d'érudition  et  de  critique,  et  que  l'Eglise, 
dont  ils  méconnaissent  l'autorité,  est  seule  compétente  et  in- 
faillible sur  ce  point,  il  faut  bien  que  les  protestants,  réduits 
à  leur  sens  privé,  se  résignent  à  voir  éternellement  discuter  la 
Bible  par  ceux  d'entre  eux  qui  veulent  être  conséquents  avec 
eux-mêmes  et  aller  jusqu'au  bout  de  leurs  principes  \ 

Le  rationalisme,  qu'est-ce  au  fond,  sinon  une  nouvelle 
phase,  un  développement  naturel  du  protestantisme  primilif  ? 
Le  libre  examen  n'a  fait  que  changer  d'objet;  autrefois  il  atta- 
quait le  dogme   en  invoquant  l'Écriture,   et  aujourd'hui   il 

'  On  observera  que  nous  ne  dénions  pas  à  la  critique  le  droit  et  le  pouvoir  de 
constater,  par  les  moyens  ordinaires,  X authenticité  des  livres  sacrés  et  leur  valeur 
historique;  ce  qui  suffit  pour  qu'ils  déposent  à  l'appui  de  la  réalité  des  faits  évan- 
géliques.  Il  ne  s'agit  ici  que  de  leur  inspiration,  de  leur  caractère  divin. 


LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EX  FRA^XE.  21  o 

attaque  l'Écriture  au  nom  de  la  raison.  Mais,  dans  les  deux 
cas,  ses  droits  sont  les  mêmes,  et  l'orthodoxie  protestant  e  sera 
bien  forcée  d'en  tenir  compte,  tant  qu'elle  n'aura  pas  claire- 
ment démontré  que  la  foi  doit  commencer  par  cette  affirma- 
tion, qui,  dans  son  système,  est  une  énorme  pétition  de  prin  - 
cipe  :  La  Bible,  toute  la  Bible,  telle  du  moins  que  la  fait 
notice  canon  particulier,  est  la  pure  parole  de  Dieu.  Qui  donc 
a  le  droit  de  tenir  un  pareil  langage,  sinon  une  autorité  in- 
faillible? Mais  l'orthodoxie  protestante  ne  prétend  pas  à  cette 
infaillibilité,  et  elle  a  mille  fois  raison . 


III 


C'est  sur  les  bords  du  Rhin,  à  Strasbourg,  que  les  rationa- 
listes ont  déployé  leur  drapeau  :  position  bien  choisie  pour 
entretenir  des  ir.telligences  avec  l'Allemagne.  Ils  ont  un  or- 
gane péi'iodique,  la  Nouvelle  Revue  de  théologie,  dirigée  par 
M.  Colani,  et  où  figurent  tour  à  tour  M.  Scherer,  qui  écrit 
aussi  dans  le  Temps,  journal  parisien  voué  à  la  même  cause  ; 
M  Réville,  pasteur  de  l'Église  wallonne  de  Rotterdam; 
M.  Reuss,  professeur  de  théologie  à  la  Faculté  protestante  de 
Strasbourg,  etc.  Ces  messieurs  n'appartiennent  pas  tous  à  la 
même  confession  de  foi;  mais  qu'importe?  au  point  où  les 
choses  en  sont  venues,  ces  différences  d'origine  s'effacent,  et 
elles  ne  compromettent  ni  leur  entente  réciproque,  ni  la  li- 
berté qu'ils  réclament,  et  dont  ils  paraissent  jouir  assez  large- 
ment, de  propager  leur  doctrine  du  haut  de  toutes  les  chaires 
protestantes. 

Cette  doctrine  est  bien  simple,  et  elle  se  résume  tout  en- 
tière en  un  mot  :  ISéi^ation  du  surnaturel.  Ne  demandez  pas, 
après  cela,  s'ils  admettent  la  Trinité,  la  chute  de  l'homme  et 
la  rédemption,  la  divinité  de  Jésus-Christ;  par  là  même  qu'ils 
nient  le  surnaturel,  ils  font  table  rase  du  dogme  chrétien, 
heureux  encore  s'ils  respectaient  toujours  les  fondements  de 
la  religion  naturelle. 

Cela  fait,  substituez  le  sentiment  à  l'autorité  ;  substituez 


216  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

encore,  selon  une  formule  hégélienne,  «  le  relatif  à  l'absolu 
dans  la  manière  d'envisager  les  hommes  et  les  choses,  »  et 
vous  aurez  à  peu  près  toute  la  théologie  moderne.,  qui  «  doit 
aboutir  et  aboutira  certainement  à  un  christianisme  plus  uni- 
versel parce  qu'il  est  plus  spirituel  '.  »  A  ce  vague  mysticisme 
joint  à  une  instinctive  aversion  pour  toute  doctrine  précise  et 
définie,  vous  avez  déjà  reconnu,  peut-être,  des  théologiens  de 
la  famille  de  M.  Renan,  dont  l'éloge  est  dans  leur  bouche,  et 
auquels  ils  tendent  la  main. 

Ecoutez-les  :  ils  vont  à  un  christianisme  plus  spirituel,  le 
christianisme  de  l'avenir.  Si  le  catholicisme,  né  cependant 
avec  l'Evangile,  n'a  jamais  été  qu'un  judéo-christianisme .,  le 
protestantisme ,  à  son  tour,  en  gardant  quelque  chose  du 
catholicisme,  est  encore  trop  judaïque  et  trop  charnel.  En 
avant  donc,  en  avant  !  arrière  toute  formule  de  foi  1  arrière 
toute  autorité,  aussi  bien  celle  de  la  Bible  que  celle  des  an- 
ciens symboles  !  Le  libre  examen,  la  critique,  ayant  une  fois 
pris  possession  du  domaine  religieux,  ne  peuvent  plus  abdi- 
quer ;  il  faut  donc  les  laisser  faire,  et  le  progrès  inauguré  par 
Luther,  mais  arrêté  dans  son  essor,  sera  complet  :  la  Réfor- 
mation aura  engendré  la  Révolution. 

Je  ne  puis  me  dispenser  de  détacher  du  livre  de  M.  Scherer 
une  page  instructive  pour  tous,  mais  surtout  pour  les  protes- 
tants, qui  ne  sauraient  trop  la  méditer. 

«  La  Réformation,  elle  aussi,  a  commencé  par  l'esprit  et 
fini  par  la  chair.  Elle  aussi,  à  mesure  qu'elle  abandonnait  le 
principe  spirituel  et  libre  qui  avait  d'abord  animé  Luther,  a 
été  conduite  à  chercher  une  autorité.  L'impulsion  intérieure 
lui  manquant,  force  lui  a  été  de  s'attacher  à  quelque  chose 
d'extérieur.  De  la  grâce  elle  est  retombée  sous  la  loi.  Le 
xvii''  siècle,  qui  a  proprement  constitué  l'orthodoxie  dans 
la  tradition  de  laquelle  le  protestantisme  traîne  encore  au- 
jourd'hui, le  xvn"  siècle  surtout  a  dévié  dans  ce  sens.  En  ré- 
sumé le  protestantisme  n'a  fait  que  changer  d'autorité  ;  à  la 
place  de  l'Église  il  a  mis  l'Écriture  ;  disons  mieux,  il  a  pris 

•  Scherer,  Mélanges,  p.  18. 


LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE.  217 

au  catholicisme  l'un  des  éléments  de  son  autorité,  il  lui  a 
emprunté  la  Bible  et  la  notion  de  la  Bible  ;  il  a  opposé  le  livre 
seul  au  livre  interprété  par  l'Eglise.  Je  ne  méconnais  pas  le 
changement  décisif  introduit  dans  le  régime  de  l'autorité,  par 
ce  seul  fait  que  le  livre  est  remis  entre  les  mains  et  recom- 
mandé à  l'étude  de  chacun.  En  vain  l'interprétation  du  vo- 
lume sacré  est-elle  supposée  une  et  évidente,  en  vain  es- 
saye-t-on  de  la  fixer  et  de  la  consacrer  par  des  symboles,  en 
vain  le  libre  examen  n'est-il  reconnu  en  droit  que  pour  être 
nié  en  pratique;  désormais  l'Écriture  est  livrée  au  sens  indi- 
viduel et  la  vérité  religieuse  tend  à  devenir  pour  chacun  une 
possession  personnelle.  C'est  par  là  que  la  Réformation  est 
l'inauguration  du  principe  de  la  liberté  et  du  spiritualisme 
dans  les  temps  modernes.  Toutefois  elle  l'a  été  comme  malgré 
elle.  Non-seulement  elle  n'a  point  eu  conscience  du  principe 
dont  elle  émanait  et  auquel  elle  tendait,  mais  il  est  certain 
qu'elle  aurait  reculé  si  elle  en  eut  eu  conscience.  Système 
de  transitiou  et  de  transaction,  elle  hésite  entre  deux  ten- 
dances, elle  se  voit  tiraillée  entre  un  passé  auquel  elle  veut 
se  rattacher  et  un  avenir  qu'elle  prépare  à  son  insu.  Les  yeux 
bandés,  elle  sème  les  germes  d'un  monde  nouveau.  Kéfor- 
mation,  elle  est  grosse  d'une  révolution  '.  » 

La  mission  des  nouveaux  théologiens  est  donc  de  découvrir 
l'esprit  sous  la  lettre,  et  de  dépouiller  le  divin  de  son  enve- 
loppe grossière  et  charnelle,  \] admission  en  bloc  de  la  Bible, 
comme  livre  divin,  n'est  plus  possible  (ici  l'on  fait  ressortir 
avec  beaucoup  de  force  cette  même  inconséquence  des  pro- 
testants que  nous  signalions  tout  à  l'heure,  en  se  réser- 
vant, bien  entendu,  d'attaquer  les  catholiques  sur  un  autre 
point)  :  il  faut  recourir  désormais  à  la  critique  des  détails. 
Conunent  s'exercera  cette  critique?  On  l'a  déjà  vu  :  par  le 
sentiment.  «  Il  n'y  a,  dit  M.  Scherer,  qu'une  manière  de  re- 
connaître le  divin,  c'est  de  l'éprouver.  »  Système  assez  vieux, 
par  parenthèse,  puisque  déjà  au  xvii''  siècle  il  était  attaqué 
par  Bossuet  et  défendu  par  Jurieu;  seulement  on  l'apjjliquait 

'  Milanijes,  p.  32. 


218  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EX  FRAN'CE. 

d'une  autre  manière.  A  l'œuvre  donc!  scrutons  l'Écrit  ure  pour 
y  découvrir  l'élément  spirituel  et  divin.  Tout  ce  qui  ne  nous 
va  pas  au  cœur  et  n'excite  pas  en  nous  un  sentiment  moral 
est  écarté  de  droit.  Dans  l'Ancien  Testament,  tous  les  livres 
historiques  y  passent;  mais  qu'importe?  Et  que  reste-t-il  du 
Nouveau  ?  A  proprement  parler,  l'inspiration  pure,  élevée, 
vraiment  spirituelle,  ne  se  rencontre  que  dans  les  discours  de 
Jésus  rapportés  par  les  trois  auteurs  des  Évangiles  synoptiques. 
Partout  ailleurs,  dans  l'Évangile  et  l'Apocalypse  d  e  Jean,  dans 
les  Épîtres  apostoliques  ,  on  sent  l'inspiration  décroître  et 
s'affaiblir  comme  un  rayon  qui  pâlit  à  mesure  qu'il  s'éloigne 
de  son  foyer.  Cela  s'appelle,  dans  le  langage  de  la  théologie  mo- 
derne, Ci  aller  du  contenu  au  contenant,  w  pour  dresser  le  ca- 
non des  saintes  Écritures.  Consolants  résultats ,  qu'il  nous 
suffit  ici  de  constater.  Ceux  qui  voudront  étudier  cette  mé- 
thode dans  toute  son  ampleur  n'ont  qu'à  lire  deux  chapitres 
de  M.  Scherer,  le  premier  :  De  ï Inspiration  de  VEcriture,  le 
second  :  Ce  que  cest  que  la  Bible, 

A^oilà  donc  la  Bible  rigoureusement  épurée,  mais,  du  même 
coup,  singulièrement  diminuée.  Qu'on  se  rassure  toutefois; 
ce  qu'on  perd  d'un  côté  on  le  regagne  de  l'autre,  et  la  critique 
permet  de  retrouver  l'inspiration  non-seulement  dans  Bossuet 
et  dans  t Imitation  de  Jésus-Christ^  mais  encore  dans  les  ou- 
vrages de  Arnd  et  de  feu  M.  Vinet.  Et  puis,  ne  sait-on  pas 
que  «  parmi  les  religions  écrites  il  n'en  est  pas  une  dont  la 
forme  légale  ne  renferme  quelque  principe  spirituel  ?  » 

Ce  mot  de  religions  écrites  nous  fit  réfléchir,  et,  malgré  nous, 
l'Alcoran  nous  venait  en  pensée;  mais  nous  n'y  voulions  pas 
croire.  Heureusement,  en  lisant  le  livre  de  M.  le  pasteur  Ré- 
ville, nous  avons  vu  que  nous  pouvions  «  mettre  sur  deux 
lignes  à  peu  près  parallèles  Moïse  et  Mahomet.  Pourquoi  cet 
à  peu  près  ?  Parce  que  Mahomet  est  un  peu  plus  haut  que  Moïse 
par  «  la  conscience  de  l'universalité  religieuse  et  de  l'immor- 
talité \  »  Si  Jésus-Christ  les  surpasse  l'un  et  l'autre,  il  n'y  a 
entre  eux  tous,  bien  entendu,  que  des  différences  de  degrés. 

'  M.  Scherer,  Mélanges,  p.  26.  —  M.  Réville,  Essais,  p.  xlvi. 


LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE.  219 

Est-ce  assez   d'absurdités  et  de  blasphèmes?  Ainsi,  nous 
ne  devons  pas  désespérer  de  voir  bientôt  messieurs  les  mi- 
nistres du  culte  évangélique,  laissant  quelque  temps  dormir 
leur  Bible,  monter  en  chaire  pour  commenter  en  style  d'ho- 
mélie un  chapitre  de  l'Alcoran  ! 


IV 


Qu'on  se  figure  maintenant  l'indignation  et  les  alarmes  des 
protestants  honnêtes,  ou  seulement  sensés,  qui,  n'ayant  pas 
encore  abjuré  tout  respect  pour  Jésus-Christ  et  son  Evan  gile, 
en  sont  réduits  à  prier  Dieu  dans  les  temples  où  les  pasteurs 
qui  professent  de  pareilles  doctrines  élèvent  la  voix  et  prési- 
dent l'assemblée  des  fidèles. 

Parmi  ceux  qui  s'en  montrent  le  plus  douloureusement 
émus,  on  remarque  au  premier  rang  un  homme  que  sa  haute 
valeur  intellectuelle  et  une  considération  noblement  acquise 
dans  le  maniement  des  affaires  du  pays,  ap[)elaieni  naturelle- 
ment à  intervenir,  ne  fut-ce  qu'à  titre  officieux,  dans  la  police 
intérieure  de  la  Réforme,  au  sein  de  laquelle  il  est  né.  Il  n'est 
personne  parmi  nous  qui  ne  regrette  sincèrement  de  voir 
M.  Guizot  en  butte  aux  humiliations  et  aux  dégoûts  qu'une 
solidarité  si  compromettante  inflige  à  ses  con/iclions  reli- 
gieuses, personne  qui  ne  soit  disposé  à  lui  tenir  compte  des 
efforts  méritoires  par  lesquels  il  a  tenté  de  ramener  ses  core- 
ligionnaires dans  une  meilleure  voie.  Lorsqu'une  première 
fois,  il  y  a  dix  ans,  présidant  la  Société  bib'iqae,  il  signalait 
l'immense  péril  dont  nous  menaçait  le  rationalisme,  et  décla- 
rait que  la  question  était  désormais  posée  entre  le  naturel  et  le 
surnaturel,  on  ne  l'a  peut-être  pas  oublié,  il  se  trouva  de  notre 
côté  des  voix  nombreuses  et  autorisées  pour  accueillir  ces 
paroles  avec  la  sympathie  que  nous  ne  refusons  jamais  à  l'ex  - 
pression  sincère  d'un  sentiment  chrétien.  Depuis  lors,  le  mal 
a  fait  des  progrès  inquiétants,  et,  il  faut  le  dire,  il  a  constam  - 
ment  eu  pour  auxiliaires  ceux  à  qui  s'adressaient  de  plus  près 
les  avertissements  solennels  de  M.   Guizot.  Aussi,  dans  son 


220  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

beau  livre  sur  V Eglise  et  la  société  chrétiennes  en  i86ï  (nou- 
veau titre  d'honneur  ajouté  à  tant  d'autres),  l'illustre  homme 
d'État  se  sent-il  pressé  de  sonder  encore  une  fois  «  les  plaies  où 
le  mal  se  concentre  et  réside.  »  Il  se  tourne  cette  fois  vers 
MM.  Scherer  et  Colani,  ces  dangereux  adversaires  du  surna- 
turel, tous  deux  ministres  du  culte  évangélique.  A  la  tristesse 
de  son  langage,  à  l'inefficacité  manifeste  des  palliatifs  qu'il 
propose  pour  préserver  d'une  complète  dissolution  les  Eglises 
réformées,  on  sent  assez  que  cette  âme  énergique,  si  accou- 
tumée à  la  lutte,  n'est  pas  inaccessible  au  découragement. 

Un  autre  protestant,  M.  E.  Naville,  connu  surtout  par  ses 
beaux  travaux  sur  la  vie  et  les  oeuvres  de  M.  de  Biran,  se 
montre  aussi  l'un  des  plus  vaillants  défenseurs  du  surnaturel, 
et  avec  d'autant  plus  de  mérite  qu'il  a  pour  patrie  Genève,  où 
régnent,  comme  nous  l'avons  dit,  des  influences  et  des  doc- 
trines diamétralement  opposées.  «Pour  le  chrétien,  dit  M.  Na- 
ville dans  un  livre  récent,  la  parole  de  Jésus  de  Nazareth  est 
la  parole  de  l'Homme-Dieu,  de  celui  qu'il  écoute  sans  l'accu- 
ser de  mensonge  lorsqu'il  nous  parle  comme  à  ses  frères,  et 
qu'il  écoute  encore  sans  l'accuser  de  blasphème  lorsqu'il  dit 
que  sa  parole  est  la  parole  de  Dieu  même  et  qu'il  est  un  avec 
le  Père.  Ceci  n'est  plus  de  l'histoire,  c'est  de  la  foi.  Pour  le 
moment,  je  ne  discute  pas  la  foi  des  chrétiens,  je  l'expose.  Soit 
qu'on  l'accepte,  soit  qu'on  la  nie,  il  faut,  avant  tout,  la  recon- 
naître pour  ce  qu'elle  est'.  »  Voilà  qui  est  ferme  et  digne,  et 
l'on  est  heureux  de  rencontrer  encore  des  esprits  qui  ne  se 
prêteront,  en  si  grave  matière,  à  aucune  lâche  transaction. 

Nous  pourrions  en  nommer  d'autres,  surtout  parmi  nos 
compatriotes.  Eu  France,  Dieu  merci!  la  droite,  puisque  c'est 
le  mot,  s'appelle  encore  la  majorité.  En  Allemagne  comme  à 
(ienève,  c'est  l'inverse. 

Comment  la  paix  réguerait-elle  dans  une  Église  où  se  ren- 
contrent face  à  face  des  convictions  si  contraires?  le  moyen 
de  s'accorder  lorsque  les  uns  disent  que  Jésus-Christ  est  Dieu 
et  que  les  autres  le  nient?  lorsque  pour  ceux-ci  la  Bible  est  la 

'  La  Vie  éternelle,  p.  126. 


LA  CRISE  DU  PROTESTANTISMK  EN  FRANCE.  2J1 

pure  parole  de  Dieu,  et  pour  les  autres  un  livre  où  l'on 
retrouve  bien,  en  cherchant,  quelques  traces  d'inspiration 
(et  encore  quelle  inspiration  !  )  un  livre  où  à  beaucoup  d'er- 
reurs se  niéle  un  peu  de  vérité,  et  comparable,  somme  toute, 
à  l'Alcoran  ?  Et  vous  voulez  que  les  fidèles,  tiraillés  en  tout 
sens,  ne  sachant  à  qui  entendre,  n'ayant  aucune  autorité  pour 
les  diriger,  aucun  centre  fixe  autour  duquel  ils  puissent  se 
rallier,  ne  soient  pas  en  proie  à  un  indicible  malaise?  S'ils 
venaient  à  s'accoutumer  à  cette  situation,  à  s'y  résigner,  vous 
n'auriez  pas  lieu  de  vous  en  féliciter,  car  ce  serait  la  preuve 
qu'ils  se  sont  laissé  gagner  par  l'indifférence,  et  mieux  vaut 
cent  fois  la  division  et  la  lutte  que  ce  sommeil  funeste  pré- 
curseur de  la  mort. 

Ah!  ce  dut  être  pour  M.  (iuizot  une  amertume  sans  égale, 
lorsqu'il  apprit  qu'à  Nîmes,  sa  ville  natale,  dans  le  même 
temple,  peut-être,  où,  enfant,  il  allait  prier  avec  sa  mère,  le 
directeur  de  la  Nouvelle  Revue  de  tliéologie,  M.  Colani,  avait 
prononcé  les  paroles  suivantes;  paroles  que  le  poison  subtil 
du  doute,  dont  elles  sont  imprégnées,  rend  infiniment  dan- 
gereuses pour  les  âmes  simples  qu'une  incrédulité  hardie  et 
tranchante  n'eût  pas  manqué  d'alarmer  : 

'f  Moi  aussi,  j'ai.mes  opinions  et  mes  idées  qui,  acquises  au 
milieu  des  luttes  de  la  pensée,  me  sont  devenues  singulière- 
ment précieuses.  Il  va  sans  dire  que  je  voudrais  les  voir  par- 
tagées par  mes  frères,  et  il  me  semble  même  que  je  serais 
capable  de  sacrifices  pour  les  répandre  autour  de  moi.  Et 
pourtant,  s'il  dépendait  de  ma  volonté  de  les  voir  subitement 
adoptées  par  tous  les  mend)res  de  notre  Église,  je  le  dis  devant 
Dieu,  je  refuserais  très-certainement.  Car  je  distingue  entre 
l'Évangile  et  mes  opinions  sur  l'Évangile;  la  parole  du  Christ, 
qui  est  esprit  et  vie,  convient  à  tous  :  elle  satisfait  toutes 
les  intelligences,  les  plus  hautes  comme  les  moins  développées, 
les  plus  simples  comme  les  plus  sublimes  ;  elle  répond  à  tous 
les  états  de  l'âme;  elle  est  éternellement  vraie  parce  qu'elle 
s'adresse  à  la  substance  même  de  notre  nature.  Mes  idées,  mes 
opinions  sur  l'Evangile,  je  les  crois  vraies;  mais  (juelque 
chose  me  dit  qu'elles  sont  imparfaites,  incomplètes,  qu'elles 


222  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

répondent  à  un  état  d'âme  particulier,  que  l'expérience  les 
modifiera,  que,  si  elles  me  conviennent  maintenant,  le  temps 
approche  où  elles  ne  me  satisferont  plus  tout  à  fait,  et  que,  par 
conséquent,  elles  ne  peuvent  satisfaire  réellement  que  ceux 
qui  se  trouvent  dans  le  même  état  d'âme  que  moi  en  ce  mo- 
ment, ceux  qui  ont  les  mêmes  tendances,  les  mêmes  besoins 
intellectuels*.  » 

M.  Guizot  rapporte  ces  paroles,  et  il  y  joint  de  singuliers 
aveux  de  M.  Scherer,  qui,  prévoyant  le  jour  où  la  critique 
aura  renversé  le  surnaturel,  se  demande  avec  quelque  inquié- 
tude si,  ce  jour-là^  il  y  aura  un  Dieu  et  une  religion  :  «  Ne  se 
trouvera-t-il  pas  que  ce  Dieu  n'est  autre  chose  que  l'homme 
lui-même,  la  conscience  et  la  raison  de  l'humanité  personni- 
fiées? et  la  religion,  sous  prétexte  de  devenir  plus  religieuse, 
n'aura-t-elle  pas  cessé  d'exister?  » 

«  A  l'aspect  de  cette  honnête  anxiété  qui  accompagne  une 
agression  si  vive,  ajoute  M.  Guizot,  j'éprouve  un  sentiment 
d'estime  mélancolique  pour  les  agresseurs  et  de  confiance 
dans  la  cause  attaquée  ".  » 

C'est  beaucoup  de  mansuétude  pour  ces  énormités  et  une 
confiance  difficile  à  justifier  au  point  de  vue  du  protestan- 
tisme. Estime  mélancolique!  ah!  c'est  bien  plutôt  lorsqu'on 
voit  si  perfidement  attaquées  ses  plus  chères  croyances,  et  que, 
l'ennemi  étant  au  coeur  de  la  place,  on  n'a  nul  moyen  de 
s'en  délivrer,  c'est  alors  qu'on  inspire, — à  ceux  qui  connais- 
sent  une  Église  que  saint  Paul  appelait,  il  y  a  dix-huit  siècles, 
lacolonne  et  le  rempart  de  la  i^érité, — une  estime  mélancolique! 

Les  sermons  de  Nîmes  firent  scandale  et  ils  suscitèrent, 
entre  la  gauche  et  la  droite,  une  guerre  de  brochures  qui 
fournit  à  M.  Colani  une  belle  occasion  de  déployer  toutes  les 
ressources  de  son  esprit,  toute  la  vigueur  de  sa  dialectique. 

Ainsi  que  déjà  nous  l'avons  remarqué,  dans  toute  contro- 
verse de  cette  nature,  la  droite,  l'orthodoxie  protestante,  se 
voit  entraînée  par  la  force  des  choses  à  invoquer  le  principe 


'  Colani,  Quatre  sermons,  etc.  La  Lettre  et  TEsprit,  p.  116. 
'  LÉcjlhe  et  la  société  chrétiennes,  p.  17. 


LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE.  223 

catholique  d'autorité  et  à  renier  le  principe  protestant  du 
libre  examen.  Les  contradictions  flagrantes  dans  lesquelles 
tombent  ainsi  la  plupart  des  orthodoxes,  et  qu'ils  ne  craignent 
pas  d'affronter,  passent  toute  idée,  et  on  n'y  croirait  pas  si  on 
n'en  avait  pas  la  preuve  sous  les  yeux.  M.  Ernest  Naville  en 
sait  quelque  chose,  lui  qui,  en  1839,  subissant  ses  épreuves  à 
l'Académie  de  Genève,  exprimait  ainsi  ses  convictions  particu- 
lières dans  la  préface  de  ses  thèses  :  «  Ou  le  catholicisme,  ou 
un  cercle  vicieux  manifeste  :  tel  est  le  dilemme  contre  lequel 
vient  échouer  tout  système  protestant  qui  établit  une  autorité 
humaine  dans  l'Eglise  en  fait  de  doctrine.  Le  système  romain 
est  tellement  logique  et  lié  dans  toutes  ses  parties,  qu'il  faut 
n'en  rien  admettre  ou  l'admettre  tout  entier.  Les  protestants 
seront  battus  sur  le  terrain  des  principes,  toutes  les  fois  qu'ils 
n'admettront  pas  sans  réserve  la  liberté  avec  toutes  ses  consé- 
quences '.  » 

En  effet,  à  chaque  occasion  nouvelle,  voici  le  dialogue  qui 
s'engage  inévitablement  entre  la  droite  et  la  gauche.  Nous  en 
garantissons  l'authenticité  et  n'y  mettons  rien  du  notre;  la 
note  à  laquelle  nous  renvoyons  indique  fidèlement  nos 
sources  ". 

La  Droite.  «  Les  réformateurs  n'ont  jamais  reconnu  et 
auraient  repoussé  avec  indignation  ce  libre  examen  dont  on 
prétend  faire  de  nos  jours  la  base  du  protestantisme,  et  qui 
établirait  au  sein  même  de  F  Eglise  la  raison  individuelle  juge 

'  Une  journée  à  Genève,  p.  30.  (Avignon,  1843.)  M.  Naville  veut  échapper 
à  CCS  contradictions,  et  il  rejette,  pour  son  compte,  toute  espace  dautorité  ecclé- 
siastique. 

-  La  Droite  parle  ici  :  1°  par  la  bouche  de  M.  Ilosemann,  ministre  Je  la  Confes- 
sion d'Augsbourg,  du  consistoire  de  Paris  (V.  Revue  catholique  de  l Alsace,  no- 
vembre 4861 .  p  317);  '2"  par  celle  de  M.  Castel  (V.  Les  Iluguenotx,  p.  205  et  209); 
3"  enfin,  par  colle  de  M.  Grœtzinger,  paslour  et  président  du  consistoire  de  Sainle- 
Marie-aux-Mines  (ilaut-Rhin)  (V.  Revue  catholique  de  l'Alsace,  mars  1861 ,  p.  13.)). 
Toutes  les  réponses  de  la  Gauche  sont  empruntées  au  fameux  sermon  de  M.  Colani . 
La  Lettre  et  l'Esprit. 

Nous  prolitons  volontiers  de  cette  occasion  pour  faire  coimaitre  à  nos  lecteurs 
la/{('t'ut'  iathuliquc  de  l'Alsace^  à  laquelle  nous  devons  deux  de  nos  citations.  Ce 
recueil,  publié  à  Strasbourg,  sou^  la  direction  de  M.  l'abbé  P.  Mury,  observe  de 
près  les  mouvements  des  protestants  et  des  juifs  d'Alsace,  et  il  se  recommande 
ausii  par  d'intéressants  articles  d'archéologie  et  d'histoire  lociile. 


22i  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

de  la  vérité  révélée.  Si  de  pareilles  doctrines  (celles  de  M.  Co- 
lani)  venaient  à  prévaloir  dans  l'Église,  on  voit  assez  dans 
quel  abîme  elle  serait  entraînée.  Ouverte  à  tout  vent  de  doc- 
trine..., elle  ne  serait  plus  l'appui  et  la  colonne  de  la  vérité..., 
mais  \ école  même  du  doute  et  de  ï incertitude ,  et  dès  lors  un 
juste  sujet  de  risée  et  une  cause  légitime  de  réprobation.  >■> 

La  Ga-Uche.  «  Au  point  de  vue  protestant,  évangélique,  est- 
il  permis  de  faire  de  certaines  opinions  et  doctrines  la  condi- 
tion d'entrée  dans  l'Eglise  ?. . .  A  cette  question  nettement  posée 
laissez-moi  répondre  par  une  autre  question  posée  tout  aussi 
nettement  :  Vous  qui  voulez  l'unité  des  croyances,  pensez- 
vous  qu'il  suffise  d'admettre  vos  opinions  pour  être  un  véri- 
table disciple  du  Christ,  et  qu'il  suffise  de  les  repousser  pour 
être  un  enfant  de  la  perdition  ?  êtes-vous  bien  sûrs  que  tous 
ceux  que  vous  excluez  sont  exclus  du  royaume  des  cieux,  et 
que  tous  ceux  à  qui  vous  tendez  la  main  y  entreront  infailli- 
blement? » 

La  Droite.  «  Prenons  garde  à  l'esprit  de  secte,  un  des  plus 
dangereux  ennemis  des  intérêts  évangéliques,  aux  regards 
d'un  peuple  qui  attend  comme  premier  témoignage  de  la  vé- 
rité chrétienne  \ unité  visible  des  croyants.  N'était-elle  pas  dans 
les  exhortations  de  saint  Paul,  cette  unité  visible^  quand  ce 
grand  apôtre,  bannissant  les  diverses  dénominations  ecclésias- 
tiques, s'écriait  :  «  Christ  est-il  divisé  ?  » 

«  La  vérité  est  une  comme  la  vie,  et  l'une  et  l'autre  sont  en 
Christ.  Chaque  Église,  aussi  bien  que  chaque  individualité 
chrétienne,  est  appelée  à  se  l'approprier  tout  entière.  » 

La  Gauche.  «  Le  vrai  mal  qui  ronge  notre  Église  et  qui,  s'il 
ne  vient  pas  à  être  guéri,  la  rendra  incapable  de  jouer  dans 
l'avenir  le  rôle  que  Dieu  lui  assigne,  ce  n'est  pas  la  diversité 
des  opinions,  c'est  bien  plutôt  cette  fatale  passion  de  l'unité, 
de  l'unité  extérieure,  fictive,  artificielle,  obtenue  même  aux 
dépens  de  la  vie  religieuse.  Nous  sommes  malheureusement 
travaillés  par  un  reste  de  levain  catholique  ;  la  colossale  gran- 
deur de  l'Église  romaine  nous  impose  toujours  encore;  nous 
la  regrettons  à  notre  insu,  et  quoi  que  nous  fassions,  elle  nous 
semble  l'idéal  vers  lequel  il  nous  faut  pourtant  graviter...  Ah  ! 


LA  CRISr  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE.  225 

mes  frères,  il  faut  à  notre  Église  une  seule  chose,  la  vie,  —  un 
redoublement  de  vie,  l'esprit,  —  une  puissante  expansion  de 
l'Esprit' Saint.  » 

La  Droite.  «  Il  est  évident  qu'une  Église  ne  saurait  se 
passer  de  symbole...  Si  vous  me  demandez  :  Qui  donc  a  le 
droit  de  m'imposer  ce  symbole  ?  je  répondrai  :  Personne.  Mais 
là  n'est  pas  la  question.  Vous  êtes  libre,  tout  à  fait  libre  :  la 
porte  est  ouverte.  Rédigez  un  symbole  qui  vous  convienne; 
fondez  une  Église;  essayez  :  mais  n'oubliez  jamais  que  ceux 
dont  vous  ne  partagez  plus  les  convictions  sont  chez  eux  dans 
cette  Église  qui  ne  vous  satisfait  plus.  » 

La  Gauche.  «  On  se  séparerait  à  l'amiable  ?  —  Vraiment 
oui!  à  peu  près  comme  si  un  frère  aîné,  expulsant  le  cadet 
de  la  maison  paternelle,  mais  lui  laissant,  par  compensation, 
pleine  et  entière  liberté  de  se  choisir  un  autre  domicile,  pré- 
tendait avoir  agi  équitablement,  fraternellement!...  Apprenez- 
le  donc,  vous  qui  l'ignorez  :  pas  plus  qu'on  ne  peut  se  bâtir 
à  soi-même  une  maison  paternelle,  on  ne  peut  se  créer  une 
Église;  car  une  Église  sans  les  souvenirs  de  l'enfance,  sans 
les  traditions  de  la  famille,  une  Église  fondée  après  délibé- 
ration ,  par  contrat  social,  est  tout  simplement  une  secte,  — 
et  moi  je  veux  une^^ Église!   » 

C'est  à  ce  point  de  la  discussion  qu'intervient  M.  Guizot;  il 
faut  l'écouter.  On  verra  ce  ferme  esprit,  aux  prises  avec  des  diffi- 
cultés invincibles,  recourir  à  des  expédients  dont  on  ne  saurait 
évidemment,  sans  beaucoup  se  flatter,  attendre  le  salut  du  sys- 
tème religieux  qu'il  s'obstine  à  défendrecontre  toute  espérance. 


a  Dans  les  dissensions  qui  agitent  l'Église  protestante  de 
France,  c'est  le  mérite  des  ortliodoxes  qu'ils  croient  ferme- 
ment au  surnaturel,  et  placent  ainsi  la  foi  protestante  dans  sa 
vraie  patrie,  au-dessus  des  coups  que  lui  portent  ses  adver- 
saires. Et  ils  ont  raison  de  vouloir  que  cette  foi  soit  la  base  de 
l'Église,  car  c'est  sur  cette  base  seulement  qu'une  Eglise  chré- 


226  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

tienne  peut  se  fonder  et  s'appeler  légitimement  de  ce  nom. 
Ils  ont  raison  aussi  de  penser  que  dire  «  une  Église,  »  c'est 
dire  une  foi  religieuse  commune  dans  laquelle  les  âmes  s'unis- 
sent, et  que  les  Confessions  de  foi  ne  sont  que  rex:j3ression  de 
cette  union  :  il  n'y  a  dans  un  tel  fait  rien  que  de  parfaitement 
naturel  et  légitime;  ce  qui  ne  serait  ni  naturel,  ni  légitime,  ce 
serait  qu'on  s'obstinât  à  vouloir  faire  partie  d'une  Eglise  sans 
partager  sa  foi,  et  même  en  travaillant  à  y  répandre  une  foi 
contraire.  Si  Luther  et  Calvin,  en  préchant  la  Réforme,  avaient 
prétendu  être  des  catholiques ,  l'Église  romaine  aurait  eu 
grand'raison  de  s'étonner;  et  si  elle  avait  eu  dès  lors  la  justice 
d'admettre  la  liberté  religieuse,  elle  aurait  pu,  à  boa  droit, 
leur  dire  :  «  Appelez  à  vous  ceux  qui  croient  comme  vous, 
«  mais  ne  restez  pas  dans  une  Église  où  votre  âme  n'est  pas.  » 

«  Pourtant  je  ne  pense  pas  que,  dans  l'état  actuel  du  pro- 
testantisme, les  protestants  orthodoxes  doivent  appliquer  avec 
rigueur  un  principe  légitime  en  soi,  et  faire  aujourd'hui, 
d'une  Confession  de  foi  précise  et  formelle,  la  règle  absolue 
de  leur  Église.  Deux  motifs,  l'un  d'équité  et  de  prudence, 
l'autre  de  droit  strict  et  public,  le  leur  interdisent  également. 

«  On  a  reproché,  non  sans  quelque  raison,  au  protestan- 
tisme dogmatique,  de  manquer  de  mesure  et  de  douceur,  de 
pousser  toutes  choses  à  l'extrême  et  d'oublier  l'esjirit  chré- 
tien pour  tomber  dans  l'esprit  sectaire.   La  faute  serait,  de 
nos  jours,  plus  grave  et  plus  inopportune  que  jamais  ;  dans 
le  mouvement  religieux  qui  travaille  le  protestantisme  fran- 
çais, la  mêlée  est  encore  très-confuse,  et  beaucoup  de  per- 
sonnes, sérieuses  d'ailleurs  et  sincères,  n'ont  pas  sur  leur 
propre  foi  des  idées  ni  des  résolutions  bien  arrêtées.  Les  uns, 
naguère  sortis  de  l'indifférence,  s'étonnent  de  telle  ou  telle  des 
croyances  qu'on  leur  présente  comme  essentielles  au  chris- 
tianisme; ks.  autres,  assaillis  par  le  zèle  orthodoxe  avec  une 
ardeur  impatiente,  conçoivent  pour  la  liberté  religieuse  de 
vives  alarmes  ;  le  nombre  est  grand  de  ceux  qui  sont  très-hon- 
nêtement incertains,  inquiets,  et  qui,  avec  un  sincère  désir 
d'être  chrétiens,  hésitent  à  entrer  dans  les  voies  orthodoxes, 
doutant  que  ce  soient  vraiment  là  les  voies  chrétiennes.  A 


LA  CRISE  nu  PROTEST ANTlSiME  EN  FRANCE.  827 

écarter  de  son  sein  tous  ceux  des  protestants,  pasteurs  ou 
fidèles,  que  préoccupent  ces  inquiétudes  ou  ces  doutes,  l'Église 
protestante  manquerait  d'équité  et  courrait  risque  de  voir  ses 
rangs  trop  éclaircis.  Il  lui  convient  de  se  montrer  modérée, 
patiente,  do  faire  aux  nuances  diverses  leur  part,  de  travailler 
sans  exigence  prématurée  à  convaincre  ceux  qui  doutent,  à 
rassurer  ceux  qui  craignent,  et  de  compter  sur  le  progrès  de 
la  foi ,  sur  l'empire  de  la  vérité  et  du  temps,  en  respectant  la 
liberté  '  .  w 

L'autre  motif,  motif  de  droit,  qui  empêche  M.  Guizot  de 
réclamer  immédiatement  la  signature  d'une  nouvelle  Confes- 
sion de  foi,  c'est  que,  la  liberté  d'association  n'existant  pas 
en  France,  ceux  qui  croiraient  devoir  se  séparer  de  l'Eglise 
réformée  n'auraient  plus  d'Église,  ni  même  la  perspective 
d'en  fonder  une  autre  conforme  à  leurs  goûts  et  à  leurs  ten- 
dances. 

En  résumé,  M.  Guizot  compte  sur  le  temps,  comme  si  le 
temps  n'était  pas  mortel  à  la  Réforme!  le  temps  a-t-il  jamais 
respecté  aucune  institution  humaine,  aucune  association  dont 
le  lien  n'est  formé  que  par  l'accord  toujours-fragile  d'opinions 
individuelles  et  changeantes  ?  C'est  chose  évidente  pour 
nous  :  le  temps,  dont  l'action  est  irrésistible,  ne  fera  qu'ag- 
graver cette  situation  ;  parce  que  le  mal  est  au  cœur  du  pro- 
testantisme, parce  que  c'est  un  vice  originel  et  constitutif  dont 
il  est  impossible  d'arrêter  les  ravages. 

Rédiger  une  nouvelle  Confession  de  foi  !  y  songez-vous  ? 
sur  quelle  base  pourriez-vous  l'asseoir  ?  Dresser  à  nouveau  le 
canon  des  saintes  Écritures  ?  déclarer  qu'elles  renferment  la 
parole  de  Dieu  ?  déterminer  d'une  manière  quelconque,  la 
plus  vague  possible,  la  nature  et  la  valeur  de  l'inspiration  : 
soit.  Les  orthodoxes  la  souscriraient,  je  le  suppose,  et  les  ra- 
tionalistes les  plus  avancés  seraient  forcés  de  s'éloigner.  Et 
vous  croyez  que,  de  la  sorte,  vous  auriez  constitué  une  véri- 
table unité  Pet  cette  unité  telle  quelle,  combien  durerait-elle  ? 
vSi  avec  des  symboles  beaucoup  plus  précis,  on  en  est  venu  à 

'  L'Eglise  et  la  société  chréliennes,  [j.  o7. 


228  LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE. 

ce  point,  que  serait-ce  avec  celui-là  ?  Car  eniin  vous  n'êtes 
pas,  vous  ne  vous  prétendez  pas  infaillibles.  Vous  n'existez, 
selon  l'expression  fort  juste  de  M.  Colani,  qu'en  vertu  d'un 
contrat  social,  qui  laisse  à  chacun  le  droit  radical  de  reprendre 
ce  qu'il  n'a  engagé  que  pour  vivre  avec  vous,  sa  liberté  tout 
entière.  De  nouvelles  sectes  naîtront  de  vos  débris,  et  vous 
aurez  seulement  la  gloire  d'avoir  préparé  de  nouveaux  maté- 
riaux pour  une  nouvelle  Histoire  des  variations.  Non  ;  tant 
que  vous  ne  pouri-ez  pas  inscrire  en  tête  de  vos  Confessions 
de  foi  ces  paroles  du  premier  concile  :  Visum  est  SpirituiSancto 
et  nobis,  toutes  vos  tentatives  d'unité,  frappées  d'impuis- 
sance, seront  l'opprobre  de  votre  Eglise  et  la  risée  du  genre 
humain  ! 

Ainsi,  tandis  que  l'Église  romaine ,  puisant  une  nouvelle 
force  dans  chacune  de  ses  épreuves,  offre  au  monde  le  ravis- 
sant spectacle  de  la  plus  étroite  union  entre  les  fidèles,  leurs 
pasteurs  et  le  père  commun  des  uns  et  des  autres,  le  vicaire 
de  Jésus-Christ,  la  Réforme,  après  trois  siècles  d'une  existence 
toujours  agitée  et  changeante,  n'est  plus  aujourd'hui  qu'un 
nom,  ou,  comme  l'avouent  ses  apologistes  eux-mêmes,  une 
fiction  et  un  mensonge.  Et  par  là  se  vérifie  cette  parole  du 
divin  Auteur  du  christianisme  :  Toute  plantation  que  na  pas 
plantée  mon  Père  céleste,  sera  déracinée  ' . 

Et  nous  aussi,  nous  pourrions  bientôt  célébrer  un  grand 
anniversaire,  car  en  1864  trois  siècles  se  seront  écoulés 
.  depuis  le  jour  où  le  pape  Pie  lY  sanctionna  de  sa  suprême 
autorité  et  promulgua  du  haut  de  la  chaire  de  Pierre  les  défi- 
nitions du  saint  concile  de  Trente.  Mais  voyez  la  différence  : 
toutes  ces  définitions,  sans  en  excepter  une  seule,  sont  encore 
la  règle  de  nos  croyances  ;  toutes,  nous  serions  prêts  à  les 
signer  de  notre  sang,  et  il  ne  vient  en  pensée  à  personne  qu'on 
puisse  en  retrancher  un  mot,  une  syllabe.  Ainsi  en  est-il,  en 
remontant  le  cours  des  âges,  de  tous  les  symboles,  de  tous  les 
jugements  dogmatiques  de  notre  Église  :  les  plus  récents  ra- 
tifient les  plus  anciens  en   les  expliquant,  et  tous  ensemble. 

♦  Malth.,  XV,  13. 


LA  CRISE  DU  PROTESTANTISME  EN  FRANCE.  229 

avec  une  merveilleuse  harmonie ,  concourent  au  développe- 
ment doctrinal  et  comme  à  l'épanouissement  d'une  seule  et 
même  foi.  Les  mères  apprennent  à  leurs  enfants  le  symbole 
des  apôtres,  et  le  symbole  de  Nicée  et  de  Constantinople 
retentit  les  jours  de  fête  dans  tous  les  sanctuaires  où  s'immole 
la  Victime  sans  tache,  depuis  la  grande  et  antique  cathédrale 
jusqu'à  la  plus  humble  église  de  village;  et  comme  les  Pères  du 
concile  de  Trente  répondaient,  à  douze  siècles  d'intervalle, 
aux  Pères  du  concile  de  Nicée,  les  fidèles  de  l'Amérique  et  de 
l'Australie  répondent,  d'un  bout  à  l'autre  de  l'univers,  aux 
fidèles  de  la  Chine  et  du  Japon.  Avouez  qu'elle  ne  porte  pas 
en  vain  le  nom  de  catholique,  cette  Église  romaine  qui,  seule, 
embrasse,  dans  l'invariable  unité  de  sa  foi,  tous  les  temps  et 
tous  les  lieux,  et  qui  n'a  jamais  su  transiger  avec  l'erreur. 

Ch.  Daniel. 


ï 


MELANGES 


MONSEIGNEUR   DE   KETTELER 


C'est  une  gloire  de  l'Église  catholique  d'avoir  eu  dans  tous  les  temps, 
parmi  ses  premiers  pasteurs,  d'intrépides  défenseurs  de  ses  croyances 
et  de  ses  droits  imprescriptibles.  C'est  une  gloire  de  l'Eglise  de  nos 
jour  d'avoir  encore,  dans  toutes  les  parties  du  monde,  une  noble  et 
courageuse  phalange  d'évêques  qui  tiennent  haut  son  drapeau,  au 
milieu  des  attaques  dont  elle  est  sans  cesse  assaillie. 

Parmi  ces  illustres  prélats  se  distingue  aujourd'hui  Mgr  Guillaume- 
Emmanuel,  baron  de  Ketteler,  évêque  de  Mayence.  Frappé  de  l'im- 
portance extrême  que  la  publicité  s'est  acquise,  et  des  funestes  ravages 
exercés  par  une  presse  détestable,  qui  fausse  toutes  les  idées  et  change 
la  signification  de  tous  les  mots  pour  lesquels  s'est  passionnée  notre 
époque,  il  vient  de  publier  un  livre  dans  lequel  il  essaye  de  replacer 
chacune  de  ces  idées  dans  son  vrai  jour,  et  de  rendre  à  chacun  de  ces 
mots  son  sens  véritable. 

La  nature  de  notre  recueil,  auxquelles  les  questions  sociales  et  po- 
litiques sont  interdites,  ne  nous  permet  pas  de  suivre  Mgr  de  Ketteler 
dans  tout  le  développement  de  sa  pensée.  Nous  nous  bornerons  donc 
à  analyser  succinctement,  et  comme  simple  rapporteur,  ce  qu'il  dit 
de  la  liberté  au  point  de  vue  de  l'appréciation  catholique  et  de  la  cons- 
cience individuelle.  Nous  nous  restreignons  d'autant  plus  volontiers  à 
cet  ordre  d'idées  qu'vme  voix  plus  autorisée  que  la  nôtre  en  matière 
de  philosophie  politique  et  sociale  s'est  déjà  fait  entendre  sur  ce  sujet'^. 

*  Freiheit,  Autoritàt  und  Kirche.  Erôrterung  iiber  die  yroszen  Problème  der 
gegemvart  (Liberté,  Autorité  et  Église.  Éclaircissements  sur  les  grands  problèmes 
de  l'époque). 

•  Le  Correspondant,  25  mars  4862,  article  de  M.  Albert  de  Bioglie. 


MÉLANGES.  234 


LA  LIBERTE    EN   GENERAL. 


«  Il  n'esl  aucun  mot,  dit  Mgr  l'èvêque  de  Mayence,  tlonl  on  use 
plus  volontiers  ,  aucun  dont  *)n  abuse  davantage  que  celui  de  liberté. 
Il  y  a  dans  ce  mot  un  charme  merveilleux  qui  toujours  et  partout  est 
capable  d'embraser  les  cœurs  des  hommes.  Que  le  degré  de  leur  cul- 
ture intellectuelle  soit  élevé  ou  non,  partout  où  bat  un  cœtir  d'homme, 
il  est  soumis  à  ce  charme.  La  puissance  de  ce  mot  ne  lui  vient  point 
du  dehors ,  elle  dérive  du  besoin  le  plus  profond  et  le  phis  intime  de 
Tàme  humaine.  A  la  liberté ,  prise  dans  son  acception  véritable,  se 
rattache  la  plus  haute  dignité  de  Thomme  et  le  plan  le  plus  riche  en 
grâces  de  la  divine  Providence.  L'esprit  de  mensonge  en  a  étrangement 
défiîjfuré  le  sens,  et  ce  triste  fantôme  de  la  vraie  liberté  est  pourtant  en- 
core capable  de  mettre  le  monde  entier  en  émoi.  C'est  ici  surtout  que 
le  mensonge  ne  peut  être  détruit  que  par  l'exposition  de  la  vérité,  et 
rien  n'est  plus  dangereux  que  de  méconnaître  la  hbcrté  dans  le  vrai 
sens  du  mot  à  cause  de  l'abus  qu'on  en  feit.  Plus  la  mauvaisse  presse 
cherche  en  défigurer  Vidée,  plus  la  partie  saine  de  la  presse  doit  s'ap- 
pliquer à  \a  bien  comprendre  pom*  l'opposer  à  cette  image  trompeuse. 
Elle  n'a  pour  cela  qu'à  développer  les  idées  chrétiennes  telles  qu'elles 
se  trouvent  formulées  en  tant  de  manière  sans  l'Eglise.  La  liberté  dans 
le  sens  chrétien,  comparée  à  celle  qu'on  prêche  sur  toutes  les  places 
publiques  pour  égarer  le  peuple,  est  comme  la  pure  lumière  du  soleil 
à  côté  de  la  sinistre  lueur  et  de  la  fumée  d'une  torche. 

"  Poui-  l'homme  seul,  sur  la  teiTC,  il  peut  être  question  de  liberté  j 
tout  le  reste  dans  la  naturen'est  pas  Ubre.Le  christianisme  nous  expli- 
que ce  phénomène.  La  Hberté  de  l'homme  émane  de  la  ressemblance 
qu'il  a  avec  Dieu,  elle«st  un  reflet  de  l'être  divin  sur  son  àme.  D'où  il 
suit  que  la  lil)erté  de  l'homme  a  quelque  chose  de  celle  qui  est  en  Dieu, 
quoiqu'elle  en  difiV're  essentiellejiient. 

«  La  liberté  de  Dieu,  comme  l'être  de  Dieu,  est  sans  conditions, 
sans  limites  :  lui  seul  a  la  plus  haute,  la  vraie  souveraineté.  Sa  vie,  sa 
volontté,  son  action  ne  sont  déternùnées  que  par  hii.  11  a,  par  rapport  à 
tout  ce  qui  est  tu  dehors  de  lui,  une  liberté  d'élection  qui  n'est  bornée 
par  aucune  linùte  proprement  dite.  Par  analogie,  l'homme  participe  à 
cette  li])erté,  mais  seulement  autant  que  sa  nature  créée  le  permet. 

«  Ainsi  la  liberté  de  l'homme  ne  peut  jamais  être  illimitée;  elle  est, 
au  contraire,  jointe  au  devoir  de  se  soumettre  par  choix  à  la  volonté 


232  MÉLANGES. 

divine.  Dieu  lui  pose  des  limites  qu'elle  ne  peut  dépassera  sans  que  la 
volonté  humaine  révoltée  contre  lui  renverse  les  plans  divins. 

«  La  liberté  de  l'homme  ne  s'étend  pas  non  plus  à  toutes  les  déter- 
minations de  son  être  ;  bien  des  choses  lui  échappent  en  tout  ou  en 
partie.  La  naissance  de  l'homme,  sa  mort,  les  circonstances  les  plus 
importantes  de  sa  vie,  sont  indépendantes  de  sa  volonté.  Il  n'est  pas 
jusqu'à  la  fin  principale  de  son  existence  qui  ne  soit  soustraite  à  son 
élection.  Dès  lors  qu'il  existe,  il  tend  nécessairement  au  bonheur.  Sa 
liberté  s'exerce  donc  plutôt  sur  le  choix  des  moyens  par  lesquels  il 
cherche  à  atteindre  ce  bonheur'.  » 

Nous  avons  traduit  ce  chapitre  en  entier,  afin  de  mettre  tout  d'abord 
en  évidence  le  point  de  vue  auquel  se  place  l'illustre  prélat,  et  afin  de 
présenter  sa  pensée  telle  qu'il  l'a  formulée  lui-même. 


II 

LIBERTÉ   MORALE,   LIBERTÉ   DE   CONVICTION. 

Après  avoir  rappelé  brièvement  ces  principes  sur  la  liberté  en  géné- 
ral, Mgr  de  Mayence  en  détermine  les  conditions  dans  l'ordre  moral  et 
par  rapport  au  dictamen  de  la  conscience.  A  ce  point  de  vue,  la  liberté 
est,  dit-il,  la  détermination  de  l'homme  au  bien  qu'il  accepte  par  choix, 
avec  la  possibilité  de  préférer  le  mal.  Elle  exclut  donc  toute  coaction 
extérieure,  toute  nécessité  intérieure,  et  comprend  la  faculté  de  se  dé- 
terminer au  mal. 

C'est  sur  cette  idée  élevée  de  la  liberté,  qui  porte  si  haut  la  dignité 
de  l'homme,  que  l'Eglise  catholique  a  basé  tout  l'édifice  de  sa  doctrine 
sur  la  vie  chrétienne.  Tous  les  docteurs  de  l'Eglise  respectent  tellement 
ce  noble  privilège  de  l'homme,  qu'ils  n'accordent  le  nom  d'actes  hu- 
mains qu'à  ceux  qui  portent  le  cachet  de  la  liberté,  et  en  procèdent 
comme  de  leur  source.  Pour  attribuer  une  valeur  morale  à  un  acte 
quelconque  de  l'homme,  ils  exigent  trois  conditions  :  qu'il  soit  précédé 
d'un  jugement  intérieur  sur  sa  valeur,  qu'il  procède  de  la  détermination 
intérieure  et  spontanée  de  la  volonté,  qu'il  soit  accompagné  enfin  de 
la  possibilité  d'une  détermination  différente. 

A  cette  liberté  se  rapporte  celle  de  la  conscience,  au  sujet  de  laquelle 
se  manifeste  encore  avec  éclat  le  profond  respect  que  l'Eglise  garde 
pour  ce  sanctuaire  de  l'homme,  je  veux  dire  sa  liberté  intérieure. 
Mgr  de  Mayence  définit  la  conscience  «  le  jugement  intérieur  par  le- 

•  Chap.  II,  p.  11-13. 


MÉLANGES.  23. î 

quel  l'homme,  après  mure  réflexion,  applique  à  sa  vie  et  à  ses  actions 
ce  qu'il  a  reconnu  pour  vrai  et  pour  bon,  et  d'après  lequel  il  passe  en- 
suite à  l'exécution*.»  Cette  merveilleuse  activité  intérieure  de  l'âme,  par 
laquelle  l'homme  est  en  quelque  sorte  constitué  juge  de  lui-même  cl 
du  monde  entier,  l'Eglise  lui  assure  une  telle  indépendance,  que  déjà  an 
petit  enfant  qu'elle  élève,  elle  donne  comme  un  commandement  divin 
cette  règle  de  conduite  :  Tout  ce  qui  est  contraire  à  ta  conscience, 
quelle  qu'en  puisse  être  l'origine  ou  la  cause,  est  péché,  et  il  faut  que 
tu  sois  prêt  à  mourir  plutôt  que  d'agir  jamais  contre  ta  conscience. 
L'Eglise,  sans  doute,  reconnaît  qu'il  peut  y  avoir  aussi  une  conscience 
erronée,  et  c'est  précisément  pour  cela  ([u'elle  ne  cesse  de  rappeler  à  ses 
enfants  à  quel  malheur  les  conduirait  une  erreur  coupable  de  la  cons- 
cience venant  de  leur  propre  faute  ;  c'est  pour  cela  qu'elle  les  avertit  de 
la  redoutable  responsabilité  à  laquelle  une  pareille  conscience  les  ex- 
posedevant  Dieu,  qui  appellera  un  jour  à  son  tribunal  suprême  les  actes 
de  ce  tribunal  intérieur,  pour  les  juger  d'après  la  loi  éternelle. 

De  même  que  l'Eglise,  tout  en  reconnaissant  la  liberté  morale,  en 
règle  néanmoins  l'usage  par  cette  maxime:  Tout  ce  qui  est  contraire  à 
la  conscience  est  péché;  ainsi,  tout  en  enseignant  l'obéissance  à  la  foi, 
elle  veut  pourtant  que  cette  soumission  soit  raisonnable,  rationabile 
obseqnium.  Comme  il  n'y  a  pas  de  bonté  morale  pour  l'homme  sans 
libre  choix  ,  de  même  l'adhésion  à  la  vérité  religieuse,  pour  être  digne 
de  l'homme,  doit  être  accompagnée  de  l'assentiment  intérieur  et  libre 
de  la  raison.  N'est-il  pas,  en  effet,  aussi  impossible  d'établir  la  moralité 
d'un  acte  sur  la  volonté  d'autrui,  ou  la  conviction  personnelle  sur  une 
pensée  étrangèi'e,  que  de  construire  un  édifice  sur  un  fondement  autre 
que  le  sien?  C'est  là  encore  une  nouvelle  liberté  de  l'homme  que  Dieu 
lui  assure  non-seulement  vis-à-vis  de  la  créature,  mais  aussi  vis-à-vis 
du  Créateur.  Dans  l'ordre  surnaturel,  aussi  bien  que  dans  l'ordre  natu- 
rel, l'homme  reste  libre  d'accepter  la  vérité  religieuse.  La  foi  est  l'as- 
sentiment donné,  sous  l'influence  de  la  grâce  divine,  par  l'intelligence 
et  par  la  libre  volonté,  aux  vérités  révélées  de  Dieu. 

"  La  foi,  conclut  Mgr  de  Mavence,  est  donc  un  don  de  la  grâce,  d'a- 
bord en  tant  qu'elle  a  pour  objet  des  vérités  que  Dieu  nous  a  révélées, 
et  par  les  prophètes  de  l'ancienne  alliance  et  par  son  propre  Fils,  en- 
suite en  tant  (jue  l'assentiment  que  nous  donnons  à  ces  vérités  se  pro- 
duit sous  l'inlluence  de  la  providence  paternelle  de  Dieu,  (jui  excite, 
éclaire  et  fortifie  l'esprit  de  l'honnne.  (]omme  le  médecin  guérit  et  for- 
tifie l'œil  malade  et  faible,  ainsi  Dieu,  dans  son  amour,  guérit,  fortifie 
et  éclaire  l'oeil  faible  et  malade  de  la  raison,  afin  qu'elle  reconnaisse  les 

•  Chap.  m,  p.  15. 


234  MELANGES. 

vérités  divines  de  la  révélation.  C'est  là  un  des  côtés  de  l'acte  de  foi, 
l'œuvre  de  Dieu.  Mais  il  faut  que  l'autre  lui  réponde,  l'œuvre  de 
riiomme,  l'action  lil>re  de' l'âme  humaine...  De  leur  réunion  résulte 
cette  merveille  dans  l'histoire  d*  l'humanité,  cette  foi  fnrte,  inébranla- 
ble, cette  sainte  conviction  qui  surpasse  infiniment  toute  conviction 
purement  humaine,  et  qui  a  produit  les  innombrables  martyrs  de  la 
foi. 

«  Cette  double  liberté,  morale  et  intellectuelle,  constitue  proprement 
la  liberté  humaine.  Quiconque  la  possède,  possède  avec  elle  la  vérita- 
ble dignité  de  l'homme,  dussent  toutes  les  autres  libertés  lui  faire  dé- 
faut ;  quiconque  ne  la  possède  pas,  est  privé  par  là  même  de  cette 
dignité  de  Thomme,  fut-il  en  possession  de  toutes  les  autres  libertés  et 
de  tous  les  honneurs  humains.  L'abus  de  cette  double  liberté  consiste, 
pour  la  volonté,  dans  le  choix  du  mal,  pour  l'intelligence  et  la  raison, 
dans  le  choix  de  l'erreur.  Cet  abus  conduit  ensuite  l'homme  à  sa  plus 
profonde  dégradation,  lorsqu'avec  celte  volonté  qu'il  devait  librement 
soumettre  au  souverain  bien,  il  devient  l'esclave  de  passions  mauvaises  ; 
ou  lorsqu'avec  cette  intelligence  qui  devait  lui  servir  à  reconnaître  la 
lumière  éternelle,  il  devient  l'esclave  de  l'erreur,  du  mensonge  et  des 
ténèbres*.  » 


m 


LIBERTE   RELIGIEUSE. 

Nous  passons  sous  silence,  à  notre  grand  regret,  les  belles  considé- 
rations développées  par  Mgr  l'évêque  de  Mayence  dans  plusieurs  cha- 
pitres à  la  suite  de  ceux  que  nous  venons  d'analyser,  parce  qu'elles 
tiennent  à  un  ordre  d'idées  qui  sort  de  notre  cadre  ;  et  nous  arrivons 
à  la  grande  question  de  la  liberté  religieuse.  On  nous  permettra  de 
traduire  en  entier  le  chapitre  où  le  docte  écrivain  fixe  la  définition  de 
cette  liberté. 

"  On  peut  apprendre  de  M.  Guizot,  dit-il,  ce  qu'on  entend  aujour- 
d'hui par  liberté  religieuse.  Voici  l'idée  qu'il  en  donne  dans  son  récent 
et  remarquable  ouvrage  ^  ; 

<•  La  liberté  religieuse,  c'est  la  liberté  de  la  pensée,  de  la  conscience 
»  et  de  la  vie  humaine  en  matière  religieuse,  la  liberté  de  croire  ou  de 
«  ne  pas  croire,  la  liberté  des  plùlosophes  comme  celle  des  prêtres  et 

'  Chap.  IV,  p.  49-20. 

-  L'Église  et  la  société  chrétiennes,  cliap.  vu. 


I 


MÉLANGES.  235 

«  des  fidèles.  L'Euit  leur  doit  à  tous  la  même  pléniuide  et  la  même 
«  sécurité  dans  rexercice<le  leur  droit.  -• 

«  Il  se  demande  ensuite  quels  sont  les  droits  particuliers  compris 
dans  ce  principe  fondamental  de  la  liberté  religieuse,  et  les  formule 
ainsi  : 

I.  «  Le  droit,  pour  les  individus,  de  professer  leur  foi  et  de  p  rati- 
«  quer  leur  culte,  d'appartenir  à  telle  ou  telle  société  religieuse,  d'y 
"  rester  ou  d'en  sortir.  •• 

II.  «  Le  droit,  pour  les  Eglises  diverses,  de  s'organiser,  de  se  gou- 
«  verner  intérieurement  selon  les  maximes  de  leur  foi  et  les  traditions 
«  de  leur  histoire.  •■ 

III.  •  Le  droit,  pour  les  croyants  et  pour  les  ministres  des  Eglises 
«  diverses,  d'enseigner  et  de  propager,  parles  moyens  d'influence  in- 
"  tellectuelle  et  morale,  leur  foi  et  leur  culte.  <> 

<  Après  avoir  fait  observer  ensuite  que  ce  droit,  comme  tout  autre 
droit,  peut  être  sujet  à  l'abus,  et  que,  pour  cette  raison,  l'Etat  doit  être 
autorisé  à  en  éloigner  le  danger  par  une  certaine  haute  surveillance, 
M.  Guizot  conclut  en  ces  termes  : 

"  A  considérer  les  choses  en  elles-mêmes  et  abstraction  faite  des 
«  circonstances  locales  et  passagères,  il  est  incontestable  que  la  liberté 
"  individuelle  de  conscience  et  de  culte,  la  liberté  d'organisation  et  de 
«  gouvernement  intérieur  des  Eglises,  la  liberté  d'association  religieuse, 
"  d'enseignement  religieux  et  de  propagation  de  la  foi,  sont  inhérentes 
«  au  principe  de  la  liberté  religieuse,  et  que  ce  principe  est  réel  ou 
«  nominal,  fécond  ou  stérile,  selon  qu'il  porte  ou  ne  porte  pas  ces  di- 
"  verses  conséquences,  qu'il  reçoit  ou  ne  reçoit  pas  ces  diverses  ap- 
"  plications.  - 

-  Nous  croyons  que  cette  formule  comprend  tout  ce  ({u'on  entend 
ordinairemenlaujourd'hui  par  liberté  religieuse  et  libertéde  conscience, 
et  qu'on  peut  la  considérer  comme  l'expression  fidèle  et  adéquate  de 
l'esprit  du  temps*.  " 

IV 

LA   LIBERTÉ   RELIGIEUSE   ET   L'ÉGLISE   CATHOLIOUE. 

Nous  voici  airivés  an  cœur  de  la  question.  La  liberté  ainsi  définie, 
c  est-à-dire  telle  qu'on  l'entend  aujourd'hui,  est-elle  acceptable  p.n- 
l'Eglise  et  dans  quel  sens,  dans  quelles  limites  ? 

Avant  de  répondre,  Mgr  de  Mayence  lève  encore  quelques  amphi- 

«  Chap.  XXII,  p.  130-132. 


230  MÉLANGES. 

bologies,  en  faisant  observer  que  si  la  liberté  morale  laisse  à  l'homme  la 
faculté  de  mal  faire,  elle  ne  lui  en  donne  pas  pour  cela  le  droit,  et  que 
si  la  liberté  de  conviction  lui  donne  la  possibilité  de  méconnaître  la  vé- 
rité, elle  n'est  pas  pour  cela  un  droit  à  l'erreur  et  au  mensonge.  S'atta- 
cher au  bien,  à  la  vérité,  c'est  toujours  le  devoir  le  plus  sacré  de  l'homme; 
préférer  le  mal.  Terreur,  le  mensonge,  c'est  un  abus  criant  de  la  liberté 
qui  lui  est  laissée.  Or,  il  est  évident  qu'en  fait  de  liberté  religieuse,  il 
ne  doit  être  question  que  de  l'usage  légitime  de  la  liberté  dans  le  do- 
maine de  la  conscience  et  de  la  religion,  et  nullement  de  l'abus  qu'on 
peut  faire  de  cette  liberté.  "  Un  droit  d'admettre  une  fausse  religion, 
de  l'organiser,  de  la  propager,  c'est,  conclut  Monseigneur,  ce  qui  ne 
peut  en  soi  exister  aucunement;  car  le  premier  et  le  plus  saint  devoir 
de  l'homme,  c'est  de  choisir  la  vraie  religion  et  de  se  consacrer  à  elle 
avec  toutes  ses  facultés,  toutes  ses  forces.  L'Eglise  catholique,  de  son 
côté,  ne  peut  cesser  de  considérer  les  fausses  religions  comme  le  plus 
grand  abus  de  la  liberté  et  de  les  combattre  par  tous  les  moyens  eu 
son  pouvoir.  D'autre  part  néanmoins,  peut-elle  d'après  ses  principes, 
renoncer  à  la  conti'ainte  extérieure  en  matière  de  liberté  religieuse? 
peut-elle  abandonner  à  la  libre  détermination  de  l'homme  le  choix 
d'une  religion,  comme  elle  lui  abandonne  le  choix  du  bien  ou  du  mai? 
enfin  ,  privée  elle-même  de  moyens  coercitifs  extérieurs,  est-elle  obli- 
gée de  les  demander  au  pouvoir  civil ,  ou  au  moins  aux  princes  ca- 
tholiques ?  Tel  est  proprement  le  point  de  la  question  '.  « 

Pour  résoudre  ces  problèmes,  le  savant  prélat  examine  d'aboi'd  les 
conditions  où  se  trouve  l'Eglise  vis-à-vis  des  infidèles  qui  n'ont  point 
reçu  le  baptême  ;  il  explique  ensuite  quelle  était  sa  position  au  moyen 
âge  par  rapport  aux  hérétiques,  qui  avaient  reçu  le  baptême  ;  puis  il 
tire  de  cette  double  considération  les  conséquences  qui  en  découlent 
pour  notre  époque.  Suivons-le  rapidement. 

Relativement  aux  infidèles,  Mgr  de  Mayence  établit,  d'après  saint 
Thomas  ^  et  Suarex  *  les  principes  suivants  : 

1°  L'acceptation  de  la  foi  chrétienne  qui,  devant  Dieu,  est  le  plus 
grand  devoir  de  l'homme,  est,  devant  les  hommes,  affaire  de  libre  vo- 
lonté, de  libre  détermination,  et  nul  ne  peut  y  être  forcé  en  quelque 
manière  que  ce  soit,  —  ullo  modo^  —  par  des  moyens  extérieurs. 

2"  Le  pouvoir  spirituel  de  l'Église,  comme  tout  pouvoir  sur  la  terre, 
a  aussi  ses  limites.  Les  dépositaires  de  ce  pouvoir  n'ont  pas  le  droit  de 
faire  tout  ce  qu'ils  peuvent  faire,  tout  ce  qui  leur  semble  utile,  ni  d'exer- 


^  Chap.  xxui,  p.  133. 

'  2»  2»,  q.  10,  art.  2  et  1 1 . 

*  Tract,  de  fide,  Disp.  18,  sect.  ni,  ii"  4,  o,  7,  et  sect.  iv,  n«  9,  40. 


I 


MÉLANGES.  237 

ccT  SOUS  ce  rapport  une  eonlrainle  arbitraire.  L'étendue  dans  laquelle 
la  force  extérieure  ])ent  s'employer  est  circonscrite  par  la  nature  même 
de  l'autorité  qui  l'emploie. 

3°  Le  pouvoir  spirituel  de  l'Eglise,  qui  repose  sur  rinstitntion  de 
Jésus-Christ,  ne  s'étend  qu'à  ses  membres,  et  cela  dans  les  limites  dans 
lesquelles  Jésus-Christ  le  lui  a  connnuniqué.  Ceux  qui  ne  sont  pas  bap- 
tisés, ceux  qui  ne  sont  pas  chrétiens,  ne  sont  pas  non  plus  soumis  à  sa 
juridiction.  Vis-à-vis  d'eux,  elle  n'a  pas  le  droit  de /jrccher  V Evangile  à 
toute  créature^  et  de  les  convier,  au  nom  du  salut  de  leur  âme,  à  entrer 
dans  l'Eglise. 

4"  La  liberté  religieuse  a  ses  limites  naturelles  dans  la  raison,  dans  la 
moralité,  dans  l'ordre.  Toute  doctrine,  tout  usage  religieux  qui  leur 
serait  contraire,  ne  peut  être  toléré.  L'idolâtrie,  par  exemple,  ne  doit 
point  être  soufferte  là  où  on  pourrait  l'empêcher. 

«  D'après  ces  principes,  ajoute  Mgr  de  Ketteler.  TEgiise  laisse  aux 
infidèles  cette  plénitude  de  liberté  religieuse  que  réclamait  M.  Guizot... 
Elle  respecte  tellement  la  liberté  de  la  conscience  et  de  la  religion ,  qu'elle 
rejette  comme  entièrement  inadmissible  toute  contrainte  extérieure 
contre  ceux  qui  ne  lui  appartiennent  pas  Mais  en  même  temps  elle  fixe 
la  limite  de  la  liberté  religieuse  au  point  où  celle-ci  deviendrait  une 
menace  pour  les  biens  moraux  de  riiomme  '.  » 

Telle  est,  telle  fut  toujours  la  conduite  de  l'Eglise  envers  les  infidèles 
en  debors  de  sou  sein.  Et  cette  tolérance  n'est  point  en  contradiction 
avec  la  conduite  de  cette  même  Eglise  envers  les  hérétiques  au  moyen 
âge.  Alors,  comme  ïnaintenant,  elle  laissait  les  infidèles  en  possession 
de  leur  pleine  liberté,  parce  que  n'étant  point  dans  son  sein,  ils  ne  se 
trouvaient  point  soumis  à  sa  juridiction  :  quant  aux  chrétiens  baptisés, 
on  les  considérait  comme  engagés  envers  l'Eglise.  En  adoptant  la 
vraie  foi,  ils  acceptaient  aussi  l'obligation  de  la  garder  jusqu'à  la  fin, 
et  l'Eglise  était  en  droit  de  réclamer  d'eux  la  fidéUté  à  leurs  engaire- 
ments. 

On  aurait  tort  néanmoins  d'en  conclure  qu  elle  doive  ou  qu'elle 
veuille  en  agir  de  même  envers  les  hérétiques  de  nos  jours,  el  employer 
contre  eux  les  mênu's  moyens  de  contrainte  extérieure.  Pour  être  sou- 
mise à  cette  contrainte,  l'hérésie  devait  réunir  deux  conditions  :  i"  per- 
sistance opiniâtre  dans  l'erreur  après  qu'on  avait  été  validement  baptisé 
et  suffisamment  instruit;  2°  résistance  active  à  l'autorité  de  l'Eglise -. 
Mais  qui  ne  voit  qu'on  ne  saurait  retrouver  ces  caractères  dans  les  hé- 
rétiques de  naissance,  (jui  ne  se  sont  point  séparés  personnellement  de 

'  Chap.  xxur,  p.  14.">. 

'  Suerez,  De  fide,  qiuesl.  49,  sect.  m  et  v. 


238  MÉLANGES. 

l'Église  et  qui  descendent  d'ancêtres  dès  longtemps  séparés  d'elle?  peut- 
il  y  avoir  résistance  active  et  proprement  dite  à  l'autorité  de  l'Eglise, 
là  où  on  n'a  plus  même  l'idée  de  cette  autorité,  où  le  préjugé  a  faussé 
toutes  les  notions,  où  l'on  prend  pour  une  même  chose  l'autorité  de 
l'Église  et  l'arbitraire  de  l'homme  et  du  prêtre?  Aussi,  quoique  les  hé- 
rétiques de  naissance  soient  encore  soumis  à  l'Eglise,  de  droit  et  de- 
vant Dieu,  «  elle  est  bien  éloignée  de  faire  contre  eux  extérieurement 
aucun  usage  pénal  de  la  puissance  ecclésiastique.  » 

En  outre,  au  moyen  âge,  l'hérésie  était  considérée  comme  crime  po- 
litique. Déjà  dans  le  droit  romain,  après  la  conversion  des  empereurs 
au  christianisme,  on  croyait  devoir  la  punir.  De  là  le  châtiment  de 
l'hérésie  passa  dans  les  usages  et  les  lois  des  peuples  chrétiens.  Cet  état 
de  choses  résultait  naturellement  de  l'unité  de  foi.  On  n'avait  alors  au- 
cune idée  de  plusieurs  confessions  de  foi  ou  Eglises  différentes ,  s'il 
faut  employer  cette  expression.  On  vivait  universellement  avec  l'idée 
d'une  Église  catholique  unique,  seule  vraie  et  répandue  par  tout  le 
monde.  On  considérait  cette  unité  de  foi  comme  un  bien  commun, 
qu'il  fallait  sauvegarder  à  tout  prix.  Aujourd'hui,  au  contraire,  cette 
unité  de  foi  est  rompue  et  Fhérésie  n'est  plus  un  crime  politique,  au 
moins  dans  les  pays  où  se  trouvent  en  grand  nombre  les  hérétiques  de 
naissance. 


CONCLUSIONS  POUR   L'ÉPOQUE. 

«  Maintenant,  dit  Mgr  de  Ketteler,  en  terminant  ce  chapitre,  si 
nous  voulons  répondre  pour  notre  temps  aux  questions  posées  plus 
haut  :  Jusqu'à  quel  point  l'Église  est-elle  tenue  de  réclamer  la  contrainte 
extérieure  contre  l'abus  de  la  liberté  religieuse?  des  catholiques  peu- 
vent-ils regarder  la  liberté  rehgieuse  comme  une  nécessité?  nous  aoi- 
vons  aux  résultats  suivants  : 

«  1.  En  général,  l'Église  considère  l'acceptation  de  la  religion 
comme  une  chose  qui  dépend  de  la  détermination  intérieure  de 
l'homme,  et  elle  ne  reconnaît  à  aucun  pouvoir,  soit  ecclésiastique,  soit 
civil,  le  droit  d'exercer  sur  cette  détermination  aucune  contrainte  exté- 
rieure . 

«  2.  Les  châtiments  exercés  par  l'Église  sur  les  hérétiques,  dans  des- 
cas  particuliers  proportionnellement  peu  nombreux ,  n'avaient  pas  pour 
motif  l'intention  de  forcer  la  conviction  religieuse,  mais  la  pensée 
qu'elle  pouvait  exiger  des  chrétiens  l'accomplissement  des  obligations 


MÉLANGES.  239 

contractées  par  eux  au  l.aplèmc.  Néanmoins  elle  n'avait  recouis  aux 
peines  extérieures  que  dans  des  cas  particuliers  et  pour  des  hérétiques 
publics  et  formels  dans  le  sens  déterminé  jilus  haut.  Aujourd'hui  les 
protestants  yalidement  baptisés  gardent  encore  toujours  un  lien  avec 
l'Église  catholicfue  par  le  baptême  ;  mais  abstraction  faite  des  autres 
raisons  qui  font  assez  comprendre  que  TEglise  n'a  pas  même  la  pensée 
d'exercer  contre  eux  aucune  contrainte  à  cause  de  ce  lien,  on  ne  peut 
même  plus  retrouver  en  eux  les  conditions  requises  autrefois  pour  l'hé- 
résie formelle  et  sujette  au  châtiment  ;  de  sorte  que  par  ce  seul  motif 
la  crainte  de  semblables  intentions  dans  TEglise  n'est  plus  qu'un  vain 
épouvantail. 

"  3.  L'hérésie  comme  délit  politique  présupposait  l'unité  de  la  foi  ; 
elle  a  disparu  avec  celte  unité  de  nos  lois  pénales. 

«  4-  I^ans  les  pays  où  d'autres  confessions  religieuses  existent  léga- 
lement d'après  le  droit  civil,  im  prince  catholique  leur  doit  pleine  pro- 
tection dans  l'exercice  de  leurs  droits  et  irait  contre  les  principes  de  son 
Eghse  en  somnettant  ces  associations  religieuses  à  mie  contrainte  ex- 
térieure. 

"  5.  En  Allemagne,  l'Église  catholique  et,  à  côté  d'elle,  la  confession 
luthérienne  et  la  confession  réformée  jouissent  de  pleins  droits  dans  le 
sens  que  nous  venons  d'indiquer.  Un  prince  catholique  doit  sans  aucun 
doute  à  ses  sujets  de  ces  différentes  communions  amour,  appui  et  pro- 
tection en  ce  qui  concerne  leur  existence  légale. 

"  6.  L'Église  laisse  les  princes  libres  de  déta^miner  dans  quelles  li- 
mites ils  veulent  act;brder  la  reconnaissance  légale  et  le  droit  de  cor- 
poration aux  autres  sociétés  religieuses  qui  existent  en  dehors  de  ces 
trois  commmiions.  11  n'y  a  aucun  principe  de  fEglise  qui  empêche  un 
catholique  de  penser  que,  dans  les  circonstances  piésentes,  l'Etat  fait 
pour  le  mieux  eu  accordant,  avec  la  restriction  que  nous  allons  y  met- 
tre, une  pleine  liberté  religieuse. 

"  y.  Nous  maintenons  la  limite  déjà  marquée  plus  haut  à  la  liberté 
religieuse  comme  une  cliose  exigée  également  par  la  raison  et  par  le 
christianisme,  et  nous  considérons  connue  un  abus  la  tolérance  accor- 
dée, sous  prétexte  de  liberté  religieuse,  à  des  sectes  qui  nient  un  Dieu 
un  et  personnel  et  mettent  la  moralité  en  danger. 

"  8.  L'Église  ne  cessera  pas  de  revendiquer  sur  tous  ses  membres 
le  pouvoir  que  Jésus-Christ  lui  a  accordé,  et  en  particulier,  celui  d'ex- 
clure de  son  sein  quiconque  renie  sa  loi  ' .  » 

'  Cliap.  xxui,  p.  I.")3-<.!)5. 


240  MÉLANGES. 


VI 


Telle  est  en  résumé  la  doctrine  développée  par  Mgr  de  Mayence  au 
sujet  de  la  liberté.  Pour  bien  s'en  rendre  compte,  il  ne  faut  pas  perdre 
de  vue  que  le  prélat  écrit  pour  T Allemagne  et  en  face  d'un  ordre  de 
choses  particulier  et  local.  Pour  lui,  il  ne  s'agit  point  d'une  question 
spéculative,  mais  surtout  delà  question  pratique.  Si  nous  avons  bien 
compris  sa  pensée,  après  avoir  réservé  les  droits  de  l'Eglise,  il  accepte 
les  faits  accomplis  et  examine  jusqu'à  quel  point  elle  peut  et  veut,  dans 
les  circonstances  présentes,  renoncer  à  l'exercice  de  ces  droits  ;  par  là 
même,  il  détermine  aussi  suffisamment  ce  qu'un  catholique  doit  penser 
de  la  liberté  religieuse  et  dans  quelles  limites  elle  peut  lui  paraître  ac- 
ceptable. 

Analyser  l'ouvrage  entier  serait  ici  chose  impossible.  Contentons- 
nous  de  dire  que  les  questions  les  plus  fondamentales,  parfois  les  plus 
brûlantes,  y  sont  traitées  avec  une  grande  lucidité.  Progrès,  civilisa- 
tion, liberté,  égalité,  fraternité,  autorité,  souveraineté,  autonomie,  ab- 
solutisme, centralisation,  légalité,  libéralisme,  réforme,  révolution, 
franc-maçonnerie,  le  Foyer,  l'Etat,  l'Eglise,  tout  est  passé  en  revue. 
Quelques-unes  des  conclusions  que  nous  avons  citées  nous  ont  paru  un 
pçu  larges,  surtout  la  quatrième  et  la  sixième.  Mais  cela  ne  nous  em- 
pêche pas  de  dire  qu'en  général,  dans  l'ouvrage  de  Mgr  de  Ketteler,  les 
droits  de  l'Eglise  sont  noblement  défendus  contre  les  ennemis  de  sa  li- 
berté ;  les  funestes  tendances  du  libéralisme  moderne  clairement  démas- 
quées ;  les  devoirs  des  catholiques,  dans  la  position  que  les  idées  ré- 
volutionnaires leur  ont  faite,  nettement  déterminés.  Tel  est,  à  notre 
avis,  le  véritable  sens  de  ce  livre. 

H.  Mertian. 


BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLK}!  ES. 


L'Église  n'a  pas  de  gloire  plus  pure,  de  couronne  plus  belle  que  ses 
innombrables  œuvres  de  charité,  de  dévoûmcnt  et  de  zèle.  C'est  par  là 
qu'elle  se  montre  à  tous  les  regards  comme  la  vraie  épouse  et  l'héri- 
tière de  Celui  qui  a  passé  dans  le  monde  en  faisant  le  bien.  El,  chose 
digne  de  remarque,  c'est  au  moment  où  ses  ennemis,  se  riant  de  son 
imjjuissance  prétendue,  pronostiquent  sa  prochaine  ruine,  c'est  en  ce 
moment  qu'elle  semble  multiplier  plus  que  jamais  les  témoignages  de 
sa  fécondité  et  de  son  intarissable  vie.  Aucune  époque,  en  effet,  n"a 
paru  plus  riche  que  la  nôtre  en  œuvres  de  tout  genre,  et  ce  progrès-là 
mérite  à  coup  si*u-  d'être  signalé  parmi  les  titres  de  gloire  de  notre  âge, 
bien  plus  encore  que  tous  les  progrès  matériels  ou  scientifiques  don 
nous  sommes  si  fiers.  Oui.  il  est  bon  que  ces  merveilles  catholiques 
soient  connues  de  tous.  Une  telle  publicité  importe  à  l'honneur  de 
Jésus-Christ  et  de  son  Eglise;  elle  sera  une  réponse,  un  démenti  aux 
ennemis  de  notre  foi;  elle  nous  préservera  au  besoin,  nous,  catho- 
liques, d'un  affreux  esprit  de  découragement  qui  nous  porterait  à 
désespérer  de  notre  siècle  ;  elle  contribuera  puissamment  à  produire 
partout  de  nouveaux  fruits  d'édification,  de  zèle  et  d'émulation  gé- 
néreuse. 

Nous  avons  donc  cru  accomplir  une  tâche  d'une  haute  utilité  en 
introduisant  dans  notre  recueil  un  Bulletin  des  OEiwres  catholiques. 

Parmi  ces  œuvres,  il  en  est  (jui  sont  trop  universellement  connues 
pour  qu'il  soit  nécessaire  d'y  insister  :  nous  nous  bornerons,  en  ce  qui 
les  concerne,  à  une  simple  mention  ou  à  la  constatation  de  certains 
résultats  crénéraux. 

Mais  il  en  est  d'autres  moins  connues  ou  même  complètement  igno- 
rées, et  pourtant  belles,  fécondes  et  dignes  à  tous  égards  d  être  mani- 
festées au  grand  jour.  Ce  seront  donc  celles  que  nous  aurons  surtout  à 
cœur  de  signaler  et  de  glorifier. 

Du  reste,  l'esprit  le  plus  large  présidera  à  la  rédaction  de  ce  bul- 
letin. Nous  parlerons  tour  à  tour  des  œuvres  les  plus  diverses  :  celles 
de  la  France  et  celles  des  pays  étrangers,  celles  (jui  présentent  un  in- 
térêt plus  restreint  et  celles  qui  se  |)roposcnt  un  but  plus  général,  celles 
qui  fleuiissent  dans  les  grandes  villes  comme  cclh^s  (|ni  se  cachent  dans 
les  plus  humbles  paroisses.  Nous  nous  efl"orcert)ns  de  ne  négliger  ai< 
I  IG  ' 


242  BULLETIN  DES  OEUVRES  CATHOLIQUES. 

eune  des  grandes  manifestations  du  bien.  Toutefois,  nous  devons  ie 
faire  observer,  les  détails  que  nous  leur  consacrerons  ne  seront  pas 
toujours  en  proportion  exacte  avec  leur  importance  ou  leur  excellence 
relatives  :  on  ne  sera  pas  surpris  que  nous  parlions  plus  fréquemment 
et  plus  longuement  de  celles  sur  lesquelles  nous  recevons  des  rensei- 
gnements plus  sûrs,  plus  complets  et  plus  intéressants. 


î 


Parmi  toutes  les  œuvres  de  zèle  qui  ont  pris  naissance  sur  le  sol  de 
notre  patrie,  la  plus  importante  sans  contredit,  la  plus  féconde  eu  bé- 
nédiction pour  ses  propres  membres,  en  fruits  de  salut  pour  le  monde 
entier,  où  elle  ne  cesse  d'étendre  le  royaume  de  Jésus-Christ,  c'est  (qui 
pourrait  Tignorer?)  la  grande  et  sainte  OEuvre  de  la  Propagation  de 
la  foi,  dont  les  progrès  sont  un  des  plus  consolants  spectacles  qui 
puissent  réjouir  le  cœur  des  fidèles,  au  milieu  des  luttes  et  des  épreuves 
de  notre  siècle.  Il  ne  s'agit  pas  de  faire  connaître  cette  œuvre  ;  ses  An- 
nales sont  dans  toutes  les  mains,  et  \\  n'est,  pour  ainsi  dire,  pas  un 
catholique,  digne  de  ce  nom,  qui  n'ait  à  cœur  de  lire  ces  pages,  ex- 
traites de  la  correspondance  des  missionnaires,  et  que  Ton  dirait  sou- 
vent empruntées  aux  actes  des  martyrs  ou  à  l'histoire  de  la  primitive 
Eglise.  Nous  ne  voulons  donc  pas  redire  ce  que  personne  n'ignore  ; 
quelques  faits  et  quelques  résultats  numériques  suffiront  pour  faire 
comprendre  1  admirable  vitalité  de  l'OEuvre  et  son  importance  dans 
F  Eglise. 

L'OEuvre  de  la  Propagation  de  la  Foi  a  été  approuvée  et  enrichie 
d'indulgences  parles  souverains  pontifes  Pie  VII,  Léon  XII,  Pie  VIII, 
Grégoii'e  XVI  et  Pie  IX,  dans  leurs  rescrits  ou  lettres  encvcliqties  des 
i5  mars  1828,  11  mai  1824-.  18  septembre  182^,  25  septembre  i83i, 
i5  novendjre  i835,   .i2  juillet  i836,  i5  aoiit  1840,  17  octobre  1847, 

10  septembre   i85o,    3i   décembre   i853,    ij  avril  i855.  Elle  a  été 
reconimaudée  par  les  évêques  dans   5ii  mandements.  Sa  prtatiière 
recette  annuelle  pour  1822,  année  de  la  fondation,  a  été  de  22,915  fr. 
35  cent.;  le  maximum  de  ses  recettes  annuelles,  dû  en  partie  aux  cir 
constances  exceptionnelles  du  jubilé,  en  i858,  a  été  de  6,-684,067  fr. 

1 1  cent.,  et  la  somme  totale  de  ses  recettes  durant  les  trente-neuf  exer- 
cices publiés  jusqu'à  ce  jour  a  été  de  87,802,322  fr.  78  cent.  Les 
annales  sout  tirées  actuellement  tous  les  deux  mois  à  212,600  exem- 
plaires ainsi  répartis  :  français,  i34,8oo;  anglais,  20,000;  allemands, 
20,5oo;  espagnols,  1,600;  flamands,  5,5oo;  itahens,  20,200;  por- 
tugais, 2,.5oo;  hollandais,  2  000;  polonais,  joo. 


BULLEÏJN  DES  IKUVRES  CATIK^LIQCES.  243 

II 

A  rOEnvrc  de  la  Propaoation  de  la  Foi  se  rattache,  roninie  une  de 
sesraniiiicatious,  celle  delà  Sninte-Enfance.  Elle  n'est  aulie  cliose  (|ne 
l'apostolat  des  enfants  eliréliens  auprès  des  enfants  de  la  Chine  et  des 
autres  pays  infidèles,  au  nom  et  pour  Tamour  du  saint  enfant  Jésus. 

Elle  se  propose  d'arracher  à  la  mort  une  multitude  d'enfants  païens 
(uie  le  caprice  et  la  misère,  les  superstitions  et  la  barbarie  font  périr 
par  milliers;  d'ouvrir  par  le  baptême  l'entrée  du  ciel  au  plus  gi'and 
nombre  possible  de  ces  êtres  infortunés  ;  de  préparer  un  moyen  sûr  et 
puissant  de  rét^^énérer  les  nations  idolâtres,  en  donnant  une  éducation 
chrétienne  à  ceux  qu'on  aurait  sauvés  de  la  mort,  et,  plus  tard,  de  faire 
de  ces  enfants  rachetés  des  instruments  de  salut,  connnc  maîtres  et 
maîtresses  d'école,  médecins  et  gardes-malades,  catéchistes,  prêtres 
même,  et  missionnaires  indigènes. 

LOEuvre  repose  principalement  sur  la  charité  des  enfants.  Ce  sont 
eux  qui  eu  sont,  à  proprement  parler,  les  membres,  et  ils  ont  la  princi- 
pale part  dans  les  mérites  et  les  prières  des  associés.  L'expérience  a 
montré  que  cette  intéressante  association  convient  merveilleusement  à 
leur  àa^e.  Elle  leur  fait  prendre  de  bonne  heure  des  habitudes  d'ordre 
et  d'économie.  Elle  les  initie  aux  sentiments  de  piété  et  de  compassion 
chrétienne,  et  par-dessus  tout,  elle  leur  inocule  cet  esprit  de  zèle  et 
d  apostolat  (|ui  est  plus  que  jamais  devenu  un  devoir,  et  ainsi  elle  les 
prépare  à  entrer  dan^  la  Proj)agation  île  la  FoL  dont  elle  est  comme 
le  noviciat. 

Fondée  à  Paris,  en  i843,  par  l  illustre  évêque  de  Nancy,  Mgr  de 
Forbin-.Ianson,  auquel  s  adjoignit  M.  l'abbé  James,  la  Sainte-Enfance 
est  dirigée  ajourd'hui  par  un  conseil  central  siégeant  à  Paris  et  com- 
posé de  trente  membres,  tant  ecclésiastiques  (jue  laïcjues.  Elle  a  pour 
président  Mgr  l'évèque  d'Arras,  et  pour  directeur  général  xM.  l'abbé  de 
Girardin.  chanoine  honoraire  de  Paris. 

L'OEuvre  a  reçu  l'approbation  des  souverains  pontifes  Grégoire  XVI 
et  Pie  IX.  Elle  est  ein-ichie  de  nombreuses  et  précieuses  indidgences. 
Sa  Sainteté  Pie  IX  l'a  constituée  canoniqiiement,  en  1856,  et  lui  a  donne 
pour  protecteur  S.  Eni.  le  cardinal  Reisach,  en  la  recommandant  a 
l'imivers  calholi(iue.  Plus  de  cent  cin([uaute  évêques  ont  publié  en  sa 
faveur  des  mandements  où  ils  ensa^ent  leurs  diocésains  à  s'y  associer. 
La  Sainte -Enfance  fournil  aujoin-d'hui  des  secours  à  cinquante-neu.^" 
missions.  Depuis  son  origine,  elle  a  procuré  le  baptême  à  environ 
//Y)/,f  millions  d'enfants.  Le  nombre  des  baptêmes  s'élève  actuelleincr. l 
à  troLs  on  quatre  cent  mille  par  an.    Elle  élève  chacjue  année  j)lus  (!  ' 


244  BULLliTlN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

dijc  nulle  enfants,  soit  clans  les  orphelinats,  soit  chez  des  particuliers. 
Les  orphelinats,  les  écoles,  les  fermes  que  possède  ou  soutient  1  OF.uvre 
sont  au  nombre  d'environ  six  cents. 

Les  recettes  étaient,  la  première  année,  en  i843,  de  23,ooo  fr.  Elles 
ont  été,  en  1809,  de  1,254,267  fr.  Enfin,  en  1861,  d'après  le  compte 
général  publié  dans  le  numéro  d'avril  des  Annales  de  la  Sainte- 
Enfance^  le  montant  des  souscriptions  et  des  offrandes  s'est  élevé  à 
1,385,74'  ^''-  5o  c. 

Les  publications  de  l'OEuvre  se  trouvent  au  bureau  central  du  ma- 
tériel, maison  Bouasse-Lebel  fils  aîné,  29,  rue  Saint-Sulpice,  à  Paris, 
et  chez  tous  les  correspondants  de  FOEuvre. 

On  y  trouve  en  particulier  les  intéressantes  Annales  de  l'OEnvre  de 
la  Sainte-Enfance ,  paraissant  tous  les  deux  mois. 


III 

U OEuvre  Apostolique ,  établie  parmi  les  Dames  chrétiennes,  se 
rattache  naturellement  aux  deux  œuvres  dont  nous  venons  de  parler. 
C'est  d'elle  que  notre  saint-père  le  pape  Pie  IX  a  dit  cpi'il  voyait  en 
elle  la  fille  aînée  de  la  Propagation  de  la  Foi,  quoique  la  Sainte- 
Enfance  eût  pris  le  pas  avant  elle.  Son  but  spécial  est  de  coopérer  à 
l'expansion  de  la  foi,  en  venant  en  aide  aux  besoins  matériels  du  culte 
dans  les  missions  étrangères.  Les  associées  viennent  aussi  en  aide  aux 
besoins  spirituels  des  missions  par  la  prière,  demandant  à  Dieu  d'y 
envoyer  de  nombreux  et  saints  ouvriers  apostoliques,  et  d'accorder 
à  ces  peuples  des  grâces  abondantes  de  conversion  et  de  salut. 

Cette  OEuvre,  étant  en  quelque  sorte  la  continuation  de  celle  des 
saintes  femmes  auprès  de  Notre-Seigneur,  est  placée  sous  leur  patro- 
nage spécial.  Les  associées  récitent  chaque  jour  un  Pater,  un  Ave  et 
l'oraison  pour  la  propagation  de  la  foi.  On  les  invite  en  outre  à  ajouter 
quelquefois  librement  à  ces  prières  d  autres  pratiques  de  dévotion,  par 
exemple,  la  sainte  messe,  le  chapelet,  une  visite  au  Saint-Sacrement,  le 
chemin  de  la  croix,  etc. 

Chaque  jour,  la  sainte  messe  est  célébrée  pour  les  fins  de  lOEuvre  en 
général,  et  en  particulier  pour  les  besoins  spirituels  des  associées 
vivantes  et  décédées.  Tous  les  mois,  il  y  a  une  réunion  pieuse  où  l'on 
entend  une  instruction  suivie  de  la  messe  ou  de  la  bénédiction  du  Très- 
Saint-Sacrement. 

L'OEuvre  reçoit  avec  reconnaissance  les  objets  neufs,  ou  avant  déjà 
servi,  qui  peuvent  être  Iranforniés  par  le  travail  des  associées  en  orne- 
ments d'autel,  aubes,  surplis,  nappes  d  autel,  etc.  On  demande  particii- 


BULLETIN  PKS  OI-UVRES  CVniOLIQl  ES.  ^i'i 

lièrenient  «les  robes,  des  morceaux  de  soie  el  de  velours,  et  des  étoffes 
de  tous  les  genres,  de  la  toile,  des  rubans,  des  bijoux,  des  images,  des 
tableaux. 

Les  ressources  niatërielles  proviennent  des  dons,  souscriptions  et  co- 
tisations volontaires  des  associées;  des  loteries,  (|nêtc.s  et  sermons  de 
cbarilé.  et  priuci[)a!enient  des  travaux  manuels  exécutés  par  les  mem- 
hres  de  l'œuvre,  soit  chez  elles,  soit  dans  les  ouvroirs  établis  à  cet 
effet.  Les  hommes  peuvent  aussi  participer  aux.  avantages  spirituels 
de  rOEuvre  Apostolique,  à  titre  de  souscripteurs  on  de  bienfaiteurs. 

Un  conseil  général  est  éla])li  à  Paris;  dans  les  autres  villes,  les  asso- 
ciées forment  des  séries  dirigées  par  des  Dames  collectrices;  à  la  tête 
des  séries  il  va  un  conseil  et  un  bureau  d'administration.  Les  conseils 
locaux  relèvent  du  conseil  général.  L'œuvre  est  aujourd'hui  entière- 
ment organisée  dans  les  villes  de  Paris,  Bordeaux.  Brest,  Dax,  Haze- 
brouck,  le  Mans,  Orléans,  Rennes,  Saint-Brieuc.  Dans  douze  autres 
\  illes,  le  temps  ne  lui  a  pas  encore  peimis  d'arriver  à  cette  organisation 
régulière,  mais  bientôt  ses  efforts  y  seront  couronnés  de  succès. 

Chaque  année,  après  une  exposition  publique  où  figurent  les  envois 
des  différentes  localités  où  l'OEuvre  est  établie,  on  expédie  dans  les 
diverses  missions  tout  ce  que  le  zèle  des  associées  a  pu  réunir.  Voici, 
d'après  le  compte  rendu  officiel,  le  tableau  des  objets  envoyés  dans  les 
missions  après  avoir  figuré  à  l'exposition  de  l'exercice  1860-1862  : 

Chasublerie.  665  objets,   pour  ;^4i^66  fr.    »  c. 

Vases  sacrés.      "^  162  —  4^830        .5o 

Linge  d'église.  4^373  —  8,713       73 

Objets  de  piété.   (Plusieurs  milliers)  5,659  " 

Objets  personnels.       5i7  —  2,706       60 

On  peut  se  procurer  des  notices  plus  étendues  sur  l'OEuvre  et  les 
renseignements  qui  la  concernent,  à  Paris,  28,  rue  des  Postes,  par 
madame  la  Supérieure  des  Sœurs  de  la  l*ropagation  de  la  Foi,  présidente 
de  r()Eu\re. 

IV 

h'OEiii'n;  (les  Ecoles  d  Orient  est  née  d'un  contre-coup  de  la  cam- 
pagne de  Crimée.  Les  puissances  alliées  avaient  annoncé  l'intention 
d'arracher  les  chrétiens  d'Orient  à  l'intolérance  musulmane  «M  au 
protectorat  russe.  Quelques  hommes  de  science  et  de  foi.  des  mem- 
bres de  r Institut ,  parmi  lesquels  il  faut  citer  le  baron  Cauchy  et 
M.  Charles  Lenormant ,  conciu'enl   la  pensée  de  profiter  des  circons- 


2i6  BULLETIN  DÏÏS  ŒL'VHES  CATHOLIQUES. 

tances  pour  venir  en  aide  à  ces  populations  orientales,  et  ils  pensèrent 
que  la  première  chose  à  faire  était  de  favoriser  parmi  elles  rétablisse- 
ment d'écoles  où   elles  trouveraient  et  les  enseignements   de  la  foi 
catholique  et  leur  initiation  à  la  civilisation  européenne.  Les  premières 
réunions,  bien  peu  nomi^reuses,  se  tinrent  dans  le  salon  de  M.  Caucby. 
dans  une  maison  de  la  rue  Serpente.  Quand  cette  maison  fut  démolie, 
on  alla  se  réfugier  chez  M.Mandaroux-Yertamy,  qui,  lui  aussi,  a  déjà 
quitté  cette  terre.  Lorsque  l'OEuvre  prit  une  organisation  plus  régu- 
lière, elle  choisit  pour  président  M.  le  contre-amiral  Mathieu,  direc- 
teur du  dépôt  des  cartes  de  la  marine,  et  pendant  quelque  temps  les 
réunions  se  tinrent  dans  son  cabinet  de  directeur,  dans  la  l'ue  de  l'Uni- 
versité. Malgré  la  bonne  volonté  et  le  zèle  de  tous,  on  s'aperçut  bientôt 
qu'il  fallait  quelqu'un  qui  se  consacrât  tout  entier  à  l'entreprise  et  qui 
en  fît  son  affaire.  Le  conseil  proposa   cette  œuvre  de  dévoùment  à 
M.  l'abbé   Lavigerie,  professeur  à  la  Sorbonne,  qui  l'accepta   avec 
empressement,  et  ne  tai"da  pas  à  devenir  (on  peut  le  dire")  le  véritable 
créateur  de  lOEuvi^e.  Elle  prenait  un  développement  sensible,  elle 
s'organisait,  elle  s'étendait,  mais  elle  était  loin  encore  d'avoir  atteint 
les  proportions  que  Ion  pouvait  légitimement  espérer  pour  elle.  A 
cette  époque,  les  bureaux  avaient  été  installés  rue  du  Regard,  12,  et 
c'est  là  aussi  que  se  tenaient  les  réunions.  Dans  Tété  de  1860,  arrive 
tout  à  coup  la  terrible  nouvelle  des  massacres  de  Syrie.  La  plupait  des 
membres  du  conseil  étaient  éloignés  de  Paris  ;  le  directeur  lui-même 
avait  été  forcé  par  l'état  de  sa  santé  daller  demander  un  peu  de  repos 
aux  Pyrénées.  Cependant  ceux  des  membres  du  conseil  qui  se  trou- 
vaient à  Paris  accourent  aux  bureaux,  on  se  rencontre,  011  se  convoque 
les  uns  les  autres,  le  télégraphe  se  met  en  mouvement,  et  peu  de  jours 
après  le  directeur  et  les  principaux  membres  du  conseil  peuvent  déci- 
der l'ouverture  d'une  souscription  extraordinaire  pour  les  victimes  des 
massacres  de  Svrie.    L'opinion  publique    accueille   avec  une  faveur 
marquée  l'initiative  prise  par  l'OEuvre  des  Ecoles  d'Onent;  les  au- 
mônes arrivent  de  tous  les  côtés  ;   la  souscription  produit  deux  mil- 
lions. Au  premier  moment,  on  avait  pourvu  auii  besoins  les  plus  pres- 
sants, on  avait  envové  de  l'argent,  des  vêtements  ;  mais  il  fallait  mettre 
dans  la  distribution  de  ces  secours  abondants  de  l'ordre,  de  la  régula- 
rité. M.  l'abbé  Lavigerie  partit  pour  la  Syrie.   Au  printemps  de  1861 , 
il  publia  le  compte  rendu  de  son  voyage  ainsi  que  de  1  emploi  de  la 
souscription.  On  avait  conservé  à  ces  intéressantes  populations,  avec  la 
vie  du  corps,  la  vie  de  l'âme.  Bientôt  après,  M.  Lavigerie  fut  appelé  à 
remplir  à  Rome  les  fonctions  d'auditeur  de  rote  pour  la  France.  Il  est 
resté  directeur  de  l'OEuvre,  et  il  travaille  avec  zèle,  au  centre  même 
de  la  catholicité,  à  la  déveloper  et  à  l'étendre.  A  Paris,  il  a  été  rem- 


BULLl'TiN  DES  OKUVR;  S  CATHOLIQUES.  247 

pliK-é  par  M.  }'al)be  Sonbiranne,  ancien  vicaire  jjcnëral  de  Mgr  J)in)au- 
loiip  à  Orléans,  cpii  déploie  dans  ces  nouvelles  fonctions  le  zèle  le  plus 
intelligent  et  le  plus  dévoué.  LOEuvre,  depuis  son  origine,  publie  un 
Bulletin  dans  lequel  sont  consignés  avec  ses  recettes  et  le  détail  de  ses 
allocations,  les  faits  qui  intéressent  le  plus  les  associés,  et  un  choix 
de  lettres  qui  lui  sont  adressées.  Le  mode  d'organisation  est  extrê- 
mement simple.  Les  pers(mnes  agrégées  à  l'OEuvre  donnent,  avec  une 
courte  prière,  tme  modeste  aumône  d\m  franc  par  an.  Pour  mettre 
un  peu  d'ordre  dans  ces  souscriptions  si  minimes,  on  a  introduit  des 
livrets;  chaque  pers<mne  pouvue  d'un  livret  s'engage  à  recueillir  tous 
les  ans  la  souscription  de  dix  agrégés,  c'est-à-dire  lo  francs.  Fhms 
chaque  diocèse,  il  se  forme  un  comité  qui  distribue  les  liATCts.  opère  la 
rentrée  des  fonds  et  les  transmet  au  bureau  de  l'OEuvre,  à  Paris.  Une 
autre  lois,  nous  entrerons  dans  quelques  détails  sur  la  nature  des  écoles 
quelle  soutient. 


L'Orient  nous  rappelle  la  belle  OEuvre  desPelerinages^  qui  a  poui 
but  de  facililer  les  moyens  de  visiter  les  saints  Lieux.  Par  ses  soins, 
tous  les  ans  deux  caravanes  sont  organisées.  L'une  va  passer  la  semaine 
sainte  et  les  fêles  de  Pâques  à  Jérusalem  ;  Tautre  a  lieu  pendant  les 
vacances  de  l'automne.  L'itinéraire  est  déterminé  d'avance.  On  s'em- 
barque à  Marseille,  on  touche  à  Malte,  à  .Alexandrie,  on  débarque  à 
Jafta.  De  là  on  se  transporte  à  cheval  à  Jérusalem,  ce  qui  est  l'affaire 
d  un  jour  et  demi.  Le  séjour  à  Jérusalem  dure  environ  trois  semaines; 
pendant  ce  temps,  on  fait  l'excursion  de  Bethléem  et  de  Saint-Jean  du 
Désert,  puis  celle  de  Saint-Sabas,  de  la  mer  Morte  et  du  Jourdain.  De 
Jénisalem  on  va  à  cheval,  et  en  couchant  sous  la  tente,  par  Naplouse, 
à  Nazareth  ;  de  Nazareth  on  fait  Texcursion  du  mont  Thabor,  de  la 
mer  de  Tibériade.  de  la  montagne  des  Béatittulcs  et  de  Cana  ;  on  re- 
vient à  Nazan'th,  et  par  Séphoris  on  arrive  au  Carmcl.  De  là,  par 
Raïffa ,  Saint-Jean  d'Acre  et  Sidon,  et  en  longeant  toujours  les  bords 
de  la  mer.  ou  arrive  à  Beyrouth,  où  la  caravane  se  sépare.  Les  uns 
s'embarquent  immédiatement  pour  la  France,  d'autres  organisent 
entre  eux  une  excursion  dans  le  Liban,  aux  mines  de  Baaibek.  aux 
Cèdres,  à  Damas;  d'autres  s'embarquent  pour  Constantinople  et  la 
Grèce,  d'autres  enfin  reviennent  par  1  Italie.  Le  pèlerinage  proprement 
dit.  de  Jaffa  à  Beyrouth,  dure  quarante-deux  jotirs.  La  traversée  de 
Marseille  à  Jaffa  ou  à  Beyrouth  est  d'une  douzaine  de  jours;  il  va  sans 
dire  que  les  excui-sions  dans  le  Liban,  à  Constantinople,  en  Grèce,  en 


248  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

Italie,  ne  sont  pas  comprises  dans  ce  calcul.  Grâce  à  un  traite  passé 
avec  les  Messageries  impériales,  TOEuvre  des  Pèlerinages  obtient  des 
réductions  considérables,  et  le  voyage  de  Marseille  à  Marseille,  dans 
les  conditions  ordinaires,  coûte  de  i,ioo  à  i,3oo  francs.  Grâce  à  cette 
OEuvre  éminemment  chrétiennes,  les  Lieux  saints  sont  visités  tous  les 
ans  par  un  nombre  croissant  de  pèlerins  catholiques.  On  sait  combien 
ils  étaient  rares  à  Jérusalem,  non-seulement  du  temps  de  M.  de  Cha- 
teaubriand, mais  encore  à  une  époque  beaucoup  plus  récente.  Aujour- 
d'hui, rOEuvre  dont  nous  pailons  place  lé  pèlerinage  de  Jérusalem  à  la 
portée  d'un  très-grand  nombre  de  personnes,  et  on  peut  espérer  que 
bientôt  il  n'y  aura  pas  un  département  qui  ne  compte  parmi  ses  habi- 
tants quarante,  cinquante  anciens  pèlerins  de  Terre-Sainte. 

L'OEuvre  publie  un  bulletin;  les  bureaux  sont  à  Paris,  rue  Furs- 
tenberg,  6. 

VI 

L'OEuvre  de  X apostolat  de  la  Prière,  approuvée  d'abord  par 
Mgr  Darcunoles,  alors  évêque  du  Puy,  en  1846,  et  ensuite  par  Mgr  de 
Morlhon,  son  successeur,  en  1848;  enrichie  en  1849,  par  Sa  Sainteté 
le  pape  Pie  IX,  de  nombreuses  indulgences,  renouvelées  à  perpétuité 
en  1861,  a  pour  but  de  faire  autant  d'apotres  qu'il  y  a  de  chrétiens 
capables  de  prier. 

En  effet,  outre  l'apostolat  de  la  parole,  qui  a  fait  l'occupation  du  divin 
Maître  durant  les  trois  années  de  sa  vie  publique  et  que  ses  ministres 
continuent  d'exercer  en  son  nom,  il  est  un  autre  apostolat  bien  plus 
méritoire  par  lui-même,  d'où  l'apostolat  delà  parole  tire  toute  son  ef- 
ficacité, l'apostolat  de  la  prière,  auquel  Jésus-Christ  a  exclusivement 
consacré  les  trente  premières  années  de  sa  vie  mortelle,  qu'il  continue 
encore  dans  sa  vie  jjlorieuse  au  ciel  et  dans  sa  vie  de  sacrifice  au  saint 
tabernacle.  Ce  fut  là  l'apostolat  de  Marie,  de  saint  Joseph,  et  de  cette 
foule  innombrable  d'âmes  cachées  aux  yeux  des  hommes,  mais  puis- 
santes aux  yeux  de  Dieu,  qui  n'ont  pas  moins  fait  pour  la  défense  de 
l'Église  et  le  salut  des  hommes  que  tous  les  docteurs  par  leurs  écrits, 
et  tous  les  prédicateurs  par  leur  éloquence. 

Le  R.  P.  Ramière,  aujourd'hui  directeur  de  l'OEûvre,  en  a  déve- 
loppé avec  beaucoup  d'éclat  les  fondements  dogmatiques ,  les  motifs 
d'excellence,  d'utilité  et  d'opportunité,  le  plan  et  l'organisation,  dans 
un  beau  livre  intitulé  V  Jpnstolnt  de  la  Prière  (i  vol.  in- 12.  —  Paris, 
Ruffet.  —  On  trouve  aussi  à  la  même  librairie,  le  même  ouvrage 
abrégé,  et,  de  plus,  le  Petit  Manuel  de  ï  Apostolat  de  la  Prière^  grand 
in-32.  —  Cet  opuscule  contient  sur  l'OEuvre  une  notice  dont  nous 


BULLETIN  DES  OEUVRES  CATHOLIQUES.  ïli» 

extrayons  la  plupart  de  ces  détails,  et  de  plus  les  prières  recoinmandées 


aux  associés.) 


L'OEuvre  de  \ Apostolat,  de  la  Prière  se  dislingue  de  la  plupart  des 
autres  associations,  en  ce  qu'elle  n'impose  à  ses  inend)res  aucune  charge 
nouvelle.  Aucune  formule,  aucune  œuvre  particulière  n'est  requise.  Il 
s'agit  plutôt  d'une  direction  générale  d'intention,  d'un  esprit  à  prendre, 
esprit  de  zèle,  esprit  tout  apostolique,  qu'on  doit  appliquer  a  ses 
actions  et  à  ses  prières  pour  leur  assurer  une  efficacité  plus  grande  et 
un  nouveau  mérite.  Ce  n'est  pas  non  plus  une  œuvre  à  part  qui  cherche 
à  se  substituer  aux  autres  œuvres,  ou  même  à  marchei'  parallèlement 
-  avec  elles,  ce  n'est  pas  même  mie  archiconfrérie  ayant  sa  constitutujn 
propre  et  s'affdiant  des  confréries  locales  :  c'est  une  ligue  de  zèle  et 
de  prières  dans  laquelle  sont  appelés  à  entrer,  sans  rien  changer  à  leur 
organisation  et  sans  compliquer  leurs  pratiques  .  toutes  les  commu- 
nautés, les  congrégations  pieuses,  aussi  bien  que  les  personnes  vivant 
isolément  dans  le  monde. 

Pour  entrer  dans  cette  sainte  ligue,  il  suffit  de  se  faire  inscrire  sur  le 
registre  de  l'association;  mais  il  n'est  pas  nécessaire  que  l'inscription 
soit  nominale.  Par  cela  même  qu'une  communauté  ou  congrégation 
s'agrège  à  l'apostolat,  tous  les  membres  présents  et  à  venir  y  sont 
agrégés.  Des  billets  d'agrégation  sont  délivrés  aux  personnes  qui  en 
font  la  demande  et  qui  veident  bien  en  payer  le  port.  La  réception  de 
ces  billets  n'est  pourtant  pas  nécessaire  pour  faire  partie  de  l'associa- 
tion. Il  n'est  pas  nécessaire  non  plus  que  l'association  soit  érigée  cano- 
ni(|uementdaus  une  [Paroisse,  comme  cela  serait  nécessaire  s'il  s'agissait 
d'une  nouvelle  confrérie  à  établir 

Afin  qu'on  ne  soit  pas  exposé  à  perdre  l'esprit  de  VApoxiolat,  les  as- 
sociés sont  engagés  à  offrir  tous  les  jours  à  cette  fin  les  œuvres  de  la 
journée,  à  réciter  queUjues  prières  spéciales,  et,  de  plus,  à  renouveler 
chaque  semaine,  chaque  mois  et  chaque  année,  certaines  pratiques  de 
j)iété  en  1  honneur  du  Sacré-Cœur. 

Un  lien  extérieur  et  visible  sert  à  unir,  à  rapprocber  tous  les  asso- 
ciés de  y Apo.sinlat  de  la  Prière  :  c'est  une  publication  mensuelle  mti- 
Itdée  le  Messager  du  Sacré- Cœu/-  (36  pages  in- 12  par  livraison.  Paris, 
Ruffet.  Le  prix  d'abonnement,  port  compris,  est  de  W  fr.  pour  toute  la 
F'rance;  pour  l'étranger,  il  varie  suivant  les  conventions  postales). 

Le  Messager  du  Sacré-Cœur  a  pris  ce  nom  parce  (pie  le  Sacré-Cœur 
est  le  centre,  le  point  d'appui  de  l'OEuvre  tout  entière;  en  sorte  (jue 
tous  les  membres  se  rallient  dans  ce  divin  Cœur,  unissent  leurs  inten- 
tions aux  siennes,  et  conspirent  unanunement  avec  lui  à  l'aceomplisse- 
meiit  de  son  vœu  le  plus  cher,  de  l'ouvrage  ([uil  est  venu  consomnuT  : 
la  glour  de  Dieu  par  le  saint  des  âmes. 


-250  BULLETIN  DES  (JEUVRES  CATHOLIQUES. 

Rappeler  sans  cesse  ces  pensées  à  l'esprit  des  associés,  maintenir 
leur  ferveur,  animer  leur  zèle,  centupler  la  puissance  de  leurs  efforts 
en  les  unissant  dans  ime  pensée  commune,  en  dirigeant  leur  pieuses 
intentions  vers  une  fin  unique  :  tel  est  le  but  que  s'est  proposé  le 
iVI essaimer  du  Sacré-Cœur. 

Nous  avons  sous  les  yeux  les  onze  premières  livraisons  déjà  publiées . 
Elles  nous  ont  paru  vraiment  dignes  de  leur  titre  et  de  l'œuvre  excel- 
lente à  laquelle  elles  servent  d'organe. 

Chaque  numéro  contient  au  moins  un  article  de  doctrine  solide, 
plus  une  notice  sur  quelque  saint  qui  s'est  signalé  par  sa  zèle  et  son 
dévoûment  au  Cœur  de  Jésus,  etc.,  etc.  Pour  chaque  mois,  on  désigne 
aussi  une  intention  pour  laquelle  tous  les  associés  doivent  spécialement 
prier;  par  exemple,  pour  le  Souverain  Pontife,  pour  les  évêques,  pour 
une  mission,  etc.  Enfin,  quelques  traits  ou  récits  font  connaître  des 
conversions,  des  exemples  édifiants,  etc. 

Le  Messager  du  Sacré-Cœur  peut  donc,  avec  confiance,  frapper  à  la 
porte  des  communautés  religieuses,  des  séminaires,  des  pensionnats 
chrétiens,  des  presbytères  et  des  familles  qui  conservent  les  traditions 
de  lantique  foi.  Nous  savons  qu'on  lui  a  fait  l'accueil  le  plus  favorable. 
Mais  dans  nn  moment  où  les  catholiques  sentent  plus  que  jamais  le 
besoin  du  secours  divin  et  de  la  prière  qui  l'obtient,  nous  faisons  des 
vœux  ardents  pour  que  cet  excellent  organe  de  l'Apostolat  de  la  Prière 
s'étende  de  plus  en  plus. 

P.    TOULEMONT. 


BIBLIOGRAPHIE 


p.  FRANCISCI  XAVERll  PATRlTll  E  SOCIETATE  JESU 

De  intkrpretatione  sacrarcm  scripti'rarum  uBRi  II.  Roma;,  ly[)is  Joannis 
Baptistae  Marini  et  Socii,  i844.  2  vol.  in-8». 

COMMENTATIONES   TRES,    DE   SCRIPTURiS   DIVINIS,    DE   PECCATl    ORIGINALIS   PROPA- 

GATiONK  A  Paulo  descuipta,  DE  Chuisto  PANE  viT.î:.  Romœ,  ex  typographia  Bo- 
nariim  A.  iiiim,  1851 .  i  xnl.in-S". 

De   LSTERPRETATIONE   ORAGULORUM   AD  C.HRISTUM  PERTINENÏIUM  7T2oX£-)fC(AÉvGv,  DE- 

QDE  Christo  Zachari.e  ET  MALACHtiE  Vaticiniis  pr.î:nu.nciato  Commentationes 
DU/E.  Romîe,  typis  Bernardi  Morini,  1853.  1  vol.  in-8". 

De  EvANGKLiis  i.iBRi  TRES.  Friburd;!  Brisgovjac,  libraria  Herdcriana,  1853. 
i  Yul.  in- 4». 

De  }<in.  uoc  est  oe  im-maculata  Mari^  origine  a  Deo  pr^dicta  Disquisitio 
cuM  Appendice  de  feminim  generis  e\all.\«e  in  linguis  semiticis  usitata. 
Roraae,  typis  Bernardi  Morini,  1854.  1  vol.  in-S"  et  in-4°. 

De  consensu  utruisque  ubri  Machab.eorum.  Romœ,  typis  Sacri  Consiiii 
christictno  nomiiii  propagande,  185().  I  vol.  iu-40. 

In  Joannem  Commentarium.  Rom.T,  typis  Bernardi  Morini.   1857.  1  voi.  in-S". 

In  Marcim  Commentarium.  RoiiKt",  apiid  .losepiium  SpiLiioever,  1862.  1  vol. 
in-8". 

Une  nouvelle  piîljjùtation  du  R.  P.  Patrizzi,  son  counnentaire  sur 
saint  Marc  ;^Rome,  1862),  nousfouiniiroccr.isiond'appeler  lalteiition  de 
nos  lecteurs  sur  les  ouvrages  du  célèbre  interprète  des  suintes  Ecritures. 
Nous  les  passerons  brièvement  en  revue  suivant  Tordre  chronologique. 

L'auteur  est,  depuis  de  longues  années,  professeur  d'Ecriture  sainte 
au  Collège  romain.  Pendant  les  saturnales  de  la  révolution  romaine,  il 
continua  à  expliquer  les  saintes  Lettres^  mais  il  fut  obligé  de  transporter 
sa  chaire  en  Angleterre  et  en  Belgique.  Son  premier  ouvrage  n'a  paru 
qu'en  1844  C'est  un  traité  eu  deux  volumes  sur  les  règles  d'interpréta- 
tion de  l'Ecriture  sainte  et  sur  leur  application.  Nous  ne  croyons  pasijue 
cet  ouvrage  ait  été  surpassé  depuis,  et  le  savant  écrivain  qui  eu  prépare 
une  nouvelle  édition  n'aura  pas  de  grands  changeiueuls  à  v  faire. 

En  i85i.  il  mit  au  jour  à  Home  trois  courtes  dissertations  :  la  pre- 
mière sur /<7  f/ivitti/ér/as snifit'-.t Ecritures elsuvUml  surla  nature,  lemodc 
et  l'extension  de  l'inspiration  divine;  la  seconde  sur  la  propagation  tla 
pèche  originel  décrite  par  saint  Paul;  la  troisième  sur  le  Christ ^  pain  de 
vie,  tel  qu'il  paraît  dans  l'Evaugile  de  saint  Jean.  G'étaieul  des  extraits  du 
cours  d  Ecriture  sainte  qu'il  avait  professé  peu  auparavant  à  Louvaiu. 


2o2  BIBLIUGRAPHIE. 

En  i853,  il  fit  imprimer  une  autre  dissertation  ,  courte  comme  les 
précédentes,  mais  d'une  importance  telle  que  nous  voudrions  la  voir 
entre  les  mains  de  tous  les  élèves  de  théologie,  lorsqu'on  leur  explique 
le  Traité  de  l'Incarnation.  Le  titre  ne  semble  pas  promettre  beaucoup  : 
Un  prolàgomeiie  a  l'interprétation  des  divins  oracles  touchant  le  Christ^ 
et  deux  commentaires  sur  le  Chris!  piédit  par  Zacharic  et  Malachle. 
Et  cependant,  sous  une  forme  concise,  on  trouve  là  une  excellente 
Christologie^  pour  nous  servir  d'un  mot  inventé  par  les  Allemands. 

La  même  année  parut  à  Fribourg  en  Brisgau  le  grand  ouvrage  du 
P.  Patrizzi  sur  les  Évangiles.  Il  y  travaillait  depuis  bientôt  vingt  ans, 
et  une  grande  partie  en  avait  été  autographiée  à  Rome  pour  servir 
de  cahiers  à  ses  élèves.  Deux  parties  de  cet  ouvrage  sont  complètement 
achevées,  les  prolégomènes  des  quatre  Evangiles,  et  la  concorde  ou  la 
disposition  de  ces  mêmes  Evangiles  avec  les  preuves  et  la  discusson  de 
cette  concorde.  Dans  ces  deux  parties,  toutes  les  difficultés  historiques 
sont  abordées  de  front  et  résolues  avec  un  savoir  étonnant.  L'auteur 
aurait  voulu  donner  en  même  temps  l'exégèse  de  tous  les  Evangiles  ; 
mais  comme  ce  travail,  vu  les  soins  minutieux  qu'il  y  consacrait 
pour  respect  pour  le  texte  sacré,  menaçait  de  durer  encore  de  longues 
années,  ses  supérieurs  lui  conseillèrent  de  confier  à  la  presse  ce  qui  était 
achevé.  C'est  ainsi  que  le  livre  De  Evangeliis  a  paru,  contenant  l'expli- 
cation de  quelques  chapitres  seulement  de  chacun  des  évangiles.  Re- 
marquons toutefois  que  cette  lacune  a  bien  moins  d'importance  qu'on 
ne  pourrait  le  coire.  Lorsqu'on  a  sérieusement  étudié  une  partie  des 
évangiles,  on  n'a  pas  grand'peine  à  comprendre  le  reste  :  faits,  doctrines, 
personnes,  lieux,  langage,  style,  tout  se  ressemble  presque  partout  : 
l'important  est  d'être  initié. 

Plût   à  Dieu  qu'un  homme  de  beaucoup  de  doctrine  théologique, 
d'un  bon  sens  exquis,  maniant  la  langue  française  avec  facilité,  simpli- 
cité et  une  noble  élégance,  se  chargeât  de  donner  en  français  une  Vie  de 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  en  tirant  partie  des  précieux  travaux  du 
P.  Patrizzi.  Le  nombre  des  points,  pour  lesquels  il  y  aurait  à  exammer 
s'il  conviendrait  de  suivre  le  professeur  romain,  est  bien  peu  considé- 
rable.  Par  exemple,  le  adimpletum  est  de  saint  Mathieu  indique-t-il 
toujours  un  accomplissement  littéral,  et  ne  faut  il  pas  y  voir  quelquefois 
un  accomplissement  dans  le  sens  accommorlatice?  Saint  Luc  a-t-il 
voulu  s'astreindre  à  suivre  l'ordre  des  temps,  au  point  de  ne  pas  même 
se  permettre  de  rapprocher  des  discours  dogmatiques  de  Notre-Sei- 
£neur  d'autres  discours  semblables?  Les  événements  de  la  dernière  scène 
ne  pourraient-ils  pas  s'enchaîner  dans  un  ordre  plus  naturel?  Lorsqu'un 
évangéliste  emploie  le  mol: dixerunl^  et  qu'un  autre,  désignant  la  per- 
sonne qui  parle,  écrit  dixit ,  ne  faut-il  pas  interpréter  les  deux  évan- 


BIBLIOGRAPHIE.  i:\:i 

"[éliste  dans  \v  sens  qu'une  seule  personne  a  [)arle.  mais  connne  au  nom 
fie  tous  ses  compai^noiis?  Ne  faudra-t-il  pas  accepter  linterprétalion 
que  donne  lîossuet ,  dans  son  Discours  sur  /'IJistoire  universelle,  des 
paioles  de  Notre-Seigneur  sur  son  avènement? 

L'année  qui  suivit  la  publication  du  livre  De  EvungcliiSy  on  s'occu- 
pait à  Rome  des  travaux  préparatoires  à  la  défuiition  du  dogme  de 
['(nunaculée  Conception.  La  piété  du  P.  Patrizzi  ne  lui  permit  pas 
de  refuser  son  tribut  damour  à  la  Reine  du  ciel.  Il  composa  donc 
une  dissertation  sur  la  manière  dont  il  faut  lire  le  texte  célèbre  de  la 
Genèse  :  l/jsd  conterei  capiit  tiium  ou  bien  ipsum.  En  s'appuvant  sur 
Toiioriiial  hébraïque  et  sur  uii  grand  nombre  de  versions,  il  prouva 
(|u"il  faut  lire  ipsuni^  de  sorte  que  ce  n'est  pas  la  femme,  mais  le  fds  de 
la  femme  qui  brise  la  tête  du  serpent  infernal;  toutefois  il  démontra 
en  même  temps  que  la  totalité  des  paroles  que  Dieu  prononça  en  cette 
circonstance,  n'en  demeure  pas  moins  un  témoignajjfe  décisif  en  faveur 
de  la  conception  sans  tache  de  la  Mère  de  Dieu. 

Pendant  que  le  P.  Patrizzi  était  à  Louvain,  il  n'avait  pas  sous  la 
n)ain  tous  les  ouvrages  dont  il  s'était  servi  pour  écrire  son  livre  De 
Evdiii^eliis^  mais  il  en  trouva  d'autres  qui  lui  permirent  de  faire  pour 
les  deux  livres  des  Mâcha l)ées  ce  qu'il  avait  entrepris  par  rapport  aux 
saints  Evangiles.  Avare  de  son  temps  jusqu'à  ne  se  permettie  aucune 
distraction,  il  employa  les  loisirs  que  lui  laissaient  ses  classes  à  mettre 
d'accord  les  deux  livres  que  nous  possédons,  et  à  ne  faire  qu'un  récit 
suivi  des  événements  racontés  dans  l'un  et  dans  l'autre.  11  acheva  ce 
travail  à  Rome,  où  jl  le  publia  en  i856.  Presque  toutes  les  difficultés 
proviennent  de  la  chronologie,  non-seulement  parce  qu'on  ne  suivait 
pas  partout  en  Orient  le  même  mode  de  compter  et  de  commencer  les 
années,  mais  encore  parce  que  la  correction  julienne  du  calendrier  eut 
lieu  au  temps  de  Machabées.  Cette  correction  ne  s'est  faite  ni  d'une 
manière  assez  systématique .  ni  avec  assez  de  décision  :  ce  qui  donna 
lieu  aux  perturbations  les  plus  singulières.  Il  faut  en  voir  le  détad  dans 
le  P.  Patrizzi,  dont  le  travail  chronologique  ne  peut  être  qualifié  que 
d'une  seule  manière  :  il  faut  1  appeler  une  merveille  d\\v(ictitudc ,  de 
perspicacité  et  de  patience.  Aussi  doutons-nous  que  les  protestants,  qui 
tantôt  rejettent  et  tantôt  admettent  l'inspiration  des  livres  des  Macha- 
bées. les  atla(|uent  encore  au  point  de  vue  de  la  vérité  historique. 

Après  que  le  [)rofesseur  du  Collège  romain  eut  teiininé  ce  travail, 
il  revint  aux  saints  Evangiles  En  i8j-.  il  publia  un  commentaire 
sur  saint  Jean.  Nous  avons  annoncé  en  counnençant  que  le  commen- 
taire sur  saint  IMarc  vient  de  voir  le  jour.  Dans  l'un  et  l'autre  il  suit  la 
même  méthode.  Il  suppose  que  1  •  lecteur  qui  veut  approfondir  le  sujet 
possède  son  ouvrage  De  Evaniie  iis^  \\  y  renvoie  souvent.  Il  ne  uéglii;r 


2b4  BIBLIOGRAPHIE, 

pas  cependant  le  lecteur  ordinaire,  il  emprunte  à  son  grand  ouvrage 
le  résultat  de  ses  discussions  dans  la  mesure  nécessaire  pour  Tintelli- 
geuce  du  texte.  Du  reste,  partout  il  évite  les  longues  discussions.  Il 
s'attache  à  faire  comprendre  le  sens  au  moyen  de  scholies  qu'il  pi^end 
souvent  dans  les  anciens  écrivains  ecclésiastiques  ;  il  explique  les  mots, 
les  locutions  sans  disserter;  il  montre  Tenchaînement  des  faits,  et  ce 
qui  est  encore  plus  important,  l'enchaînement  des  propositions  qui 
sortent  de  la  bouche  divine  du  Sauveur.  Nulle  part  il  n'y  a  de  nuages, 
nulle  part  de  longueur  ;  les  deux  volumes  sont  des  commentaires  qui 
aident  le  lecteur  dans  l'étude  du  texte  sacré  et  ne  l'accablent  pas.  A  la 
fin  de  son  travail  sur  saint  Marc,  le  P.  Patrizzi  a  placé  deux  appendices  : 
r  un  a  pour  objet  d'examiner  si ,  parmi  les  disciples  des  apôtres,  il  y  a  eu 
deux  Marc,  l'un  disciple  de  saint  Pierre,  l'autre  disciple  de  saint  Paul. 
Le  P.  Patrizzi  avait  soutenu  l'affirmative  dans  son  livre  De  Evangeliis; 
il  la  soutient  de  nouveau  et  prouve  contre  le  D""  Benoît  Welte,  qui  l'avait 
attaqué  sur  ce  point  avec  beaucoup  de  courtoisie,  que  ce  n'est  pas  là  une 
nouveauté.  L'autre  appendice  se  rapporte  à  l'année  de  l'emprisonne- 
ment de  saint  Paul  à  Jérusalem.  Cette  question  tient  à  la  précédente. 
Le  P.  Patrizzi,  en  la  reprenant,  écarte  les  difficultés  que  lui  avait  op- 
posées le  D""  Welte,  et  démontre  de  nouveau  que  cet  emprisonnement 
a  eu  lieu  l'an  53  de  l'ère  vulgaire. 

Une  qualité  qui  distingue  tous  les  travaux  du  P.  Pati-izzi  et  qui  mé- 
rite d'être  remarquée,  maintenant  que  l'étude  approfondie  du  latin 
commence  à  être  considérée  en  Italie  comme  une  partie  de  1  archéolo- 
gie, c'est  la  langue  qui  est  vraiment  latine,  et  la  forme  qui  est  littéraire 
autant  que  le  comporte  le  sujet. 


I.  DICTIONNAmE  D'ÉTYMOLOGIE  FRANÇAISE  D'APRÈS  LES  RÉSULTATS 
DE  LA  SCIENCE  !\IODER>'E,  par  Auguste  Sciieler,  bibliothécaire  du  roi  des 
Belges.  —  Bruxelles,  A.  Schnée.  Paris,  Finuin  Didol,  48(32. 

II.  GRAMMAIRE  COMPARÉE  DES  LANGUES  DE  LA  FRANCE,  par  Louis  Di: 
Baecker.  —  Paris.  Ch.  Blériot,  1860. 

m.  ÉTUDES  ÉTYMOLOGIQUES,  HISTORIQUES  ET  COMPARATIVES  SUR  LES 
NOMS  DES  VILLES,  BOURGS  ET  V1LL.4GES  DU  DÉPARTEMENT  DU  NORD, 
par  E.  Manniek.  —  Pans,  Aubry,  1661. 

I 

Ou  ne  saurait  disconvenir  que  de  nos  jours  la  philologie  a  fait  d'im- 
portants progrès.  Les  origines  de  notre  langue,  eu  particulier,  trop 
longtemps' négligées,  ont  été  sérieusement  examinées.  On  connaît  les 


UIBLlOGRxU^HlE.  2;-io 

liavaux  dv  JMJNI.  Raynouarcl,  Edélestantl  Du  Moril,  Albin  d'Ahel  de 
Chevallet,  Cliavée,  Cachet,  etc.  En  s'engagoaiit  résolument  dans  les 
voies  ouvertes  par  l'école  allemande  des  Bopp,  îles  Grimm,  des  Pott 
•et  des  Diez,  la  plulologie  moderne  est  anùvée  à  fixer,  sinon  tous  les 
principes,  au  moins  un  certain  nombre  des  pjincipes  qui  règlent  l'ély- 
niologie  de  la  laiiouc  française. 

AutiefoisNicot,  Ménage,  Caseueuve  et  Du  Gange,  ces  hommes  de 
science  et  d'érudition,  que  nous  appellerions  volontiers  les  pionniers 
de  la  philologie  française,  s'avançaient  sans  guide  et  sans  flambeau  à 
travers  les  matériaux  amoncelés  confusément  autour  d'eux.  Aussi, 
(]uoiqu'ils  ne  manquassent  ni  de  jugement,  ni  de  finesse,  ni  de  talent, 
ni  de  vastes  connaissances,  se  trouvaient-ils  trop  souvent  réduits  à  d'in- 
génieuses conjectures.  A  leur  époque,  l'étymologie  était  encore  à  l'état 
de  science  divinatoire;  aujourd  bui  elle  réunit  les  éléments  d'une 
science  positive,  et  l'on  pourrait  presque  dire  qu'un  jour  elle  deviendra 
une  science  exacte.  Il  s'en  faut  néanmoins  que  tout  soit  découvert,  il 
s'en  faut  peut-être  même  que  tout  ce  qu'on  regarde  actuellement 
comme  acquis  à  la  science,  le  soit  réellement  d'une  manière  définitive. 
Au  moins  est-il  certain-qn'on  ne  marche  plus  à  l'aventure  et  que  déjà 
(rimporlauls  résultats  ont  été  obtenus. 

M.  Sci.eler  n'a  pas  essayé  de  consigner  dans  son  DicUoniiaue  toutes 
les  solutions  proposées  jusqu'ici  sur  les  questions  d'étMnologie  fran- 
çaise pour  arriver  à  ces  résultats.  Plus  la  science  se  fixe  et  se  complète, 
mieux  on  voit  que,  parmi  ces  solutions,  il  en  est  qui  ne  sont  nullement 
admissibles.  Dès  loçs.  à  quoi  bon  remettre  eu  circulation  des  terreurs 
déjà  manifestes,  et  d'autres  qui  ne  larderont  probablement  pas  à  le 
devenir?  Ne  valàit-il  pas  mieux  résumer  dune  manière  à  la  fois  sub- 
stantielle et  concise  ce  qu'on  peut  considérer  comme  assuré  d'après  les 
dernières  recherches,  et  nous  famUiariseï'  ainsi  avec  les  conquêtes  ré- 
centes de  la  linguistique  française?  C'est  ce  qu'a  fait  M.  Scheler.  Par 
ce  procédé,  son  dictionnaire  est  devenu  comme  un  manuel  qui  dispense 
de  longues  recherches,  et  donne  en  peu  de  mots,  sur  chaque  point, 
des  renseignements  authentiques. 

Ce  n'est  pas  à  dire  pour  cela  que  l'ouvrage  de  M.  Scheler  soit  parfait 
et  ne  laisse  plus  rien  à  désirer.  Par  là  niême  que  l'auteur  a  fail  un 
choix  parmi  les  différentes  opinions,  il  iJoit  s'attendre  à  ne  pas  ."iatisfaire 
toulle  monde.  Quelques-uns  trouveront  sans  doute  qu'il  s'attache  trop 
exclusivement  à  Die/.,  et  que  rabtMidance  prépondérante  avec  laquelle 
ce  savant  a  traité  toutes  ces  questions  suffirait,  a  défaut  d'autres  rai- 
sons, pour  expliquer  une  préférence  si  maïquée.  Dautres  lui  prêU'ront 
un  faible  pour  les  Relges  et  les  Flamands;  d'autres  lui  alti  ibneji.nt 
d'autres  défauts.  Mais  nid  ne  pourra  l'accuser  de  vouloir  rcslei- incoiu- 


2ub  BIBLIOGUAPHIE. 

plet;  car  il  nous  donne  l'assurance  qu'il  continuera  à  consacrer  ses 
loisirs  au  perfectionnement  rie  son  œuvre.  Pour  le  moment  dit-il. 
«  son  ambition  ne  va  pas  plus  loin  que  d'avoir  fourni  un  livre  utile, 
et  qui  ne  soit  pas  trop  indigne  du  rôle  élevé  assigné  à  l'art  étymolo- 
gique, dans  l'ensemble  des  connaissances  qui  ont  pour  objet  la  géné- 
ration et  la  manifestation  des  idées.  » 

Nous  ne  craignons  pas  de  le  dire,  M.  Scheler  a  non -seulement  at- 
teint, mais  dépassé  son  but. 

IL 

La  Grammaire  comparée  de  M.  de  Baecker  nous  a  paru  plus  inté- 
ressante qu'approfondie. 

L'introduction  renferme  des  notions  et  des  renseignements  qu'on 
trouve  dans  plus  d'un  autre  livre  et  avec  de  plus  amples  développe- 
ments. Mais  on  doit  savoir  gré  à  l'auteur  d'avoir  réuni  brièvement  eu 
un  corps  des  détails  épars  ailleurs,  et  d'avoir  par  là  mis  tout  le  monde 
à  même  de  prendre  facilement  une  connaissance  générale  des  premiers 
principes  de  la  philologie  comparée.  On  peut  résumer  ainsi  ce  qu'il 
dit,  dans  cette  introduction,  des  différents  idiomes  de  la  France  et  de 
la  formation  de  la  langue  actuelle. 

A  la  fin  du  vm"  siècle  ou  tout  au  commencement  du  ix^,  on  trouve 
en  France  six  idiomes  différents  :  le  celtique,  libérien  ou  le  basque, 
le  latin,  l'allémanique  ou  l'idiome  des  Burgondes,  le  saxon  et  le  Scan- 
dinave. Ces  trois  derniers  ne  sont  que  des  rameaux  d'une  même 
branche. 

En  présence  d'éléments  si  divers,  le  latin  avait  dû  nécessairement  se 
corrompre.  Il  avait  en  effet  subi  nne  transformation  complète,  et  de  son 
mélange  avec  les  autres  idiomes  était  sorti  la  langue  romane  rustique. 
Dans  les  provinces  situées  au  midi  de  la  Loire,  où  tout  rappelait  encore 
la  civilisation  romaine,  cette  langue  conserva  plus  d'affinité  avec  le 
latin  que  dans  les  provinces  septentrionales  où  le  contact  avec  les  con- 
quérants germaniques  était  plus  immédiat  et  plus  continu.  De  là  vint 
la  division  de  la  langue  romane  en  langued'Ocet  en  langue  d'Oil^.  La 
ligne  de  démarcation  entre  ces  deux  idiomes  commence  au  sud-ouest 
de  la  France  au  bord  de  la  Gironde,  se  dirige  à  travers  les  départe- 
ments de  la  Charente-Inférieure,  et  de  la  Charente  vers  l'est  de  celui  de 
la  Vienne  et  le  nord  de  la  Haute-Vienne  et  de  la  Creuse  ;  puis  pénètre 

'  Nous  avons  donné  à  ce  sujet  quelques  détails  dans  un  article  sur  Vélémtnt 
germanique  dans  la  langue  française.  (V.  Etudes  de  théologie,  de  philosophie  et 
d'histoire,  4  860,  p.  98-1 30). 


BIBLIOGRAPHIE.  267 

dans  l'Allier  et  passe  à  Test  du  Puv-de-Dùme  et  an  nord  des  déparle- 
nieuls  de  la  Hante-Lohe,  de  rArdèclie  et  de  l'Isère. 

«  Anjourd'lini,  dit  M.   de  Baecker,  la  langne  dOc  subsiste  encore 
dans plusienrs  dialectes  vulgaires  deeertains  départements  delà  France, 
savoir  :  Le  languedocien  proprement  dit,  parlé  dans  le  Gard,  THé- 
rault,  les  Pyrénées-Orientales,  l'Aube,  TAriége,  la   Haute-Garonne, 
le  Lot-et-Garonne,  le  Tarn,  l'Aveyron,  le  Lot  et  leTarn-el-Garonne, 
le  provençal^  dans  la  Drônie,  le  Vaucluse,  les  Bouches-du-Rliône,  les 
Hautes  et  les  Basses- Alpes  et  le  Var;  le  dauphinois^  dans  l'Isère;  le 
lyo/uiais,  dans  le  Rlione,  l'Ain  et  la  Saône-et-Loire;  V auvergnat,  dans 
l'Allier,   la  Loire,  la  Haute-Loire,  l'Ardèche.    la  Lozère,  le  Puy-de- 
Dôme  et  le  Cantal;  le  limousin,  dans  la  Corrèze,  la  Haute-Vienne,  la 
(Creuse,  Flndre,  le  Cber,  la  Vieiuie,  la  Dordogne,  la  Cliarente,  la  Cba- 
renle-Inférieure  et  l'Indre-et-Loire;  le  gascon,  dans  la  Gironde,  les 
Landes,  les  Hautes  et  les  Basses-Pvrénées  et  le  Gers. 

«  Les  dialectes  principaux  de  la  langue  d'oïl  sont  :  le  normand,  qui 
comprend  les  sous-dialectes  ])arlés  dans  la  Bretagne,  le  Perche,  le 
Maine,  l'Anjou,  le  Poitou  et  la  Saintonge  ;  le  picard,  qui  comprend  les 
sous-dialectes  parlés  dans  la  Picardie,  l'Artois,  la  Flandre,  le  Hainaut, 
le  bas  Maine,  la  Thiérache  et  le  Rhetélois;  le  bourguignon,  qui  com- 
prend les  sous-dialectes  parlés  dans  le  Nivernais,  le  Bei'ry,  l'Orléanais, 
la  Touraine,  le  bas  Bourbonnais,  l'Ile-de-France,  la  Cbampagne,  la 
Lorraine  et  la  Franche-Comlé  '.  » 

A  coté  de  tous  ces  dialectes  français,  on  trouve  encore  en  France  des 
idiomes  étrangers.  E»i  prenant  pour  base  le  dernier  recensement  fait 
avant  l'annexion  de  Nice  et  de  la  Savoie,  il  \  avait  en  1860  dans  un 
même  empire  :  200,000  Français  parlant  le  llamand,  1.160,000 
l'allemand,  1,070,000  le  breton,  160,000  le  basque,  200,000  l'italien, 
100,000  le  catalan  ou  l'espagnol,  14.000,000  le  romano-proveucal, 
18,891,618  le  français  proprement  dit  avec  ses  différents  dialectes. 
La  France  résume  donc  à  elle  seule  la  plupart  des  langues  de  l'Eu- 
rope, comme  elle  tend  à  imposer  sa  propre  langue  au  publie  éclairé 
de  tous  les  peuples  de  l'Furopi'. 

Dans  le  corps  de  la  Grammaire,  la  biièvelé  à  hujuelli'  1  auleur  a 
voulu  s'assujettir  a  nui  parfois  à  la  rigoureuse  exaclitude.  Nous  n'en 
citerons  qu'un  exemple.  Il  est  dit  à  la  page  i34.  dans  un  tableau  com- 
paratif des  suffixes  anglo-saxons,  flamands  et  allemands,  que  le  sufliiw 
anglo-saxon  a,  supprimé  en  llamand  ou  changé  en  er  ou  en  le,  se  sup- 
prime aussi  en  allemand  ou  se  cliange  en  cr.  A  la  page  suivante  on  dit 
que  ce  suffixe  est  supprimé  en  llamand  et  en  allemand,  ou  remplacé 

'  P.  52,  53. 

1'  47 


2S8  BIBLIOGRAPHIE. 

par  un  son  souixl,  et  on  donne  comme  exemple  l'anglo-saxon  yrfenu- 
ma^  liérilier,  eu  flamand  erfgeiinem^  en  allemand  erhe.  Ce  n'est  pas 
l'allemand  erhe  qui  correspond  aux  mois  yrfenuma  et  erfgenacm, 
mais  bien  erbenehtner,  ou  l'ancien  mot  erbnein,  aujourd'hui  tombé  en 
désuétude,  mais  usité  encore  eu  1727,  comme  on  le  voit  dans  le  dic- 
tionnaire de  Schmeller  (p.  loa).  Ces  deux  mots  répondent  parfaite- 
ment à  la  règle  de  la  page  i34,  puisque  dans  Tun  le  suffixe  anglo-saxon 
a,  disparaît  entièrement,  et  dans  l'autre  se  change  en  e}\  Il  est  vrai  que 
erhe,  qui  se  termine  par  un  e  muet,  paraît  satisfaire  à  la  règle  de  la 
page  lODj  mais  en  remontant  au  sens  primitif  du  mot,  on  trouve  que 
erbe,  primitivement  :  héritage,  correspond  à  l'anglo-saxon  yrf,  nrf^ 
orf ,  et  au  flamand  <?//,  qui  n'ont  point  de  suffixe.  L'<î  muet  qui  le  ter- 
mine ne  peut  donc  point  être  considéré  comme  un  assourdissement  du 
suffixe  a  de  yrjemuna. 

Nous  pourrions  faire  d'autres  remarques  du  même  genre.  Mais 
nous  passons  volontiers  sur  ces  imperfections  de  détail  qui  n'ôtent  rien 
à  la  valeur  de  l'ensemble.  Ajoutons  seulement  encore  une  observation 
d'une  autre  nature. 

Pourquoi  M.  de  Baecker  ne  s'est-il  pas  renfermé  dans  les  limites  de 
la  philologie?  quelle  nécessité  pour  un  philologue  de  se  draper  du 
manteau  de  la  philosophie  et  de  la  théologie  ?  que  signifie  ce  rapproche- 
ment de  la  vénération  du  Verbe  et  de  l'oripine  du  lansfage?  v  a-t-il  un 
point  de  comparaison  entre  ces  deux  ordres  d'idées?  est-il  vrai  dans 
un  sens  quelconque  que  la  parole  est  lattribut  le  plus  grand  de  la  Divi- 
nité? Dieu  s'est  défini  lui-même  :  Ego  sum  qnisitm^  et  non  :  Ego  sum 
qui  laquer.  D'ailleurs  la  parole  dont  il  s'agit  est  celle  dont  parle  saint 
Jean  au  commencement  de  son  Evangile,  puisqu'on  cite  ce  commen- 
cement, c'est-à-dire  le  Verbe,  mais  le  Verbe  est-il  un  attribut  et  non 
pas  plutôt  une  personne  de  la  Divinité?  Puis,  à  propos  de  l'origine  des 
langues,  chercher  la  grandeur  de  Dieu  dans  sa  dénomination  par 
"  deux  lettres,  la  première  et  la  dernière  de  l'alphabet,  »  est-ce  un 
jeu  d'esprit  de  bon  goût?  De  plus,  quel  rapport  y  a-t-il  entre  la  parole 
de  Dieu  produisant  le  monde  de  rien,  et  le  langage  humain,  d'abord  un 
et  se  divisant  ensuite  à  la  tour  de  Babel,  entrela  parole  créatrice  et  la 
langue  primitive,  la  langue  mère  de  l'humanité?  Enfin,  pour  ne  pas 
tout  dire,  qui  croira  que  la  tradition  de  l'unité  de  langage  à  1  origine 
ne  remonte  pas  au  delà  de  Moïse  et  qu'elle  est  émanée  de  lui  "^ 

Tout  cela  cependant,  et  bien  d'autres  choses  encore,  se  trouvent  dans 
Y  introduction  de  la  Grammaire  de  M.  de  Baecker.  Nous  n'en  citerons 
que  le  début  : 

«  Avant  toutes  choses  était  le  Verbe,  et  le  Verbe  était  Dieu  ;  le 
«   monde  a  été  créé  par  la  puissance  du  Verbe,  et  le  Verbe  a  été  la 


BinUOGRAPIlIE.  259 

..  lumière  du  monde,  et  le  inonde  n'a  eu  qu'un  Verbe  :  Etat  aiitem 
'■  terra  labii  unius  et  sernioniim  eorumdem  •>  (Gen.,  ix,  i  ).  »  Ainsi 
s'expriment  la  Genèse  et  TÉvaugile.  Pour  Moïse,  le  législateur  d'Israël, 
et  pour  Jean,  l'apôtre  du  christianisme,  la  parole  est  l'attrilnit  le  plus 
i;rand,  le  plus  digne  de  Celui  qu'ils  désignent  par  deux  lettres,  la  pre- 
mière et  la  dernière  de  l'alphabet  ;  Ego  siiiii  alpha  et  oméga  :  Je  suis 
le  commencement  et  la  fin.  La  parole  divine  a  donné  la  vie  à  l'uni- 
vers, et  elle  s'est  rellétée  dans  la  langue  de  l'humanité,  une  langue 
mère  :  voilà  la  tradition.  Émanée  de  Moïse,  adoptée  par  le  christia- 
nisme, elle  a  atteint  les  proportions  d'une  croyance  religieuse  et  elle 
est  restée  longtemps  incontestée...  » 

Il  suffit.  Décidément,  M.  de  Baecker  ne  s'est  point  grandi  en  cher- 
chant à  se  placer  sur  le  piédestal  de  la  théologie. 


III 

Les  Études  étymologiques,  historiques  et  comparatives  sur  les  noms 
(les  villes,  bourgs  et  villages  du  département  du  Nord,  par  M.  Mannier, 
sont  le  fruit  d'un  travail  long  et  patient.  Pour  retrouver  l'étymologie 
des  noms  de  lieu  dans  le  département  du  Nord,  l'auteur  a  compulsé 
les  anciennes  chartes  des  rois  ou  des  communes,  les  cartulaires 
des  églises  ou  des  abbayes,  les  pouillés  des  diocèses  et  d'autres 
documents  de  même  nature,  dans  lesquels  ces  lieux  se  trouvent  men- 
tionnés. C'est,  selon  nous,  la  vraie  manière  d'arriver  à  une  étymologie 
authentique.  Trop  souvent  on  a  négligé  de  remonter  ainsi  à  la  source, 
et  l'on  s'est  contenté  déjuger  des  noms  par  ce  qu'ils  étaient  dans  le  mo- 
ment, sans  s'inquiéter  de  ce  <[u'ils  avaient  pu  être  autrefois.  13e  là  tant 
tranachroiiismes  étvmologiques.  Un  procédé  non  moins  sage  et  cons- 
tamment suivi  par  M.  Mannier,  c'est  de  n'avoir  point  cherché  les  élé- 
ments constitutifs  des  noms  en  dehors  des  langues  parlées  dans  le  pays, 
au  moment  de  la  naissance  des  villes  et  des  villages  qui  portent  ces 
noms,  mais  dans  le  langage  des  peuples  qui  se  sont  établis  et  qui  ont 
vécu  d'une  manière  stable  dans  ces  contrées.  Et  ici  encore,  il  faut  lui 
savoir  gré  de  s'être  tenu  également  éloigné  de  la  cellomanie,  qui  voit 
partout  des  restes  de  la  langue  des  anciens  Gaulois,  et  d'un  esprit  de 
système  non  moins  faux,  qui  vent  tout  trouver  dans  celle  des  conqué- 
rants latins  ou  germains. 

En  parcourant  cet  ouvrage,  on  voit  que,  pour  les  noms  de  lieu, 
l'élément  "crmanique  régne  exclusivement  dans  l'arrondissement  de 
Dunkerque.  Dans  celui  d'Ha/.ebrouck  il  commence  à  subir  le  mé- 
lange du  latin,   quoique  dans  une  très-faible  proportion.   Il  domine 


260  BIBLIOGRAPHIE. 

encore  dans  celui  de  Lille  ;  mais  il  va  en  diminuant  graduellement 
dans  ceux  de  Valcnclenues,  de  Douai  et  d'Avesnes.  Enfin,  dans  l'ar- 
rondissement de  Cambrai,  plus  des  quatre  cinquièmes  des  noms  sont 
latins  ou  français  d'origine.  Ce  résultat  philologique  est  conforme  aux 
faits  historiques  qui  en  sont  la  cause  principale.  Le  département  actuel 
du  Nord  formait  autrefois  la  limite  inférieure  des  peuplades  germa- 
niques, qui  étaient  parvenues  à  se  maintenir  sur  la  rive  gauche  du 
Rhin,  dès  avant  la  grande  invasion  du  v^  siècle  ;  et  Ton  conçoit  que, 
à  mesure  qu'on  s'éloigne  du  nord,  l'influence  gallo-romaine  ait  dû 
gagner  du  terrain.  C'est  ce  qui  explique  c(mmient  le  flamand,  aujour- 
d'hui encore  le  langage  presque  exclusif  des  arrondissements  dcDun- 
kerquc  et  d'Hazebrouck,  au  moins  parmi  le  peuple,  a  proportion- 
nellement disparu  dans  les  arroiulissements  plus  méridionaux  de 
Valencienncs,  de  Douai,  d'Avesnes  et  de  Cambrai.  On  voit  aussi  par 
là,  que  le  livre  de  M.  Mannier  n'est  pas  seulement  utile  aux  recherches 
philologiques,  mais  qu'il  ne  manque  pas  d'une  certaine  importance 
pour  l'étude  de  l'histoire  et  de  la  géographie  du  département  du  Nord. 

H.  Mertian, 


L'INTÉRIEUR  DE  JÉSUS  ET  DE  MARIE,  d'api  es  le  Manuscrit  authentique  el 

inédit  du  père  Guou. 

On  ne  saurait  trop  encourager,  nous  semble-t-il,  la  reproduction  de 
certains  ouvrages,  qu'un  véritable  mérite  et  une  vogue  justement 
acquise  signalent  à  l'attention  du  pul)lic;  mais  c'est  à  la  condition  que 
des  soins  éclairés  et  consciencieux,  loin  de  nuire  à  leur  perfection,  sau- 
ront leur  donner  plus  de  valeur,  en  les  revêtant  d'une  forme  plus  en 
rapport  avec  les  sentiments  de  leur  auteur,  ou  plus  en  harmonie  avec 
les  exigences  de  notre  époque. 

Ces  soins  ont  présidé  à  la  nouvelle  édition  que  nous  annonçons.  On 
trouvera  dans  t Intérieur  de  Jésus  et  de  Marie  tout  ce  qui  fait  le 
prix  des  nouvelles  éditions  faites  par  le  même  éditeur*. 

L Intérieur  de  Jésus  et  de  Marie  est  précédé  d'une  notice  biogra- 
phique sur  l'auteur.  Le  père  Jean-Nicolas  Grou  n'était  connu  jusqu'à 
ce  jour  que  par  un  aiticlc  inséré  dans  l Ami  de  la  religion  cl  du  roi. 


'  Par  oxemi)le  :  du  Chrétien  sanctifié  par  l'Oraison  dominicale^  par  le  P.  Grou  ; 
liu  Chrèiicn  selon  le  cœur  de  Jésus,  par  le  P.  Waldener;  de  la  Sagesse  chrétienne, 
par  le  P.  Guilleminot;  des  Entretiens  sur  lavie  cachée  deJ.-C.  àa7is  l'Eucharistie, 
par  le  P.  Lallemand  ;  et  de  la  Préparation  au  passage  du  temps  à  l'éternité,  tra- 
duite du  P'.  Nuremberg,  par  le  P.  de  Courbeville. 


BIBLIOGRAPHIE.  261 

Les  détails  qu'il  renferme  ont  été  puisés  à  des  sources  sures  ;  mais  ils  ne 
sont  pas  complets.  L'éditeur  a  eu  la  bonne  fortune  de  pouvoir  nous 
donner  une  biographie  plus  exacte  et  j)lus  étendue.  11  faut  avouei"  qu'il 
a  été  bien  favorisé  dans  l'exécution  de  son  dessein  ;  il  a  pu  consulte' 
des  témoins  encore  vivants  qui  ont  vu  et  intimement  connu  le  P.  Grou, 
compulser  ses  manuscrits,  une  partie  de  sa  correspondance,  et  donner 
ainsi  à  son  œuvre  toutes  les  garanties  désirables.  Cette  notice,  qui  à  elle 
seule  forme  un  travail  complet,  a  été  tirée  à  pari  pour  les  amateurs  ; 
elle  est  aussi  édifiante  qu'instructive. 

Le  P.  Grou  passa  une  grande  partie  de  sa  vie  dans  l'étude  et  dans  la 
retraite;  point  de  faits  saillants  et  extraordinaires;  c'est  la  modeste 
existence  d'un  savant  que  parviennent  à  peine  à  troubler  les  boulever- 
sements religieux  et  politiques.  En  France,  en  Allemagne,  en  Angle- 
terre, rancicn  jésuite  laissa  tour  à  tour  des  traces  ou  de  sa  science,  ou 
de  sa  piété.  Interprèle  fidèle  et  éclairé  de  Platon,  le  P.  Grou  a  montré 
dans  les  tratluctions  de  quel([ues  Dialogues  du  grand  philosophe,  qu'à 
cette  époque  de  décadence  littéraire,  l'amour  de  ranticpiité  n'était  pas 
éteint  partout.  Plus  tard  il  essaya  de  défendie  son  institut  contre  les 
attaques  dennemis  puissants  et  acbarnés.  Mais  quand  l'obéissance  lui 
eut  fait  un  devoir  du  silence,  il  n'eut  plus  d'autre  occupation  que 
l'étude  des  anciens  auteurs  qu'il  annotait  avec  goût,  et  la  composition 
de  traités  ascétiques  qui  respirent  la  plus  tendre  piété  et  la  doctrine  la 
plus  saine. 

Cette  existence  si  bien  remplie  se  termina  dansimc  sorte  d'exil  ;  du 
moins  plus  heureux  que  d'autres  de  ses  confrères  dans  le  sacerdoce,  le 
P.  Grou  avait-il  trouvé  pour  sa  vieillesse  un  abri  sur  et  une  hospitalité 
généreuse.  Le  nom  de  la  famille  Weld  est  désormais  inséparable  de 
celui  de  l'ancien  jésuite;  ce  fui  sous  son  toit,  destiné  à  abriter  d'autres 
infortunes,  que  le  P.  Grou  termina  ses  soixante-dou/.e  années  d'une 
vie  laborieuse  et  éprouvée;  c'est  encore  là  qu'il  repose  en  paix,  comme 
pour  signaler  à  nos  respects  et  à  notre  reconnaissance  la  ménu)ire  et 
la  famille  de  ses  bienfaiteurs. 

A  cette  biographie  succède  un  catalogue  raisonné  des  ouvrages  tant 
imprimés  qu'inédits  du  P.  Grou.  Pour  ce  qui  est  du  manuscrit,  ime  let- 
tre au  P.  Simpson  dont  \v  fac-similé  se  trouve  en  tète  de  cette  édition, 
nous  le  fait  parfaitement  connaître.  Les  ouvrages  imprimés  sont  en 
assez  grand  nombre.  L'éditeur  n'a  rien  épargné  pour  en  rendre  la  liste 
aussi  complète  que  possible,  et  sa  notice  peut,  à  cet  égard,  servir  de 
modèle  d'exactitude  bibliographique  '. 

'  Qu'il  nous  permette  cepenilant  de  relever  quelques  omissions.  —  Il  donne 
pour  la  traduction  des  Lois  de  Platon  une  édition  de  Pans  de  1796  ;  nous  ne  som- 


262  BIBLIOGRAPHIE. 

L'Intérieur  de  Jésus  et  de  Marie  a  sou  article  à  part.  Les  révéla- 
tions intéressantes  que  renferme  cet  article  sont  en  effet  nécessaires 
pour  que  l'on  comprenne  l'opportunité  et  même  la  nécessité  de  la 
nouvelle  édition.  Le  P.  Grou  avait  composé  ces  traités  pour  mademoi- 
selle Weld,  à  laquelle  il  en  avait  remis  le  manuscrit;  plus  tard,  dans 
la  prévision  qu'on  pourrait  être  un  jour  tenté  de  le  livrer  à  l'impres- 
sion, il  le  redemanda  et  le  recopia  tout  entier  de  sa  main,  en  ayant 
soin  de  faire  les  corrections  et  les  additions  qu'il  jugea  convenables. 
Ce  second  manuscrit,  qui  doit  être  considéré  comme  la  véritable  pen- 
sée de  l'auteur,  était  seul  destiné  à  voir  le  jour  ;  c'est  précisément  le 
contraire  qui  arriva.  Une  copie  du  premier,  faite  à  la  hâte  par  une 
amie  de  mademoiselle  Weld,  fut  par  elle  donnée  au  public  après  la 
mort  du  P.  Grou.  Cette  publication,  dont  un  excès  de  zèle  peut  faire 
excuser  la  précipitation,  était  peu  correcte  et  aurait  d'ailleurs  été  reniée 
par  l'auteur  5  les  fautes  qu'elle  contient,  conservées  et  même  augmen- 
tée par  l'incurie  des  typographes  et  par  la  négligence  des  éditeurs,  se 
sont  perpétuées  dans  les  éditions  suivantes,  de  manière  que  la  seizième, 
qui  date  de  1861,  est  en  plusieurs  endroits  eu  contradiction  manifeste 
non-seulement  avec  le  bon  sens  et  avec  la  pensée  du  P.  Grou,  mais 
même  avec  l'enseignement  de  l'Eglise.  Il  est  déplorable  qu'un  ouvrage 
de  ce  mérite  ait  été  ainsi  défiguré,  d'autant  plus  que  les  traductions  qui 
en  ont  été  faites  eu  anglais,  en  allemand  et  en  espagnol,  doivent  pré- 
senter les  mêmes  défauts  *. 

C'était  donc  rendre  un  grand  service  à  la  mémoire  du  P.  Grou  et 
aux  justes  désirs  des  âmes  pieuses,  de  restituer  à  un  de  nos  meilleurs 
ouvrages  ascétiques  sa  forme  véritable  et  sa  pei^fection. 

Nous  ne  nous  arrêterons  pas  à  faire  l'éloge  de  Vîntérieur  de  Jésus 
et  de  Marie;  les  nombreuses  éditions  qui  l'ont  répandu  montrent  tout 
ce  que  les  pei'sonnes  pieuses  y  ont  trouvé  d'aliment  pour  leur  dévotion, 
et  la  bienveillante  approbation  d'un  éniinent  prélat,  en  dominant  ces 

mes  parvenu  à  la  rencontrer  qu'une  fois  ;  c'est  dans  ]e  catalogue  de  la  bibliothè- 
que Boulard_,  t.  I,  n"  2734;  encore  y  est-elle  indiquée  en  cinq  volumes  in-l  2,  ce 
qui  doit  être  inexact.  La  traduction  des  deux  autres  Dialogues  aurait-elle  été  join'e 
à  celle-ci  ?  N'ayant  pas  eu  celte  édition  sous  la  main,  nous  n'émettons  notre  ob- 
servation qu'à  titre  de  conjecture.  Nous  avons  aussi  trouvé  une  édition  de  la 
Science  du  Crucifix,  Lyon,  Périsse,  1S60,  in-16,  p.  xu-166  ;  les  Caractères  de  la 
vraie  dévotion,  Gand,  Rousseau  père,  ISol,  in-32,  p.  17G;  la  Science  pratique 
du  Crucî//x,  Saint-Brieuc,  Prudhomme,  1823,  in-18  de  10  feuilles,  et  Lyon,  Pé- 
risse, ISoi,  in-12  ;  les  Mcdifatioîis  en  forme  de  retraite  ont  encore  paru  à  Gand, 
chez  Rousseau  père,  1850,  in-12.  Qu'on  nous  pardonne  ces  détails  peu  intéres- 
sants ;  on  y  verra  qu'en  fait  de  bibliographie  le  dernier  mot  n'est  jamais  dit. 

*  J'observerai  en  passant  que  la  traduction  espagnole  n'est  pas  de  4846,  mais 
de  1841.  Voir  Bulletin  bibliographique  espagnol,  1846,  p.  290,  n°  816. 


BIBLIOGRAPHIE.  263 

tacites  témoignages,  donne  à  Treuvre  du  P.  Gron  de  nouvelles  assu- 
rances de  succès.  Comment  d'ailleurs  faire  des  extraits  d'un  livre  où 
tout  est  à  lire,  à  méditer,  à  savourer  et  surtout  à  pratiquer?  Nous 
laissons  à  chacun  la  douce  tache  de  pénétrer  dans  l'inlérieur  de  Jésus 
et  de  Marie,  que  le  P.  Grou  a  si  bien  su  nous  dévoiler. 

P.    SOMMEKVOGEL. 


DE  LA  FAMILLE,  leçons  de  philosophie  morale^  par  M.  Amkdée  de  Margerie, 
professeur  à  la  Faculté  des  lettres  de  Nancy.  (Paris,  chez  Valon,  rue  du  Bac,  43  ; 
Nancy,  chez  Vagner.) 

Ce  livre  est  digue  à  tous  égards  de  l'attention  des  esprits  sérieux. 
M.  Amédée  de  Margerie  s'est  proposé  de  combattre  im  des  dangers 
les  plus  redoutables  de  notre  temps,  Taffaiblissement  de  Tesprit  de 
f;\millo  et  des  vertus  domestiques  ;  et  le  désir  de  propager  des  vérités 
utiles  l'a  déterminé  à  franchir  l'enceinte  trop  étroite  d'un  cours  de  fîi- 
culté,  afin  de  faire  participer  un  plus  nombreux  auditoire  aux  fruits 
de  son  travail  et  de  ses  méditations. 

La  lamille  dont  ce  livre  entreprend  de  tracerles  devoirs  est  la  famille 
chrétienne,  c'est-à-dire  la  famille  primitive,  relevée  de  la  déchéance 
daus  laquelle  les  religions  fausses  l'avaient  entraînée,  et  rétablie  dans 
sou  intégrité  et  dans  ses  droits  essentiels.  Ses  caractères  constitutifs 
sont  l'unité,  la  perpétuité,  la  hiérarchieet  la  dignité  des  faibles;  la  cha- 
rité en  est  l'âme  et<ie  principe  vital.  L'auteur  s'est  appliqué  à  montrer 
par  l'histoire  l'œuMe  de  régénération  accomplie  par  le  christianisme. 
Puis,  se  plaçant  au  point  de  vue,  seul  vrai,  de  la  fin  dernière,  et  regar- 
dant la  vie  comme  une  épreuve,  il  considère  dans  le  mariage  l'associa- 
tion de  deux  âmes  qui  unissent  leurs  efforts  pour  remplir  de  concert 
leur  tâche  en  ce  monde,  »  association  qui  a  ]>our  but  principal  la  vertu, 
et  pour  résultat  accessoire  le  boniieur;  car  il  arrive  presque  toujours 
que  le  bonheur  est  donné  par  surcroît  dans  une  certaine  mesure  à  ceux 
qui  cherchent  premièrement  le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice.  )• 

Les  bornes  nécessairement  étroites  d  une  analvse  ne  me  permet- 
tent pas  de  suivre  l'auteur  daus  les  beaux  et  féconds  développements 
qu  il  consacre  aux  devoirs  réciprotjues  des  époux,  leur  enseignant  à 
faire  du  mariage  une  école  de  vertu  et  de  dévoùment,  et  leur  apprenant 
à  devenir  meilleurs  par  une  aide  nmtuelle. 

Arrivant  à  parler  de  l'éducation,  il  n'omet  aucune  des  questions  que 
soulève  celte  matière  délicate.  Deux  chapitres  traitent  de  la  première 
éducation.  C'est  par  excellence  la  tâche  des  })arents;  plus  tard  ils  pour- 
ront déléguer  leur  autorité,  mais  les  années  de  la  lendje  «nlance  leur 


264  BIBLIOGRAPHIE. 

sont  réservées.  Celte  période  est-elle  la  moins  importante,  et,  si  elle 
a  été  négligée,  le  mal  sera-t-il  facilement  réparable?  Quiconque  s'est 
occupé  de  la  jeunesse  a  pu  admirer  maintes  fois  cette  empreinte  indé- 
lébile et  inimitable  que  déposent  les  leçons  d'une  mère  chrétienne. 

La  première  éducation  terminée,  il  faut  choisir  entre  le  collège  et 
la  maison  paternelle.  Puis,  quelle  direction  donnera-t-on  aux  études  de 
l'enfant?  combien  il  est  à  désirer  qu'il  ne  soit  pas  privé  de  cette  haute 
et  complète  éducation  intellectuelle,  qui  seule  développe  également  les 
facultés  de  l'àme  et  donne  au  sens  moral  la  rectitude  et  l'énergie  !  La 
philosophie  surtout  ne  saurait  être  sacrifiée  impunément;  car  elle  four- 
nit au  jeune  homme  une  arme  puissante,  en  vue  des  périls  qui  l'atten- 
dent dans  le  monde,  et  prépare  à  l'âge  viril  des  convictions  solides  et  des 
caractères  élevés.  Examinant  diverses  méthodes  d'enseignement,  M.  de 
Margerie  recherche  quelle  part  il  convient  de  faire  à  l'antiquité  païenne, 
et  il  repousse  des  opinions  trop  exclusives,  en  même  temps  qu'il  émet 
le  vœu  que  l'esprit  chrétien  pénètre  de  plus  en  plus  et  vivifie  les  études. 

La  dix-huitième  année  impose  de  nouveaux  devoirs  aux  parents.  Il 
faut  avant  tout  que  leur  fils  aime  la  famille^  qu'il  trouve  dans  son  sein 
la  vie  du  cœur,  et  qu'il  se  plaise  à  épancher  dans  l'âme  d'un  père  ou 
d'une  mère  ses  joies  et  ses  peines.  Ici  se  place  le  choix  d'un  état  de 
vie,  duquel  dépend,  pour  une  si  grande  part,  le  bonheur  du  temps, 
comme  celui  de  l'éternité.  M.  de  Margerie  indique  avec  une  exacte 
précision  certains  signes  «  auxquels  on  ne  saurait  fermer  les  yeux  sans 
s'exposer  à  contrarier  directement  les  vues  de  la  Providence,  et  à 
trouver  dans  une  carrière  mal  choisie  plus  d'obstacles  que  de  res- 
sources pour  l'accomplissement  de  sa  destinée.  >  Les  parents  doivent 
avoir  une  légitime  influence  dans  cette  délibération,  mais  ils  doivent 
aussi  se  souvenir  «  qu'en  exerçant  une  pression  excessive,  ils  encourent 
la  responsabilité  de  tous  les  mécomptes  et  de  tous  les  dangers  moraux 
auxquels  ils  exposent  leurs  fils,  en  les  lançant  hors  de  leur  voie.  » 

M.  de  Margerie  traite  successivement  de  l'éducation  intellectuelle 
et  morale  des  filles,  de  la  piété  filiale,  de  l'amitié  fraternelle,  et  des 
rapports  entre  le  maître  et  le  serviteur,  montrant  l'œuvre  de  la  reli- 
gion dans  l'établissement  de  la  domesticité  chrétienne. 

Après  avoir  achevé  le  tableau  de  la  vie  de  famille,  «  telle  que  le  con- 
çoit le  cœur  éclairé  par  la  raison,  et  la  raison  épurée  par  le  christia- 
nisme, >'  il  recherche  les  causes  qui  s'opposent  à  la  réalisation  de  cet 
idéal,  et  sous  ce  titre  :  «  Les  ennemis  de  la  famille,  »  il  signale  comme 
ennemis  intérieurs,  les  mariages  irréfléchis  et  la  fièvre  de  s'enrichir  j 
comme  ennemis  extérieurs,  le  monde  et  les  mauvais  livres.  Il  ter- 
mine en  appréciant  l'influence  sociale  de  la  famille  chrétienne.  Ici  sur- 
tout apparaît  une  pensée  qui  domine  tout  le  livre,  le  désir  de  faire  con- 


lilDLIOGUAPIiŒ,  265 

courir  tout  homme,  pour  sa  part,  petite  ou  grande,  au  bien  général, 
et  de  faire  comprendre  la  responsabilité  morale  qui  pèse  sur  tous,  et 
le  mal  qui  découle  du  bien  omis  ou  imparfaitement  accompli. 

Cet  ouvrage,  dont  une  analyse  paie  et  incomplète  ne  donne  (juime 
bien  faible  idée,  assuie  à  son  auteur  un  rang  distingué  paruii  les  défen- 
seurs des  saines  doctrines;  il  lui  procurera  aussi  la  douce  satisfaction 
d'avoirraffcrmi  plusieurs  âmes  dans  la  pratique  des  vertus  chrétiennes. 

Cl.  de  Laa.G£. 


UN  PRÊTRE  DÉPORTÉ  EN  <792,    Episode  de  l'histoire  de  la  révolution  et  de 
l'histoire  des  missions,  par  M.  labbé  Meig.nan,  Paris,  Douniol,  4862. 

VIE  DE  M.  ORAIN,  prêtre,  confi'sscur  de  la  foi  pendant  la  révolution,  et  mort 
curé  de  Derval,  dans  le  diocèse  do  Nantes,  par  M.  l'ahbé  Caiioii».  Nantes, 
Mazeau,  1{<GI. 

C'est  une  œuvre  sainte  et  méritoire  de  travailler  à  conserver  dans 
notre  patiie  les  traditions  de  l'héroïsme  et  du  dévoimient  cluélien,  qui 
brillèrent  avec  tant  d'éclat  pendant  la  cruelle  persécution  suscitée 
contre  l'Eglise  par  la  révolution  française.  M.  l'abbé  Meignan  et 
M.  l'abbé  Cahour  ont  voulu  prendre  leur  part  à  cette  noble  tâche,  si 
digne  du  zèle  sacerdotal,  et  nous  montrer  dans  la  vie  de  deux  humbles 
prêtres  confesseurs  de  la  foi,  la  piété,  le  dévoûment,  le  sacrifice,  la 
fidélité  à  la  conscience,  ces  ••  nobles  choses  qu'il  ne  faut  point  laisser 
s'ensevelir  dans  la  poussière  des  siècles.  « 

I 

A  la  première  lecture  du  livre  de  M.  Meignan,  on  s'étonnera  peut- 
être  d'abord  de  perdre  de  vue  si  souvent  le  prêtre  modeste  et  pieux  dont 
l'auteur  entend  retracer  la  vie  et  les  vertus.  Peut-être  se  persuadera-t-oii 
que  le  style  toujours  très-soigné  de  rinstorien  serait  plus  en  harmonie 
avec  le  sujet,  s'il  avait  habituellement  plus  de  simplicité  et  d'abandon. 
Mais  qui  ne  comprendra  rcnlrainemcnt  que  devait  nécessairement  subir 
l'écrivain?  Il  pouvait  bien,  en  prenant  la  plume,  n'avoir  d'autre  inten- 
tion que  de  raconter  la  vie  d'iifi p/rfre  dcportc,  d'un  /.élé  missionnaire, 
son  proche  parent,  mort  nu»rt\rd('  la  charité.  Mais,  à  mesure  qu'il  a 
étudié  plus  attentivement  cette  vie  si  héroï(pie  dans  sa  sinq)licité,  il  l'a 
trouvée  intimement  liée  et  en  (juclque  sorte  inséparablement  mêlée 
aux  événements  de  cette  époque  de  troubles  et  de  funestes  agitations. 
Ce  n'est  pas  nous  qui  ferons  un  reproche  à  M.  l'abbé  Meignan  d'avoir 
cherché  à  élargir  son  cadre  par  des  récits  et  des  considérations  ijni  ne 
sont  point  étrangers  à  son  sujet.  Ou  aime  à  voir  la  main  de  la  Provideuce 


266  BIBLIOGRAPHIE. 

au  milieu  de  ces  tristes  événements  où  l'on  n'aperçoit,  au  pi-emicr  coup 
J'œil,  que  les  passions  des  hommes  et  les  fureurs  de  Tenfer.  On  sait 
gié  à  l'auteur  d'avoir  montré  Dieu  présent  partout  et  régnant  toujours, 
alors  que  toutes  les  forces  de  l'impiété  et  de  l'incrédulité  réunies  tra- 
vaillaient à  le  bannir  à  jamais  de  la  France  et  de  l'Europe, 

Nous  ne  suivrons  pas  M.  Rabeau  dans  tout  le  cours  de  sa  vie  :  au  sein 
de  la  famille  où  l'on  retrouve  un  esprit  qu'on  ne  connaît  plus  de  nos 
jours,  dans  les  rigueurs  de  l'exil,  à  Jersey  et  à  Londres,  dans  les  mis- 
sions lointaines,  à  Madère,  à  Calcutta,  à  Saigon,  à  Bancok,  àSiam.  Il 
faut  lire  tous  ces  détails  dans  l'ouvrage  de  M.  Meignan.  Ajoutons  seu- 
lement que  l'auteur  a  été  trop  modeste  en  disant  dans  sa  préface  : 
«  Peut-être  l'historien  de  l'Eglise  de  France  pendant  la  révolution,  et 
des  missions  au  commencement  du  xix"  siècle,  trouvera-t-il  quelque 
intérêt  et  quelque  profit  à  prendre  connaissance  de  plnsieurs  docu- 
ments inédits  que  nous  avons  réunis  ici.  "  Assurément  la  vie  de  M.  Ra- 
beau  a  droit  de  figurer  dans  l'histoire  de  la  persécution  du  clergé 
français  et  dans  les  annales  de  nos  missions. 

II 

La  Vie  de  M.  Orain^  par  M.  l'abbé  Culiour,  est  la  vie  d'un  homme 
apostolique  écrite  et  publiée  d'une  manière  digne  de  lui.  M.  Grégoire 
Orain  a  fait  le  bien  modestement  dans  son  pays;  et  c'est  dans  son  pa}  s 
que  son  histoire  si  édifiante  a  été  écrite  et  imprimée  sans  faste  et  sans 
prétention.  Tout  ici  porte  le  cachet  de  la  simplicité  chrétienne. 

Les  sources  auxquelles  l'auteur  a  puisé  inspirent  une  entière  con- 
fiance. Ce  sont  des  mémoires  et  d'autres  nombreux  manuscrits  de 
M.  Orain;  douze  notices  sur  le  ministère  de  cet  admirable  serviteur  de 
Dieu,  fournies  par  des  prêtres  vénérables  qui  furent  ses  élèves  ou  ses 
vicaires  ;  des  renseignements  recueillis  sur  les  lieux  par  l'historien  lui- 
même,  enfin  une  enquête  dans  laquelle  ont  été  entendus  quarante  vieil- 
lards ayant  tous  parfaitement  connu  M.  Orain. 

Rien  d'émouvant  comme  le  spectacle  de  cet  humble  aréopage  en 
cheveux  blancs,  rassemblé  pour  rendre  un  hommage  suprême  à  la  mé- 
moire de  l'ancien  recteur  de  Fégréac.  Ce  sont  de  pieux  paysans  bre- 
tons, inclinés  vers  la  tombe  par  leur  grand  âge,  auxquels  mi  prêtre 
demande  la  vérité  :  tout  promet  ici  la  franchise. 

Voici  en  quels  termes  débute  le  rapport  de  M.  l'abbé  Vrignaud, 
chargé  de  l'enquête  sur  la  vie  de  M.  Orain,  à  Fégréac,  et  son  succes- 
seur actuel  dans  le  vicariat. 

«  J'ai  fait  publiquement  appel  à  nos  vieillards  qui,  au  seul  nom  de 
"  M.  Orain,  se  sont  trouvés  comme  éleclrisés...  Malheureusement,  ils 
"   sont  aujourd'hui  peu  nombreux.  Malgré  cela  j'ai  pu  en  interroger 


BIBLIOGRAPIIIR.  267 

«  plus  (le  quaianle,  âgés  de  quarante-cinq  à  quall•c-^ingt-ci^q  ans. 
«  Cette  enquête  a  duré  plus  de  deux  mois,  et  m'a  fait  à  moi-même  mi 
»  bien  infini  :  jetais  comme  embaumé  par  les  récits  des  suaves  vertus 
"   du  saint  prêtre.  » 

Cette  belle  et  sainte  vie  se  divise  en  trois  parties,  La  premièie  nous 
moutre  comment  la  divine  Pro\i(lence  a  préparé  son  fidèle  serviteur 
aux  dévoiunents  héroïques  pour  les  jours  de  persécution;  la  seconde 
nous  le  fait  voir  à  l'œuvre,  sans  relâche  et  sans  peur,  pendant  toute  la 
durée  des  proscriptions  de  la  Terreur;  la  troisième  raconte  ses  travaux 
iiifatii^ables  pour  relever  les  mines  du  sanctuaire,  quand  la  paix  eut 
été  rendue  à  1  Église.  Cette  dernière  époque  de  la  vie  de  M.  Orain 
commence  au  concordat,  et  elle  tire  un  puissant  intérêt  des  circons- 
tances où  il  a  été  placé.  Un  tableau  général  de  ce  temps  de  résurrection 
morale  et  rclioieuse  peut  saisir  et  transporter  plus  ([u'uue  simple  bio- 
£^raphie  ;  mais  ce  coup  dœil  superficiel  ne  produit  guère  qu'une  impres- 
sion passagère  de  l'imaginalion.  Veut-on  remonter  des  effets  à  la  cause 
et  se  faire  une  idée  exacte  du  réveil  de  la  Fi'ance  chrétienueau  berceau 
du  xix*"  siècle,  il  faut  demander  à  l'histoire  ce  qu'il  a  coiué  de  sueur  et 
de  travaux  apostoliques. 

Ce  n'est  pas  seulement  au  point  de  vue  du  passé  que  ce  livre  est 
digne  d'attention.  L'auteur  a  pu  dire  que  M.  Orain  présente  le  type  du 
prêtre  breton,  cl  que  son  histoire  montre  la  Bretagne  sous  son  vrai 
jour.  Cette  Vie  réunit  donc  plusieurs  genres  d'intérêt;  celui  de  mé- 
moires historiques,  celui  d'une  peinture  de  mœurs  e!:  celui  d'un  ouvrage 
édifiant.  Daillears  elle  est  écrite  avec  cette  noble  sinq^licilé  qui  a  bien 
aussi  sou  charme,  et  qui  gagne  tout  d'abord  la  confiance  du  lecteur. 

P.    LOYSEL. 


HISTOIRE  DU  P.  RIBADI-XKYRA,  discip'tc  de  sahil  Ljmce,  p;ir  le  P.  .I.-M.  Prat, 
de  la  Compagnie  de  .lésus.  Paris,  V.  Palmé,  4  862. 

C'était  justice  que  riiistorien  de  saint  Ignace  et  de  saint  François  de 
Borgia,  celuijparqui  s'est  perpétuée  la  mémoire  de  celte  génération  l»é- 
roïque  dont  les  vertus  et  les  œuvres  ont  jeté  un  si  pur  éclat  sur  le  premier 
Age  de  notre  Compagnie,  c'était  justice,  disons-nous,  qu'il  rencontrât 
lui-même  une  plume,  Aéridique  autant  que  pieuse  el  fraternelle,  jiour 
retracer  sa  vie  si  peu  connue  et  si  digne  de  l'être.  On  sa^ait  que  lliba- 
deneyra  était  l'auteur  d'excellents  ouvrages,  la  Fleur  des  Saints,  dont 
le  nom  est  resté  populaire,  un  Cnlaloguc  des  écrivains  de  la  Compa- 
gnie de  Jésns,  première  base  d'un  monument  bibliographique  dont  les 
proportions  se  sont  accrues  de  siècle  en  siècle,  et  auquel  deux  de  nos 


268  BIBLIOGRAPHIE. 

contemporains  travaillent  encore  avec  la  plus  louable  constance.  On 
savait  cela;  mais  ce  qu'avait  été  Ribadeneyra  lui-même,  presque  tous 
1  ignoraient,  et  ceux  qui  en  étaient  le  mieux  instruits  ne  soupçonnaient 
pas,  à  beaucoup  près,  qu'il  eût  joué  dans  notre  ordre  un  rôle  si  con- 
sidérable, tour  à  tour  provincial,  visiteur,  assistant  d'Espagne,  surin- 
tendant du  collège  romain,  sans  compter  les  missions  importantes  qu'il 
dut  plus  d'une  fois  à  la  confiance  de  ses  supérieurs;  et  ce  qui  achève 
de  le  faire  connaître  sous  im  jour  vraiment  neuf  et  inattendu,  c'est 
qu'il  n'était  pas  en  moindre  estime  auprès  de  Philippe  II  et  du  cardinal 
Quiroga,  qui  aimaient  à  le  consulter  sur  les  plus  graves  intérêts  de 
l'Église  et  de  l'État. 

Remercions  donc  notre  confrère,  le  P.  Prat,  de  nous  avoir  raconté 
en  détail  cette  vie  de  85  ans,  qui  fut  si  pleine;  remercions-le  d'avoir  si 
patiemment  et  si  heureusement  exploité  les  nombreux  documents  iné- 
dits que  lui  ont  livrés  les  bibliothèques  d'Espagne  ;  documents  parmi 
lesquels  il  en  est  d'une  valeur  inappréciable,  entre  autres  les  Mémoires 
de  Ribadeneyra,  écrits  sous  forme  de  confessions,  sa  volumineuse  cor- 
respondance et  plusieurs  ouvrages  qui  n'ont  jamais  vu  le  jour. 

11  y  a  une  admirable  unité  dans  cette  vie  du  Disciple  de  saint 
Ignace;  ce  mot,  en  effet,  la  résume  tout  entière.  Ribadeneyra,  venu  à 
Rome  en  qualité  de  page  du  cardinal  Farnèse,  n'avait  pas  quatorze 
ans  accomplis  lorsqu'il  alla  demander  au  fondateur  de  la  Compagnie 
de  Jésus  de  vouloir  bien  l'admettre  parmi  ses  disciples  ;  il  fut  reçu  aux 
premières  épreuves.  Si  jeune,  plein  de  pétulance  et  d'ardeur,  d'étour- 
derie  même,  il  n'eût  jamais  persévéré  dans  une  vocation  où  l'esprit  de 
sacrifice  est  si  nécessaire,  sans  l'incomparable  mansuétude  de  saint 
Ignace,  dont  la  vigueur  est  bien  connue,  mais  (ju'on  oublie  trop  sou- 
vent de  montrer  tel  qu'il  fut  en  effet,  père  par-dessus  tout,  et  non 
moins  aimable  par  la  douce  bonté  de  son  cœur  qu'admirable  par  son 
génie  et  sa  grandeur  d'âme.  Aussi  ravit-il  à  jamais  le  cœur  de  son 
jeune  disciple,  qui  consacra,  pour  ainsi  dire,  toute  sa  vie,  à  faire  bénir 
la  mémoire  et  surtout  à  perpétuer  l'esprit  de  celui  dont  la  main 
l'avait  soutenu,  faible  et  chancelant,  au  seuil  de  sa  longue  carrière  re- 
ligieuse. 

Avant  de  mourir,  Ribadeneyra  eut  le  bonheur  de  rendre  à  son  vénéré 
père  les  honneurs  que  l'Église  décerne  aux  bienheureux.  «  On  ne  pouvait 
voir  sans  une  profonde  émotion,  dit  son  historien,  un  respectable  vieillard 
de  84  ans  faire  fumer  l'encens  devant  l'image  de  celui  qui  avait  eu  pour 
lui  une  tendresse  si  paternelle  :  le  bienheineux  et  son  disciple  étaient 
confondus  dans  les  mômes  sentiments  de  respect  :  on  célébrait  la  sain- 
teté d'Ignace,  mais  on  sentait  que  la  présence  d'un  disciple  si  digne  de 
lui  était  le  plus  éloquent  des  panégyriques.  On  se  souvenait  que  Riba- 


BIBLIOGRAI'IIIE.  269 

<leneyra  avait  été  l'enfant  chéri  de  rilluslre  fondateur;  que,  né  à  la  vie 
religieuse  avec  la  Compagnie,  il  avait  granili  avec  elle  dans  les  vertus, 
au  milieu  de  toutes  les  rigueurs  de  la  pauvreté,  des  plus  cruelles  pri- 
vations, de  terribles  épreuves;  qu'il  avait  pris  une  large  part  aux  tra- 
vaux qu'elle  avait  supportés  ou  bien  qu'elle  avait  faits;  en  un  mot, 
Ribadeneyra,  survivant  d'un  autre  âge,  rappelait  à  la  foule  émue,  non- 
seulement  la  vie  du  bienheureux  dont  on  célé])rait  la  fête,  mais  encore 
la  naissance,  les  progrès,  les  cond)als,  les  persécutions,  les  succès  de 
l'ordre  qu'd  avait  fondé;  et  ces  souvenirs  contribuaient,  plus  encore 
que  les  pompes  sacrées,  à  exciter  la  dévotion  des  fidèles.  » 

Puisse  le  livre  où  ces  touchantes  scènes  sont  racontées  contribuer 
aussi  à  répandre  l'esprit  de  saint  Ignace!  C'est,  nous  en  sommes  sûr, 
l'unique  récompense  qu'ambitionne  l'historien  de  Ribadeneyra,  et  tout 
nous  dit  qu'elle  ne  lui  sera  pas  refusée. 

Cil.  DaxMEL. 


REVUE    DE    LA    PRESSE. 

Les  journaux  russes  annoncent  que  l'archimandrite  Porphyre  a  dé- 
couvert au  mont  Athos  deux  homélies  du  célèbi-e  Photius,  prononcées 
à  l'occasion  d'une  invasion  des  Russes  à  Constanlinople.  L'archiman- 
drite, eu  faisant  part  '^"  monde  savant  de  sa  découverte,  dit  qu'aucune 
bibliothèque  de  l'Europe  ne  possède  ces  deux  homélies;  cependant 
INI.  de  Muiall,  dans  son  Essai  de  chronologie  byzantine,  à  l'an  865, 
dit  positivement  qu'elles  existent  en  mannscjit  à  la  l)iL)li()lhèque  dr 
lEscurial,  et  il  ajoute  un  etc.  qui  fait  croire  que  cette  l)il)li()thèqur 
nest  pas  la  seule  à  les  posséder. 

Le  même  M.  de  ]Murall  dit  encore  (pie  «  >iesloi ,  in  nonunant  Arnold 
cl  Dir  comme  chefs  de  cette  expéililion,  leur  assigne  Tannée  63^4 
ou  14"  de  Michel,  ce  qui  serait  856,  où  Ignace  n'était  pas  encore 
remplacé  par  Photius.  ••  Dans  ce  cas,  les  deux  homélies  de  Pbotius 
n'auraient  jamais  été  prononcées,  et  seraient  deux  homélies  de  rhéto- 
rique dénuées  de  valeur  historique.  Puisque  rarchimandrile  Porphyre 
se  propose  de  publier  le  texli-  de  «es  deux  homélies,  il  faut  espérer 
qu'il  examinera  les  questions  curieuses  que  soulèM'  TobserNation  de 
M.  de  Murall. 

La  Revue  cat/iolitjuc  de  l' Ahacc  a  publié  pendant  l  année  i86i 
plusieurs  travaux  intéressants  sur  différents  sujets.  On  \  trouve  d'u- 
tiles renseignements  sur  le  protestantisme  contemporain ,   tant   en 


270  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

Alsace  qu'en  Allemagne  et  en  Suisse.  Nous  y  avons  remarqué  sur- 
tout les  articles  concernant  rétablissement  et  la  décadence  du  luthé- 
ranisme à  Haguenau,  et  les  vicissitudes  du  protestantisme  à  Obernai 
dans  le  cours  du  xvi*^  siècle,  ainsi  que  les  monographies  de  MM.  Bour- 
quard,  Bockenmever  et  Cazeau,  sur  la  personne  et  les  écrits  de  Jean 
Wicleff,  de  Jean  Huss,  de  Tetzel  et  de  l'illustre  champion  du  catholi- 
cisme Jeaa-Nicolas  Weislinger,  devenu  si  populaire  au  commencement 
du  xviii*^  siècle.  A  propos  des  événements  politico-religieux  de  l'an- 
née, M.  Kieffer  a  traité  de  l'excommunication  des  souverains  d'après 
l'histoire,  et  M.  Blumstein  a  donné  plusieurs  bons  articles  sur  le 
Liban,  les  Druses  et  les  Maronites.  Les  meilleurs  articles  historiques 
sont  ceux  de  M.  le  vicomte  de  Bussierre  :  F'oyoge  en  ]\uhie  et  Peste, 
Destruction  des  juifs  et  changement  dans  le  gouvernement  de  la  répu- 
blique de  Strasbourg  (xiv*'  siècle).  Ce  dernier  travail  avait  déjà  été 
publié  dans  rUnwers,  il  y  a  quelques  années;  mais  de  nouvelles  re- 
cherches dans  nos  chroniques  et  divers  faits  recueillis  aux  archives 
départementales,  ont  mis  l'auteur  à  même  de  lui  donner  plus  de  dé- 
veloppement et  de  le  rectifier  sous  quelques  rapports, 

—  A  l'approche  de  la  canonisation  des  saints  martyrs  japonais, 
nous  devons  au  moins  une  mention  aux  écrits  destinés  à  honorer  leur 
mémoire,  dont  les  uns  ont  déjà  paru,  les  autres  sont  en  voie  de  pu- 
blication. Trois  Histoires  de  ces  généreux  héros  du  christianisme  ont 
été  annoncées  coup  sur  coup  :  la  première,  par  M.  l'abbé  Bouix,  à  la 
librairie  de  madame  veuve  Poussielgue;  la  seconde,  par  M.  de  Ville- 
franche,  chez  M.  Victor  Pahrié;  la  troisième,  par  M.  Léon  Pages, 
chez  madame  veuve  Pouçsielgue  et  Benjamin  Dupral  :  elle  est 
extraite  d'une  Histoire  générale  du  Japon  par  le  même  auteur.  En 
outie,  dans  un  ouvrage  récent  (les  Saints  de  la  Compagnie  de  Jésus. 
Paris,  A.  Brav,  1862),  M.  A.  Archier  a  raconté,  d'après  le  P.  Char- 
levoix,  le  martyre  de  Paul  Miki,  de  Jean  de  Gotto  et  de  Jacques  Kisaï, 
tous  les  trois  membres  de  la  Compagnie  de  Jésus,  et  nous  recomman- 
dons à  nos  lecteurs  ce  récit  plein  d'onction  et  d'intérêt.  Ils  trouveront 
aussi  à  la  lil:)rairie  de  M.  Douniol  une  Neui>aine  en  l'honneur  des 
mêmes  saints  martyrs,  publiée  l'année  dernière  par  un  de  nos  con- 
frères. 

—  Le  Père  Lacordaire^  parle  comte  de  Montalembert.  i  vol.  in- 18. 
Paris.  Douniol. 

Le  P.  Lacordaire,  M,  de  Montalembert  !  ces  deux  noms  disent  assez 
le  puissant  intérêt,  le  charme  et  tous  les  mérites  de  ce  livre.  On  y  sent 
partout  le  souffle  d'un  magnifique  talent,  et  souvent  les  émotions  et 
comme  les  palpitations  d'un  cœur  inspiré  par  la  reconnaissance  et 
l'amitié.  Il  y  a  là  des  pages  qui  sont  comme  humides  de  larmes.  Jamais 


REVUE  DE  EÂ  PRESSE.  271 

le  noble  antenr  n'a  été  plus  touchant.  Ajoutons  que  jamais,  même  clans 
SCS  plus  splendiiles  trit)mplies  de  la  tribune,  il  n'a  été  plus  grand  que 
quand  il  s'abaisse  et  s'accuse  pour  exalter  et  glorifier  l'illustre  ami  qui  le 
préserva  de  rabîine  où  venait  de  tomber  M.  de  la  Mennais.  L'attitude 
prise  par  le  P.  Laeordaireen  face  de  ce  génie  dévoyé  sera  sans  contre- 
dit ini  de  ses  plus  beaux  titres  d'honneur.  Remercions  M.  de  Monta - 
lembert  des  révélations  si  intéressantes  qu'il  nous  fournit  sur  cet 
épisode  d'une  existence  riche  de  toutes  les  gloires.  Remercions-le 
aussi,  au  nom  de  la  reconnaissance  que  tous  les  catholiques  doivent  au 
glorieux  fils  de  Saint-Dominique^  d'avoir  si  éloquenmient  mis  en  lu- 
mière les  traits  de  cette  grande  physionomie  :  le  génie  de  l'écrivain  et 
lie  l'orateur,  l'exquise  tendresse  du  cœur  et  la  màlc  énergie  tlu  caractère, 
mais  par-dessus  tout  lu  sainteté  et  les  effrayantes  austérités  du  moine, 
avec  le  z,éle  et  les  créations  fécondes  de  l'apôtre.  Et  cependant  comme 
il  y  a  toujours,  pour  parler  avec  lîossuet,  des  défauts  humains  dans  les 
hommes,  M.  de  Montalembert  a  impartialement  reconnu  quelques 
fautes  dans  une  si  belle  vie  :  fautes  dont  nous  dirons  volontiers,  comme 
i\es  quelques  taches  que  l'on  trouve  dans  cet  écrit  même,  qu'elles 
disparaissent  et  s'effacent  dans  l'éclat  de  la  lumière  qui  les  entoure. 

—  Abélard  et  saint  Bernard.  La  Philosophie  et  l' Eglise  au 
XII*-"  siècle^  par  E.  Bonnier.  Paris.  Douniol,  1862.  —  Ce  livre  n'est 
qu'une  exquisse,  mais,  comme  tel,  il  n'estpas  sans  mérite.  On  y  trouve 
des  vues  judicieuses  sur  cet  ardent  dialecticien  qui  était,  sans  contredit 
un  vigoureux  esprit,  mais  dont  l'orgueil  et  l'égoïsme  dépassaient  de 
beaucoup  le  génie.  Ce  que  c'est  qu'upe  célébrité  romanesque  !  nous 
avons  entendu  un  homme  du  peuple  nous  raconter  la  triste  aventure 
d'Abélard  comme  arrivée  hier,  et  rien  n'était  plaisant  comme  l'indi- 
gnation de  ce  naïf  narrateur  contre  M.  le  chanoine  Foubert.  Beaucoup 
de  gens  jugent  d'Abélard  comme  ce  bouhonmie,  d'après  une  littérature 
aporr\plie;  et  comme  Abélard  a  dévié  plus  d'une  fois  des  enseigne- 
ments de  lEglise,  comment  ne  serait-il  pas  un  grand  honunc  pour  tous 
les  partisans  de  la  libre  pensée?  Plusieurs  ne  font  pas  difficulié  de  lui 
sacrifier  saint  Bernard.  M.  de  Rénuisat,  nu  homme  d'esprit  pourtant, 
adonné  dans  ce  travers,  et  c'est  à  lui  que  s'adresse  princi[)aleineut 
M.  Bonnier  dans  la  partie  critique  et  polémique  de  son  livre. 

—  Quatre  instructions  pastorales  de  Mgr  l'évêque  de  la  Rorhelle, 
pleines  de  doctrine  comme  tout  ce  (|ui  sort  de  la  plume  de  ce  prélat, 
viennent  d'être  réunies  en  im  volume  intitulé  :  la  Prière  chrétienne 
(librairie  Douniol).  Le  titre  nous  promet  une  seconde  partie. 

—  Le  Parfum  de  Rome,  par  M.  Louis  Veuillot,  2  \  ol .  in- 1 2.  Paris. 
Gaume. 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  recommander  ce  livre,  déjà  connu  sans 


272  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

doute  de  lu  plupart  de  nos  lecteurs.  Trois  éditions  qui  se  sont  rapide- 
ment succédé  témoignent  assez,  de  son  léi^ilime  succès.  Mali^rédes  dé- 
fauts  que  les  plus  sincères  admirateurs  de  M.  Louis  Yeuillot,  et  ceux 
qui  gardent  lemeilleiu'  souvenir  de  ses  services,  ne  peuvent  s'empêcher 
de  reconnaître,  le  Parfum  de  Rome  n'en  est  pas  moins  un  monument 
d'art  littéraii-e,  de  foi  ardente,  d'enthousiasme  catholique,  de  filial  dc- 
voiinient  à  rE«;lise  et  au  vicaire  de  Jésus-Christ. 

—  Das  chiLstentluun  in  Tonkin  und  Cochinchiiia^  dem  heuligen 
Aiiamreiclie ^  von  aeiner  Einfnhinni^  bis  auf  die  Gegenwart  ^Le  chris- 
tianisme au  Tonkin  et  en  Gochinchine,  royaume  annamite  actuel,  depuis 
son  introduction  jusqu'à  notre  époque),  par  le  père  Pachtler  (S.  J.). 
Paderhorn,  i86i. 

En  i858,  les  pères  deMontezon  et  Estève^  delaCompagnie  de  Jésus, 
publièrent  un  ouvrage  qui  renferme  de  précieux  documents  surlail/i-y- 
sioii  de  la  Cochinclûue  et  du  Tonkin  (Paris,  Douniol).  Ce  livre  a  servi 
de  base  au  travail  du  père  Pachtler,  qui  ne  s'est  pas bornéàle  traduire. 
Par  un  remaniement  complet,  il  eu  a  coordonné  les  matériaux,  comblé 
les  lacunes  par  des  documents  nouveaux  et  de  nombreuses  additions  ; 
enfin,  il  en  a  conduit  l'hisloiie  avec  soin  depuis  l'année  i63o  jusqu'au 
i^''  avril  1861.  Nous  ne  doutons  pas  que  son  ouvrage,  approprié  sur- 
tout à  l'Allemagne,  n'y  trouve  un  accueil  favorable. 

- —  h'Iiisloire  des  moines  d'Occident^  par  M.  le  comte  de  Montalem- 
bert,  donna  lieu  à  une  suite  de  considéiations  publiées  l'année  dernière 
dans  les  Feuilles  historiques  et  politiques  de  Munich.  Ces  articles,  dus 
à  la  plume  du  célèbre  baron  d'Eckstein,  réunis  en  un  corps,  paraissent 
actuellement  à  Fribourg  en  Brisgau,  chez;  Herder. 

—  On  nous  annonce  également  la  troisième  édition  d'un  ouvrage 
du  docteur  Wick,  intitulé  :  Die  wahre  Beligion  (La  vraie  Religion.)  De 
juillet  1861  à  janvier  1862,  deux  éditions  à  cinq  mille  exemplaires  ont 
été  épuisées. 

H.  Meuti.iK. 


[Paris.  —  Iiupriinciie  de  \V,  r.EMQUET,  GOUrV  et  C«,  rue  Garaiicicre,  5. 


LE 


PRINCE  ADAM  CZÂRTORYSKI 


DISCOURS   PRONONCÉ   LE   22   MAI    1862,    DANS    L'ÉGLISE   DE   MONTMORENCY 

A  l'occasion  du  service  annuel  pour  les  émigrés  polonais  morts 

EN    FRANCE. 


Fide  plurimam  hostiam  obtulit  Deo  ;  per  quam  tes- 
tiraonium  consecutus  est  esse  justus;  et  par  illara 
defunctus  adhuc  loquilur. 

C'est  par  la  foi  qu'il  a  beaucoup  sacrifié  ;  c'est  par 
elle  qu'il  reçut  le  témoignage  qu'il  était  juste;  et  par 
elle  mort  il  parle  encore. 

(Uebr.,  XI,  a.) 


Un  des  spectacles  les  plus  attendrissants  et  les  plus  solen- 
nels qu'offre  rhumaiiité  sur  la  terre,  c'est  l'amour  qui  pleure 
et  la  religion  qui  prie  sur  des  tombeaux;  ce  sont  les  survi- 
vants de  l'amitié,  de  la  famille  et  de  la  patrie,  versant  sur 
de  chères  mémoires  des  larmes  et  des  prières.  Mais,  il  faut  en 
convenir,  ce  spectacle  a  quelque  chose  de  plus  saintement 
solennel  encore  et  de  plus  profondément  attendrissant,  lors- 
qu'il montre  l'amour  exilé  et  proscrit  pleurant  sur  des  frères 
morts  eux-mêmes  dans  l'exil,  et  n'ayant  pas  eu  même  ce  su- 
prême héritage  :  un  tombeau  dans  la  patrie!...  Sous  ce  rap- 
port, M.  T.-C.  F.,  parmi  les  choses  qui  émeuvent  le  cœur  des 
hommes,  rien  ne  me  semble  devoir  offrir  un  intérêt  plus  tou- 
chant, et  ^Jioduire une  plus  profonde  émotion,  que  cette  céré- 
monie qui  vous  réunit  chaque  année  à  Montmorency,  pour 

prier  sur  les  tombeaux  des  frères  qui  n'ont  pas  revu  la  patrie. 
I*  48 


274  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

Aussi  désormais  cette  église  et  ce  cimetière  seront  deux  fois 
sacrés  pour  la  Pologne.  Tous  les  Polonais  qui  viendront  voir 
Paris  et  ses  merveilles  tiendront  à  toucher  de  leurs  pieds  cette 
terre,  qui  sera  encore  pour  eux  une  terre  de  la  patrie,  puis- 
qu'ils y  fouleront  la  cendre  des  pères  et  la  cendre  des  frères. 
Montmorency,  qui  rappelle  une  grande  famille  et  un  grand 
nom  de  France,  rappellera  désormais  à  la  postérité  qui  visi- 
tera ses  tombeaux  d'autres  familles  et  d'autres  noms  dont 
l'illustration  jettera  sur  ce  lieu  une  gloire  et  une  célébrité  de 
plus.  Que  de  chers  souvenirs,  que  de  mémoires  illustres 
vous  rappelle  déjà  ce  rendez-vous  funèbre  des  exilés  de  la 
Pologne!  Entre  beaucoup  d'autres  dont  je  voudrais  pouvoir 
faire  une  mention  spéciale,  ici  déjà  reposent,  dans  la  gloire 
de  leur  nom  et  l'honneur  de  leur  vie,  un  capitaine  célèbre  ', 
soldat  de  vos  héroïques  légions  ;  un  grand  citoyen",  défen- 
seur infatigable  de  la  patrie  sous  toutes  les  armes  et  dans 
tous  les  champs  clos  du  patriotisme;  le  grand  poëte^  de  la 
nouvelle  Pologne,  régénérateur  moral  de  la  nation  ;  une  prin- 
cesse* aussi  grande  par  ses  malheurs  que  par  sa  naissance  et 
par  ses  vertus.  Que  ne  puis-je  évoquer  les  unes  après  les  au- 
tres ces  chères  et  nobles  âmes,  qui  semblent  planer  au-dessus 
de  cette  assemblée,  pour  vous  rappeler  à  la  fois  et  la  patrie 
de  la  terre  et  la  patrie  du  ciel!... 

]Mais  une  figure  plus  grande  encore  que  ces  nobles  figures 
se  dresse  en  ce  moment  devant  nous  pour  commander  nos 
respects,  émouvoir  nos  âmes,  attendrir  nos  cœurs  et  occuper 
nos  souvenirs  :  un  homme  qui,  après  avoir  marché  trente  ans 
sur  la  terre  d'exil,  s'est  arrêté  pour  y  dormir  loin  de  ses  pères, 
mais  non  loin  de  vos  cœurs;  un  homme  dont  la  longue  et 
illustre  vie  n'a  été  qu'un  perpétuel  dévotmient  à  la  Pologne; 
un  homme  dont  la  mort  sera  pour  ceux  qui  l'ont  vue  un  im- 
mortel souvenir,  et  pour  tous  ceux  qui  en  entendront  parler 
une  impérissable  leçon  ;  un  homme  dont  la  tombe  est  dans 


*  Kniaziewicz. 

*  Niemcewicz. 
^  Mickiewicz. 

*  La  princesse  de  Wurtemberg. 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI.  275 

l'exil,  mais  dont  l'image  est  présente  à  la  patrie;  un  homme 
qui  laisse  après  lui  plus  exilée  que  jamais  une  noble  et  digne 
épouse,  associée  par  la  tendresse  à  toutes  les  douleurs  de  sa 
vie ,  et,  pour  continuer  son  reuvre  et  le  perpétuer  lui-même, 
des  enfants  si  pareils  à  sa  grande  âme  et  à  son  grand  cœur, 
toute  une  famille  si  polonaise,  si  chrétienne,  si  digne  de  lui: 
Ah!  déjà  vos  cœurs  ont  nommé  le  grand  homme  de  la  patrie 
en  deuil,  le  patriarche  de  l'émigration,  le  très-bon,  le  très- 

ilhistre  prince  Adam-Georges  Czartoryski Oui,  c'est  lui 

dont  la  tombe  encore  humide  de  vos  larmes  provoque  sur- 
tout aujourd'hui  la  religieuse  émotion  de  vos  cœurs,  et  c'est 
sur  sa  vénérée  mémoire  que  vous  me  demandez  de  répandre 
mes  paroles  avec  vos  prières. 

Mais  que  puis-je  dire  de  lui  que  tous,  vous  Polonais,  ses 
frères  de  patrie  et  ses  compagnons  d'exil ,  vous  ne  sachiez 
mieux  que  moi?  est-ce  à  un  étranger  de  vous  dire  ce  qu'il 
faut  penser  de  cette  gloire  domestique?  comment,  si  ignorant 
de  la  Pologne  et  de  lui,  oserai-je  vous  parler  de  votre  histoire 
et  de  la  sienne?  Aussi  n'attendez  pas  que  je  vous  le  montre 
dans  un  luxe  d'érudition  et  dans  un  détail  de  faits  où  ma 
mémoire  aurait  trop  à  craindre  de  se  heurter  à  la  vôtre  et 
peut-être  d'étonner  l'histoire.  Ce  n'est  pas  un  tableau  achevé 
que  je  prétends  vous  tracer,  ce  ne  sera  qu'une  ébauche,  moins 
que  cela,  un  trait  de  cette  grande  figure. 

Il  y  a  dans  toute  grande  vie  une  idée  qui  la  traverse;  il  y  a 
dans  toute  grande  figure  un  trait  qui  la  caractérise.  Je  veux 
vous  montrer  dans  le  prince  Adam  et  celte  idée  dominante 
et  ce  trait  distinctif;  je  veux  vous  faire  voir  en  lui  la  phis 
haute  personnification  du  patriotisme  leligieux  ;  un  grand 
patriote  dans  un  grand  homme,  et  un  grand  chrétien  dans  le 
grand  patriote;  la  ])lus  noble  vie  inspirée  par  le  patriotisme, 
le  plus  généreux  patriotisme  inspiré  par  la  religion. 

Le  patriotisme  sera  le  point  rayonnant  de  ce  discours, 
comme  il  fut  le  point  central  de  celle  vie.  Mais  parce  que  le 
patriote  tient  à  l'homme,  et  que  le  chrétien  rehausse  et  con- 
sacre en  lui  le  patriote,  nous  le  monljerons  sous  ce  triple  raj)- 
port  couronné  d'une   triple  gloire;    nous   verrons  riiommc 


27G  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

devant  sa  fomille;  le  citoyen  devant  sa  patrie;  le  chrétien  de- 
vant Dieu. 


Avant  de  suivre  sur  ses  divers  théâtres  ce  patriotisme  qui 
fut  comme  l'âme  du  grand  patriote  et  le  trait  saillant  de  sa 
physionomie  historique,  je  dois  dire  en  peu  de  mots  ce  que 
fut  l'homme  lui-même,  et  ce  que  fut  le  milieu  où  la  Provi- 
dence l'avait  placé  pour  le  montrer  au  monde  et  le  vouer  à 
son  pays.  Pour  bien  connaître  le  citoyen,  il  faut  connaître 
l'homme;  et  il  faut  voir  l'un  et  l'autre  dans  la  famille  qui  eut 
l'honneur  de  le  donner  à  la  patrie. 

Né  du  général  de  Podolic  Adam-Casimir  Czartoryski,  et  de 
la  comtesse  Isabelle  de  Fleming,  le  prince  Adam-Georges  Czar- 
toryski était  petit-fiis  du  célèbre  Auguste  Czartoryski  palatin 
de  Ruthénie.  Fils  d'un  père  et  d'une  mère  noblement  ambitieux 
de  perpétuer  en  lui  l'illustration  de  sa  race,  il  reçut  une  édu- 
cation particulièrement  soignée,  qui  fit  de  bonne  heure  de 
cet  enfant  choisi  le  plus  instruit  et  le  plus  distingué  des  jeunes 
fils  de  la  Pologne  :  rare  et  belle  nature,  alors  dans  la  fraîche 
beauté  de  ses  premiers  jours^  et  dont  nous  avons  pu  contem- 
pler au  milieu  de  nous,  dans  le  patriarche  de  quatre-vingt- 
onze  ans,  la  vieillesse  pleine  de  gloire  et  le  déclin  plein  d'hon- 
neur. J'aime  cette  simple  et  noble  figure  du  prince  Adam, 
elle  m'attire  par  je  ne  sais  quel  charme  particulier;  sans  doute, 
parce  que  j'y  découvre  sous  un  pur  rayon  ces  trois  choses 
qui  me  séduisent  le  plus  dans  une  nature  humaine,  l'intelli- 
gence, la  droiture,  la  bonté.  Ces  trois  reflets  de  son  âme,  en- 
trevus à  travers  cette  auréole  de  simplicité  antique  qui  ne  le 
quitta  jamais,  lui  composaient  cette  physionomie  attrayante 
qui  ne  permettait  à  personne  d'apprendre  à  le  connaître  sans 
apprendre  à  l'aimer. 

I/intelligence  illuminait  son  doux  visage  ;  elle  rayonnait  de 
toute  sa  physionomie;  et  sa  parole,  quand  les  circonstances 
l'exigaieut,  en  faisait  jaillir  les  éclairs;  mais  d'ordinaire  il 
l'enveloppait  de  silence  et  la  voilait  de  modestie.  Il  ignora 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKl.  277 

l'art  moderne  par  excellence,  l'art  de  se  montrer  :  non-seu- 
lement il  ne  posait  pas,  il  s'effarait.  Ses  écrits  seuls  sous  ce 
rapport  pourront  donner  sa  vraie  mesure,  et  laisseront  mieux 
voir  en  lui  ce  qu'il  dérobait  trop  aux  hommes:  une  grande 
intelligence  développée  par  un  grand  savoir,  un  beau  talent 
orné  d'une  rare  instruction.  Doué  d'un  esprit  délicat  et  d'un 
tact  exquis  des  choses  littéraires,  il  est  auteur  d'un  assez 
grand  nombre  d'ouvrages  ,  où  la  beauté  de  la  forme  est 
égale  à  la  supériorité  du  fond,  et  dont  quelques-uns  demeu- 
reront classiques.  Il  y  révèle  surtout,  et  dans  un  degré  supé- 
rieur, une  chose  qui  souvent  vaut  mieux  que  le  génie,  et  qui 
en  s'élevant  touche  au  génie  lui-même  ,  le  bon  sens  :  ce  re- 
gard limpide  qui  voit  au  fond  du  vrai,  ce  coup  d'œil  sur  qui 
distingue  le  réel  de  l'imaginaire,  le  ])ossible  du  chimérique, 
et  le  positif  des  choses  des  rêveries  de  l'idéal. 

Homme  d'intelligence  et  de  bon  sens,  il  fui  encore  plus 
houHue  de  justice  et  de  vertu  :  Testimonium  consecutus  est 
esse  justus.  Sa  vie  a  rendu  à  sa  justice  un  témoignage  plein 
d'une  gloire  immaculée.  C'était  à  la  lettre  un  homme  simple 
et  droit,  erat  vir  ille  simplex  et  rectus^  ;  simplicité  achevée, 
qui  n'est  que  la  perfection  dans  la  rectitude.  Jetée  par  le  cou- 
rant de  sa  vie  dans  les  situations  les  plus  complexes  et  sou- 
vent les  plus  délicates,  son  Ame  passionnée  pour  la  justice  et 
l'honneur  ne  dévia  pas  une  minute  de  leur  ligne  éternelle  : 
même  à  travers  les  labyrinthes  de  la  politique  où  le  sort  le 
força  de  marcher,  il  ne  connut  jamais  qu'un  chemin,  la  ligne 
droite;  et  tandis  qu'autour  de  lui,  d'un  bout  de  l'Europe  à 
l'autre,  la  diplomatie  souvent  n'était  que  le  mensonge  répon- 
dant au  mensonge,  il  garda  invariablement  ce  difficile  et  rare 
honneur  dans  un  homme  politique  :  il  ne  mentit  jamais;  non, 
jamais,  ni  aux  autres,  ni  à  lui-même.  Il  était  convaincu  que 
la  grande  habileté  de  l'homme  d'État  n'est  que  l'application 
de  la  vérité,  de  la  justice  et  de  l'honneur  au  gouvernement 
des  peuples;  sa  grande  àme  repoussait  de  toute  sa  force  la 
politique  d'expédients,  de  violence  ou  de  mensonge;  et  son 

«  /o6.,  I,  1. 


278  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKF. 

ouvrage  sur  la  diplomatie  stimagtise  avec  une  noble  et  fîère 
indignation  cet  art  immoral  de  gouverner ,  qui  fait  de  la 
politique  non  une  balance  de  justice,  mais  un  équilibre  d'in- 
térêts, non  un  triompbe  du  droit,  mais  une  glorification  du 
succès.  Il  avait  compris,  avec  un  poète  national,  qu'on  n'édi- 
fie rien  avec  la  boue,  et  que,  même  en  politique,  même  en 
diplomatie,  la  plus  haute  sagesse,  c'est  la  vertu  V 

Tel  était,  par  ces  deux  faces  de  sa  vie,  Adam  Czartoryski  ;  il 
voyait  le  vrai,  il  voulait  le  juste;  il  avait  la  pénétration  de  l'un 
et  la  passion  de  l'autre  ;  une  vue  claire  de  la  vérité,  un  invin- 
cible amour  de  la  justice.  Eut-il  dans  nn  même  degré  cette 
force  de  volonté  et  cette  promptitude  de  résolution  qui  achè- 
vent l'homme,  et  lui  donnent  la  puissance  de  dominer  les  évé- 
nements? Je  laisse  à  d'autres  de  le  décider  :  mais  ce  qu'il  faut 
dire,  c'est  que  ces  deux  qualités  même  que  je  viens  de  mon- 
trer expliquent  en  partie  ,  si  elles  n'expliquent  tout  à  fait, 
l'indécision  que  ses  amis  ont  cru  pouvoir  regretter  en  certaines 
heures  de  sa  vie.  La  rapidité  et  l'audace  des  résolutions  attes- 
tent souvent,  sans  doute,  l'énergie  de  la  volonté  et  la  virilité 
de  l'âme;  mais  elles  tiennent  aussi  quelquefois,  et  plus  qu'on 
ne  pense,  à  une  intelligence  trop  bornée  pour  mesurer  l'obs- 
tacle, ou  à  une  conscience  trop  perverse  pour  compter  avec  la 
justice.  Une  fougue  aveugle,  et  une  audace  immorale,  expli- 
quent trop  souvent  ces  résolutions  décisives  que  le  succès 
glorifie  aux  yeux  des  multitudes,  mais  qui  attestent  plus  la 
fortune  de  l'événement  que  la  supériorité  de  l'homme.  D'ail- 
leurs s'il  n'eut  le  don  de  vouloir  vite  et  fort,  il  eut  celui  de 
vouloir  longtemps  ;  car  il  mit  à  poursuivre  un  grand  et  même 
but  une  volonté  de  plus  de  soixante-dix  ans. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  ce  côté  de  sa  vie,  ce  qu'il  eut  d'in- 
comparable, ce  qui  fut  le  trait  dominant  de  sa  physionomie 
morale,  c'est  ce  que  nous  aimons  le  plus  dans  l'homme,  ce 
fut  la  bonté.  C'est  par  là  que  nous  ressemblons  le  plusà  Dieu; 
et  quand  cette  bonté,  qu'il  met  en  nous  comme  une  image  de 
lui,  se  rencontre  dans  le  même  homme  avec  une  intelligence 

'  Le  poëte  anonyme. 


LE  PRINCE  ADAM  CZARÏORVSKl.  279 

supérieure  et  une  souveraine  droiture,  elle  a  pour  nous  sé- 
duire une  puissance  qu'on  subit  malgré  soi.  Or,  le  prince 
Adam  avait  cette  qualité  éminentc  entre  toutes  les  autres  :  il 
était  bon.  La  bonté  n'était  pas  seulement  le  fond  de  sa  nature  ; 
on  eut  dit  qu'elle  était  sa  nature  même;  elle  brillait  dans  son 
œil  doux,  et  s'épanouissait  dans  un  sourire  où  se  mêlait  la 
mélancolie  de  l'exilé,  mélancolie  longue  comme  son  exil, 
mais  toujours  douce  et  toujours  bonne  comme  lui-même.  Et 
cette  bonté  n'était  pas  une  bonté  vulgaire,  une  bonté  stérile; 
c'était  une  bonté  magnanime,  c'était  une  bonté  généreuse  ; 
généreuse  pour  donner,  généreuse  pour  pardonner.  Il  avait 
éminemment  ce  don  le  plus  rare  peut-être  dans  les  hommes 
politiques,  le  don  d'oublier  l'injure.  Les  traits  de  la  malveil- 
lance semblaient  ne  pas  arriver  jusqu'à  son  cœur;  ou,  s'il  se 
sentait  blessé,  sa  bonté,  comme  un  dictame  sacré,  se  versait 
d'elle-même  sur  sa  blessure  pour  l'adoucir  et  la  cicatriser. 
Son  âme,  selon  le  mot  de  Bossuet,  tournée  tout  entière  à  ai- 
mer^ avait  le  besoin  de  se  donner  ;  magnanime  dans  l'oubli 
du  mal ,  elle  était  libérale  dans  l'accomplissement  du  bien  ; 
et  comme  l'eau  se  verse,  comme  la  fontaine  jaillit,  comme  un 
parfum  se  répand,  son  cœur  s'ouvrait,  sa  bonté  se  commu- 
niquait. Mais  le  fruit  le  plus  exquis  de  cette  bonté  ,  son 
parfum  le  plus  doux,  c'était  le  désintéressement;  désinté- 
ressement généreux  qui  le  préparait  merveilleusement  à  de- 
venir ce  que  Dieu  voulait  faire  de  lui  :  un  exemplaire  de  pa- 
triotisme ;  ime  belle  et  grande  vie  d'homme  mise  partout  et 
toujours  au  service  delà  patrie.  Ceux  qui  l'ont  jugé  autrement 
ne  l'ont  pas  réellement  connu.  Non-seulement  il  eut  la  pu- 
reté du  désintéressement,  il  en  eut  la  pudeur,  et,  si  je  puis 
dire,  la  virginité;  comme  une  vierge  craint  une  ombre  sur 
son  cœur,  lui  redoutait  pour  sa  vie  publique  une  apparence 
d'égoïsme. 

Telle  m'est  apparue  sous  ses  principaux  traits  la  physiono- 
mie du  prince  Adam.  Je  n'insisterai  pas  davantage  sur  le  ca- 
ractère personnel  de  l'honnne.  Mais  puis-je  aller  plus  loin 
sans  vous  rappeler  le  milieu  où  la  Providence  avait  placé  le 
berceau  du  grand  patriote?  Entre  l'homme  et  la  patrie  que 


280  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

l'homme  doit  servir,  il  y  a  la  famille.  Un  grand  homme  n'est 
bien  connu,  un  grand  citoyen  n'est  bien  compris  que  vu  dans 
cette  gloire  de  la  vie  domestique,  où  la  patrie  s'abrège  et  où  le 
patriotisme  a  ses  vraies  sources.  La  vie  du  prince  Adam  Czar- 
toryski  ne  peut  s'isoler  de  sa  famille;  il  est  une  belle  fleur 
épanouie  au  bout  d'une  grande  tige;  il  est  le  rejeton  d'une 
souche  avant  lui  déjà  féconde  en  grandes  et  belles  vies  ;  con- 
tinuateur du  passé,  préparateur  de  l'avenir,  héritier  de  ses 
pères  et  serviteur  de  son  pays ,  il  faut  le  rattacher  à  sa  race 
pour  bien  entendre  ce  qu'il  dut  être  et  ce  qu'il  fut  en  effet 
pour  sa  patrie. 

Le  plus  bel  encadrement  d'une  grande  vie  humaine,  c'est 
une  grande  famille  historique  ;  et  le  signe  le  plus  naturel 
d'une  grande  vocation  patriotique,  c'est  l'illustration  etledé- 
voùment  des  ancêtres.  Cet  encadrement  n'a  pas  manqué  à  la 
vie  du  prince  Adam  ;  et  il  porta  sur  son  front,  avec  le  trait  de 
famille  et  le  reflet  de  sa  vieille  gloire,  le  signe  authentique  de 
sa  prédestination.  Même  parmi  les  privilégiés  de  la  naissance  , 
il  eut  le  rare  privilège  de  continuer  une  famille  reliée  par  la 
o;loire  et  le  sang  à  une  royauté  qui  a  laissé  dans  l'histoire  un 
vestige  éclatant  ;  et  il  est  difficile  de  décider  si  c'est  le  rejeton 
qui  a  le  plus  fait  pour  la  gloire  de  son  illustre  famille,  ou  si 
c'est  la  famille  qui  a  le  plus  fait  pour  la  gloire  de  son  illustre 
rejeton. 

La  funille  des  Czartoryski,  entre  toutes  les  familles  histori- 
ques de  l'Europe,  —  selon  la  remarque  de  votre  grand  poète, 
—  a  l'honneur  réservé  d'avoir,  comme  famille  particulière,  son 
histoire  politique.  Certes,  il  s'en  faut  bien  que  ce  soit  la  seule 
famille  illustrée  par  la  gloire  et  le  patriotisme.  La  Pologne  est 
la  terre  féconde  des  grandes  familles  signalées  dans  son  his- 
toire par  les  services  rendus  à  la  patrie  ;  et  il  en  est  qui  ont 
jeté  surtout  dans  les  champs  de  bataille  un  éclat  qui  demeure 
sur  leur  nom  brillant  comme  leurs  armes.  Mais  dans  la  sphère 
politique,  on  ne  le  peut  nier,  la  famille  des  Czartoryski  a  oc- 
cupé une  place  à  part.  Elle  s'était  fait  en  Pologne  une  posi- 
tion tellement  exceptionnelle  qu'on  l'appelait  dans  la  nation, 
la  Famille  y  public  et  populaire  hommage  rendu  à  sa  haute 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI.  281 

influence  et  à  sa  gloire  séculaire.  Issus  des  grands-ducs  de 
Lithuanie,  et  comme  tels  proches  parents  des  Jagellons  ,  les 
Czartoryski  s'étaient  dès  longtemps  signalés  par  leur  dévoù- 
ment  traditionnel  à  la  grandeur  de  la  patrie.  Ce  fut  cet  énergi- 
que dévouaient  qui,  au  xv*  et  au  xvi*  siècle,  avec  le  puissant 
concours  de  plusieurs  autres  grandes  familles  vouées  avec  eux 
à  la  gloire  du  pays,  contribua  le  plus  à  la  fusion  des  deux  na- 
tions lithuanienne  et  polonaise.  Mais  c'est  surtout  au  xviif  siè- 
cle que  la  famille  montre  sur  la  scène  politique  ses  plus  gran- 
des figures,  et  prend  sur  les  destinées  de  la  nation  un  rôle 
plus  décisif.  Des  germes  profonds  de  discordes  civiles  mi- 
naient depuis  longtemps  la  î'ologne,  et  l'avaient  fait  pencher 
vers  une  sorte  de  décadence.  Pour  étouffer  le  mal  et  arrêter  la 
patrie  au  penchant  de  la  ruine,  il  fallait  des  honnnes  forts  , 
persévérants,  opiniâtres.  La  Famille  prit  résolument,  à  travers 
mille  obstacles,  l'initiative  de  la  régénération  nationale.  Ce 
mouvement  réformateur  tendait  à  l'anéantissement  des  deux 
principes  destructeurs  qui  rongeaient  au  cœur  la  vie  et  la  force 
polonaises,  à  savoir  l'indépendance  individuelle  des  seigneurs 
exagérée,  au  détriment  de  la  nation,  par  le  liberutn  veto,  et  l'ad- 
mission de  l'étranger  au  gouvernement  de  la  Pologne  par  le 
principe  électif.  ' 

Déjà  l'impulsion  aux  tendances  réformatrices  avait  été  don- 
née par  un  royal  exilé  et  par  la  jeune  noblesse  formée  à  son 
école;  mais  ce  sont  les  Czartoryski  qui  ont  provoqué,  pour- 
suivi et  accéléré  le  plus  ce  mouvement  réparateur.  Sous  une 
dynastie  saxonne,  étrangère,  comme  telle,  à  l'idée  de  la  ré- 
forme nationale,  les  deux  frères,  Michel  chancelier  de  Li- 
thuanie, et  Auguste  palatin  de  Ruthétne,  travaillèrent  avec 
une  persévérante  énergie  à  populariser  l'idée  restauratrice  de 
la  grande  vie  polonaise;  et,  pour  y  parvenir,  ils  attaquèrent 
sans  relâche  cet  individualisme  aristocratique  qui  empêchait 
la  nation  de  se  mouvoir  et  de  se  déployer.  Un  gouvernement 
faible  paralysa  beaucoup  de  généreux  efforts  et  arrêta  long- 
temps l'idée  régénératrice  ;  mais  l'idée  demeura,  elle  grandit 
dans  la  lutte,  où  plusieurs  hommes  dévoués  prirent  avec  les 
Czartoryski  une  part  qui  n'est  pas  sans  gloire;  et,  s'imposant 


282  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

enfin  à  la  nation  entière,  elle  se  formula  dans  la  célèbre 
constitution  du  3  mai  1791. 

Mais  à  l'heure  même  qui  devait  être  pour  les  réformateurs 
et  pour  la  Pologne  régénérée  par  eux  un  suprême  triomphe, 
une  grande  douleur  attendait  le  patriotisme  des  Polonais. 
Cette  constitution, qui  mérita  le  suffrage  de  Joseph  de  Maistre 
et  faisait  l'admiration  de  Burke  ;  cette  constitution,  qui  ne 
devait  rien  à  la  Révolution  française,  fruit  mur  qu'elle  était 
d'un  travail  qui  l'avait  dès  longtemps  précédée  ;  cette  consti- 
tution, qui  devait  rendre  à  la  Pologne  toute  sa  vie  intime  et 
toute  sa  force  d'expansion;  cette  constitution,  qui  aujour- 
d'hui encore  demeure  pour  les  Polonais  comme  le  testament 
politique  de  l'ancienne  Pologne;  cette  constitution  fut  dé- 
noncée par  des  puissances  voisines  comme  un  attentat  à  la 
liberté  f^t  à  l'indépendance  polonaises.  Publique  et  amère 
dérision,  dont  l'Europe  fut  alors  le  témoin  indifférent  :  deux 
despotismes  se  donnant  la  main  pour  sauvegarder  dans  une 
nation  une  prétendue  liberté  qui  n'était  que  la  division  et  la 
mort  de  la  nation  ! 

Quoi  qu'il  -en  soit,  tel  fut  le  patrimoine  de  dévoùment  et 
l'héritage  de  gloire  que  le  jeune  Adam  recevait  à  vingt  ans 
de  ses  nobles  ancêtres.  Ce  n'était  pas  seulement,  vous  le 
voyez,  un  patrimoine  de  famille,  c'était  un  'héritage  légué 
par  la  patrie,  et  appelant  poiu'  le  défendre  ce  qui  l'avait  créé, 
le  patriotisme  polonais,  c'est-à-dire  un  dévoùment  sans  bor- 
nes à  la  patrie.  Si  je  vous  ai  parlé  de  cette  gloire  de  famille 
rejaillissant  sur  un  homme,  c'est  parce  que  ces  traditions  de 
gloire  domestique  expliquent  dans  le  prince  Adam  ce  que  je 
veux  montrer  surtout  en  lui  ;  c'est  que  ces  antécédents  de 
patriotisme  et  ces  exemples  de  dévoùment  lui  traçaient  d'a- 
vance par  un  sillon  glorieux  la  grande  ligne  de  sa  vie. 

Aussi  ce  fut  là,  on  peut  le  dire,  le  caractère  généreux  de 
l'éducation  du  jeune  Adam  :  le  culte  de  la  patrie  puisé  dans 
la  famille.  Cultivé  à  la  fois  par  des  maîtres  étrangers  et  par 
des  maîtres  polonais,  il  reçut  des  uns  ce  prestige  de  la  litté- 
rature et  de  la  science  occidentale,  en  ce  temps-là  trop  enviée 
en  Poloo^ne;  mais  il  reçut  des  autres  le  fond  solide  et  fort  des 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI.  283 

traditions  polonaises  et  de  l'éducation  patriotique.  Il  garda 
surtout  de  son  père  et  de  sa  mère  cette  profonde  empreinte 
qui  grava  à  tout  jamais  dans  son  âme  la  grande  image  de  la 
patrie.  L'un  par  ses  exemples,  l'autre  par  ses  paroles,  tous 
deux  par  des  sympathies  et  des  entliousiames  pareils,  faisaient 
vibrer  à  l'unisson  au  cœur  d'Adam  la  corde  patriotique  et  la 
fibre  nationale.  Il  faut  lire  dans  leur  correspondance  com- 
ment ce  noble  fils  apprenait  de  l'une  à  aimer  son  père, 
de  l'autre  à  aimer  sa  mère_,  et  de  tous  les  deux  à  aimer  la 
patrie. 

C'est  sa  mère,  la  princesse  Isabelle,  qui  lui  écrivait  de 
Strasbourg  en  1787,  à  lui  jeune  homme  de  dix-sept  ans  : 

«  Cher  monsieur  Adam,  en  vous  j'aime  un  Polonais.  Je  suis 
a  Polonaise,  et  ne  voudrais  pas  être  autre  chose.  »  Elle  lui 
disait  cela  alors  qu'un  orage  menaçait  la  patrie,  et  l'invitant, 
comme  eût  fait  à  Sparte  une  mère  héroïque,  à  faire  son  de- 
voir :  «  Soyez  bon  citoyen  ;  il  est  si  beau ,  il  est  si  doux  de 
a  l'être!  Tous  mes  vœux  sont  pour  ma  pauvre  patrie,  pour 
«  ce  pays  où  j'ai  tous  les  objets  qui  peuvent  m'attacher  à  la 
«  vie...  Je  ne  sais  pourquoi  je  vous  dis  cela;  mais  j'ai  pour 
«  mon  pays  des  mouvements  d'attendrissement  et  d'enthou- 
«  siasme  que  j'ai  Ijesoin  de  faire  entendre  et  partager  à  quel- 
a  qu'un.   » 

Une  autre  fois,  après  lui  avoir  rapporté  l'exemple  d'un 
citoyen  généreux  (Suchorzewski),  venant  offrir  au  roi  toute  sa 
fortune  pour  donner  l'exemple  d'un  dévoûment  spontané  à 
la  patrie  :  «  Mon  cher,  après  un  exemple  comme  celui-là, 
«  disons-nous  l'un  à  l'autre  :  Il  est  beau  d'être  Polonais  ;  il 
a  est  beau  d'être  d'un  pays  où  l'on  peut  donner  à  la  vie  tout 
«  l'essor  d'une  âme  forte  et  d'un  cœur  généreux.  »  (Avril 
1788.) 

Que  pouvait  être  le  fils  d'une  telle  mère,  si  ce  n'est  un  dé- 
voué et,  au  besoin,  un  martyr  de  la  patrie? 

La  même  pensée  de  dévoûment  à  la  j)atrie  lui  était  incul- 
quée par  son  père,  lors  de  son  premier  voyage  en  Angleterre  : 
«  L'objet  principal  que  vous  devez  vous  j)roposer  est  d'amas- 
cr  ser  dans  votre   voyage   les   matériaux   que  vous  puissiez 


284  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

«   mettre  en  œuvre,  quand  viendra  pour  vous  l'heure  de  payer 
«  à  votre  patrie  le  tribut  que  chacun  lui  doit  ' .  » 

Ainsi,  le  patriotisme  se  versait  dans  l'âme  du  jeune  Adam, 
des  sources  les  plus  lointaines ,  par  ces  deux  naturels  af- 
fluents, par  le  cœur  de  son  père  et  par  le  cœur  de  sa  mère;  et 
l'amour  de  la  patrie  grandissait  dans  son  cœur  avec  ses  deux 
premiers  et  ses  deux  plus  profonds  amours,  l'amour  de  la 
paternité  et  l'amour  de  la  maternité.  C'était  le  patriotisme  à  sa 
source  la  phis  pure  et  la  plus  légitime.  Tout  patriotisme  puisé  à 
d'autres  sources  ment  à  la  nature  et  trop  souvent  tourne  au 
malheur  de  la  patrie;  patriotisme  bâtard,  né  au  souffle  des  pas- 
sions révolutionnaires  ou  des  doctrines  humanitaires  ;  patrio- 
tisme presque  toujours  sauvage  et  quelquefois  cruel,  rêvant  le 
massacre,  prêchant  l'assassinat,  et  organisant  les  complots  pour 
régner  dans  des  ruines.  Tel  ne  pouvait  être  le  patriotisme 
du  prince  Adam.  Il  s'était  enlacé  autour  de  la  patrie  par  les 
mêmes  affections  qui  le  rattachaient  au  cœur  d'un  père  et  au 
cœur  d'une  mère  ;  et  bien  que  ces  deux  amours  partout  et 
toujours  se  tiennent  par  une  même  racine,  on  peut  dire  que 
dans  aucune  autre  famille,  ils  ne  se  trouvèrent  unis  par  des 
liens  plus  profonds  et  par  des  embrassements  plus  étroits. 
Adam,  plus  qu'aucun  autre  de  sa  race,  retint  et  perpétua  ces 
douces  traditions  de  tendresse  domestique,  où  les  grands  ci- 
toyens et  les  vrais  patriotes  apprennent,  dans  les  caresses  de 
leur  mère,  à  aimer  cette  patrie  qu'ils  serviront  un  jour.  Aussi 
quand  on  a  bien  pénétré  cette  belle  et  heureuse  nature  toute 
faite  de  bonté,  de  tendresse  et  d'abnégation  ;  et  quand  on  l'a 
vue  se  développer  comme  une  plante  généreuse  en  son  lieu 
natal  dans  cette  famille  des  Czartoryski,  où  les  douleurs  et 
les  joies  de  la  Pologne  excitaient  des  tressaillements  si  pro- 
fonds, et  qui  était  pour  lui  comme  une  patrie  dans  la  patrie  ; 
on  peut  pressentir  d'avance  ce  que  sera  cette  vie,  ce  qu'il  est 
temps  enfin  de  vous  y  montrer  :  un  perpétuel  dévoùment  à  la 
patrie,  un  idéal  de  patriotisme. 


'  Lettre  du  prince  Adam,  général  de  Podolie,  au  jeune  Adam  alors  en  Angle- 
terre. 


LE  l'RINCE  ADAM  CZARTORYSKI 


II 


C'est  ici  que  nous  allons  le  voir  dans  la  grande  fonction 
de  sa  belle  et  noble  vie  :  hostie  vivante  de  son  pays,  offerte 
sans  cesse  par  lui-même  sur  l'autel  de  la  patrie  :  Obtidit  Jtos- 
tiam.  Ce  patriotisme  du  grand  Polonais  se  produisit  sur  les 
théâtres  les  plus  différents  et  sous  les  formes  les  plus  diverses. 
Mais  sous  toutes  les  formes  et  sur  tous  les  théâtres  il  s'est 
retrouvé  toujours  le  même.  Celte  unité  dans  la  variété  est  la 
beauté  originale  de  cette  patriotique  vie,  dont  je  vous  invite  à 
parcourir  avec  moi  d'un  vol  élevé  et  rapide  les  principales 
étapes. 

Le  patriotisme  entré  dans  son  âme  avec  l'amour  de  sa  fa- 
mille, comme  une  plante  fécondée  par  l'orage,  grandit  vite, 
et  se  développa  au  bruit  des  tempêtes  qui  grondaient  dans  la 
patrie  autour  de  son  berceau.   Né  le  i5  janvier  1770,  lors 
de  la   fameuse  confédération  de  Bar,   encore  dans  les  bras 
de  sa  mère,  il  put  entendre  les  gémissements  de  la  patrie  vic- 
time d'un  premier  partage  consommé  en  1772,  par  des  vain- 
queurs jaloux.  Jeune  homme  de  vingt  ans,  déjà  il  siégeait 
près  de  son  père  à  la  Diète  où  se  discutait  et  se  formulait  la 
constitution  du  3  mai,  long  travail  de  ses  pères  et  le  vrai  pal- 
ladium de  la  Pologne.  Mais  bientôt  la  patrie,  menacée  de  nou- 
veau avec  cette  constitution  elle-même,  appela  son  dévoùment 
sur  les  champs  de  bataille;  il  y  parut  soldat  héroïque,  digne 
de  la   patrie  et  de  son  nom,  et  mérita  l'honneur  de  la  déco- 
ration   virtuti  inilitari.   Je  ne  compterai  pas   les  batailles  où 
parut  le  jeune  soldat  de  92  ;  je  ne  dirai  pas  les  phases  doulou- 
reuses de  cette  guerre   ni  de  celle  ([ui  la  suivit,  et  qui  l'une 
et  l'autre  devaient  se  terminer  par  la  grande  iniquité  euro- 
péenne de  ce  temps  :  la  mutilation  d'un  noble  peuple  publi- 
quement effacé  de  la  liste  des  nations. 

A|)rès  le  partage  de  1793  et  celui  de  179:"),  qui  consonnnait 
l'iniquité,  il  n'y  avait  j)lus  de  Pologne  à  vaincre,  mais  il  res- 
tait encore  des  Polonais  à  punir.  Les  plus  grands  dévoùments 
à  la  patrie  vaincue  étaient  devenus   ks  plus  grands  crimes 


2S6  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

aux  yeux  du  vainqueur.  Sous  ce  rapport,  les  Czartoryski 
avaient  droit  aux  premières  vengeances  de  la  victoire.  Cet  hon- 
neur ne  leur  fut  pas  refusé.  L'immense  fortune  de  l'illustre 
famille  fut,  en  grande  partie,  confisquée  par  cette  femme  despo- 
tique et  cruelle  qui  personnifiait  alors  la  haine  de  la  Pologne. 
Sur  les  sollicitations  d'une  puissance  voisine,  Catherine  retira 
sa  main  rapace,  mais  sans  rien  retirer  de  ses  ressentiments;  en 
échange  de  la  confiscation  elle  demanda  des  otages.  En  relâ- 
chant la  fortune  elle  exigea  les  héritiers  de  la  famille.  Adam, 
avec  son  frère  Constantin,  parut  à  Pétersbourg,  comme  la 
rançon  des  siens  et  comme  otage  de  la  patrie.  Mais  à  peine 
arrivés,  l'un  et  l'autre  sont  forcés  contre  toute  attente  de 
porter  sous  le  drapeau  de  l'ennemi  leur  cœur  de  Polonais  ;  et 
Adam  est  donné  comme  aide  de  camp  au  grand-duc  Alexandre. 
Une  étroite  amitié  ne  tarda  pas  à  unir  ces  deux  jeunes 
hommes  placés  dans  des  situations  si  diverses,  mais  rappro- 
chés par  les  nobles  inctincts  qu'ils  partageaient  tous  deux. 
La  Providence  attendait  là  son  dévoûment  pour  lui  faire, 
dans  la  situation  la  plus  étrange,  un  rôle  qui  devait  avoir  la 
portée  la  plus  décisive  sur  sa  propre  vie,  et  la  plus  grande 
influence  sur  les  destinées  de  sa  patrie. 

Le  jeune  Alexandre  avait  respiré  des  rives  de  la  Neva  le 
vent  qui  soufflait  de  l'Occident  ;  sur  les  marches  d'un  trône 
où  siégeait  l'autocratie,  il  faisait  des  rêves  d'affranchissement 
et  de  liberté.  Son  imagination  ardente  et  quelque  peu  roma- 
nesque, conspirant  avec  les  élans  de  son  cœur,  ouvrait  devant 
lui  de  grandes  et  belles  perspectives  ;  et  la  Pologne  libre,  une, 
indépendante,  passait  devant  lui  comme  l'un  de  ses  rêves  les 
plus  chers.  Le  jeune  Polonais  ne  manquait  pas  d'entretenir 
et  de  développer  ces  élans  généreux  ;  et  c'est  un  spectacle  qui 
n'est  pas  dépourvu  d'une  certaine  grandeur  originale  que  de 
se  figurer  ces  deux  amis  parlant  ensemble,  dans  les  palais  de 
l'autocrate  russe,  de  nationalité  et  d'indépendance  polonaises. 
Le  czar  Paul  ne  vit  pas  sans  ombrage  celte  intimité  d'Alexandre 
avec  le  Polonais;  et  Adam  reçut  de  sa  jalousie  une  mission 
dérisoire  en  Italie  auprès  d'un  roi  sans  couronne.  Mais  bien- 
tôt la   mort  de  l'autocrate  vint  changer  tous  ces  horizons. 


l.E  PRINCE  ADAM  CZARTOUYSKI.  287 

Alexandre  élevé  sur  le  trône  (en  1801)  rappelle  son  noble 
ami.  Il  connaissait  de  lui  deux  choses  entre  toutes,  la  droi- 
ture de  son  âme  et  son  altaclieuient  à  la  patrie  polonaise.  Pour 
vaincre  les  résistances  qu'U  rencontrait,  il  lui  rappela  les  rêves 
généreux  de  leur  première  amitié,  et  lui  fit  pressentir  le  des- 
sein de  profiter  de  son  omnipotence  autocratique  et  d'une 
occasion  heureuse  pour  refaire  une  Pologne  grande  et  libre. 
Des  promesses  si  formelles,  donnant  de  telles  espérances, 
triomphèrent  dans  le  jeune  patriote  de  toutes  les  répugnances 
de  son  cœur  polonais.  Admis  d'abord  sans  aucune  fonction 
ofhcielle  à  un  simple  rcMe  de  confiance,  il  ne  tarda  pas  à  de- 
venir l'adjoint  du  ministre  des  affaires  étrangères,  puis  enfin, 
lui.  Polonais,  héritier  des  Czartoryski,  ministre  de  son  im- 
périal ami. 

C'est  ici  surtout  qu'il  importe,  pour  juger  son  patriotisme, 
de  se  reporter  à  i8o3,  et  de  se  placer  au  point  de  vue  précis 
où  il  dut  se  placer  lui-même  pour  comprendre  et  chercher  en 
vrai  Polonais  les  intérêts  de  la  patrie.  Alors  le  grand  nom  de 
la  Pologne  n'était  plus  même  prononcé  par  les  souverains  de 
l'Europe.  Le  silence  semblait,  comme  un  linceul,  l'envelopper 
dans  son  sépulcre  politique  et  dans  sa  mort  nationale.  Dans 
cet  universel  oubli  et  dans  cet  abandon  égoïste  de  toutes  les 
puissances  qui  pouvaient  la  ressusciter,  le  prince  Adam  se  per- 
suada que  la  Pologne  ne  pouvait  revivre  que  par  la  puissance 
même  qui  l'avait  fait  mourir,  c'est-à-dire  par  la  Russie  prin- 
cipal auteur  de  sa  mort.  On  pouvait,  à  la  rigueur,  ne  pas  par- 
tager cette  conviction  où  l'amitié  avait  peut-être  sa  part.  Mais 
c'était  sa  conviction,  La  droiture  de  son  àme  ne  lui  permettait 
pas  un  doute  sur  celle  de  son  tout-puissant  ami.  Rien  ne 
prouve  d'ailleurs  qu'à  cette  époque  Alexandre  ne  lût  pas  sin- 
cère ;  et  la  sincérité  de  l'autocrate  étant  donnée,  le  patrio- 
tisme du  jeune  Polonais  se  trouvait  avoir  raison  ;  car  il  avait 
en  perspective  l'aifranchissemcnt  de  la  patrie. 

Lui-même,  plus  lard,  a  révélé  dans  une  lettre  devenue  his- 
torique ce  secret  de  son  cœur  patriotique.  Expliquant  à  un 
ami  sa  ligne  politique  et  sa  position  de  patriote  devant  les  mal- 
heurs de  la  patrie;  il  écrivait  en  i8iu  :  «  J'ai  ciu  voir  la  pos- 


288  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

«  sibilité  de  réunir  la  gloire  de  l'empereur  Alexandre  auquel 
i<  je  devais  attachement  et  reconnaissance  avec  la  résurrection 
c(  et  le  bonheur  de  ma  patrie.  A  cette  époque  tout  espoir 
cf  semblait  détruit  pour  le  pays.  Je  proposai  à  l'empereur  de 
«  Russie  de  faire  du  rétablissement  de  la  Pologne  un  des  pivots 
«   de  sa  politique*.  » 

Ainsi,  vous  le  voyez,  être  utile  à  sa  patrie,  dans  les  condi- 
tions qui  s'imposaient  à  son  patriotisme;  servir  Alexandre  par 
dévoiiment  à  la  Pologne;  travailler  à  Pétersbourg  les  yeux 
tournés  vers  Varsovie  ;  être  sur  les  bords  de  la  Neva  à  peu  près 
comme  Zorobabel  sur  les  bords  de  l'Euphrate  ;  et  dans  les 
palais  d'un  grand  potentat  méditer  la  restauration  du  temple 
de  la  patrie  :  tel  fut  le  point  de  vue  vraiment  patriotique  où  se 
plaçait  alors,  pour  ressusciter  son  pays,  le  patriote  Polonais 
ministre  en  Russie.  Et  si  Alexandre  avait  pu  ou  voulu  tenir 
toutes  ses  promesses,  qui  oserait  dire  que  cette  situation  et 
cette  politique  ne  fût  pas  devenue  le  salut  de  la  Pologne  ?  Du 
moins  est-il  certain  qu'elle  se  trouva  providentielle.  Car 
elle  fit  alors  de  lui  le  seul  Polonais  pouvant  servir  encore  ef- 
ficacement son  pays  ;  et  elle  lui  prépara  pour  l'avenir  les  élé- 
ments de  la  plus  puissante  et  de  la  plus  féconde  influence. 
Ministre  des  affaires  étrangères,  il  mit  la  main  sur  les  ressorts 
du  gouvernement;  il  eut  par  surcroît  le  secret  de  tous  les  ca- 
binets de  l'Europe,  et  il  apprit  à  leur  contact  cette  science  de  la 
diplomatie  et  cette  pratique  des  choses  publiques  qui  devaient 
être  plus  tard  sa  force  dans  l'émigration.  Tandis  que  le  sang 
généreux  de  ses  frères  les  Polonais  couvrait  tous  les  champs 
de  bataille  de  l'Europe,  dans  l'espoir  de  ressusciter  la  patrie, 
lui  préparait  en  silence  les  ressorts  qui  devaient  plus  tard 
aider  au  travail  plus  lent  mais  plus  sur  de  la  résurrection. 

Toutefois,  devant  la  patrie  qui  le  voyait  de  Join  ,  son  pa- 
triotisme subissait  la  plus  délicate  épreuve.  Il  sentait  son  âme 
polonaise,  et  il  pouvait  défier  la  tentation  des  faveurs  auto- 
cratiques. Mais  ce  patriotisme  voilé  en  partie  aux  yeux  des 
siens,  et  vu  à  travers  les  événements  qui  passaient  sur  l'Eu- 

'  Lettre  du  prince  Adam  Czartoryski  à  son  ami  Matusszevvicz  le  père. 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI.  2b9 

rope,  pouvait  n'être  pas  à  l'abri  de  tout  soupçon.  Tl  cliargea 
son  abnégation  d'en  sauvegarder  l'honneur.  Il  refusa  fière- 
ment tout  émolument  et  toute  décoration  du  gouvernement 
russe  ;  et  ce  qui  est  peut-être  inouï  dans  l'histoire  de  l'Europe 
moderne,  on  le  vit  entretenir  à  ses  trais  sa  propre  chancel- 
lerie. Malgré  tous  ces  efforts  d'abnégation,  il  ne  put  ne  pas 
ressentir  l'injure  d'une  situation  dont  tous  n'avaient  pas 
comme  lui  le  secret  tout  patriotique.  Le  progrès  des  événe- 
ments ajoutait  d'ailleurs  à  la  crise.  Napoléon  marchait  dans 
sa  gloire;  il  en  faisait  sur  toute  l'Europe  rejaillir  les  rayons; 
et  la  Pologne,  plus  que  tout  autre  peuple,  en  subissait  la  fas- 
cination. D'un  côté,  ne  pouvant  partager  l'enthousiasme  des 
siens  pour  le  conquérant  de  l'Occident,  et  de  l'autre,  voyant 
Alexandre  reculer  devant  le  dessein  de  se  faire  de  la  Pologne 
ressuscitée  une  arme  contre  lui,  il  comprit  l'impossibilité  de 
perpétuer  une  situation  qui  menaçait  de  le  compromettre 
devant  la  patrie,  sans  profit  pour  la  patrie  ;  et  il  quitta  le  minis- 
tère des  affaires  étrangères,  emportant  avec  le  regret  de  n'avoir 
pu  y  sauver  la  Pologne,  la  conscience  de  l'avoir  voulu  et  la 
consolation  de  l'avoir  tenté  (1806).  Toutefois,  même  après 
sa  retraite  du  ministère,  il  garda  une  fonction  qui  lui  laissait 
sur  les  destinées  de  sa  patrie  une  action  moins  éclatante 
au  dehors,  mais  au  fond  plus  efficace  et  plus  réellement 
féconde  :  il  demeura  curateur  de  l'instruction  publique  et 
directeur  en  chef  de  toutes  les  écoles  dans  les  provinces  polo- 
naises soumises  à  la  Russie. 

Il  y  a  une  chose  qui  f^iit,  plus  que  tout  autre,  la  vie  in- 
time d'une  nation,  et  prépare  dans  le  présent  les  grandeurs 
de  l'avenir  :  c'est  l'instruction  et  l'éducation.  Par  elle,  la 
sève  de  la  vie  morale  circule  dans  la  patrie  comme  le  sang 
dans  les  veines;  et  quelle  que  soit  la  situation  matérielle 
et  politique  que  lui  aient  faite  les  événements,  l'heure  vient, 
et  elle  vient  vite,  où  cette  sève  sous  un  souffle  heureux,  fait 
au  dehors  sa  naturelle  explosion,  <'t  empêche  par  la  mani- 
festation delà  vie  la  prescription  de  la  mort.  Sous  ce  raj>porl 
il  est  impossible  de  calculer  toute  rinlluence  qu'exerça  le 
prince  Adam  sur  la  restauration  de  la  grandeur  morale  de  la 
I*  49 


290  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

patrie,  et,  comme  conséquence,  sur  la  restauration  future  de  sa 
vie  nationale  désormais  inévitable.  Pendant  vingt  ans,  pro- 
moteur ardent  de  l'instruction  et  restaurateur  plus  ardent 
encore  de  l'éducation  morale  et  religieuse,  il  retrempa  dans 
ses  vraies  sources  la  vie  polonaise  altérée  par  le  double  con- 
tact des  corruptions  et  des  erreurs  du  xviii^  siècle  ;  et  raviva 
par  cette  trempe  nouvelle  le  sentiment  de  l'indépendance  et 
de  la  fierté  nationales.  Il  fit  si  bien  que  son  successeur  et  son 
ennemi,  le  pervers  Novossiltzof,  lui  rendit  ce  témoignage,  le 
plus  grand  éloge  assurément  que  put  envier  le  patriotisme 
d'un  Polonais  :  «  Il  a  retardé  pour  un  siècle  la  russiftcalioji  àe 
la  Pologne.  »  Il  est  permis  de  croire  qu'il  a  fait  encore  mieux, 
et  qu'il  l'a  rendue  à  tout  jamais  impossible.  Et  qui  pourrait 
dire  que  cette  action  de  l'illustre  curateur,  qui  toucha  si  pro- 
fondément au  cœur  et  à  l'âme  de  la  jeunesse  lettrée  de  ce 
temps-là,  n'a  pas  eu  sa  part  d'influence  lointaine,  mais  puis- 
sante, sur  ces  manifestations  de  vie  morale,  religieuse  et  natio- 
nale qui  attirent  aujourd'hui  l'admiration  et  le  suffrage  du 
monde  entier?  qui  sait  si  elles  ne  sont  pas  surtout  le  fruit  de 
ces  germes  généreux,  qui,  après  avoir  fermenté  dans  le  fond 
des  âmes  et  mûri  aux  ardeurs  de  la  persécution^  éclatent  au- 
jourd'hui avec  une  spontanéité  qui  tient  du  prodige,  dans  le 
grand  jour  de  la  publicité  ? 

Ainsi,  ministre  et  curateur,  par  ces  deux  fonctions  qu'il 
animait  d'un  même  souifle  et  qu'il  dirigeait  à  un  même  but, 
le  prince  Adam  montrait  en  lui,  sous  deux  formes  diverses 
et  dans  des  sphères  distinctes  ,  le  même  et  invariable  servi- 
teur de  la  patrie.  Dieu,  quelques  années  plus  tard,  allait  pré- 
parer à  son  patriotisme  un  théâtre  plus  éclatant  et  une  action 
plus  décisive  encore. 

Depuis  que  le  prince  Adam  avait  quitté  à  Pétersbourg  la 
haute  position  officielle  qui  le  mettait  en  rapport  direct  avec 
les  cabinets  de  l'Europe,  la  Providence  avait  remué  le  monde 
et  précipité  les  événements  d'une  manière  inouïe  dans  les 
annales  de  l'Europe  chrétienne.  Des  coalitions  s'étaient  faites, 
de  gigantesques  combats  s'étaient  livrés;  Dieu,  dans  une 
heure  solennelle,   avait   déchahié  contre  le   vainqueur   des 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI.  294 

peuples  les  énergies  de  la  nature  complices  de  ses  desseins; 
1812  avait  vu  un  désastre  sans  précédents  ;  et  la  France  et  la 
Pologne  avaient  couvert  des  cadavres  de  leurs  légions  les 
neiges  de  la  Russie.  Pendant  cette  lutte  fastique,  le  sort  de  la 
Pologne  se  jouait  d'un  jeu  sanglant  entre  deux  potentats 
jusqu'alors  également  habiles  à  multiplier  les  promesses  et  à 
tromper  les  espérances.  Répugnant  à  briser  tout  à  fait  avec 
l'autocrate  russe,  auquel  l'enchaînait  la  reconnaissance,  et 
répugnant  encore  plus  à  déserter  la  cause  de  la  Pologne,  que 
Napoléon  entraînait  par  le  prestige  de  ses  victoires,  le  prince 
se  renferma  dans  une  neutralité  d'action  qui  sauvegardait  à 
la  fois  et  son  honneur  et  son  patriotisme.  C'est  alors  que, 
Polonais  avant  tout,  il  avait  écrit  à  Alexandre,  avant  le  choc 
des  deux  empereurs  :  «  Une  guerre  sanglante  consolidera 
«  l'existence  de  ma  patrie  ou  mettra  le  comble  à  son  mal- 
«  heur.  Quel  que  soit  le  sort  qui  lui  est  réservé,  je  veux  le 
'<  partager.  »  (i4  juillet  181 2.)  Et  à  l'heure  où  un  commun 
désastre  avait  frappé  la  grande  armée  française  et  les  héroïques 
légions  polonaises,  il  n'hésita  pas  à  proposer  à  l'autocrate, 
maître  des  destinées  de  la  Pologne,  la  réunion  de  toutes  les 
anciennes  provinces  polonaises,  dans  une  dépèche  où  le  pa- 
triote osait  écrire  ces  fières  paroles  :  «  Ce  n'est  pas  quand  les 
«  espérances  de  mon  pays  sont  en  péril  que  j'irai  renier  une 
«  cause  sacrée  pour  tout  Polonais,  et  qui  restera  just(^  et 
«  belle,  même  si  elle  reste  malheureuse.  Si  vous  nous  tendez 
«  la  main,  je  veux  partager  la  joie  de  mes  compatriotes;  si 
a  vous  nous  rejetez,  je  partagerai  leur  affliction  et  leur  dé- 
«  sespoir.  »  (Dépêche  du  27  décembre   18 12.) 

Cette  noble  ambition  du  prince  Adam  ne  devait  pas  être 
satisfaite;  mais  bientôt,  jusque  dans  la  ruine  de  ses  plus  chères 
espérances,  son  patriotisme  put  se  consoler  de  pouvoir  servir 
encore  les  intérêts  de  sa  patrie, remis  aux  mains  delà  diploma- 
tie. Le  géant  qui  remuait  l'Europe  depuis  quinze  ans,  et  dont 
chaque  pas  donnait  une  secousse  au  monde,  était  tombé  dans 
une  catastrophe  suprême,  laissant  l'Europe  stupéfaite,  fati- 
guée, haletante.  Le  célèbre  congrès  de  Vienne  allait  s'ouvrir 
pour  essayer  de  rendre  à  l'Europe  vacillante  son  équilibre 


♦' 


292  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

rompu  par  la  conquête.  Dans  cette  nouvelle  carte  euro- 
péenne qu'allait  tracer  sur  le  tapis  vert  le  doigt  des  diplo- 
mates, y  aurait-il  une  place  pour  la  Pologne  ressuscitée  ?  On 
pouvait  l'espérer;  elle  avait  à  revivre  un  droit  imprescriptible 
que  proclamaient  les  diplomates  eux-mêmes  ;  car  il  n'était  pas 
jusqu'à  l'autocrate  russe  qui  ne  qualifiât  du  nom  d'attentat  le 
partage  de  la  Pologne.  Le  noble  ami  du  czar  se  crut  un  mo- 
ment encore  sur  le  point  d'atteindre  l'idéal  poursuivi  par  son 
patriotisme.  Alexandre  ne  paraissait  pas  avoir  abandonné 
tout  à  fait  le  rêve  de  sa  jeunesse,  la  restauration  de  la  Po- 
logne ;  et  lui-même  n'avait  rien  perdu  de  ses  droits  à  sa  royale 
amitié.  Le  moment  n'était-il  pas  venu  de  rendre  à  un  grand 
peuple  méconnu  une  tardive  justice?...  Adam  le  crut,  et  il 
y  travailla  avec  toute  la  force  de  son  dévouaient  et  toute  l'ar- 
deur de  ses  espérances.  Sans  prendre  aux  délibérations  une 
part  officielle,  il  y  pesa  de  tout  le  poids  de  son  autorité  mo- 
rale et  de  toute  l'énergie  de  son  patriotisme.  Mais  ici  encore 
la  sagesse  du  grand  homme  d'État  égala  le  dévoiiment  du 
grand  patriote.  Ayant  senti  vite,  au  contact  des  instincts  que 
trahissaient  les  débats,  qu'il  ne  pourrait  réaliser  tout  son  rêve, 
il  se  retrancha  dans  les  limites  du  possible.  N'ayant  pu  obte- 
nir même  la  reconnaissance  de  toute  l'ancienne  Pologne  sous 
la  royauté  nominale  du  czar,  à  force  de  travail  et  de  persé- 
vérance,  il  obtint  au  moins  la  reconstitution  d'un  petit 
royaume  de  Pologne  composé  des  débris  du  duché  de  Var- 
sovie, avec  l'espoir  plus  ou  moins  explicitement  garanti  d'\ 
rattacher  plus  tard  les  provinces  séparées;  de  plus  une  repré- 
sentation polonaise  pour  les  provinces  demeurées  sous  le 
sceptre  de  TAutriche  et  de  la  Prusse  ;  une  sorte  d'individualité  ■ 

nationale  fondée  sur  la  comnuuiauté  des  relations  commer-  1 

ciales;  enfin  l'antique  capitale  de  la  Pologne,  Cracovie,  re- 
connue comme  ville  libre  :  ce  fut  tout  ce  que  put  arracher 
à  l'égoïsme  de  la  diplomatie  le  patriotisme  de  l'illustre  Polo- 
nais. Vous  le  voyez,  ce  n'était  pas  une  régénération,  mais 
c'était  un  germe  puissant;  et  selon  toutes  les  naturelles  pré- 
visions ,  ce  germe  en  se  développant  devait  redevenir  un 
jour  le  grand  arbre  de  la  vie  polonaise,  avec  la  division  de 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKl.  293 

moins  et  l'unité  de  plus.  Mais  pour  cela  il  fallait  deux  choses  : 
la  générosité  de  l'Europe  et  la  sincérité  d'Alexandre.  Géné- 
reux et  sincère  lui-même,  il  crut  à  l'une  et  à  l'autre  ;  il  jugeait 
les  cœurs  par  son  cœur,  et  les  consciences  par  sa  conscience. 
Si  celte  confiance  fut  un  tort,  je  le  dirai  avec  un  écrivain  : 
Ce  fut  le  tort  d  un  honnête  homme  '. 

Après  avoir  servi  la  Pologne  dans  des  sphères  si  diverses, 
avec  un  dévoùment  toujours  égal ,  l'heure  n'allait-eile  pas 
venir  où  le  patriote  se  reposerait  enfin  lui-même,  heureux 
et  récompensé  du  bonheur  de  la  patrie?...  Hélas!  non; 
son  patriotisme,  toujours  trempé  dans  la  souffrance,  devait 
boire  plus  largement  que  jamais  aux  amertumes  qui  allaient 
abreuver  la  patrie  et  lui-même.  Ce  petit  royaume  de  Pologne, 
qu'avait  obtenu  sa  persévérance  comme  un  bienfait  déjà 
grand  et  une  espérance  plus  grande  encore,  et  derrière  lequel 
il  crovait  entrevoir  avec  tous  les  Polonais  la  grande  ombre 
de  l'ancienne  Pologne;  ce  petit  royaume,  bien  loin  de  devenir 
le  point  de  départ  d'un  agrandissement  successif  et  d'une 
restauration  totale,  devint  au  contraire  en  fait  le  terme  où 
parurent  s'arrêter  les  ambitions  restauratrices  et  les  sympa- 
thies polonaises  d'Alexandre.  Ce  fut  là,  il  faut  le  dire,  la 
grande  douleur,  'la  déception  trois  fois  amère  de  ce  patrio- 
tisme si  actif,  et,  on  peut  le  dire,  si  puissant  au  congrès  de 
Vienne.  Car  je  ne  veux  pas  parler  de  ce  qui  le  concernait  lui- 
même  dans  cette  mystification  cruelle.  Je  ne  dirai  pas  que, 
lorsque  tous  les  vœux  des  Polonais,  tous  les  antécédents  de 
sa  vie  et,  pour  ainsi  dire,  l'empire  moral  des  choses  le  dési- 
gnaient d'avance  pour  être  le  premier  exécuteur  de  la  consti- 
tution nouvelle  élaborée  par  lui-même,  Adam  fut  écarté  par 
des  ressentiments  jaloux  ;  et  que,  comme  pour  ajouter  la  dé- 
rision à  l'injure,  on  lui  préféra  un  homme  dont  l'honnêteté 
morale  et  la  valeur  militaire  ne  pouvaient  compenser  l'inex- 
périence diplomatique  et  l'incapacité  politic[ue.  C'était  une  in- 
justice faite  à  son  dévoùment  et  une  sorte  d'outrage  à  sa  dignité 
personnelle.  Que  lui  importaient  pour  lui-même  une  injustice 

'  Elias  Regnault,  Odyssée  polonaise. 


294  LE  PRINCE  ADAIVf  CZARTORYSKI. 

et  une  injure  de  plus?  Comme  homme  d'honneur,  il  put,  il 
dut  éfre  blessé.  Le  fut-il  en  effet?  C'est  le  miracle  étonnant 
de  sa  douceur,  qu'on  n'ait  pu  même  le  savoir;  et  c'est  le  mi- 
racle encore  plus  étonnant  de  son  abnégation,  qu'il  ait  trouvé 
dans  ce  cœur  qu'on  pouvait  croire  blessé,  la  générosité  de 
demander  aux  autres  et  de  prêter  lui-même  à  celui  qu'on 
lui  préférait  un  concours  désintéressé  et  une  coopération  effi- 
cace. Loin  de  bouder  à  l'écart  ou  d'entraver  dans  sa  marche 
l'honnête  homme  qu'avait  choisi  le  despotisme  pour  gouver- 
ner son  pays ,  il  supplia  les  siens  de  l'aider  à  faire  le  bien 
dans  la  patrie ,  et  lui-même  ne  dédaigna  pas  de  la  servir 
encore  comme  membre  du  conseil.  Ne  pouvant  plus  faire 
mieux,  il  profita  de  cette  situation  secondaire,  pour  faire  ar- 
river jusqu'au  cœur  d'Alexandre  les  gémissements  qu'arra- 
chait à  la  patrie  la  double  tyrannie  d'un  homme  farouche  e^ 
d'un  homme  pervers.  En  effet,  pour  réaliser  le  bonheur  pro- 
mis à  sa  patrie,  c'était  tout  ce  qu'avait  donné  au  petit  royaume 
de  Pologne  la  philanthropie  d'Alexandre  :  d'un  côté,  pour 
gouverner  toutes  les  forces  militaires  et  défendre  le  corps 
de  la  patrie,  un  prince  bizarre  et  farouche  quelquefois  jusqu'à 
la  cruauté,  faisant  peser  sur  la  Pologne  les  armes  mêmes  de 
la  Pologne  ;  et  de  l'autre,  pour  sauvegarder  les  forces  mo- 
rales, pour  toucher  à  l'âme  de  la  patrie,  un  homme  corrompu 
et  corrupteur  pesant  sur  cette  âme  de  la  Pologne  de  tout  le 
poids  de  ses  vices. 

Dans  une  situation  pareille  qne  pouvait  pour  la  patrie  le 
patriotisme  même  le  plus  dévoué?  Impuissant  à  triompher 
désormais  d'un  système  d'oppression  qu'encourageait  la  fai- 
blesse d'Alexandre  plus  soucieux  alors  de  ménager  Constan- 
tin que  de  régénérer  la  Pologne,  Adam  se  retire  même  du 
conseil  pour  ne  garder  que  son  fauteuil  de  sénateur.  Ainsi;, 
il  s'affranchissait  de  plus  en  plus  des  entraves  que  lui  créait 
l'amitié  d'Alexandre.  Un  excès  de  despotisme  acheva  de  lui 
rendre  toute  sa  liberté.  Une  accusation  sans  motif  sérieux 
ayant  été  portée  par  le  gouvernement  contre  la  jeunesse  des 
écoles  dirigée  par  lui-même,  et  spécialement  contre  la  société 
des   Philarètes,  le  curateur  essaya  de  les  couvrir  du  bouclier 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTOIIVSKI.  29b 

de  son  autorité.  N'ayant  pu  les  défendre,  il  donna  sa  démis- 
sion et  rompit  ainsi  le  dernier  lien  qui  le  rattachait  à  l'empe- 
reur Alexandre  (i8-73). 

A  partir  de  cette  heure,  son  àme  toute  polonaise  se  sentit 
avec  joie  dans  toute  la  liberté  de  ses  mouvements.  Rendu  un 
moment  aux  loisirs  de  la  vie  privée,  son  dévoûment  n'atten- 
dait qu'une  occasion  pour  se  produire  avec  plus  d'éclat  que 
jamais,  et  le  porter  au  plus  haut  point  de  sa  puissance  morale 
au  milieu  de  ses  concitoyens.  L'occasion  ne  se  fit  pas  long- 
temps attendre;  elle  vint  après  quelques  années  seulement,  et 
elle  donna  par  sa  solennité  même  à  son  courage  civique  et  à 
son  patriotique  dévoûment  une  nouvelle  auréole. 

L'empereur  Nicolas,  en  1825,  venait  de  monter  sur  le  trône 
à  travers  les  victimes  d'une  conspiration  russe  étouffée  dans 
le  sang  des  principaux  conspirateurs.  Il  avait  fait  condamner 
à  Saint-Pétersbourg  par  un  sénat  servile  plus  de  cent  cinquante 
de  ses  propres  sujets.  Une  tentative  de  délivrance  s'étant  alors 
produite  en  Pologne,  leczarcrutà  la  complicité  des  deux  mou- 
vements; et  il  apprêtait  contre  les  efforts  d'affranchissement 
tentés  par  des  Polonais  des  vengeances  pareilles.  Il  se  flattait 
de  trouver  au  sénat  de  Varsovie,  pour  condamner  les  accusés, 
la  même  faiblesse  qu'il  avait  rencontrée  au  sénat  de  Saint- 
Pétersbourg  :  il  se  trompait.  Nicolas  n'avait  pas  compté  avec 
la  fierté  polonaise. Le  prince  Adam,  alors  à  l'étranger,  au  bruit 
du  malheur  qui  menace  les  siens,  quitte  les  nobles  loisirs 
qu'd  consacrait  encore  à  la  patrie;  il  arrive  à  Varsovie;  et  en 
sa  qualité  de  prince  sénateur,  il  prend  sa  place  dans  la  haute 
cour  investie  du  ])ouvoir  de  juger  les  prévenus.  Par  son 
attitude  résolue  et  intrépide,  que  rehaussait  encore  l'éclat 
de  son  grand  nom,  il  soutient  et  fortifie  dans  les  sénateurs  le 
courage  civique  et  la  fierté  nationale.  Sous  l'ascendant  de  sa 
parole  et  l'empire  de  son  exemple,  tous  les  sénateurs,  moins 
un,  votent  l'acquittement  des  prévenus;  et  l'absolution  est 
notifiée  à  l'empereur  dans  un  rapport  d(Mneuré  célèbre,  chef- 
d'œuvre  de  courage,  de  modération  et  d'intrépidité.  Rédigé 
par  Adam  Czartorvski,  ce  rapport  disait  superbement  à  Sa  Ma- 
jesté :  que  les  Polonais  n'étaient  pas  coupables  de  vouloir  être 


296  LE  PRINCE  ADAM  CZÂRTORYSKI. 

Polonais;  et  que  Nicolas  ne  pouvait  leur  faire  un  crime  de 
vouloir  réaliser  les  promesses  d'Alexandre. 

Cet  acte  solennel,  dont  l'honneur  revenait  surtout  à  Czar- 
toryski,  ajouta  à  l'autorité  de  son  nom  un  prestige  incompa- 
rable. Mais  loin  d'arrêter  la  tyrannie  qui  pesait  sur  son  pays, 
il  en  accrut  les  violences.  Emprisonnement  des  sénateurs, 
disparition  mystérieuse  des  prévenus  acquittés  par  eux,  re- 
doublement des  vexations  de  Novossiltzoff  et  des  fureurs  de 
Constantin  ;  tout  continuait  de  creuser  entre  le  gouvernement 
russe  et  les  cœurs  polonais  un  abîme  infranchissable.  En  vain 
Nicolas  essaya  de  reconquérir  un  semblant  de  popularité  im- 
possible en  se  faisant  couronner  à  Varsovie  comme  roi  de  Po- 
logne. Le  repoussement  des  cœurs  le  saisissait  au  milieu  des 
pompes  de  son  couronnement.  Le  lendemain  de  la  fête,  la 
cité  reprenait  avec  son  deuil  accoutumé  sa  sombre  et  morne 
attitude.  Des  symptômes  universels  trahissaient  le  secret  des 
cœurs  et  révélaient  des  colères  sourdes.  On  entendait  dans  le 
silence  le  murmure  des  âmes.  Des  ferments  de  vengeance 
bouillonnaient  au  cœur  de  la  patrie;  et  comme  il  arrive  aux 
entrailles  des  volcans,  cette  ébullition  mettait  en  fusion  et  mê- 
lait dans  des  ardeurs  pareilles  les  éléments  les  plus  divers  et 
les  plus  opposés.  Un  immense  frisson  semblait  faire  tressaillir 
la  nation;  de  vagues  pressentiments  pesaient  sur  le  présent, 
et  assombrissaient  l'avenir  :  on  était  dans  l'attente  î...  lorsque 
tout  à  coup  la  révolution  de  juillet  éclata  comme  un  coup  de 
tonnerre  qui  ébranla  toute  l'Europe;  son  souffle  plein  d'orage 
passa  sur  la  Pologne  déjà  si  profondément  émue  ;  c'était  le 
vent  qui  passait  sur  la  flamme  :  il  précipita  les  résolutions;  et 
la  nuit  du  29  novembre  i83o  ouvrit  à  Varsovie  le  drame  que 
vous  savez,  et  dont  plusieurs  parmi  vous  ont  vu  de  près  les 
péripéties  émouvantes.  Je  n'ai  pas  ici  à  vous  en  refaire  l'his- 
toire. Disons  seulement  que  ce  grand  drame  mit  dans  tout  son 
jour  ce  qu'il  y  avait  de  vraiment  exceptionnel,  et  pourquoi 
ne  le  dirais-je  pas,  de  vraiment  héroïque,  dans  le  patriotisme 
de  notre  grand  citoyen  ;  je  veux  dire  l'abnégation  poussée 
pour  la  patrie  jusqu'au  total  oubli  de  soi-même.  Ce  mouve- 
ment qui  le  surprit  avec  beaucoup  d'autres,  non-seulement  il 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORVSKI.  297 

ne  l'avait  pas  appelé,  il  ne  l'approuvait  pas;  il  le  croyait  pré- 
maturé. Mais  une  fois  la  lutte  engagée,  une  fois  la  nation  en- 
traînée dans  ce  mouvement  comme  dans  un  tourbillon  irré- 
sistible,  il  l'y  suivit  et  s'y  livra  tout  entier.   Entré  dans  le 
courant  populaire,  il  y  jeta  avec  lui-même  au  hasard  d'une 
catastrophe  la  plus  haute  position  et  la  plus  grande  existence 
de  la  patrie.  Dans  une  heure  si  solennelle,  et  dans  une  crise  si 
décisive   que  pouvait-il,  que  devait-il  faire  ?   quel   rôle  lui 
créaient  son  autorité  et  son  nom?  quel  devoir  lui  imposait  son 
patriotisme?.,  .Question  délicatequ'il  serait  peut-être  téméraire 
de  vouloir  résoudre.  Plusieurs  ont  cru  qu'il  devait  prendre 
une  dictature,  que  réclamait  le  danger  de  la  patrie.  Sa  position 
hors  ligne  dans  la  nation  et  le  cours  des  événements  sem- 
blaient l'inviter  à  cet  acte  de  patriotique  audace,  nécessaire 
peut-être  pour  réunir  en  un  faisceau  puissant  toutes  les  forces 
nationales.   Pourquoi  la  dictature  ne  lui  fut-elle  pas  offerte 
dans  cette  heure  décisive  ?  Je  laisse  à  d'autres  d'éclairer  ce 
mystère  encore  voilé   de  la  situation.   Qui  l'empêchait  de  la 
prendre  lui-même?  Je  le  dirai  d'un  seul  mot  :  sa  conscience. 
Il  s'abstint  non  par  défaut  de  résolution,  mais  par  excès  d'ab- 
négation; l'ombre  seule  de  l'ambition  effraya  sa  modestie  ;  et 
c'est  sa  vertu  qui  enchaîna  sa  volonté.  Il  se  résigna  à  entrer 
comme  président  dans  l'organisation  d'un  gouvernement  qu'il 
trouvait  vicieux,  et  dont  le  vice  radical  était  l'impuissance, 
parce  qu'il  manquait  à  la  fois  d'unité  et  d'autorité.  Bientôt  ce 
fantôme  de  gouvernement  disparut  dans  un  orage  ;  et  le  prince, 
désespérant  de  servir  autrement  la  patrie,  reporta  après  qua- 
rante ans  son  patriotisme  sur  son  premier  théâtre;  le  soldat 
de  1792  redevint  le  soldat  de  i83i,  et  il  chercha  dans  la  guerre 
une  suprême  espérance.  Mais  ce  dernier  champ  de  bataille  ne 
devait  être  pour  lui  cpie  le  chemin  de  l'exil.  Varsovie  vaincue, 
la  patrie  retombée  dans  les  fers,  et  lui-même  dépouillé  de 
tous  ses  biens  et  condamné  à  mort  par  le  vainqueur,  il  ne 
restait  au  grand  patriote  que  l'honneur  d'un  noble  exil.   Il 
s'exila  en  effet,  gardant  avec  la  gloire  d'une  condamnation  qui 
était  un  hommage  à  son  patriotisme,  la  gloire  d'une  pauvreté 
qui  le  grandissait  plus  que  sa  fortune. 


298  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

Jamais  peut-être  un  citoyen  prenant  la  route  de  l'exil 
n'avait  emporté  avec  lui  une  plus  grande  part  de  la  patrie; 
jamais  on  ne  put  mieux  dire  d'un  homme  ce  mot  célèbre  : 
egiegius  exsul.  C'était  au  sens  le  plus  vrai  un  illustre  exilé  ; 
illustre  par  la  grandeur  de  sa  race  et  parle  reflet  de  son  nom  ; 
illustre  sur  les  champs  de  bataille  ;  illustre  par  ses  hautes 
fonctions  de  ministre  en  Russie  et  de  curateur  de  laLithuanie  ; 
illustre  dans  la  diplomatie  et  par  son  ascendant  au  congrès  de 
Yienne;  illustre  comme  sénateur  et  juge  dans  une  circons- 
tance solennelle;  illustre  par  sa  fonction  et  surtout  par  son 
abnégation  dans  la  révolution  du  29  novembre;  illustre  enfin 
par  un  patriotisme  que  signalaient  déjà  quarante  ans  de  service, 
et  qui,  pendant  près  d'un  demi-siècle  si  prodigieusement  tour- 
menté ne  s'était  pas  démenti  même  un  jour.  A  toutes  ces 
illustrations  qui  suffiraient  à  la  gloire  de  plusieurs  belles  vies, 
il  lui  restait  d'ajouter  une  illustration  plus  rare  encore,  l'il- 
lustration d'une  grande  infortune  noblement  supportée,  l'il- 
lustration d'un  exil  dont  son  patriotisme  allait  faire  la  plus 
grande  force  et  le  plus  grand  service  de  la  patrie. 

En  effet,  la  gloire  incomparable  de  ce  noble  exilé  et  le 
plus  beau  couronnement  de  son  patriotisme,  si  vous  voulez 
le  savoir,  c'est  d'avoir  refait  dans  l'émigration  comme  une 
autre  patrie  ;  une  patrie  errante,  méconnue,  insultée  quelque- 
fois ;  mais  une  patrie  vivante,  pleine  de  force,  de  dévoùment 
et  de  fierté  nationale  ;  patrie  du  dehors  tendant  la  main  à  tra- 
vers l'espace  à  la  patrie  du  dedans,  et  réunissant  loin  du 
pays  au  sein  d  un  exil  fécond  tous  les  éléments  de  la  vie 
nationale,  en  attendant,  pour  la  nation  entière,  le  jour  de 
l'affranchissement  et  de  la  résurrection. 

Ah!  ce  qu'il  fit  dans  cet  exil  pour  l'avenir  de  la  Pologne 
et  pour  la  restauration  de  sa  gloire,  vous  seuls  pourriez  bien 
le  dire,  Polonais,  qui  m'écoutez;  parce  que  vous  êtes  seuls 
à  le  bien  savoir  !  Je  laisse  toutes  ces  oeuvres  créées  par  lui, 
partout  où  son  zèle  a  pu  porter  la  flamme  de  son  cœur, 
si  chaud  d'amour  pour  les  siens  et  de  dévoùment  pour  la 
Pologne.  Je  passe,  même  sans  les  nommer,  toutes  celles  qu'il 
a  jetées  au  milieu  de  nous,  sur  cette  terre  de  France  si  bonne 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKl.  299 

aux  exilés  ,  et  si  heureuse  de  multiplier  les  semences  con- 
fiées à  son  sein  généreux.  Ces  œuvresquisont  aussi  les  vôtres, 
longtemps  encore  raconteront  la  gloire  du  grand  exilé  de  la 
Pologne  ;  elles  diront  à  tous  ceux  qui  comprennent,  comment, 
même  loin  du  soleil  de  la  patrie,  le  sacrifice  rend  le  malheur 
fécond  ;  et  comment  la  souffrance  et  l'amour,  même  aux  rives 
étrangères,  multiplient  les  fruits  de  la  vérité  et  les  moissons 
du  bien. 

Mais  ce  qui  doit  demeurer  surtout  comme  le  plus  glorieux 
vestige  de  son  passage  dans  l'exil,  et  comme  le  monument  le 
plus  vraiment  original  de  son  patriotisme,  il  faut  le  dire,  pjarce 
que  telle  est  la  vérité  de  l'histoire  :  c'est  son  action  politique 
organisée  dans  l'émigration  pour  le  service  public  de  la  pa- 
trie; c'est  celte  diplomatie  non  officielle,  mais  active,  dont  il 
avait  dès  longtemps  les  secrets  et  connaissait  les  ressorts,  et 
dont  il  fut  en  France,  en  Angleterre,  et  dans  toute  l'Europe, 
le  premier  moteur,  l'agent  le  plus  infatigable  et   le  ministre 
le  plus  dévoué.  Chose,  en  effet,  bonne  à  méditer  :  tandis  que 
le  vice  radical  de  la  politique  de  l'ancienne  Pologne  fut  de 
se  tenir  en  dehors  de  toutes  les  relations  diplomatiques  de 
l'Europe,   et   de  s'isoler  dans   son    individualité  nationale, 
nous    avons  pu  voir  au  milieu    de    nous  ce   diplomate  et 
ce  ministre  de  l'exil  constituer,  au  sein  de  l'émigration  polo- 
naise, une  politique  et  une  diplomatie  en  dehors  de  tout  prin- 
cipe révolutionnaire,  en  dehors  même  de  l'action  intérieure 
du  pays  agissant  sur  lui-même  et  par  lui-même  :  lionneur 
vraiment  unique  dans  l'histoire  des  émigrations.  A  Paris,  à 
Londres,  à  Constantinople,  partout  où  le  nom  de  la  Pologne 
éveillait   des  sympathies,  son  patriotisme  créait  des  foyers  de 
dévoùment  national,  et  étendait  son  action   nuiltiple,  mais 
toujoure  une,   rebutée  quelquefois,  mais   toujours  persévé- 
rante. Stimulant  par  son  ardeur  patriotique  la  lenteur  de  la 
diplomatie  et  l'inertie  des  gouvernements,  il  frappait,   frap- 
pait encore  à  la  porte  des  cal)inets  de  l'Europe  pour  deman- 
der justice,  implorer  secours,  et   éclairer  sur  la  Pologne  la 
politique  trop  peu  renseignée  de  l'Occident.  Pour  empêcher 
au  moins  l'usurpation  de  prescrire,  on  le  vit  partout  où  le 


300  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

gémissement  de  sa  patrie  rencontrait  un  écho,  provoquer  dans 
les  grandes  assemblées  parlementaires  des  protestations  solen- 
nelles, et  faire  entendre,  par  la  voix  des  orateurs  les  plus  au- 
torisés, les  accents  d'un  patriotisme  qui  ne  se  taisait  ni  jour  ni 
nuit.  Et  pour  faire  arriver  plus  loin  et  retentir  plus  haut  la 
voix  du  droit  méconnu  et  de  la  patrie  outragée,  on  le  vit  par 
lui-même  ou  par  les  siens  descendre  dans  l'arène  de  la  presse, 
et  saisir  la  grande  arme  du  journalisme,  et  surtout  du  jour- 
nalisme français,  le  plus  actif  et  le  plus  puissant  de  l'Europe. 

Et  dans  ce  travail  de  chaque  jour  qui  dura  trente  ans,  que 
de  fatigues  à  soutenir  !  que  de  souffrances  à  endurer  !  que 
d'obstacles  à  vaincre!  que  d'injustices  eut  à  supporter  son 
âme  douce  et  forte,  et  du  côté  de  l'étranger,  et,  ce  qui 
dut  lui  être  plus  douloureux,  du  côté  même  de  ses  frères 
de  patrie,  trop  prévenus  quelquefois  contre  un  système 
d'action  dont  tous  n'avaient  pas  le  secret,  ou  dont  tous 
ne  comprenaient  pas  assez  la  sagesse  politique  et  le  pa- 
triotisme désintéressé!  Et  cependant  à  travers  tous  les  obs- 
tacles, il  allait  toujours  ;  toujours  doux  pour  les  hommes, 
toujours  patient  dans  la  douleur,  toujours  tranquille  dans 
le  revers,  toujours  serein  dans  l'épreuve,  toujours  fort  dans 
le  combat  ;  tel ,  en  un  mot,  à  la  fin  qu'il  avait  paru  au 
commencement,  depuis  l'heure  lointaine  de  ses  premiers 
exploits  jusqu'aux  derniers  jours  de  son  exil ,  c'est-à-dire 
toujours  dévoué  par  un  invincible  patriotisme  à  sa  chère  et  à 
sa  bien-aimée  patrie. 

Quelle  vie,  M.  F.,  et  dans  cette  vie  quel  exemple  pour  des 
enfants  de  la  Pologne!  Ah  !  si  tous  vous  n'avez  pas  toujours 
approuvé  la  ligne  suivie  par  son  patriotisme,  tous  vous  avez 
admiré  ce  patriotisme  lui-même  avec  ses  soixante-dix  ans  d'in- 
fatigables efforts;  et  aujourd'hui,  autour  de  sa  tombe  récente, 
il  n'y  a  plus,  il  ne  peut  plus  y  avoir  qu'une  chose  :  une  admi- 
ration fraternelle  de  toutes  les  âmes  polonaises  pour  le  grand 
patriote  de  la  Pologne,  et  une  résolution  unanime  de  suivre 
l'illustre  chef,  el  d'imiter  dans  son  patriotisme  le  grand  mo- 
dèle de, l'émigration.  Ah  !  oui,  ce  que  vous  devez  imiter  sur- 
tout en  lui,  c'est  ce  qui  fut  Pâme  de  sa  vie  et  la  tradition  de 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI.  30-1 

sa  famille  :  c'est  ce  qui  est  le  besoin  de  tout  vrai  Polonais,  son 
indomptable  dévoûment  à  la  patrie.  Gardez-le  bien,  votre 
patriotisme,  gardez-le  toujours;  tant  qu'il  vivra  dans  vos 
cœurs,  la  patrie  ne  peut  mourir;  et  vous  pourrez,  vous  aussi, 
vous  en  aller,  par  tous  les  chemins  du  monde,  redire  en  sou- 
levant de  vos  pas  la  poussière  de  l'exil  :  Non^  la  Pologne 
na  point  encore  péri. 

Mais  si  le  patriotisme  fut  l'âme  de  cette  grande  vie,  s'il 
est  l'âme  de  toute  vie  vraiment  polonaise,  quelle  est  l'âme  de 
ce  patriotisme  lui-même?  Ici  un  mot  résume  tout  :  la  reli- 
gion, le  christianisme.  C'est  ce  que  vous  crie  la  nature  des 
choses;  c'est  ce  que  vous  crie  la  vie  de  la  Pologne,  et  c'est 
ce  que  vous  crie  en  particulier  la  vie  de  ce  grand  homme, 
qui  ne  fut  un  si  grand  citoyen  que  parce  qu'il  fut  un  si  grand 
chrétien. 


III 


Permettez-moi,  M.  F.,  d'oublier  un  moment  et  votre  chère 
Pologne  et  votre  illustre  Polonais,  pour  établir  sur  le  fond 
même  des  choses  cette  union  harmonieuse  du  patriotisme  et 
du  christianisme,  qui  renferme  pour  vous  tout  le  présent  et 
tout  l'avenir.  Le  patriotisme,  assurément,  est  une  belle  et 
grande  chose;  son  nom  seul  a  pour  l'âme  qui  l'écoute  un 
charme  intarissable.  Mais,  comme  toutes  les  choses  grandes 
et  belles,  c'est  sa  destinée  de  provoquer,  par  son  prestige 
même,  des  contrefaçons  désastreuses.  Il  n'y  a  rien  au  monde 
qui  s'inspire  de  souffles  plus  ennemis,  et  il  n'y  a  pas  de  mot 
qui  s'inscrive  sur  des  bannières  plus  rivales.  Le  patriotisme, 
tous  plus  ou  moins  se  plaisent  à  l'exalter;  tous  en  déploient 
le  drapeau  ;  tous  en  revendiquent  la  gloire;  tous  en  ambi- 
tionnent l'honneur.  Mais  il  s'en  faut  bien  que  tous  le  com- 
prennent dans  sa  vérité  et  le  pratiquent  dans  sa  sincérité.  Il 
importe  donc  souverainement  de  ne  pas  se  tromper  sur  un 
point  où  toute  erreur  menace  d'une  tempête  et  où  toute 
méprise  est  un  danger  de  mort.  Or,  une  seule  chose  ga- 
rantit contre  toute  perversion  le  vrai  patriotisme  ;  c'est  son 


302  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

indestructible  union  avec  la  religion.  Si  la  famille  est  la  ra- 
cine qui  le  rattache  à  la  terre,  la  religion  est  la  racine  qui 
le  rattache  au  ciel  et  le  rend  incorruptible.  Dieu,  qui  fait 
bien  toutes  choses,  a  divinement  uni  dans  le  cœur  humain, 
tous  les  purs  amours  qu'il  y  a  mis  avec  l'amour  de  soi,  pour 
en  faire  le  fond  généreux  et  désintéressé,  amour  de  la  fa- 
mille, amour  de  la  patrie,  amour  de  la  religion  ;  et  il  unit 
en  lui-même  tous  ces  légitimes  amours  par  une  chaîne  mys- 
térieuse, qui  part  du  cœur  de  l'homme,  et  passe  par  la  famille 
et  la  patrie,  pour  ratlacher  tout  à  son  cœur,  centre  éternel 
de  tout  amour  et  de  toute  harmonie.  Des  hommes  estiment 
que  ces  amours  se  contredisent  et  se  repoussent  mutuelle- 
ment :  tantôt  ils  disent  que  l'amour  de  soi  exclut  l'amour  de 
la  famille  ;  tantôt  que  l'amour  de  la  famille  exclut  l'amour  de 
la  patrie;  tantôt  enfin  que  l'amour  de  la  patrie  exclut  l'amour 
de  la  religion.  Le  christianisme  particulièrement  est  dénoncé 
par  eux  comme  incompatible  avec  le  vrai  patriotisme.  A 
les  entendre,  le  christianisme  détache  l'homme  de  la  terre 
et  l'empêche  de  tenir  par  son  cœur  à  la  patrie  qui  porta 
son  berceau  ;  et  le  catholicisme,  en  proclamant  la  souverai- 
neté universelle  du  pontife  romain,  qu'ils  nomment  étrangère, 
fait  injure  à  la  patrie  et  tue  le  patriotisme. 

Je  ne  suis  pas  étonné  de  cette  stratégie  du  mensonge  et  de 
cette  manœuvre  de  l'impiété.  Le  patriotisme  demeure  dans 
l'humanité  une  chose  éternellement  populaire;  et  le  mensonge 
et  l'impiété  éprouvent  le  satanique  besoin  d'arracher  de  son 
front  toute  auréole  de  popularité.  Voilà  pourquoi  ils  disent 
que  le  christianisme  étouffe  le  patriotisme,  et  qu'un  chrétien, 
parce  qu'il  est  chrétien,  un  catholique,  parce  qu'il  est  catho- 
lique, est  convaincu  de  ne  pouvoir  être  un  patriote,  c'est-à- 
dire  un  dévoué  de  la  patrie. 

La  contradiction  ne  peut  être  plus  flagrante,  et  l'impiété 
ne  peut  se  donner  à  elle-même  un  plus  éclatant  démenti.  Il  est 
bien  remarquable,  en  effet,  que  les  hommes  qui  travaillent  à 
déraciner  des  cœurs  l'amour  de  la  religion  et  de  Dieu,  y  dé- 
racinent en  même  temps  et  l'amour  de  la  famille  et  l'amour 
de  la  patrie.  Un  homme  a  dit  :  «  Tous  ces  vieux  mots  que 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKl.  303 

prononçaient  nos  pères  :  Famille,  Religion,  Patrie,  ce  sont 
des  masques.   »  Qui  a  dit  cette  froide  et  insolente  parole  ? 
L'homme  même  qui  a  dit  :  Dieu,  cest  le  mal.  Et  tous  les 
hommes  qui,  avec  lui,  ont  perdu  la  notion  et  l'amour  de  la 
religion,  perdent  aussi  plus  ou  moins,  avec  la  notion  de  la 
famille  et  de  la  patrie,  l'amour  de  l'une  et  de  l'autre.  Ah  ! 
c'est  pour  eux  vraiment  que  la  famille  et  la  patrie,  comme 
la  religion  elle-même,  sont  des  masques,  k  la  place  de  ces 
trois  choses  si  pures,  si  saintes,  si  divinement  unies  par  la 
sagesse  de  Dieu  au  coeur  de  toute  humanité  qui  veut  grandir 
et  s'élever,  ils  mettent  un  individualisme  monstrueux,  c'est- 
à-dire  l'homme  se  posant  lui  seul  devant  lui  seul  comme  le 
centre  de  tout  ;  l'individualisme  disant  devant  la  famille  et 
devant  la  patrie  qu'il  subordonne  à  lui-même,  ce  mot  éternel 
de  l'homme  séparé  de  Dieu  :  «  Je  suis,  et  il  ri  y  a  que  mol.  » 
Ou  bien  ils  font  de  la  patrie  une  abstraction  vide  et  froide, 
ayant  nom  ï Humanité;  être  impalpable,  qui  ne  dit  rien  à 
mon  cœur  ;  qui  n'est  pas  mon  père,  et  qui  n'est  pas  ma  mère; 
qui  n'est  ni  la  terre  où  ma  vie  a  poussé  ses  premières  ra- 
cines,  ni  le  foyer  où  elle  a  connu  ses  premiers  bonheurs; 
ni  le  Dieu  que  j'adore  et  que  ma  prière  invoque;  V  Humanité., 
seul  Dieu  de  ceux  qui   n'ont  plus  de  Dieu ,   seule   reli£;ion 
de  ceux  qui  n'ont  plus  de  religion  ;  divinité  sans  entrailles  et 
sans  cœur,   dont  les  adorateurs,   renouvelant  les    sacrifices 
humains,  ne  craindraient  pas  d'arroser  les  autels  avec  le  sang 
des  frères! 

Aussi,  M.  F.,  regardez  ces  hommes,  et  connaissez-les  bien  : 
ils  n'aiment  pas  la  patrie;  ils  font  passer  avant  son  nom, 
avant  sa  gloire,  avant  son  bonheur,  leur  idée,  leur  système, 
leur  parti  ;  et  on  les  sent  avec  effroi  prêts  à  arroser  du  sang 
fraternel  le  sol  de  la  patrie  elle-même.  Et  ce  qui  est  vrai  d'un 
homme,  ou  de  quelques  hommes,  est  plus  vrai  encore  de  la 
multitude  et  de  la  nation  entière.  Est-ce  que  vous  n'avez  pas 
vu  ce  qui  arrive  quand  le  souffle  de  l'impiété  vient  à  passer 
sur  im  peuple  avec  celui  des  révolutions  ?  Des  spectacles  atro- 
ces presque  toujours  étonnent  la  nature  et  consternent  la 
conscience.  Une  divergence  de  pensée,  une  nuance  de  cou- 


304  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

leur,  une  ombre  H' apposition  est  signalée  comme  un  crime 
par  un  patriotisme  impie,  intolérant,  sauvage;  et  de  fratri- 
cides vengeances  tiennent  lieu  pour  ces  faux  patriotes  de  dé- 
voûment  à  la  patrie!  Aussi,  je  ne  crains  pas  de  le  dire  :  un 
peuple  sans  religion ,  s'il  était  possible  de  l'imaginer,  serait 
un  peuple  égoïste  et,  comme  tel,  sans  amour  de  la  famille  et 
sans  dévoùment  sincère  à  la  patrie.  Au  contraire,  cherchez 
dans  l'histoire  un  peuple  religieux,  chrétien,  catholique,  qui 
ne  fût  pas  un  peuple  de  vrais  patriotes  ;  vous  ne  le  trouverez 
pas.  Toutes  les  nations  illustrées  par  la  religion,  et  surtout 
par  le  catholicisme,  l'ont  été  par  le  patriotisme  :  le  sentiment 
patriotique  s'y  est  produit  en  proportion  du  sentiment  re- 
ligieux ;  l'un  et  l'autre  vibraient  à  l'unisson  et  semblaient 
remuer  la  même  fibre  au  fond  du  cœur  humain. 

En  vain  on  voudrait  faire  de  notre  catholicité  même,  c'est- 
à-dire  de  notre  universalité,  un  argument  contre  notre  pa- 
triotisme ;  c'est  méconnaître  l'essence  des  choses  et  les  vrais 
instincts  de  la  catholicité.  Le  catholicisme,  il  est  vrai,  em- 
brasse dans  son  vaste  sein  toutes  les  patries  de  la  terre, 
parce  qu'il  a  pour  patrie  le  monde  tout  entier.  Mais  lui- 
même  se  rattache  au  ciel ,  et  il  s'unit  et  s'incorpore  toute 
nation  sans  la  déraciner  de  son  sol.  Comme  le  soleil  fait 
germer  toutes  les  plantes  dans  le  lieu  où  les  a  semées  la  Pro- 
vidence, et  les  attire  à  lui  en  les  enracinant  dans  leur  terre 
natale  :  ainsi  le  Christ,  vrai  soleil  des  âmes,  embrasse  et  attire 
toul^es  les  nations,  mais  sans  les  arracher  à  la  terre  qui  a  porté 
leur  berceau  et  a  produit  toutes  leurs  gloires.  Et  comme 
Dieu  commande  à  la  fleur  d'aimer  à  la  fois  et  le  soleil  qui  la 
mûrit  et  le  sol  qui  l'a  fait  germer,  ainsi  le  catholicisme  nous 
fait  aimer  ensemble  et  la  terre  qui  nous  a  vus  naître  et  le 
Christ  qui  nous  a  sacrés. 

Ah!  M.  F.,  je  voudrais  pouvoir  ici  évoquer  tous  les  grands 
souvenirs  de  l'histoire  de  la  catholicité;  vous  y  verriez 
partout  et  toujours  le  patriotisme  puisant  dans  la  sève  catho- 
lique le  même  héroïsme  de  courage  et  la  même  vigueur 
de  patriotisme.  Mais  qu'ai-je  besoin  d'interroger  l'histoire 
catholique  tout  entière?  Quand  il  s'agit  de  montrer  avec  éclat 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI.  305 

l'union  intime  de  la  patrie  et  de  la  religion,  du  patriotisme 
et  du  catholicisme,  il  me  suffit  d'évoquer  une  histoire,  une 
seule,  catholique  et  patriotique  par  excellence,  l'héroïque  his- 
toire de  la  Pologne,  l'histoire  de  son  passé,  et  l'histoire  de 
son  présent  prophétie  infailhble  de  son  histoire  future. 

A  quoi  tient,  pensez-vous,  cette  opiniâtreté  d'attachement 
à  une  jiatrie  malheureuse,  et  qui  semble  pai-  ses  malheurs 
même  multiplier  les  dévoùments  des  siens?  Pourquoi  le  pa- 
triotisme polonais,  malgré  l'injure  des  temps  et  l'injure  des 
hommes,  se  montre-t-il  si  fort,  si  vivant,  si  indéracinable? 
pourquoi  semble-t-il  avoir  pris  de  nos  jours  surtout  je  ne  sais 
quel  caractère  d'immortalité?  pourquoi  est-il  sorti  si  vivant 
de  cetie  tombe  où  l'on  croyait  avoir  enseveli  la  patrie  et 
scellé  d'un  sceau  éternel  la  mort  de  la  nation?...  Pourquoi? 
ah!  vous  me  demandez  pourquoi.  Parce  que  vous  êtes  ca- 
tholiques. Oui,  M.  F,,  si  vous  avez  la  gloire  de  pouvoir  être 
nommés  le  plus  patriotique  des  peuples,  c'est  que,  malgré 
des  exceptions  qui  ne  comptent  pas  dans  la  nation,  vous  êtes 
au  fond  de  votre  àme  le  plus  catholique  des  peuples.  Aussi, 
voulez-vous  savoir  ce  qui  constitue  surtout  votre  vie  intime 
et  impérissable,  ce  qu'un  de  vos  poètes  a  si  bien  nommé  votre 
àme,  lame  polonaise?  Eh  bien!  l'âme  polonaise,  c'est  cela 
même;  c'est  clans  votre  nature  et  dans  le  fond  de  votre  vie,  ce 
que  je  viens  de  montrer  dans  le  fond  et  la  nature  des  choses  : 
l'union  indissoluble  du  patriotismeet  ducatholicisme;  l'amour 
de  la  religion  fortifié  par  l'amour  de  la  patrie,  et  l'amour 
de  la  patrie  sacré  dans  vos  cœurs  j)ar  l'amour  de  la  religion. 
Tels  sont  les  deux  éléments  dont  la  combinaison  profonde, 
accomplie  par  des  siècles  de  vie  catholique  et  de  vie  chevale- 
resque, compose  cette  âme  qui  renferme  des  millions  d'âmes, 
Vdme  polonaise.  Aussi,  croyez-le  bien,  il  n'y  a  qu'un  patrio- 
tisme qui  soit  vraiment  polonais,  c'est  le  patriotisme  religieux; 
ce  n'est  pas  assez  duv  :  c'est  le  patriotisme  chrétien,  c'est  le 
patriotisme  catholique.  Tout  autre  patriotisme  ment  à  votre 
histoire,  à  votre  nature,  à  votre  âme;  c'est  un  souffle  de  l'é 
tranger,  non  un  souffle  de  vous;    c'est  une  plante  exotique, 

ce  nest  pas  un  fruit  de  la  terre  natale. 

I*  20 


306  LE  PRINCE  ADAîli  CZARTORYSKI. 

On  a  essayé  quelquefois  pour  la  Pologne  du  patriotisme 
antipathique  à  la  Pologne,  le  patriotisme  impie,  révolu- 
tionnaire, cosmopolite.  Un  vent  venu  d'autres  rivages  avait 
essayé  de  soulever  cette  âme  polonaise,  et  de  la  pousser  à  des 
tentatives  que  la  religion  et  l'humanité  réprouvent  ensemble. 
Rieu  de  pareil  n'a  réussi  et  ne  réussira  jamais  dans  ce  peuple 
naturellement  religieux  et  bon.  Ce  génie  étranger  pourra  éga- 
rer quelques  générosités  trompées;  il  n'entraînera  jamais  la 
nation  elle-même.  Le  cœur  de  la  Pologne  ne  répond  bien 
qu'aux  appels  religieux;  il  ne  s'exalte  tout  à  fait  que  sous  im 
souffle  du  ciel,  et  au  fond  de  ses  enthousiasmes  il  lui  faut 
du  divin.  Alors,  et  alors  seulement,  ce  peuple  a  toute  sa  puis- 
sance et  s'élève  à  toute  sa  hauteur.  Mais  n'essayez  pas  de  le 
rendre  irréligieux;  vous  le  dégraderiez,  vous  le  précipiteriez, 
vous  le  feriez  tomber  sans  caractère,  sans  honneur  et  sans 
force,  au-dessous  de  lui-même.  Un  Polonais  impie  est  quelque 
chose  d'étrange  et  de  méconnaissable;  c'est  quelque  chose 
de  monstrueux  !  plus  impie  que  tout  autre  impie,  parce  que 
l'impiété  est  en  opposition  plus  flagrante  avec  ses  natifs 
instincts.  Aussi,  chose  remarquable,  un  moment  égaré  par 
des  doctrines  folles  ou  entraîné  par  des  passions  factices,  à 
l'heure  venue,  sous  le  souffle  de  la  nature  et  de  Dieu,  il  laisse 
éclater  son  âme;  il  prie  la  Vierge  Marie;  il  invoque  saint 
Casimir  et  tout  les  saints  de  la  Pologne,  si  ce  n'est  tous  les 
saints  du  paradis.  El  alors  seulement  il  se  retrouve  lui-même 
devant  lui-même  :  un  dévoué  de  la  Pologne  et  de  Dieu,  un 
soldat  de  la  religion  et  de  la  patrie. 

Et  cet  élan  religieux  qui  éclate  dans  les  choses  nationales, 
ce  patriotisme  catholique  qui  est  l'âme  de  la  Pologne,  est-ce 
que  ce  n'est  pas  toute  son  histoire?  est-ce  que  ce  n'est  pas  le 
caractère  original  de  ses  agitations  civiles  et  de  ses  exploits 
guerriers?  où  avez-vous  trouvé  plus  qu'en  Pologne  le  prêtre 
a  côté  du  soldat,  et  le  prédicateur  de  la  foi  marcher  plus  aimé 
et  plus  respecté  avec  le  défenseur  de  la  patrie  ?  quelle  nation 
plus  que  la  polonaise  a  montré  toujours  au  monde  son  clergé 
associé  d'un  accord  unanime  aux  démonstrations  nationales  et 
aux  enthousiasmes  populaires  ?  où  a-t-on  vu  plus  qu'en  Po- 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI.  307 

logne  la  religion  suivi  e  au  combat  la  marche  des  héros  ?  où 
a-t-on  entendu  plus  qu'en  Pologne  et  mieux  qu'en  Pologne 
les  guerriers  entonner  sur  les  champs  de  bataille  les  chants 
sacrés,  et  demander  tout  ensemble  à  la  Reine  du  ciel  le  triom- 
phe delà  religion  et  le  salut  de  la  patrie?  qui  n'entend  les 
échos  lointains  de  votre  histoire  redire  encore  les  hymnes 
composés  par  vos  saints  et  chantés  par  vos  soldats  :  Regina 
Poloniœ  augustissitna  Maria;  et  le  célèbre  Boga  Rodzica  ani- 
mer au  combat  ces  pieux  chevaliers  de  l'auguste  reine  de  Po- 
logne? Et  certes,  les  faits  l'ont  bien  prouvé,  ces  hymnes  et  ces 
chants  n'étaient  pas  un  vain  bruit,  un  son  impuissant;  ils  élec- 
trisaient  d'héroïsme,  ils  enlevaient  d'enthousiasme  la  Pologne 
tout  entière.  Et  à  ces  heures  périlleuses  où  la  barbarie  et 
l'impiété  menaçaient  à  la  fois  la  civilisation,  l'Église  et  la  pa- 
trie, ah!  vous  savez  ce  qui  arrivait.  La  Pologne  comme  un 
seul  homme  marchait  à  la  frontière;  elle  frappait  de  sa  forte 
épée  le  Turc,  leTartare,  le  Musulman  ;  et  son  patriotisme  re- 
ligieux devenait  le  rempart  qui  protégeait  l'Europe  ;  c'était  le 
bouclier  qui  couvrait  en  même  temps  la  religion  et  la  patrie  ! 

Ainsi  se  répandait  au  dehors  cette  surabondance  de  vie  que 
la  Pologne  portait  dans  son  cœur  si  plein  de  la  patrie  et  de 
Dieu.  Et  si,  déchirée  elle-même  trop  souvent  par  des  discordes 
intérieures,  elle  n'a  jamais  donné,  dans  son  propre  sein,  ces 
spectacles  decruauté  sauvage  qui  souillent  plus  ou  moins  l'his- 
toire de  tous  les  peuples  civilisés,  à  quoi  le  doit-elle,  je  vous 
prie,  si  ce  n'est  à  ce  que  le  sentiment  religieux  a  toujours  fait 
le  fond  de  sa  nature,  et  que  son  patriotisme  même  le  plus 
égaré  n'a  jamais  tout  à  fait  dépouillé  son  caractère  national  : 
le  signe  de  la  Vierge  gravé  sur  son  armure,  et  le  nom  de  Jésus- 
Christ  imprimé  dans  son  âme? 

Ah!  M.  F.,  si  le  patriotisme  polonais  si  trempé  de  foi,  de 
jiiété,  de  catholicisme,  pouvait  un  moiuefit  se  méconnaître  et 
oublier  sa  propre  histoire,  il  n'aurait  qu'à  se  regarder  lui- 
même  aujourd'hui  tel  qu'il  se  produit  au  grand  jour  dans  sa 
spontanéité  })ropre  et  avec  son  caractère  natif.  Ecoutez  :  en- 
tendez-vous ces  chants  qu'apportent  de  loin  à  vos  oreilles 
d'exilés  les  brises  embaumées  de  la  patrie  :  «  Seigneur  Dieu, 


308  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

«  rends-7ioi/s  la  liberté,  rends-nous  la  patrie  !  »  Qui  chante 
en  chœur  et  comme  une  seule  voix  cette  invocation  patrio- 
tique? La  Pologne  ;  la  Pologne  qui  veut  revivre  et  qui  revivra. 
Mais  cette  prière,  où  la  chante- t-elle  ?  Dans  l'église,  dans  la 
maison  de  Dieu,  dans  le  temple  catholique.  Ainsi  fait  la  Po- 
logne, la  vraie,  la  catholique  Pologne.  Elle  ne  se  déchire  plus 
de  ses  mains  dans  des  discordes  intestines,  pour  garder  un 
fantôme  d'indépendance  factice;  elle  ne  couvre  plus  de  son 
sang  la  poussière  de  l'Europe,  pour  retrouver  sur  des  champs 
de  bataille  le  chemin  de  la  patrie  ;  elle  ne  prend  plus  même  les 
armes,  pour  briser  son  joug  et  ressaisir  sa  liberté.  Que  fait-elle 
donc  PU  ne  seule  chose,  elle  prie!...  La  voyez-vous  d'ici  la  Po- 
logne en  deuil,  agenouillée,  suppliante,  pleine  de  force,  de  rési- 
gnation et  d'espérance?  elle  prie;  et  dans  cette  attitude,  elle 
apparaît  à  ses  ennemis  mille  fois  plus  redoutable  que  dans  la 
gloire  de  ses  combats  :  elle  est  comme  l'auguste  Reine  invo- 
quée par  sa  prière,  plus  teiTible  qiCune  armée  qui  se  range 
en  bataille. 

Ainsi  le  patriotisme  éclate,  dans  une  même  et  universelle 
manifestation,  avec  l'enthousiasme  religieux.  Au  milieu  de  cet 
unanime  élan  de  la  grande  âme  polonaise  reparaissant  dans 
toute  sa  majesté,  voyez  :  il  n'y  a  plus  de  divisions;  il  n'y  a  plus 
de  parti  ;  il  n'v  a  qu'un  peuple  ;  il  n'y  a  plus  que  des  Polonais  ; 
il  n'y  a  plus  que  cette  couleur  où  disparaissent  toutes  les  cou- 
leurs, la  couleur  noire;  il  n'y  a  plus  que  des  âmes  qui  prient 
la  même  prière,  qui  souffrent  la  ménie  douleur,  qui  pleurent 
les  mêmes  larmes,  et  portant  le  même  deuil  appellent  de  la 
même  espérance  la  même  résurrection  et  la  même  délivrance. 
Ah!  voilà  la  Pologne  vivante,  actuelle;  la  Pologne  que  je  salue 
avec  amour  de  toute  mon  àme  française,  patriotique,  chré- 
tienne et  apostolique.  Or  je  me  demande,  quel  est  le  ressort 
profond  de  ce  mouvement  prodigieux,  la  vie  intime  de  ce 
patriotisme,  et,  si  je  puis  le  dire,  l'âme  de  cette  âme?  Et  je 
me  réponds,  et  vous  êtes  forcés  tous  de  répondre  avec  moi  : 
La  religion,  le  catholicisme  coulant  à  pleins  bords  au  cœur  de 
la  patrie  polonaise. 

Mais  j'ai  iiâto   de  revenir  à  notre   patriarche  trop   long- 


LE  PRINCE  ADAM  (  ZARTORYSKI.  309 

temps  oublié;  laissez -moi  vous  montrer  comment  dans  sa 
grande  âme,  comme  dans  l'âme  même  de  la  Pologne,  ces 
deux  choses  se  sont  trouvées  harmonieusement  unies  :  reli- 
gion et  patrie,  catholicisme  et  patriotisme;  et  comment  cette 
féconde  union,  qui  fut  la  conviction  et  la  pratique  de  sa  vie, 
fut  aussi  la  leçon  de  sa  mort,  et  le  testament  laissé  par  l'héri- 
tier de  l'ancienne  Pologne  aux  héritiers  de  la  Pologne  nou- 
velle. 

Possédé  qu'il  était  de  l'ambitiou  de  restaurer  la  gran- 
deur et  de  préparer  l'avenir  de  la  Pologne,  et,  comme  tel,  jeté 
dans  le  mouvement  des  choses  politiques  et  nationales,  on  eût 
pu  croire  que  cette  grande  préoccupation  de  sa  vie  lui  faisait 
subordonner  tout  aux  intérêts  directs  de  la  patrie,  même  la 
religion.  Ce  n'était  pas  ainsi  que  l'entendait  ce  grand  patriote, 
qui  fut  aussi  un  grand  chrétien.  Lui-même  a  révélé  sur  ce 
point  ce  secret  de  son  âme,  dans  une  lettre  où  son  patrio- 
tisme chrétien  se  traduit  par  ces  remarquables  paroles  : 

a  Je  suis  parfaitement  d'avis  que  le  catholicisme  ne  doit 
«  pas  dépendre  et  émaner  de  l'amour  de  la  patrie,  mais  bien 
«  le  patriotisme  avoir  sa  source  dans  T amour  de  Dieu;  entre 
«  ces  deux  devoirs  pris  séparément,  nous  trouverons  le  même 
(c  rapport  que  celui  qui  existe  entre  le  temps  et  l'éternité. 
«  Mais  ces  deux  obligations  ne  doivent,  grâce  à  Dieu,  et  ne 
«  peuvent  être  prises  séparément  ;  j'ai  la  ferme  conviction 
«  qu'elles  sont  inséparables.  Et  pourquoi  donc,  eu  vérité, 
«  admettre  la  possibilité  d'une  séparation  ?  Qu'elles  nous  gui- 
ce  dent  à  jamais  réunies  dans  nos  cœurs;  en  embrassant  toute 
«  la  sublimité  du  but  de  la  religion,  suivons  toutes  ses  ten- 
«  dances  et  usons  de  son  appui,  tout  en  consacrant  nos  efforts 
«  et  nos  moyens  hinnains  à  l'amour  de  la  patrie  terrestre. 
«  Par  ce  contact  et  celte  union  si  noble  et  si  légituiie,  la- 
c(  niour  de  la  patrie  se  puiifiera  et  se  sanctifiera  toujours  da- 
«   v.uitage  '.  » 

Ce  témoignage  peut  tenir  lieu  de  beaucoup  d'autres,  que  le 
temps  me  force  de  supprimer,  et  démontre  la  cotiviclion  per- 

*  Lettre  à  M.  l'abbé  Jelowiclii, 


310  LE  PRLNCE  ADAM  CZARTORYSK[. 

soiiiielle  de  notre  patriote  chrétien  sur  l'inséparable  union 
de  ces  deux  choses  qu'il  rapprochait  souvent  dans  ses  dis- 
cours :  Religion  et  Patrie;  l'Eglise  et  la  nationalité;  Dieu  et 
la  Pologne.  Ces  deux  idées  ne  le  quittaient  jamais  :  elles  se 
répondaient  dans  son  âme,  comme  deux  voix  de  Dieu  ;  elles 
faisaient  le  concert  intime  de  sa  pensée  politique  et  religieuse. 
Cette  belle  harmonie  qu'il  entendait  dans  son  âme,  il  la  faisait 
passer  dans  sa  parole  ;  et  il  était  rare  qu'il  fît  dans  un  discours 
une  glorification  de  la  Pologne,  ou  qu'd  donnât  à  ses  amis 
un  conseil  patriotique,  sans  y  joindre  un  hommage  à  la  reli- 
gion, et  sans  y  mêler  avec  le  nom  de  Dieu  le  souvenir  de  cette 
Providence  dont  le  nom  revenait  si  souvent  sur  ses  lèvres, 
parce  que  l'image  en  était  si  profondément  empreinte  dans  son 
âme.  Et  sa  religion ,  remarquez-le  bien,  n'était  pas  ce  senti- 
mentalisme religieux  qui,  chez  beaucoup  de  chrétiens  de  ce 
temps,  est  toute  la  religion  et  tout  le  christianisme;  il  aimait 
l'Eglise,  il  aimait  la  papauté,  et  il  aimait  la  Vierge  Marie  :  trois 
signes  authentiques  d'un  vrai  christianisme.    «  Nous  autres 
«  Polonais,  disait-il  souvent,  nous  autres  Polonais,  nous  som- 
«   mes  par  tradition  et  par  conviction  les  fils  inséparables  et 
«   fidèles  de  l'Éghse.  »  Il  avait,  comme  fils  de  la  Pologne  et  de 
l'Eglise,  un  dévoùment  sans  bornes  pour  l'auguste  chef  de  la 
catholicité.  Il  écrivait  dans  un  épanchement  tout  intime  ces 
paroles  qui  témoignaient  vis-à-vis  dn  Saint-Siège,  du  dévoù- 
ment des  Polonais  et  du  sien  en  particulier  :  «  Combien  les 
«  Polonais  seraient  heureux  s'ils  pouvaient  entrer  dans  les 
«   rangs  des  défenseurs  du  Saint-Siège;  le  Pape  ne  peut  douter 
«   de  nos  sentiments,  il  sait  que  chacun  de  nous  se  lèverait  à 
«   son  premier  appel.  »  Et  tout  récemment  encore  son  filial 
amour  adressant  au  Saint-Père  une  lettre  de  condoléance,  lui 
demandait  trois  bénédictions  :  une  pour  la  patrie,  une  pour 
sa  famille,  une  pour  lui-même.  Son  âme,  aussi  religieuse  qu'elle 
était  patriotique,  ne  se  limitait  jamais  aux  horizons  du  temps, 
elle  ouvrait  devant  elle  les  éternelles  perspectives;  elle  s'élevait 
toujours  de  la  patrie  de  la  terre  à  la  patrie  du  ciel,  de  la  Pologne 
à  Dieu  ;  et  il  invoquait  des  prières  et  encore  des  prières,  at- 
tendant de  ces  prières  deux  choses  qu'il  demandait  sans  cesse  : 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKl.  3H 

la  soumission  à  la  volonté  de  son  Dieu,  etlesalut  de  sa  chère 
Pologne.  Oui,  toujours  Dieu  et  toujours  la  Pologne!  Écoutant 
de  loin  les  bruits  qui,  dans  ces  derniers  temps,  lui  venaient  de 
Varsovie,  son  àme  y  répondait  par  des  échos  profonds.  Ces 
chants  et  ces  gémissements  de  la  patrie  en  deuil  semblaient 
grandir  avec  la  distance  en  retentissant  au  cœur  de  l'exilé  ;  ils 
remuaient  jusqu'au  plus  intime  de  sa  vie  ces  deux  fibres  qui 
n'avaient  pas  cessé  de  vibrer  en  lui,  depuis  que  son  âme  jeune 
encore  avait  entendu  pour  la  première  fois  ces  deux  mots 
harmonieux  :  Religion  et  Patrie.  Ces  émotions,  toutes  pleines 
d'une  patriotique  et  religieuse  ivresse,  le  pénétraient  si 
profondément,  qu'on  peut  croire  que  sa  santé,  déjà  chance- 
lante, en  reçut  des  ébranlements  qui  ont  avancé  sa  mort.  Ces 
deux  sentiments  qui  éclataient  en  Pologne  avec  une  si  prodi- 
gieuse puissance,  debordiiient  dans  son  àme  et  semblaient  trop 
forts  et  trop  surabondants  pour  la  frêle  organisation  du  vieil- 
lard au  déclin. C'est  alorsque,  ramassant  toutes  les  forces  qu'il 
puisait  dans  son  patriotisme  et  sa  foi,  il  essaya  de  répondre  du 
fond  de  l'exd  aux  démonstrations  de  la  patrie,  dans  un  dis- 
cours qui  demeurera  comme  l'un  des  plus  beaux  monuments 
de  son  cœur  de  patriote  et  de  son  âme  de  chrétien.  Dans  ce 
discours  qui  devait'^étre  pour  lui  un  suprême  discours,  il  disait 
en  parlant  de  la  nouvelle  attitude  de  la  Pologne  :  «  C'est  en 
«  lui-même,  c'est  dans  sa  foi  que  le  pays  puise  aujourd'hui  sa 
«  force.  Les  manifestations  de  la  vie  nationale  dont  nous  avons 
«  été  témoins,  portent  en  elles  quelque  chose  Ae surnaturel... 
«  J'ai  prononcé  le  mot  surnaturel^  et  je  le  maintiens.  Quand 
«  un  peuple  entier  se  levant  comme  un  seul  homme  a  assez  de 
«  lumière  et  de  force  pour  atteindre  à  une  telle  hauteur,  on 
«  doit  reconnaître  dans  un  tel  fait  le  doigt  de  Dieu  et  l'action 
«  de  la  Providence...  »  Puis  vers  la  fin  de  son  discours,  ravi 
d'admiration  et  entrant  dans  une  sorte  de  j)atriotique  extase, 
comme  si  tout  à  couj)  la  j)atrie  lui  eût  aj)pî«ru  dans  la  ma- 
jesté de  son  malheur  et  dans  1" auréole  de  sa  foi,  le  noble  vied- 
lard,  saluant  de  loin  la  Pologne  sur  la  hauteur  où  il  la  con- 
templait comme  une  surnatinelle  vision,  laissait  échapper  ces 
paroles  qu'il  adressait  à  la  fois,  et  à  sa  patrie  comme  un  der- 


312  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

nier  hommage,  et  à  l'émigration  comme  un  dernier  conseil 
de  son  cœur  polonais  :  «  Ne  descends  pas,  ô   ma  nation, 
«  de  cette  hauteur  sur  laquelle  les  peuples  et  les  puissants 
u  sont  forcés  de  te  respecter.    En   y  restant  tu  ne  perdras 
«  jamais  de   vue    le  but   de  tes  espérances,   et  tu  pourras 
«  t'en  approcher  plus  sûrement.   Au  miheu  de  tes  cruelles 
«  douleurs,   rejette  les  tentations  de  la  colère  ;  ne  t'abaisse 
a  pas  à    des    combats   indignes  de    toi,   et  qui  ne  feraient 
«  qu'accroître    tes    maux  ,    si   même   ils    ne    consommaient 
«   pas    entièrement    ta  ruine.   Souviens-toi   qu'il    faut   plus 
«  d'héroïsme  pour  aller  à  la  mort  en  découvrant  sa  poitrine 
<  que  pour   défendre  sa  vie,  le   glaive  à   la  main.  La  plus 
«   grande  force,  sur  cette  terre,  consiste  à  ne  pas  tenir  à  la 
(f  vie.  Avoir  cette  force,  et  en  même  temps  être  doux  et  gé- 
«  néreux,  étranger  à  toute  idée  de  vengeance,  à  tout  projet 
«  de  nuire  même  à  son  ennemi,  c'est  la  vertu  par  excellence 
«  et  la  véritable  raison  politique.  Ferme  surtout  ton  cœur  à 
«  l'orgueil  ;  car  il  abaisse  et  avilit  les  mouvements  les  plus 
«  nobles  ;  mais  sache,  ô  peuple  polonais,  que  c'est  dans  l'élé- 
«   vation  de  tes  sentiments,  dans  la  grandeur  de  tes  vertus, 
«  que  résident  et  ta  force  actuelle  et  tes  espérances  pour  l'ave- 
«  nir.   Le  martyre  pour  la  foi  et  la  patrie  annonce  toujours 
M  la  victoire;  car  il  élève  la  victime  également  devant  Dieu  et 
«  devant   les  hommes,  et  couvre  de  honte  son  bourreau.  Il 
«   n'est  pas  donné  aux  hommes  de  prévoir  les  événements, 
«  surtout  quand  les  faits  dont  nous  sommes  témoins  sont 
«   d'un  ordre  aussi  élevé.   C'est  la  Providence  qui  a  aujour- 
«  d'hui  éclairé  et  inspiré  la  nation  c'est  d'elle  que  nous  de- 
«  vous  attendre  le  secouis,  et  ce  secours  ne  nous  manquera 
a  pas  * .  » 

Ces  nobles  et  solennelles  paroles  semblaient  le  dernier  chani 
du  cygne,  tant  elles  avaient  de  suave  harmonie,  tant  elles 
étaient  pleines  de  cette  majesté  sereine  et  de  cette  mélancoli- 
que espérance,  qui  étaient  devenues  comme  le  fond  de  son 
àme  d'exilé.  Que  ce  fût  le  dernier  cri  public  de  son  cœur  pa- 

•  Discours  du  prince  Adam  à  la  réunion  polonaise  du  3  mai  <86< . 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKl.  343 

triotique,  il  en  avait  sans  doute  le  pressentiment,  quand  il 
disait  dans  ce  même  discours  :  «  Je  ne  sais  s'il  me  sera  donné 
«  encore  de  vous  entretenir  en  ce  lieu.  »  On  eût  dit  que  Dieu 
lui  avait  révélé  son  heure.  Ces  paroles  laissèrent  dans  le 
cœur  de  tous  une  impression  de  va^ue  tristesse  et  d'inexpri- 
mable vénération.  Le  patriarche  avait  paru  cette  fois  plus 
grand  et  plus  vénérable  que  jamais.  On  l'eût  volontiers  com- 
paré au  vieillard  Siméon  murmurant  son  Nunc  diinittis.  Mais 
lui,  n'avait  pas  vu  le  jour  du  saint  ;  il  n'en  avait  salué  que  l'es- 
pérance. On  pouvait  plutôt  voir  en  lui  ce  qu'un  assistant 
croyait  y  voir  en  effet,  ce  jour-là  :  un  autre  patriarche  plus 
grand  encore,  Moïse  montrant  de  loin  la  terre  promise,  et 
près  de  mourir  avant  d'y  entrer  lui-même. 

Il  allait  bientôt  mourir  en  effet  ;  et  à  mesure  qu'il  ;ippro- 
chait  du  terme,  son  âme  toujours  religieuse  et  toujours  chré- 
tienne sentait  croître  en  elle  les  attractions  divines.  Jaloux  de 
défendre  contre  le  regard  des  hommes  le  mystère  de  Dieu,  il 
gardait  sa  piété  dans  son  cœur  comme  en  un  sanctuaire.  Tou- 
jours profondément  attaché  à  sa  religion  et  à  sa  foi,  il  ne  la 
laissait  éclater  au  dehors  que  dans  des  heures  plus  solen- 
nelles. Aussi,  quand  vint  pour  lui  la  plus  solennelle  des  heures, 
toute  la  religion  et  toute  la  piété  de  sa  vie  semblèrent  se  re- 
cueillir et  faire  explosion  devant  sa  mort.  Le  prince,  à  cette 
grande  heure  de  la  vie,  ne  parut  pas,  comme  tant  d'autres 
chrétiens,  un  baptisé  se  souvenant  de  son  baptême,  quelques 
jours  avant  son  jugement.  Sa  foi  n'élait  pas  une  tardive  lueur 
venant  éclairer  les  ombres  de  la  vieillesse;  ce  n'était  pas  non 
plus  une  fleur  poussée  dans  les  ruines  de  l'âge  mùr  pour  em- 
baumer les  derniers  jours  ;  non  ;  c'était  une  foi  longue,  fortifiée 
par  le  malheur,  grandie  avec  les  jours,  et  qui  se  manifestait 
tout  entière  au  déclin  pour  embellir  sa  mort  et  lui  donner  à 
l'heure  suprême  une  suprême  beauté.  Il  ne  se  convertissait 
pas,  il  se  sanctifiait  de  plus  en  plus  ;  il  ne  se  changeait  pas,  il 
se  transfigurait.  Quand  il  assistait  à  la  messe,  et,  dans  ses 
derniers  temps,  il  y  assistait  tous  les  jours,  c'était  toujours 
avec  des  larmes  :  douces  et  pieuses  larmes,  qu'il  semblait 
timidement  rougir  de  répandre,  heureux  pourtant  qu'il  était 


314  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI. 

de  les  mêler  avec  ses  prières,  pour  le  salut  de  la  Pologne  et  le 
bonheur  des  siens^,  au  sang  du  sacrifice  ! 

Averti  par  ces  pressentiments  qui  sont  comme  des  éclairs  de 
Dieu  entr'ouvrant  l'éternité,  il  n'attendit  pas  les  défaillances 
de  son  corps  pour  mettre  un  ordre  achevé  dans  les  affaires 
de  son  âme.  Il  n'eut  pas  même  besoin  d'être  prévenu  par  la 
maladie,  cette  messagère  de  la  mort.  Lui-même  fit  appeler  un 
samt  et  savant  prêtre,  digne  par  son  âme  et  son  cœur  de 
toucher  à  cette  grande  âme  et  à  ce  noble  cœur'.  Sous  le  coup 
des  premières  atteintes  du  mal,  on  l'entendait  dire  et  redire 
souvent  :  «  Seigneur,  que  votre  volonté  soit  faite  1  »  Cette  parole 
est  sortie  de  son  cœur  et  a  remué  ses  lèvres  à  toutes  les  phases 
de  sa  maladie;  elle  lui  donna  ce  qu'il  y  a  de  plus  beau  après 
le  dévoùment  et  la  vertu  dans  la  vie,  la  placidité  et  le  calme 
devant  la  mort.  Il  avait  une  préoccupation  pourtant  :  il  dési- 
rait satisfaire  à  la  justice;  il  lui  paraissait  qu'il  ne  souffrait  pas 
assez,  et,  en  même  temps,  il  se  plaignait  de  ne  pas  savoir  souf- 
frir. Même  après  soixante- dix  ans  de  services,  il  ne  trouvait 
pas  ses  jours  assez  |)leins,  ni  ses  travaux  assez  méritoires  ;  car 
il  lui  semblait  qu'ils  ne  lui  avaient  rien  coûté.  Simple  dans 
toute  sa  vie,  il  le  fut  jusqu'au  bout.  Quand  on  lui  annonça 
l'heure  pour  les  derniers  sacrements  et  les  dernières  prières 
de  l'Église,  il  ne  dit  que  ce  mot  si  grand  de  simplicité  chré- 
tienne :  «  Je  suis  prêt;  »  et  il  suivit  le  mystère  du  sacrement 
et  le  sens  des  prières  avec  une  foi  sereine  et  un  respect  atten- 
dri. Sentant  la  mort  venir,  il  signa  de  sa  propre  main  ses  vo- 
lontés dernières  ;  et,  comme  Jacob  mourant  sur  la  terre  étran- 
gère, il  bénit  tous  ses  enfants  et  avec  eux  la  famille  entière 
inchnée  sous  sa  main  de  patriarche.  Et  puis  après  toutes  ces 
bénédictions  descendues  sur  les  siens,  au  milieu  des  prières, 
des  larmes  et  de  la  douleur  résignée  de  tous,  le  vieillard 
parut  faire  un  suprême  effort  ;  il  se  souleva  sur  sa  couche,  et, 
étendant  autant  qu'il  put  sa  main  défaillante,  et  semblant 
chercher  du  regard  la  patrie  absente,  il  dit  :  «  Je  bénis  la  Po- 
logne. -»  Son  visage ,  quand  il  pronon  ça  ces  mots,  prit  une 

♦  LeR.  P.  Gratrv. 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI.  315 

expression  céleste  et  une  sorte  de  majesté  plus  qu'humaine. 
Ce  fut  un  spectacle  et  un  moment  sublimes.  «  Prions  pour  la 
Pologne,  »  dit  l'un  des  assistants;  et  tous  prosternés  disaient 
avec  le  grand  patriote  mourant ,  pour  la  patrie  on  deuil  : 
Pater-  noster —  «  Amen,  Amen,  dit  le  vieillard.  Saint  Casimir, 
priez  pour  nous;  Vierge  Marie,  auguste  reine  de  la  Pologne  , 
priez  pour  nous.  »  Jusqu'à  la  dernière  heure  et  jusqu'au 
dernier  souffle,  il  priait  ;  et  son  âme,  dans  un  dernier  soupir, 
s'envola  sur  les  ailes  de  cette  prière  qui  portait  à  Dieu  le 
nom,  le  souvenir  et  les  malheurs  de  la  patrie. 

Ainsi  ces  trois  choses  que  nous  avons  unies  dans  notre 
discours,  parce  qu'elles  le  furent  dans  la  vie  du  prince  Adam, 
se  retrouvaient  ensemble  autour  de  son  dernier  soupir,  pour 
l'environner  de  consolation,  de  grandeur  et  d'espérance  :  la 
Famille ,  la   Religion  ,    la  Patrie. 

Il  est  mort  le  grand  homme,  héritier  et  continuateur  de  son 
illustre  famille.  11  est  mort  le  grand  citoyen,  serviteur  infati- 
gable de  sa  noble  et  chère  patrie.  Il  est  mort  le  grand  chré- 
tien laissant  dans  sa  vie  et  dans  sa  mort  un  exemple  de  loi, 
de  religion  et  de  piété  catholique,  plus  cher  encore  aux  siens 
que  son  illustration  de  grand  homme  et  de  grand  patriote. 
Il  est  mort  le  patriarche  de  l'émigration,  l'ange  conducteur 
de  vos  pérégrinations  sur  la  terre  étrangère  ;  et,  je  le  puis  dire 
aujourd'hui  sur  sa  tombe,  il  est  mort  votre  roi  de  l'exil  !  El 
vos  larmes  que  je  vois  couler  sur  vos  visages,  et  la  pieuse 
émotion  qui  saisit  tous  vos  cœurs,  semblent  me  dire  :  Arrê- 
tez ;  nous  n'avons  plus  qu'à  verser  sur  sa  mémoire  nos  prières 
avec  nos  larmes  :  c'est  assez  de  paroles!... 

Oui,  M.  F.,  c'est  assez;  c'est  trop  peut-être;  et  pourtant 
il  ne  se  peut  que  je  ne  vous  fasse  entendre,  avant  de  unir, 
quelques  échos  de  sa  voix  d'outre-tombe  :  car  quoique  déjà 
mort,  je  le  puis  dire,  il  vous  parle  encore  :  Dcfunctus  adhuc 
loquitar. 

Tout  mort  illustre  laisse  d'ordinaire,  après  lui,  un  testa- 
ment digne  de  lui.  Donc  devant  cette  grande  mémoire,  tout 
près  encore  de  son  dernier  soupir,  écoutons  ce  que  le  prince 
Adam,  héritier  de  sa  famille  et  de  sa  j)atrie,  lègue  à  sa  ta- 


346  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKl.  . 

mille  et  à  sa  patrie,  pour  les  continuer  l'une  et  l'autre,  et  leur 
assu  rer  leur  patrimoine  de  l'avenir.  Je  ne  parle  pas  du  testament 
intime  qu'il  a  légué  en  particulier  dans  une  parole  d'amour 
à  chacun  de  ceux  qu'il  aimait.  Tous  ceux  qui  ont  eu  le  bon- 
heur de  vivre  près  de  son  cœur  et  d'en  hériter  à  ses  derniers 
jours  un  mot  suprême,  gardent  scellé  dans  le  fond  de  leur 
âme  par  le  respect  et  la  reconnaissance  ce  legs  de  sa  ten- 
dresse. En  dehors  de  ces  testaments  tout  personnels,  il  en  a 
laissé  deux  autres,  un  testament  domestique  et  un  testament 
public  ;  l'un  à  la  famille,  l'autre  à  la  patrie;  l'un  et  l'autre, 
fidèle  reflet  de  lui-même,  et  unissant  encore  ces  trois  choses 
saintes  et  pures  si  unies  dans  sa  vie  et  jusque  dans  sa  mort,  la 
Famille,  la  Religion  et  la  Patrie. 

Ecoutez,  M.  F.,  prêtez  l'oreille,  pour  entendre  ces  paroles 
d'intimité  domestique  que  je  fais  sortir  pour  votre  édification 
du  sanctuaire  réservé  de  la  famille  : 

«  En  état  de  santé  et  d'entière  liberté  d'esprit,  je  mets  par 
(f  écrit  mes  dernières  pensées  et  dispositions. 

«<  I.  —  Je  mourrai  comme  j'ai  vécu  dans  la  foi  chrétienne 
«  de  l'Eglise  universelle,  apostolique  et  romaine.  Je  quitte- 
«  rai  cette  vie  mortelle ,  soumis  à  la  volonté  et  confiant  dans 
a  la  miséricorde  de  mon  Créateur.  Avant  tout,  je  recommande 
«  à  mes  enfants  de  rester  fidèles  à  la  sainte  foi  de  nos  pères  ; 
«  d'être  toujours  bons  catholiques  et  bons  Polonais,  dévoués 
«  de  cœur  et  d'action  à  leur  religion  et  à  leur  patrie,  et  d'in- 
rt  culquer  les  mêmes  principes  et  les  mêmes  sentiments  à  leurs 
«  descendants. 

«  II.  —  Depuis  bien  des  générations,  notre  famille  a  été 
«  citée  pour  la  concorde  qui  régnait  parmi  ses  membres.  Ja- 
«  mais  dissentiment  marquant  ne  troubla  leur  union.  Je  con- 
«  fie  cette  tradition  de  famille  à  mes  enfants,  afin  qu'ils  la 
«  transmettent  intacte  à  ceux  qui  viendront  après  eux.  w 

Je  m'arrête —  Je  ne  veux  pas  soulever  davantage  le  rideau 
discret  qui  doit  voiler  les  choses  de  la  famille  ;  et  je  n'ose 
produire  au  dehors,  de  crainte  d'en  altérer  le  parfum,  ces 
mots  de  religieuse  tendresse  qu'il  lègue  dans  ce  testament 
domestique  à  chacun  des  siens,  et  surtout  à  la  noble  com- 


LE  PRINCK  ADAM  CZARTORYSkI.  317 

pagne,  à  qui  son  amour  et  sa  vertu  firent  dans  sa  vie  ce 
bonheur  rare,  même  parmi  les  licureux,  un  bonheur  de 
phis  de  quarante  ans,  et  qui  garde  de  hii  après  sa  mort  un 
héritage  de  souvenir  qui  est  encore  une  féhcité. 

Mais  ce  que  je  dois  rappeler  ici,  comme  la  plus  haute  ex- 
pression de  lui-même,  comme  la  plus  solennelle  manifeslation 
de  sa  pensée,  et  comme  le  plus  grand  héritage  que  laisse  à  la 
patrie  polonaise  le  patriarche  de  l'émigration,  c  est  son  tes- 
tament politique  :  monument  immortel  qui  demeurera  dans 
l'histoire  marqué  au  caractère  d'une  originale  grandeur  : 
chef-d'œuvre  de  sa  vertu,  de  sa  sagesse,  de  son  patriotisme 
et  de  sa  foi,  où,  traçant  à  ses  deux  dignes  fils  '  et  à  son  digne 
neveu',  avec  une  force  si  douce,  leur  poste  respectif  dans  le 
grand  œuvre  de  l'émigration,  et  laissant  à  tous  la  pensée 
constante  qui  en  doit  être  l'âme,  la  lumière  et  la  force,  il 
termine  par  ces  paroles  déjà  connues  de  vous,  mais  que  je  ne 
me  refuse  pas  la  consolation  de  vous  redire  encore  : 

«  Avec  un  profond  sentiment  d'humilité  et  d'attendrisse- 
«  ment,  je  remercie  Dieu  de  m'avoir  permis  de  vivre  jusqu'à 
«  un  moment  où  l'avenir  de  ma  nation  commence  à  s'éclair- 
«  cir  après  un  siècle  d'incertitudes.  J'ai,  dans  ma  longue 
«  existence,  acquis  la  conviction  que  toutes  les  fois  que  la 
«  main  de  Dieu  s'est  appesantie  sur  nous,  ce  n'était  pas  pour 
«  nous  perdre,  mais  pour  nous  rendre  meilleurs.  Espérons 
«  donc  dans  sa  miséricorde;  espérons  dans  l'intercession  de 
«  notre  Reine  céleste  ;  et  dans  chacun  do  nos  actes,  ayons  plu- 
'(  tôt  en  vue  le  triomphe  éternel  que  ce  qui  semble  promettre 
«   un  succès  passager. 

«  Que  votre  volontésoit  fait<^,  Seigneur  Dieu  tout-puissant!  »i 

M.  F.,  après  de  telles  paroles,  oserai-je  vous  parler  encore, 
et  vous  dire,  avant  de  descendre,  un  mot  de  mon  àme  con- 
vaincue et  de  mon  cœur  dévoué?  Au  nom  du  grand  prince 
que  nous  pleurons,  au  nom   de  la  patrie  qui  vous  regarde, 

•  Le  prince  Ladislas  et  le  prince  Wilold. 

*  Le  comte  Zamoyski. 


348  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKl. 

au  nom  de  l'Église  qui  vous  encourage  et  vous  applaudit, 
ah  I  je  vous  crie  du  fond  de  mon  âme  ;  ou  plutôt  non , 
ce  n'est  pas  moi,  c'est  lui  qui  vous  parle  encore  et  qui, 
par  ma  voix,  vous  crie  du  fond  de  son  tombeau  :  «  Po- 
lonais, une  nouvelle  Pologne  se  révèle  plus  belle  et  plus 
grande  encore  que  l'ancienne  :  c'est  la  Pologne  de  la  puis- 
sance morale  et  de  la  force  catholique.  Suivez  les  nouveaux 
sentiers  qu'elle  vous  ouvre  devant  vous,  prenez  les  nouvelles 
armes  qu'elle  met  dans  vos  mains  ;  «  cherchez  avant  tout  avec 
elle,  le  royaume  de  Dieu  et  sa  justice,  et  tout  le  reste  vous  sera 
donné  :  Quœrite primuin  regnum  Dei,  et  hœc  omnia  adjicientur 
vobis\  Cherchez  la  vérité,  non  le  succès;  la  vertu,  non  le 
triomphe.  Mieux  vaut  la  défaite  par  la  vérité  que  le  succès 
par  la  force.  La  force  passe,  la  vérité  demeure;  la  force  se 
brise,  et  souvent  dans  la  main  de  celui  qui  l'emploie  ;  la  vé- 
rité ne  se  rompt  pas,  elle  ne  périt  pas,  et  elle  garde  pour  faire 
triompher  la  justice  une  énergie  toujours  jeune  et  une  puis- 
sance toujours  féconde.  Succomber  en  défendant  le  vrai, 
succomber  en  défendant  le  bien,  ce  n'est  pas  réellement  la 
défaite,  c'est  l'ajournement  de  la  victoire;  et  la  servitude  elle- 
même  soufferte  pour  la  justice  annonce  l'affranchissement  et 
prophétise  la  liberté.  Sachez-le  bien,  il  y  a  pour  une  nation, 
comme  pour  un  homme,  un  malheur  plus  grand  que  celui 
de  perdre  sa  liberté,  c'est  le  malheur  de  perdre  sa  vertu. 
11  n'y  a  pour  l'un  et  l'autre  qu'une  décisive  victoire,  le  triom- 
phe par  la  dignité  humaine  et  la  supériorité  morale.  Cette 
victoire  sera  la  vôtre,  et  elle  sera  pour  vous  le  salut;  elle  ou- 
vrira la  grande  ère  de  votre  liberté,  et  elle  élèvera  la  Pologne 
à  l'apogée  de  sa  gloire.  Oui,  la  victoire  parla  vertu,  la  déli- 
vrance par  la  vérité,  voiià  l'idéal  de  la  nouvelle  Pologne;  et 
dans  la  vie  politique  comme  dans  la  vie  individuelle,  on  peut 
vous  dire  cette  parole  du  divin  Libérateur  :  «  Si  c'est  moi  qui 
vous  délivre,  moi  la  vérité,  moi  la  justice,  moi  la  sainteté,  moi 
le  Fils  de  Dieu,  alors  vous  serez  vraiment  libres  :  Si  Filius 
liberaverltvos,  tune  vere  liberi  eritis- .  » 

*  i»/a«ft.,,vi,  33. 
"  3oan.,  vjii,  36. 


LE  PRINCE  ADAM  CZAUTORYSKI.  319 

Et  pour  garder  avec  la  vérité,  la  justice  et  la  sainteté,  cette 
puissance  irrésistible  d'affranchissement,  savez-vous  ce  qu'il 
faut?  Il  vous  faut  la  foi,  l'espérance  et  l'amour,  et  comme 
leur  fruit  généreux,  le  sacrifice. 

Oui,  la  foi,  une  foi  ardente,  opiniâtre,  invincible;  j'en- 
tends non-seulement  la  foi  surnaturelle  à  la  parole  de  votre 
Dieu;  j'entends  la  foi  nationale  à  la  justice  de  votre  cause; 
une  foi  entière,  une  foi  absolue,  qui  vous  fasse  dire  aujour- 
d'hui, demain  et  toujours  au  fond  d'une  incorruptible  cons- 
cience, cette  parole  que  laissait  naguère  échapper  un  cœur 
polonais  amant  passionné  de  sa  patrie  :  «  Pour  nous,  le  juste 
est  le  juste,  le  droit  est  le  droit,  le  bien  est  le  bien,  le  vrai  est 
le  vrai.  »  Vous,  Polonais,  vous  y  croyez;  vous  y  croyez  tous; 
vous  y  croyez  en  plein;  ah!  oui,  vous  avez  la  foi  patriotique, 
comme  vous  avez  la  foi  catholique  ;  vous  avez  foi  à  la  vérité, 
foi  à  la  vertu,  foi  à  la  justice,  foi  à  la  résurrection  de  votre 
nationalité  et  à  l'immortalité  de  votre  droit.  Gardez-la  tous, 
cette  inaltérable  foi  :  et,  avec  la  foi,  gardez  l'espérance. 

Oui,  l'espérance;  une  indomptable  espérance.  Regarder 
d'un  œil  fixe  le  but  qu'il  faut  atteindre,  point  central  de 
toutes  vos  aspirations  patriotiques,  brillant  au  bout  de  la  car- 
rière dans  une  auréole  de  justice  ;  le  regarder  toujours,  même 
à  travers  les  orages  comme  l'étoile  de  la  Pologne;  et  puis 
l'attendre;  que  dis-je?  le  poursuivre  avec  une  persévérance 
que  rien  ne  limite,  et  s'il  le  faut,  comme  le  prince  Adam 
lui-même,  avec  une  espérance  longue  comme  sa  longue  vie, 
et  cette  volonté  de  soixante-dix  ans  qui  en  fut  le  miracle  et 
l'honneur. 

Oui,  la  charité,  la  charité  patiente  et  bonne;  l'amour  que 
rien  n'irrite,  et  dans  son  inaltérable  douceur  mille  fois 
plus  fort  que  toutes  les  colères.  Ah!  ne  l'oubliez  jamais-, 
la  colère  ne  produit  pas,  elle  détruit  ;  la  haine  est  stérile, 
l'amour  seul  est  fécond;  alors  surtout  que  trempé  dans  la 
souftrance,  il  produit  ce  qui  est  dans  l'àme  humaine  le  germe 
de  toute  fécondité  et  le  ressort  de  toute  puissance,  le  sacrifice. 

Oui,  le  sacrifice,  sans  lequel  sur  la  terre  rien  ne  vit,  rien 
ne  produit,  rien   ne  se  sauve.  Le  sacrifice,  ah!  voilà,  voilà 


320  LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKi. 

pour  vous  la  parole  fatidique;  c'est  le  mot  de  la  délivrance 
et  de  la  résurrection  ;  c'est  la  souveraine  puissance  de  la 
Pologne  ;  la  puissance  du  sacrifice  et  la  puissance  du  martyre 
qui  est  le  terme  du  sacrifice  !...  Votre  patrie  a  pris  elle-même 
dans  sa  main  héroïque  cette  arme  céleste  trempée  dans  le 
sang  du  Christ;  et  armée  de  cette  force  elle  ne  peut  plus 
périr.  Car,  dit  un  de  vos  grands  poètes  :  «  Celui  qui  meurt  dans 
a  l'amour  et  le  sacrifice,  à  l'heure  du  martyre,  transmet  son 
(c  âme  à  ses  frères  ;  à  chaque  jour,  à  chaque  heure,  enseveli 
tc  vivant,  il  grandit  dans  sa  tombe  '.  » 

Voilà  l'avenir,  parce  que  voilà  le  triomphe  ;  et  voilà  le 
triomphe  parce  que  voilà  la  force  et  la  puissance.  Mais  pour 
conserver  en  vous  cette  puissance  et  cette  force  qui  assure  le 
triomphe  et  garantit  l'avenir,  que  faut-il  faire?  Une  seule 
chose  :  garder  votre  âme  et  votre  cœur,  votre  âme  chrétienne, 
votre  cœur  catholique  ;  toucher  de  cette  âme  l'âme  de  l'Église, 
et  de  ce  cœur  [le  cœur  vivant  de  la  catholicité;  et,  s'il  le  faut, 
rompre,  rompre  tout  pacte  avec  l'iniquité  ;  fut-ce  l'iniquité 
couronnée  par  la  victoire,  fut-ce  l'iniquité  glorifiée  par  le 
succès.  Oui,  repoi  sser  sans  faiblesse  et  sans  peur  tous  les 
pactes  sacrilèges  et  toutes  les  alliances  impossibles  :  voilà 
ce  qu'il  faut,  vous  dis-je  ;  hors  de  là,  pour  la  Pologne,  il  n'y 
a  pas  de  salut  ;  il  ne  peut  pas  y  en  avoir.  Prenez  garde ,  le 
moment  peut  venir,  et  il  n'est  peut-être  pas  loin,  où  les  Po- 
lonais de  l'émigration  auraient  à  choisir  entre  l'un  de  ces 
deux  partis  :  marcher  avec  la  religion  et  l'Eglise,  ou  marcher 
avec  l'impiété  et  la  révolution.  Entre  ces  deux  partis  pouvez- 
vous  hésiter?  Non,  mille  fois,  non;  l'hésitation  serait  ab- 
surde, anti-patriotique,  anti-nationale;  elle  serait  votre  ab- 
dication même. 

Ah!  sur  cette  grande  question  qui  prime  pour  vous  toutes 
les  questions,  le  chef  de  l'émigration  s'est  prononcé.  J'en 
atteste  les  dernières  paroles  qu'il  vous  a  léguées  comme  le 
secret  de  sa  grande  âme ,  et  comme  la  lumière  de  votre 
avenir;  et  qui,   parmi  vous,  pourrait  désavouer   son   chef, 

*  Poète  anonyme. 


LE  PRINCE  ADAM  CZARTORYSKI.  321 

et  refuser  ce  mot  d'ordre  de  vos  futurs  combats?  Que  dis-je  ? 
la  patrie  elle-même  s'est  prouoncée  ;  elle  a  inauguré  la  lutte 
régénératrice  ;  elle  a  commencé  de  son  propre  mouvement 
le  grand  combat  de  l'avenir  ;  le  combat  de  la  patience  victo- 
rieuse et  de  la  douceur  triomphante  ;  non  le  combat  où  l'on 
donne  la  mort,  mais  celui  où  on  la  reçoit  ;  non  le  combat 
où  l'on  tue,  mais  le  combat  où  l'on  meurt  :  elle  a  renié  le 
meurtre,  elle  a  embrassé  le  martyre.  Suivez-la  sur  cette 
route  tracée  tout  ensemble,  et  par  les  dernières  gouttes  de 
son  sang  et  par  les  dernières  paroles  de  votre  chef;  c'est  la 
route  du  salut,  c'est  le  chemin  de  la  résurrection  :  à  cette 
condition,  Czartoryski  vous  crie  du  fond  de  son  tombeau, 
comme  le  patriarche  aux  enfants  d'Israël  :  Après  ma  mort. 
Dieu  vous  visitera  :  Post  mortem  ineam  Deus  i'isisitabit  vos  . 
vous  reverrez  la  patrie,  et  vous  remporterez  avec  vous  mes 
ossements  de  cette  terre  de  mon  exil  :  Asportate  ossa  mea 
^'obisciun  de  loco  isto  '. 

J.  FÉLIX. 


♦  Genèse,  t,  23. 


LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

EN  ARABIE 

D'APRÈS  LES  NOUVEAUX   BOLLANDISTES 

(second  article) 

II 

LES   PREMIERS  APÔTRES   DE   l'ARABIE. 

«  Jésus  étant  né  en  Bethléem  de  Juda  ,  aux  jours  du  roi 
Hérode,  voici  que  les  Mages  vinrent  d'Orient  à  Jérusalem,  et 
ils  disaient  :  Où  est  le  roi  des  Juifs  qui  vient  de  naître  ?  car 
nous  avons  vu  son  étoile  en  Orient,  et  nous  sommes  venus 
l'adorer,  w 

Ainsi  commence,  au  chapitre  ii  de  saint  Matthieu,  ce  mer- 
veilleux récit  de  l'adoration  des  Mages,  qui  unit  à  la  grâce 
majestueuse  et  touchante  dont  il  est  empreint,  le  privilège  sin- 
gulier d'avoir  tout  ensemble  servi  de  sujet  aux  conceptions  poé- 
tiques les  plus  charmantes,  et  de  texte  aux  discussions  les  plus 
variées  de  l'exégèse  historique.  Tandis  qu'un  saint  Ambroise, 
un  saint  Ephrem ,  notre  poète  Prudence  chantaient  la  foi  de  ces 
Sages  de  l'Orient  et  saluaient  en  elle  les  prémices  de  la  foi  de 
l'univers  ;  que  plus  tard  les  divers  épisodes  de  leur  voyage 
miraculeux  défrayaient  nos  Mystères  du  moyen  âge  ou  inspi- 
îaient  les  hymnographes  du  temps,  les  commentateurs  recher- 
chaient à  grands  frais  d'érudition   et  avec    une  gravité  qui 


LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME  EN  ARABIE.  3Î3 

nous  paraît  puérile ,  quel  météore  avait  guidé  les  Mages,  de 
quel  nom  nous  devions  les  appeler ,  et  s'il  fallait  voir  en 
eux  des  Rois  ou  simplement  des  Sages.  —  Je  n'essayerai 
point  de  justifier  une  science  qui  aurait  pu,  dira-t-on,  s'appli- 
quer à  des  sujets  plus  utiles  ,  comme  si  l'on  pouvait  oublier 
qu'elle  n'en  négligeait  aucun.  Mais  de  toutes  les  questions  dont 
les  érudits  d'une  certaine  époque  se  préoccupèrent  à  propos 
des  Mages,  il  en  est  une  qui  a  donné  lieu  à  tant  de  travaux 
sérieux,  que  pour  celle-là  je  veux  demander  grâce  aux  dédains 
de  notre  siècle  :  c'est  celle  du  pays  d'où  ils  étaient  venus  * . 
Est-ce  donc  en  effet  une  question  si  frivole  que  celle  de  savoir 
quels  furent  les  peuples  appelés  du  milieu  des  ombres  et  des 
entraves  du  paganisme,  pour  reconnaître  les  premiers  la  Lu- 
mière et  le  Libérateur  du  monde  ?  n'est-ce  donc  pas,  pour  une 
nation,  un  titre  de  noblesse  de  pouvoir  revendiquer  les  pré- 
mices de  cette  loi  nouvelle  qui  transforma  l'univers  ?  Cette 
destinée  n'est  certes  pas  sans  grandeur,  et  il  faut  bien  admettre 
qu'il  y  a  quelque  philosophie  à  en  étudier  les  origines. 

Mais  si  l'on  veut  absolument  faire  abstraction  de  ces  points 
de  vue  élevés,  on  ne  peut  encore  s'empêcher  de  reconnaître 
que  la  science  a  recueilli  des  bénéfices  nets  de  ces  discussions 
prétendues  inutiles.  Il  serait  injuste  de  nier,  par  exemple,  que 
des  points  fort  délicats  de  géographie  ancienne  ou  d'ethno- 
logie n'aient  été  mis  en  lumière  par  les  critiques  des  siècles 
passés,qui,  pour  déterminer  le  pays  des  .Mages,  étudiaient  avec 
soin  le  caractère  des  nations  asiatiques,  analysaient  les  histo- 
riens et  les  géographes  de  l'antiquité,  et  nous  préparaient,  sur 
les  textes  les  plus  obscurs,  ces  concordances  importantes  dont 
nous  bénéficions  aujourd'hui.  Pour  déposer  tout  doute  à  cet 
égard,  il  suffit  de  lire  les  quelques  colonnes  que  le  P.  Carpen- 
ticr  a  consacrées  à  l'étude  de  ce  problème  historique.  On  est 
surpris  de  voir  à  combien  de  questions  intéressantes  d'érudi- 
tion il  faut  qu'il  touche  afin  d'établir  son  opinion. 


*  Frédéric  Spanheim  écrivait  vers  le  milieu  du  xvii*  siècle,  en  commençant  un 
long  chapitre  sur  la  patrie  do  Jub  :  Non  plus  de  paradisi  sede  aut  de  magorum 
PATBU,  quant  de  Jobi  illa  est  disccptatum.  {Hist.  Jobi,  c.  in.) 


32i  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

D'après  lui,  la  patrie  des  Mages  fut  l'Arabie.  Ces  Sages  de 
l'Orient,  auxquels  saint  Césaire  d'Arles  paraît  avoir  le  premier 
attribué  le  titre  de  Rois,  n'étaient  probablement  que  des  chefs 
de  tribus  et  ils  appartenaient  à  cette  nation  mixte  des  Naba- 
téens,  établie  dans  la  péninsule  sinaïtique  et  composée  d'un 
mélange  de  Chaldéens  et  d'Iduméens.  Dès  lors,  on  le  pressent, 
le  culte  des  astres  en  Arabie,  l'introduction  du  magisme  et  i'é- 
tudede  la  sagesse  parmi  ces  peuples,  sont  autant  de  faits  à  éta- 
blir comme  éléments  de  démonstration,  et  la  critique  ne  peut 
en  décliner  la  discussion.  A  ces  raisons,  déjà  proposées  par  le 
P.   Patrizzi  dans  son  grand  ouvrage  sur  les  Évangiles  '  ,   le 
P.  Carpentier  ajoute  encore  une  preuve  philologique.  A  s'en 
tenir,  en  effet,  au  récit  de  saint  Matthieu,  la  langue  des  Mages 
fut  entendue  à  Jérusalem  ;  or  ,  on  sait  que  l'idiome  nabatéen 
n'était  qu'un  dialecte  araméen  ,  assez  peu  différent  du  syro- 
chaldaïque,  parlé  dans  la  Palestine  au  début  de  l'ère  chré- 
tienne.   D'ailleurs   nul   peuple    à    cette   époque   n'avait   des 
relations    plus    fréquentes    avec    la    Judée ,     où     son    in- 
fluence commerciale  s'était  peu  à  peu  substituée  à  celle  des 
Sabéens. 

Tel  est  l'exposé  rapide  des  motifs  sur  lesquels  le  P.  Carpen- 
tier appuie  son  sentiment.  On  aura  lieu  sans  doute  de  s'éton- 
ner que,  dans  cette  discussion,  il  ait  tenu  peu  de  compte  des 
traditions  juive  et  chrétienne  qui,  s'appuyant  sur  les  prophé- 
ties de  David  et  d'Isaïe ,  ont  vu  dans  ces  princes  de  l'Arabie 
des  grands  de  Saba  ,  de  Madian  et  d'Epha,  au  lieu  de  limiter 
exclusivement  leur  patrie  à  l'Arabie  Pétrée.  Peut-être  trou- 
vera-t-on  même  que  le  savant  boUandiste  a,  sans  le  vouloir, 
subi  l'influence  de  son  sujet  et  cédé  à  sa  prédilection  pour 
les  origines  chrétiennes  de  l'Arabie.  Il  est  certain  cependant 
que  ses  conclusions,  prises  en  général,  sont  conformes  à 
l'opinion  des  docteurs  les  plus  autorisés  ;  comme  saint 
Justin,  par  exemple  ,  qui  par  son  origine  moitié  grecque, 
moitié  samaritaine,  ses  longs  voyages  et  le  temps  où  il  a  vécu, 


*  Ht  Evangeliis,  1.  III,  p.  313. 


EN  ARABIE.  325 

fut  plus  en  mesure  que  tout  autre  de  recueillir  sur  ce  point 
les  traditions  aulhentiqiies.  Enfin,  si  dans  un  sujet  où  les  faits 
surtout  sont  appelés  à  décider,  les  raisons  de  convenance  pou- 
vaient avoir  quelque  valeur,  je  ferais  observer  que  la  race 
arabe  était  issue  en  partie  d'Abraham  par  Ismaël,  et  qu'elle 
avait  ainsi  quelque  droit  à  recevoir  la  première,  dans  les  ténè- 
bres de  son  idolâtrie,  la  vérité  et  la  paix  que  le  Fils  de  la  Pro- 
messe apportait  au  genre  humain  réconcilié. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  priorité  dans  la  foi,  dont  la  gran- 
deur relève  surtout  de  l'économie  surnaturelle,  on  ne  peut 
douter  historiquement  que  l'Arabie,  à  raison  de  sa  situation 
géographique,  n'ait  entendu  de  bonne  heure  les  bruits  nais- 
sants de  l'Évangile.  Assis  aux  portes  de  la  Judée  sur  trois  points 
à  la  fois,  comment  en  effet  les  Arabes  de  Damas,  ceux  du  désert 
et  de  l'antique  Idumée  ,  n'eussent -il  point  ressenti  le  contre- 
coup de  la  grande  révolution  religieuse,  qui,  après  s'être 
agitée  trois  ans  sur  les  rives  du  Jourdain,  au  point  de  préoccu- 
per Rome,  venait  enfin  de  prendre  l'essor  et  de  jeter,  en  face 
de  la  S}inagogue  déconcertée,  les  bases  de  la  société  nouvelle  ? 
pense-t-on  d'ailleurs  que  les  colonies  juives,  dispersées  dans 
toute  l'étendue  de  la  péninsule  arabique,  ne  se  soient  point 
émues  aux  étranges  récits  ,  que  la  renommée  leur  apportait, 
des  prodiges  et  des  prétentions  du  merveilleux  personnage 
qui  remuait  la  Judée  et  s'y  donnait  pour  le  Messie  prophé- 
tisé par  leurs  pères  ?  Car  il  n'est  pas  croyable  que  ce  Maître  , 
dont  la  doctrine  et  la  grâce  n'avaient  point  eu  leurs  pareilles  ; 
que  ce  Fds  de  Dieu  ,  qui  recueillait  sur  ses  pas  tant  de  béné- 
dictions et  tant  de  haines,  ait  pu  contenir  sa  renommée  dans 
l'étroite  enceinte  de  la  Palestine,  et  que  le  bruit  de  ses  œuvres 
n'ait  pas  retenti  jusqu'au  fond  du  désert.  Aussi,  lorsque  les 
Juifs  arabes  assistent  à  Jérusalem,  avec  une  foule  d'étrangers 
de  tous  les  pays,  au  miraculeux  début  de  la  prédication  évan- 
gélique,  s'ils  cherchent  à  s'expliquer  la  vertu  surprenante  de 
cette  parole,  une  et  multiple  à  la  fois,  ils  ne  témoignent  aucune 
surprise  des  événements  rappelés  ytar  saint  Pierre.  Ce  sont  des 
faits  notoires,  présents  à  tous  les  esprits  ;  et  ceux  d'entre  eux  qui 
embrassent  la  foi  ne  demandent  pas  qu'on  les  instruise  sur 


326  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

le  motif,  mais  uniquement  sur  la  pratique  de  leur  conversion  ' . 
Rentrés  dans  leur  patrie,  les  premiers  fidèles  confirmèrent 
sans  doute,  autant  par  l'exemple  de  leur  vie  que  par  le  témoi- 
gnage de  leur  parole,  la  vérité  des  événements  qu'ils  n'avaient 
jusque-là  connus  que  par  la  renommée,  et  jetèrent  ainsi  dans 
l'Arabie  les  premières  semences  de  la  foi. 

Enfin  l'âge  apostolique  a  commencé.  Les  apôtres  se  par- 
tagent l'univers,  et,  pendant  deux  siècles,  eux  et  les  disciples 
qu'ils  ont  formés  de  leurs  mains,  vont  sous  tous  les  cieux 
connus  annoncer  la  bonne  nouvelle  et  fonder  des  Eglises. 
Personne  n'ignore  qu'à  l'exception  du  siège  de  Rome  et  des 
côtes  occidentales  de  l'Asie,  les  origines  chrétiennes,  chez  tous 
les  peuples  de  l'ancien  monde,  sont  enveloppées  d'obscurité. 
Pressés  d'évangéliser  toute  la  terre,  préoccupés  d'organiser 
partout  les  premiers  éléments  des  sociétés  chrétiennes,  les 
apôtres  n'avaient  en  effet  ni  le  souci  ni  le  loisir  de  rédiger 
leurs  mémoires.  Les  Eglises  particulières  ne  songèrent  elles- 
mêmes  à  écrire  leur  histoire  que  lorsqu'elles  furent  définitive- 
ment établies;  mais  déjà  plus  d'une  génération  peut-être 
s'était  écoulée,  la  tradition  avait  subi  l'outrage  du  temps;  et, 
jalouse  de  se  donner  des  ancêtres  illustres,  chaque  chré- 
tienté revendiquait  la  gloire  d'avoir  vu  les  apôtres  et  reçu 
d'eux  le  sacrement  et  la  foi.  De  là  ces  désaccords  perpétuels 
entre  les  anciens  monuments  de  l'histoire  ecclésiastique,  ces 
simultanéités  de  présence  affectées  au  même  personnage  dans 
des  régions  fort  différentes,  ces  dates  inconciliables  et  ces  au- 
torités contradictoires  parmi  lesquelles  il  est  quelquefois  im- 
possible à  la  plus  fine  critique  de  découvrir  et  d'affirmer  la 
vérité.  Mais  il  n'est  pas  croyable  à  quel  point  ces  difficultés 
se  compliquent  dans  l'histoire  des  origines  chrétiennes  de 
l'Arabie.  Si  les  traditions  écrites  de  nos  Éghses  occidentales 
n'offrent  pas  toujours  des  garanties  suffisantes,  la  comparai- 
son qu'on  en  peut  faire  avec  celles  de  l'Orient  permet  du 
moins  d'établir  des  conjectures  vraisemblables,  et  de  s'arrê- 


*  His  autem  auditis,  corapuncti  sunt  corde,  et  dixerunt  ad  Petrura Quid 

faciemus,  viri  fratres?  (^Act.,  c  ii,  v.  37.) 


EN  ARABIE.  3Î7 

1er  aux  probabilités  les  mieux  établies.  Mais  à  quoi  se  ré- 
soudre lorsqu'il  n'existe  absolument  aucun  monument  na- 
tional, et  que  pour  cette  période  de  l'histoire  chrétienne  de 
l'Arabie,  nous  n'avons  d'autre  ressource  que  l'autorité  des 
écrivains  grecs  et  syriens?  Ajoutez  que,  réduits  sur  la  géogra- 
phie arabe  à  des  notions  fort  imparfaites  et  dans  tous  les  cas 
très-différentes  des  nôtres,  ces  auteurs  donnent  aux  contrées 
dont  ils  parlent  des  dénominations  indécises  qui  sont  pour 
nous  la  source  des  plus  étranges  confusions.  On  sait,  en 
effet,  que  quelques  géographes  anciens  s'étaient  imaginé 
que  le  continent  asiatique,  au  lieu  de  se  prolonger  vers  l'O- 
rient, s'arrétant  aux  limites  alors  connues  des  Indes,  se  re- 
pliait de  nouveau  vers  le  sud  pour  venir,  par  un  long  circuit, 
se  souder  à  l'Afrique.  Cette  erreur,  soutenue  d'abord  par  Hip- 
pnrque,  al^andonnée  par  Strabon  et  Pline,  et  plus  tard  renou- 
velée par  Ptolémée,  tendait  à  faire  considérer  toutes  les  côtes 
extrêmes  de  l'Océan  indien,  assimilé  de  la  sorte  à  une  véri- 
table Méditerranée,  comme  appartenant  à  un  même  conti- 
nent. De  là,  dans  la  détermination  des  pays  les  plus  divers, 
les  plus  regrettables  homonymies.  C'est  ainsi  que  pour 
Philostorge"',  Théophane-,  Théophylacte  Simocatta%  et  plu- 
sieurs autres  déjà  mentionnés  par  M.  Wright',  les  Homérites 
deviennent  des  Indiens.  L'Ethiopie  elle-même  n'échappe 
point  à  cette  vague  dénomination,  et  doit  faire  partie  toute 
entière  de  ces  Indes  indéfinies  \  D'autre  part,  Hérodote*'  et 
Strabon  '  placent  dans  l'extrémité  méridionale  de  l'Arabie, 
c'est-à-dire  dans  l'ancien  Yémen  ,  une  Ethiopie  orientale  ou 
d'Asie. Il  est  vrai  que  le  golfe  la  sépare  de  l'Ethiopie  proprement 
dite;  mais  Strabon  n'est  pointarrètéparcette  barrière  naturelle. 


♦  Philost.,  1.  II,  c.  VI.  —  Ilisl.  Eccl  Phot. 
'  An.  .Tr.  INfund.  6064. 

'  Hist.,l.  III,  11.13  2,  Bonn,  18.14. 

*  Earlij  Cbrisddnilij,  p.  29. 

•  Inoiam  omnem  plagam  ^filhiopiiT  accipimus.  —  Servius.  Géorg.^  ii,  416.  — 
Cf.  Procope,  de  A^dific.,  1.  VI;  I.udolf.,  Htst.  A-llhiop. 

•  Liv.  VII. 
'  Liv.  I. 


328  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

et  persiste  à  y  voir  les  deux  branches  d'une  même  nation'. 
On  se  figure  aisément  quelle  confusion  peuvent  engendrer 
ces  diverses  acceptions  d'un  même  terme.  Elles  nous  exposent 
à  faire  voyager  un  personnage  historique  dans  trois  pays  à  la 
fois,  suivant  que  les  sources  où  l'on  puisera  auront  donné 
à  la  même  contrée  trois  noms  différents.  Les  plus  doctes  s'y 
sont  trompés  :  Ludolf^  etPagi^  y  ont  trouvé  des  difficultés 
insolubles.  Mais  ce  qui  paraît  plus  surprenant,  c'est  que  As- 
sémani,  aidé  dans  l'étude  spéciale  des  origines  chrétiennes  de 
l'Orient  par  la  connaissance  qu'il  avait  des  monuments  sy- 
riaques et  arabes,  n'ait  pas  su  se  prémunir  contre  ce  danger. 
On  dirait  qu'il  est  jaloux,  pour  l'honneur  de  l'Arabie,  d'en- 
voyer l'un  après  l'autre,  dans  cette  contrée,  presque  tous 
les  apôtres  ;  et,  d'après  lui,  il  ne  faudrait  pas  compter  moins 
d'une  douzaine,  tant  d'apôtres  que  de  disciples,  parmi  les 
premiers  prédicateurs  de  la  foi  chez  les  Arabes.  Ce  catalogue 


'  Cette  opinion,  qui  nous  paraît  si  peu  soutenable,  aujourd'hui  que  les  siècles 
ont.  plus  profundément  marqué  les  nuances  de  race,  s'explique  facilement  si  l'on 
remonle  aux  origines.  Ludolf  a  établi  que  le  royaume  d'Abyssinie  fut  fondé  par 
une  colonie  venue  de  la  péninsule  arabique,  et  cette  opinion,  communément 
reçue,  a  servi  de  fondement  à  une  conjecture  fort  ingénieuse  de  M.  Caussin  de 
Perceval,  qui  me  paraît  fournir  l'explication  de  la  dénomination  des  deux  Éthio- 
pies.  Il  est  certain  que  deux  peuples  fort  différents  d'origine,  mais  connus  sous 
la  même  dénomination,  occupèrent  ensemble  pendant  plusieurs  siècles  la  contrée 
méridionale  de  l'Arabie.  L'un,  de  race  chamite,  était  issu  de  Baba,  fils  de  Couch; 
l'autre,  de  race  sémite,  issu  de  Saba,  fils  de  Jectan.  L'un  et  l'autre  pouvaient  donc 
s'appeler  Sabéens.  Toutefois,  ils  étaient  fort  distingués  l'un  de  l'autre  dans  la 
langue  hébraïque,  où  le  nom  de  Saba,  fils  de  Couch,  s'écrit  par  un  samech  (s)  et 
celui  de  Saba,  fils  de  Jectan,  par  un  schin  (cli),  d'où  l'on  devrait  régulièrement 
appeler  ce  dernier  Chaba  et  non  Saba.  Les  écrivains  sacrés  ne  les  confondent 
jamais:  dans  David,  par  exemple,  Ps.  lxxi,  3,  10,  les  Éthiopiens,  les  rois  de 
Chaba  et  ceux  de  Saba  sont  parfaitement  distincts.  Or,  cette  double  appellation 
cesse  avec  Isaïe,  et  après  ce  prophète  on  ne  rencontre  plus  dans  la  liible  que  le 
nom  des  Sabéens  sémites  ou  de  Chaba.  Que  s'était-il  donc  passé  ,  sinon  que  les 
Sabéens  couchistes  avaient  franchi  le  golfe,  et  quitté  l'Arabie  pour  y  fonder  une 
nouvelle  branche  d'Éthiopiens?  11  n'est  pas  dès  lors  étonnant  qu'on  ait  attribué 
quelquefois  à  la  contrée  qu'ils  avaient  habitée  le  nom  de  leur  nouvelle  patrie. 
D'ailleurs,  il  est  vraisemblable  qu'ils  n'émigrèrent  pas  tous  du  même  coup,  et  que 
pendant  quelque  temps  la  même  branche  se  trouva  répartie  moitié  en  Ethiopie, 
moitié  en  Arabie. 

•  Comm.  in  Hist.  ^thiop.,  p.  76,  Bonn. 

*  Ad  Ann.  327,  n.  H  et  suiv. 


1 


EN  ARABIE.  329 

abondant  peut  enrichir  sans  doute  le  trésor  pieux  des  tradi- 
tions populaires,  mais  la  saine  critique  ne  saurait  s'en  con- . 
tenter.  Le  P.  Carpentier  a  pris  à  tache  de  remettre  à  l'épreuve 
d'une  discussion  exempte  de  préjugés  les  litres  respectifs  sur 
lesquels  on  a  voulu  établir  toutes  ces  missions  diverses.  Lais- 
sant à  l'avenir  l'examen  de  la  prétendue  mission  en  Arabie  de 
ceux  des  apùtres  dont  l'histoire  trouvera  sa  place,  suivant 
l'ordre  du  calendrier,  dans  les  futurs  volumes  des  Acta,  l'au- 
teur se  borne  à  discuter  l'apostolat  des  saints  Matthieu  et 
Barthélémy,  des  disciples  Adéeet  Maris  et  du  diacre  Philippe. 
On  trouvera  peut-être  bien  sévère  le  savant  bollandiste  qui 
réduit  encore  ce  nombre;  et  cependant  quelle  part  le  diacre 
Philippe  eut-il  jamais  à  la  conversion  de  l'Arabie  Heureuse  en 
baptisant  l'eunuque  de  Candace,  reine  de  Nubie,  que  Assé- 
mani  a  fait  à  tort  régner  sur  les  Homérites? 

La  mission  de  saint  Adée  et  de  saint  Maris  dans  l'intérieur  de 
l'Arabie  n'a  guère  de  fondements  plus  solides.  Amrou,  écrivain 
arabe  du  xiv^siècle,  conduit,  il  est  vrai,  jusqu'à  Nedjrân,  Maris, 
disciple  de  saint  Adée;  mais  Amrou,  simple  rapporteur  d'un 
autre  historien  arabe  du  xii''  siècle,  Maris,  fils  de  Salomon, 
renchérit  évidemment  sur  son  original,  comme  le  prouve  la 
citation  empruntée  à  ce  dernier  auteur  par  Assémani  lui- 
même'.  Klie  de  Damas,  auteur  du  ix*"  siècle,  qui  se  borne  à 
dire  que  les  saints  Adéeet  Maris  j)réchèrent  la  foi  sur  les  con- 
fins de  l'Arabie,  mérite  donc  plus  de  confiance,  et  sur  son  té- 
moignage on  peut  croire  que  ces  deux  saints  personnages 
évangélisèrent  quelques  contrées  de  l'Arabie  déserte. 

L'apostolat  de  saint  Mathieu  s'appuiera-t-il  du  moins  sur 
des  preuves  moins  contestables?  faul-il  admettre,  avec  le 
Ménologe  de  l'empereur  Basile,  que  l'Ethiopie,  généralement 
reconnue  comme  la  carrière  évangélique  de  cet  apôtre,  n'est 
autre  que  l'Arabie  Heureuse?  Ainsi  pensait  Assémani,  grâce 
à  un  faux  supposé  qu'il  avait  emprunté  àXillemont  ;  à  savoir  : 
que  l'Ethiopie  d'Afrique  n'avait  reçu  la  foi  (|ue  de  saint  Fru- 
mence.  Depuis  longtemps  déjà  le  P.  Stilting  a  fait  justice  de 

'  Uihl.  orient.,  t.  111,  pari,  ii,  p.  22. 


330  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

cette  erreur  et  montré  combien  Ludolf  avait  eu  raison  de  re- 
garder saint  Matthieu  comme  le  premier  apôtre  de  la  Nubie'. 
Reste  donc  saint  Barthélémy.  Devrons-nous  encore  effacer 
son  nom  de  l'histoire  des  origines  chrétiennes  en  Arabie? 
cette  nation  aiabe,  fille  d'x4.braham,  placée  si  près  du  ber- 
ceau de  la  foi,  aura-t-elle  été  moins  heureuse  que  les  contrées 
lointaines  de  l'aurore  ou  du  couchant,  et  ne  pourra-t-elle 
nommer  aussi  son  apôtre?  Car  après  tout,  il  ne  s'agit  pas  seu- 
lement de  savoir  si  un  saint  Matthieu  ou  un  saint  Thomas,  se 
hâtant,  à  travers  ses  déserts,  de  gagner  l'Ethiopie  ou  le  litto- 
ral de  la  Perse,  lui  firent  en  passant  l'aumône  delà  parole  de 
Dieu.  Mais  a-t-elle  été  comprise  dans  ce  premier  partage  du 
monde  que  les  apôtres  avaient  fait  à  leur  zèle  ?  C'est  là  en 
effet  un  privilège  suffisant  à  lui  seul,  malgré  les  ténèbres  qui 
couvrent  l'histoire  de  cette  contrée,  pour  la  rendre  digne 
d'une  page  honorable  dans  les  annales  de  l'Eglise,  et  lui  mé- 
riter de  l'historien  un  intérêt  d'autant  plus  vif  que  son  apos- 
tasie la  fit  tomber  de  plus  haut.  Or,  on  lit  dans  Rufin,  au 
livre  x"  de  son  histoire,  que  lorsque  les  apôtres  se  partagè- 
rent le  monde  pour  j  prêcher  l'Evangile,  la  Perse  échut  à 
saint  Thomas,  l'Ethiopie  à  saint  Matthieu,  et  que  pour  saint 
Barthélémy,  le  sort  désigna  Vlnde  citérieure,  voisine  de  l E- 
thiopie.  La  plupart  des  écrivains,  trompés  par  la  synonynie 
géographique,  assurés  d'ailleurs,  comme  on  ne  saurait  en 
douter,  que  saint  Barthélémy  avait  en  effet  porté  son  zèle 
jusqu'aux  Indes  orientales,  ont  pensé  qu'il  ne  fallait  point 
chercher  ailleurs  la  région  assignée  à  son  apostolat.  Mais  si 
l'on  tient  compte  des  acceptions  diverses  de  l'Inde  ancienne, 
que  je  rappelais  plus  haut,  on  ne  tarde  pas  à  s'apercevoir 
que  cette  conclusion  n'est  que  le  résultat  d'un  malenten- 
du. Comme  il  demeure  en  effet  acquis  à  l'histoire,  après  la 
démonstration  du  P.  Stilting,  que  l'Ethiopie,  évangélisée  par 
saint  Matthieu,  ne  peut  être  que  l'Ethiopie  d'Afrique,  il  est 
impossible  dès  lors  de  voir  dans  Vlnde  citérieure  dont  parle 
ici  Rufin  et  qu'il  dit  être  voisine  de  cette  contrée,  autre  chose 

'  Acia  SS.,  t.  VI,  sept.,  p.  206  et  suiv. 


EN  ARABIE.  334 

que  l'Arabie  méridionale  elle-même,  dans  laquelle  Strabon, 
à  raison  précisément  de  cette  proximité,  avait  placé,  nous 
l'avons  dit,  une  seconde  Ethiopie.  Rufin,  d'ailleurs,  s'expli- 
que lui-même  avec  une  clarté  qui  exclut  tous  les  doutes,  en 
ajoutant  aussitôt  que  entre  la  Perse  de  saint  Thomas,  c'est-à- 
dire  les  contrées  orientales  du  royaume  des  Parthes,  et  l'Inde 
citérieure  de  saint  Barthélémy,  s'étend  bien  loin  vers  l'O- 
rient Vlnde  ultérieure,  peuplée  de  nations  fort  diverses  d'ori- 
gine et  de  langage  :  «  Autemps de  Constantin,  continue-t-il, 
Métrodore  pénétra  jusqu'à  l'extrémité  de  ces  Indes  orien- 
tales, qui  n'avaient  point  encore  reçu  la  foi.  »  Et  Cédrénus, 
parlant  à  son  tour  de  la  même  expédition,  dit  expressément 
que  le  philosophe  persan,  avide  d'enrichir  ses  connaissances, 
alla  consulter  les  brahmanes  indiens.  Qui  ne  voit  que  ces  don- 
nées géographiques  seraient  absolument  inintelligibles  dans 
l'hypothèse  qui  persisterait  à  désigner  l'Inde  brahmanique 
comme  la  carrière  du  premier  apostolat  de  saint  Barthélémy? 
Tout  au  contraire  s'explique  aisément  lorsqu'on  prend  l'Inde 
citérieure  de  Rufin  pour  l'Arabie  Heureuse.  Entre  elle  et  la 
Perse  orientale  se  développe  en  effet  tout  le  littoral  que  les 
anciens  regardaient  comme  faisant  partie  des  Indes  propre- 
ment dites,  et  que  Pline  fait  commencer  dès  le  rivage  du  golfe 
Persique  '.  C'est  bien  dans  l'Arabie  Heureuse  qu'il  faut 
chercher  ces  Indiens,  appelés  par  l'arien  Philostorge  du  nom 
de  Sabéens  et  à' Homérites,  et  que  saint  Barthélémy,  dit-il, 
convertit  à  Jésus-Christ.  Ce  sont  ces  Indiens  que  le  Catalogue 
apostolique,  faussement  attribué  à  saint  Dorothée  d'Antioche, 
surnomme  Heureux,  et  parmi  lesquels,  d'après  le  même  mo- 
nument, Barthélémy  avait  laissé  un  exemplaire  de  l'Evangile 
de  saint  Matthieu  écrit  dans  la  langue  origuiale.  Un  siècle  plus 
tard,  le  philosophe  Pantene,  traversant  l'Arabie,  pour  se 
rendre  aux  Indes  par  l'ordre  de  l'évêque  Déuiélrius,  devait  y 
retrouver  ce  précieux  manuscrit,  témoin  du  passage  de  l'a- 
pùtre.  Si  plus  tard,  comme  l'histoire  en  fait  foi,  saint  Barthé- 
lémy passa  aux  Indes,  ce  ne  fut  qu'après  avoir  accompli  en 

'  Pline,  li\ .  VI,  c.  xx. 


âââ  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

Arabie  la  mission  apostolique  pour  laquelle  il  avait  été  comme 
officiellement  choisi.  C'est  de  ce  rivage,  fécondé  par  les 
prémices  de  son  zèle,  qu'il  gagna  l'extrême  Orient  pour  re- 
monter ensuite,  par  le  royaume  de  Perse,  jusqu'en  Arménie 
où,  suivant  l'opinion  commune,  il  accomplit  son  martyre. 

Tels  sont  en  substance  les  principaux  arguments  du  P.  Car- 
pentier  sur  cette  question  depuis  longtemps  débattue.  Je  dois 
me  contenter  de  les  exposer,  en  laissant  aux  historiens  de 
profession  le  soin  d'en  discuter  la  valeur. 

D'après  cette  opinion,  l'Arabie  aurait  donc  aussi  son  apôtreg; 
Ses  origines  chrétiennes  se  rattacheraient  à  cette  primitive  et 
universelle  mission  de  l'âge  apostolique.  Il  est  même  digne  de 
remarque  que  le  pavs  spécialement  consacré  par  le  zèle  de 
saint  Barthélémy  eût  été  cette  Arabie  Heureuse,  où  le  christia- 
nisme suscita  toute  une  légion  de  martyrs  et  trouva  son  der- 
uier  boulevard. 

Pendant  que  le  midi  recevait  ainsi  la  lumière,  les  tribus 
du  nord,  groupées  autour  de  la  Judée,  ne  restaient  point  in- 
sensibles à  son  influence,  qui  rayonnait  des  premiers  centres 
chrétiens  fondés  en  Palestine  et  en  Svrie.  L'intérêt  seul  les 
eût  empêchées  de  s'y  pouvoir  soustraire.  Un  instant  suspendu 
par  crainte  des  Romains,  le  mouvement  commercial  n'avait 
point  en  effet  tardé  à  reprendre  sa  marche  avec  l'établissement 
définitif  du  peuple  conquérant.  Saint  Jérôme  nous  représente 
encore  de  son  temps  la  citéd'Hébron  comme  l'un  des  marchés 
les  plus  fréquentés  de  l'Asie  occidentale*.  Au  lieu  célèbre  du 
Térébinthe,  près  de  Sichem,  l'affluence  était  peut-être  plus 
considérable  encore.  On  y  voyait  de  tous  les  points  de  la  Pa- 
lestine, de  la  Phénicie,  de  l'Arabie,  s'y  réunir  annuellement 
une  multitude  de  chrétiens,  de  païens  et  de  juifs.  Dans  ces 
relations  intimes,  dans  cette  communication  rnutuelle  de  con- 
fiance et  de  projets  qu'amène  nécessairement  la  réciprocité 
des  intérêts,  l'Arabe  pouvait-il  ne  rien  sentir  de  ce  souffle 
chrétien  qui  remuait  autour  de  lui  tout  l'ancien  esprit  et 
changeait  toutes   les  mœurs,   au  moment  surtout  où  la  foi 

*  Comment.  inJerem.,  c.  xxxi,  et  in  Zachar.^c.  xi. 


EN  ARABIE.  333 

naissante  était  douée  d'une  admirable  puissance  d'expansion 
etd'inie  soif  inextinguible  de  prosélytisme?  Grâce  à  ces  rap- 
ports fréquents,  le  christianisme  dut  en  peu  d'années  se  ré- 
pandre dans  l'Arabie  Pétrée,  sur  les  cotes  de  la  mer  Rouge  et 
du  golfe  Persique,  et  pénétrer  dans  le  désert.  L'histoire  de 
ses  progrès  nous  manque:  mais  les  traces,  si  rares  qu'elles 
soient,  qu'il  a  laissées  de  ses  premières  conquêtes,  ont  une 
signification  dont  on  a  voulu  à  tort,  je  crois,  affaiblir  le 
témoignage.  Le  surnom  à'  Jbcl-el-Masih^  serviteur  du  Messie, 
porté  vers  la  fin  du  premier  siècle  par  Amrou,  prince  delà 
tribu  des  Djorhomites  et  qui  gouvernait  la  Caaba;  les  statues 
de  Jésus-Christ  et  de  sa  divine  Mère,  placées  avec  honneur  dans 
ce  temple  de  l'idolâtrie,  et  vénérées  par  les  Arabes  bien  avant 
l'islamisme  ',  permettent  de  croire,  ce  nous  semble,  que  dans 
ce  centre  du  paganisme  arabe,  la  vérité  avait  ])récédé  l'erreur. 
L'influence  chrétienne  s'était  dès  l'origine  établie  dans  le  Hidjaz 
et  dans  la  vallée  de  la  Mecque,  et  y  avait  marqué  son  passage 
j)ar  une  empreinte  profonde. 

Tel  est  le  résumé  rapide  des  premières  apparitions  du  chris- 
tianisme en  Arabie  durant  une  période  de  cent  cinquante  ans 
environ.  Avec  le  milieu  du  second  siècle,  une  ère  nouvelle 
va  s'ouvrir.  Un  événement,  fort  peu  important  en  apparence, 
déterminant  une  émigration  considérable  du  midi  vers  le  nord, 
change  complètement  l'économie  politique  de  la  péninsule, 
et  prépare  à  la  foi  chrétienne  des  accès  plus  faciles,  des  centres 
d'action  plus  stables,  un  avenir  plus  glorieux. 


III 


LE   CliniSTIA.MSME   EN   AUABIE   DEPUIS    LE    DEUXIÈME  SIECLE   DE   .NOTRE  ERE 

jusqu'à    MAHOMET. 

De  tous  les  peuples  de  l'Arabie  Heureuse  mentionnés  par 
les  anciens  géographes,  les  Sabéens  furent  ceux  qui  exercè- 

'  Burckhardt,  Voy.  en  Arabie,  édit.  Tyriès,  1. 1,  p.  821.—  Ritter,  t.  XII,  p.  36. 


33i  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

rent,  aux  temps  antéislarniques,  l'influence  la  plus  profonde 
sur  les  destinées  de  la  péninsule  tout  entière.  Restés  seuls 
maîtres  de  la  pointe  méridionale  de  l'Arabie,  après  l'émigra- 
tion des  Sabéens  couchistes  sur  la  rive  opposée  du  continent 
africain,  les  Sabéens  Jectanides,  longtemps  séparés  en  deux 
branches  rivales,  connues  dans  l'histoire  sous  les  noms  de 
race  d'Himyar  et  de  Cahlân,  avaient  fini  par  se  réunir  sous  un 
même  sceptre  et  par  former  le  peuple  célèbre  des  Himjarltes 
ou  Home  rites.  Le  pays  qu'ils  habitaient  portait  leur  nom  :  on 
l'appelait  le  pays  de  Saba,  ou  pays  de  Mcweb,  du  nom  de  leur 
capitale  ' .  C'était  la  contrée  la  plus  riche  de  l'Yémen  par  la  fer- 
liité  de  son  sol  et  l'exquise  variété  de  ses  productions  :  aussi 
fut-elle  par  excellence  cette  terre  aimée  des  anciens,  qui  se 
plaisaient  à  voir  dans  l'Arabie  Heureuse  comme  une  image 
des  champs  Élyséens.  S'il  fallait  en  croire  Strabon,  qui  n'en 
parle  que  sur  le  témoignage  d'Artémidore,  les  portes,  les 
murs,  les  toits  de  cette  cité  magnifique  auraient  été  ornés 
d'ivoire,  d'argent,  et  incrustés  de  pierres  précieuses^.  Les  his- 
toriens arabes  eux-mêmes,  moins  extravagants  dans  leurs 
descriptions,  sont  loin  cependant  d'y  mettre  de  la  réserve^. 


•  Mareb  est,  selon  toute  vraisemblance ,  l'ancienne  Mariaba  d'Éralosthène, 
de  Strabon,  de  Pline.  Il  paraît  même  que  la  ville  do  Saba,  mentionnée  par  Diodore 
de  Sicile,  et  qui  est  aussi  nommée  Sabas,  Sa6o,  Sabé,  Sabœ,  n'est  autre  que 
Mareb.  L'élude  comparée  des  écrivains  arabes  ne  laisse  point  de  doute  à 
cet  égard.  Aboulféda  dit  expressément  :  Mareb,  que  Von  nomme  aussi  Saba. 
Sylvestre  de  Sacy,  à  (jui  j'emprunte  cette  citation,  pense,  que  bien  qu'originai- 
rement Suba  et  ^lareb  n'aient  été  qu'une  même  ville,  le  nom  de  Saba  convenait 
peut-être  plus  spécialement  à  la  ville,  et  celui  de  Mareb  au  château  ou  à  la  cita- 
delle qu'habitait  le  souverain  du  pays.  (V.  Mcm.  sur  divers  événements  de  VHist. 
des  Arabes  avant  Mahomet.  Acad.  des  înscript.,  t.  XLVIII.)  D';iprès  les  dernières 
observations  de  Fresnel,  il  faudrait  au  contraire  descendre  Mareb  à  quelques  de- 
grés latitude  sud  de  Saba. 

*  Géogr.  de  Strabon,  liv.  XVI. 

3  Kaswini,  écrivain  de  la  fin  du  xiv*  siècle  de  notre  ère,  dit  qu'on  n'y  voyait 
ni  mouches,  ni  moucherons,  ni  aucun  reptile;  privilège  inappréciable  pour  les 
peuples  asiatiques.  (Man.  Ar.  fond  S.-Germ.,  n.  393.)  Le  géographe  turc  du 
Djihan-Numa  rapporte  douze  prérogatives  singulières,  dont  de  fabuleuses  traditions 
avaient  doté  celle  région  :  les  principales  étaient  la  préservation  de  toute  mala- 
die ;  la  guérison  instantanée  de  tout  infirme  qui  mettait  le  pied  sur  son  territoire. 
On  n'y  voyait  non  plus  ni  aveugles,  ni  paralytiques.  Les  eaux  du  pays  avaient 
la  vertu  de  rendre  aux  fous  la  raison.  Après  la  moisson  faite,  un  soulïle  intelli- 


EN  ARABIE.  33& 

La  vérité  cachée  sous  ces  fables  n'était  autre  chose  que  la 
fécondité  du  Mareb,  qui  perniettait  aisément  de  faire  deux  et 
même  trois  moissons  chaque  année.  Cependant  la  richesse 
du  sol  et  son  heureuse  exposition  n'auraient  point  suffi,  si  la 
main  des  hommes  n'avait  secondé  la  nature,  et  suscité  par 
une  entreprise  gigantesque  ses  merveilleuses  ressources. 
J/hisloire  de  ce  grand  ouvrage  occupe  une  place  trop  impor- 
tante dans  la  période  qui  nous  occujw,  pour  être  ici  passée 
sous  silence. 

Situé  au  pied  d'un  groupe  de  montagnes,  qui  paraît  être 
un  prolongement  de  la  chaîne  occidentale  du  Téhama,  le  pays 
de  Mareb  n'avait  pas  toujours  été  une  région  fortunée.  Les 
habitants  avaient  en  vain  longtemps  essayé  de  le  féconder  par 
la  culture  ;  des  torrents,  grossis  par  les  pluies  d'hiver,  se 
précipitant  chaque  année  des  hauteui-s,  ravageaient  les 
moissons,  boideversaient  le  sol,  et,  suivant  la  tradition  inia- 
nime  des  Arabes,  avaient  rendu,  pendant  de  longues  années, 
la  contrée  inhabitable.  Vers  le  commencement  du  ii*'  siècle 
avant  J.-C,  un  roi  du  pays,  Lokman,  fils  d'Ad,  conçut  le 
dessein  d'opposer  une  barrière  à  ces  inondations  désastreuses, 
et  de  créer,  eu  maîtrisant  les  eaux,  un  système  d'irrigations 
régulières  qui  feraient  la  fortune  de  son  royainne'.  Détour- 


gent,  s  agitant  dans  les  airs,  séparait  en  passant  la  paille  du  bon  grain.  Enfin  Jes 
habits,  qu'on  n'était  point  obligé  de  changer  avec  les  saisons,  y  gardaient  une 
solidité  cl  une  frai^hcur  inaltérables.  [Méin.  sur  quelques  monum.  Je  l'IIist.  des 
Arabes  avant  Mahomet,  p.  o08,  note  a.) 

'  Les  auteurs  arabes  ne  sont  pas  d'accord  sur  le  nom  du  prince  qui  réalis.i 
celte  entreprise.  Quelques  écrivains  l'attribuent  à  Abdchamf,  père  dllymiar  et 
de  Cahlàn  ;  d'autres  à  la  fameuse  reine  Beikis,  qu'on  a  lou^lemps  iderUilite  à  tort 
avec  la  reine  de  Saba,  contemporaine  de  Salomon.  .M.  Caussiii  a  fixé  l'époque  de 
son  règne  à  l'an  II  avant  l'ère  chréiienne.  D'après  le  même  auteur,  Beikis  aurait 
eu  la  gloire  d'attacher  son  nom  à  la  digue  de  Mareb,  en  la  faisant  solidement  ré- 
parer. Il  existe  encore,  (Unis  l'ancien  territoire  de  Mareb,  quelques  ruines  inté- 
ressantes que  l'on  attribue  aux  éiiUces  bi'itis  par  cette  reine  célèbre,  et  qui  por- 
tent dans  le  pays  le  nom  de  Haram-Helkis.  Niebulir,  qui  en  avait  entendu  parler, 
ne  les  jugea  pas  dignes  d'une  excursion,  parce  que,  dit-il,  on  n'y  trouve  aucune 
inscription.  L'intrépide  voyageur  CIi.-Jos.  Arnaud,  moins  indilTérent  et  plus 
heureux,  a  signalé  au  Ilaram-Beikis  (rois  inscriptions:  l'emiiressemcnt  de  ses 
conducteurs  ne  lui  permit  pas  d'en  prendre  copie.  (V.  Journ.  Asial.,  .\vril-Mai, 
4  845,  p.  324-325. 


336  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

ner  une  partie  des  courants  torrentiels,  leur  creuser  de  nou- 
veaux lits  dans  la  direction  de  la  mer;  puis,  afin  de  retenir  le 
surplus,  construire  à  l'entrée  de  deux   montagnes,  dont  la 
gorge   profonde  recevait  des  hauteurs  des  ruisseaux  abon- 
dants, une  digue  forte  et  élevée;  transformer  ainsi  une  vallée 
dangereuse  en  un  réservoir  utile  auquel  on  pourrait  faire, 
suivant  le  besoin,  des  saignées  artificielles  pour  arroser  les 
campagnes,  telle  fut  l'œuvre  grandiose  exécutée  par  Lokman'. 
Dès  lors  commença  pour  le  Mareb  cette  ère  de  prospérité  dont 
sa  population,  croissant  avec  sa  fortune,  a  joui  pendant  plu- 
sieurs siècles'.  Malheureusement  tout  ce  bonheur  tenait  à  la 
conservation  des  digues,  et  disparut  avec  elles.  Ce  fut,  d'après 
deSacy,  dès  l'an  i  5o  à  170,  d'après  M.  Caussin,  vers  l'an  120 
de  J.-C,  que  la  catastrophe  connue  dans  les  traditions  arabes 
sous  le  nom  de  Seïl-el-arim^  ou  rupture  des  digues^  replongea 
le  Mareb  dans  sa  désolation  ])rimitive.   Je  fais  grâce  au  lec- 
teur de  toutes  les  légendes  merveilleuses  que  l'imagination 
des  Orientaux  a  groupées  autour  de  ce  triste  événement  *.  Son 
importance  historique,  qui  seule  ici  doit  être  mentionnée, 
c'est  qu'il  donne  naissance,  ou  du  moins  qu'il  fixe  une  date 
très-approximative  à  ce  mouvement  vers  le  nord  des  popula- 
tions du  midi,  dont  le  résultat  transforma  l'Arabie,  et  offrit 
des  nations  encore  neuves  à  l'influence  du  christianisme. 

C'est  tout  d'abord  vers  le  Hidjaz  que  s'était  dirigé  le 
premier  flot  des  émigrants  du  Mareb,  conduit  par  Amr- 
Mozaykiya.  Après  être  demeurés  momentanément  campés 
dans  le  pays  d'Ace,  bientôt  insuffisant  à  les  nourrir,  ils 
avaient  envahi,  de  concert  avec  les  Rodhaïtes,  la  vallée  de  la 
Mecque,  et,  comme  on  le  prévoit  aisément,  la  discorde  et  la 


'  On  voit  encore  des  ruines  considérables  de  cette  digue.  Niebuhr  les  avait 
visitées,  et  avait  recueilli  surplace  de  la  bouche  d'un  Arabe  de  Mareb  une  tradi- 
tion en  tout  conforme  à  celle  que  je  viens  de  rapporter.  M.  Arnaud  les  visita  à  son 
tour  ;  il  en  leva  même  le  plan,  qu'il  envoya  à  la  Société  Asiatique.  (V.  Journ. 
Asiat.  Févr. -Mars  et  Avril-Mai  1845.) 

'  V.  la  belle  description  de  Maçoudi,  trad.  de  Sylv.  de  Sacy,  Mém.de  l'Acad. 
des  Inscript.,  vol.  cité. 

'  Sylvestre  de  Sacy  a  réuni  dans  son  Mémoire  la  plupart  des  récits  des  auteurs 
arabes. 


EN  ARABIE.  337 

guerre  y  entrèrent  avec  eux.  Les  Djorhomites,  que  nous  avons 
vus,  aux  débuts  de  l'ère  chrétienne,  gouverner  la  Caaba  et 
compter  parmi  leurs  princes  le  serviteur  du  Messie,  Abdul- 
Masib,  vaincus  par  les  envahisseurs,  furent  chassés  du  terri- 
toire, et  leurs  fonctions  sacrées  passèrent  aux  mains  des 
Khodhaïtes,  leurs  vainqueurs.  Ils  emportèrent  sans  doute  dans 
leur  exil  les  premiers  germes  de  la  parole  de  Dieu,  mais  eu 
perdant  la  patrie  où  ils  avaient  reçu  d'abord  l'Evangile,  ils 
ne  tardèrent  pas  peut-être  à  perdre  aussi  la  foi.  II  est  certain 
du  moins  que  depuis  leur  expulsion,  nulle  trace  de  christia- 
nisme n'apparaît  plus  dans  leHidjàz.  L'idolâtrie  s'y  développe 
au  contraire  avec  une  facilité  qui  tient  du  ridicule.  Il  semble 
que  la  Caaba  soit  devenue  le  Panthéon  par  excellence,  et  que 
tous  les  dieux  du  monde,  chassés  de  leurs  autels  par  les  pro- 
grès de  l'Evangile,  s'y  soient  donné  rendez-vous  :  on  n'y 
compte  pas  moins  de  trois  cents  divinités,  dont  les  statues 
décorent  les  murailles  el  le  sommet  du  temple.  Les  Coray- 
chites,  qui  deux  siècles  après  succèdent  aux  Khodhaïtes,  loin 
d  arrêter,  secondent  encore  cet  entrahiement  jusqu'à  l'heure 
où  Mahomet,  sous  l'apparence  d'un  réactionnaiie  honnête  el 
sincère,  rajeunissant  le  paganisme  sous  des  formes  moins 
grossières,  s'efforcera  d'y  ramener  le  genre  humain.  Ainsi, 
par  une  de  ces  coïncidences  surprenantes,  dont  seule  la  divine 
Providence  a  le  secret,  il  n'est  point  de  contrée  dans  l'Ara- 
bie où  les  semences  de  la  foi  aient  été  plus  vite  étouffées 
que  la  province  du  Ilidjâz.  On  dirait  que  ce  peuple  de  la 
Mecque  eut  de  bonne  heure  le  pressentiment  de  ses  destinées, 
et  que  l'esprit  de  Mahomet,  déjà  vivant  dans  ses  ancêtres, 
ne  put  souffrir,  quatre  siècles  à  l'avance,  Jésus-Christ  dans  sa 
patrie. 

Mais  pendant  que  la  foi  chrétienne  s'éteint  sur  ce  sol  in- 
grat, elle  se  répand  partout  ailleius  dans  la  péninsule  ara- 
bique. 

Parmi  les  familles  qui  avaient  suivi  dans  son  aventureuse 
ex]>édition  Amr-Mozaykiya,  deux  d'entre  elles,  laissant  bien- 
lot  sa  tribu  dans  la  vallée  de  la  Mecque,  troj>  étroite  pour 
contenir  leur  population  réunie,  avaient  porté  leurs  pas  plus 


338  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

avant  dans  des  directions  opposées.  L'une,  sous  la  conduite 
de  Màlik-el-Azdi,  après  s'être  adjoint  dans  sa  marche  la  tribu 
des  Achari,  et  avoir  formé  avec  elle  le  mélange  de  peuples  qui 
reçurent  dans  leBahrayn  le  nom  de  Tonou/dtites,  s'était  élancée 
vers  la  Chaldée,sur  la  parole  de  la  sibylle  Zercà,  avait  soumis 
ou  chassé  les  Arabes  Ismaéliens,  et  fondé  la  cité  de  Hira,  ca- 
pitale du  royaume  de  ce  nom. 

L'autre,,  composée  surtout  des  fds  de  IMazen,  s'était  dirigée 
du  côté  de  l'Occident,  vers  le  désert  de  Syrie.  Elle  y  trouva, 
établie  depuis  quelques  années,  la  tribu  des  Salîhites,  floris- 
sante alors  sous  le  protectorat  des  Romains,  gouvernée  par 
la  dynastie  célèbre  des  Odheyna  '  et  maîtresse  de  la  Syrie 
orientale  et  d'une  partie  de  la  Mésopotamie.  Les  nouveaux 
venus^  campés  autour  de  Bostra,  se  virent  d'abord,  malgré 
leur  résistance,  forcés  de  se  soumettre  et  de  payer  leur  tributj; 
mais  ils  ne  tardèrent  point  à  s'affranchir,  et  vers  la  fin  du 
m'  siècle,  obligèrent  les  Salîhites  à  leur  céder  la  place.  L'em- 
pire ,  préoccupé  d'intérêts  plus  pressants  que  ceux  de  la  re- 
connaissance ^  assez  indifférent  d'ailleurs  au  droit  des  gens, 
pourvu  qu'il  comptât  à  l'entrée  du  désert  des  alliés  sûrs 
contre  les  incursions  desParthes,  reconnut,  comme  on  dirait 
aujourd'hui,  le  fait  accompli,  et  transmit  aux  vainqueurs,  qui 
avaient  pris  le  nom  de  Ghassanides  ",  le  gouvernement  du  pays 
avec  les  garanties  de  son  alliance  intéressée. 
'    Tels  sont  les  deux  peuples  nouveaux,  Ilira  et  Ghassan,  chez 


'  Le  célèbre  Septimius  Odénat,  époux  de  Zénobie^  reine  de  Paimyre,  apjjarle- 
nait  à  !a  dynastie  des  Odheyna.  Ce  fait,  soupçonné  par  Saint-Martin,  a  été  plei- 
nement confirmé  par  M.  Caussin.  (V.  t.  II,  p.  292  et  suiv.) 

^  Voici  sur  l'origine  de  ce  nom  ce  que  dit  Maçoudi  :  «  Ghassan  est  le  nom  d'une 
eau  dont  elles  (les  tribus  de  Mazen)  burent,  et  dont  elles  reçurent  cette  dénomi- 
nation. C'est  une  eau  entre  Zébid  etZama,  au  pays  des  Achari,  ùtins  le  Yémen.  » 
Et  ailleurs  :  «  ...  Ils  s'établirent  près  de  cette  eau,  et  en  burent,  à  cause  de  cela 
on  les  surnomma  Ghassan,  et  ce  surnom  prévalut  sur  leur  nom,  qui  tomba  dans 
l'oubli.  »  Un  de  leurs  poètes  a  dit  :  Si  tu  veux  t'en  informer,  tu  apprendras  que 
nous  avons  une  origine  illustre  :  xizd  est  notre  famille,  et  Ghassan  le  nom  d'une 
eau.  (V.  Mém.  de  FAcad.  des  Insert pt.,  vol.  cité.  p.  573-574.  Traduot.  de  S.  de 
Sacy.)  Quelques  auteurs  disent  que  le  puits  de  Ghassan  était  situé  dans  le  voisi- 
nage de  la  Syrie. 


EN  ARABIE.  339 

lesquels   la  foi  reciUMllit,  clans  le  nord,  ses  plus  consolants 
triomphes. 

Les  Ghassanides  avaient  d'ailleurs,  il  faut  le  dire,  trouvé 
leur  nouvelle  patrie  déjà  toute  pénétrée  de  christianisme.  «  La 
famille  de  Salih,  étant  venue  en  Syrie,  dit  Maçoudi  ',  em- 
brassa le  christianisme.  ^>  Ce  témoignage  est  confirmé  par 
quelques  autres  écrivains  arabes.  Bien  qu'on  ne  doive  admet- 
tre leur  sentiment  qu'avec  réserve,  lorsqu'il  s'agit  d'un  peu- 
ple tributaire  des  Romains  à  une  époque  où  ceux-ci  pros- 
crivaient le  nom  chrétien  dans  tout  l'empire,  sa  conformité 
avec  les  monuments  connus  de  l'histoire  ecclésiastique  ne 
nous  pertnettent  pas  de  douter  qu'il  n'y  ait  eu,  au  m"  siècle, 
dans  ces  régions,  quelques  Églises  florissantes.  Nous  voyons, 
en  effet,  de  l'an  217  à  l'an  246,  Origène  se  rendre  à  trois 
reprises  différentes  chez  les  Arabes  de  Syrie,  dans  les  intérêts 
de  la  foi. 

Les  Ghassanides,  entés  sur  ce  tronc  déjà  vivifié  par  la  sève 
chrétienne,  loin  d'en  arrêter  l'épanouissement,  lui  ouvrirent 
encore  une  plus  large  expansion  ■.  C'était  l'heure  où  l'Église, 
sortie  victorieuse  de  l'épreuve  du  sang,  allait  enfin  triompher 
de  l'empire  dans  la  personne  de  Constantin.  On  vit  alors  ce 
que  pouvait  la  foi ,  devenue  libre ,  sur  les  natures  les  moins 
faites  en  apparence  pour  se  prêter  à  sa  lumière  et  se  plier  au 
joug  de  ses  vertus.  Nous  venons  de  voir  monter  du  midi  les 
tribus  envahissantes  qui  changèrent ,  au  11''  siècle,  l'état  social 
de  l'Arabie  ;  c'est  encore  du  midi,  mais  sur  le  versant  opposé 
de  la  mer  Rouge,  que  vont  sortir  les  légions  pacifiques  dont 
la  patiente  et  bénigne  influence  adoucira  les  mœurs  de  ces 
empires  nouveaux. 

Depuis  longtemps  déjà  les  solitudes  de  la  Thébaïde  ne  suf- 
fisaient plus  à  contenir  la  foule  toujours  croissante  des  jeunes 


'  V.  l'ouvrage  cité. 

»  Si  l'on  s'en  rapiiortait  aux  récils  d'Abouiféda  et  de  Hamza,  longtemps  avant 
l'époque  lie  leur  établissement  définilif  en  Syrie,  quelques  princes  jîhassanides 
auraient  embrassé  la  fui,  et  fondé  même  des  monastères.  Mais  ce  témoignatie  est 
assez  peu  recevable  à  côté  du  silence  d'Eusèbe,  ipii  n'eût  pu  ignorer  des  faits 
aussi  éclatants. 


340  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

hommes,  des  vierges,  des  dames  romaines,  des  princes  du 
monde  et  de  la  philosophie,  qui  venaient  chercher  au  désert  la 
liberté  de  renoncer  aux  grandeurs  du  siècle  pour  servir  Jésus- 
Christ.  Dès  le  III''  siècle,  le  flot  sacré  a  débordé  d'Egypte  dans 
les  retraites  du  Sinai  ;  mais  c'est  surtout  au  moment  où  la 
nouvelle  de  la  paix  de  l'Église  fait  tressaillir  les  âmes  jus- 
qu'aux extrémités  de  l'empire,  que  la  vie  monastique  sort  de 
sa  Thébaïde,  et  pleine  d'une  vigueur  éprouvée  par  l'exil  et 
rajeunie  par  l'espérance,  inonde  l'Arabie,  la  Palestine  et  la 
Syrie.  Voici  d'abord  le  jeune  païen  de  Gaza,  Hilarion,  que  le 
grand  Antome,  ravi  de  son  désintéressement  dans  un  â<i;e  si 
tendre  et  si  riche  d'avenir,  avait  salué,  en  l'accueillant  au  dé- 
sert, de  cette  parole  pleine  de  poésie  et  de  grâce  :  Sois  le  bien- 
venu ,  toi  qui  brilles  de  bonne  heure  comme  une  étoile  du 
malin  '  .'  De  retour  dans  sa  patrie,  Hilarion  avait  retrouvé  la 
Thébaïde  dans  les  solitudes  qui  séparent  la  Palestine  de 
l'Égvpte;  et  l'exemple  de  sa  vertu,  le  bruit  de  ses  miracles,  le 
zèle  de  sa  parole,  avaient  amené  à  ses  pieds  les  Arabes  de 
ce  désert,  convertis  au  Christ  par  le  charme  de  sa  douceur  ". 
Lorsque,  plus  tard  proscrit  par  Julien  l'Apostat,  il  alla  mourir 
en  Chypre  vers  Syi,  il  laissait  parmi  eux,  dans  les  villes  d'E- 
luse  et  de  Mayum,  deux  chrétientés  florissantes,  filles  de  soi] 
apostolat. 

Dès  lors,  l'impulsion  chrétienne  est  donnée.  Sur  tous  les 
points  du  désert  de  Syrie,  le  cénobite  devient  un  apôtre,  les 
monastères  se  multiplient,  et  l'Arabe,  venant,  plein  d  une  foi 
iiaïve,  se  recommander  aux  prières  des  saints  qui  les  habitent, 
y  trouve  avec  le  bienfait  du  temps  la  lumière  éternelle  qu'il 
ne  cherchait  pas.  Un  jour,  c'est  un  chef  de  tribu  qui  frappe 
aux  portes  de  l'une  de  ces  retraites,  où  l'attire  la  renommée 
d'un  saint  moine.  Il  est  vieux,  sans  enfants,  sa  maison  va  s'é- 
teindre et  son  nom  mourir  avec  lui.  Il  demande  un  fils  avec 
larmes.  L'homme  de  Dieu  le  console,  s'agenouille  en  sa  pré- 
sence ,  et  le  renvoie  en  promettant  à  sa  race  un  rejeton,  s'il 


«  Voy.  M.  (Je  Montalembert,  h$  Moines  d'Occident,  t.  1.  [).  89. 
•  V.  Acta  SS.,  octobre,  t.  IX. 


EN  ARABIE.  344 

veut  croire  en  Jésus-Christ.  Quelque  temps  après,  la  trilju 
tout  entière  recevait  le  baplèuie  avec  l'enfant  que  le  ciel  en- 
voyait '.  Et  cette  histoire  du  phylarque  Zocome  était,  aux  cir- 
constances près,  l'histoire  de  toutes  les  tribus  ghassanides  '. 
'(.  C'est  aux  clercs  et  aux  moines  qui  se  livraient  à  l'étude  de 
la  philosophie  dans  le  calme  de  ces  solitudes,  et  qui  les  rem- 
plissaient de  l'éclat  de  leur  sainteté  et  de  leurs  miracles  ,  écrit 
Sozomène,  que  les  Sarrasins  durent  le  bienfait  de  la  foi  \  » 
L'esprit  chrétien  a  si  profondément  pénétré  ces  peuples  que 
le  choix  d'un  évéque  devient  à  leurs  yeux  un  sujet  de  paix  ou 
de  guerre  ;  et  l'on  voit  l'intrépide  reine  Mawia  ou  Mavia, 
après  avoir,  sous  Valens,  forcé  les  Romains  à  reconnaître  son 
indépendance  et  à  lui  demander  la  paix,  leur  imposer  pour 
condition  d'élever  à  l'épiscopat  le  moine  Moyse. 

A  dater  de  cette  époque  ,  la  plupart  des  rois  ghassanides 
embrassent  le  christianisme,  ou  lui  reconnaissent  du  moins  le 
droit  de  cité  dans  leur  enq^ire.  Cette  jeune  Église  est  si  bril- 
lante à  son  aurore  qu'elle  ne  fournit  pas  moins  de  dix  évê- 
ques  au  concile  de  Nicée  \  Le  désert  a  perdu  sa  rigueur  :  fé- 
condé par  la  suavité  de  Jésus-Christ,  il  voit  s'épanouir  sous 
nn  ciel  de  feu,  dans  des  cœurs  âpres  et  desséchés  comme  sa 
terre  embrasée,  des  fleurs  de  vertus  qu'il  ne  connaissait  point. 
Lui-même,  à  son  tour,  devient  le  refuge  protecteur  des  tribus 
persécutées  par  les  Parlhes  ,  et  qui  viennent  lui  demander, 
avec  un  coin  de  terre  pour  y  fixer  la  tente  de  leur  exil,  les 
sources  de  la  vraie  vie  qu'on  veut  tarir  dans  leur  palri»'.  Em- 
priuitons  en  passant  à  Cyrille  de  Scythopolis  un  récit  char- 

•  Sozomène,  liv.  VI. 

»  Zucome,  que  Lequien  [Oriens  Christ.,  t.  H,  p.  851),  nomme  /arocome,  et 
Nii'opliore  Zacome  pourrait  liicn  être  le  môme  personnage  qiic/lrcam,  de  la  fa- 
mille de  Tlialaba  et  de  Djafna,  daprès  Maroudi.  Il  n'est  pas  mentionné  parmi  les 
rois  de  Ghassan  ;  mais  en  sa  qualité  ce  prince  du  sang,  il  avait  sans  doute  quelque 
isouwrainelé.  (V.  M.  Caussin,  t.  II,  p.  213.) 

'  Sozomène,  1.  c. 

*  On  lrou\e,  parmi  les  évèques  qui  souscrivirent  à  ses  dérrels,  les  noms  sui- 
vants :  Nicomaque,  évéque  de  Bosira;  Cyrion,  de  Philadelphie;  (îenn.ide,  d  lié- 
sel  on  ;  Sévère,  de  Dyonisiade  ;  Clulon  ,  de  Constance;  Magnus,  de  Damas; 
Anatole,  d  Emèze  ;  Marin,  d(^  Palniyre,  évé(iues  diS  Arabes  de  la  seconde  Phé- 
nicie  ;  enfin,  Pierre,  évéque  d'Aïla.  vil'e  arabe  de  Palestine. 


342  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

mant  qu'il  avait  recueilli  de  la  bouche  même  du  neveu  de 
Térébon  ,  l'un  de  ces  illustres  bannis.  Térébon  était  alors  un 
vieillard  qui  avait  blanchi  dans  l'exercice  de  toutes  les  vertus 
chrétiennes.  Dans  son  jeune  âge,  il  avait  reçu  la  santé  et  le 
baptême  des  mains  du  saint  moine  Euthymius,  un  des  apô- 
tres du  royaume  de  Ghassan.  C'était  au  temps  de  la  persécu- 
tion, excitée  vers  4i8,  sous  le  règne  de  Yezdegerd,  par  la  ja- 
lousie des  Mages.  Les  chefs  des  tribus  arabes  de  Hira  avaient 
reçu  l'ordre  de  ne  laisser  passer  aux  Romains  aucun  chrétien 
de  leur  souveraineté.  Aspébète,  père  de  Térébon,  commandait 
un  district.  Tout  païen  qu'il  était  encore,  il  ne  put  voir  sans 
pitié  des  innocents,  victimes  de  si  injustes  rigueurs,  et  sans 
égard  pour  l'édit  royal ,  il  favorisa  la  fuite  de  tous  les  chré- 
tiens de  sa  juridiction.  Accusé  auprès  de  Yezdegerd,  Aspé- 
bète ne  songea  point  à  se  justifier  ;  mais,  prenant  avec  lui 
son  jeune  fils  Térébon,  dont  une  maladie  inexplicable  avait 
desséché  tout  le  côté  droit,  il  passa  lui-même  dans  le  ter- 
ritoire de  Ghassan  et  se  donna  aux  Romains  avec  toute  sa 
suite.  Anatolius,  préfet  de  l'Orient,  avait,  au  nom  de  l'em- 
pire, accepté  son  alliance  et  confié  à  sa  fidélité  le  gouver- 
nement d'une  tribu  du  désert.  L'Arabe  avait  à  peine  dressé 
sa  tente,  que  son  fils  eut  en  songe  une  vision  mystérieuse. 
he  lendemain,  Aspébète  prenait  l'enfant  dans  ses  bras,  une 
foule  de  barbares  et  de  guerriers  l'accompagnaient  ;  ils  mar- 
chaient vite  comme  si  la  foi  leur  eût  donné  des  ailes  ;  ils 
venaient  au  lieu  que  la  vision  avait  marqué.  C'était  le  mo- 
nastère que  les  saints  Euthyme  et  Théoctiste  remplissaient 
de  leur  sainteté.  A  la  vue  de  cette  multitude  empressée,  les 
frères  sont  frappés  de  terreur.  Mais  Théoctiste,  de  bienheu- 
reuse mémoire,  alla  au-devant  des  barbares,  et  revint  ap- 
prendre au  grand  Euthyme  le  motif  qui  les  avait  amenés. 
Euthyme,  sachant  qu'il  n'est  pas  permis  de  résister  aux  ré- 
vélations divines,  descendit  jusqu'à  eux;  offrit  à  Dieu  de 
ferventes  prières,  fit  le  signe  de  la  croix  sur  le  jeune  Térébon, 
et  l'enfant  fut  guéri.  C'en  fut  assez  :  tous  les  barbares  cru- 
rent en  Jésus-Christ,  se  firent  instruire  par  Euthyme  et  reçu- 
rent le  baptême  de  sa  main.  Le  saint  homme  les  retint  quarante 


EN  ARABIE.  3i3 

jours  auprès  de  lui,  les  confirma  dans  la  foi,  et  les  renvoya, 
non  plus  enfants  d'Agar  et  d'Tsmaël ,  mais  fils  de  Sara  et 
héritiers  de  la  promesse'. 

Telles  furent  les  prémices  de  cette  chrétienté  intéressante, 
fondée  par  saint  Euthyme  au  sein  d'une  population  qui  n'a- 
vait d'autre  patrie  que  l'étendue  du  désert,  d'autre  abri  que 
ses  tentes,  et  connue  dans  les  annales  de  l'Eglise  d'Orient, 
à  celte  époque,  sous  le  nom  d'Eglise  des  camps  volants^ 
Twv  Traps^êoXcoy.  Ruinée  souvent  par  les  incursions  des  Arabes 
païens  du  territoire  de  Hira,  elle  trouva  toujours  dans  l'éner- 
gie de  sa  foi  une  source  d'inépuisable  jeunesse.  Aspébète, 
baptisé  sous  le  nom  de  Pierre,  avait  été  son  premier  évéque, 
et,  à  ce  titre,  il  avait  souscrit  au  concile  d'Éphèse,  en  43 1  ". 
Près  d'un  siècle  plus  tard,  en  5l8,  la  signature  de  Valens, 
episcopus  Twy  Wxovj^ôIwj ,  aux  lettres  synodales  de  Jean  de 
Jérusalem  contre  l'hérétique  Sévère,  atteste  que  cette  pha- 
lange chrétienne,  aussi  singulière  qu'attachante,  avait  triom- 
phé de  sa  naturelle  inconsistance,  et  survécu  aux  invasions 
de  ses  ennemis  ^. 

Ainsi,  les  peuples  ghassanides  s'étaient  presque  entière- 
ment soumis  à  la  foi.  Au  bord  de  la  mer,  au-dessous  de  Gaza, 
dans  les  villes  frontières  de  la  Palestine  et  de  la  Syrie,  comme 
dans  le  fond  de  leur  désert,  et  au  milieu  de  leurs  expéditions 
vagabondes,  le  christianisme  les  avait  poursuivis  partout,  et 
partout,  grâce  à  l'apostolat  monastique,  il  avait  recueilli 
parmi  eux  une  abondante  moisson. 

Si  la  toi  chrétienne  fournit  une  carrière  moins  brillante 
parmi  les  Arabes  scénites  de  Hira,  elle  y  obtint  cependant 
aussi  de  glorieux  succès.  Comptant  déjà,  dès  le  ni'  siècle, 
en  Mésopotamie  et  en  Perse,  des  Eglises  constituées,  pou- 
vait-elle rester  inactive  à  l'égard  des  peuples  nouveaux  que 
l'esprit  remuant  des  conquêtes  et  le  besoin  d'une  patrie 
poussaient  pour  ainsi  dire  dans  ses  bras?  Dès  qu'ils  eurent  mis 


•  Comment.  Hisl.,  p.  20  et  21 . 

»  L;ibhe,  ConciL,  t.  IH,  col.  5ii  et  692. 

«  Oriens  Christ.,  t.  II,  col,  770. 


3U  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

le  pied  dans  l'Irak  et  peuplé  le  désert  de  Syrie,  qui  confinait 
à  TEuphrate,  cette  autre  colonie  des  émigrés  du  Mareb,  res- 
pira donc  tout  aussitôt  un  air  pénétré  de  vie  chrétienne.  Hira', 
leur  capitale,  bâtie  sur  la  droite  de  FEuphrate,  n'était  gtière 
qu'à  trente  lieues  de  Séleucie,  dont  l'Église  fut  si  cnieileuient 
éprouvée  sous  la  persécution  de  Sapor   IL  Assémani  assure 
qu'e,  avant  l'an  320,  le  zèle  des  moines,  uni  à  celui  des  évéques 
d'Édesse  et  de  Séleucie,  avait  converti  les  Arabes  de  la  Méso- 
potamie, de  la  Chaldée  et  de  la  Perse  ■\  Il  faut  se  garder  sans 
doute  de  voir  dans  ces  premières  conquêtes  de  l'Evangile  une 
conversion   universelle  de  la  nation  ;  mais  il  est  permis  de 
croire  qu'lbn-Khaldoun  n'en  tient  pas  assez  compte  quand  il 
nous  donne  Imrulcays,  roi  de  Hira  de  288  à  338,  pour  le 
premier  chrétien  de  ce  nouveau  royaume  ^  Sa  conversion  fut 
apparemment   !e  signal  d'une  profession  publique  de  la  loi 
parmi  ces  peuples,  ce  qui  fit  croire  aux  historiens  postérieurs 
qu'd  en  avait  été  le  premier  disciple.  Toutefois,  ces  commen- 
cements heureux  n'ont  pas,  que  nous  sachions,  de  résultats 
étendus.  Ce  sont  des  éclairs  dans  la  nuit.  Il  semble  que  le 
caractère  de  ces  Arabes  de  l'Euphrate,  assemblés  en  corps  de 
nation  bien  plus  par  des  exigences  fortuites  de  territoire  que 
par  l'unité  de  race,  soit  moins  docile  aux  touches  secrètes  de 
la  grâce  évangélique.  D'autre  part,  quarante  années  de  pros- 
cription et  de  sanglantes  épreuves  avaient  frappé  d'impuis- 
sance, durant  tout  le  règne  de  Sapor,  l'apostolat  des  Eglises 
de  la  Perse.  Il    n'est  donc  pas  étrange  que  les  chrétiens  de 
Hira  ne  fournissent  qu'une  page  si  pauvre  à  l'histoire  ecclé- 
siastique du  iv*'  siècle. 

La  vie  ne  commence  à  renaître  dans  ces  régions  désolées 
qu'avec  la  mort  du  persécuteur,  vers  l'an  38o.  La  liberté 
rend  les  évêques  à  leurs  sièges,  les  moines  à  leurs  monas- 


'  Hira  ou  Hirat  était  située  au  32"  de  latitude,  sur  un  bras  de  i'Ëuphiale,  au- 
jourd'hui desséclié.  Son  importance  diminua  lorsque  les  premiers  kalifes  eureist 
fondé  un  pou  plus  à  l'est  la  ville  de  Coufah. 

»  nibl.  Orient.,  t.  111,  part.  2,  p.  598. 

»  M.  Caussin,  t.  II,  p.  47,  révoque  en  doute  avec  assez  peu  de  fondement,  ce 
nous  semble,  la  conversion  d'Imrulcays. 


EN  ARABIK.  3ib 

tères,  et  à  l'apostolat  son  action.  Le  discij)Ie  du  célèbre  Abdas, 
père  des  cénobites  do  Saliba  ou  de  la  Croix ,  Ebedjésus , 
vient  fonder  un  monastère  aux  portes  de  liira  ;  puis,  descen- 
dant l'Euphrate  jusqu'au  Tigre,  va  prêcher  la  foi  aux  Arabes 
de  Mntotlie  et  de  Mésène.  Enfin,  vers  le  v"  siècle,  apparaît  au 
désert  le  prodige  nouveau  qui  doit  ébranler  en  masse  ces 
tribus,  qu'un  bizarre  mélange  de  superstition  et  de  sensua- 
lisuK;  tient  enchaînées  au  culte  de  leur  Vénus  phénicienne. 
Il  ne  fallait  rien  moins  pour  frapper  ces  imaginations  ardentes, 
entraîner  ces  fougueuses  natures,  que  la  colonne  du  Stylite, 
au  sommet  de  laquelle  on  put  contenq)ler,  durant  quarante- 
huit  ans,  un  miracle  vivant  de  sagesse  divine  et  d'austérité 
surhumaine.  «  On  accourait,  dit  Théodoret,  témoin  oculaire 
de  ce  qu'il  raconte,  on  accourait  avec  un  empressement  in- 
croyable d'Espagne,  de  la  Grande-Bretagne  et  des  Gaules, 
aussi  bien  que  de  toutes  les  contrées  de  l'Orient.  On  eût  dit 
au  pied  de  la  colonne  un  océan  de  tètes  humaines,  à  chaque 
instant  grossi  par  tous  les  fleuves  de  l'univers.  »  Mais  c'était 
surtout  les  Arabes  Scénites  qui  venaient  en  foule.  Ils  arrivaient 
par  bandes  de  deux  ou  trois  cents,  et  quelquefois  par  milliers, 
abjurant  à  grands  cris  leurs  erreurs,  brisant  leurs  idoles  aux 
yeux  de  Siméon,"^  détestant  leurs  superstitions  impures,  et, 
dociles  à  sa  parole,  recevant  la  foi  qu'il  leur  prêchait,  a  Je  les 
ai  vus  de  mes  yeux,  dit  Théodoret,  j'ai  moi-même  entendu 
leins  clameuis,  lors([u'ils  maudissaient  leur  ancienne  imj)iété 
et  promettaient  de  croire  à  l'Evangile.  »  Rien  n'est  plus  sur- 
prenant que  l'influence  morale  exercée  par  cet  homme, 
n'ayant  pour  prestige  que  l'exemple  de  sa  vie  sur  ces  carac- 
tères indomptables  et  sans  frein.  Apportant  jusqu'au  pied  de 
sa  colonne  l'ardeur  sauvage  qui  les  touimentait,  se  disputant 
ses  bénédictions  de  tribu  à  tribu  et  se  ruant  les  uns  sur  les 
autres  pour  en  décider  le  choix  avant  de  l'avoir  obtenue,  ils 
s'apaisaient  comme  des  enfants  inJociles  au  j)remier  cri  du 
Stviite.  Les  grands  suivaient  l'exemple  du  j)euple,  ou  mieux 
encore  servaient  de  guide  à  son  enthousiasme  et  d'intermé- 
diaire à  sa  foi.  Les  phylarques  amenaient  eux-mêmes  les  ma- 
lades de  leurs   provinces  et  les  présentaient  à    l'imposition 


346  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

miraculeuse  des  mains  du  saint  homme.  Qui  d'ailleurs  eût  osé 
retenir  la  sainte  fougue  de  cet  élan  universel!  Dieu  lui-même 
n'avait-il  pas  dressé  cette  colonne,  au  milieu  des  barbares, 
comme  un  phare  Imnineux  pour  faire  éclater  la  force  de 
l'Évangile  ! 

Un  jour  pourtant  il  se  rencontra  un  prince  de  Hira , 
Nômân  F"",  qui  se  crut  assez  fort  pour  mettre  un  terme  à  ces 
triomphes  de  la  grâce.  Il  jouissait  d'une  prospérité  sans 
pareille  :  redoutable  aux  Ghnssanides,  dont  il  dévastait  sou- 
vent les  frontières,  ami  particulier  d'Yezdejerd,  qui  lui  avait 
confié  l'éducation  de  son  fils,  respecté  de  tout  son  ro}  aume, 
dont  il  avait  embelli  la  capitale  %  il  s'imagina  que  le  pieux 
pèlerinage  n'était  qu'un  prétexte  à  de  perfides  intelligences 
avec  les  Romains,  et  le  proscrivit,  sous  peine  de  mort,  dans 
toute  l'étendue  de  ses  États.  Mais  la  nuit  même  un  châtiment 
céleste  et  rigoureux  le  punit  de  cet  injuste  excès  de  prudence, 
qui  s'opposait  aux  conseils  de  Dieu  en  violant  les  droits  de 
la  conscience;  et,  le  lendemain,  la  défense  était  révoquée. 
Nômân  fit  plus,  il  affranchit  de  toute  entrave  la  liberté  du 
christianisme,  et  finit  non-seulement  par  embrasser  la  foi, 
mais  par  renoiicer  au  trône  pour  aller  ensevelir  sa  vie,  et 
jusqu'à  son  nom,  dans  une  solitude  à  jamais  ignorée.  C'était, 
disent  les  historiens,  par  uu  beau  jour  de  printemps  *,  Nômân, 
monté  sur  son  château  de  Rhawarnak,  contemplait  avec  un 
orgueil  satisfait  les  splendeurs  de  sa  capitale  et  la  riche  con- 
trée dont  il  était  le  maître  :  «  Connaissez-vous,  disait-il  à  son 
vizir,  connaissez-vous  une  contrée  aussi  enchanteresse  que 
celle-ci?  — Non,  répondit  le  vizir;  et  cependant  il  manque 
quelque  chose  à  la  perfection  du  spectacle  que  nous  voyons. 
Car  aucun  des  objets  sur  lesquels  s'arrêtent  nos  regards  n'est 
éternel;  ils  sont  tous  sujets  à  la  destruction.  —Mais,  lui  dit 
Nômân ,  quelle  est  la  chose  dont  la  durée  soit  éternelle  ?  — 
C'est,  reprend  le  vizir,  le  jardin  de  la  Miséricorde  drvùne  et 


*  M.  Caussin  de  Perceval  (t.  II,  p.  55),  pense  que  la  ville  de  Hira  commenra 
dès  lors  à  ètm  appelée  Hirâ-cle-Nôman,  Hirat-Ann6mând'o\i\esécvïyains  syriens, 
grecs  et  latins  ont  fait  par  abréviation  Hirta. 


EN  ARABIE.  347 

les  vergers  du  Paradis  ;  mais,  pour  arriver  à  ce  lieu  de  délices, 
il  faut  embrasser  la  vraie  religion,  et  se  soumettre  aux  ordres 
du  Dieu  plein  de  miséricorde  '.  »  La  nuit  venue,  le  roi  quittait 
la  pourpre,  se  revêtait  de  la  bure,  quittait  son  palais  en  défen- 
dant de  le  suivre,  et  on  ne  sut  jamais  ce  qu'il  était  devenu  ". 
Ainsi,  l'Évangile  trouvait  encore  chez  ce  peuple  de  Ilira,  à 
l'humeur  si  farouche,  des  alternatives  de  prospérité,  des  en- 
thousiasmes sincères,  de  grandes  âmes  capables  des  plus 
hautes  vertus.  Pourtant,  il  faut  le  dire,  il  ne  put  jamais  y 
conquérir  un  empire  universel  et  durable.  L'Eglise  y  vécut  à 
la  manière  de  nos  missions  de  l'extrême  Orient,  comptant 
sans  doute  des  chrétientés  partielles  florissantes,  mais  sou- 
mise aux  éventualités  incertaiiies  qui  portaient  sur  le  trône 
des  rois  chrétiens  ou  des  rois  idolâtres.  L'ardeur  effrénée  de 
ces  tribus  pour  le  brigandage  et  la  guerre  offrait  un  obstacle 
presque  invincible  à  sa  morale  de  paix  et  de  douceur.  Quand 
le  grand  apôtre  de  la  nation  fut  mort,  sa  mémoire  s'effaça  de 
ces  âmes  changeantes  comme  les  traces  du  voyageur  sur  le 
sable  de  leurs  déserts.  Ils  reprirent  leurs  incursions  dévasta- 
trices. Unis  aux  Arabes  du  centre,  servant  tantôt  l'ambition 
des  Parthes  contre  les  Romains,  tantôt  leurs  propres  ressen- 
timents, obéissant  toujours  à  leur  insatiable  besoin  de  ruine 
et  de  pillage,  ils  détruisaient  les  chrétientés  ghassanides  et  ve- 
naient jusqu'en  Palestine  et  en  Syrie  porter  dans  les  monas- 


'  J'emprunte  la  traduction  de  ce  passage  de  Mirkhond  au  grand  ouvrage  sur  la 
Per?e,  publié  d'après  les  documents  orientaux,  par  le  savant  M.  Dubeux.  Collect. 
de  iUniv.  Pittor.,  Paris,  1841. 

*  Ce  mépris  héroïijue  des  grandeurs  d'ici-bas,  né  au  lendemain  du  ba])!ème 
dans  un  cœur  passionné  pour  la  gloire,  a  trouvé  son  poète  pour  le  célébrer.  L'his- 
toire nous  a  conservé  cette  inspiration  du  poète  Adi,  fils  de  Zayd,  adressée  à  un 
prince,  appelé  aussi  Nômân  cl  ipii  était  son  élève  : 

«  Songe,  car  la  sagesse  est  le  fruit  de  la  rétlexion,  songe  au  maître  de  Kawar- 
nak,  lorsque  du  haut  de  son  château  il  admirait  le  spectacle  offert  à  ses  regards. 

«  Ses  richesses,  l'étendue  de  ses  possessions,  le  fleuve  roulant  à  ses  pieds,  son 
magnifique  palais  de  Sédir,  tout  concourait  à  lui  inspirer  des  idées  flatteuses. 

«  Mais  une  pensée  soudaine  a  fait  frémir  son  cœur  :  Hélas!  s'est-il  écrié, 
qu'est-ce  que  la  félicité  de  l'homme,  quand  la  mort  est  là  qui  l'attend?  »  ;Aboul- 
féda,  Hist.  Antéisl,  p.  124.  Traduction  de  M.  Caussin  de  Perceval.  Essai,  t.  II, 
p.  59.) 


348  r^S  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

tères  le  ravage  et  la  mort.  Lorsque,  dans  le  courant  du 
VI®  siècle,  les  traités  de  paix  entre  la  cour  de  Perse  et  celle  de 
Byzance  adoucirent  la  cotidition  des  chrétiens  de  la  Perse, 
cetix  du  royaume  allié  de  Ilira  en  ressentirent  les  heureux 
contre-coups;  mais  déjà  le  moine  Abraham  les  avait  infectés 
de  nestorianisme,  et  ils  ne  commencèrent  à  respirer  que  pour 
languir  dans  les  bras  de  l'hérésie  en  attendant  Mahomet. 

Enfin,  pour  que  rien  ne  manque  à  cet  aperçu  sur  les  con- 
quêtes de  l 'Eglise  dans  les  régions  septentrionales  de  l'Arabie,  je 
mentionnerai  encore  deux  chrétientés  imiiortantes.  dont  l'his- 
toire, assez  obscure  jusqu'ici,  reçoit  du  travail  du  P.  Carpeulier 
de  notables  éclaircissements.  L'une  est  la  chrétienté  du  Pliœ- 
nicon  ou  Pays  des  Pal mieTS^  vaste  contrée  déserte,  située  au- 
clessous  du  i  oyaume  de  Ghassan  et  s'étendant  des  cotes  de  la 
mer  Rouge  vers  l'intérieur  sur  un  espace  d'environ  dix  jours. 
AbouCarib,  que  Procope  '  appelle  Ahorharab  ^  roi  de  ce 
désert,  avait  cédé  cette  souveraineté  à  Justinien,  et  reçu  de 
Tempérer. r,  à  titre  de  compensation,  la  phylarchie  des  Arabes 
de  la  Palestine  inférieure.  Ce  choix  permet  de  penser  que 
Abou-Carib  était  chrétien.  Le  défenseur  de  l'orthodoxie 
dans  l'empire,  le  libérateur  des  chrétiens  de  la  Perse,  eût  il, 
en  effet,  consenti  jamais  à  confier  à  un  prince  idolâtre  le 
gouvernement  d'une  contrée  où  la  foi  comptait  des  Eglises 
constituées  comme  celles  de  Pétra,  d'Arindèle,  d'Aréopolis  et 
d'Éluse?  D'ailleurs  le  Phœnicon,  voisin  au  nord  des  Ghassa- 
nides,  à  l'orient  des  fils  deKelb,  était  pour  ainsi  dire  entouré 
d'une  atmosphère  toute  chrétienne,  et  il  est  difficile  de  croire 
qu'il  n'en  ait  pas  subi  l'influence. 

L'autre  chrétienté  florissait  dans  une  petite  ile  de  la  mer 
Rouge,  du  nom  de  Jotabe.  Inconnue  à  Lequien,  qui  avait 
fait  de  Jotabe  une  ville  de  Palestine',  elle  retrouve  aujour- 
d'hui ses  origines  authentiques.  Le  conquérant  Scénite 
Amorkèse,  c'est-à-dire,  d'après  M.  Caussin  de  Perceval,  Amr- 
ei-Cays  s'en  était  emparé  sur   les  Romains,  vers  la  lin   du 


'  De  Bello  Pevsicn,  1.  1,  o.  \ix. 
•  Oriens  Clirisf..  \   Ill.fnl.  TU. 


EN  AUABIE.  349 

v"  siècle,  et  il  y  avait  trouvé  un  siège  épiscopal.  Ce  fut  même 
l'évèque  de  Jotabe,  Pierre,  qu'il  crut  devoir  envoyer,  en  qua- 
lité d'ambassadeui",  à  l'empereur  Léon,  pour  solliciter  eu 
son  nom  le  gouvernement  de  l'Arabie  Pétrée,  persuadé  que 
ce  choix  intéresserait  en  sa  faveur  la  cojir  de  By/.ance. 

Toutes  les  tribus  Tlymiarites,  éiuigrées  du  Mareb,  avaient 
donc,  dans  cette  période  de  qualie  siècles,  ouvert  les  yeux  à 
la  lumière  évangèiique. 

Mais,  pendant  ce  temps,  que  se  passait-il  dans  les  régions 
du  sud,  d'où  elles  étaient  sorties  ? 

Reléguée  à  l'extrémité  de  la  Péninsule  loin  des  grands 
centres  de  la  foi,  pénétrée  de  l'élément  judaïque,  l'Arabie 
Heureuse  résista  longtemps  aux  tentatives  de  l'apostolat.  Un 
peu  plus  d'iui  siècle  après  la  rupture,  des  digues,  un  chrétien 
de  Syrie  descend  vers  le  Mareb.  Abd-Kélâl,  prince  de  la  dy- 
nastie d'Hvmiar,  le  reçoit  à  sa  cour,  admire  sa  doctrine,  est 
touché  de  sa  vertu  et  reçoit  le  baptême  en  secret.  Mais,  ajoute 
Ibn-Khaldoun  %  le  bruit  de  sa  conversion  s'étaut  répandu, 
son  peuple  se  souleva  contre  lui  et  mit  à  mort  l'étranger  : 
martvr  inconnu,  comme  tant  d'autres,  dont  l'histoire  n'a  pas 
conservé  le  nom.  Lu  demi-siècle  environ  plus  tard,  sous  le 
règrie  deMarthad.  fus  du  roi  précédent,  une  nouvelle  étincelle 
de  toi  est  portée  dans  l'Arabie  Heureuse  par  l'ambassade  de 
l'Indien  Théophile,  au  nom  de  l'empereur  Constance,  et  elle 
y  est  encore  étouffée  sans  avoir  pu  se  développer". 

De  nouveau  tout  un  siècle  se  passe,  lorsqu'enfin  cette  terre 
stérile,  devenant  féconde  à  son  tour,  la  chrétienté  de  Nedjrdn 

'   I'.  M.Caussinde  Pon-fVHl,  I.  I,  |.   107. 

'  Il  paraît  cepeiulaiil  certiliii  que  Tliéuphi'e  obtinl  de  faire  bàlir.  pour  l'usage 
«lis  conimerrnnts  de  l'emjjire,  une  é.j;lis'^  à  Dhafar;  et,  si!  faut  en  croire  l'arien 
IMiiloslorge,  deux  autre-;  à  Adcn  el  à  Ormuz.  —  .te  voudrai-  pouvoir  ici  résumer 
la  ?avanle  étude  du  P.  ('.arpenlier  sur  la  situation  de  l'hofar. 

Fulg.  FresncI  avait  cherclié  cette  ville  royale  des  Honiérites  dans  Zliafar  ou 
Zliéfar,  cité  maritime  non  loin  de  Mubal.  [Jauni.  Asiui.,  \u;u  1838,  juillet  1839.; 
La  plupart  des  érudits  modernes  onl  emhias-c  cette Ojiinion.  M.  Reriin,  dans  son 
Histoire  dm  Lançjne^  aéniiliqui'S.  cnm|)ilalion  cur.euse  des  assertions  da'itrui.  a 
répété,  sans  examen,  lopinion  reçue,  (f.  p.  30(1.  2'  édition.)  Le  P.  Carpentier 
démontre  combien  cette  hypothèse  est  erronée  1 1  tixe  la  situation  de  lihafar,  an- 
cienne Taphar.  dans  l'intérieur  de  l'Vémen.  A  .  Acta  SS..  p.  io  et  a6.) 


350  LES  ORIGINES  DU  CHRISTIANISME 

s'en  élève,  belle  dès  son  premier  jour  comme  une  victime 
parée  pour  l'autel.  Tout  enivrée  du  vin  généreux  de  la  foi 
des  anciens  jours,  elle  vient  consoler  l'Eglise  de  ses  longues 
attentes  par  le  témoignage  d'une  légion  de  martyrs.  Mon  but 
n'est  pas  de  raconter  cet  épisode  illustre.  Je  renvoie  le  lecteur 
aux  Actes  eux-mêmes,  qui  ont  fourni  au  R.  P.  Carpentier 
l'occasion  d'écrire  cette  histoire  du  christianisme  en  Arabie, 
dont  j'ai  résumé  les  principaux  événements.  J'avoue  cepen- 
dant ne  déposer  la  plume  qu'à  regret.  Il  m'eût  été  doux  de 
couronner  cet  aperçu  par  l'histoire  de  cette  vaillante  Église. 
J'aurais  voulu  la  suivre  depuis  ces  touchantes  origines  jusqu'à 
l'heure  de  son  glorieux  sacrifice;  raconter  la  conversion  du 
jeune  prince  Abdallah,  devenu  à  dix-sept  ans  le  premier  chré- 
tien de  sa  nation  ,  et  que  nous  retrouvons,  plus  de  soixante 
ans  après,  dans  cet  Aréthas  magnanime,  roi  de  Nedjrân, 
dont  l'exemple  entraînait  au  martyre  un  peuple  tout  entier. 
J'aurais  voulu  faire  revivre  ce  drame  sanglant ,  montrer  le 
farouche  Dliu-Nowas  vaincu  par  la  mort  de  cet  invincible 
vieillard,  redire  les  fières  réponses  des  victimes  aux  promesses 
et  aux  menaces  du  persécuteur,  les  exhortations  subhmes 
des  époux  à  leurs  épouses  et  des  mères  à  leurs  fils ,  répéter 
le  nom  de  cette  noble  Ruma,  chrétienne  héroïque,  dont  l'his- 
toire avait  oublié  le  souvenir.  J'aurais  enfin  ambitionné  de 
compter  l'une  après  l'autre  les  phalanges  choisies  de  ces 
4,^52  martyrs,  roi,  princes,  guerriers,  femmes  illustres, 
vierges  timides,  tendres  enfants,  conduits  au  suprême  sacri- 
fice par  leurs  prêtres  et  leurs  lévites,  et  de  les  saluer  tous 
par  une  parole  de  louange  et  de  vénération. 

La  foi  ne  mourut  point  avec  eux.  Dieu  se  souvint  que  cette 
terre  avait  bu  le  sang  des  héros.  L'éclat  de  ce  témoignage 
universel  et  si  pur  qu'on  n'y  put  compter  un  seul  traître, 
resplendit  sur  l'Yémen  comme  l'aurore  d'une  ère  nouvelle, 
et  là  comme  partout,  le  sang  des  martyrs  fut  une  semence  de 
chrétiens.  La  conquête  du  saint  roi  Elesban  seconda  ce  re- 
tour, qui  ressemblait  à  un  repentir,  et  quelques  années  plus 
tard,  l'Arabie  Heureuse,  plus  que  jamais  digne  de  ce  nom, 
était  si  changée,  que  le  vice-roi  Abraha  lui  faisait  accepter  un 


EN  ARABIE.  351 

code  de  lois  de  la  main  d'un  évèquo,  Grégentius  de  Dhafar. 
Puis,  quand,  aux  mauvais  jours  de  la  domination  persane, 
cette  ardeur  s'éteignit,  ce  fut  encore  dans  la  ville  de  Nedjràn 
que  la  foi,  proscrite  de  nouveau,  trouva  un  asile  inexpugna- 
ble. Mahomet  vint  à  son  tour  :  déjà  il  avait  courbé  sons  le 
joug  et  enchaîné  à  sa  fortune  toutes  les  tribus  du  midi  ;  une 
seule  demeura  invincible.  Le  flot  envahisseur  vint  se  briser 
aux  portes  de  Nedjrân,  et  le  Prophète  dut  accepter  dos  con- 
ditions. Ses  successeurs  ne  furent  pas  plus  heureux.  La  petite 
colonie,  circonvenue  de  toutes  parts  par  les  progrés  de  l'isla- 
misme, se  vit  bientôt  isolée,  sans  défense,  au  milieu  d'un 
peuple  apostat;  mais  elle  avait  appris  de  ses  ancêtres  à  mou- 
rir plutôt  que  de  faillir.  Omar  le  comprit,  et  craignant  peut- 
être  qu'un  nouveau  sang  répandu  ne  fit  encore  germer  la  foi, 
il  prit  le  parti  de  chasser  de  l'Arabie  les  derniers  héros  chré- 
tiens. Ils  partirent  donc ,  emportant  avec  eux  la  dernière 
espérance  de  la  péninsule. 

Après  quelques  années  d'une  vie  factice,  surexcitée  par  les 
agitations  de   la  guerre  et  la   fièvre  brûlante   des   passions 
qu'allumait^  sous   un    ciel  de  feu,  une  religion  toute  sen- 
suelle, la  nation  art^he,  pareille  à  ces  cadavres  galvanisés  qui 
n'offrent  qu'un  simulacre  de  résurrecliou,  s'affaissa  soudain 
sur  elle-même  et  s'endormit  dans    la  niorl.    Chose  étrange! 
la  civilisation  presse  l'Arabie  de  toutes  parts;  sans  cesse  elle 
aperçoit  de  son  rivage  les  peuples  nouveaux,  j)oussés  par  une 
inépuisable  exubérance  de  vie,  sillonner  toutes  les  mers;  elle 
assiste  dans   ses   ports  à   ce  perpétuel   échange   d'idées,  de 
mœurs,   d'industrie,  qui   présage  une  prochaine  et  univer- 
selle fusion  :  seule,  froide  et  silencieuse,  elle  demeure  depuis 
des  siècles,  envelo[)pée  comme  d'un  linceul,  dans  son  impas- 
sible immobilité.  On  dirait  un  sépulcre  au  milieu  d'une  végé- 
tation luxuriante  !  Qui  lèvera  la  pierre  de  ce  tombeau  ?  qui 
ressuscitera  ce  cadavre  ?  Nul  autre  que  Celui  qui  a  dit  de  lui- 
même,  pour  les  nations  connue  pour  h  s  individus  :  «  Je  suis 
la  résurrection  et  la  vie  !  » 

A.  Dut  AU. 


M.   ERNEST  REIN  AN. 


Si  M.  Renan  a  eu  l'ambition  de  devenir  célèbre,  il  doit 
être  satisfait.  Le  voilà  depuis  quelques  années  entré  en 
jouissance  d'une  renommée  littéraire  considérable.  Un  groupe 
d'admirateurs,  d'adulateurs  zélés,  de  disciples  peut-être,  s'est 
rallié  autour  de  lui.  Dans  leurs  rangs  figurent  en  première 
ligne  quelques  ims  de  ces  écrivains  protestants,  pleinement 
sortis  du  christianisme,  et  qui  n'ont  })lus  d'antre  doctrine  que 
le  rationalisme  germanique.  Ce  lien  commun  devait  naturel- 
lement les  rapprocher  de  M  Renan.  Ne  sont-ils  pas  de  la 
même  patrie  intellectuelle?  Par  une  raison  a  peu  près  sem- 
blable, le  docte  critique  devait  obtenir  les  sympathies  de 
l'école  positive.  Il  fraternise,  en  effet,  assez  bien  avec  elle,  et 
même,  il  faut  parfois  avoir  la  vue  bien  fine  pour  saisir  les 
nuances  qui  l'en  séparent,  fous  les  sages  sont  d'accord,  a  dit 
Platon. 

Quant  à  l'école  spiritualiste,  bien  moins  avancée  dans  la 
voie  de  la  négation,  elle  ne  pouvait  faire  le  même  accueil  à 
la  renommée  nouvelle.  Si  quelques  membres  isolés  su  sont 
détachés  pour  aller  la  saluer  de  leurs  hommages,  d'autres  ont 
fait  entendre  des  protestations  indignées,  et  la  plupart  se  sont 
retranchés  dans  un  silence  dédaigneux. 

Les  catholiques,  de  leur  côté,  ont  dû  s'occuper  de  M.  Re- 
nan. Mais,  tout  en  le  combattant,  tout  en  montrant  le  vide  et 
la  fausseté  de  ses  théories  anti-chrétiennes,  ils  ont  eu  soin, 
en  général,  de  ne  pas  nier  son  talent.  \\\  contraire,  on  a 
plus  d'une  fois  surfait  ses  mérites.  Dieu  merci  !  notre  cause 
est  asse^!;  sure  pour  que  nous  n'ayons  pas  à  craindre  de  la 
compromettre  en  prêtant  bénévolement  à  un  adversaire  un 


M.  liKiNliST  HENAN.  3Ô3 

peu  plus  de  force  qu'il  n'eu  a.  La  justice  exige  pourfaul  que 
nous  évitions  tout  excès,  et,  pour  notre  compte,  nous  n'au- 
rons garde  de  placer,  avec  un  écrivain  catholique,  M.  Renan 
au-dessus  de  Voltaire.  C'est  une  louange  médiocre  peut-être 
aux  yeux  de  notre  critique,  car  il  estime  peu  le  philosophe 
de  Ferney  ;  mais  c'est  une  louange  excessive  aux  yeux  des 
esprits  sérieux,  qui  tiennent  à  être  justes  envers  tous,  même 
envers  Voltaire. 

L'Allemagne  s'est  montrée  beaucoup  plus  indifterente  que 
la  France  à  l'égard  du  jeune  membre  de  l'Institut.  A  peine  lui 
a-t-on  décerné  d'iui  ton  protecteur  quelques  encouragements 
bienveillants.  Le  dirons-nous,  il  y  a  là  un  peu  d'ingratitude. 
Car  nul  plus  que  lui  n'a  contribué  à  mettre  en  honneur 
parmi  nous  certains  érudits  allemands  forts  lourds,  et  qui 
auraient  dû  s'eslimer  heureux  de  rencontrer  un  disciple  d'une 
abnégation  si  rare,  qu'il  s'est  borné  le  plus  souvent  à  se  faire 
leur  interprète  et  leur  vulgarisateur.  D'où  vient  donc  l'indif- 
férence dont  il  a  été  l'objet? 

A-t-on  cru  tout  simplement  que  la  reconnaissance  la  mieux 
sentie  n'obligeait  pas  à  des  éloges  complaisants  et  peu  sin- 
cères ?  ou  bien  ayrait-on  jugé  que  le  disciple  se  faisait  trop 
valoir  aux  dépens  de  ses  maîtres?  Nous  l'ignorons.  Le  fait  est, 
si  nous  sommes  bien  informé,  que  l'érudition  et  le  talent  du 
brillant  critique  ne  sont  pas  entourés  d'une  fort  grande  con- 
sidération en  Allemagne. 

A})rès  tout,  cependant,  l\l.  Renan  n'a  pas  trop  à  se  plaindre 
de  la  docte  contrée,  |)uisque  la  meilleure  partie  de  la  réputa- 
tion dont  il  jouit  en  France,  il  la  doit  aux  dépouilles  opimes 
qu'il  a  remportées  d'outre-Rliiu.  Nature  facile  et  vraiment 
hospitalière,  il  s'est  approprié  et  auiiexé,  pour  ainsi  dire, 
très-largement,  les  idées,  les  découvertes  d'autrui.  Ne  deman- 
dez pas  si  le  plus  sur  discernement  a  toujours  présidé  au 
choix  de  ses  emprunts.  Il  s'est  attaché  de  préférence  aux 
maîtres  les  plus  avancés,  les  phis  radicaux,  et,  sauf  quel- 
ques éiiormités  par  trop  monstrueuses,  il  a  tout  accepté  de 
confiance.  Parfois  même  il  s'est  trouvé  un  peu  eu  retard. 
Nous  l'avons  vu  exhiber  divers  produits  qu'il   nous  offrait 


354  M.  ERNEST  RENAN. 

comme  les  derniers  résultats  des  élucubrations  germaniques, 
comme  les  dernières  nouveautés,  au  moment  même  où  ces 
produits  étaient  déjà  vieillis  et  presque  mis  au  rebut  chez  nos 
voisins  *. 

Nous  reconnaissons  pourtant,  à  part  la  question  de  prove- 
nance, que  M.  Renan  est  loin  d'être  sans  mérite  comme 
érudit.  Son  érudition  est  incontestablement  étendue  et  variée; 
et,  à  la  différence  de  la  plupart  des  spécialités  de  ce  genre, 
presque  toujours  embarrassées  et  obstruées  par  la  multitude 
de  leurs  connaissances,  il  manie  les  siennes  avec  une  grande 
aisance  et  une  désinvolture  gracieuse.  Peut-être  en  aurait-il 
insinué  la  raison  quand  il  a  dit  :  «  On  ne  s'assimile  que  ce 
qu'on  ne  sait  qu'à  demi";  i)  peut-être  cette  érudition  ne  pa- 
raît-elle si  bien  possédée,  assimilée,  que  parce  qu'elle  est 
superficielle.  Quand  on  y  regarde  de  près  ,  on  voit  qu'elle 
ne  fait  pas  assez  corps  avec  l'esprit,  qu'elle  ne  s'est  pas  iden- 
tifiée avec  la  personnalité.  De  là  ce  défaut  d'unité,  d'homogé- 
néité, qui  se  remarque  parfois  dans  la  pensée  de  Bi.  Renan.  On 
sent  que  cette  pensée  n'est  pas  coulée  d'un  jet  :  il  seiiîble 
qu'elle  se  compose  d'éléments  hétérogènes  et  contradictoires, 
qu'elle  s'est  formée  par  des  adjonctions  successives  et  comme 
par  aliuvion.  H  y  a  un  moyen  infaillible  de  s'assurer  de  la 
vérité  de  cette  observation,  c'est  de  défaire  par  une  patiente 
analyse  la  trame  des  compositions  de  M.  Renan.  On  y  décou- 
vrira des  reprises,  des  pièces  rapportées,  des  incohérences,  que 
dissimule  à  peine  l'art  de  l'agencement  des  phrases^. 

Cette  absence  d'unité  tient  encore  à  une  autre  cause.  M.  Re- 
nan ne  nous  semble  pas  doué  de  celte  origiîialité  vigoureuse 
qui  engendre  les  conceptions  larges  et  fortement  coordon- 
nées. Il  est  né  pour  cultiver  les  détails,  non  pour  embrasser 
les  ensembles.  Sa  vue  n'a  point  une  portée  assez  longue. 

•  Un  critique  qui  ne  pèche  pas  par  défaut  d'indulgence  pour  M.  Renan,  lui  a 
reproché  d'avoir  négligé,  dans  son  étude  sur  les  Historims  criiiques  de  Jésus, 
presque  tout  le  dernier  mouvement  scientifique  qui  s"est  fait  en  Al'emagne  sur  ce 
sujet.  (M.  Saint-René  Taillandier,  Revue  des  Deux  Mondes,  septembre  1857.) 

•  Essais,  p.  58. 

•  Voir  surtout  l'article  sur  l'Avenir  de  la  métaphysique,  les  études  sur  les  Reli- 
gions de  l'antiquité^  etc. 


M.  ERNEST  RENAN.  355 

Un  jour,  M.  Renan  s'est  avisé  d'écrire  contre  la  métaphy- 
sique. Sait-il  bien  ce  qu'il  a  prouvé  j)ar  là?  s'est-il  souvenu 
que  tous  les  penseurs  vraiment  supérieurs  ont  été  métapliysi- 
ciens,  d'instinct  au  moins,  de  pressentiment  et  de  divination  ? 
Il  s'est  donc  exclu  lui-même  de  ce  groupe  d'élile,  et  il  a  mar- 
qué sa  jDlace  dans  une  splière  bien  inférieure,  qui  dépasse 
encore  sans  doute  celle  des  esj)rils  médiocres,  mais  qtii  y 
confine  de  bien  plus  près  qu'à  celle  où  trouent  les  rois  de  la 
pensée.  En  exaltant  aux  dépens  de  la  métaphysique  les  con- 
naissances positives  et  l'érudition  historique,  JM.  Renan  ne 
s'est  pas  aperçu  qu'd  tond:)ait  dans  le  travers  de  ces  spécialités 
mesquines  qui  ne  savent  rien  voir  en  dehors,  et  surtout  au- 
dessus  d'une  branche  scientifique,  dont  le  plus  grand  privi- 
lège est  d'élre  plus  conforme  à  leiu's  goûts  et  à  leurs  a|)titudes. 
Il  a  dédaigné  la  métaphysique  parce  qu'il  ne  se  sentait  pas 
assez  grand  pour  elle.  Et  pourtant,  c'est  elle  qui  est,  parmi 
les  sciences  humaines,  la  science  vraiment  royale,  le  point 
cidminant  du  monde  infelli"ible.  C'est  de  ces  hauteurs  su- 
blinips,  surtout  lor-^que  la  foi  vient  les  ilhuniner  d'un  rayon 
plus  pur,  c'est  de  là  qu'ori  découvre  les  espaces  infinis,  l'en- 
chauiement  des  causes  et  des  effets,  les  grands  principes,  les 
lois  fécondes.  C'est  là  que  se  forment  ces  généralisations 
puissantes  qui  embrassent  les  idéos,  les  réalités,  les  faits  dans 
leur  compl(>xiiéer  dans  leurs  jîanoi'amas  grandioses.  M.  Renan, 
il  faut  le  dire,  clierchi^  à  généraliser,  à  construire  des  syn- 
thèses ;  mais,  outre  qu'il  est  v^^M'é  par  les  cutètemt'iits  du 
parti  pris,  par  res])rit  de  système  poussé  jusqu'à  ses  phis 
flagrants  abus,  son  esprit  peu  métaphysique,  et  parlant  jieu 
fait  |iour  les  hautes  spéculations,  ne  sait  rencontrer  que  des 
rapprochements  ingénieux,  des  hypothèses  spécieuses,  mais 
incomplètes  et  fausses,  parce  qu'elles  ne  représentent  qu'un 
coté  des  choses.  Esprit  qui  se  croit  large  quand  son  horizon 
est  si  étroit,  clairvoyant  cpiand  il  ne  possède  ni  la  vérité  reli- 
gieuse ni  la  vérité  phdosophicpie,  libre  enfin  quand  il  a 
échangé  l'obéissance  libératrice  de  la  foi  contre  la  servituilc 
dure  et  pesante  des  préjugés  aveugles  ! 

N'attendez  donc  pas  de  lui  les  puissantes  pensées,  pas  plus 


35(i  M.  ERNEST  RENAN. 

que  les  créations  vraioient  originales.  Le  sol  de  cette  intelli- 
gence ne  porte  rien  de  grand  ;  et  même,  malgré  une  certaine 
variété  dans  ses  productions,  il  a  peu  de  fécondité  réelle. 
Déjà  de  nombreuses  marques  d'épuisement  se  font  aper- 
cevoir dans  ses  écrits.  Il  reproduit  trop  fréquemment  les 
mêmes  idées.  Tel  morceau,  tel  opuscule  n'ont  été  qu'une  ré- 
pétition presque  textuelle  d'une  publication  antérieure.  Par 
exemple,  ce  fameux  discours  d'ouverture  au  Collège  de  France 
n'a  eu  l'intérêt  de  la  nouveauté  pour  aucun  de  ceux  qui 
avaient  lu  attentivement  M.  Renan.  Un  peu  de  mémoire  leur 
aurait  sufti,  le  thème  de  ce  discours  étant  donné,  pour  le 
construire  tout  ejitier  d'avance  avec  ses  développements  et  la 
plupart  de  ses  expressions.  On  dirait  que  M.  Ilenan  a  plu- 
sieurs de  ses  phrases  stéréotypées,  ef  que,  comme  Lamennais, 
il  «  serre  dans  son  tiroir  les  antithèses  et  les  traits  brillants 
au  fur  et  à  mesure  qu'ils  lui  viennent,  )i  aiin  de  s'en  servir  à 
l'occasion.  Notre  critique  a  bien  raison  de  reprocher  ce  défaut 
à  Lamennais,  mais  encore  fallait-il  ne  pas  mériter  doublement 
le  même  reproche. 

Si  la  nature  a  refusé  à  M.  Renan  les  dons  qui  font  les  génies 
créateurs,  elle  lui  a  prodigué  d'autres  dons  qui  éblouissent 
davantage  les  admirations  faciles,  parce  qu'ils  les  dépassent 
moins.  La  finesse,  la  délicatesse,  le  sentiment  des  nuances, 
dont  l'éloge  est  sans  cesse  dans  sa  bouche,  sont  en  effet  ses 
qualités  les  plus  caractéristiques.  Lorsqu'il  sait  résister  à  une 
tendance  paradoxale  qui  le  précipite  aisément  dans  le  faux, 
les  vues  les  plus  ingénieuses,  les  observations  les  plus  pi- 
quantes se  multiplient  sous  sa  plume.  Dans  ses  travaux  neu- 
tres, là  où  il  n'a  pas  les  pai'tis  pris  de  l'avocat  d'une  mauvaise 
cause,  on  est  surpris  de  la  justesse  de  ses  remarques,  de  la 
sagacité  de  sa  critique  ' . 

'  Voir  les  articles  sur  Procope ,  sur  l'Académie  française,  sur  la  l'uésie  des 
races  celtiques,  etc.  Il  est  inutile  de  faire  observer  que  nous  n'adhérons  pas  sans 
réserve  à  tout  ce  que  renferment  ces  morceaux.  Le  dernier  en  particulier  repro- 
duit des  idées  très-fausses  de  M.  Augustin  Tliierry  sur  les  origines  du  christia- 
nisme en  Bretagne.  On  y  trouve  encore  des  appréciations  bizarres,  pour  ne  rien 
dire  de  plus  :  «  S'il  était  permis,  dit-il,  d'assigner  un  se.\e  aux  nations  comme  aux 
individus,  il  i'audrail  dire  sans  hésiter  que  la  race  celtiquej  surtout  envisagée 


M.  F.RNEST  RENAN.  .1''.7 

Toutes  ces  qualités  sont  relevées  par  un  incontestable  talent 
de  style.  M.  Renan  est  artiste,  il  est  poète,  il  est  peintre.  Son 
coloris  est  à  la  fois  sobre  et  riche.  Ses  dessins  sont  pleins  de 
2;oùt,  de  fraîcheur  et  de  grâce.  Rien  de  plus  fini  dans  les 
formes,  de  plus  délicat  dans  les  draperies,  de  plus  mollement 
ondulé  dans  les  contours.  Joignez  à  cela  les  effets  de  nuance, 
les  demi-teintes,  les  tons  vagues,  les  lignes  indécises  et  flot- 
tantes: toutes  choses  qui  vont  si  bien  à  notre  besoin  d'illu- 
sion et  de  rêverie;  et  vous  aurez  le  secret  de  cette  sorte  de 
fascination  que  M.  Renan  a  exercée  stn-  beaucoup  d'imagina- 
tions, et  que  les  femmes,  dit-on,  ont  subie  en  plus  grand 
nombre. 

Est-ce  à  dire  que  ce  style  soit  irréprochable  ?  Il  s'en  faut 
bien,  assurément,  et  une  compétence  médiocre  en  cette  ma- 
tière suffit  pour  s'en  assurer.  On  voit  bien  tout  d'abord  que 
M.  Renan  n'a  pas  la  grande  manière  des  maîtres  du  xvu'"  siè- 
cle, ni  même  la  touche  supérieure  des  meilleurs  écrivains  de 
notre  temps.  Plus  élégant,  plus  joli  qu'eux,  il  n'a  pas  leur 
vigueur,  leur  élévation,  ni  surtout  leur  noble  simplicité.  On 
ne  rencontre  pas  chez  lui  ces  grands  traits,  ni  ces  mots  souve- 
rains qui  semblent  créer  une  séparation  entre  la  lumière  et 
les  ténèbres.  Son  allure  n'est  point  assez  spontanée,  assez 
primesautière  :  l'art  et  le  calcul  se  font  trop  sentir;  souvent, 
le  soin  dégénère  en  affectation,  la  finesse  devient  raffinement, 
l'élégance  tourne  à  la  coquetterie. 

Parfois,  il  tombe  dans  un  excès   tout  contraire,  et  il  est 


dans  sa  branche  kymrique  ou  bretonne,  e^l  une  race  émmemmont  féminine  !  >« 
Plus  loin  M.  Ronan  expose  en  faveur  «  du  défaut  essentiel  des  peuples  bretons  » 
des  circonstances  atténuantes  que  notre  propre  patriotisme  accepterait  volontiers 
si  elles  étaient  un  pou  plus  confonnes  à  la  raison  et  à  la  morale.  A  l'en  croire,  les 
Bretons  ne  ^'enivrent  pas  par  «  appétit  de  jouissance  grossière  ;  »  c'est  «  invincible 
besoin  d'illusion...  soif  de  l'infini  !...  Les  Bretons  cherchaient  dans  l'hydromel  la 
vision  du  monde  invisible  '.  » 

Du  reste,  il  no  parait  pas  que  ce  soit  là  un  péché  capital  aux  yeux  de  la  critique. 
En  [)arlant  des  etlorts  <iue  lit  le  fameux  Cliannini:  en  Amérique  pour  extirper  la 
plaie  hideuse  de  l  intempérance.  M.  Renan,  tout  en  y  voyant  a  une  œuvre  très- 
louable,  »  reproche  au  réformateur  de  s'attacher  à  des  détails  qui,  par  leur  mi- 
nutie, nou!(  font  pre^ique  aourire.  Channin.i;  eût  mieux  fait  sans  doute  de  faire  de 
la  critique. 


358  M.  ERNEST  UENAN. 

grossier  :  a  L'Iiimianité,  dil  il,  fait  du  divin  comme  Faraignée 
file  sa  toile'.  »  Peut-on  exprimer  en  termes  plus  hideux  un 
plus  dégoûtant  panlhéisiiie? 

M.  Renan   abuse  aussi  des   richesses  de  son  imagination 
poétique.  Il  est  prodigue  de  ses  couleurs.  Les  récits  les  plus 
authentiques  ne  sont  plus  que  des  légendes;  lasainteté,  «  c'est 
un  genre  de  poésie.  »  La  science  elle-même  perd  toute  son 
austérité  pour  se  transformer  en  lantaisie  poétique  :  de  là  une 
a  linguistique  romanesque,  »  une  criîique  qui  voit  des  «  opé- 
ras-comiques dans  la  Bible  ^.  »  Il  semble  que  cet  esprit  n'ait 
d'autre  préoccupation  que  de  chercher  le  côté  pittoresque 
des  choses.  Tous  les  points  de  vue  sont  subordonnés  et  sacri- 
fiés à  celui-là.  Comme  un  artiste  voyageur,  il  s'en  va,  le  pin- 
ceau à  la  main,  parcourir  tons  It-s  domaines  de  la  pensée  à  la 
recherche  des  perspectives  charmantes,  des  jeux  de  lumière, 
des  contrastes  rares.   Peu  lui  importent  les  sujets  :  scienti- 
fiques,  religieux,  ou  liltéi-aires.  î^'essontiel  est  que  les  toiles 
soient   remplies   et    l'artiste    admiié.  La   vérité  lui    importe 
encore  moins  :  il  prélei'e  même   la  fantaisie   et  les   caprices 
fiivolt-s.  Vraiment,  nous  serions  tenté  de  croire,  avec  quel- 
ques bons  esprits,  que  M.  Renan  est  né   romancier,  et  qu'il 
aurait    occupé   un   des   premiers    rangs  dans   la  littérature 
légère. 

Des  reproches  bien  plus  graves  encore  peuvent  être  adres'-és 
au  brillant  éci"ivain.  Les  qualités  les  plus  essentielles  du  style 
lui  man(juent  d'ordinaire,  je  veux  dire  la  clarté  et  la  sincérité. 
Cela  s'explique  assez  parla  nature  des  idées  germaniques  dont 
il  s'est  épris.  Car,  parmi  ces  idées,  il  en  est  de  si  denses  et  de  si 
nébideuses,  que,  malgré  l'espèce  de  clarté  relative  dont  il 
sait  les  entourer,  il  lui  est  impossible  de  faire  pénétrer  la 
lumière  dans  ces  ténèbres  palpables.  D'autres- au  contraire, 
sans  être  bien  intelligibles,  offrent  cependant  un  sens  si  ma- 
nifestement absurde,  qu'il  faut  bien  les  voiler  à  demi  et  les 
dérober  aux  regards  du  bon  sens  trop  prompt  à  se  révolter. 


1  Le  livre  de  Job,  p.  xc. 

*  M.  Franck,  Études  orientales^  p.  v. 


M.  ERNEST  RENAN.  359 

Mais,  indépendamment  de  ces  raisons,  M.  Renan  a  un  tempé- 
rament tout  particulier  qui  lui  fait  aimer  la  nuit.  Celte  intel- 
ligence n'a  pas  le  regard  limpide  et  clair  où  se  réfléchit  la 
vérité  sans  nuage.  Elle  a  l'œil  oblique.  Elle  semble  avoir  en 
horreur  la  lumière  pure  et  pleine;  elle  ne  se  complaît  que 
dans  les  lueurs  ténébreuses  et  les  nuances  équivoques.  Tout 
ce  qui  est  précis  et  nettement  défini,  M.  Renan  l'appelle  in- 
variablement ^'/av^/e/'.  «  On  ne  se  passionne,  dit-il,  que  pour 

ce  qui  est  obscur On  me  proposerait  une  formule  au  delà 

de  laquelle  il  n'y  aurait  plus  rien  à  chercher,  que  je  la  récu- 
serais tout  d'abord  :  la  clarté  de  la  formule  suffirait  pour 
montrer  qu'elle  est  insuffisante.  » 

Et  puis,  il  faut  se  souvenir  que  M.  Renan  a  entrepris  une 
campagne  contre  le  christianisme.  Or,  le  christianisme  est  un 
adversaire  qu'il  ne  convient  pas  d'attaquer  de  front.  M.  Re- 
nan le  fait  bien  quelquefois,  lorsqu'il  croit  pouvoir  frapper  à 
coup  sûr  ;  mais  ce  n'est  pas  sa  méthode  habituelle.  On  sait 
qu'il  n'aime  pas  la  ligne  droite,  apparemment  parce  qu'il 
juge  que  ce  n'est  pas  toujours  le  chemin  le  plus  court. 
11  choisit  donc  de  préférence  les  voies  indirectes  et  tor- 
tueuses, t 

Parfois ,  son  allure  vous  paraîtra  fort  inoffensive  et  sa 
phrase  sans  piége.Vous  n'avez  pas  remarqué  un  mot,  une  insi- 
nuation ,  une  restriction,  une  note  presque  imperceptible,  et 
pourtant,  il  y  a  là  une  malice  perfidement  agressive.  D'autres 
fois,  il  procédera  par  d'interminables  détours  avant  d'en  ve- 
nir à  son  but.  C'est  alors  surtout  que  sa  pensée  «  s'avance 
à  petit  bruit  et  en  longs  contours,  évitant  avec  grand  soin  le 
fracas  et  le  heurt  trop  violent.  Elle  s'enroule  et  s'enveloppe 
en  généralités  confuses,  en  sentimentalités  religieuses  ou  scien- 
tifiques, en  cadences  de  phrases  et  en  sonorités  de  paroles 
qui  dissimulent  l'idée.  Elle  étale,  chemin  faisant,  mille  jolis 
reflets  qui  enchantent  et  fascinent  le  regard.  Elle  entend  à 
merveille  l'art  des  couleurs  changeantes  et  des  aspects  dia- 
prés. Tout  en  glissant  à  travers  les  buissons  épineux  de  la 
science  et  les  gazons  fleuris  de  la  poésie,  elle  observe  le  mo- 
ment favorable,  et  lance  un  trait  dont  on  a  calculé  la  portée. 


360  M.  KRNKST  RENAN. 

Devinez-vous  l'allure  de  ce  style  et  où  il  faudrait  chercher 
son  emblème  '  ?  » 

M.  Renan  a  dit  quelque  part  qu'il  était  inhabile  dans  la 
polémique^  qu'il  était  étranger ''a  l'art  de  la  stratégie^.  Jamais 
homme  ne  s'est  plus  prodigieusement  calomnié  lui-même. 
Nous  lui  rendons  très-volontiers  cette  justice  qu'il  nepèchepas 
par  maladresse,  ni  par  excès  de  candeur.  Il  est  très-habile  et 
Irès-coDsommé  dans  la  tactique.  Nul  ne  sait  mieux  couvrir  les 
points  faibles,  dissimuler  le  sophisme,  colorer  le  mensonge 
et  lui  donner  toutes  les  apparences  du  vrai.  Quelques-unes 
de  ses  compositions  sont  des  modèles  du  genre. 

On  montre  dans  les  expériences  d'optique  certains  dessins 
bizarres  :  couleurs  jetées  au  hasard,  lignes  tortueuses  et 
difformes,  contours  monstrueux.  Mais,  si  l'on  regarde  ces 
figures  à  travers  un  miroir  sphérique,  par  exemple,  on  voit 
cette  confusion  disparaître ,  toutes  choses  reprennent  des 
proportions  normales,  et  l'on  est  surpris  de  ne  plus  apercevoir 
qu'une  image  régulière. 

Voilà  les  effets  que  M.  Renan  excelle  à  produire.  Il  a  le 
secret  du  jeu  de  X anamorphose.  Prenez  isolément,  et  abstrac- 
tion faite  du  style,  le  fond  d'idées  qui  lui  sert  de  thème  :  c'est 
un  tissu  de  faussetés,  de  sophismes,  de  contradictions,  d'exa- 
gérations. Mais,  tel  est  son  prestige  de  mise  en  scène,  tel  est 
son  art  d'isoler  et  de  grouper,  de  distribuer  les  couleurs,  les 
ombres  et  les  nuances,  d'effacer  ou  de  mettre  en  saillie,  il  sait 
si  bien  réaliser  à  volonté  les  grossissements  ou  les  raccourcis, 
en  un  mot,  combiner  les  effets  de  perspective,  que,  vus 
dans  le  miroir  de  ce  style  menteur,  les  paradoxes,  les  con- 
tradictions, les  absurdités,  perdront  tout  ce  qu'ils  avaient  de 
plus  choquant,  revêtiront  même  un  faux  air  de  vraisemblance, 
et,  si  vous  n'êtes  sur  vos  gardes,  si  vous  n'avez  soin  de  recti- 
fier ces  illusions  d'optique,  il  y  aura  un  effet  d'ensemble  qui 
s'emparera  de  vous  comme  une  sorte  de  mirage,  vous  serez 
ébloui,  trompé,  joué.  M.  Renan  a  réalisé  l'idéal  du  trorape- 


'  Études  de  Théologie,  juin  1859. —  Arl.  du  H.  P.  Fréchon. 
*  Etudes  d'Hist.  relig.,  p.  xi. 


M.  EBNEST  RFXAN.  301 

l'œil 'OU  du  mensonge  })ar  les  jirocétlés  luiificicls  ;  car,  là  tout 
est  faux,  doublement  faux  :  le  fond  d'idées  est  faux  en  lui- 
même,  la  forme  l'est  également,  puisqu'elle  déguise  la  pensée 
réelle  et  la  fait  paraître  tout  autre  qu'elle  n'est.  — Pouvons- 
nous  dire  maintenant  que  le  slyle  de  M.  Renan  est  franc  et 
sincère?  Disons  encore  une  fois  qu'il  est  très-habile. 

Ajoutons  qu'il  excelle  dans  un  autre  art  que,  à  défaut 
d'autre  mot,  nous  appellerons  Xart  de  la  pose.  Nous  ne  sau- 
rions caractériser  autrement  des  déclarations  du  genre  de 
celles  que  nous  allons  transcrire.  Répondant  aux  attaques  dé- 
loyales, selon  lui,  dont  il  a  été  l'objet,  il  s'écrie  que,  s'il  était, 
«  co/nme  tant  d'autres,  esclave  de  ses  désirs^  si  l'intérêt  ou  la 
Inanité  le  guidaient  dans  la  direction  de  ses  travaux,  on  réussi- 
rait sans  doute  par  de  tels  procédés  à  lui  faire  abandonner 
des  études  qui  ne  sont  d'ordinaire  récompensées  que  par 
V injure.  Mais,  ne  désirant  rien,  si  ce  nest  de  bien  faire,  ne 
demandant  à  l étude  d'autre  récompense  qu'elle-même ,  il 
affirme  c^n  il  Ji  est  point  de  mobile  humain  qui  ait  le  pouvoir 
de  lui  faire  dire  un  mot  de  plus  ou  de  7?ioins  quil  na  résolu 
dédire,  etc.,  etc.  »  — En  vérité,  nous  ne  connaissons  guère  de 
vanités  littéraires  qui  aient  su  se  draper  avec  plus  de  solen- 
nité. 

Comment  qualifier  encore  cette  manie  de  parler  au  nom  de 
la  science  et  de  la  critique,  ces  formules,  sans  cesse  répétées: 
La  science  a  reconnu...  la  science  démontre...  la  critique  est 
le  tribunal  souverain  qui  juge  tout  et  nest  jugé  par  per- 
sonne   etc.   IJ école  critique  est  encore  à  attendre  qu  on  la 

prenne  en  flagrant  délit  de  faiblesse...  Que  signifient  ces 
locutions  emphatiques  ?  n'est-ce  pas  un  piédestal  qu'on  se 
dresse  et  du  haut  duquel  on  rend  ses  oracles  ?  Nous  l'avouons  : 
n'aurions-nous  que  ce  seul  motif  de  suspecter  la  valeur  d'un 
savant  ou  d'un  critique,  ce  serait  assez  à  nos  yeux.  Quand  on 
est  de  grande  taille,  on  n'a  pas  besoin  d'un  escabeau  pour  se 
faire  voir. 

Et  pourquoi  encore,  si  ce  n'est  pour  se  poser  en  grand 
honuue,  pourquoi  cette  affectation  de  dédain,  cette  «  morgue 
d'aristocrate,  »  comme   l'appelle    une    voix  amie    pourtant, 


362  M.  ERNEST  RENAN. 

M.  Scherer  :  «  L'humanité  a  l'esprit  étroit  ;  ses  jugements 
sont  toujours  partiels  ;  le  nombre  d'bommes  capables  de 
saisir  finement  les  vraies  analogies  des  choses  est  imper- 
ceptible  w 

Ne  se  rappelle-t-on  pis  involontairement  le  portrait  tracé 
par  la  Bruyère  :  «  Arsène,  du  plus  haut  de  son  esprit,  con- 
temple les  hommes,  et,  dans  l'éloignement  d'où  il  les  voit,  il 
est  comme  effrayé  de  leur  petitesse » 

Mais  où  M.  Renan  est  inépuisable  dans  les  manifestations 
de  son  dédain,  c'est  quand  il  parle  des  esprits  restés  fidèles  à 
la  foi  qu'il  a  lui-même  répudiée.  Il  semble  qu'il  tient  à  vider 
son  carquois  pour  les  achever  de  ses  traits  de  mépris  et  de 
perçante  ironie.  Les  mots  :  esprits  étroits  et  petits ,  gauche 
réflexion^  ignorance  et  fanatitime,  niaiserie,  etc.,  voilà  les 
aménités  les  plus  ordinaires  qu'il  leur  adresse.  Ce  n'est  pas 
la  peine  même  de  les  réfuter  :  toute  discussion  avec  eux  est 
frappée  de  stérilité.  Pour  réduire  en  poudre  la  science  catho- 
lique, «  Foltaire  suffit.  Voltaire,  si  faible  comme  érudit; 
Voltaire,  qui  nous  semble  si  dénué  du  sentiment  de  l'anti- 
quité ,  à  nous  autres  qui  sommes  initiés  à  une  méthode 
meilleuiv;  Voltaire  est  vingt  fois  victorieux  d adversaiics 
encore  plus  dépourvus  de  critique  qu  il  ne  lest  lui-mcme.  La 
nouvelle  édition  qu'on  prépare  des  œuvres  de  ce  grand 
homme  satisfera  au  besoin  que  le  moment  présent  semble 
éprouver  de  faire  une  réjjonse  aux  envahissements  de  la 
théologie  :  réponse  mauvaise  en  soi,  mais  accommodée  à  ce 
qu  il  s'agit  de  combattre  ,  réponse  arriérée  à  une  science 
arriéréelW  Faisons  mieux,  nous  tous  que  possède  l' amour  du 
vrai  et  la  grande  curiosité.  Laissons  ces  débats  à  ceux  qui 
s'j  complaisent ,  travadlons  pour  le  petit  nombre  de  ceux  qui 
marchent  dans  la  grande  ligne  de  l'esprit  humain  '  .'  » 

Vous  le  prenez  de  bien  haut,  ô  Arsène.  Souffrez  pourtant 
qu'on  vous  rappelle  à  qui  vous  adressez  ces  paroles  altières. 
Elles  ne  tombent  pas  seulement  sur  quelques  théologiens  mé- 
diocres, sur  certains  controversistes  presque  inconnus;  elles 

*  Etudes  d'Hist.  rei/j^.,  xn,  xm. 


M.  ERNEST  RENAN.  363 

tombent  sur  la  science  chrélienne,  sur  la  foi  chrétienne,  et, 
par  conséquent,  sur  tous  ceux  qui  ont  cru  et  qui  croient  encore 
à  la  révélation  stu-natureile,  c'est-à  dire,  avant  tout,  sur  ces 
incomparables  génies  qui  ont  honoré  l'Église  depuis  dix  huit 
siècles  ;  sur  ces  grands  hommes  qui  ont  créé  les  sciences  mo- 
dernes (car,  poiîr  la  pluj)art,  ils  ont  hautement  professé  le 
christianisme,  et,  parfois  même,  ils  l'ont  défendu  et  vengé)  ; 
sur  ces  illustres  chrétiens  qui  ont  brillé  dans  les  plus  doctes 
académies,  et  dont  la  génération  n'est  pas  encore  éteinte  ;  sur 
ces  savants  enfin,  aussi  grands  par  leur  foi  que  par  leur  im- 
mense savoir,  qui  ont  jeté  un  si  vif  éclat  en  Allemagne  !  \k)ilà, 
ô  Arsène,  ceux  à  qui  vous  parlez.  On  dit  que  Maury  s'estimait 
peu  en  se  considérant  lui-même,  mais  beaucoup  en  se  com- 
parant à  ses  adversaires.  Il  avait  raison  peut-être.  Mais  vous, 
si  vous  vous  considérez  un  peu  trop,  comparez-vous  de  grâce 
à  cette  multitude  de  témoins  de  la  vérité  chrétieiuie.  Avouez 
qu'il  y  a  dans  leurs  rangs  des  homuîes  qui  ne  vous  le  cèdent 
guère  pour  le  talent,  qui  savent  aussi  bien  l'histoire,  l'hébreu, 
le  syriaque,  voire  même  le  français,  ô  Arsène!  Tranchons  le 
mot,  vous  paraissez  à  vos  amis  mêmes,  auprès  de  la  plupart 
d'entre  eux,  fort  petij.  Et  pourtant,  ô  Arsène,  vous  vous  dressez 
devant  cette  armée  glorieuse  pour  l'insulter  dans  sa  foi,  pour 
l'envelopper  tout  entière  de  votre  mépris,  et,  après  lui  avoir 
jeté  Voltaire  comme  une  roche  qui  doit  l'écraser,  vous  vous 
retirez  connue  pour  lui  faire  grâce,  et,  scndjiable  au  Dieu  de 
Milton,  vous  retenez  à  moitié  votre  foudre,  de  peur  de  faire 
tomber  vos  ennemis  dans  le  néant  ! 

Je  reconnais,  o  Arsène,  qu'il  est  peu  d'hommes  qui  aient 
atteint,  comme  vous,  le  sublime  de  la  pose  ! 

Cependant,  tout  en  ayant  l'air  d'épargner  le  christianisme, 
notre  critique  ne  se  fait  pas  faute  de  le  harceler  sans  cesse. 
N'est-ce  pas  là  ce  delewla  Cartliago  qui  semble  retentir  sour- 
dement à  travers  presquetoutes  ses  parolesPSeulement,  quand 
les  défenseursdu  christianismese  présentent  pour  lecombattre, 
il  n'acceptera  pas  la  lutte,  il  déclarera  qu'd  n'a  pas  à  répondre 
à  leurs  sophismes  et  à  leurs  subtilités.  Il  est  de  sa  dignité  de 
se  taire!  «  Le  silence  qu'il  a  gardé  jusqu'ici,  il  veut  le  garder 


364  M.  F.RNEST  RENAN. 

encore,  et  il  permet  à  ses  adversaires  d'en  triompher  comme 
d'une  victoire!  »  Nous  croyons  pouvoir  penser  sans  témérité 
qu'à   cette  fierté  magnanime  il   se  mêle   un   sentiment  plus 
humble,  c'est-à-dire  un  peu  de  prudence.  Car,  de  bonne  foi, 
n'a-t-on  opposé  à  M.  Renan  que  des  sophismes  et  des  subti- 
lités ?  Le  savant  et  modeste  abbé  Crelier,  pour  ne  citer  ici 
qu'un  nom,  n'a-t-il  pas    percé  de  part  en  part  le  système 
d'interprétation  impie  appliqué  par  M.  Renan  au  Livre  de  Job 
et  au  Cantique  des  Cantiques  ?  au  point  de  vue  de  l'érudition 
philologique  comme  au  point  de  vue  du  bon  sens,  n'a-t-il  pas 
fait  justice  des  énormités  de  cette  critique  sacrilège?  et  une 
voix  autorisée  n'a-t-elle  pas  été  en  droit  de  déclarer  que  les, 
livres  saints  avaient  été  vengés  et  M.  Renan  fustigé  ?  On  com- 
prend donc  que  notre  critique  n'ait  })as  tenu  à  augmenter,  par 
un  éclat  indiscret,  le  retentissement  de  ces  coups   de  verge. 
Du  reste,  d'autres  adversaires  que  les  catholiques,  des  pro- 
testants, des  juifs,  des  libres  penseurs,  ont,  à  leur  tour,  victo- 
rieusement combattu  diverses  assertions  téméraires  de  M.  Re- 
nan. M.  Renan  a  gardé  le  silence  \ 

Aussi  bien,  comment  défendre  des  théories  qui  ne  reposent 
sur  aucune  preuve  et  que  la  plus  légère  argumentation  réduit 
en  poussière?  Quand  nous  en  viendrons  à  établir  le  bilan 
des  grands  résultats  obteiuis  par  cette  fière  critique,  nous 
n'aurons  guère  de  peine  à  montrer  que  tout  se  résume  en 
trois  ou  quatre  énormes  hypothèses,  non  prouvées,  impos- 
sibles à  prouver,  et  dont  la  fausseté  est  prouvée  avec  évi- 
dence*. M.   Renan   lui-même  a  fait  quelque  part  un  aveu 


'  Voici  ce  que  nous  apprend  l'honorable  M.  Wallon  à  propos  d'une  fameuse 
discussion  au  sein  de  l'Académie  des  Inscriptions  dont  il  présidait  les  séances. 
M.  Renan  avait  donné  lecture  de  son  célèbre  mémoire  sur  le  Monothéisme  chez  les 
races  sémitiques.  De  toutes  parts  les  objections  s'élevèrent  au  nom  de  la  philolo- 
gie, comme  de  l'histoire.  M.  Renan,  sans  renier  le  fond  de  son  système,  se  prêta 
à  plus  dun  accommodement  :  il  aurait  volontiers  rayé  le  mot  même  de  mono- 
théisme de  son  mémoire;  il  aurait  tout  réduit  à  une  simple  façon  d'envisager  la 
nature  ;  et  la  discussion  si  vive  à  son  début  put  se  terminer  à  l'amiable.  —  Malgré 
toutes  ces  explications.  JVI.  Renan  imprima  son  travail  tel  qu'il  l'avait  lu. 

[Correspondant,  1859,  t.  XLVII,  p.  633.) 

*  On  a  fort  bien  fait  observer  à  M.  Rt^nan  que  cinquante  hypothèses  mises  bout 
à  bout  n'équivalent  pas  à  un  syllogisme  catégorique.  Comme  disait  cet  Anglais 


M.  HUNEST  HENAN.  365 

assez  iiaïF  :  «  Je  n'ignore  pas,  dit-il,  qu'à  beaucoup  d'excel- 
lents esprits  je  paraîtrai  trop  porté  aux  conjectures.  »  Eh  ! 
oui,  vraiment,  et  nous  voudrions  bien  connaître  les  excellents 
esprits  qui  seraient  d'un  avis  différent. 

Des  hypothèses,  des  affirmations  gratuites,  voilà  les  jjrocé- 
dés  habituels  de  M.  Renan.  Ne  lui  demandez  pas  de  preuves  : 
il  n'entre  pas  dans  ses  habitudes  d'en  fournir.  Les  plus 
incroyables  audaces,  d'inqualifiables  assertions  qui  ressem- 
blent à  des  gageures,  sont  par  lui  énoncées,  imposées  et 
promulguées  comme  des  axiomes  qu'on  ne  discute  plus.  Qu'on 
en  juge  par  ces  exemples  : 

Le  christianisme,  selon  lui,  a  élé  profondément  altéré 
depuis  Celui  qui  en  est  regardé  «  à  tort  ou  à  raison  »  comme 
le  fondateur.  «  Jésus  a  fondé  la  religion  absolue,  n  excluant 
rie/i,  ne  déterminant  rien;  ses  symboles  ne  sont  pas  des 
dogmes  arrêtés,  mais  des  images  indéfiniment  extensibles.  On 
chercherait  vainement  ane proposition  théologique  dans  C Evan- 
gile !  Toutes  les  professions  de  foi  sont  ainsi   des  trahisons 

de  l'idée  de  Jésus Si  Jésus  veille  encore  sur  les  destinées 

de  l'œuvre  qu'il  a  fondée,  //  est  sans  contredit,  non  pour  ceux 
qui  prétendent  le  renfermer  tout  entier  dans  quelque  phrases 
de  catécliisme,  mais  pour  ceux  qui  travaillent  à  le  conti- 
nuer... »  — Or,  qui  sont  ces  continuateurs  du  Christ?  —  Il 
faut  les  chercher  en  Allemagne.  C'est  là  que  s'est  produit 
«  le  grand  réveil  chrétien,  le  prostestantisme Le  génie  ger- 
manique s'est  créé  un  christianisme  à  sa  manière  qui  arrive, 
vers  la  fin  du  xviii"  siècle  et  au  xix'',  à  une  hauteui-  religieuse 
inconnue  jusque-là.  L'Allemagne  r^  réalisé  la  plus  belle  religion 
qui  ait  nulle  part  été  professée,  et  qui  s'appelle  toujours  le 
christianisme.  »  --  Il  va  sans  diiv  ([ue  celle  religion,  c'est  le 
rationalisme  absolu,   c'est-à-dire  la   négation  radicale  de  ce 


à  un  d»'S  jugos  de  Laliy  :  u  Cinciuantis  lupins  blancs  no  leronl  jamais  un  lapin 
noir.  »  (M.  Foissct.  Corre^pumlant.  t.  XLIV,  [>.  230./  —  Nous  ne  voudrions  pas 
iiu'on  jii|:e;'il  d'après  celle  l)Owlade  du  tonde  cet  article,  de  lout  point  excellent. 
C'est  une  des  plus  lumineuses  el  des  plus  irréfutables  réponses  (pi'on  ait  opposées 
aux  sophismes  de  .M.  Renan,  et  nous  émettons  le  vœu  que  lauleur  la  fasse  réim- 
primer, avec  quelques  additions. 


366  M.  ERNEST  RENAN. 

que  le  monde  entier  a  toujours  appelé  le  christianisme.  —  Donc 
le  rationalisme  est  le  vrai.  Le  catholicisme  est  en  contra- 
diction avec  lui-même.  N'a-t-il  pas  équivalemment  aboli  son 
grand  dogme  de  la  Trinité  ?  «  Marie,  une  humble  femme  de 
Nazareth,  est  montée  par  l'hyperbole  successive  et  toujours 

enchérissante  des  générations  jusqu'au  sein  de  la  Trinité 

Elle  a.  détronéle  Saint-Esprit,  qui  n'a  plus  d'adorateurs » 

La  papauté  qui  régit  l'Église  catholique,  c'est,  avec  son  règne 
terrestre,  un  hhaVfat  anti-chrélien  [sic).  Les  papes  ont  com- 
mis des  abus  étranges.  «  L'histoire  a  accepté  comme  irré- 
vocable la  sentence  de  Philippe  le  Bel,  qui  avait  écrit  sur  le 
tombeau  de  Boniface  VIII  :  hérétique  et  simoniaque  !  »  Pie  YII, 
par  le  Concordat,  a  dépassé  ses  pouvoirs.  («  Les  théologiens  de 
ce  qu'on  appelle  lu  petite  Église  produisirent  sr.r  ce  point 
d'invincibles  arguments.  L'évéque ,  qui,  dans  les  anciennes 
institutions  canoniques,  tient  son  pouvoir  d'un  droit  divin, 
n'est  plus  qu'un  pré/et  révocable.  Une  sorte  de  lamaïsme, 
voilà  le  catholicisme  de  nos  jorus!  N'a  t-on  pas  même  dispensé 
le  fidèle  de  s^assimihr  son  symbo'e  par  lu  réflexion  ?  ri  a-t-oa 
pas  posé  en  princ'pe  que  la  relifrion  a  pour  objet  de  nous  dis- 
penser de  réfléchir  aux  choses  divines,  à  noire  destinée,  à  nos 
devoirs  ! !!  » 

Aussi  qu'y  a-t-il  qui  soit  digne  d'admiration  dans  cette 
Eglise?  Les  saints?  Mais  qui  ne  connaît  .c  ler  dangereuses 
mollesses  àe  saint  François  de  Sales?  «  qui  ne  snit  qu'Ignace 
de  Loyola  di.'ipute  à  Calvin  la  p.lme  des  terribles  emporte- 
ments [sic)?  Les  missions,  que  l'on  proclame  l'œuvre  civilisa- 
trice par  excellence  ?  Ah  !  bien  oui.  «  On  crée  des  Pariguay, 
des  JOUJOUX  d'enfants,  et  l'on  croit  faire  revivre  l'Eden!... 
Oh!  laissez  ces  derniers  fils  de  la  nature  s'éteindre  sur  le 
sein  de  leur  mère:  n'interrompez  pas  de  nos  dogmes  aus- 
tères, fruit  d'une  réflexion  de  vingt  siècles,  leurs  jeux  d'en- 
fants, leurs  danses  au  clair  de  lune,  leur  douce  ivresse 
d'une  heure  '  !...  Avant  d'en  faire  des   chrétiens,  il  faudrait 


'  Comme  a  son  ordinaire,  le  criticiue  voit  ici  les  mœurs  des  sauvages  à  travers 
un  voile  poétique.  Pour  connaître  ces  derniers  fils  lîe  la  nalure,  il  faut  lire  les  ré- 


M.  ERNEST  RENAN.  367 

en  faire  des  hommes,  et  il  est  douteux  qu'on  y  leiississe  !  » 

Le  catholicisme  est  donc  condamné.  Il  disparaîtra.  «  Un 
christianisme  libre  et  individuel,  avec  (ïinnoinbnibles  variétés 
intérieures^  comme  fut  celui  des  trois  premiers  siècles^  »  —  le 
protestantisme  large,  le  rationalisme  de  l'Allemagne  et  de 
M.  Renan,  ces  continuateurs  du  Christ,  —  telle  sera  la  religion 
de  l'avenir'.  Calchas  l'a  prédit,  u.avrt?  àu.vu/jiv  ! 

Voilà  les  oracles  de  la  théologie  critique! 

Aux  affirmations  absolues  et  tranchantes,  qui  sont  pour  lui 
le  grand  instrument  de  persuasion,  M.  Renan  n'a  pas  jugé 
inutile  d'ajouter  de  plus  petits  moyens,  je  veux  dire  les  cita- 
tions que  j'appellerai  simplement  inexactes.  Relevons-en 
quelques-unes  prises  au  hasard,  et  ne  craignons  pas  de  des- 
cendre dans  de  minutieux  détails. 

Afin  de  discréditer  les  saints  modernes,  notre  critique  a 
pièté  à  l'un  d'eux,  saint  Ligiiori,  un  principe  de  spiritualité 
tout  nouveau.  On  attribue  communément  à  ce  saint  cette 
j)arole  :  «  Les  plus  grands  saints  sont  ceux  qui  gagnent  le 
plus  d'indulgences.  »  Nous  avons  vainement  cherché  ces  mots 
dans  ses  écrits.  Mais  en  tout  cas  le  sens  n'en  saurait  être 
douteux.  Comme  lès  indulgences  exigent  certaines  disposi- 
tions, et  qu'on  y  participe  en  proportion  de  la  préparation 
que  l'on  y  apporte,  il  s'ensuit  que  les  âmes  les  plus  parfaite- 
ment disposées,  les  plus  saintes,  par  conséquent,  sont  colles 
qui  en  reçoivent  la  participation  la  plus  abondante.  Saint 
Liguori  veut  donc  dire  que  l  s  indulgences  les  plus  complètes 
sont  g'ignées  par  les  plus  grands  saints.  —  INI.  Renan  écrit  : 
«  Son  principe  était  que  pour  devenir  un  saint.,  il  suffit  de 
gagner  le  plus  d' indulgem  es  possible  !  » — C'est  un  contre-sens 
manifeste.  Mais  comme  cette  maxime  ainsi  comprise  doit  pa- 


cits  nnvrants  appoi  lés  par  les  derniers  explorateurs  de  l'Afrique,  et  les  lettres  do 
nos  missionnaires.  Ces  malheiireu-es  peuplades  ne  cessent  de  se  piller,  de  i^e  vendre, 
de  se  nv'ssacrerles  unes  les  auti  es.  Voilà  leurs  jeux  d'en fanla'  El  les  orgies  du  can- 
nibali>me,  voilà  leur  douce  ivrcs<in  d'une  heure! 

*  Voir  de  iacenir  religieux  des  sociétés  v^odernes.  {Revue  des  Deux-}fondes, 
octobre  1860.)  Passim.  —  Études  d'Hi$t.  relii).,  p.  312,  3i0,  etc. —  Essais  de 
morale  et  de  critique,  p.  M. 


368  M.  ERNEST  RENAN. 

raître  ridicule,  el  comme  elle  sert  à  montrer  que  les  sauits 
de  la  dernière  époque  ont  un  «  air  grêle,  étriqué,  mes- 
quin '  !  » 

Ailleurs,  M.  Renan  attribue  à  plusieurs  Pères  de  l'Église,  à 
saint  Grégoire  de  Nysse  en  particulier,  une  opinion  grossière- 
ment matérialiste,  à  savoir  :  que  le  langage  n'aurait  été  inventé 
que  lentement  et  à  la  longue,  et  que  l'humanité  aurait  d'a- 
bord vécu  à  l'état  sauvage  et  presque  bestial  -  !  Or,  saint  Gré- 
goii'e  de  Nysse  a  soutenu  tout  simplement  que  le  premier 
homme  n'eut  pas  besoin,  pour  parler,  d'une  révélation  divine, 
mais  qu'il  improvisa  le  langage  par  le  seul  jeu  spontané  de 
la  faculté  mise  en  lui  par  le  Créateur  {C'yOïitra  Eiinom.^ 
Orat.  xii).  Ce  sentiment,  bien  que  isolé  dans  la  tradition,  n'est 
pas  dénué  de  vraisemblance,  et  il  y  a  loin  de  là  à  l'absurde 
hypothèse  de  Lucrèce.  —  M.  Renan  ne  nomme  pas  les  autres 
Pères  qui  auraient  partagé  la  prétendue  erreur  de  saint  Gré- 
goire. Nous  ignorons  complètement  quels  ils  sont. 

Une  distraction  singulière.  M.  Renan,  qui  a  pris  le  Cantique 
des  Cantiques  pour  un  libretlo,  pour  un  opéra  intime 
qui  se  jouait  dans  les  mariages,  cite  en  faveur  de  cette  der- 
nière hypothèse,  deux  autorités  dont  l'une,  Bossuet,  n'en 
parle  pas,  et  l'autre,  Lov^ih,  soutient  précisément  le  con- 
traire '  ! 

Par  une  découverte  non  moins  heureuse,  notre  critique  a 
trouvé  que  le  farouche  persécuteur  des  Juits,  Antiochus  Epi- 
phane,  «  était  un  prince  humain,  éclairé,  qui  ne  voulait  .fr///.y 
doute  que  le  progrès  de  la  civilisation  et  des  arts  de  la  Grèce  '.  « 
Ce  qu'il  y  a  de  plus  merveilleux,  c'est  qu'il  invoque  à  l'appui 
«  le  témoignage  du  livre  même  des  Machabées  (l,ch.vi,v.  1 1).» 
Le  texte  sacré  place  en  effet  ces  paroles  dans  la  bouche  d'An- 
tiochus  mourant  :  «  J'étais  a9réable  et  chéri  dans  nia  puis- 
sance. »  Témoignage  décisif,  on  le  voit.  Néron  n'aurait-il  pas 
pu  tout  aussi  bien  dire  qu'il  avait   été  populaire,  chéri  et 

'  Etudes  d'Hisl.  reiiy.,  \>.  313. 

-  De  l'origine  du  langaye,  p.  7i. 

^  V.  M.  Renan  et  le  Cantique  des  Cantiques,  par  l'abbé  Meignau,  |j.  21,  ii. 

*  Etudes  d'Hist.  relig.,  p.  123. 


M.  ERNEST  RENAN.  369 

même  adoré?  —  C'est  en  faisant  cet  usage  intelligent  de 
l'Écriture  sainte,  non  moins  que  des  travaux  de  M.  Ewald, 
que  M.  Renan  a  composé  celte  parodie  grotesque  de  l'ancien 
Testament,  qu'il  a  intitulée  Histoire  du  peuple  cl' Israël. 

Enfin,  comme  exemple  de  la  fidélité  scrupuleuse  avec  la- 
quelle notre  critique  cite  la  Bible,  nous  em|)runtons  un  trait 
curieux  à  son  dernier  mémoire  publié  au  Moniteur^ .  Il  s'agit 
de  l'infériorité  de  l'architecture  cliez  le  peuple  juif.  «Le  seul 
polissage  des  pierres  était  suspect  !  »  s'écrie  gravement  M.  Re- 
nan ;  et,  pour  en  faire  foi,  il  indique  trois  passages  de  l'ancien 
Testament  {Exod. ,  xx,  -^5  ;  Deuter. ,  xxvn,  5,6;  I,  Macch. ,  iv, 
47).  Dans  ces  passages  que  voit-on  ?  On  y  voit  que  les  pierres 
de  l'autel  de  Jéhovah  devaient  être  entières,  et  non  taillées, 
ni  touchées  par  le  ciseau  :  le  contact  du  fer  leur  imprimait 
une  souillure  légale.  Cette  prescription,  purement  liturgique, 
imposée  par  la  volonté  libre  du  législateur  suprême,  s'ap- 
puyait aussi  sur  des  raisons  symboliques  rapportées  par  les 
commentateurs  ".  Du  reste,  il  est  plus  clair  que  le  jour  qu'il 
n'y  avait  là  qu'une  mesure  tout  exceptionnelle,  et  qui  n'avait 
aucun  rapport  aux  autres  constructions  sacrées  ou  profanes. 
H  a  donc  fallu  à  M.  Renan  une  hallucination  étrange  pour  y 
voir  que  «  le  polissage  des  })ierres  était  susj)ect.  »  Le  polissage 
des  pierres  était  si  peu  suspect,  que  le  temple  de  Salomon 
tout   entier,  les  fondements  compris,   était  bâti  en   pierres 
taillées  et  polies.  L'Ecriture  le  marque  expressément  '\ 

N'insistons  pas  davantage  sur  ces  petites  industries  de  la 
critique.  Après  tout,  ce  sont  des  peccadilles,  et,  à  coup  sur, 
M.  Renan  n'a  pas  à  craindre  que  sa  réputation  d'érudit  soit 
compromise  pour  si  peu  de  chose.  Quels  sont  aujourd  hui 
les  hommes  qui  auront  soin  de  vérifier  un  texte  ?Si  des  voix  ac- 
cusatrices s'élèvent,  elles  se  j)erdent  dans  l'isolement.  On  s'est 
fait  un  auditoire,  un  cercle  d'admirateurs  si  bien  parqué,  si 

'  26  février  18G2. 

*  Maimonide,  ce  célèbre  roprésenlanf  (îo  la  tradilion  jiiivo,  en  expose  une  fort 
belle  dans  son  traité  de  Domo  cl'.cta.  {Apwi  U;;olini  Thesaur.  antiq.  ^acr.,  t.  Vill. 
—  Voir  aussi  Rosenmuller,  Seul,  in  ExoJ.,  etc.,  etc. 

'  III  Ileg.,  V,  47,  48;  vi,  7. 

I*  2i 


370  ^\.  ERNEST  RENAN. 

bien  séquestré  de  toute  commuuication  dangereuse,  qu'aucun 
bruit  du  dehors  n'aura  la  puissance  de  les  atteindre.  M.  Renan 
connaît  bien  son  siècle.  Notre  siècle,  qui  affecte  tant  de  préten- 
tions à  l'indépendance,  est,  à  bien  des  égards,  le  siècle  de  l'a- 
baissement et  du  servilisme  intellectuel.  Presque  tous  les  esprits 
courent  au-devant  du  premier  trompeur  qui  veut  leur  imposer 
son  joug.  On  ne  contrôle  rien,  on  subit  passivement  tout  ce 
qui  a  l'audace  de  s'affirmer.  L'admiration  et  la  crédulité  béate 
se  mesurent  souvent  sur  l'énormité  même  et  l'effronterie  des 
faussetés  qui  viennent  s'imposer.  Nous  ne  connaissons  pas, 
pour  notre  temps,  d'ignominie  plus  grande  que  cette  prédo- 
minance croissante  du  mensonge  et  cet  empire  du  faux,  de 
plus  en  plus  incontesté. 

M.  Renan,  comme  tant  d'autres,  a  spéculé  sur  cette  pros- 
tration des  esprits,  et  voilà  un  de  ses  principaux  éléments  de 
succès.  Tout,  jusqu'à  sa  pose  hautaine,  jusqu'à  son  ton  d'hié- 
rophante inspiré,  tout  favorise  l'illusion.  Le  moyen  de  sus- 
pecter une  parole  qui  paraît  si  sûre  d'elle-même  !  Il  n'y  a  pas 
jusqu'à  l'attitude  qu'il  a  prise  en  face  du  christianisme,  qui 
n'ait  puissamment  contribué  à  le  mettre  en  faveur  auprès 
d'un  grand  nombre  d'esprits.  Combien  se  sont  laissé  séduire 
par  ces  airs  de  respect  poli,  de  haute  impartialité  qu'il  affecte 
parfois  à  l'égard  de  la  religion  chrétienne!  combien  d'autres 
ont  été  plus  que  satisfaits  par  certaines  formules  de  religiosité 
vague,  de  mysticisme  même,  —  mysticisme  commode  du  reste, 
mysticisme  athée  !  Mais  ce  qui,  sans  contredit,  a  été  plus  effi- 
cace encore,  c'est  la  haine  même  qui  se  cache  sous  ces  dehors 
trompeurs.  Hélas  !  qui  ne  sait  qu'il  y  a  des  cœurs,  —  hardis 
contre  Dieu  seul,  —  qui  vibreront  toujours  à  l'unisson  de 
toutes  les  voix  blasphématrices  ?  Le  blasphème  leur  est  un 
besoin,  un  soulagement.  Aussi,  le  rationalisme  impie  n'a  pas 
de  moyen  plus  certain  de  rallier  autour  de  lui  un  concert 
d'applaudissements,  que  de  faire  appel  aux  instincts  de  l'or- 
gueil et  de  la  révolte  et  de  proclamer  bien  haut  l'indépen- 
dance de  l'homme  devant  la  souveraineté  divine.  Nous  n'hési- 
tons pas  à  le  dire,  rien  n'a  mieux  servi  M.  Renan  que  la 
complicité  des  passions  anti-religieuses  qu'il   a  habilement 


M.  ERNEST  RENAN.  374 

exploitées.  L'édifice  de  sa  renommée  repose  bien  moins  sur  \o 
mérite  que  sur  le  scandale. 

Arrêtons-nous.  Nous  avons  essayé  de  caractériser  les  prin- 
cipaux traits  de  la  physionomie  de  M.  Renan  Bien  des 
nuances,  bien  des  transformations  de  l'inconstant  Protée 
nous  ont  sans  doute  échappé.  Au  reste,  notre  prétention  n'a 
pas  été  de  dessiner  un  portrait  littéraire.  Nous  avons  voulu 
uniquement  envisager  de  près  un  ennemi  acharné  de  notre 
foi,  afin  de  mesurer  sa  taille  et  de  peser  l'autorité  de  sa 
parole. 

P.    TOTLEMONT. 


LE  ROBINSON  DE  LA  LÉGENDE. 


Que  diriez-vous  de  cette  histoire  : 

«  Trois  voyageurs,  traversant  les  mers,  allaient  en  Améri- 
que. En  route,  ils  firent  naufrage  et  abordèrent  dans  une  île 
où  ils  virent  des  choses  étranges  :  l'antre  d'Éole,  par  exemple, 
habité  par  seize  génies  qui  soufflent  les  vents,  dans  toutes  les 
directions,  sur  la  terre;  des  sources  de  vin  et  de  lait;  des 
singes  à  cheval  ou  traînés  sur  des  chars,  et  mille  autres  mer- 
veilles. Un  vénérable  vieillard  qui  rencontra  les  naufragés 
transis  de  froid,  mourants  de  faim,  les  accueillit  avec  bonté, 
les  nourrit,  les  réchauffa;  puis,  il  leur  raconta  comment  lui- 
même,  autrefois,  était  venu  dans  cette  île,  en  passant  par  les 
airs,  et  comment  il  avait  chassé  de  ces  lieux  enchanteurs  les 
sorciers  et  les  magiciens  qui  les  habitaient.  Ce  récit  achevé, 
les  voyageurs,  après  avoir  réparé  leurs  forces,  coupèrent  du 
bois  de  la  forêt,  contruisirent  un  navire  et  revinrent  aussitôt 
en  Europe.  » 

Et  si  l'on  ajoutait  que  ces  faits  se  sont  passés,  non  au  temps 
fabuleux  d'Homère,  comme  on  pourrait  le  croire,  mais  dans 
les  siècles  chrétiens  :  encore  une  fois,  je  vous  le  demande,  que 
diriez-vous  de  cette  histoire? 

Vous  diriez  que  c'est  une  sorte  de  roman,  ou  plutôt  un 
conte  imaginaire ,  une  fable  inventée  à  plaisir,  dans  laquelle 
on  ne  trouve  ni  vérité  ni  vraisemblance  ;  vous  diriez  que  l'exis- 
tence de  ces  voyageurs  vous  paraît  aussi  peu  certaine  que  leur 
récit  ;  et  quand  ils  auraient  vécu  réellement,  élevé  à  leurs 
frais  des  statues  et  un  monument  à  la  mémoire  de  ce  vieillard, 


LE  ROBINSON  DE  LA  LÉGENDE.  373 

et  affirmé  avec  serment  la  sincérité  de  leur  récit  ;  vous  ajou- 
teriez^ si  je  ne  me  trompe,  peu  de  foi  à  leurs  paroles,  jus- 
qu'à ce  que  d'autres  témoignages  plus  sûrs  vinssent  les  con- 
firmer, et  vous  démontrer  enfin  l'existence  de  ce  vieillard 
])ienfaisant  toujours  prêt  à  secourir  les  malheureux  nau- 
fragés. 

Voilà,  sans  doute,  ce  que  vous  diriez. 

Dites-en  donc  autant  de  la  Fie  du  serviteur  de  Dieu^  saint 
Macaire  de  Rome,  trouvé  près  du  paradis  ^  par  Théophile,  Ser- 
giuset  Hygin. 

Les  nouveaux  Bollandistes  rapportent  ces  Actes  dans  un  ap- 
pendice au  vingt-troisième  jour  d'octobre,  et  le  P.  V.  de  Buck, 
comme  on  pouvait  s'y  attendre,  en  rejette  l'authenticité  et  la 
véracité;  il  doute  même  que  ce  prétendu  saint  Macaire  soit 
un  personnage  plus  réel  que  le  Robinson  Crusoë  des  Anglais 
et  le  don  Quichotte  des  Espagnols,  en  un  mot,  qu'il  fut  ja- 
mais du  nombre  des  huniains.  Mais  ce  qui  force  le  savant  ha- 
giographe  de  s'occuper  de  cette  Fie,  c'est  que  le  personnage 
qui  en  est  le  héros  est  honoré  comme  saint,  au  moins  depuis 
le  x*"  siècle,  chez  les  Grecs.  Car  il  semble  étrange  qu'on  ait 
pu  canoniser  un  ssi^int  qui  n'a  jamais  existé. 

Afin  d'aider  le  lecteur  à  se  former  une  opinion  juste  et  éclairée 
sur  le  culte  de  saint  Macaire,  nous  lui  présenterons  d'abord  la 
traduction  de  la  légende  de  ce  personnage  fabuleux,  et  nous 
verrons  ensuite  dans  quelles  conditions  il  a  été  honoré 
comme  saint. 

J 

LA    LÈr.ENDE    DE   SAINT   MACAIRE. 

«  Gloire  et  magnificence  au  seul  Dieu,  très-bon,  qui,  par 
l'exemple  d'innombrables  merveilles,  invite  chaque  jour  ses 
lièdes  et  indignes  serviteurs  aux  joies  de  la  vie  bienheureuse 
des  cieux!  Nous  donc,  Théophile,  Sergius  etilygin,  humbles 
et  pauvres  moines,  nous  vous  supplions  tous,  saints  Pères  et 
saints  Frères,  de  prêter  l'oreille  au  récit  que  nous  allons  faire 


374  LE   ROBINSON  DE  LA  LEGENDE. 

de  la  vie  et  conversation  du  très-saint  Macaire  de  Rome,  qnj 
nous  est  apparu  à  quelque  vingt  milles  du  paradis.  Oui,  nous 
vous  en  conjurons,  ajoutez  foi  à  nos  paroles  ;  car  il  nous  se- 
rait mille  fois  plus  avantageux  de  demeurer  à  l'abri  du  re- 
proche dans  le  port  du  silence,  que  d'être  accusés  de  fausseté 
et  punis  pour  ce  crime. 

«  Nous  donc,  les  susdits  frères  Théophile,  Sergius  et  Hygin, 
renonçant  au  siècle,  par  la  grâce  de  Dieu  ,  nous  vînmes  au 
monastère  situé  dans  la  Mésopotamie  de  Syrie,  entre  les  fleu- 
ves du  Tigre  et  de  l'Euphrate,  où  vivait  l'illustre  Asclépion  , 
père  d'un  grand  nombre  de  moines.  Nous  nous  joignîmes  à 
lui,  et  ledit  père  avec  toute  la  communauté  de  ses  frères  nous 
ayant  gracieusement  reçus,  nous  acceptâmes  le  joug  de  la  rè- 
gle et  vécûmes  en  commun  avec  eux. 

«  Or,  il  arriva  longtemps  après,  qu'un  jour,  à  la  neuvième 
heure,  au  sortir  de  la  collation  ,  nous  nous  assîmes  sur  les 
bords  de  l'Euphrate  et  nous  entretînmes  quelque  temps  des 
peines,  de  la  vie  et  des  travaux  des  serviteurs  de  Dieu.  Alors, 
moi   pauvre  Théophile,  j'eus  une  pensée  que  je  communi- 
quai à  mes  frères  Sergius  et  Hygin.  J'ai  le  désir,  leur  dis-je , 
frères  bien-aimés,  de  voyager  tous  les  jours  de   ma  vie   et 
d'aller  jusque-là  où  le  ciel  se  joint  à  la  terre.  Et  eux  me  répon- 
dirent :  Frère  Théophile,  vous  fûtes  toujours  notre  frère  spi- 
rituel et  notre  guide  ,  nous  ne  nous  séparerons  aucunement 
de  vous  ;  car  vos  paroles  nous  plaisent.  Allez  donc  où  le  coeur 
vous  le  dit  ;  à  la  vie,  à  la  mort ,  nous  serons  avec  vous.  Aus- 
sitôt nous  nous  levâmes  et  nous  rentrâmes  au  monastère.  Le 
soir,  à  l'issue  du  dernier  office  du  jour ,  pendant  que  les  au- 
tres prenaient  leur  repos  ,  nous  sortîmes  secrètement  du  mo- 
nastère.  Après  dix-sept  jours  de  marche ,  nous  atteignîmes 
Jérusalem,  où  nous  vénérâmes  la  sainte  résurrection  de  Jésus- 
Christ  et  la  croix.  De  là,  nous  allâmes  à  Bethléem  visiter  et 
saluer  la  sainte  crèche  dans  laquelle  Jésus-Christ  daigna  naî- 
tre, et  où  les  mages,  conduits  par  l'étoile,   lui   apportèrent 
leurs  présents.  A  deux  milles  de  Bethléem  ,  nous  vîmes  l'en- 
droit où  l'ange,  avec  toute  la  multitude  de  la  céleste  milice , 
chanta  gloire  à  Dieu  au  plus  haut  des  cieux.  Nous  montâmes 


LE  ROBINSON  DE  LA  LÉGENDE.  376 

aussi  sur  le  mont  des  Oliviers,  pour  y  faire  nos  adorations  au 
lieu  même  que  foulaient  les  pieds  de  Jésus-Chrisl,  avant  qu'il 
s'élevât  de  terre  et  uiontàt  vers  les  cieux  sur  un  nuage.  De  re- 
tour à  Jérusalem,  nous  adorâmes  Dieu  encore  une  fois;  puis, 
munis  du  signe  de  la  croix,  sous  les  auspices  de  Jésus-Christ 
et  de  ses  saints,  nous  sortîmes  de  la  ville,  et  déjà  nos  esprits 
et  nos  cœurs  n'étaient  plus  dans  ce  monde.  » 

Ici  commence  un  voyage  impossible  dont  les  plus  habiles 
géographes  ne  pourraient  suivre  l'itinéraire.  Les  trois  moines, 
partant  de  Jérusalem  et  marchant,  disent-ils,  toujours  vers 
l'orient,  traversent  la  Perse,  puis  les  Indes,  puis  la  terre  de 
Chanaan,  qu'on    ne  s'attendait  guère  à  trouver  au  delà  du 
Gange,  puis  le  royaume  des  Pygmécs  !   Dans  leur  récit,  ils 
mettent  la  célèbre  Babylone  de  l'Euphrate  à  la  place  de  Sé- 
leucie,  la  Babylone  du  Tigre  ;  après  avoir  traversé   les  deux 
fleuves  au-dessous  de  leur  jonction,  ils  se  trouvent  néanmoins 
aussitôt  à  la  hauteur  de  Kitissefodo  ,    probablement  Ctési- 
phon,  bien  au-dessus  du  confluent  ;  pour  eux,  les  Ghananéens 
se  confondent  avec  les  Gynocéphales.  Mille  aventures  bizarres 
signalent  le  passage  des  frères  dans  tous  ces  pays  :  On  met  le 
feu  à  une  cabane  ou  ils  s'étaient  retirés,  et  le  feu  ne  les  atteint 
point  ;  on  les  jette  en  prison,  puis  on  les  délivre,  parce  qu'on 
les  a  vus  prier  ;  ils  traversent  sains  et  saufs  des  vallées  jonchées 
de  serpents  ,  de  dragons  ,   d'aspics ,   de  vipères  ,    de  basdics 
et  de  toute  sorte  de  reptiles  ;  des  buffles,  des  licornes,  des 
troupeaux  d'éléphants  les  rencontrent   et  les  environnent  , 
sans  leur  faire  aucun  mal.  Malgré  les  fatigues  d'un  pénible 
vo}  âge  par-dessus  les  plus  hautes  montagnes  et  à  travers  les 
plus  affreux  précipices,  les  trois  moines  restent  souvent  sans 
nourriture  sept,  neuf  et  jusqu'à  quatre-vingts  jours  de  suite. 
Egarés  enfin  et  perdus,  ils  ne  savent  plus  de  quel  côté  diriger 
leurs  pas,  quand,  toutàcouj),  ils  aperçoivent  un  grand  arc 
avec  cette  inscription  : 

Alexa-Ndre,  fils  de  Philippe,  hoi  de  Macédoine,  a  élevé  cet 
AHC  LonsQi'ii.  poiiRSUivAir  Daiiuîs  ,   r.oi   DES  Pehses.  Vous  qui 

VOULEZ  PÉNÉrilEH    DANS  CES  CONTRÉES,    PASSEZ  \  GAUCHE;  A  DROITE, 
LE  PAYS  EST  IMPR  VTIC  VELE,   PLEIN  DE  DÉFILÉS  ET   DE  ROCS  ESCARPÉS. 


376  LE  ROBINSON  DE  LA  LEGENDE. 

«  Passant  donc  à  gauche  ,  continuent  les  voyageurs,  nous 
marchâmes  longtemps,  et,  au  bout  de  quarante  jours,  nous 
commençâmes  à  sentir  une  odeur  tellement  forte ,  telle- 
ment insupportable,  que  nous  faillîmes  en  mourir,  et  que , 
nous  jetant  contre  terre,  nous  priâmes  le  Seigneur  de  l'ece- 
voir  nos  âmes  dans  sa  clémence.  En  nous  relevant,  nous  vî- 
mes un  grand  lac  remph  d'une  multitude  de  serpents  ardents, 
du  milieu  duquel  s'élevait  un  gémissement  semblable  aux 
cris  et  aux  lamentations  d'un  peuple  innombrable,  et  une 
voix  du  ciel  nous  dit  :  C'est  ici  le  lieu  du  jugement  et  des 
peines  où  sont  tourmentés  ceux  qui  ont  renié  le  Christ.  A  ces 
mots,  les  yeux  pleins  de  larmes  et  le  cœur  rempli  de  crainte, 
nous  traversâmes  le  lac  en  nous  frappant  la  poitrine  et  nous 
arrivâmes  entre  deux  grandes  montagnes,  où  nous  apparut 
un  homme  de  haute  stature  et  comme  de  cent  coudées.  Lié 
par  tout  le  corps  avec  des  chaînes  d'airain  rattachées  de  cha- 
que côté  à  la  montagne  par  deux  autres  chaînes,  il  était  envi- 
ronné de  flammes  de  toute  part.  Ses  gémissements  se  faisaient 
entendre  après  de  quarante  milles.  Dès  qu'il  nous  aperçut,  il 
se  mit  à  pousser  de  grands  cris,  à  pleurer  et  à  sangloter;  car 
il  était  cruellement  tourmenté  par  le  feu. 

((  Ce  spectacle  nous  frappa  d'épouvante,  et  nous  passâmes 
au  loin  par-dessus  les  montagnes,  en  nous  couvrant  le  visage. 
Et  voilà  que  nous  arrivâmes  en  un  autre  lieu  hérissé  de  ro- 
chers, semé  de  précipices  profonds.  Là,  nous  vîmes  une  femme 
debout,  les  cheveux  épars ,  enveloppée  tout  entière  dans  les 
plis  d'un  grand  et  terrible  dragon.  Chaque  fois  qu'elle  ouvrait 
la  bouche  pour  parler,  le  reptile  v  enfonçait  sa  tête  poiu'  lui 
piquer  la  langue.  Pendant  que  nous  la  considérions  avec  stu- 
péfaction et  en  tremblant,  nous  entendîmes  dans  les  profon- 
deurs de  la  vallée  des  voix  lamentables  qui  disaient  :  Ayez  pi- 
tié de  nous,  Christ,  fils  du  Dieu  très-haut,  ayez  pitié  de  nous. 
Saisis  alors  nous-mêmes  d'une  grande  crainte ,  nous  priâmes 
à  genoux  et  nous  dîmes  avec  larmes  :  Seigneur,  qui  nous  avez 
créés,  prenez  nos  âmes,  parce  que  nos  yeux  ont  vu  vos  juge- 
ments sur  la  terre.  » 

Pour  arriver  enfin  à  saint  Macaire,  nous  passons  sous  si- 


LE  ROBINSON   DE  LA  LÉGENDE.  377 

lence  beaucoup  d'autres  prodiges  :  des  oiseaux  à  voix  hu- 
maine ,  chantant  :  P«/Cé?  noùis  ,  Domine;  une  multitude 
innombrable  de  nains  mis  en  fuite  par  les  trois  voyageurs  qui 
se  précipitent  sur  eux  en  laissant  flotter  leurs  cheveux  au  gré 
des  vents;  quatre  houuues  vigoureux,  armés  d'espadons  et  ou- 
vrant le  chemin  aux  moines  par  le  fer  et  par  le  feu  ;  une  église 
de  cristal  reflétant  toutes  les  couleurs  dans  ses  différentes  par- 
ties :  verte  au  midi,  rose  à  l'orient  comme  le  sang  le  plus  pur, 
blanche  à  l'occident  comme  le  lait  et  la  neige.  Bref,  les  frères 
Théophile,  Sergius  et  Hygin,  exténués  par  de  nouveaux  jeû- 
nes de  quarante  et  même  de  cent  jours,  arrivent  à  la  grotte  de 
Macaire. 

«  Après  avoir  fait  le  signe  de  la  croix  sur  chacun  de  nos 
membres,  disent-ils,  nous  pénétrâmes  dans  cette  grotte;  mais, 
comme  nous  n'y  trouvâmes  d'abord  aucun  habitant,  nous 
nous  dîmes  entre  nous  :  Pourtant,  cette  propreté  et  cet  ordre 
ne  peuvent  venir  que  de  la  main  d'un  homme  ;  restons  donc 
ici  jusqu'au  soir,  et  nous  verrons  qui  demeure  en  ce  lieu.  Là- 
dessus  ,  comme  nous  étions  fatigués,  nous  nous  reposâmes 
pendant  une  heure,  et  bientôt  nous  nous  endormîmes,  eni- 
vrés par  les  plus  suaves  odeurs.  Réveillés  quelque  temps  après, 
nous  sortîmes  de  la  grotte  et  nous  regardâmes  vers  l'orient. 
Et  voilà  que  tout  à  coup  nous  vîmes  venir  à  nous  un  homme 
dont  les  cheveux,  semblables  à  la  blancheur  du  lait  ou  de  la 
neige  et  flottant  librement,  couvraient  son  corps  entier. 
Dès  qu'il  nous  aperçut,  il  se  prosterna  contre  terre,  puis, 
se  relevant,  il  cria  vers  nous  :  Si  vous  êtes  de  Dieu,  faites  le 
sisne  de  la  croix  et  venez  à  moi  ;  mais  si  vous  êtes  du  diable, 
fuyez  loin  de  moi  ;  je  suis  le  serviteur  de  Dieu.  Nous  réj)on- 
dîmes  à  ces  paroles  en  disant  :  Bénissez-nous,  saint  père,  et 
ne  vous  troublez  point.  Nous  aussi,  nous  sonunes  les  servi- 
teurs de  Jésus-Christ  Notre-Seigneur  et  notre  Sauveur;  car 
nous  avons  renoncé  aux  vanités  du  siècle  en  nous  faisant  moi- 
nes. En  entendant  ces  mots,  il  se  hâta  de  venir  vers  nous,  et, 
levant  les  mains  au  ciel,  il  pria  longtemps.  Quand  il  eut  fini 
sa  prière,  il  écarta  ses  cheveux  de  devant  son  visage,  nous  bé- 
nit et  se  mit  à  nous  parler.  » 


378 


LE  ROBINSON  DE  L4  LÉGENDE. 


Le  solitaire  leur  apprend  alors  brièvement  que  lui  aussi 
avait  voulu  aller  jusque-là  où  le  ciel  se  joint  à  la  terre,  mais 
qu'à  l'endroit  où  ils  se  trouvaient  présentement  avec  lui,  un 
ange  l'avait  averti  de  ne  point  passer  outre,  parce  qu'il  n'é- 
tait plus  qu'à  vingt  milles  du  paradis,  dans  lequel  nul  mortel 
ne  peut  pénétrer  de  son  vivant.  Il  les  invite  ensuite  à  une  fru- 
gale collation  dont  les  glands,  quelques  racines  et  l'eau  claire 
du  ruisseau  font  tous  les  frais  ;  puis,  ils  s'abandonnent  tous 
au  repos  du  sommeil. 

Le  lendemain  matin,  les  trois  moines  prient  le  solitaire  de 
leur  faire  le  récit  de  sa  vie  :  «  Saint  père  et  maître,  lui  disent- 
ils,  nous  supplions  Votre  Béatitude  de  nous  racontrer  votre 
vie.  Dites-nous  d'où  vous  êtes,  comment  vous  êtes  venu  ici,  et 
quel  est  votre  nom.  »  Le  vieillard  accepte  l'invitation  et  s'em- 
presse d'y  satisfaire.  Nous  ne  traduirons  pas  tout  son  récit, 
et  pour  cause  ;  en  voici  l'abrégé. 

Fils  d'un  noble  Romain,  le  solitaire  se  nomme  Macaire.  Il 
avait  été  marié  ,  malgré  lui ,  par  son  père  à  une  jeune  Ro- 
maine, à  l'affection  de  laquelle  il  s'était  soustrait  le  soir  même 
du  jour  de  ses  noces.  Dans  sa  fuite,  il  avait  eu  pour  guide, 
comme  le  jeune  Tobie  dans  son  voyage,  d'abord  l'archange 
Raphaël,  puis, —  devait-on  s'y  attendre  après  ce  début,  —  un 
âne  sauvage,  puis  un  cerf,  puis  un  dragon,  qui  finit  toutefois 
par  se  transformer  en  un  jeune  homme.  Dès  qu'il  est  établi 
dans  la  grotte  qu'il  occupe  encore  actuellement,  deux  lions 
viennent  se  mettre  à  son  service,  et,  chaque  nuit,  lui  tiennent 
compagnie.  Un  jour,  cependant,  il  a  le  malheur  de  se  laisser 
séduire  par  le  démon,  qui  se  présente  à  lui  sous  les  traits  de 
son  épouse  délaissée.  Les  lions  aussitôt  l'abandonnent,  et  il 
reconnaît  à  celte  marque  qu'il  a  été  coupable.  Il  verse  des 
larmes  amères  sur  son  péché,  et  se  résout  à  en  faire  une  péni- 
tence exemplaire.  Alors  les  deux  animaux  reviennent  creuser 
auprès  de  lui  une  fosse  d'une  profondeur  à  peu  près  égale 
à  la  hauteur  d'un  homme.  Le  saint  comprend  qu'il  doit  s'y 
tenir  debout,  et  les  lions,  ramenant  la  terre  autour  de  lui, 
l'ensevelissent  jusqu'à  la  tête.  Il  vécut  ainsi,  dit-il,  sans  boire 
ni  manger,  trois  années  entières,  au  bout  desquelles  la  grotte, 


LE  ROBINSOX  DE  LA  LÉGENDE.  37f 

s'étant  rompue  au-dessus  de  sa  tète  par  l'effet  des  infiltra- 
tions de  la  pluie,  il  commença  à  revoir  la  lumière  du  ciel. 
Aussitôt,  bien  entendu  ,  les  lions  sont  là  pour  le  dégager. 
Le  solitaire,  ainsi  ressuscité,  remercie  Dieu  à  genoux,  immo- 
bile, pendant  quarante  jours  et  pendant  quarante  nuits;  puis 
Jésus-Christ  lui-même  vient  dans  sa  grotte  (il  faut  croire 
qu'elle  s'était  reformée  comme  auparavant),  la  remplit  de  sa 
lumière,  la  purifie  et  la  bénit. 

«  Et  voilà,  dit  le  vieillard  en  terminant,  que  je  vous  ai  fait 
connaître  avec  vérité,  comme  à  des  fils  bien-aimés,  toute  ma 
vie.  Quant  à  vous^  si  vous  croyez  pouvoir  résister  aux  embû- 
ches et  aux  assauts  du  malin  ennemi,  demeurez  avec  nous; 
sinon,  retournez  au  monastère  d'où  vous  êtes  sortis,  et  que  le 
Seigneur  soit  avec  vous  dans  votre  voyage.  » 

Et  les  trois  moines  de  répondre  : 

«  Bienheureux  père  Macaire,  priez  pour  nous  le  Seigneur, 
afin  que  nous  puissions  retourner  à  notre  monastère  et  faire 
connaître  votre  vie  et  conversation  à  toutes  les  Églises  de  Jé- 
sus-Christ. Car  nous  croyons  que  c'est  pour  cela  que  le  Sei- 
gneur nous  a  conduits  auprès  de  vous.  » 

Enfin,  le  vieillard,  après  avoir  longtemps  prié  sur  eux,  les 
bénit,  les  embrasse  et  les  confie  à  la  garde  de  ses  deux  lions 
qui  les  ramènent  en  rugissant  jusqu'au  monastère. 

L'auteur  des  Actes  décrit  ensuite  l'accueil  qui  fut  fait  aux 
moines  voyageurs,  et  termine  son  récit  par  ces  mots  :  «  Et  tous 
ceux  qui  entendaient  de  leur  bouche  tant  de  merveilles, 
louaient  et  glorifiaient  Dieu,  le  Père  tout-puissant  et  Jésus- 
Christ  son  fils  unique,  notre  Seigneur  et  notre  Sauveur,  et  le 
Saint-Esprit  qui  éclaire  et  vivifie  nos  àines,  trois  personnes  en 
un  seul  Dieu  qui  vit  et  règne,  adorable  et  béni,  en  tout  temps, 
en  tout  lieu,  et  dans  les  siècles  des  siècles.  Ainsi  soit-il.   » 

Tels  sont  les  Actes  de  saint  Macaire  de  Rome  comme  on  les 
trouve  dans  les  Bollandistes.  Aucun  de  ceux  qui  en  auront  lu 
seulement  le  résumé,  ne  sera  tenté  de  croire  à  leur  authen- 
ticité. L'existence  même  de  ce  saint  deviendra  problématique 
pour  un  grand  nombre  d'entre  eux,  sinon  j)our  tous.  Mais 
alors  la  question  du  culte  rendu  à  ce  personnage  fabuleux  se 


380  LE   ROBINSON  DE  LA  LÉGENDE. 

présente  aussi  à  eux  dans  toute  sa  difficulté.  Nous  allons  eu 
dire  quelques  mots. 


II 


LE   CULTE   DE   SAINT  MAGAIRE. 

La  canonisation  des  saints  n'a  pas  toujours  été  soumise  aux 
formalités  qui  l'accompagnent  aujourd'hui.  Le  mot  même 
n'est  pas  aussi  ancien  que  la  chose;  Udaric  ou  Ulric,  évéque 
de  Constance  ,  est  le  premier  qui  s'en  servit  dans  une  lettre 
au  pape  Calixte  II,  pour  la  canonisation  de  l'évêque  Conrad 
au  xn"  siècle.  Le  culte  des  saints,  quoique  d'institution  ecclé- 
siastique, est  néanmoins  d'origine  populaire.  Témoins  de  la 
mort  des  martyrs,  aux  premiers  siècles  de  l'Eglise,  les  fidèles 
ne  purent  s'empêcher  de  vénérer  leurs  restes  et  d'honorer  leur 
mémoire.  Ils  élevèrent  spontanément  sur  leurs  tombeaux  des 
autels  où  l'on  célébrait  les  mystères,  comme  on  le  voit  dans 
les  Actes  du  martyre  de  saint  Ignace,  évéque  d'Antioche,  et 
dans  la  lettre  de  l'Eglise  de  Smyrne  sur  le  martyre  de  saint 
Poly  carpe. 

Rien  n'était  plus  naturel  et  plus  légitime  que  ce  culte  ,  rien 
n'était  moins  sujet  à  l'erreur  tant  que  l'unité  de  l'Église  ne 
fut  point  troublée.  Il  n'en  fut  plus  ainsi  lorsque  le  schisme  et 
l'hérésie  commencèrent  à  l'attaquer.  Les  persécuteurs  du  chris- 
tianisme, trop  peu  éclairés  pour  distinguer  toujours  les  vrais 
fidèles  de  ces  faux  frères,  firent  parfois  retomber  leur  haine 
sur  les  uns  et  les  autres.  Dès  lors,  une  plus  grande  circons- 
pection fut  nécessaire  pour  faire  le  discernement  des  témoins 
de  la  vérité.  Les  èvéques  commencèrent  à  exiger  des  infor- 
mations exactes  sur  ceux  qui  étaient  morts  pour  la  foi  ;  ils  de- 
mandèrent leurs  noms  et  se  firent  rendre  préalablement  un 
compte  exact  des  circonstances  de  leur  martyre.  Ainsi  en 
agissait  saint  Cyprien'.  Il  paraît  même  que,  du  moins  en 
Afrique,  l'évêque  du  diocèse  faisait  son  rapport  au  métropo- 

'  V.  Cyprian.,  A>/s?.  37  el  79. 


LE   ROBINSON  DE  I.V  LKGENDE.  3H< 

litain  qui,  après  mûre  délibération,  décidait  en  concile  avec 
les  évêqucs  de  sa  province  s'il  fallait  ou  non  établir  le  culte 
d'un  martyr,  et  Ton  donnait  le  nom  Martyr  viiidicatus  à 
ceux  dont  le  culte  avait  reçu  cette  approbation '.  Ce  ne  fut 
guère  que  vers  la  fin  du  iv"  siècle  qu'on  commença  à  rendre 
les  mêmes  honneurs  aux  personnages  vénérables  qui,  sans  être 
morts  pour  la  foi,  avaient  néanmoins  édifié  l'Église  d'une  ma- 
nière spéciale  par  la  sainteté  de  leur  vie.  Leur  culte  devait  pour- 
tant toujours  être  autorisé  au  moins  par  un  décret  synodal  '. 

L'Église  romaine  suivit  la  même  marche  que  les  Églises  par- 
ticulières pour  la  canonisation  et  le  culte  des  saints.  Les 
martyrs  seuls  y  étaient  d'abord  portés  au  canon  ou  catalogue 
des  saints.  Boniface  IV,  en  608,  fit  encore  la  dédicace  du  Pan- 
théon sous  le  titre  de  Sainte- ■Marie  des  Martyrs,  sans  faire 
aucune  mention  des  confesseurs  déjà  honorés  à  cette  époque 
en  vertu  d'un  décret  du  synode  diocésain  ou  du  concile  pro- 
vincial, comme  par  exemple,  saint  Antoine,  abbé,  saint  lliîa- 
rion,  saint  Grégoire  de  Nysse,  saint  Jean  Chrysostome,  siint 
Augustin,  saint  Jérôme,  saint  Ambroise,  etc. 

Cependant  la  piété  parfois  imprudente  des  peuples,  la  né- 
gligence de  quelques  évéques  à  constater  suffisamment  les 
vertus  et  les  miraclbs  de  ceux  auxfpiels  on  s'empressait  de 
rendre  un  culte,  les  erreurs  regrettables  auxquelles  conduisit 
trop  souvent  un  enthousiasme  populain-  moins  sage  que  pieux, 
forcèrent  les  souverains  pontifes  à  exiger  de  nouvelles  garan- 
ties par  de  nouvelles  formalités,  et  à  se  réserver  peu  à  j)eu  le 
jugement  définitif  de  ces  causes.  La  première  canonisation  ré- 
gulière et  celle  de  Udalric  ou  Llric,  évêque,  faite  par  Jean  XV, 
(lit  Jean  XVI,  en  993.  Néanmoins,  les  évéques  continuèrent 
encore  à  canoniser  plusieurs  serviteurs  de  Dieu  dont  le  culte, 
toutefois,  n'était  que  diocésain.  Saint  Pierre  Damien  ,  par 
exemple,  nous  donne  clairement  à  entendre  qu'au  xi*"  siècle, 
l.i  canonisation  par  décn^t  synodal  était  encore  en  usage, 
lorsqu'il  cite,  comme  exemples  de  ce  genre  de  procédure,  les 


•  Moroni,  Dizzionn.  di  erud.,  au  mot  Canonizzazione. 
■  Sarnelli,  Lettere  ccdesiast.,  t.  II.  p.  75. 


382  LE   ROBLNSON  DE  LA  LÉGENDE. 

saints  évêques  Romuald  de  Camerino,  Gui  de  Pometia,  Firmin 
de  Fermo,  et  d'autres  encore  placés  sur  les  autels  par  décret 
synodal,  de  son  temps.  Le  pape  Nicolas  II,  en  1088,  accorda 
à  l'archevêque  de  ïrani  la  faculté  d'inscrire  au  catalogue  des 
saints  saint  Nicolas,  en  l'honneur  duquel  fut  dédiée  l'église 
de  cette  métropole.  Gautier  de  Pontoise,  canonisé  en  11 53, 
par  l'archevêque  de  Rouen,  est  le  dernier  exemple  que  l'his- 
toire nous  offre  d'une  canonisation  faite  par  un  autre  que 
par  le  pape  V 

Moroni,  dans  son  Dictionnaire,  cite  trente-quatre  canonisa- 
tions faites  par  les  souverains  pontifes,  depuis  Jean  XV  jusqu'à 
Alexandre  III".  Ce  dernier,  par  sa  AécTéiA^  Audivimus^  dé- 
fendit de  vénérer  comme  martyr  un  homme  mis  à  mort  en 
état  d'ivresse,  et  que  le  peuple  avait  honoré  jusque-là  d'un 
culte  public,  par  la  raison,  dit-il,  qu'il  n'est  point  permis 
de  vénérer  publiquement  un  saint  sans  l'autorisation  de  l'É- 
glise romaine.  A-t-il,  par  cette  décrétale,  établi  un  droit  nou- 
veau qui  réserve  la  canonisation  au  saint- siège?  Moroni  le 
croit,  et  d'autres  avec  lui.  Ou  bien  cet  acte  n'est-il  qu'un  des 
cas  où  le  saint-siége  fit  usage  d'un  droit  déjà  antérieurement 
acquis  et  plusieurs  fois  exercé?  C'est  le  sentiment  de  Be- 
noît XIV  ^.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  est  certain  qu'à  partir  du 
pontificat  d'Alexandre  III,  les  papes  demeurèrent  seuls  en 
possession  de  béatifier  et  de  canoniser,  à  l'exclusion  de  tous 
autres  :  évêques,  archevêques,  primats,  patriarches,  légats  a 
latere,  à  l'exclusion  même  du  collège  des  cardinaux,  sede 
apostolica  vacante.  Environné  de  tant  de  précautions  et  après 
un  si  mûr  examen,  le  jugement  solennel  porté  sur  la  sainteté 
d'un  serviteur  de  Dieu,  étant  désormais  le  jugement  de  l'E- 
glise universelle,  ne  saurait  plus  être  sujet  à  l'erreur.  Tous 
les  théologiens,  il  est  vrai,  n'admettent  pas  l'infaillibilité  du 
souverain  pontife  dans  les  décrets  de  simple   béatification , 


'  Moroni,  Dizzionn.,  art.  Canoniz.,  $  11. 

^  Ibidem.  §  vu,  Catal,  dei  santi. 

^  De  Servor.  Dei  beatif.  et  beator.  canon.^  \.  I,  c.  vu.  On  voit  par  ce  chapitre 
que  les  évêques  envoyaient  à  Rome  les  décrets  de  canonisation  portés  dans  les 
Églises  particulières  pour  recevoir  l'approbation  du  souverain  pontife. 


LE   ROBINSON   DE  LA  LEGENDE.  383 

par  lesquels  le  culte  d'un  bienheureux  n'est  qu'autorisé, 
et  cela  dans  une  partie  de  l'Eglise  seulement;  mais  dans 
un  acte  aussi  important  que  celui  de  la  canonisation  propre- 
ment dite,  toiis  pensent  que,  du  moins  en  union  avec  les 
évéques,  il  ne  peut  errer,  et  que  Dieu  lui  accorde  cette  assis- 
tance qu'il  a  promise  à  son  Eglise  jusqu'à  la  consommation 
des  siècles. 

Il  n'en  était  pas  de  même  de  la  canonisation  telle  qu'elle  se 
pratiquait  autrefois.  Lorsqu'elle  n'était  pas  soumise  à  l'ap- 
probation du  saint-siége,  ou  avant  de  lui  être  soumise,  elle 
était  l'œuvre  d'une  Eglise  particulière,  et  comme  telle,  sujette 
à  l'erreur,  jusqu'à  ce  que  l'acceptation  successive  des  autres 
Eglises  particulières,  et  l'approbation  tacite  ou  formelle  des 
souverains  pontifes,  en  eussent  fait  l'œuvre  de  l'Eglise  imiver- 
selle,  qui  est  seule  infaillible.  Les  décrets  des  synodes  diocé- 
sains ou  des  conciles  provinciaux  qui  autorisaient  le  plus  sou- 
vent le  culte  de  quelque  saint,  quoique  très- respectables,  et, 
de  fait,  exempts  d'erreur,  sauf  peut-être  quelques  exceptions, 
n'avaient  cependant  aucun  caractère  d'infaillibilité.  Benoit  XIV 
lui-même,  dans  son  ouvrage  sur  la  canonisation  des  saints,  le 
déclare  expressément.  Mais  si  l'erreur  et  l'abus  étaient  encore 
possibles  dans  des  Eglises  particulières,  malgré  la  formalité  et 
Ja  garantie  d'un  décret,  combien  n'étaient-ils  pas  plus  à  crain- 
dre lorsque  l'admiration  de  la  foule  et  l'enthousiasme  popu- 
laire élevaient  seuls  un  chrétien  sur  les  autels  !  On  comprend 
donc  aisément  qu'il  ait  pu  exister,  et  qu'il  ait  existé  réellement 
dans  quelques  Eglises,  un  culte  erroné  à  l'égard  de  tel  ou  tel 
prétendu  saint  persoiuiage.  C'est  ce  qui  obligea  les  souverains 
pontifes  à  soumettre  à  un  examen  sévère  les  anciens  actes  de 
canonisation,  et  à  ne  recevoir  dans  l'Eglise  universelle  le 
culte  des  saints  ainsi  élevés  sur  les  autels  qu'après  avoir  cons- 
taté leur  sainteté.  Les  erreurs  qu'on  pourrait  signaler  par 
rapport  à  la  canonisation  et  au  culte  des  serviteurs  de  Dieu 
dans  ces  anciens  temps,  n'engagent  donc  en  rien  l'infaillibilité 
de  l'Eglise,  puisque  là  où  elles  se  trouvent,  l'Eglise  n'était 
point  intervenue,  et  n'avait  été  appelée  à  se  prononcer  sur 
rien . 


384  LE  ROBINSON  DE  LA  LÉGENDE. 

Ces  observations  expliquent,  ce  nous  semble,  comment  on 
a  pu  honorer  comme  saint  un  certain  Macaire  de  Rome, 
quoique,  selon  toutes  les  probabilités,  ce  personnage  lui-même 
n'ait  jamais  existé. 

Sa  légende  était  connue  dès  l'an  38o,  où  saint  Jérôme  écrivit 
la  Vie  de  saint  Paul  ermite,  dans  laquelle  il  stigmatisa  la 
fable  de  saint  Macaire  de  Rome.  L'origine  du  culte  voué  à 
ce  personnage  fabuleux  se  rapporte  à  peu  près  au  ix*"  siècle. 
En  effet,  dans  le  calendrier  de  Constantinople,  qui  date  du 
viii^  siècle,  il  n'est  fait  aucune  mention  de  ce  prétendu 
saint,  tandis  qu'on  en  trouve  le  nom  et  l'histoire  abrégée  au 
dix-neuvième  jour  de  janvier  dans  le  Ménologe  de  Basile  Por- 
phyrogénète,  qui  remonte  à  l'an  984.  On  en  voit  encore  le 
nom  et  la  représentation,  au  même  jour,  dans  lesEphémérides 
gréco-russes,  publiées  par  le  P.  Papebrock,  quoique,  dans 
les  menées  plus  récentes  dont  Sirlet  a  fait  usage  pour  son  Mé- 
nologe, on  en  fasse  mention  au  23  octobre.  Inutile  d'ajouter 
que  dans  les  derniers  Ménologes  publiés  depuis  i843,  le  nom 
et  la  légende  de  saint  Macaire  de  Rome  ont  complètement 
disparu. 

Le  culte  de  saint  Macaire  de  Rome  a  donc  été  entièrement 
local  ;  on  n'en  trouve  de  traces  que  dans  l'Eglise  de  Constan- 
tinople et  dans  quelques  parties  de  l'Eglise  gréco-russe.  De 
plus,  il  remonte  à  une  époque  où  les  formalités  et  les  précau- 
tions qui  accompagnent  aujourd'hui  la  canonisation  solennelle 
des  saints  n'existaient  pas  encore.  Enfin,  ce  qui  mérite  bien 
d'être  remarqué,  l'introduction  du  culte  de  saint  Macaire  de 
Rome  coïncide  avec  les  commencements  du  schisme  grec.  Ce 
culte  en  effet  remonte,  comme  nous  l'avons  déjà  dit,  à  peu  près 
au  ix*"  siècle,  et  le  schisme,  commencé  par  Photius  en  862,  fut 
consommé  par  Michel  Cérulaire  en  io53.  Ce  simple  rappro- 
chement nous  dit  éloquemment  à  quelles  erreurs  grossières 
s'expose  une  Église  qui  s'éloigne  du  centre  de  l'unité  catho- 
lique, et  de  quels  dangers  cette  même  unité  préserve  celles  qui 
restent  fidèlement  en  communion  avec  le  saint-siège.  La  cri- 
tique a. bien  aussi  relevé  certaines  erreurs  historiques  dans  les 
légendes  des  saints  honorés  par  l'Eglise  d'Occident;  mais  ces 


LE   UOBINSON  DE  LA  LÉGENDE.  38:i 

inexactitudes  sont  relativement  de  peu  d'in)portance;  elles 
portent  sur  les  circonstances  plutôt  que  sur  le  fond,  et  ne  sa- 
pent point  la  vérité  du  récit  par  sa  base,  en  n'introduisant  que 
des  personnages  fabuleux.  Que  n'a-t-on  pas  dit,  par  exemple, 
sur  sainte  Ursule  et  les  onze  mille  vierges  ses  compagnes?  Il 
n'en  est  pas  moins  vrai  que  celte  sainte  est  un  personnage 
réel ,  ainsi  que  ses  compagnes.  S'il  n'est  pas  clair  que  celles-ci 
fussent  au  nombre  de  onze  mille ,  au  moins  est-il  certain 
qu'elles  formaient  plusieurs  milliers.  Toutes,  probablement, 
n'étaient  pas  vierges  ;  toutes,  peut-être,  n'ont  pas  enduré  la 
mort  chrétiennement;  mais  toutes  ont  été  immolées  par  la  fé- 
rocité des  Huns  en  haine  de  la  religio  n,  et  Cologne  a  réelle- 
ment été  le  lieu  de  leur  martyre  Ml  y  a  loin  de  là  à  une  fable 
où  tous  les  personnages,  les  lieux  et  les  faits  ne  sont  qu'une 
fiction  :  et  si  des  Églises  malheureusement  séparées  sont  tom- 
bées parfois  dans  d'étranges  erreurs,  ne  faut-il  pas  en  cher- 
cher la  cause  dans  cette  séparation  même?  ne  faut-il  pas  en 
conckire  que,  dans  ce  qui  touche  au  culte  des  saints,  comme 
dans  ce  qui  regarde  directement  la  foi,  la  chaire  de  Pierre  est, 
par  excellence,  la  chaire  de  vérité? 

H.  Mertiajn. 


"  On  peut  voir  à  ce  sujet  le  XI'  lome  d'octobre,  dans  les  Acta  Sanctorum,  et, 
dans  les  Etudes,  à*  série,  1. 1,  p.  219  et  suiv.,  un  article  du  père  Cli.  Daniel  sur  le 
Martyre  de  sainte  Ursule. 


25 


BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 


ŒUVRE   DES   SŒURS   AVEUGLES   DE   SAINT-PAUL. 

Nous  sommes  heureux  de  faire  connaître  à  nos  lecteurs  cette  pieuse 
institution,  encore  toute  récente  et  presque  inconnue.  C'est,  sans  con- 
tredit, une  des  plus  touchantes  manifestations  de  la  charité  catholique. 

Il  faut  se  rappeler  qu'il  y  a  en  France  environ  5o,ooo  aveugles,  la 
plupart  appartenant  à  la  classe  pauvre.  Or,  il  n'existe,  à  notre  connais- 
sance, que  deux  refuges  ouverts  à  cette  infirmité  si  digne  de  compas- 
sion :  les  Quinze-Vingts  ou  la  Salpétrière  pour  l'âge  mûr  et  la  vieil- 
lesse, et  l'Institut  impérial  des  Jeunes- Aveugles  pour  l'enfance.  Hélas  ! 
combien  de  misères  ces  établissements  laissent  sans  consolations  !  On 
n'est  admis  dans  le  premier  que  dans  un  âge  avancé,  et  dans  le  second, 
entre  huit  et  quatorze  ans.  D'ailleurs  la  durée  des  années  d'éducation 
à  l'Institut  impérial  n'étant  que  de  six  à  huit  ans,  les  élèves  sont  ensuite 
rendus  à  leurs  familles;  et  pour  ne  parler  que  des  jeunes  filles,  si  elles 
n'ont  pas  quelque  moyen  d'existence  assuré,  leur  infirmité,  qui  les 
rend  à  charge  à  leurs  parents,  les  expose  trop  souvent  aux  plus  grands 
dangers. 

Il  y  avait  donc  là  un  immense  besoin  à  satisfaire  et  une  grande  œuvre 
à  accomplir.  La  charité  chrétienne  a  su  venir  au  secours  de  toutes  les 
infortunes.  Elle  ne  pouvait  oublier  celle-ci. 

Une  personne  dont  le  nom  sera  désormais  entouré  de  bénédiction, 
mademoiselle  Bergunion,  s'était  consacrée  en  i83^  aux  œuvres  de 
charité.  Elle  avait  fondé  à  Paris  un  ouvroir  où  elle  apprenait  à  tra- 
vailler aux  jeunes  filles  pauvres.  En  1840,  et  plus  tard  en  1848,  on 
vint  lui  proposer  de  prendre  comme  pensionnaires  plusieurs  jeunes 
aveugles  que  leurs  parents  ne  voulaient  point  garder.  La  pieuse  direc- 
trice refusa  d'abord,  regardant  cette  nouvelle  tâche  comme  au-dessus 
de  ses  forces.  Poussée  enfin  par  un  secret  instinct,  animée  aussi  par 
le  souvenir  du  vénérable  P.  Varin,  elle  se  décida  à  recevoir  quelques 
femmes  aveugles.  Peu  à  peu  de  nouvelles  comi^agncs  vinrent  se  join- 
dre aux  premières.  Les  commencements  furent  pénibles  :  l'exiguïté  des 


BULLETIN  DES  OELWRES  CATHOLIQUES.  387 

ressources,  et  surtout  les  exigences,  le  caractère  difficile  de  ses  pension- 
naires, mirent  la  patience  de  la  fondatrice  à  de  rudes  épreuves.  L'œuvre 
maicha  pourtant,  et  les  résultats  les  plus  consolants  furent  obtenus. 

Dès  lors  la  grande  préoccupation  de  mademoiselle  Bergunion  fut 
d'assurer  à  son  ouvrage  la  consistiuice  et  la  durée.  L'idée  d'un  institut 
religieux  se  présenta  à  son  esprit  comme  un  trait  de  lumière.  Cette 
pensée  fut  blâmée  par  quelques  personnes,  mais  puissamment  encou- 
ragée par  des  prêtres  zélés.  Quelques-unes  des  compagnes  et  des  élèves 
de  mademoiselle  Bergunion  s'empressèrent  de  s'y  associer. 

Sur  ces  entrefaites,  M.  l'abbé  de  la  Bouillerie,  alors  grand-vicaire 
de  Paris,  vint  visiter  l'établissement  et  entre\it  là  le  doigt  de  Dieu.  Il 
parla  à  Mgr  Sibour  de  ce  qu'il  avait  vu  dans  la  pauvre  maison  de  la 
rue  des  Postes.  Le  prélat,  touclié,  s'empressa  de  se  rendre  à  l'ouvroir, 
et  il  fut  édifié  à  ce  point  que,  sans  plus  tarder,  il  déclara  à  la  fonda- 
trice et  à  ses  filles,  qu'elles  pouvaient  se  considérer  comme  formant 
une  communauté  religieuse.  M.  l'abbé  Dedoue  leur  fut  donné  comme 
supérieur,  et  à  partir  de  ce  moment,  les  sœurs  furent  soumises  à  un 
règlement.  Le  12  nuii  i853,  M.  l'abbé  de  la  Bouillerie  vint  donner 
l'iiabit  religieux  à  treize  sœuis,  dont  sept  étaient  aveugles.  La  femme 
dévouée  qui  avait  formé  ce  groupe  autour  d'elle  prit  aussi  l'habit,  et 
depuis  elle  a  conservé  les  titres  de  mère  et  de  supérieure. 

La  communauté  fut  désignée  sous  le  nom  de  Sœurs  aveugles  de 
Sainr-Paul,  en  mémoire  de  la  cécité  momentanée  du  grand  apôtre,  et 
aussi  à  cause  de  ces  belles  paroles  d'une  de  ses  épîtrcs,  que  les  Sœurs 
ont  adoptées  comme  devise  :  Eramus  aliquando  tenebrœ,  nunc  autem 
lux  in  Domino. 

Le  souverain  pontife  Pic  IX  ne  pouvait  manquer  d'accueillir  une  si 
belle  OEuvre  avec  la  bienveillance  accoutumée  de  son  cœur  pa- 
ternel. Le  saint-père  la  eu  effet  bénie,  et,  pour  en  favoriser  le  dévelop- 
pement, il  lui  a  accordé  de  riches  faveurs  spirituelles. 

L'OEuvre  a  été  aussi  recommc  par  un  décret  impérial  en  date  du 
24  août  1857. 

L'institution  des  Sœurs  aveugles  se  trouve  donc  solidement  consti- 
tuée, avec  ce  but  d'une  ambition  et  d'une  grandeur  toutes  chrétiennes  : 
«  Entreprendre  successivement,  et  en  piojwrtion  des  ressources, 
toute  œuvre  ayant  pour  objet  l'amélioration  physique,  intellectuelle  et 
morale  des  aveugles,  quels  que  soient  leur  âge  et  leur  condition.  —  La 
maison,  en  conséquence,  outre  les  jeunes  enfants^  adniet,  en  qualité 
de  pensionnaires  soumises  à  une  règle  de  travail  et  d'étude,  \vs  filles 
aveugles  adultes  qui  n'ont  pas  dans  le  monde  une  position  honorable 
et  assurée;  elle  s'ouvre  aussi  aux  dames  aveugles^  pensionnaires  libres, 
qui  trouvent  là,  avec  une  hospitalité  cordiale,  tous  les  soins  qu'exige 


388  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

leur  état.  Ou  reçoit  encore  dans  l'établissement,  pour  leur  donner  une 
éducation  chrétienne  et  un  état  manuel,  \u\  certain  nombre  de  jeunes 
filles  voyantes,  qui  sont  les  compagnes  et  les  guides  des  aveugles.  » 
L'établissement  des  Sœurs  de  Saint-Paul,  aujourd'hui  placé  rue 
d'Enfer,  ii4,  renferme  déjà  cent  quinze  personnes,  tant  aveugles  que 
voyantes.  Les  petites  filles  y  sont  admises  dès  1  âge  de  quatre  ans.  Leur 
éducation  est  confiée  à  des  religieuses  aveugles  comme  elles.  Ces 
pieuses  maîtresses  sentent  mieux  quels  soins  il  faut  leur  donner.  Ins- 
truites par  leur  propre  expérience,  elles  possèdent  le  secret  de  leur 
aplanir  les  difficultés  de  léducation  et  de  l'instruction.  On  ne  saurait 
croire  quels  petits  prodiges  leur  zèle  industrieux  est  parvenu  a  réaliser. 
Les  jeunes  élèves  exécutent  des  travaux  d'aigudle  d'une  extrême  déli- 
catesse; elles  savent  même  se  rendre  utiles  dans  le  jardin  en  arrachant 
les  herbes  parasites,  qu'elles  ont  le  talent  de  discerner  par  le  seul 
toucher.  Plusieurs  d'entre  elles  cultivent  avec  succès  la  musique. 
Moyennant  des  signes  à  leur  usage,  on  leur  apprend  a  lire,  à  écrire; 
et  même,  grâce  à  des  procédés  ingénieux,  elles  peuvent  correspondre 
par  lettres  avec  leurs  parents.  Aucune  des  branches  de  l'instruction 
primaire  n'est  négligée  :  grammaire,  arithmétique,  géographie  et 
histoire.  Il  y  a  quelques  semaines,  à  l'occasion  d'une  petite  fête,  les 
jeunes  pensionnaires  représentaient,  au  grand  plaisir  de  juges  experts, 
le  croirait-on?  la  tragédie  cVEst/ierl 

Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  que  la  religion  occupe  le  premier 
rang  dans  la  pieuse  maison. 

Lorsque  l'éducation  est  terminée,  les  pensionnaires  peuvent  encore 
rester  dans  l'établissement,  soit  au  même  titre  que  les  autres  élèves, 
soit  comme  dames  pensionnaires,  soit  même  comme  religieuses;  car, 
entre  autres  bienfaits,  la  nouvelle  fondation  procure  encore  aux  filles 
aveugles  qui  s'y  sentiraient  appelées,  l'inestimable  consolation  de  se 
consacrer  tout  entières  au  service  de  Dieu.  Jusqu'ici  aucune  commu- 
nauté ne  leur  était  ouverte.  Saint  François  de  Sales  lui-même,  en  fou- 
dantun  ordre  dont  il  n'excluait  pas  les  infirmes,  n'avait  osé  y  admettre 
les  personnes  aveugles.  Tout  au  plus  avait-il  consenti  à  ce  que  chaque 
monastère  pût  se  charger  d'une  religieuse  privée  de  la  vue.  Désormais, 
grâce  au  nouvel  Institut,  les  femmes  aveugles  ne  seront  plus  déshé- 
ritées des  faveurs  et  des  joies  incomparables  réservées  aux  épouses  du 
Seigneur.  Certes,  q\iand  bien  même  la  fondation  des  Sœurs  de  Saint- 
Paul  n'aurait  rendu  que  ce  service,  on  ne  saurait  trop  louei-  la  pensée 
qui  l'a  fait  naître,  ni  lui  accorder  de  trop  grands  encouragements. 

—  Nous  devons  borner  ici  cette  notice  sur  les  Sœurs  aveugles.  Per- 
sonne ne  s'étonnera  sans  doute  de  la  longueur  relative  de  ces  détails,  au 
sujet  d'une  OEuvre  intéressante  entre  toutes,  etdont  nousaurions  voulu 


BULLETIN  DES  trtXVIŒS  CATHOLIQUES.  389 

parler  flans  toute  reffusiou  tle  notre  cœur.  Nous  sommes  certain  que 
nos  lecteurs  nous  sauront  gré  de  leur  raconter  un  jour  tant  de  sujets 
d'édification  et  d'admiration  qui  se  rencontrent  dans  la  maison  des 
pieuses  sœurs  ' . 

En  terminant,  qu'il  nous  soit  permis  de  faire  appel  en  leur  faveur  à 
toutes  les  personnes  qui  s'intéressent  aux  œuvres  d'humanité,  de  bien- 
faisance et  de  charité.  Cet  appel,  nous  l'adressons  en  particulier  aux 
personnes  pieuses  et  à  nos  confrères  dans  le  sacerdoce.  Dans  l'intérêt 
d'une  infortune  qui  mérite  de  si  vives  sympathies,  la  France  entière, 
nous  l'espérons,  voudra  s'associer  à  l'OF-uvre  des  Sœurs  aveugles,  et 
tous  les  pays  catholitjues  qui,  eux  aussi,  connaissent  les  mêmes  besoins, 
suivront  la  généreuse  initiative  qui,  cette  fois  encore,  appartient  à  la 
France.  Ya-t-il  témérité  à  croire  que  l'OEuvredes  Sœurs  de  Saint-Paul 
est  un  germe  destiné  à  se  répandre  dans  le  monde  entier? 

Hélas  !  ce  n'est  encore  que  le  grain  de  sénevé.  L'établissement  est 
dépourvu  de  ressources  assurées.  La  pieuse  fondatrice,  après  y  avoir 
épuisé  tout  son  patx'imoine,  se  voit  forcée  de  repousser  un  grand 
nombre  des  demandes  qui  lui  sont  adressées.  C'est  là,  nous  le  savons, 
le  chagrin  le  plus  navrant  qui  afflige  son  cœur. 

Un  autre  élément  de  vie  est  indispensable  à  la  communauté.  Ou 
comprend  que  l'administration,  la  direction  des  emplois,  une  foule  de 
détails  ne  peuvent  être  confiés  qu'à  des  personnes  qui  jouissent  de  la 
vue.  C'est  sur  elles  que  doit  reposer  l'OEuvre  tout  entière.  11  importe 
donc  avant  tout  à  la  prospérité,  à  la  conservation  même  de  l'Institution, 
qu'il  se  présente  un  nombre  croissant  de  personnes  qui  se  consacrent 
à  ce  ministère  de  dévoùmenl.  Plusieurs  âmes  délite,  qui  en  ont  déjà 
fait  l'expérience,  sont  heureuses  de  répéter  que  leur  tâche  est  belle  et 
bien  douce  à  remplir.  Il  est  vrai,  leur  abnégation  doit  être  grande, 
continuelle  et  obscure  ;  mais,  précisément  à  cause  de  cela,  la  nature 
du   sacrifice  est  digne  df  tenter  les  grandes  générosités  chrétiennes. 


'  On  trouvera  beaucoup  d'autres  renseignements  dans  quelques  brochures  ou 
livres  récents,  auxquels  nous  avons  fait  beaucouj)  d'emprunts.  —  Voir  une  bro- 
chure do  M.  \^.  Bouniol  (Paris,  1858,  \  Bray.  —  Au  profit  do  lŒuvrc),  et  les 
OEarrps  de  charité  à  Pari<;,  par  mademoisollo  .Iulie  Gouraiid.  (1  vol.  in-12.  Paris, 
1862.  Douniol.) 

Nous  saisissons  avec  empressemont  l'occasion  de  recommander  cette  dernière 
publication  comme  une  lecture  éminemment  inlérc.-santo  et  édifiante.  Dû  à  une 
plume  qui  rond  depuis  lonL^tempsde  grands  ?ei\ices  à  la  cause  du  bien,  ce  livre  a 
déjà  été  traduit  en  plusieurs  langues.  Il  n'a  pu  sans  doute  révéler  louies  les  bonnes 
œuvres  qui  s'accomplissent  dans  la  capitale,  mais  c'est  tout  au  moins  un  beau 
chapitre  d'un  livre  (pTon  pourrait  écrire  <ows  le  titre  de  ;  Miisierea  de  Paris,  et  qui 
serait  la  contre-partie  dune  publication  trop  scandalensemoiit  fjmcu.>o.        _, 


390  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

«  La  charité  est  patiente  et  pleine  de  bonté  5  elle  est  capable  de  tout 
souffrir  et  de  tout  supporter.  >-  Ainsi  a  paillé  le  glorieux  patron  des 
Sœurs  aveugles  de  Saint-Paul. 


ASSOCIATION  DE  SAINT-FRANÇOIS  DE  SALES. 

Peu  de  catholiques  en  France  se  rendent  bien  compte  des  ravages 
qu'exerce  autour  de  nous  la  propagande  protestante.  Parce  que  le  pro- 
testantisme n'est  qu'une  négation,  et  que  le  principe  du  libre  examen, 
poussé  à  ses  dernières  conséquences,  l'a,  pour  ainsi  dire,  fait  déchoir 
du  rang  de  religion  positive;  parce  que  les  mille  sectes  qui  pullulent 
dans  son  sein  ne  peuvent  plus  même  se  parer  de  cette  ombre  d'unité 
dont  elles  se  montraient  autrefois  jalouses,  si  bien  que  \ individualisme 
est  devenu  de  nom  et  de  fait  le  suprême  refuge  des  protestants  qui 
veulent  garder  encore  quelque  chose  de  chrétien,  et  se  réclnDier, 
comme  ils  disent,  de  Jésus-Christ  et  de  son  Evangile;  on  est  tout  porté 
à  croire  qu'il  ne  peut  sortir  de  là  qu'un  prosélytisme  stérile  sans  aucune 
action  sur  les  consciences,  et  par  là  même  sans  danger  pour  les 
âmes.  C'est  là  une  illusion  qu'il  importe  de  dissiper,  car  la  sécurité 
qu'elle  engendre  double  les  forces  de  nos  ennemis,  et,  comme  ils  ne 
trouvent  chez  nous  aucune  résistance  sérieuse  et  organisée,  leur  audace 
croît  chaque  jour  et  leur  ardeur  conquérante  ne  met  de  bornes  ni  à  ses 
espérances,  ni  à  ses  entreprises. 

Oui,  dans  un  siècle  d'indifférence  comme  le  nôtre,  le  protestan- 
tisme est  un  immense  danger  :  il  trouve  toujours  assez  de  prise  sur  des 
âmes  où  la  foi  est  éteinte  et  qui  cependant,  naturellement  chrétiennes, 
ne  peuvent  se  passer  tout  à  fait  de  religion.  A  ces  âmes-là  il  faut  une 
religion  amoindrie  et  accommodante,  une  religion  au  rabais,  dont  la 
pratique  ne  coûte  à  la  nature  aucun  sacrifice,  et  le  protestantisme 
contemporain  est  pour  elles  quelque  chose  de  très-confortable.  Il  le 
sait  bien,  et  il  leur  tend  les  bras  ;  encouragé  par  le  succès,  il  ne  recule 
pas  devant  les  projets  les  plus  gigantesques,  et  il  ne  songe  à  rien  moins 
en  ce  moment  quii protesta/itiser  la  France,  ce  qui  ferait  pencher  dé- 
finitivement de  son  côté  la  balance  européenne. 

Rendons  grâce  aux  hommes  zélés  qui,  justement  alarmés  de  ce 
péril,  ont  entrepris  de  le  conjurer,  et  qui  invitent  tous  les  catholiques 
à  s'unir  pour  la  défense  et  la  conservation  de  leur  foi.  Tel  est  le  but 
de  l'Association  de  Saint-François  de  Sales,  qui  sera  pour  la  France, 
il  faut  l'espérer,  ce  qu'est  déjà  pour  l'Allemagne  la  grande  et  belle 
Association  de  Saint-Boniface,  et  qui,  bcnie  et  encouragée  par  le  sou- 


BULLETIN  DES  OEUVRES  CATHOLIQUES.  3W 

verain  pontife  et  par  un  grand  nombre  d'évêques,  fait  chaque  année, 
depuis  sa  récente  fondation,  les  plus  consolants  progrès.  On  l'a  dit 
avec  justesse  :  c'est  une  sorte  de  Vrojiagatlon  de  la  Foi  à  l'intérieur. 
Comment  une  pareille  oeuvre  n'aurait-elle  pas  les  sympathies  de  tout 
bon  catholique  ? 

D'après  son  règlement,  l'Association  de  Saint-Fiançois  de  Sales  se 
propose  : 

1°  De  ranimer  l'esprit  de  foi  et  de  zèle  d'un  grand  nombre  de  chré- 
tiens, qui  ne  se  doutent  pas  du  péril  où  leur  foi  se  trouve  de  plus  en 
plus  exposée,  et  de  solliciter  dans  ce  but  leurs  prières  d'abord,  puis 
leurs  aumônes  ; 

a°  De  développer,  de  soutenir  ou  même  de  fonder,  au  moyen  de 
ces  prières  et  de  ces  aumônes,  les  œuvres  ou  institutions  chrétiennes 
les  plus  capables  de  paralyser  les  efforts  du  protestantisme  (écoles  ca- 
tholiques, orphelinats,  asiles,  bibliothèques,  missions,  retraites,  etc.); 

3"  L'Association  de  Saint-François  de  Sales  se  propose  en  outre  de 
recueillir,  pour  les  publier  au  besoin,  et  pour  les  mettre  à  la  disposi- 
tion des  écrivains  catholiques,  tous  les  documents  et  faits  authentiques 
relatifs  à  la  propagande  protestante. 

A  cet  effet,  l'OEuvre  est  dnùgée  par  un  conseil  central  résidant  ù 
Paris,  et  présidé  par  Mgr  de  Ségur;  ce  conseil  compte  parmi  ses 
membres  d'éminents  catholiques,  tous  connus  par  leur  zèle  et  par 
leurs  lumières,  et  dont  plusieurs  se  sont  déjà  distingués  par  d'excellents 
écrits  de  controverse'.  Des  dii^ecteurs  diocésains,  désignés  par  les 
évêques,  correspondent  avec  le  conseil  central,  reçoivent  de  lui  les  do- 
cuments relatifs  à  l'Association,  et  lui  transmettent  à  leur  tour  les  ren- 
seignements nécessaires  pour  faire  connaître  les  besoins  particuliers 
de  la  population  au  milieu  de  laquelle  ils  vivent. 

Telle  est,  en  deux  mots,  l'organisation  bien  simple  de  cette  OEuvre. 
Ceux  de  nos  lecteurs  qui  désireraient  la  connaître  plus  à  fond,  jiour- 
ront  s'adresser  au  secrétariat  de  l'Association,  rue  de  Verneuil,  33. 

Dès  la  première  année,  la  plupart  des  évêques  de  France  répondi- 
rent à  l'appel  qui  leur  fut  fait  par  le  conseil  central,  et  aujourd'hui 
rOEuvre  fonctionne  dans  un  grand  nombre  de  diocèses. 

Mais,  dans  un  siècle  positif  connue  le  nôtre,  où  tout  s'estime  par 
chiffres ,  on  nous  demandera  tout  d'abord  avec  quelles  ressources 
l'OEuvre  subvient  à  tant  de  besoins,  et  si  elh-  dispose  d'un  budget 
considérable.  — Point  du  tout  :  les  recettes,  qui,  en  i86o,  s'élevaient 
à  97,000  francs,  n'ont  pas  beaucoup  dépassé  100,000  francs  en  1861. 
C'est  avec  cela  qu'il  faut  tenir  tête  à  ces  associations  protestantes  si 
richement  dotées,  qui  ajoutent  à  l  or  de  France  l'or  d'Angleterre  et 
de  Hollande  :  Société  britannique  et  étrangère  ^   Société  cvangclique 


392  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

de  Genève^  Société  biblique  française^  Société  èvangélique  de  Pa/is^ 
Union  protestante  libérale^  Société  du  sou  protestant,  Société  centrale 
d'évtingélisafion  ,  etc.,  etc.  11  faut  renoncer  à  les  nommer  toutes  j 
chaque  jour  en  voit  naître  de  nouvelles,  et  les  divisions  même  du 
protestantisme  contriiuient  à  multiplier  leur  nombre  comme  à  exciter 
leur  émulation  et  leur  ardeur  de  prosélytisme. 

Qu'on  se  rassure  toutefois  :  la  charité  catholique  est  bonne  ména- 
gère, et,  entre  ses  mains  industrieuses,  les  ressouixes  se  nudtiplient; 
car  c'est  bien  d'elle  que  l'on  peut  dire  comme  de  la  femme  forte  des 
Livres  saints  :  Operata  est  cnnsilio  manuum  suarum.  Combien  d'œu- 
vres,  aujourd'hui  prospères,  qui  ont  commencé  sans  autre  fonds  que 
les  promesses  de  la  Providence  ! 

Oui,  avec   ce  mince  budget,  l'Association  de  Saint-Fi^ancois    de 
Sales  a  déjà  préservé  bien  des  âmes  en  danger  de  perdre  la  foi.  Il  ne 
faut  pas  une  somme  considérable  pour  faire  les  réparations  les  plus 
urgentes  à  une  église  de  village  ouverte  à  tous  les  vents  ;  et  cela  suf- 
fira bien  souvent  pour  empêcher  une  partie  des  paroissiens  de  fré- 
quenter le  temple  protestant  où  l'on  est  à  l'abri  des  intempéries  de 
l'air.  De  même  il  n'en  coûte  pas  beaucoup  pour  entretenir  un  maître, 
une  maîtresse  d'école  catholique,  et  pour  ôter  aux  parents  la  tentation 
d'envoyer  leurs  enfants  aux  écoles  protestantes  qui  sont  venues  s'éta- 
blir dans  leur  voisinage ,  précisément   dans  l'espoir  d'enrôler  sous 
la  bannière  de  leur  secte  ces  pauvres  innocents.    Quand  le  remède 
est  appliqué  à  temps,  presque  toujours  il  est  efficace.  Le  protestan- 
tisme ne  s'empare   en  général   que  des  populations  où  règne  une 
grossière  ignorance,  faute  de  secours  religieux,  et  il  échoue  partout 
où  il  y  a  un  prêtre  instruit  et  zélé,  secondé  par  de  bons  maîtres  et 
de  bonnes  maîtresses  d'école.  Ces    apôtres,   lorsqu'ils  viennent  mar- 
chander  les   âmes  la  bourse  à  la  main,  rencontrent  souvent,  même 
chez  les   femmes  et  les  enfants  qui  leur    semblaient  une   si  facile 
proie,  une  sainte  et  généreuse  opiniâtreté  dont  ils  restent  stupéfaits. 
L'année  dernière ,  l'Association  catholique  de  Saint-François  de 
Sales,  avec  les  faibles  ressources  que  nous  avons  dites,  a  eu  le  bon- 
heur de  concourir  à  la  fondation  de  i8  écoles  ou  salles  d'asile,  et  de 
secourir  io8  écoles  qui  peut-être  seraient  fermées  aujourd'hui  si  elle 
n'était  venue  en  aide  aux  pi'êtres  zélés  qui  les  avaient  établies.  De 
plus,  elle  a  secouru  4^  pauvres  églises,  où  le  service  divin  allait  être 
interrompu  à  cause  du  manque  de  ressources,  et  parce  qu'elles  n'of- 
fraient plus  un  abri  convenable  au  Créateur  du  ciel  et  de  la  terre. 

Elle  u'a  pas  oublié  non  plus  qu'aujourd'hui  le  peuple  lit  beaucoup, 
qu'il  lit  tout  ce  qui  tombe  sous  sa  main,  mauvais  journaux,  brochures 
hérétiques  ou  impies,  publications  immorales  à  un  sou  j  elle  a  cher- 


BULLETIN  DES  ŒUVIŒS  CATHOLIQUES.  393 

dir  ;i  neutraliser  l'effet  de  ce  poison  par  de  bonnes  lectures,  et,  dans 
le  courant  de  la  même  aunée,  elle  a  établi  4<^  bibliothèques  et  ré- 
pandu 82,5io  livres  religieux  el  traités  catholiques. 

De  bons  prêtres,  sous  le  nom  <le  Société  des  prêtres  de  Saint- 
François  de  Sales,  ont  mis  leur  zèle  au  service  de  lOEuvre  pour  évan- 
géliser  la  banlieue  de  Paris.  Des  missionnaires,  agréés  par  l'autorité 
diocésaine,  ont  fait  entendre  la  parole  de  Dieu  dans  grand  nombre 
de  paroisses  des  diocèses  de  Lyon,  Valence,  Bourges,  Chartres, 
Bavonne  el  Nîmes,  el  ces  prédicDlions  extraordinaires  ont  produit  l(>s 
fruits  les  plus  consolants. 

Pour  que  la  France  redevienne  aussi  catholique  qu'elle  le  fut  aux 
plus  beaux  jours  du  xvii^  siècle,  il  suffirait  de  nudliplier  ces  moyens 
d'action  qui  ont  déjà  triomphé  plus  d'une  fois,  dans  notre  patrie,  de 
l'ignorance,  de  l'erreur  et   du  fanatisme  hérétique.  L'Association  de 
Saint-FVançois  de  Sales  est,  nous  n'en   doutons  pas,  un  des  instru- 
ments les  plus  puissants  que  la  Providence  ait  préparés  pour  ce  tra- 
vail de  régénération.  Nous  aurions  voulu  dire  aussi  comnuMil  elle  y 
contribue  en  éclairant  le  zèle  à  l'aide  de  ses  Bulletins^  qui  nous  font 
connaître  le  protestantisme  contemporain,  trop  peu  étudié,  croyons- 
nous,  dans  la  plupart  de  nos  éc(>les  de  théologie.  Si,   à  l'apparition 
(l'une  épidémie  nouvelle,  c'est   un  devoir  pour  le  médecin  de  savoir, 
autant  que  possible,  cpiels  en  sont  les  caractères  et  par  quels  remèdes 
on  peut  la  combattre,  combien  plus  le  prêtre,  à  qui  Dieu  a  confié  les 
âmes,  ne  doit-il  pas  chercher  à  s'instruire  des  maladies  qui  exercent 
parmi  elles  de  tels  ravages?  Mais  l'espace  nous  manque  pour  entamer 
ce  sujet,  qui  nous  mènerait   loin.  En  attendant,  nous  renvoyons  au 
Bnlld'ni  Av  l'Association,  où  l'on  trouvera  une  étude  très-intéressante 
de  M.  l  abbé  Martin,  cuié  de  IVrney,  sur  rjvenir  du  Prntestaiilisme. 
(jonnne  livre  de  propagande,  les  Causeries  sur  le  Protestantisme  d' au- 
jounVhui^  de  Mgr  de  Ségur,   doivent  être  placées  en  première  ligue. 
Puissent  les  écrivains  calholupies,   s'inspirant   d'un  zèle  égal  au  leur 
el  non  moins  éclairé,  contribuer  à  lépandre  à  Ilots,  sur  les  populations 
qu'on  égare,   cette  lumière  de  l'Kvangile  dont  l'Eglise  romaine  est 
ici-bas  la  seule  dispensatrice,  el  sans  laquelle  il  n'y  a  que  ténèbres  ! 


(1EU\M\E  DES  APl'RENTIS  ET  DES  JEUNES  OUVRIERS. 

La  position  des  apprentis  et  des  jeunes  ouvriers,  au  point  lU'  vue 
riligieiix,  est  souvent  bien  afiligeanle.  Beaucoup  d'entre  eux  fiéquen- 
lent,  dans  leur  enfance,  les  écoles  chrétiennes;  ils  apprennent  leur 


394  BULLETIN  DES  CEUVRES  CATHOLIQUES. 

caléchisme ,  ils  font  leur  première  comniimioii .  Mais  les  nécessités  maté- 
riellesdc  la  -vie  viennent  ensuite  les  saisir.  En  commençant  leur  appren- 
tissage, ils  cessent  d'aller  à  l'école  et,  presque  en  même  temps,  d'aller 
à  l'église;  ils  n'entendent  plus  parler  de  leurs  devoirs,  ils  abandonnent 
la  pratique  de  la  religion  et  restent  sans  défense,  exposés  à  l'influence 
toujours  redoutable  des  mauvaises  compagnies,  des  mauvais  conseils 
et  des  mauvais  exemples  ;  les  passions  ne  tardent  pas  à  s'éveiller,  et 
l'on  éprouve  trop  souvent  combien  il  est  difficile  de  ramener  ces 
jeunes  gens  égarés  à  la  ligne  de  conduite  qu'ils  auraient  toujours  sui- 
vie s  ils  avaient  été  fidèles  à  leur  première  éducation. 

Pour  remédier  à  ce  mal,  on  a  fondé  à  Paris  et  dans  plusieurs  autres 
villes  de  France,  des  associations  et  des  patronages  qui  offrent  aux 
apprentis  et  aux  jeunes  ouvriers,  les  moyens  de  se  maintenir  dans  les 
bonnes  habitudes  de  leur  enfance  et  d'assurer  leur  persévérance. 

A  Paris,  ces  associations  sont  de  deux  sortes  ;  les  unes  sont  dirigées 
par  MM.  les  membres  des  Conférences  de  Saint-Vincent  de  Paul ,  les 
autres  par  les  Frères  des  Écoles  chrétiennes. 

La  Société  de  Saint- Vincent  de  Paul  emploie  surtout  deux  moyens 
de  préservation  :  les  Maisons  de  patronage  et  la  Visite  des  ateliers. 
Les  maisons  de  patronage  reçoivent  tous  les  dimanches  des  apprentis 
qui  viennent  y  assister  aux  offices  divins,  y  recevoir  les  instructions 
religieuses,  en  même  temps  que  des  leçons  appropriées  à  leurs  profes- 
sions, entre  autres  de  dessin  linéaire  et  d'ornementation.  La  récréa- 
tion tient  aussi  une  grande  place  dans  ces  réunions  hebdomadaires. 
Cbaque  maison  est  gouvernée  par  un  directeur,  qui  s'occupe,  dans  la 
semaine,  de  placer  les  nouveaux  enfants  en  apprentissage,  qui  dresse 
et  signe  les  contrats,  qui  en  surveille  l'exécution.  Il  est  assisté  dans 
ses  fonctions  par  un  certain  nombre  de  confrères  zélés  qui  se  dévouent 
à  la  même  œuvre. 

La  visite  des  ateliers  a  pour  résultat  de  créer  entre  le  maître  et  l'As- 
sociation, entre  l'atelier  et  l'OEuvre  du  patronage,  un  lien  de  bonnes 
relations  qui  tourne  tout  à  l'avanlage  de  l'apprenti.  Dans  ces  visites, 
on  peut  constater  la  cause  réelle  des  absences  de  l'enfant  ou  de  son 
arrivée  tardive  au  patronage,  et,  par  là  même,  on  obtient  une  plus 
grande  exactitude  aux  réunions  du  dimanche.  On  s  assure  aussi,  de 
cette  manière,  que  l'apprenti  se  trouve  dans  de  bonnes  conditions  de 
moralité,  de  salubrité  et  de  progrès  professionnel. 

Les  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  réunissent  leurs  associés  dans 
leur  maison  de  la  paroisse  sur  laquelle  est  établie  l'Association,  ou 
dans  quelque  autre  local  plus  commode,  sous  leur  surveillance.  Tous 
les  dimanches,  les  jeunes  ouvriers  de  ces  Associations  assistent  à  la 
sainte  messe  et  entendent  une  instruction  religieuse.  Pendant  le  reste 


I 


BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES.  895 

de  la  journée,  ils  ont  à  leur  disposition  des  jeux  et  \nic  hibliollièque. 
Chaque  mois,  ou  même  plus  souvent,  on  leur  ménage  une  soirée 
récréative.  Tous  les  trois  mois,  il  y  a  une  séance  solennelle  dans 
laquelle  on  distribue  publiquement  <les  récompenses  à  ceux  qui  se 
sont  fait  remarquer  par  leur  zèle  et  leur  assiduité.  Chaque  année, 
pendant  la  semaine  sainte,  les  membres  de  l'Association  sont  préparés 
à  raccomplissement  du  devoir  pascal  par  une  retraite  de  huit  jours, 
et  à  toutes  les  grandes  fêtes  beaucoup  d'entre  eux  s'approchent  des 
sacrements.  Lorsque  quelqu'un  tombe  malade,  l'Association  le  fait 
visiter  et  lui  assure  un  secours  pécuniaire  ;  s'il  succombe,  elle  soulage 
son  ame  par  des  prières,  et  s'efforce  de  rendre  à  sa  dépouille  mortelle 
les  derniers  devoirs. 

Des  Associations  de  ce  gfenre  sont  actuellement  établies,  à  notre 
connaissance,  dans  vingt  et  une  paroisses  de  Paris,  sous  la  direction 
des  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  et  le  haut  patronage  de  M.  le  vi- 
comte de  Mêla  n. 


ASSOCIATION  ET  FONDATION  DE  MESSES  A  PERPÉTUITÉ 

POUR    LES     PRÊTRES    DÉFUNTS,     SOUS    LE     PATRONAGE    DE    SAINT  -  JOSEPH. 
«. 

Le  but  immédiat  de  cette  association,  toute  sacerdotale,  est  d'as- 
surer une  assistance  efficace  aux  âmes  des  prêtres  défunts  qui  souf- 
frent en  purgatoire.  On  se  propose  en  même  temps  d'attirer  d'abon- 
dantes bénédictions  sur  les  prêtres  de  l'Eglise  militante  par  la  charité 
qu'on  exerce  envers  les  prêtres  de  l'flglise  souffrante,  et  les  associés 
sont  invités  à  prier  souvent  pour  la  sanctification  des  membres  du 
cleriré. 

LOEuvre  a  reçu  son  existence  canonique  ])ar  imc  ordonnance  de 
Mgr  Angebault,  évêque  d'Angers,  en  date  du  i8  janvier  1861.  L'As- 
sociation est  tlirigée  par  un  Conseil  de  onze  mendjres,  cl  adiminstrée 
par  un  Bureau  de  cinq  membres,  choisis  dans  ce  Conseil.  Ce  st)ut  : 
MM.  Ménard,  vie.  géii.,  présideut;  (Uiaignon,  S.  J.,  vice-président; 
Charles,  chan.  lion.,  aumônier  (bi  Calvaire,  trésorier;  Crépou,  chan. 
hon.,  auuionier  des  Carmélites,  secrétaire;  (Charles,  vie.  à  Sainte- 
Thérèse,  sous-secrétaire. 

Par  des  souscriptions  volontaires  ou  forme  un  capital,  dont  la  rente 
est  employée  à  faire  célébrer  des  messes.  Jusquau  i"  janvier  1S64, 
nn  tiers  de  ces  messes,  et  après  ce  terme,  un  quart  est  ap|illqué  à  tous 
les  prêtres  défunts;    les  autres  sont  réservées  aux  souseripteuis  dé- 


396  BULLETIN  DES  OEUVRES  CATHOLIQUES. 

cédés.  —  A  la  fin  de  chaque  année  on  consacre  une  somme  à  faire 
célébrer  d'autres  messes  pour  tous  les  souscripteurs  morts  dans  le 
cours  de  cette  année.  —  De  plus,  dès  qu'on  apprend  la  mort  d'un 
souscripteur,  par  Tévêché  ou  par  un  confrère  du  voisinage,  on  fait 
aussitôt  célébrer  pour  lui  un  nombre  de  messes  proportionné  à  Tini- 
porlance  de  sa  souscription. 

On  est  prié  d'envoyer  son  offrande  et  son  adresse  exacte  à  Tun  des 
membres  du  Bureau,  de  préférence  à  M.  le  Secrétaire.  Cette  offrande, 
qui  ne  peut  être  au-dessous  de  5  francs,  est  faite  une  fois  pour  toutes. 
Quand  on  la  réitère,  ce  n'est  que  comme  supplément  à  la  première  et 
pour  acquérir  des  droits  plus  étendus  aux  bénéfices  de  l'OEuvre. 

On  le  voit,  cette  pieuse  Association  offre  au  clergé  les  avantages 
les  plus  précieux  et  les  plus  assurés.  Elle  est  donc  destuiée  à  se  ré- 
pandre dans  le  monde  entier.  Ses  rapides  progrès,  les  adhésions  nom- 
breuses qu'elle  a  rencontrées  jusque  dans  les  pays  les  plus  lointains, 
en  ont  déjà  fait  une  œuvre  vraiment  catholique.  A  la  fin  de  juin  1860, 
elle  comptait  i,55o  souscripteurs;  à  la  fin  de  mai  1861  ,  elle  en 
avait  3,800,  parmi  lesquels  24  cardinaux ,  archevêques  et  évêques. 
—  En  1860,  elle  avait  fait  célébrer  pour  les  prêtres  défunts  xo  messes 
par  semaine,  soit  jxo  par  an  ;  en  1861,  elle  en  a  fait  célébrer  4o  par 
semaine,  soit  2,080  par  an. 

P.    TOTJLEMOIVT. 


BIBLIOGRAPHIE 


I 

DE  L'ÉDUCATION;  par  i\L'r  Dipanlolt,  du  lAeadéniie  (ranraiti'.  Tome  lll*. 
PariSj  Douniol,  1862. 

Les  Uoinmes  d' cducatioti,  tel  est  le  titre  particulier  de  ce  troisième 
volume  qui  complète  et  couronne  une  œuvre  importante,  véritable 
corps  d'instructions  à  l'usage  de  ceux  qui  se  vouent,  principalement 
dans  les  établissements  ecclésiastiques  et  les  petits  séminaires,  à  ces 
laborieuses  et  utiles  fonctions.  Comme  l'illustre  auteur  est  lui-même, 
par  excellence,  un  bomme  d'éducation,  on  prend  volontiers  confiance 
en  sa  parole,  d'ailleurs  si  pleine  d'autorité.  On  sent  tout  d'abord  que, 
pour  se  placer  au  vrai  point  de  vue  et  comme  au  centre  de  son  sujet, 
il  n"a  eu  qu'à  s'entourer  des  souvenirs  de  toute  sa  vie.  Sans  une  expé- 
rience comme  la  sienne,  qui  donc  aurait  pu  écrire  ces  pages  substan- 
tielles, où  se  révèle  une  connaissance  si  intime  et  si  familière  de  la 
jeunesse,  une  entente  si  parfaite  de  tous  les  moyens  par  lesquels  un 
bon  maître  arrive  à  faire  de  ses  élèves  des  chrétiens,  des  liommes,  à 
triompber  de  leurs  mauvaises  inclinations  et  à  déposer  dans  leurs 
cœurs  le  germe  de  toutes  les  vertus? 

C'est  auprès  des  vénérables  prêtres  qui  l'ont  formé  lui-même  à  la 
vie  sacerdotale,  et  dont  il  est  devenu  le  digne  successeur;  c'est  au 
petit  séminaire  de  Paris,  qu'il  a  diiigé  avec  tant  de  zèle  et  d'éclat; 
c'est  dans  les  établissements  ecclésiasiiques  de  son  diocèse,  où  il  sur- 
veille avec  amour  cette  portion  si  intéressante  de  son  troupeau,  que 
Mgr  l'évêque  d'Orléans  a  étudié  à  fond  l'art  d'élever  la  jeunesse; 
c'est  là  qu'il  a  appris  à  connaître  dans  toute  leiu-  étendue  et  leur 
gravité,  comme  aussi  dans  leurs  moindres  détails,  Us  devoirs  de  ces 
liommes  d'éducation  parmi  lestjuels  il  tient  lui-même  un  ian<^  si 
éminent. 

\  entablement,  il  nous  send)le  avoir  tract'  de  main  de  maître  le  por- 
trait d'un  supérieur  accomjili  :  générosité  de  cœur  et  largeur  desprit; 
application  constante  à  diriger  ses  collaborateurs,  à  les  former,  à  venir 


398  BIBLIOGRAPHIE. 

en  aide  à  leur  inexpérience  ;  une  vigilance  qui  embrasse  tour,  sans 
jamais  porter  atteinte  à  la  spontanéité,  à  l'initiative  dont  chacun  a 
besoin  dans  l'emploi  qui  lui  est  confié;  le  respect,  l'amour  de  tous 
ceux  qu'il  gouverne,  et  cette  cordialité  sans  laquelle  le  commande- 
ment est  dur  et  sent  la  domination;  enfin,  et  par-dessus  tout,  l'esprit 
de  foi,  le  recours  fréquent  à  la  prière,  afin  d'obtenir  du  ciel  les  grâces 
qui  doivent  féconder  les  travaux  de  tous  :  tel  sera  cet  homme  sur  le- 
quel pèse,  dans  une  maison  d'éducation,  une  si  grande  responsabilité, 
et  auquel  l'éminent  écrivain  applique  ces  paroles  de  son  poète  favori  : 

In  te  domus  inclinata  recumbit. 

Sous  un  tel  chef,  un  séminaire,  un  collège  ne  peut  que  prospérer, 
quand  même  son  personnel  serait  insuffisant  et  défectueux  à  beaucoup 
d'égards. 

Mais  aussi,  combien  sont  à  plaindre  ceux  qui  ont  le  malheur  de 
rencontrer  dans  un  supérieur  des  qualités  toutes  contraires  :  un  cœur 
sec  et  froid,  des  vues  étroites  et  mesquines,  un  abord  sévère  et  glacial; 
une  inflexible  raideur,  compagne  ordinaire  de  la  médiocrité,  qu'elle 
réussit  mal  à  déguiser;  l'esprit  administratif  à  la  place  de  l'esprit  pa- 
ternel et  pastoral;  un  prodigieux  abus  du  moi,  jusqu'à  répéter  sans 
cesse  :  jyia  maison,  mes  classes,  mes  professeurs.  Cette  peinture  est 
saisissante  et  tristement  instructive  ;  mais  on  n'insiste  sur  de  tels  dé- 
fauts, heureusement  rares  dans  les  maisons  religieuses,  que  pour  mettre 
en  lumière  les  grandes  et  indispensables  qualités  opposées. 

Nous  croyons  que  les  hommes  spéciaux  sauront  apprécier  les  re- 
commandations et  les  avis  relatifs  aux  divers  emplois  des  maîtres  et 
directeurs,  préfets  des  études,  de  religion  et  de  discipline,  professeurs, 
présidents,  etc.  A  l'abondance,  à  la  pr-écision  des  détails,  on  sent  que 
Mgr  l'évêque  d'Orléans  connaît  à  fond  le  mécanisme  de  chacune  de 
ces  fonctions.  Il  parle  classe,  leçons,  devoirs,  comme  un  professeur; 
études,  récréations,  promenades,  comme  un  préfet  de  discipline;  ca- 
téchismes, confessions,  retraites,  comme  un  pi^éfet  de  religion.  Presque 
toujoui's  il  complète  ses  instructions  par  quelques  articles  de  l'ègie- 
ment;  car  il  veut  des  règlements  écrits,  non  de  vagues  usages  et  d'in- 
certaines traditions.  Gomme  il  le  remarque  fort  à  propos,  l'Eglise 
règle  tout  dans  la  liturgie,  jusqu'à  la  moindre  parole  et  au  moindre 
geste,  et  l'on  peut  dire,  en  un  certain  sens,  que  toute  la  religion  tient 
à  cela.  Qui  ne  sait  aussi  qvie,  chez  les  nations  civilisées,  la  théorie  et 
l'exercice  militaires  sont  réglés  dans  le  même  détail,  et  que  de  là  vient, 
en  grande  partie,  leur  supériorité  sur  le  champ  de  bataille?  Si  donc 
V administratif  ne  doit  pas  l'emporter  sur  le  pastoral,  il  ne  faut  pas 


BIBLIOGRAPHIE.  399 

non  plus  que,  sous  prétexte  de  régime  paternel  et  d'esprit  de  famille, 
on  s'imagine  pouvoir  se  passer  de  discipline  extc^rieure. 

Il  y  a  là  tout  ini  chapitre,  le  x"  du  livre  II,  digne  d'être  médité  par 
tous  ceux  qui  dirigent  des  petits  séminaires;  il  a  pour  objet  le  système 
des  fonctions  simn/tanées,  titre  qui  ne  sera  pas  sans  mystère  pour 
plus  d'un  lecteur.  Qu'est-ce  que  le  système  des  fonctions  simultanées? 
Voici  comment  la  question  est  posée  par  l'illustre  auteur  : 

«  Les  facultés  de  l'enfimt  étant  multiples,  et  l'éducation  une  œuvre 
complexe,  est-il  plus  simple  de  la  diviser  rigoureusement  en  autant  de 
parties  distinctes  et  de  fonctions  séparées  que  l'enfant  a  de  facultés 
diverses,  et  de  confier  chacune  de  ces  fonctions  à  des  maîtres  diffé- 
rents, qui  en  feront  chacun  leur  affaire,  sans  se  mettre  en  peine  du 
reste  :  de  telle  sorte  que  l'un  sera  chargé  de  l'éducation  intellectuelle 
sans  s'occuper  de  l'éducation  morale;  l'autre,  chargé  de  l'éducation 
rehgieusc  sans  s'inquiéter  en  rien  de  l'éducation  littéraire  ou  discipli- 
naire? en  un  mot,  faut-il  que,  parmi  les  maîtres,  les  uns  s'occupent 
exclusivement  d'enseignement,  les  autres  exclusivement  de  religion, 
les  autres  exclusivement  de  discipline,  et  pas  d'autre  chose? 

«  Le  professeur,  le  maître  d'étude  et  l'aumônier  sont,  dans  les  mai- 
sons universitaires,  le  type  parfait  de  ce  système. 

«  Ou  bien,  les  diverses  branches  de  l'éducation,  quoique  distinctes, 
étant  au  fond  solidaires  et  l'œuvre  unique,  vaut-il  mieux  que,  tout  en 
gardant  sou  titre  et  sa  fonction  propre,  chacun  cependant  ait  une  part 
commune  et  active  dans  l'œuvre  générale,  dans  l'œuvre  entière  de 
l'éducation,  et  pour  cela  exerce  simultanément,  dans  une  mesure 
CONVENABI.E  et  dc  justcs  limites,  les  fonctions  disciplinaires,  profes- 
sorales et  pastorales  ? 

«  Telle  est  la  question.  » 

Ainsi  posée,  n'est-elle  pas  à  moitié  résolue?  Qu'on  lise  néanmoins 
l'intéressant  chapitre  où  elle  est  débattue  avec  beaucoup  de  chaleur  et 
de  conviction;  nous  croyons  qu'on  résistera  diflicllement  à  l'argumen- 
tation pressante  qui  conclut  en  faveur  des  fonctions  simultanées.  On 
pourrait  cependant  différer  d'avis  sur  quelques-unes  des  conséquences 
pratiques.  Oui,  c'est  chose  évidente  à  nos  yeux,  là  où  l'on  a  vraiment 
à  cœur  de  faire  le  bien,  il  faut  que  tous  ceux  qui  approchent  les  élèves, 
n'importe  à  quel  titre,  concourent,  soit  par  leurs  paroles,  soit  jiar 
leurs  exemples,  à  développer  en  eux  des  sentiments  d'honneur,  de 
respect  d'eux-mêmes,  de  fidélité  à  leurs  devoirs  d'écoliers,  de  fils  et  de 
chrétiens,  et  prennent  ainsi  une  part  très-efticace  à  leur  éducation  mo- 
rale et  religieuse.  C'est  là  le  point  capital,  et  il  est  mis  en  pleine  lu- 
mière par  Mgr  l'évêque  d'Orléans.  Ce  qui  est  peut-être  plus  contes- 
table,  c'est  que,    réciproquement,  ceux    qui   remplissent  auprès  des 


400  BIBLIOGRAPHIE, 

élèves  un  ministère  sacré,  les  confesseurs  par  exemple,  doivent  aussi 
exercer,  vis-à-vis  des  mêmes  jeunes  gens,  les  fonctions  de  la  discipline 
ou  de  l'enseignement  littéraire.  On  voit  d  ici  les  raisons  qui  pourraient 
militer  pour  la  négative.  Mais,  quoi  qu'il  en  soit  de  ce  dernier  point, 
le  principe,  qui  est  d'une  grande  valeur,  subsiste,  et  personne  n'ignore 
combien  l'éducation  est  en  souffrance  dans  tous  les  établissements  où 
a  prévalu  le  principe  contraire,  moins  peut-être  par  choix  et  par  sys- 
tème, que  par  la  plus  triste  des  nécessités. 

Après  avoir  ainsi  tracé  à  chacun  sa  ligne  de  conduite,  le  pieux  et 
zélé  prélat,  qui  avait  déjà  plus  d  une  fois  parlé  de  la  prière,  éprouve 
le  besoin  d'insister  encore  sur  ce  point  essentiel,  et  dans  un  magni- 
fique chapitre  qui  termine  cette  sec^onde  partie,  il  montre  la  nécessité, 
pour  1  honnne  d'éducation,  de  devenir  avant  tout  liomme  de  prière  : 
«  La  vie  dont  nous  avons  donné  l'idée  par  les  règlements  qui  pré- 
cèdent, évidemment  n'est  pas  une  vie  de  loisir  et  de  plaisir  :  c'est  une 
vie  de  noble  labeur  et  de  sollicitude  incessante,  une  vie  de  zèle  et  de 
sacrifice. 

«  Mais,  pour  mener  une  telle  vie,  pour  être  les  hommes  de  ce  dé- 
voùinent  et  de  ce  sacrifice,  et  pour  l'être  avec  constance,  il  faut  être 
des  hommes  de  vie  intérieure. 

«  L  homme  d'action,  l'homme  de  conseil,  l'homme  de  dévoûment 
lui-même,  tomberont  bientôt,  si  l'homme  de  prière  ne  les  soutient.  » 
Citons  encore  quelques  paroles  : 

"  Rien  ne  donne  plus  de  loisir  et  de  vigueur  pour  les  affaires  et  pour 
tout,  que  la  fidélité  aux  exercices  spirituels  :  on  croit  sacrifier  du  temps, 
on  en  gagne  :  les  exercices  de  piété  régulièrement  faits,  et  l'oraison 
surtout,  mettent  dans  l'âme  je  ne  sais  quel  poids  de  Dieu,  pondus  tli- 
viiium^  qui  la  maintient,  qui  la  règle,  qui  l'ordonne,  et  qui  maintient, 
règle  et  ordonne  tout  dans  la  vie  :  c'est  le  remède  souverain  et  unique 
contre  tontes  ces  légèretés  de  l'esprit  et  de  la  conduite  qui  sont  la 
ruine  du  temps  :  c'est  aussi  dans  l'âme  une  source  permanente  de  lu- 
mière, de  paix  et  de  force  :  l'esprit  en  devient  plus  lucide,  l'imagina- 
tion et  le  cœur  plus  calmes,  le  caractère  plus  énergique  et  plus  ferme , 
et  avec  de  telles  qualités  un  homme  fait  plus  et  mieux  dans  une  heure, 
soit  en  affaires,  soit  en  études,  que  celui  chez  qui  ces  qualités  sont 
absentes  ne  ferait  en  deux.  «  Le  temps  me  manque  et  les  journées  ne 
suffisent  pas  à  mes  affaires,  disait  au  P.  de  Ravignan  un  ecclésiastique 
occupé.  —  Faites  une  heure  d'oraison  tous  les  matins,  lui  répondit 
l'homme  de  Dieu,  et  je  vous  assure  que  vous  trouverez  du  temps 
pour  tout.  Oh  !  comme  cela  est  vrai  !  Et  quelle  erreur  de  sacrifier 
ses  exercices  de  piété  pour  avoir  plus  de  temps  !  » 

Voilà  le  résumé,    nécessairement   bien   incomplet,   des  deux  pre- 


BIBI.IOGUAIMIIE.  40i 

mières  parties.  La  troisième  partie  :  Une  dernière  Jois  de  ïenfanL,  du 
fond  de  sa  nature,  et  des  difficultés  radicales  de  son  éducation,  et  la 
quatrième  :  De  (juehjues  i^rands  moyens  d'action,  auraient  pti,  à  la 
rigueur,  trouver  place  ailleurs  que  dans  ce  volume,  mais  elles  n'en 
seront  pas  moins  utiles  aux  hommes  d'éducation.  Que  de  pages  aussi 
à  mettre  sous  les  yeux  des  pères  de  famille,  auxquels  une  aveugle  et 
molle  tendresse  prépare  souvent  de  si  cruelles  déceptions  ! 

Dire  que  la  vie  circule  dans  tout  ce  livre ,  que  l'austérité  des  pré- 
ceptes est  tempérée  par  le  charme  de  cette  parole  éloquente,  toujours 
sùrc  de  trouver  le  chemin  des  cœurs,  ce  serait  en  vérité  ne  rien  ap- 
prendre à  ceux  qui  ont  entendu  Mgr  lévéque  d'Orléans  et  lu  ses  écrits. 
Celui-ci,  destiné  à  un  public  restreint,  n'aura  pas  peut-être  le  même 
retentissement  que  plusieurs  autres,  mais  son  action,  intime  et  pro- 
fonde, se  propagera  dans  la  génération  qui  s'élève  sous  nos  yeux  et 
sur  laquelle  reposent  les  espérances  de  l'Eglise. 


Il 


NOUVEAU  COURS  DE  MÉDITATIONS  SACERDOTALES,  ou  le  Prélrc  sam- 
tifié  par  la  pratique  Je  l'Oraison.,  pyr  leR.  P.  Chaignox,  S.  J.  ;  3^  édition,  revue 
et  augmentée,  i  vol.  iu-18  (le  o'"  et  dernier  est  sous  presse).  Paris,  Blériot,  1861. 

Qu'on  nous  permette  de  citer  tout  d'abord  les  paroles  que  le  pieux 
auteur  de  ces  Méditations  a  placées  en  tête  de  son  quatrième  volume  : 

'<  Au  milieu  des  tempêtes  dont  l'Eglise  est  assaillie,  nous  croyons 
voir  un  symptôme  rassurant  des  consolations  qui  lui  sont  réservées 
dans  le  goût  toujours  croissant  de  ses  ministres  pour  les  réflexions 
graves  et  la  sainte  oraison.  Cent  fois  nous  avons  constaté  ce  progrès, 
prélude  de  toutes  les  bénédictions  du  ciel  sur  les  pasteurs  et  les  trou- 
[)eaux ,  dans  le  ministère  des  retraites  ecclésiastiques,  qui,  depuis 
bientôt  trente  ans,  nous  met  en  rapport  chaque  année  avec  une  partie 
considérable  du  clergé.  Une  autre  preuve  de  cette  heureuse  tendance 
nous  est  donnée  en  ce  moment,  et  qu'on  nous  permette  d'avouer  la  vive 
satisfaction  qu'elle  nous  cause  :  c'est  l'accueil  si  plein  d'encouragement 
que  reçoit  en  France  et  à  l'étranger  le  Aon  veau  cours  de  méditations 
sacerdotn/es.  Les  deux  premières  éditions,  formant  im  ensemble  de 
treize  mille  exemplaires,  sont  déjà  entre  les  mains  de  nos  vénérés 
conl'rères.  » 

Ainsi  donc,  c'est  un  fait  constant,  il  y  a  en  France  im  nombre  con- 
sidérable de  prêtres  qui  n'ont  rien  tant  à  cœur  (jue  de  se  pénétrer  des 
devohs  de  leur  état,  et  qui  accueillent  avec  un   saint   empressement 


402  BIBLIOGRAPHIE. 

tous  les  moyens  qui  leur  sont  offerts  pour  travailler  à  leur  propre 
sanctification  et  au  salut  des  Ames  confiées  à  leurs  soins.  Chaque  matin, 
ces  prêtres  consacrent  à  Dieu  les  prémices  de  leur  journée,  et,  avant  de 
monter  à  l'autel,  ils  portent  sur  eux-mêmes  un  regard  sévère  pourvoir 
si  leur  conscience  ne  leur  reproche  rien,  si  toutes  leurs  intentions  sont 
droites  et  pures.  Les  maximes  de  l'Evangile  leur  sont  familières,  et  ils 
aiment  à  méditer  ces  paroles  du  Sauveur  :  Heureux  les  pauvres  (T es- 
prit l...  Heureux  ceux  qui  pleurent  !.. .  Heureux  ceux  qui  ont  faim 
et  soif  de  justice! ...  Heureux  ceux  qui  souffrent  persécution  pour  la 
justice!...  Paroles  d'une  incroyable  puissance  et  qui  ont  changé  la 
face  de  la  terre  !  En  un  mot,  ces  prêtres  retrempent  leurs  âmes  dans 
les  pensées  de  la  foi,  ils  placent  leur  espérance  au  ciel,  et  si  fortes  que 
soient  les  épreuves  du  temps,  ils  s'abandonnent  avec  amour  à  Celui 
qui  a  dit  aux  siens  :  Ayez  confiance.,  f  ai  vaincu  le  monde. 

En  vérité,  ces  hommes -là,  —  les  hommes  d'oraison,  —  sont,  sui- 
vant le  langage  du  Sauveur,  le  sel  de  la  terre,  et  malheur  à  nous  s'il 
venait  à  s'affadir  ! 

Voilà  pourquoi  nous  croyons  pouvoir  nous  réjouir  du  succès  obtenu 
par  le  Cours  de  méditations  sacerdotales  de  notre  respectable  con- 
frère, le  P.  Chaignon,  un  des  hommes,  sans  contredit,  le  plus  à 
même  de  connaître  les  besoins  spirituels  du  clergé  français,  et  un  de 
ceux  aussi  dont  le  zèle  y  répond  le  mieux,  à  en  juger  par  les  fruits  si 
consolants  de  ses  retraites  pastorales. 

Le  P.  Chaignon  s'est  attaché  à  la  méthode  et  au  plan  des  Exercices 
spirituels  de  saint  Ignace,  mais  en  appliquant  chaque  sujet  au  prêtre 
et  en  ajoutant  des  Méditations  spéciales  sur  les  devoirs  de  la  vie  sacer- 
dotale. Ainsi,  après  l'exercice  fondamental  de  la  Fin  de  l'homme,  par 
lequel  s'ouvre  le  livre  de  saint  Ignace,  on  trouvera  dans  l'ouvrage 
du  P.  Chaignon  une  suite  de  considérations  sur  la  Fin  du  prêtre  ;  sur 
la  Dignité  du  sacerdoce,  considéré  dans  sa  mission  ou  dans  sa  fin  ;  sur 
l'Obligation  de  la  sainteté  imposée  au  prêtre  par  sa  mission,  par  sa 
consécration,  par  ses  fonctions,  etc.  Le  Péché,  la  Mort,  l'Enfer,  sont 
envisagés  de  la  même  manière  ;  ce  qui  donne  à  ces  grandes  vérités 
une  bien  autre  force  que  si  elles  étaient  présentées  à  un  point  de  vue 
général  j  car,  de  la  sorte,  tout  va  droit  au  but,  tout  porte,  et  le  glaive 
de  la  parole  de  Dieu  frappe,  pour  ainsi  dire,  à  coup  sur. 

Aux  trois  volumes  où  se  déroule  le  plan  des  Exercices  de  saint 
Ignace,  le  P.  Chaignon  en  ajoute  aujourd'hui  deux  autres,  consacrés 
au  propre  du  Temps  et  au  propre  des  Saints,  c'est-à-dire  aux  principales 
fêtes  de  l'année.  C'est  une  heureuse  inspiration,  car,  en  ces  jours  privi- 
légiés, où 'reposer  sa  pensée  et  son  cœur,  sinon  sur  l'objet  même  que 
l'Eglise  propose  à  notre  foi  et  qu'elle  célèbre  dans  sa  hturgie  ?  Il  est 


BlULlOGUAPlllE.  403 

vrai,  les  mystères  de  Notrc-Seigneur  et  de  sa  très-sainte  Mère  appar- 
tenant déjà  au  plan  des  Exercices,  il  en  résulte  que  l'on  revient  plu- 
sieurs lois  sur  le  nicme  sujet  et  que  certaines  Méditations  semblent 
faire  double  emploi.  In  autre  arrangement  ou  de  bonnes  tables  pour- 
ront remédier  à  cet  inconvénient,  d'ailleurs  fort  léger. 

Ces  Méditations  se  recommandent  encore  par  un  heureux  et  fré- 
quent emploi  de  l'Écriture  sainte.  Nouiri  le  matin  de  cette  manne 
céleste,  le  prêtre  en  gardera  une  saveur  qui  le  préservera  des  miasmes 
du  siècle  et  s'exhalera  dans  ses  discours.  Est-il  surchargé  d'occupa- 
tions à  ce  point  qu'il  ne  puisse,  dans  le  cours  de  la  journée,  Axire  une 
lecture  de  la  Bible,  sa  méditation,  bien  faite,  y  aura  suppléé.  A  vrai 
dire,  elle  supplée  à  tout,  tandis  que  rien  ne  la  supplée  elle-même, 
ni  la  lecture  des  théologiens,  ni  celle  des  auteurs  ascétiques.  Mais 
laissons  parler  le  livre  qui  nous  suggère  ces  réflexions: 

u  On  parle  du  besoin  d'étudier  ;  il  est  très-grand  pour  le  prêtre 
de  nos  jours  ;  mais,  s'il  faut  que  Ihomme  apostolique  soit  savant,  il  est 
encore  plus  nécessaire  qu'il  soit  saint.  A  mate  scient  ia/n,  dit  saint  Au- 
gustin, sed  nnteponite  charilatem.  Nous  devons  mettre  nos  dons  natu- 
rels, nos  talents,  nos  connaissances  acquises  au  service  de  la  grâce, 
pour  faire  l'œuvre  de  Dieu  ;  donc,  avant  tout,  la  grâce  et  ce  qui  l'attire 
en  nous.  On  parle  de  zèle  et  de  saintes  entreprises;  est-ce  par  zèle,  ou 
par  une  immortification  ennemie  de  toute  contrainte,  que  je  ne  puis 
me  supporter  quelques  instants  en  présence  de  Dieu  et  de  moi-même? 
On  veut  faire  du  bif  n  ;  les  Apôtres  le  voulaient  aussi,  et  que  font-ils 
en  conséquence  de  ce  désir?  Pour  avoir  le  temps  de  vaquer  aux  fonc- 
tions d'un  ministère  immense,  visiblement  liéni  du  ciel,  abrégent-ils  le 
saint  exercice  de  la  prière?  Non,  ils  se  déchargent  du  soin  des  pauvres, 
quoique  toujours  si  cher  à  l'Eglise,  afin  de  s'appliquer  exclusivement 
à  deux  choses  qui  absorbent  tous  leurs  moments,  la  prière  et  la  prédica- 
tion, o/Yi//(?///e/  ministeiio  l'c/bi  instantes  erinuis ;e{^qn  on  le  remarque, 
la  prière  avant  la  prédication,  la  cause  avant  l'effet  :  Aisi  intns  sit  qui 
dorent,  lingua  doctoris  exterins  in  vaciiiim  laborat.  (S.  Grég.)  «  O 
prêtres,  vous  êtes  les  ministres  du  Dieu  des  armées  ;  vous  devez  sans 
cesse  monter  et  descendre  réchelle  mystérieuse,  comme  les  anges  que 
vit  Jacob  dans  le  désert.  Vous  montez  de  la  terre  au  ciel,  lorsque  vcnis 
unissez  votre  esprit  à  Dieu  dans  loraison  ;  vous  descendez  du  ciel  sur 
la  terre,  lorsque  vous  apportez  aux  hommes  les  ordres  du  Seigneur  et 
sa  parole.  » 

Ces  dernières  paroles  sont  de  Bossuet,  et  le  mieux  que  nous  puis- 
sions faire,  c'est,  croyons-nous,  de  laisser  le  lecteur  les  méditer 
à  loisir. 


404  BIBLIOGRAPHIE. 

III 

MANUEL  DU  DIRECTEUR  SPIRITUEL  DE  LA  JEUNESSE  CHRÉTIENNE 
POUR  LE  CHOIX  D'UN  ÉTAT  DE  VIE,  par  le  P.  A.  Damanet,  de  la  Compa- 
gnie do  Jésus.  Paris,  Lethielleux,  1862. 

Les  Grecs,  toujours  si  ingénieux,  avaient  imaginé,  pour  l'instruction 
de  la  jeunesse,  une  allégorie  pleine  de  vérité,  dont  saint  Basile,  dans 
des  pages  charmantes  qu'il  adresse  à  deux  enfants  encore  appliqués  à 
l'étude  d'Homère  et  de  Pindare,  n'a  pas  dédaigné  de  se  servir.  Ils  re- 
présentaient Hercule,  au  sortir  de  l'adolescence,  sollicité  en  sens  con- 
traire par  la  Volupté  et  par  la  Vertu  :  sera-t-il  un  héros  ou  une  âme 
vulgaire?  Cela  dépend  du  choix  qu'il  va  faire  en  cet  instant  solennel 
où  il  est  placé  entre  deux  roules  si  différentes  :  Hercules  in  bivio. 

Qui  de  nous  ne  connaît  ce  biviiun?  Pendant  les  premières  années, 
la  route  était  droite  et  unie,  il  n'y  avait,  pour  ainsi  dire,  qu'à  marcher 
devant  soi.  Puis  vient  un  jour  où  elle  se  divise  :  de  quel  côté  prendre? 
quel  est  le  bon  chemin?  Il  faut  choisir;  et  ce  choix  qui  engage  l'ave- 
nir, ce  choix  d'où  dépend  le  plus  souvent  notre  éternité  heureuse  ou 
malheureuse,  se  fait  d'ordinaire  à  un  âge  où  l'on  est  l'inexpérience 
même,  où  l'on  ignore  le  monde,  ses  déceptions  et  ses  écueils,  où  l'on 
ne  se  connaît  pas  bien  soi-même.  Qu'il  importe  de  rencontrer  alors 
un  guide  auquel  on  puisse  se  fier  ! 

Le  Manuel  que  nous  faisons  connaître  répond  à  ce  besoin  des  âmes  ; 
il  s'adresse  à  la  fois  aux  jeunes  gens  et  à  leurs  directeurs  spii'ituels. 
L'auteur  a  puisé  aux  meilleures  sources  :  dans  les  Exercices  de  saint 
Ignace,  où  la  méthode  d'élection  est  traitée  si  à  fond  ;  dans  un  opus- 
cule du  P.  Lessius  sur  le  même  sujet  [De  deligendo  vitœ  statii)\  dans 
le  grand  ouvrage  du  P.  Louis  du  Pont;  enfin,  dans  les  théologiens  qui 
ont  expliqué  les  obligations  des  divers  états  :  mariage,  célibat,  état 
ecclésiastique ,  état  religieux  ;  en  sorte  qu'on  trouvera  là  réunies  toutes 
les  notions  nécessaires  pour  ne  prendre  une  détermination  qu'en  toute 
connaissance  de  cause.  Notre  seul  regret,  c'est  qu'en  rassemblant  ces 
précieux  matériaux,  le  pieux  auteur  ne  les  ait  pas  plus  souvent  fondus 
dans  sa  propre  rédaction,  ce  qui  aurait  formé  un  tout  plus  homogène 
et  donné  à  son  livre  une  allure  plus  ferme  et  plus  dégagée.  Tel  qu'il 
est  cependant,  ce  livre  sera  très-utile  à  tous  ceux  qui  ont  à  s'oc- 
cuper, soit  pour  leur  propre  compte,  soit  dans  l'intérêt  d'autrui,  de 
«ette  grande  et  sérieuse  affaire  du  choix  d'un  état  de  vie. 

Ch.  Dvniel. 


BIBLIOGHAPHIE.  405 


ESSAI  SUR  LA  VÉRITABLE  ORIGINE  DU  DROIT  DE  SUCCESSION,  par 
C.  F.  Gabba,  professeur  de  droit  commercial  à  l'École  polytechnique  do  Milan. 
Bruxelles,  1862. 

Ce  mémoire  est  la  réponse  ù  la  question  inscrite  par  la  classe  des 
lettres  de  l'Académie  royale  de  Belgique,  dans  son  programme  de 
concours  pour  l'année  i858.  Voici  les  termes  du  progranune  : 

Etablir  la  véritable  origine  du  droit  de  succession;  rechercher  si 
ce  mode  de  transmission  découle  de  la  nature  des  choses,  ou  s'il  n'est 
quun  établissement  créé  dans  un  but  d'utiUté  cit^ile;  exposer  la  doC' 
trine  des  principaux  auteurs  qui  ont  traité  cette  question;  proposer 
une  solution  motivée. 

Il  est  inutile  de  faire  remarquer  l'extrême  importance  de  ce  pro- 
blème, qui  a  préoccupé  les  philosophes,  les  économistes,  les  juris- 
consultes et  les  théologiens.  Certaines  solutions  mènent  directement  à 
la  destruction  du  droit  de  propriété  et  favorisent  singulièrement  le 
socialisme.  Ce  qui  est  à  peine  concevable,  c'est  que  des  théologiens  et 
des  canonistes  les  aient  appuyées  de  leur  autorité.  Une  méprise  en  a  été 
partiellement  la  cause.  Le  droit  romain  nie  que  les  successions  et  les 
testaments  soient  de  jure  natiirœ;  mais  ces  auteurs  n'ont  pas  fait  at- 
tention que  les  mots  de  Jus  na turœ,  dans  \v  code,  n'ont  pjjs  le  sens  que 
leur  donne  la  philosopliie  et  la  théologie.  En  effet,  par  /us  naturœ  le 
code  entend  les  lois  de  la  nature,  en  tant  qu'elle  est  commune  aux 
bêtes  comme  aux  hommes,  et  il  appelle  jus  gentium  notre  droit  natu- 
rel, le  droit  qui  existe  partout,  indépendanmient  des  institutions  parti- 
culières de  chaque  peuple. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  Gabba  rejette  ces  solutions,  et  professe  des 
doctrines  vraiment  conservatrices.  L'Académie  de  Bruxelles  a  cou- 
ronné son  travail  le  5  mai  i858,  et  par  cet  acte  elle  s'est  honorée  en 
même  temps  que  son  lauréat.  Celui-ci  a  consacré  les  quatre  années 
qui  se  sont  écoulées  depuis  à  revoir  son  mémoire,  et  il  présente  au- 
jourd'hui au  public  une  oeuvre  vraiment  remarquable  sous  le  triple 
rajiport  de  l'histoire,  de  la  jurlsjirudence  et  de  la  philosophie.  Le  pro- 
fesseur de  Milan  résume  lui-même  ses  conclusions,  dans  son  der- 
nier cha|)itre  :  «  Le  droit  de  succession,  dit-il,  a  toujours  suivi  le  sort 
'<  de  la  libre  activité  des  honnnes  dans  l'acquisition  et  dans  l'usage 
«  de  leurs  biens,  et  à  ce  titre,  il  est  inséparable  de  la  civilisation  ac- 
"  tuelle.  Le  droit  de  succession  a  été  l'occasion  de  différentes  opi- 
«  nions  parmi  les  écrivains,  à  des  époques  où  lasciencedu  droit  n'avait 
"  pas  devant  elle  le  spectacle  d'une  vie  sociale  animée  par  l'activité 
«   individuelle  et  par  la  liberté  individuelle;  le  témoignage  favorable 


/i06  BIBLIOGRAPHIE. 

«  que  ce  droit  ol)tient  aujourd'hui  des  écrivains  n'est  pas  moins  gé- 
«  néral  ni  moins  assuré  que  le  triomphe  de  l'industrie  et  de  toute 
«  autre  liberté  privée.  La  raison  enfin,  en  supposant  l'homme  animé 
«  du  sentiment  de  la  propriété,  et  en  général  du  sentiment  de  la  li- 
"  berlé  individuelle,  trouve  que  la  faculté  de  léguer  ses  biens  à  qui  il 
«  veut  ne  peut  lui  être  interdite  sans  léser  son  droit  de  propriété,  sans 
«  faire  violence  à  son  vœu,  et  plus  encore  à  un  besoin  puissant  de  son 
«  âme;  de  sorte  que  pour  justifier  cette  mesure,  on  ne  pourrait  même 
«   faire  valoir  les  véritables  intérêts  du  corps  social.  » 

Quanta  l'objection  que  dans  la  transmission  par  testament,  ou  même 
par  simple  succession,  il  y  a  solution  de  continuité  entre  le  donnant  et 
le  prenant,  l'auteur  remarque  que  l'homme  vit  naturellement  en  so- 
ciété, et  que  la  société  a  envers  lui  des  devoirs,  comme  l'homme  en  a 
envers  la  société;  «  on  peut  donc  affirmer,  dit- il,  que  l'exercice  du 
«■  droit  de  succession  {^rib  intestat^  ou  par  testament),  qui  ne  saurait  se 
«  produire  par  les  forces  de  celui  à  qiii  il  appartient,  peut  être  sup- 
'i   posé  comme  s'accomplissant  par  le  concours,  soit  direct  soit  indi- 

«   rect  de  la  société La  transmission  des  biens  par  testament  est 

«  désormais  à  nos  yeux  une  transmission  bilatérale,  où  le  concours  des 
«  deux  parties,  à  l'instant  de  son  accomplissement,  est  remplacé  pour 
«  l'une  d'entic  elles,  le  testateur,  par  la  société,  qui  se  porte  garant  du 
"  maintien  ei  de  l'exécution  de  son  testament.  »  On  le  voit,  il  y  a  en 
tout  cela  beaucoup  des  idées  de  Haller,  dont  le  savant  et  profond  ou- 
vrage sur  l'Origine  du  pouvoir  politique  semble  avoir  été  inconnu  à 
M.  Gabba;  du  moins,  nulle  part  il  ne  le  cite.  Remarquons  encore  que 
l'auteur  considère  le  droit  de  succéder  ah  intestat  comme  fondé  sur  la 
volonté  présumée  du  défunt  et  comme  se  confondant  par  conséquent, 
du  moins  dans  le  fond,  avec  le  droit  d'hériter  en  vertu  du  testament. 

Selon  l'auteur  du  mémoire  couronné,  «■  le  droit  de  succession,  le 
«  droit  de  léguer  ses  biens  après  sa  mort  aux  personnes  qu'on  choisit 
«  n'est  pas,  d'après  les  principaux  fondements  qui  président  à  la  vie 
»  privée  et  à  l'organisation  sociale  de  nos  jours,  un  établissement,  une 
«  invention  de  la  loi;  mais  il  découle  de  la  nature  des  choses,  et  la  loi 
«   ne  fait  que  le  reconnaître  et  le  confirmer,  » 

Mais  cette  conclusion,  se  demande  l'auteur,  est-elle  une  vérité  ab- 
solue «  qui  ne  cessera  jamais  de  subsister,  ou  bien  n'est-elle  qu'une 
vérité  contingente,  »  dépendant  de  l'organisation  actuelle  de  la  société 
et  de  Va  phase  historique  dans  laquelle  se  trouve  le  genre  humain.*^ 
M.  Gab,ba  accorde  qu'il  y  a  dans  le  droit  des  éléments  variables,  mais 
il  établit  en  même  temps  qu'il  y  a  aussi  des  principes  qui  sont  en  rap- 
port immédiat  avec  les  forces  primitives  de  la  nature  humaine,  et  qui 
sont  invariables  comme  elles.  La  propriété,  fruit  du  travail  o\i  de  la 


BIBLIOGRAPHIE.  407 

liberté  active  de  l'homme,  est  un  principe  de  ce  genre;  elle  est  un 
élément  impérissable  de  la  vie  humaine^  or,  la  libre  disposition  de  la 
propriété  est  de  l'essence  de  la  propriété,  et  le  droit  de  transmettre 
par  succession  ou  par  testament  n'est  qu'une  manifestation  de  la  li- 
berté du  propriétaire;  d'où  il  suit  que  ce  mode  de  transmission,  à 
quelque  réglementation  qu'on  le  soumette,  appartient  à  ce  qu'il  y  a 
de  plus  fondamental  dans  la  nature  humaine,  et  qu'il  ne  saurait  être 
rendu  vain  en  aucun  temps,  «  que  par  des  lois  tyranniques.  Car  c'est 
«  un  principe  général  que  toute  manifestation  de  la  liberté  de  la  pro- 
«  priété,  ayant  pour  motifs  les  tendances  et  les  penchants  naturels 
«  de  l'honmie,  participe  de  la  propriété  dans  sa  notion  la  plus  géné- 
«  raie,  et  qu'elle  est  inséparable  de  l'homme  dans  le  sens  le  plus  géné- 
«   rai  de  ce  mot.  » 

Ce  peu  de  lignes  suffiront  pour  faire  comprendre  la  théorie  de 
M.  Gabba  à  tous  ceux  qui  sont  au  courant  de  l'importante  question 
qui  fait  l'objet  de  son  mémoire, 

J.   Gagarin. 


1.  Documents  relatifs  aux  églises  de  l'Oriknt,  considérées  dans  leurs 
rapports  avec  le  saint-siè;]e  de  Rome,  par  Adolphe  d' Avril.  Paris,  1802,  Ben- 
jamin Duprat.  * 

2.  GeSCIUCIITE     des     PI'.OTESTANTtMUS      IN      DER     ORIENTALISCIIEN     KIRCHE      IM 

XVII  jahriiundert,  Oder  der  Patriarch  Ciirillua  Lucaris  und  seine  Zeit  (Histoire 
du  protestantisme  dans  l'Èi^lise  de  l'OrioiU  au  wii'  siècle,  ou  le  patriarche  Cyrille 
Lucaire  et  son  temps),  |)ar  M.  Pichler,  docteur  en  théologie,  Munich,  1862. 

3.  ACTA     ET     SCRII'TA     QU.E     DE     rONTROVERSIIS    ECCLESI/F.     GREC*     ET     LATIN.E 

s^cuLO  iNDEciMO  KXSTANT  (Actcs  et  écrits  touchant  les  controverses  des  Églises 
prrecque  et  latine  au  xi"  siècle),  par  Cornélius  Will.  Leipzig  et  Marburg,  1861. 

i.   AcTA    PATRIARCIIATIS   CONSTANTLNOPOLITANf   MCCCXV-MCCCII ,  P  COdicibuS  ma- 

nuacriptis  hihl.  palalinœ  Vindoboneusis^  ediderunt  Fr.  Miklosich  cl  .los.  Millier. 
(Actes  des  patriarches  de  Conslantinople  depuis  1315  jusqu'à  1402,  publiés  d'après 
les  man.  de  la  bibl.  palatine  de  Vienne,  par  Fr.  Miklosich  et  .L  Millier.)  2  vol. 
Vienne,  1860  et  1861.  —  (F.n  grec). 

Parmi  tant  de  préjugés  qui  ont  cours  dans  les  Eglises  de  l'Orient 
séparées  de  l'unité,  il  y  en  a  un  qui  semble  avoir  d'autant  plus  de 
vogue  qu'il  a  moins  de  fondement  :  c'est  celui  qui  attribue  au  saint- 
siége  l'intention  persévérante  de  vouloir  latiniser  les  Eglises  de  l'Orient, 
tout  en  les  invitant  à  l'union.  Rien  n'est  plus  injuste  cependant  que 
cette  prévention  surannée,  et  les  documents  que  M.  Adolphe  d'Avril 


408  BIBLIOGRAPHIE. 

vient  de  publier  le  prouvent  surabondamment...  Nous  ne  saurions 
donner  luie  meilleure  idée  de  l'esprit  qui  a  inspiré  cet  ouvrage  qu'en 
mettant  sous  les  yeux  du  lecteur  les  passages  suivants  : 

«  La  charité  et  un  désir  sincère  de  réconciliation  peuvent  seuls  rap- 
procher les  chrétiens  de  l'Orient  et  d'Occident,  éloignés  aujourd'hui 
par  le  souvenir  d'anciennes  inimitiés  plus  politiques  que  religieuses,  et 
par  des  préjugés  qui  ne  résisteraient  pas  longtemps  à  une  explication 
loyale.  »  (P.  i47-) 

«  Si  les  Orientaux  renonçaient  à  de  funestes  préjugés,  ils  compren- 
draient qu'ils  ne  peuvent  assurer  l'indépendance  de  leurs  Eglises 
contre  les  abus  du  pouvoir  temporel  et  les  empêcher  d'être  absorbées 
par  les  synodes  des  Etats  plus  puissants,  qu'en  s'appuyant  sur  le  siège 
qui  garantit  une  vraie  indépendance  ecclésiastique  dans  tous  les  Etats 
de  l'Occident  et  de  l'Amérique.  »  (P.  i43.) 

n  C'est  dans  les  âmes  que  la  réconciliation  doit  d'abord  s'accomplir, 
et,  pour  y  parvenir,  il  faut  que  la  bonne  volonté  inspire  les  uns  et  les 
autres.  Si  les  cœurs  s'ouvrent  à  la  charité  et  les  esprits  à  la  droiture, 
la  lumière  de  la  paix  apparaîtra.  »  (P.  i  53.) 

M.  Adolphe  d'Avril  se  propose  de  consacrer  un  travail  spécial  à 
chacune  des  Eglises  de  l'Orient.  Nous  ne  pouvons  que  l'engager  à  per- 
sévérer dans  la  voie  qu'il  parcourt  avec  tant  de  distinction,  et,  à  en 
juger  par  ce  qu'il  nous  a  donné  jusqu'à  présent,  nous  sommes  assuré 
que  ses  travaux  ultérieurs  ne  seront  pas  moins  goûtés. 

Le  livre  de  M.  Pichler  est  sans  contredit  la  monographie  la  plus 
complète  que  nous  ayons  sur  le  fameux  patriarche  de  Constantinople. 
L'utilité,  l'opportunité  même  d'une  pareille  étude  ne  sera  contestée  par 
aucun  de  ceux  qui  s  intéressent  à  l'Eglise  orientale.  Il  était  temps 
qu'une  critique  impartiale  et  éclairée  désabusât  l'opinion  du  public, 
égarée  par  tant  de  mensonges  accumulés  autour  de  cette  figure  triste- 
ment célèbre.  Désormais,  grâce  au  beau  travail  de  M.  Pichler,  le 
calvinisme  de  Cyrille  Lucaris  est  un  fait  acquis  à  l'histoire.  —  Est-ce 
à  dire  que  son  livre  soit  à  l'abri  de  tout  reproche?  ou  bien  que  sa 
thèse  ait  été  appuyée  de  toutes  les  preuves  que  fournit  l'histoire? 
Nous  ne  le  pensons  pas.  Il  nous  semble  que  l'auteur  aurait  dû  puiser 
davantage  dans  les  sources  slaves;  qu'il  aurait  dû,  au  moins,  discuter 
la  fameuse  lettre  de  Cvrille  à  l'archevêque  de  Léopol ,  Solikovvski  , 
écrite  en  latin,  en  1600,  et  publiée  plus  d'une  fois,  ou  bien  citer 
celle  qui  a  été  adressée  au  patriarche  par  Mélèce  Smotrilsk,  arche- 
vêque russe  de  Polotsk,  l'un  des  écrivains  les  plus  remarquables  qu  ait 
jamais  pr'oduits  l'Eglise  de  Rief,  et  dont  les  ouvrages  révèlent  tant 
de  choses  sur  le  protestantisme  de  Cyrille  et  de  lEglise  gréco-russe 
tout  ensemble. 


BIBLIOGRAPHIE.  409 

Malgré  cette  lacune,  l'ouvrage  de  M.  Pichler  n'en  mérite  pas  moins 
un  accueil  des  plus  favorables. 

M.  Will,  dont  le  nom  est  déjà  connu  dans  le  monde  savant,  a  eu 
l'heureuse  pensée  de  réunir  en  un  seul  volume  les  pièces  importantes 
touchant  le  schisme  de  Michel  Gérulaire,  et  qui  étaient  disséminées  de 
côté  et  d'autre.  Il  les  a  fait  précéder  d'une  étude  préliminaire  écrite 
avec  beaucoup  de  science  et  de  solidité.  Parmi  les  écrits  contenus  dans 
cet  excellent  recueil,  on  en  remarquera  nu  qui  paraît  pour  la  première 
fois  :  c'est  une  lettre  de  l'archevêque  bulgare,  Léon,  dont  on  ne  con- 
naissait, jusqu'à  présent,  qu'une  traduction  latine. 

On  regrettera  peut-être  de  ne  pas  y  voir  aussi  le  texte  grec  de 
Nicétas  Pcctoratns,  auteur  d'un  libelle  dirigé  contre  les  Latins,  et 
réfuté  victorieusement  par  le  cardinal  Humbert. 

Nous  ne  faisons  qu'indiquer  ici  le  nouveau  recueil  édité  par 
M.  Miklosich.  C'est  une  publication  trop  importante  pour  que  nous 
puissions  nous  dispenser  d  y  revenir  plus  longuement  une  autre  fois. 

J.  Martinof. 


OUVRAGES  DE  M.  L'ABBE  BAUTAIN  : 

Philosophie  des  lois  au  J)oinl  de  vue  chrétien.  — ■  La  conscience  ou  la  rêijle  des 
actions  humaines.  2**  édit.  Didier,  1861.  —  La  belle  saison  à  la  catnpagne.  — 
La  chrétienne  de  nos  jours.  —  Le  chrt'-tien  de  nos  jours.  Hachette. 

Nous  venons  un  peu  tard  entretenir  nos  lecteurs  d'ouvrages  que  le 
public  a  déjà  appréciés  et  dont  plusieurs  ont  obtenu  les  honneurs  d'une 
seconde  édition.  Le  titre  seul  du  premier  nous  montre  qu'il  est  destiné 
à  combler  une  roirrettable  lacune  de  l'enseijïnement  ordinaire.  La 
plupart  des  jeunes  étudiants  qui  suivent  les  cours  de  droit  dans  nos 
facultés,  ne  tardent  pas  à  s'apercevoir  que,  tout  en  les  initiant  à  la 
science  de  la  législation  ancienne  et  moderne,  ou  les  laisse  dans  une 
ignorance  profonde  de  certains  principes  antérieurs  à  la  loi  même  et 
impliques  dans  son  idée.  La  melapliysique  de  la  science  leur  manque  ; 
perdus  dans  les  détails  du  code,  ils  aimeraient  à  reporter  leurs  regards 
sur  des  horizons  plus  vastes,  à  remonter  à  ces  hauteurs  où  Platon  et 
Cicéron  s'étaient  placés  pour  considérer  dans  leur  ensemble  les  lois  qui 
réi^issent  la  vie  et  les  devoirs  qui  en  découlent. 

C'est  donc  rendre  à  la  jeunesse  de  nos  écoles  un  véritable  service 
que  de  lui  faciliter  ces  études  ;  c'est  en  même  temps  faire  une  chose 
utile  à   tous   que  de   populariser  les  excellents  travaux  de  nos  grands 


410  BIBLIOGRAPHIE. 

théologiens  sur  ces  matières  intéressantes.  M.  l'abbé  Bautain  a  puisé 
aux  meilleures  sources.  Saint  Thomas  et  Suarez  sont  constamment  ses 
guides,  et  il  ne  fait  guère  que  résumer  leurs  enseignements. 

Montesquieu  a  défini  les  lois  :  les  rapports  qui  dérivent  de  la  nature 
des  choses  ;  et  c'est  à  peu  près  l'idée  que  nous  en  donne  Cicéron  :  Lex 
ratio  pi ofecta  a  reruni  iiatnra.  Cette  notion  saisit  le  vrai,  mais  elle  de- 
meure trop  dans  le  vague  ;  en  l'approfondissant,  M.  Bautain  arrive  à 
établir  que  le  rapport  constitutif  de  la  loi  est  un  rapport  de  supérieur  à 
inférieur  j  il  fait  résider  sa  force  obligatoire  dans  une  volonté  qui 
s'impose  à  une  autre  volonté;  et  ceci  implique,  immédiatement  ou  mé- 
diatement,  une  supériorité  naturelle;  et,  comme  nulle  créature  n'est 
essentiellement  supérieure  par  rapport  à  une  autre,  pour  trouver  la 
racine  de  toute  obligation  il  faut  nécessairement  remonter  jusqu'à 
Dieu.  De  là  trois  corollaires  importants  :  i"  que  l'homme  ne  peut  se 
faire  à  lui-même  sa  loi;  2"  qu'il  ne  peut  la  recevoir  de  son  égal,  agis- 
sant comme  tel;  3°  que  les  gouvernements  sont  pour  les  gouvernés  : 
cette  dernière  vérité  est  le  fondement  de  la  politique  chrétienne  ;  elle 
est  d'ailleurs  écrite  en  termes  exprès  dans  l  Evangile. 

Ces  bases  une  fois  établies,  l'auteur  passe  en  revue  les  différentes 
espèces  de  lois.  Tout  d'abord  se  présente  la  loi  éternelle,  qu'il  distingue 
avec  raison,  et  de  la  Providence  et  des  idées  divines;  car  la  loi  n'est 
pas  simplement  une  idée,  elle  n'est  pas  non  plus  l'acte  créateur  et  con- 
servateur, mais,  ainsi  que  l'a  définie  saint  Augustin,  c'est  la  raison  et 
la  volonté  divine  oixionnant  de  maintenir  l'ordre  naturel  et  défendant 
de  le  troubler. 

Cette  volonté  divine,  manifestée  dans  la  conscience  de  l'homme, 
devient  la  loi  naturelle.  M.  Bautain  nous  en  montre  l'objet  et  nous  en 
prouve  l'insuffisance.  Mais  il  nous  paraît  aller  au  delà  du  vrai,  quand 
il  nie  ou  semble  nier  l'existence  d'une  religion  naturelle.  Car,  cette  re- 
ligion est  en  nous,  tout  aussi  bien  que  la  loi  gravée  au  fond  de  notre 
âme.  Dans  d'autres  conditions,  plus  favorables  sans  doute  à  son  déve- 
loppement, riiomme  aurait  dû  s'en  contenter.  Si  la  Providence  nous  a 
traités  avec  plus  de  munificence,  si  la  loi  et  la  religion  de  la  nature 
ont  été  complétées  par  une  économie  surnaturelle,  il  faut  admettre  les 
deux  ordres  sans  les  confondre  ;  les  dons  plus  abondants  du  Dieu  révé- 
lateur ne  doivent  pas  nous  faire  oublier  les  dons  moins  riches,  mais 
précieux  pourtant,  du  Dieu  créateur. 

Après  la  loi  divine  vient  la  loi  humaine,  et  celle-ci  émane  de  deux 
puissances  :  l'une  est  spirituelle,  l'autre  est  temporelle  ;  la  première  est 
une  création  de  Jésus-Christ,  dont  elle  dérive  sans  intermédiaire  ;  la 
seconde  n'est  pas  conférée  immédiatement  à  l'agent  qui  doit  l'exercer, 
elle  réside  d'abord  dans  la  multitude,  qui  la  transfère  à  ses  élus  ou  à 


BIBLIOGRAPHIE.  441 

ceux  que  la  force  des  événements  a  mis  à  sa  tête.  Néanmoins,  une  fois 
investis  du  pouvoir,  les  gouvernants  ne  sont  pas  de  simples  mandataires 
du  peuple,  car  leur  autorité  vient  de  plus  haut;  quoiqu'elle  ait  passé 
par  ce  canal,  elle  est  divine  dans  sa  source.  Telle  est  la  doctrine  de 
tous  les  grands  théologiens;  M.  Bautain  n'a  garde  de  s'en  écarter 
comme  fi)nt  aujourd'hui  quelques  autres.  Mais  il  remarque  en  même 
temps  que  cette  théorie  n'est  nullement  applicahle  à  l'ordre  de 
choses  qui  regarde  le  salut.  La  souveraineté  temporelle  relève  d'un 
pacte  social  (qu'il  ne  faut  nullement  confondre  avec  le  contrat  social 
de  J.J,  Rousseau),  et  elle  n'est  pas  absolument  inaliénable;  au  con- 
traire, la  souveraineté  spirituelle,  comme  l'Eglise  qu'elle  régit,  échappe 
à  toute  condition  posée  par  l'homme;  elle  n'a  d'autres  limites  que  celles 
qui  lui  ont  été  assignées  par  Dieu  lui-même  ;  elle  est  immuable,  incon- 
ditionnelle, universelle.  Elle  a  le  gouvernement  des  âmes,  qui,  étant 
au-dessus  du  temps  et  de  l'espace,  n'appartiennent  ni  aux  nations 
ni  aux  climats  ;  les  anies  viennent  de  l'éternité  et  retournent  à 
l'éternité. 

Si  M.  Bautain  traitait  aujourd'hui  cette  même  matière,  nous  ne  dou- 
tons pas  qu'en  présence  des  questions  récemment  soulevées,  il  n'ajoutât 
un  chapitre  sur  l'alliance  des  deux  autorités  dans  une  même  main. 
Suivant  encore  ici  la  doctrine  de  Suarez  et  de  toute  la  tradition  catho- 
lique, il  montrerait  que  l'union  des  deux  pouvoirs  dans  la  personne  du 
pontife  de  Rome  est^ non-seulement  légitime,  mais  moralement  néces- 
saire pour  assurer  l'indépendance  de  son  gouvernement  spirituel  et 
garder  à  l'Eglise  ce  qu'elle  réclame  du  ciel,  dans  toutes  ses  prières,  la 
sécurité  dans  le  service  de  Dieu  et  la  liberté.  Ce  sont  du  reste  les  prin- 
cipes qu'il  émet  chaque  fois  que  l'occasion  s'en  présente  dans  la  suite 
de  cet  ouvra  ire. 

La  loi  n'existe  pas  si  elle  n'est  promulguée.  L'auteur  examine  les 
diverses  formes  de  promulgation  usitées,  soit  pour  les  lois  civiles,  soit 
pour  les  lois  ecclésiastiques.  Tout  ce  qu'il  en  dit  nous  paraît  exact, 
seulement  nous  aurions  désiré  qu'il  eut  plus  présente  à  l'esprit  cette 
nécessité  delà  promulgation,  à  l'endroit  où  il  examine  la  valeur  légale 
des  décrets  émanés  des  con£fré2:aiions  romaines. 

S»ir  la  coutume,  nous  sommes  d'accord  avec  M.  Bautain  parce  qu'il 
est  lui-même  d'accord  avec  tout  le  monde.  Saisissant  les  analogies 
c[ue  fouiiiit  la  nature  phvsi(|ue,  il  fait  remarquer  qu'en  croyant  at- 
teindre les  véritables  lois  des  êtres,  nous  ne  saisissons  que  les  lud/iiiides 
de  la  nature  ;  que,  de  même,  dans  la  législation  des  peuples,  l'habi- 
tude constitue  une  grande  partie  des  lois,  et  que  ce  sont  en  général 
les  meilleures;  la  rouiume  est  donc  une  des  sources  du  dr(ut,  toute 
spontanée,  toute  naturelle  ;   il  faut  néaimioins  qu'elle  soit  revêtue  de 


il  2  BIBLIOGRAPHIE. 

certaines  conditions,  et  elle  n'acquiert  de  force  légale  que  par  le 
consentement  tacite  ou  explicite  du  souverain  ou  sa  tolérance. 

Dans  les  chapitres  qui  traitent  de  l'obligation  des  lois  humaines  et 
de  leur  observation,  nous  croyons  remarquer  une  certaine  tendance  à 
la  sévérité  j  si  l'expression  n'était  trop  forte,  nous  dirions  presque  qu'il 
s'y  mêle  parfois  un  peu  de  rigorisme.  Est-ce  un  reproche  à  faire  au 
savant  professseur?  Nous  ne  le  pensons  pas.  Parlant  devant  un  jeune 
auditoire,  passionné  sans  doute  pour  la  liberté  et  peu  porté  à  exagérer 
ses  obligations,  il  sent  peut-être  la  nécessité  de  serrer  le  frein,  de  pré- 
senter le  devoir  par  son  côté  rigide  plutôt  que  par  son  côté  facile  ; 
néanmoins,  dans  le  nombre  de  ses  lecteurs  ou  de  ses  auditeurs  se  ren- 
contrent parfois  des  consciences  plus  délicates,  auxquelles  certains 
principes  un  peu  absolus  pourraient  inspirer  des  inquiétudes  mal 
fondées. 

Hâtons-nous  de  le  dire,  le  remède  est  à  côté  du  mal.  Avec  son 
livre  sur  la  philosophie  des  lois,  M.  Bautain  nous  en  a  donné  un  autre 
sur  la  conscience.  C'est  la  règle  intérieure  des  actions  et  de  la  moralité 
rapprochée  de  leur  règle  extérieure;  dans  le  premier  ouvrage,  l'auteur 
atteignait  les  bases  mêmes  de  toute  législation  ;  ici,  il  plonge  dans  les 
profondeurs  de  l'âme  humaine,  il  nous  fait  assister  à  la  naissance 
même  de  ces  délibérations  qui  se  prennent  sous  l'influence  de  tant  de 
mobiles  divers,  et  auxquelles  concourent  tant  d'éléments,  soit  naturels, 
soit  surnaturels.  Il  donne  des  règles  pour  que  la  conscience  soit  toujours 
éclairée  et  qu'elle  échappe  à  toutes  les  pressions  qui  menacent  de  peser 
sur  elle.  Cette  matière,  familière  aux  théologiens  et  aux  moralistes, 
demeurait  le  plus  souvent  étrangère  aux  hommes  du  monde,  qui  n'ont 
ni  le  temps  ni  les  moyens  d'en  aborder  l'étude.  C'est  donc  encore  une 
salutaire  pensée  d'avoir  cherché  à  la  mettre  à  leur  portée. 

Le  peu  d'espace  dont  nous  disposons  ne  nous  permet  pas  de  faire 
l'analyse  de  ce  nouveau  volume.  On  y  trouvera  des  détails  intéressants 
sur  les  causes  multiples  qui  exercent  en  nous  leur  influence,  et  déter- 
minent plus  ou  moins  l'action  volontaire.  La  liberté  humaine  y  est 
établie  et  défendue  contre  les  objections  qui  attaquent  ou  son  existence 
ou  son  exercice  ;  les  divers  systèmes  d'explication  inventés  par  l'esprit 
humain  pour  rendre  raison  de  ses  mystères  y  sont  exposés,  sinon  avec 
une  exactitude  toujours  rigoureusement  théologique,  du  moins  avec 
assez  de  clarté  pour  en  donner  une  idée  générale  à  ceux  que  leur  pro- 
fession n'engage  pas  d'une  manière  spéciale  dans  ces  études.  La  ques- 
tion du  probabilisme  y  est  traitée  avec  sagesse  et  modération,  et  c'est 
surtout  dans'  les  conclusions  pratiques  qui  la  terminent  que  nous  trou- 
vons un  antidote  contre  les  assertions  sévères,  capables  de  faire  naître 
dans  certains  esprits  l'inquiétude  ou  le  scrupule. 


BlBLlOGRAPIIIh:.  44  3 

Depuis  que  ces  cleu\  ouvrages  out  paru,  plusieurs  autres  sont  sortis 
de  la  plume  féconde  et  toujours  variée  de  leur  auteur.  La  belle  saison 
à  la  campagne,  la  Chrétienne  de  nos  Jours,  et.  tout  dernièrement, 
le  Chrétien  de  nos  jours ,  joints  à  plusieurs  publications  précédentes, 
assurent  à  M.  l'abbé  Bautaui  un  rang  distingué  parmi  les  écrivains 
moralistes  de  notre  époque,  et  lui  font  un  apostolat  non  moins  utile 
que  celui  qu'il  continue  à  exercer  dans  la  chaire  devant  les  nombreux 
auditeurs  captivés  par  l'éloquence  calme  de  sa  parole. 

A.  Matignon. 


VIE  DE  M.  ÉMEKV,  neuvième  supérieur  du  Séminaire  et  de  la  Compagnie  de 
Saint-Sulpice.  2  vol.  in-8.  Paris,  A.  Jouby. 

La  f^ie  de  M.  Emery  n'est  pas  le  simple  récit  des  actions  édifiantes 
d'un  saint  prêtre;  c'est  une  belle  pc'ïge  de  plus  dans  l'bistoirede  l'Eglise 
de  France,  aussi  bien  qu'un  brillant  rayon  ajouté  à  la  gloire  qui  en- 
vironne si  justement  la  Compagnie  de  Saint-Sulpice.  L'auteur  de  ce 
beau  livre,  M.  Gosselin,  n'a  pas  seulement  songé  aux  membres  de  la 
famille  religieuse  en  retraçant  la  vie  d'un  de  leurs  plus  illustres  supé- 
rieurs, il  a  voulu  en  même  temps  présenter  à  ses  lecteurs  de  toute 
classe  l'attachant  exposé  d'une  des  époques  les  plus  intéressantes  de 
notre  histoire.  Ce  double  dessein  a  été  parfaitement  rempli. 

Ce  qui  frappe  surtout  dans  M.  Emerv,  c'est  son  caractère  à  la  fois 
llexible  et  fort,  unissant  dans  une  merveilleuse  alliance  la  douceur  et 
la  fermeté.  l*.nneml  de  tout  excès  et  de  ces  partis  extrêmes  auxquels 
lamour-propre  pousse  bien  plus  souvent  que  l'amour  de  la  vérité  et 
du  devoir,  31.  Emerv  nous  semble  un  des  plus  beaux  modèles  de  celte 
mansuétude  évangélique  qui  attire  et  séduit  les  cœurs.  Peut-être  se 
trouvera-t-il  encore,  de  nos  jours,  des  personnes  qui  verront  dans 
quelques-uns  de  ses  actes  de  la  faiblesse  et  une  condescendance  outrée. 
Nous  ne  leur  opposerons,  pour  le  justifier,  que  son  union  inébran- 
lable avec  la  chaire  de  Pierre,  son  inilexible  attachement  aux  doctrines 
de  l'Eglise  et  1  approbation  constante  qu'il  reçut  du  pontife  suprême. 
Au  reste,  des  faits  qui  sont  dans  toutes  les  mémoires  attestent  que 
M.  Emery  sut  déployer  au  besoin  le  courage  le  plus  énergique.  11  y  a 
peu  de  pages  plus  belles  dans  Ibistoire  de  l'Eglise  que  celles  où 
M.  Gosselin  nous  montre  cet  humble  prêtre,  armé  de  sa  seule  vertu 
et  du  sentiment  de  son  devoir,  paraissant  sans  trembler  devant  celui 
qui  faisait  trembler  l'Europe.  L'éternel  honneur  de  M.  Emery  sera 


414  BIBLIOGRAPHIE. 

d'avoir  été  à  cette  époque  le  plus  forme  champion  des  droits  de  l'Église, 
le  conseiller  et,  s'il  est  permis  de  le  dire,  l'oracle  de  l'épiscopat. 

L'estime  universelle  dont  il  était  l'objet  lui  avait  créé  un  rôle  tout 
exceptionnel.  En  dépit  des  répugnances  de  son  humilité,  il  se  vit  placé 
comme  à  la  tête  du  mouvement  catholique.  Sa  vaste  correspondance, 
mise  à  profit  par  M.  Gosselin,  nous  fait  connaître  ses  relations  avec 
une  foule  de  personnages  considérables  de  son  temps  :  Mercier  de 
Saint-Léger,  Larcher,  Lalande,  Grégoire,  le  trop  fameux  Maury,  le 
cardinal  Fesch,  et  surtout  M.  de  Bausset,  évêque  d'Alais.  La  vie  de 
M.  Emery  se  trouve  ainsi  liée  avec  l'histoire  même  de  son  époque,  et 
les  nombreux  documents  mis  en  œuvre  par  M.  Gosselin  en  éclaircissent 
plus  d'un  point  obscur,  et  contribueront  par  conséquent  à  rectifier 
bien  des  appréciations  erronées. 

Au  milieu  d'une  carrière  remplie  par  tant  de  labeurs,  M.  Emery, 
fidèle  aux  traditions  de  science  et  de  travail  de  sa  compagnie,  trouva 
encore  le  temps  de  consacrer  sa  plume  à  la  défense  de  l'Eglise  et  à 
l'instruction  ou  à  l'édification  des  âmes.  C'est  à  cette  ardeur  infati- 
gable que  l'on  doit  ses  opuscules  contre  le  schisme  constitutionnel, 
l'Esprit  de  Lcibnitz,  la  nouvelle  édition  des  Opuscules  de  Fleury,^  et 
d'autres  ouvrages  non  moins  estimables. 

Enfin,  éprouvé  par  la  persécution  et  par  des  traverses  de  toute 
espèce,  M.  Emery  couronna  sa  belle  vie  par  une  sainte  mort,  le 
Il  avril  1811.  Sa  mémoire,  si  digne  de  passer  à  la  postérité,  sera, 
grâce  aux. soins  de  M.  Gosselin,  entourée  d'une  éternelle  vénération. 
Son  respectable  historien  n'a  pas  recueilli  ici-bas  le  fruit  de  ses  tra- 
vaux :  il  terminait  son  œuvre  quand  la  mort  vint  l'enlever  à  une  com- 
pagnie dont  il  était  une  des  gloires;  mais,  par  cette  dernière  produc- 
tion, il  a  acquis  de  nouveaux  droits  à  la  reconnaissance  de  ses  frères 
et  à  celle  de  tous  les  catholiques.  Poin-  notre  compte,  nous  nous  ré- 
jouissons du  succès  assuré  qui  attend  celte  belle  publication. 

G.    SOMMERVOGEL. 


HISTOIRE  DE  SAINT  FIRMIN ,  MARTYR  ,   premier  évoque  d'Amiens, 
par  M,  Charles  Salmox,  de  la  Société  des  antiquaires  oe  Picardie. 

Ce  livre  est  un  excellent  ouvrage,  qui  n'aura  pas  seulement  pour 
résultat  de  faire  aimer  davantage  aux  habitants  de  la  Picardie  la  terre 
qui  les  a  vus  naître,  et  d'augmenter  dans  leur  cœur  l'estime  et  la  dé- 
votion envers  les  saints  de  leur  pays  :  il  fera  mieux  connaître  à  tous 


BIBLIOGHAPHIE.  «5 

ceux  qui  le  liront  vui  des  saints  qui  ont  évangélisé  les  Gaules  dès  les 
premiers  siècles  de  l'Eglise.  L'histoire  de  saint  Firmin,  en  effet,  n'ap- 
partient pas  exclusivement  à  un  diocèse  unique,  à  une  seule  localité. 
Plusieurs  royaumes  ont  droit  de  s'y  intéresser.  En  Espagne,  Pampe- 
lune  fut  le  berceau  du  glorieux  martyr;  en  France,  Amiens  garde  son 
tombeau.  La  Navarre  llionore  dans  un  sanctiuiire  élevé  sur  l'emplace- 
ment qu'occupait  autrefois  la  maison  paternelle,  à  l'endroit  même  où, 
d'après  la  tradition,  il  naquit;  la  Picardie  vénère  ses  reliques  au  lieu 
où  elles  reposèrent  après  son  martyre.  L'étude  de  sa  vie  acquiert  du 
reste  un  charme  particulier  par  les  monuments  qui  perpétuent  sa  mé- 
moire et  par  les  précieuses  reliques,  préservées  des  insultes  du  temps, 
qui  semblent  en  quelque  manière  continuer  son  existence  au  milieu  de 
son  peuple. 

M.  Salmon  commence  son  histoire  par  une  Introduction  de  plus  de 
cent  pages  et  pleine  d  intérêt,  qu'on  peut  considérer  comme  l'histoire 
religieuse  de  la  Picardie  présentée  dans  son  ensemble.  Ses  saints,  ses 
apôtres,  ses  ordres  monastiques  et  ses  mommients,  tout  v  est  passé  en 
revue,  avec  assez  de  brièveté  et  néanmoins  assez  de  critique,  pour  lais- 
ser vraiment  peu  de  chose  à  désirer. 

L'histoire  proprement  dite  de  saint  Firmin,  je  veux  dire  sa  vie,  n'oc- 
cupe guère  que  go  pages  sur  près  de  65o  que  compte  le  volume.  Cette 
disproportion  s'explique  par  la  belle  et  longue  Introduction  dont  nous 
venons  de  parler,  par  les  questions  d'érudition  que  soulève  l'apostolat 
de  l'illustre  fondateur  de  l'évèché  d'Amiens  et  que  l'auteur  a  voulu 
traiter  à  fond,  enfin  par  les  pièces  qu'il  a  dû  apporter  à  l'appui  de  son 
sentiment.  On  pourra,  si  l'on  veut,  ne  point  admettre  sans  conteste 
tous  les  faits  quil  indique;  on  pourra  discuter  encore  les  dates  qu'il 
leur  assigne;  on  pourra  ne  point  voir  une  preuve  tout  à  fait  concluante 
en  faveur  de  la  mission  apostolique  de  saint  Firmin,  dans  les  Actes  de 
saint  Saturnin  publiés  par  Maceda;  mais  on  ne  méconnaîtra  certaine- 
ment pas  le  caractère  sérieux  et  impartial  de  la  discussion  des  diverses 
opinions  à  cet  égard,  et  l'on  sera  forcé  d'avouer  que  les  pièces  et  les 
documents  présentés  en  bon  nombre  par  l'auteur  ne  peuvent  être 
écartés  légèrement  et  après  un  examen  superficiel. 

Après  avoir  raconté  la  vie  de  l'apotre  de  la  l^icardie  et  fait  connaître 
son  opinion  sur  la  mission  apostolique  de  saint  Firmin,  M.  Salmon 
nous  fait  encore  l'histoire  du  culte  voué  à  ce  grand  saint  en  France 
et  en  Espagne.  Il  passe  en  revue  les  monuments  les  ]>lus  remarquables, 
expression  de  la  vénération  des  fidèles  dans  la  cathédrale  d. Amiens, 
dans  l'église  de  Saint- Acheul ,  dans  la  cathédiale  de  Rouen,  dans 
l'église  royale  de  Saint-Denis  en  France,  et  dans  plusieurs  autres 
églises  de  la  Picardie  ou  de  la  Normandie. 


446  BIBLIOGRAPHIE. 

On  trouve  ensuite  dans  un  Appendice  considérable ,  après  bien 
des  pièces  intéressantes,  toute  la  liturgie  de  saint  Firniin,  depuis  le 
xiii^  siècle  jusqu'à  nos  jours.  C'est  d'abord  l'office  de  sa  fête  tiré  de 
divers  bréviaires  du  diocèse  d'Amiens  des  xiii*',  xiv''  et  xvi"' siècles; 
puis,  les  offices  plus  récenls  approuvés  par  le  souverain  pontife  pour 
les  diocèses  de  Beauvais,  d'Arras  et  d'Evreux;  ceux  du  Propre  des 
saints  d'Espagne  et  du  Propre  du  diocèse  de  Pampelune,  également 
approuvés  par  le  souverain  pontife;  enfin  l'office  romain  du  Propre 
actuel  du  diocèse  d'Amiens. 

Pour  réunir  tous  ces  documents,  pour  les  coordonner,  les  posséder 
et  en  tirer  l'histoire  complète  de  saint  Firmin  et  de  son  culte,  il  a  fallu 
bien  des  recherches  et  bien  des  veilles;  félicitons  l'auteur  de  n'avoir 
point  travaillé  en  vain  en  fournissant  à  la  piété  des  fidèles  un  livre 
d'une  lecture  attachante,  dont  le  style  sans  prétention  est  toujours 
simple,  net  et  clair  ;  à  l'érudition  et  à  l'étude  de  l'histoire,  des  maté- 
riaux nombreux  et  plusieurs  documents  nouveaux  ou  du  moins  peu 
connus. 

Nous  ne  dirions  rien  du  mérite  typographique  si  l'ouvrage  n'était 
que  médiocre,  parce  que  la  forme  ne  supplée  jamais  au  fond;  mais 
lorsqu'il  s'agit  d'un  livre  où  de  graves  et  intéressantes  questions  sont 
traitées  consciencieusement  et  avec  ampleur,  on  doit  savoir  gré  à 
l'auteur  d'avoir  cherché  à  faciliter  les  voies  au  lecteur  qui  s'engage  à 
sa  suite.  Notre  plus  grand  désir  est  que  l'ouvrage  de  M.  Salmon  soit 
connu  et  apprécié  comme  il  le  mérite. 


II 


Griechische  u.nu  Romische  Métrologie,  von  Friedrich  Hultsch.  Berlin, 
Weidmannsche  Buchhandlung,  1862.  [Métrologie  grecque  et  romaine,  par  Fré- 
déric Hultsch.) 

On  a  écrit  longtemps  l'histoire  sans  presque  tenir  compte  de  la 
métrologie.  On  passait  les  chiffres,  ou  si  on  en  faisait  mention,  c'était 
sans  y  attacher  grande  importance.  Désormais  il  n'en  peut  plus  être 
ainsi;  car  aujoui'd'hui  la  tactique  militaire  est  toute  fondée  sur  la  con- 
naissance des  distances;  l'architecture  ne  procède  plus  par  à  peu  près 
comme  dans  les  anciens  devis  ;  l'économie  politique  est  devenue  ime, 
science  exacte  ;  on  a  fouillé  dans  l'histoire  financière  de  presque  tous 
les  Etats  de  l'Europe,  et  l'on  a  vu  que  leurs  malheurs  ont  eu  très-sou- 
vent pour  cause  le  défaut  d'habileté  dans  1  administration  des  finances. 
Il  n'en  faudrait  pas  conclure  toutefois  que  la  métrologie  est  une  science 
toute  moderne.  Les  anciens  nous  ont  laissé  quelques  traités  de  métro- 


BIHLKtGHAFHlE.  447 

logii;  assez,  courts,  il  est  vrai,  cl  dès  les  premiers  temps  de  la  renais- 
sance nous  voyons  les  savants  s'efforcer  d  initier  le  lecteur  à  la  con- 
naissance lies  poids  et  des  mesures  de  Tantiquité.  Mais  tout  cela  était 
bien  incomplet  et  bien  insuffisant,  et  ce  n'est  qu'au  siècle  passé  qu'on 
est  parvenu  à  jeter  un  vrai  jour  sur  cette  matière  importante.  1!  a  fallu 
pour  cela  peser  uu  nombre  piodigieux  de  monnaies,  comparer  beau- 
coup de  poids  et  mesures  usités  chez,  les  anciens,  et  discuter  un  granil 
nombre  de  textes.  (Cependant  toutes  les  solutions  auxquelles  on  est 
arrivé  étaient  loiii   d  être  satisfaisantes,  et  d  restait  beaucoup  des  dé- 
couvertes à  faire.  Depuis  le  commencement  de  ce  siècle  bien  de  pro- 
grès ont  été  réalisés,  bien  des  difficultés  éclaircies,  grâce  aux  travaux 
d'Eckbel,  de  Letronne,  de  Hussey,  de  Cagnaz/i,  de  Saig(îy,  d'Ideler, 
de  Bockh,   de   Dureau  de  la  Malle,  de  Mommseu ,  etc.  M.   Hultscb 
a  mis  à  profit  tous  ces  travaux,  et  son  livre  de  ooo  pages  contient  à 
peu  près  le  résumé  de  ce  qui  existait  de  mieux  jusqu'ici.  Il  conduit 
la  métrologie  grecque   et  romaine   jusqu'aux  tenq)s    de  Gonstantm 
le  Grand,  et  dans  im  appendice  il  donne  un  abrégé  de  la  métrologie 
des  diverses  provinces  d'Asie,  d'Afrique  et  d  Europe.  Cet  appendice 
n'est  pas  la  partie  la  moins  utile  de  son  livre. 

Après  avoir  rendu  justice  au  mérite  incontestable  de  M.  Hultsch, 
nous  ne  pouvons  nous  empêcher  d'exprimer  une  pensée  qui  nous  a 
frappé  en  parcourant  son  ouvrage,  comme  en  ik)us  servant  de  plu- 
sieurs autres  sur  le  même  sujet  ;  nous  avons  été  surpris  de  n'y  trouver 
aucune  mention  des'^traités  de  métrologie  que  nous  a  laissés  le  véné- 
rable Bède,  ou  que  du   moins  on  lui  attribue.  Ils  sont  cependant  fort 
remarquables;  si  nous  ne  nous  trompons,  ce  n'est  que  là  que  se  trouve 
un  traité  systématique  sur  la  manière  de  compter  par  «//ces-,  système 
applicable  non-seulement  à  la  pesanteur,  mais  encore  ù  l'étendue,  à  la 
capacité,  au  temps  même,  en  un  mot  à  tout  ce  qui   est  susceptible  de 
mesure.  Pour  ne  citer  qu'un  ouvrage  qui  est  dans  toutes  les  biblio- 
thèques, qu  on  ouvre  le  lexique  latm  de  l'orcellini  au  mot  •Scntp/i/us, 
on  y  verra  des  exemples  de  cette  manière  de  compter.  Dans  toutes  les 
éditions  de  ce  lexique,  ces  exemples  sont  mal  expliqués,  parce  qu  On 
n'a  pas  fait  attention  au  petit  écrit  qui  se  lit  dans  les  œuvres  du  véné- 
rable Bède.  31.  Hultsch  dit  quelques  mots  de  ce  système   métrique, 
mais  nous  regrettons  qu  il  le  fasse  d'une  manière  trop  incomj)lète. 
Nous  regrettons  egaleim-nl  que,  dans  les  tableaux  des  mesures  qu'il  a 
mis  à  la  fin  de  son    livri-,  il  n'ait  pas    pris  partout  pour  point  de  com- 
paraison le   sYstème  français;  ce[)eiidaul,  c  eût  été  une    bien  petite 
peine  de  faire  [)our  les  monnaies  ce  que  1  auteur  a  fait  pour  les  mesures 
propiemeut   dites.   Disons  encore   que   si   1  ouvrage  de  M.   Ilullscli 
l'empcjrte  à  une  infinité  de  titres  sur  le  petit   Traité  île  métrologie  de 
\-  il    ^ 


418  BIBLIOGRAPHIE. 

M.  Snigey,  il  ne  le  remplace  cependant  pas  ,  parce  que  ce  dernier, 
sous  une  forme  des  plus  simples,  embrasse  bien  plus  de  choses.  Par 
exemple,  M.  Hultsch,  en  parlant  des  mesures  de  la  Palestine  et  de 
rÉgyptc,  omet  toute  la  métrologie  antérieure  aux  conquêtes  d'A- 
lexandre le  Grand.  Il  ne  faudrait  pas  croire  non  plus  que,  dans  les 
parties  principales  de  Touvrage,  toutes  les  difficultés  ont  disparu  : 
celles  qui  regardent  les  monnaies  de  cuivre,  du  temps  des  empereurs 
surtout,  restent  presque  entières.  En  particulier,  Fauteur  n'a  rien 
donné  de  satisfaisant  sur  la  valeur  de  la  bourse  ou  du  follis,  dans  les 
endroits  où  il  est  compté  par  milliers,  et  où  il  doit  signifier  une  très- 
petite  valeur,  soit  de  compte,  soit  réelle;  il  n'a  rien  dit  non  plus 
de  bien  précis  sur  la  valeur  des  deniers  marqués  dans  la  fameuse  loi 
des  niaxima  de  Dioclétien.  Plus  d'un  point  iuiportant  reste  donc  en- 
core dans  l'oliscuritc  et  appelle  de  nouvelles  recherches.- 


III 


GeSCHICHTE    UER   Al'OLOGËTlSCllEN    UND   POLEMISCHliN    LlTERATllU   DER  CHFtlSTLI- 

CHEN  THEOLOGIE  ,  voii  D''  Karl  Wenier,  professer  am  bischbllichen  seminar  in 
S.  Pôlten,  1861.  (Histoire  de  la  littérature  .apologétique  et  polémique  de  la  théo- 
logie chrétienne,  par  le  docteur  Charles  Werner,  professeur  au  séminaire  épisco- 
pal  de  Saint-Hippolyte,  eu  Autriche.) 

Le  fils  du  célèbre  Hm-tcr,  sans  imiter  jusqu'ici  son  père  dans  sa  ré- 
conciliation avec  l'Eglise  catholique,  a  pourtant  établi,  depuis  quelques 
années,  à  Schaffhouse,  en  Suisse,  une  librairie  qui  publie  tous  les  ans 
plusieurs  excellents  ouvrages  catholiques.  Celui  dont  nous  venons  de 
transcrire  le  titre  est  de  ce  genre.  Il  sera  composé  de  cinq  volumes. 
Jusqu'à  présent  un  seul  a  paru  ;  il  se  divise  en  trois  livres.  Le  pi'cmier 
expose  les  combats  que  les  Pères  ont  livrés  au  judaïsme  infidèle  ;  le 
second,  leurs  luttes  contre  riiellénisme;  le  troisième,  la  guerre  qu  ils 
firent  aux  erreurs  des  gnostiques. 

La  méthode  de  l'auteur  est  à  la  fois  très-simple  et  très-bonne.  Son 
ouvrage  n'est  pas  précisément  une  histoire  littéraire  des  Pères  de- 
puis les  temps  apostoliques  jusqu'à  la  fin  du  v''  sièclej  ce  n'est  pas  non 
plus  une  histoire  des  dogmes  chrétiens  vis-à-vis  des  attaques  dont  ils 
furent  l'objet;  c'est  l'exposition  de  la  manière  dont  les  Pères  ont 
triomphé  des  erreurs  qui  avaient  cours  de  leur  temps.  Dans  cette 
histoire  de  la  controverse  chrétienne ,  l'auteur  suit  naturellement 
Tordre  des  temps  ;  ce  qui  permet  de  saisir  ce  que  les  écrivains  ecclé- 
siastiques, postérieurs  ont  emprunté  à  leurs  prédécesseurs  dans  la 
lice,  et  comment  les  erreurs,  battues  en  brèche,  se  modifiaient  sous  les 
attaques  dont   elles    étaient   l'objet,    obligeant   ainsi    les  défenseurs 


BIBLIOGRAPHIE.  H9 

du  christianisme  à  modifier  leur  argumentation.  Comme  les  Unisses 
doctrines  qui  font  gémir  aujoiu'dhni  tous  les  cœurs  honnêtes  sont 
jjresques  toutes  de  vieilles  erreurs  renouvelées ,  il  est  facile  de  voir 
de  quelle  utilité  est  le  livre  du  docteur  Werner.  Achevé,  il  sera  un  des 
meilleurs  ouvrages  qu'un  professeur  de  théologie  polémique  puisse  con- 
sulter, et  ne  sera  pas  d  un  moins  grand  secours  pour  les  prédicateurs. 

H.  Mertian. 


I 

Fontes  juris  ecclesiastici  antiqvi  et  iiODiEnM   edidit  Ferdinandus  Walter, 
Bunnae  apud  Adolphurn  Marcum.  1862. 

Le  nom  de  Walter,  le  célèhre  canoniste  de  Bonn,   indique  assez 
l'importance  de  ce  Recueil.  Quiconque  n'est  pas  complètement  étran- 
ger au  droit  canon  sait  très-bien  que  le  Cor/nis  juris  sert  de  peu  dans 
une  infinité  de  questions  ecclésiastiques.  L'ancien  droit  n'a  pas  été  uni- 
quement modifié  par  le  concile  de  Trente  et  par  un  certain  nombre  de 
bulles  qui  se  fimdcnt  sur  lui,  mais  encore  par  un  grand  nombre  d'autres 
actes,  dont  les  uns  ont  tous  les  caractères  de  lois,  les  autres  les  carac- 
tères de   l'usurpation  et  de  la  tyrannie ,  et  tous  une  valeur  souve- 
raine, si  ce  n'est  de  droit,  du  moins  de  fait.    Ces  actes  sont  disper- 
sés  dans  beaucoup  de    collections  qu'il  est  difficile  de  se  procurer. 
M.  Walter  a  cru  utile  de  réunir  tous  ces  documents  dans  un  volume 
auquel  il  a  donné  le  titre  de  Sources  tlu  droit  ecclésiastique  ancien  et 
moderne.  La  preriiière  partie  comprend  quelques   monuments  histo- 
riques disposés  dans  l'ordre  des  temps.  Ils  se  rapportent  presque  tous 
à  l'Allemagne.  Quelques-uns  concernent  les  quatre  articles  de  l'as- 
semblée de  l'Église  gallicane  en  1682.  Ils  se  terminent  par  le  Rèi^le- 
nienl  ecc'ésiasiique  du  czar  Pierre-le-Grand  et  l'acte  final  de  la  depu- 
tatioti  de  l'empire  par  lequel  les  évècliés,  les  chapitres  et  les  abbayes 
de  rAllemagne  furent  sérularisés  en  i8o3.  La  deuxième  partie  com- 
prend d'abord  les  Concordats  conclus  depuis  le  connnencement  de  ce 
siècle  avec  la  France,  les  souverains  d'Allemagne  et  de  Russie,  et  quel- 
ques actes  qui  s'y  rapportent  ;   puis  quelques  constitutions  aposto- 
liques et  autres  :  a)  sur  le  régime  de  1  Eglise  (conduite  du  sainl-siége 
à  regard  des  pays  révolutionnés  ou  eon(juis,  règles  d<'  la  chancelle- 
rie, facultés  quin(|uennales  ///  ut  roque  foro);  A)  sur  la  matière  judi- 
ciaire (élection  des  jnges  synodaux,  appels,  institution  (1111)   tribunal 
ecclésiastique  à  Cologne);  c)  biens  ecclésiastiques  (trois  lois  de  Napo- 
léon l*""",  loi  prussienne  sur  les  frais  du  culte  dans  les  églises  de  la  rive 
gauche  du  Rhin);  r/)  sur  le  culte  public  (application  de  la  messe  aux 


i20  BIBLlOGRAPHIli. 

jours  de  lèle  abrogés)  ;  e)  sur  le  «imriage  (procédure  matrimoniale, 
mariages  mixtes).  On  le  voit,  ce  livre  répond  à  un  vrai  besoin.  Mais 
il  existe  un  autre  besoin  que  nous  croyons  devoir  signaler  à  cette  oc- 
casion. Le  Concordat  de  1801  est  peut-être  l'acte  le  plus  important 
qui  ait  jamais  été  posé  par  l'Eglise  en  fait  de  matières  disciplinaires. 
Cet  acte  est  assez  connu;  mais  ce  qui  ne  1  est  pas  assez,  c'est  l'exécu- 
tion, ce  sont  les  actes  du  cardinal  Caprara,  qui  se  conservent  à  Paris 
et  à  Rome.  Dans  plusieurs  diocèses  de  France  et  de  Belgique,  il  a  été 
publié  un  certain  nombre  de  documents;  mais  toutes  ces  pièces  de- 
vraient être  assemblées,  ou,  ce  qui  vaudrait  mieux  encore,  il  faudrait 
obtenir  ou  du  saint-siége,  ou  du  gouvernement  impérial,  la  permis- 
sion de  puiser  à  la  source,  et  de  publier  la  collection  complète  des 
actes  du  cardinal-légat.  Bien  des  doutes  et  des  incertitudes  disparaî- 
traient SI  cette  collection  vovait  le  jour.  Certainement  ce  serait  une 
mine  précieuse  de  renseignements  canoniques  de  la  plus  grande  valeur. 

II 

EpISCOPATUS   CONSTANTlEiNSlS   AlKMANMCUS   SUB   JIETKOPOLI  ilOGCiNTlNA,   CURO- 

-NOLOGicE  ET  DiPLOMATiCE  ii.LLSTKAïus  a  Palrc  Trudperiu  Xeugart,  olim  Saii- 
Blasiano,  partis  prim;e  toinus  secundus,  continens  annales  lam  prol'anos  quam 
ecclesiasticos  cum  statu  literarum  ab  anno  MCI  ad  anniim  .MCCGVIII.  Fribur;^i 
Brisgoviee,  sumptibus  Herder.  1862. 

Le  nom  de  Gerbert,  abbé  de  Saint-Biaise  dans  la  Forêt-ÎSloire  ,  est 
généralement  connu.  On  sait  que,  par  son  exemple  encore  plus  que  par 
ses  encouragements,  il  lit  fleurir  dans  son  abbaye  l'étude  de  l'antiquité 
ecclésiastique  et  que  les  travaux  littéraires  qui  furent  le  fruit  de  cette 
étude  ne  le  cédèrent  en  rien,  si  ce  n'est  sous  le  rapport  du  goût,  à  ce 
qui  s'était  fait  ou  se  faisait  de  mieux  dans  les  abbayes  les  plus  savantes 
de  France.  Un  des  hommes  remarquables  qui  surgirent  de  cette  école 
fut  le  P.  Trudpert  Neugart.  Il  publia  en  i8o3  le  premier  tome  de  la 
première  partie  de  rilLstoire  du  diocèse  de  Co/isiaiice,  considéré  sous 
/es  rapports  ecclésiastique,  polit i(ine  et  littéraire. 

Mais  bientôt  la  sécularisation  de  son  monastère  le  força  d'interrom- 
pre  la  continuation  de  son  travail.  En  bon  religieux  qu'il  était,  il  alla 
se  jeter,  en  1807,  aux  pieds  de  l'empereur  François  I'"",  au  château  de 
Lachsemberg,  et  supplia  le  prince  de  lui  accorder,  ainsi  qu'à  ses  collè- 
gues, une  retraite  dans  ses  Etals.  L'empereur  écouta  cette  prière  avec 
bienveiljance,  et  répondit  que  sou  abbé  et  tous  les  religieux  deSaint- 
Blaisc  pouvaient  venir  dans  ses  Etats,  à  condition  de  se  charger  de 
renseianemenl  dans  le  collé"e  de  Claecnfurt  et  d'ouvrir  un  nouveau 


HiBi.ior.RAPHii-.  m 

collège  dans  l'abbaye  de  Saiiit-l^iui  en  Cîailnlhie,  et  qu'il  pourvoiraii 
à  leur  entretien  dans  ces  deux  maisons.  Le  P.  Neugart  se  retira  dans 
labbaye  de  Saint-Paul  ;  et  là,  au  milieu  de  mille  difficultés,  provenant 
surtout  de  ce  que  les  nouveaux,  propriétaires  de  l'éveché  et  des  autres 
institutions  religieuses  du  diocèse  de  (constance  refusaient  de  lui  com- 
muniquer les  documents  nécessaires,  il  acheva  en  1816  le  deuxième 
tome  de  son  ouvrage,  conduisant  l'histoire  du  diocèse  de  Constance 
jusqu'en  i3oS.  Le  P.  jNeugarl  vécut  encore  neuf  ans  et  mourut  à 
Saint-Paul  le  i5  décembre  182."),  à  làg*'  de  quatre-vingt-quatre  ans. 

De  son  vivant  il  avait  donné  son  manuscrit  à. Frédéric  de  Midinen, 
noble  Bernois,  qui  sélail  chargé  de  le  faire  imprimer.  Limpression 
fut  commencée,  mais  arrêtée  à  la  deuxième  feuille.  Le  manuscrit  fit 
ensuite  diverses  pérégrinations  et  arriva  enfin  dans  la  bibliothèque  de 
Charles  Egon,  prince  de  Furstemberg. 

En  i853,  lorsque  M.  Fr.-J.  Moue,  assez  connu  pour  ses  publications 
savantes,  se  trouvait  à  la  bibliothèque  Saint-Paul  de  Carinthie,  et  y 
examinait  les  anciens  manuscrits  de  Saint-Biaise,  l'abbé  Ferdinand 
Steinringer  l'interrogea  sur  les  papieis  du  P.  Neugart.  M.  Moue  put 
satisfaire  à  ses  questions.  Aussitôt  le  digne  abbé  offrit  de  faire  les 
frais  de  l'édition,  regrettant  que  ses  religieux,  devenus  étrangers  au 
diocèse  de  Constance,  ne  pussent  enti-eprendre  eux-mêmes  ce  travail. 
Il  ne  restait  plus  qu'à  obtenir  le  consentement  du  nouveau  proprié- 
taire du  manuscrit.  Ce  consentement  ne  se  fit  pas  attendre.  Depuis, 
M.  Mone  s'associa  ses  deux  collègues  à  la  bibliothèque  de  Carlsruhe, 
jVDI,  Jos.  Dambacher  et  M.  Jos.  Bader,  pour  revoir  le  travail  du 
P.  Neugart,  le  corriger,  le  compléter.  C'est  ainsi  quenfin  1  histoire 
de  deux  siècles  du  diocèse  de  Constance  a  vu  le  jour.  Il  nous  est  impos- 
sible d'analyser  ce  volume,  qui  n'intéresse  pas  simplement  le  diocèse  de 
Constance  et  les  pays  voisins,  mais  encore  tout  l'Empire  germanique 
et  toute  l'Eglise.  Inutile  de  faire  remarquer  que  le  xii''  et  le  xiii'  siè- 
cles, contenus  dans  le  nouveau  volume,  ont  une  importance  toute  par- 
ticulière. L index  gciicrolis  locnniin ,  renim  et  \'erl)nruni,  a  été  l'objet 
de  .soins  extraordinaires.  Il  renferme  autant  de  texte  que  la  septième 
partie  de  tout  l'ouvrage. 

A.  DnT\u. 


REVUE    DE    LA    PRESSE. 


Nous  aurions  vivement  souhaité  de  consacrer,  comme  l'ont  fait  la 
plupart  des  publications  catholiques,  quelques-unes  des  pages  de  notre 
recueil  aux  Saints  Martyrs  Japonais.  Un  intérêt  tout  particulier,  un 
intérêt  de  famille,  en  quelque  sorte,  nous  y  sollicitait.  De  plus,  cette 
glorification  solennelle  dont  ils  viennent  d'être  l'objet  est  un  événe- 
ment, et,  sans  contredit,  l'un  des  plus  grands  de  notre  siècle,  un  évé- 
nement dans  lequel  il  est  permis  de  saluer  une  grande  espérance. 

Nous  avons  pourtant  préféré  nous  taire,  et  attendre  le  témoignage 
suprême  qui  sera  bientôt  rendu  aux  glorieux  Martyrs  par  le  Vicaire 
de  Jésus-Cbiist  lui-même  dans  la  bulle  dti  canonisation.  Les  Evèques 
catholiques  aussi,  quand  ils  seront  de  retour  dans  leurs  diocèses,  ne 
tarderont  nas  sans  doute  à  redire  les  gloires  des  viniit-six  Bienheureux 
et  à  faire  ressortir  toute  la  portée  de  l'acte  solennel  dont  ils  ont  été 
les  témoins.  Enfin,  pour  ce  qui  concerne  la  vie  même  et  la  mort  des 
Saints  Japonais,  on  les  a  racontées  dans  plusieurs  publications  qui  ne 
laissent  guère  à  désirer. 

Dans  notre  dernier  numéro,  nous  en  avons  signalé  quelques-unes. 
Nous  croyons  devoir  appeler  spécialement  l'attention  de  nos  lecteurs 
sur  celle  de  M.  l'abbé  Rouix  :  Histoire  des  26  Martyrs  du  Japon 
(i  vol.  in-8".  Paris,  Ruffet).  Ce  livre  est  le  plus  complet  que  nous 
ayons  eu  sous  les  yeux.  A  la  suite  de  la  narration  pieusement  émue 
qui  retrace  les  actions  et  les  triomphes  des  saints  Martyrs,  on  y  trouve 
une  Notice  étendue  sur  l  histoire  religieuse  du  Japon  jusqu'à  nos  jours, 
et  en  particulier  sur  les  efforts  récents  tentés  par  de  zélés  mi.ssion- 
naires  pour  pénétrer  dans  cette  contrée  inhospitalière.  Comme  l'a  dit 
Mgr  l'Evêque  de  Versailles,  «■  cet  ouvrage,  venant  d'un  auteur  si 
connu  par  sa  science  et  pour  son  tendre  amour  pour  l'Eglise,  ne 
peut  manquer  d'être  bien  accueilli  et  d'exciter  un  vif  intérêt.  » 

—  Les  Jésuites  au  Bagne  :  Toulon,  Brest,  Roehefort ,  Cayennc^  par 
Léon  Aubineau,  5'^'  édit.,  revue  et  augmentée.  Paris.  Ch.  Douniol. 

On  a  lieu  de  s'étonner  sans  doute  de  voir  ce  petit  livre,  écrit,  il  y  a 
plus  de  onze  ans,  sous  1  inspiration  d'une  circonstance  toute  passa- 


REVUE  DE  LA  PRESSE.  423 

gère,  conserver  un  assez  vif  intérêt  pour  mériter  aujourd'hui  une 
cinquième  édition.  Mais  les  miracles  de  la  grâce  de  Dieu  dans  les 
âmes  sont,  comme  les  merveilles  de  sa  puissance  dans  la  nature, 
empreints  d'une  beauté  toujours  nouvelle  ;  et,  quand  un  écrivain  sait 
les  raconlei-  dans  ce  langage  naturel  et  pénétrant  que  donne  la  foi  et 
que  la  piété  vivifie,  son  livre  prend  désormais  sa  place  dans  les  pieux 
et  chers  souvenirs,  qui  sont  le  trésor  de  famille  des  enfants  de  Dieu. 
—  Tel  est  le  caractère  et  telle  a  été  la  fortune  du  livje  de  M.  L.  Au- 
bincau. 

L'auteur  nous  l'offre  aujourd'hui  augmenté  d'une  histoire  toute 
actuelle  :  celle  de  la  mission  des  PP.  de  la  Compagnie  de  Jésus  auprès 
des  déportés  de  Cayenne.  Suivre  les  malheureux  condamnés  dans  la 
nouvelle  et  triste  période  de  leurs  expiations  ;  montrer  la  puissance  de 
la  religion  pour  consoler  leur  exil  el  relever  leurs  âmes  ;  raconter  le 
dévoùment  des  missionnaires  qui  ont  accepté  d'aller  mourir  avec 
eux,  et  que  ce  climat  meurtrier  a  depuis  dix  ans  si  cruellement  mois- 
sonnés, était  un  appendice  obligé  de  ses  premiers  récits,  et  l'on  saura 
gré  à  M.  L,  Aubincau  d'avoir  suivi  la  trace  de  ce  laborieux  apostolat. 

—  Notice  sur  un  manuscrit  de  la  biùliothèque  publique  de  Rennes, 
inscrit  au  entai,  imp.,  n°  l'dy,  avec  ce  titre  :  Voyage  à  la  Terre-Sainte^ 
au  mont  Sinaï  et  au  couvent  de  Sai nte-Cat lierine ,  par  M.  Morin. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  M.  Morin  nous  initie  aux  richesses 
de  la  bibliothèque  de  Rennes,  et  ce  document  n'est  pas  le  moins  cu- 
rieux qu'il  nous  en  \iit  fait  connaître.  A  en  juger  par  cette  notice, 
consciencieuse  el  savante,  la  publication  du  Forage  à  la  Terre-Sainte 
ne  serait  pas  sans  intérêt  pour  l'archéologie  des  Lieux-Saints.  C'est  un 
petit  iu-4°,  sur  vélin,  de  128  pages,  écrit  par  un  anonyme,  et  dont 
l'âge  peut  être  fixé  approximalivomenl  entre  la  fin  du  xV  siècle  et  le 
commencement  du  xv!*".  Il  est  malheuieusement  incomplet,  mais  les 
fragments  considéiables  qui  restent  encore  nous  fournissent  des 
détails  intéressants  sur  la  topographie  de  la  ville  sainte,  .sur  l'état  de 
ses  monuments  à  la  fin  tlu  xv''  siècle,  sur  le  nombre  el  la  condition  des 
communions  chrétiennes  alors  représentées  dans  l'église  du  Saint- 
Sépulcre.  On  n'y  en  compte  pas  moins  de  neuf,  parmi  lesquelles  on 
voit  avec  quehjue  surprise  la  secte  des  Basnis  ou  Indians^  de  la  terre 
du  Prêtre-Jean.  «  Ici,  dit  j\L  florin,  se  placent  de  curieux  détails  sur 
ce  fabuleux  Prêtre-Jean,  qui  attend  encore  sa  monographie.  » 

Les  pèlerinages  en  Terre-Sainte  ne  se  faisaient  pas  alors  avec  autant 

de  sécurité  qu'aujourd'hui,  et  les  pèlerins  avaient  autant   à  craindre 

des  exactions  des  3Luires  que  de   la  rapacité  des  Arabes  du  désert. 

Ces  obstacles  n'arrêtaient   cependant  ni  les  clercs,  ni  les  laïques  de 

toute  condition  :  la  foi,  comme  de  nos  jours,  y  conduisait  même  plus 


421  Ri:VUr.  OE  I.A  PRFSSÏ-. 

(l'un  grand  personnage.  Ainsi  nous  voyons  mentionnés  parmi  les 
pèlerins  dont  ce  manuscrit  raconte  le  voyage,  un  duc  de  Bavière, 
un  comte  de  Vert-d'Aubert,  un  chevalier  Thibaut  Habsepert,  tous 
deux  allemands;  Georges  de  Languerant,  du  pays  de  Picardie;  Jean 
de  Acquilla,  maître  des  Quinze-Vingts  de  Paris;  un  abbé  de  Saint- 
Méen,  en  Bretagne;  un  seigneur  de  la  Guerche  ;  Nicolas  de  Saint- 
Genoys  de  Tournay  et  Arnoul,  son  frère;  René  de  Chateaubriand, 
seigneur  du  Lyon-d'Angers;  Allain  de  Villiers,  seigneur  de  la  Frète. 
—  Décréta  nnthenticn  S.  R.  congreîfntionis  cnm  notis  GardeUini  ^ 
et  Jnstructio  Clément îna  cum  coinmentaviia  in  nsnm  cleri  commodio- 
rem  ordiiie  alphahetico  concinnnta  opéra  et  studio  IVolfgangi  Mûhl- 
bauer.  Monachii,  Didot,  1862. 

Cet  ouvrage  est  dii  à  l'initiative  du  célèbre  docteur  Windischmann 
dont  la  mort  récente  afflige  eucore  l'Eglise  de  Bavière.  Le  jour  de 
Saint-Etienne,  en  i855,  il  en  communiqua  le  plan  à  l'auteur  de  cette 
nouvelle  collection  et  le  pria  de  l'exécuter  sous  sa  direction.  M.  Mûhl- 
bauer  se  mit  aussitôt  à  l'œuvre,  soumettant  tout  à  l'approbation  d'un 
directeur  si  éclairé,  et  au  jugement  des  hommes  les  plus  compétents. 
Enfin,  après  un  travail  de  six  années,  il  a  mis  la  dernière  main  à  son 
ouvrage  dont    la  publication  est  commencée.  Nous  en  avons  sous  les 
yeux  le  premier  fascicule.  La  forme  est  celle  d'un  dictionnaire  alphabé- 
tique par  ordre  de  matières  dans  lequel  les  différentes  parties  de  chaque 
article  se  suivent  avec  des  sous-titres  également  disposés  par  ordre  al- 
phabétique. \J Instruction  clémentine  y  est  donnée  d'abord  in  extenso, 
puis  les  différents  sujets  qu'elle  traite  se  retrouvent  dans  les  diverses 
parties  de  l'ouvrage  auxquelles  ils  se  rapportent.  Tous  les  décrets  sont 
cités  ad  7Jerbnm  ;  jamais  l'auteur  ne  se  contente  d'une  simple  analyse. 
Le  premier  fascicule  est  de  188  pages  in-8°.  L'ouvrage  entier  paraîtra 
en  huit  fascicules  et  la  publication  doit  eu  être  achevée  dans  l'année. 
—  Altare  privilegiatum.  Praktische  Ahhandlung  ûher  den  Ablasz 
des privilegirten  Altars  (Traité  pratique  sur  l'indulgence  de  l'autel  pri- 
vilégié), par  E.-J.  Neher,  prêtre  du  diocèse  de  Rotlenbourg.  Ratis- 
bonne,  1861. 

L'indulgence  de  l'autel  privilégié  était  une  des  plus  connues  et  des 
plus  recherchées  jusqu'à  la  fin  du  siècle  dernier  et  jusqu'au  commence- 
ment du  nôtre.  Les  nombreuses  églises  des  réguliers,  jouissant  de  ce 
privilège,  lui  avaient  donné  une  grande  extension.  Mais  la  suppression 
des  ordres  religieux,  des  couvents  et  des  congrégations,  contribua  puis- 
samment à  faire  tomber  dans  l'oubli  parmi  les  fidèles  une  si  grande  fa- 
veur. Il  y  a  vingt  ans,  en  plusieurs  contrées  de  la  France  et  de  l'Allema- 
gne, nombre  d'hommes  en  ignoraient  même  le  nom.  Aussi,  dans  cet 
intervalle  de   temp;;,  peu  trautenrs  en  ont  fait  l'objet  de  leurs  études, 


surtout  eu  Alleuiagiie.  Bendel  i^Drr  kircfiiiche  Jù/nsz^  n'en  a  fait  que 
l'histoire  abrégée.  Probst  [fùic/inristie)  s'est  étendu  davantage,  mais  eu- 
core  au  point  de  vue  histoiique  seulement.  Hartmann  (^Reper/orinrn 
Rifiinrn)  a  touché  le  côté  pratique,  mais  trop  lirièvement.  Les  ouvrages 
de  Mgr  Bouvier  et  du  Père  Maurel  fS.-J.)  sur  les  indulgences  n'é- 
taient guères  connus  au  delà  du  Rhin  que  par  des  traductions.  Nous 
croyons  donc  que  le  livre  de  M.  Neher  ne  sera  pas  sans  utilité.  Après 
un  exposé  historique  de  la  question  qui  occupe  les  deux  premiers  para- 
graj)hes,  il  traite  dans  ceux  qni  suivent  de  la  nature  de  l'indulgence  de 
l'autel  privilégié,  de  l'obtention  de  cette  faveur,  de  son  usage,  de  l'ap- 
plication de  l'indulgence  et  de  la  messe  requise  pour  la  gagner,  enfin  de 
la  cessation  du  privilège. 

—  Hnticlbitc/i  zur  hihiischeii  Gcschichte  ries  Alten  iind  Noiien  Tes- 
taments (Manuel  de  l'histoire  biblique,  de  l'histoire  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau-Testament),  par  le  docteur  J.  Schuster.  Fribourg  en  Bris- 
gau  ,    1862. 

L'éducation  et  la  presse  du  xviii*  et  du  xix*  siècle  ont  créé  en  Europe 
tout  un  monde  de  demi-savants  trop  instruits  pour  négliger  entièrement 
la  science  et  la  critique,  trop  bornés  ])our  en  comprendre  la  marche  et 
les  procédés  ;  assez,  éclairés  pour  saisir  1rs  objections  de  l'incrédulité, 
trop  prévenus  poiu"  accueillir  favorablement  les  réponses  de  la  révéla- 
tion et  de  la  foi.  Au-dessous  doux,  le  peuple,  élevé  entièrement  en  de- 
hors de  toute  éducation  religieuse,  accepte  comme  des  oracles  les 
mensonges  qu'on  lui  présente  sous  forme  de  vérité.  Dans  les  écoles , 
toutes  les  connaissances  religieuses  sont  systématiquement  faussées.  De 
là,  une  profonde  ignorance  de  tout  ce  qui  touche  à  la  religion  et  une 
sorte  de  discrédit  jeté  sur  l'histoire  de  la  révélation  chrétienne.  Le  doc- 
teur Schuster  a  voulu  pour  sa  part  apporter  quelque  remède  à  ce  mai. 
Dans  le  texte  de  son  livre,  il  fait  l'histoire  biblique  de  l'Ancien  et  du 
Nouveau-TestanuMit,  et  dans  de  nombreuses  tiotes  il  l'enrichit  et  l'é- 
clairé par  les  résniats  de  la  science  et  de  la  critique  accessibles  à  la  géné- 
ralité des  lecteurs.  Nous  y  avons  trouvé  sur  plusieurs  points  des  détails 
pleins  d'intérêt.  Plus  de  cinquante  gravures  ou  vignettes  sur  bois,  et 
une  carte  à  vol  d'oiseau  de  la  Palestine,  joignent  l'agrément  à  l'utilité 
dans  la  première  livraison,  qui  s'étend  depuis  la  création  jusqu'après  le 
temps  des  patriarches  Abraham,  Isaac  et  Jacob.  Elle  sera  suivie  de  cinq 
autres  que  l'auteur  promet  île  donner  dans  l'année. 

—  Elément  a  Theologîœ  dogmnticœ,  e  prnhntis  onetnribns  cnllcetn 
et  rlivini  nerhi  ministerin  accomniodata,  opéra  F.  X.  Schouppe.  9.  vol. 
in- 8.  Paris,  Pélagaud.  —  Bois-le-Duc,  Mosmans. 

L'excellent  Cnmpendatm  thfoln<:;iœ  morniis  du  H.  P.  Ourv  sem- 
blait attendre  depuis  longtemps  son  pendant.  Nous  savons  que,  <le  dif- 


i26  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

férents  côtés,  des  vœux  respectables  appelaient  la  publication  d'un 
Compendium  theologiœ  dogmaticœ .  Le  R.  P.  Schouppe  vient  de  ten- 
ter l'entreprise.  Nous  croyons  pouvoir  dire  qu'il  l'a  fait  avec  bonheur. 
Ses  FAementa  theolosiœ  dosmaticœ  allient  une  srande  clarté  à  une 
grande  concision.  L'ordre  méthodique  et  renchaînement  des  questions 
ne  laissent  guère  à  désirer.  Une  part  suffisante  est  faite  aux  questions 
purement  scolastiques  et  aux  points  controversés.  L'auteur  a  su  être 
complet,  autant  que  le  permettent  ces  sortes  d'ouvrages.  Mais  ce  que 
nous  ne  saurions  trop  louer,  c'est  le  soin  qu'il  a  mis  à  définir  les 
termes  usités  dans  l'école.  Outre  que  ces  définitions,  plus  développées 
qu'elles  ne  le  sont  d'ordinaire  dans  les  ouvrages  élémentaires,  contri- 
buent à  éclaircir  les  matières  traitées,  elles  ont  l'avantage  de  faciliter 
singulièrement  la  lecture  des  grands  théologiens,  auxquels  du  reste 
l'auteur  renvoie  souvent  pour  les  développements.  Cependant  nous  re- 
grettons que  ces  renvois  ne  soient  pas  plus  fréquents  encore.  Une  in- 
dication exacte  et  détaillée  des  meilleurs  auteurs  à  consulter  sur  les 
principaux  points  de  la  théologie,  eût  été  d'une  extrême  utilité  pour  le 
lecteur.  Il  y  a  bien  quelques  autres  desiderata  que  nous  pourrions 
signaler.  Nous  aurions  souhaité  eu  particulier  que  l'auteur  eût  fait  une 
plus  grande  part  à  la  réfutation  des  erreurs  actuelles,  ou,  pour  parler 
plus  exactement,  des  formes  actuelles  de  l'erreur.  Un  des  plus  grands 
embarras  qu'on  éprouve  souvent  en  sortant  de  l'enseignement  théolo- 
gique, c'est  la  difficulté  de  s'acclimater  pour  ainsi  dire  dans  son  époque 
et  de  se  mettre  en  quelque  sorte  à  sa  température  :  art  indispensable 
pourtant  et  si  bien  enseigné  par  le  grand  Apôtre,  qui  savait  se  faire 
tout  à  tous  pour  les  gagner  tous  à  Jésus-Christ.  Nous  ne  voulons  pas 
dire  que  le  P.  Schouppe  ait  complètement  négligé  le  point  que  nous 
indiquons  :  il  a  des  thèses  éminemment  actuelles,  par  exemple  celle 
où  il  réfute  si  solidement  l'hypothèse  progressiste  d'après  laquelle  le 
christianisme  n'aurait  été  qu'un  développement  spontané  de  la  raison 
humaine  (t.  I,  p.  i5i  et  suiv.).  Mais  nous  croyons  que  \es  E/eme/ifa 
gagneraient  beaucoup  à  l'introduction  de  plusieurs  autres  thèses  sem- 
blables, surtout  dans  les  deux  traités  fondamentaux  de  la  Religion  et 
de  l'Église.  Du  reste,  tel  qu'il  est,  l'ouvrage  mérite  d'être  recommandé 
non-seulement  aux  candidats  du  sacerdoce,  mais  encore  aux  ministres 
de  la  parole  sacrée. 

—  De  la  Philosophie  dans  renseignement  classique^  par  Ch.  Bé- 
nard,  professeur  au  Lycée  Charlemagne.  i  vol.  in-8.  vi-676.  Pans, 
Ladrange. 

Ce  livre  est  consacré  à  la  défense  d'une  cause  malheureusement  bien 
impopulaire,  et  qui  semble  aujourd'hui  bien  compromise.  Il  s'agit  de 
la  philosophie  et  du  rang  important  qu'elle  doit  occuper  dans  l'enseï- 


REVUE  DE  LA  PRESSE.  427 

gnement  classique.  L'auteur  ne  fait  pas,  dit-il,  un  plaidoyer,  mais  un 
traité.  Un  vrai  traité,  en  effet,  où  la  question  est  étudiée  à  fond  et 
d'où  ressort,  par  conséquent,  un  irrésistible  plaidoyer.  Nous  félici- 
tons cordialement  l'estimable  professeur  du  courage,  du  zèle,  du  talent 
qu'il  a  déployés  dans  cette  tâche  difficile.  Sa  thèse  nous  est  d'ailleurs 
trop  chère  à  nous-même,  et  nous  y  attachons  trop  d'importance  pour 
que  nous  n'ayons  pas  à  cœur  d'y  revenir  un  jour  et  de  l'examiner  à 
loisir.  Nous  aurons  sans  doute  nos  réserves  à  faire;  mais  rien  ne  nous 
empêchera  de  suivre  avec  une  vive  sympathie  les  principales  consi- 
dérations que  renferme  l'ouvrage.  —  En  attendant,  nous  croyons 
remplir  un  devoir  en  appelant  sur  cette  grave  publication  l'attention 
sérieuse  de  tous  ceux  qui  prennent  intérêt  à  l'œuvre  capitale  de  l'édu- 
cation de  la  jeunesse. 

—  Zeno,  Vernnensis  Episcopus^  commentatio  patrologica  Ludovici 
Jos.  Val.  Jazd/ewski,  SS.  theologi?e  doctoris,  archidlœcesis  Posna- 
nlcnsis  sacerdoiis.  Ratisbonœ,  typis  ac  sumpllbus  Georgii  Josephi 
Manz.  1863. 

Dans  ces  dernières  années,  il  a  paru  en  France  quelques  monogra- 
phies sur  d'anciens  écrivains  ecclésiastiques  ;  mais,  depuis  plus  de 
deux  siècles,  l'Allemagne  et  les  pays  slaves  qui  l'avoisinent  sont  la 
pairie  privilt'^giée  de  cette  sorte  de  dissertation.  Le  travail  du  savant 
docteur  de  Posen  est  divisé  en  quatre  chapitres  Le  premier  est  consa- 
cré à  la  vie  et  au  culte  de  saint  Zenon.  Dans  le  second,  l'auteur  prouve 
qu'il  n'y  a  eu  qu'un  seul  saint  Zenon  à  Vérone,  véritable  auteur  des 
traités  qui  portent  son  nom,  et  qui  a  vécu  au  iv^  siècle.  Il  est  de  plus 
démontré  que  saint  Zenon  n'a  pas  été  martyr,  et  que  ce  titre  ne  lui  a 
été  donné  que  parce  qu'autrefois  les  mots  du  confesseur  et  de  martyr 
se  prenaient  l'un  pour  l'autre.  Le  troisième  chapitre  renferme  l'histoire 
littéraire  de  saint  Zenon,  et  le  quatrième,  les  jugements  qui  ont  été 
portés  sur  les  écrits  du  saint  évè({ue.  AL  l'abbé  Jazdzewski  ne  s'est  pas 
proposé  de  dire  sur  la  vie  de  saint  Zenon  des  choses]  nouvelles,  mais 
de  prouver  ou  d'exposer,  beaucoup  mieux  que  Sclpion  jMaffei  et  les 
frères  Ballerlnl  ne  l'avaient  fait,  les  différents  points  que  nous  venons 
d'indiquer.  Il  a  atteint  son  but;  mais  sou  succès  eût  été  encore  plus  grand 
s'il  s'était  rappelé  cette  parole  de  Quliullien  :  AUnd  est  grammatice 
loç'if\  aliitd  latine,  et  s'il  se  fut  efforcé  de  joindre  à  la  solidité  des 
recherches  et  des  raisonnements,  une  latinité  moins  novice  et  un  peu 
plus  d'art  et  d'élégance  dans  la  forme. 

—  LEi^lise  et  le  Pape,  par  le  R.  P.  de  Bovlesve.  i  vol.  In-iS,  Pa- 
ris, Ruffei. 

A  propos  d'un  traité  de  théologie  publié  sur  cette  même  matière, 
on  disait  récemment  que  tout  vêtait  neuf  dans  le  fond  cl  dans  /a  forme. 


128  REVUE  DE  LA  PIŒ5SE. 

Passe  pour  la  nouveauté  de  la  forme,  mais  la  nouveauté  du  fond  !  En 
vérité,  l'éloge  est  bien  équivoque.  Nous  croyons  pouvoir  affirmer  que 
l'auteur  du  livre  que  nous   annonçons  n'a  pas  cherché  ce  genre  de 
mérite.  Au  risque  même  de  tomber  parfois  dans  une  certaine  raideur 
didactique,  il  a  tenu  à  suivre  fidèlement  le  plan  traditionnel.  L'impor- 
tant, après  tout,  n'était  pas  de  rajeunir  un  sujet  mille  fois  traité,  mais, 
comme  dit  fort  bien  le  P.  de  Boylesve  :  «  Le  point  essentiel  et  fonda- 
mental en  ce  moment  est  de  rappeler,  et  peut-être  même  d'enseigner  à 
beaucoup  de  chrétiens  du  monde  et  à  la  plupart  de  nos  adversaires, 
quelle  est  la  notion  première  de  lEglise  et  du  Pape.  "  Oui,  c'est  là 
l'essentiel  ;   mais  le  présent  ouvrage  fait  bien  plus.  Il  traite  avec  les 
développements  convenables  toutes  les  questions  relatives  à  cette  ma- 
tière capitale  :  institution  de  l'Eglise;  —  ses  propriétés,  ses  caractères 
et  ses  signes  distinctifs.  —  Le  Pape,  d'après  l'Evangile  et  la  tradition  ; 
—  sa  suprématie,  son  infaillibilité,  sa  juridiction.   Nous  signalerons 
surtout  un  chapitre  fort  remarquable  sur  \e  Progrès  catholique  (p.  i44 
et  suiv.).  En  somme,  ce  livre  solide,  substantiel,  éminemment  utile, 
est  de  ceux   que  nous  voudrions   voir  lus  et   médités  par  beaucoup 
d'hommes  du  monde.  Nous  le  recommandons  surtout  aux  jeunes  gens, 
auxquels  il  semble  plus  particulièrement  destiné. 

—  Les  divines  Prières  et  Méditations,  recueil  de  prières  et  de  mé- 
ditations pour  toutes  les  situations  de  la  vie  privée  el  de  la  vie  so- 
ciale, composées  de  versets  de  l'Écriture  sainte.  Ouvrage  approuvé 
par  Mgr  de  Quélen,  archevêque  de  Paris,  et  par  Mgr  l'évêque  de 
Metz.  3*  édit.  Paris,  librairie  de  Parent-Desbarres,  rue  Cassette.  28, 
i86o. 

L'auteur  de  ce  livre,  M.  le  baron  de  Gérando,  a  su,  avec  un  rare 
bonheur  et  une  patiente  habileté,  rapprocher  et  distribuer  des  textes 
empruntés  aux  différents  livres  des  saintes  Ecritures,  et  les  réunir  dans 
un  harmonieux  ensemble. 

Deux  prélats  d'une  émuiente  piété  ayant  donné  à  cette  œuvre  de 
foi  et  lie  zèle  l'approbation  la  plus  honorable  et  la  plus  complète,  un 
sentiment  de  haute  convenance,  que  l'on  comprendra  sans  peine,  ne 
nous  permet  pas  de  rien  ajouter  à  ce  double  suffrage,  émané  d'une 
source  aussi  au£fuste. 

La  confiante  modestie  de  M.  le  baron  de  Gérando  nous  encourage 
à  hasarder  quelques  remarques,  que  nous  abandonnons  à  sa  judicieuse 
appréciation. 

L'ouvrage  se  compose  de  deux  parties.  La  première  renferme  un 
grand  noinbre  de  prières,  et  la  seconde  des  méditations,  avi  nombre  de 
deux  cent  soixante-quatre.  Peut-être  eût-il  mieux  valu  entremêler 
les  prières  et  les  méditations,   souvent  réunir  dans  un    même  cadre 


KENUli  nii  I.A  FUKSSli.  4-2λ 

el  sons  lui  intiiic  titre  des  textes  île  tonne  diverse.  Ce  plan  (jl'frirait, 
ce  semble,  à  hi  fois  plus  d'utiité  el  plus  de  variété;  et  les  méditations 
seraient  plus  parfaites,  si,  au  lieu  d'être  simplement  une  suite  de 
réflexions,  elles  présentaient  ini  perpétuel  mélange  de  considérations, 
d'aspirations  et  de  prières. 

Peut-être  aussi  eut-il  été  préférabh'  de  moins  morceler  les  textes, 
dans  certains  endroits,  et  de  conserver  dans  leur  intégrité  certains  pas- 
sages, (pii,  au  m«)Y»'u  de  cp;elques  retranchements,  auraient  fourni 
facilement  des  méditations  toutes  faites. 

11  u  est  pas  besoin  de  dire  que  ces  observations  ne  portent  au- 
cune atteinte  au  mérite  substantiel  du  livie.  Cet  ouvrage  sera  utile 
à  un  grand  nombre  de  personnes.  U  convient  surtout  aux  chré- 
tiens qui  font  de  la  méditation  des  vérités  saintes  les  prémices  de 
chaque  jour,  et  aux  prêtres  qui  se  j)réparent  dans  l'oraison  à  l'oblatiou 
de  l'auguste  sacrifice.  11  ne  déplaira  pas  non  plus  à  ces  hommes  plus 
éloignés  de  Dieu,  qui  demandent  moins  au  texte  sacré  l'aliment  de 
1  àmequela  grandeur  de  la  pensée  et  la  beauté  de  l'expresssion,  et  qui 
admirent  la  Bible  connue  un  livre  d'une  éloquence  élevée  et  d'une  su- 
blime poésie.  Puissent-ils  trouver  Dieu,  sans  l'avoir  cherché,  dans  ces 
pages  qui  racontent  ses  miséricordes  !  C'est  le  vœu  du  respectable 
nuigistrat ,  et  ce  sera  la  plus  douce  récompense  de  ses  iaborieux 
loisus. 

Nous  exprimons  hautement  k  désir  que  l'ouvrage  de  M.  le  baron  de 
Gérando  soit  de  plu-J  en  plus  comm  et  propagé.  Les  saintes  Ecritures, 
lues  et  méditées,  contribueraient  fortement  à  neutraliser  tant  de 
piincipes  activement  délétères,  qui  produisent  1  affaiblissement  de 
l'esprit  chrétien.  Klles  transportent  l'àme  an-dessus  de  cette  atmo- 
sphère impri'gnée  de  matérialisme,  que  nous  respirons  bon  gré  mal 
gré;  elles  doniient  de  Dieu  et  de  ses  perfections  l  idée  lu  plus  grande 
que  l'esprit  de  Ihonuue  puisse  concevon-;  elles  rendent  présente  cette 
Providence,  tro[)  souvent  méconnue,  qui  gouverne  le  monde,  et  qui, 
par  des  voies  mystérieuses,  dirige  chaque  àme  vers  sa  fin  surnaturelle. 
Notre  siècle  a  besoin  plus  que  jamais  d'un  send)lablc  enseignement. 
Honneur  aux  hommes  de  foi  qui  lui  iaj)pellent  le  souvenir  de  ces  so- 
lennelles vérités  ! 

—  Revue  dr  rOrient,  de  C Algérie  et  des  colonies;  Bulletin  de  la 
société  orientale  dû  France.  Paris,  Dupral;  mai  i86'.>. 

Ce  iccueil,  dont  la  publication  avait  été  suspendue  depuis  un  an, 
vient  de  reparaître  sous  la  direction  de  M.  Langlois.  L  article  qui 
nous  a  le  plus  intéressé  dans  la  nouvelli'  livraison,  est  celui  qui  a  pour 
titre  :  Le  pays  de  Tanduc  et  les  descendants  du  Prêtre  Jean.  G  est  uu 
spécimen  dune  édition  du   texte  original  français  i\\x  Livre  de  Marc 


430  REVUE  DE  L4  PRESSE. 

Pol^  que  M.  Pauthier  se  prépare  à  publier  pour  la  première  fois,  d'a- 
près trois  manuscrits  inédits  de  la  Bibliothèque  impériale  de  Paris,  en 
raccompagnant  de  nombreux  commentaires.  On  y  trouve  sur  le  nom 
et  la  personne  du  Prêtre  Jean  une  opinion  qui  mérite  de  fixer  l'atten- 
tion des  savants.  Qu'était-ce  que  le  Prêtre  Jean?  d'où  lui  venait  son 
nom?  Selon  les  uns,  on  appelait  ainsi  au  xii"  et  au  xm"  siècles  cer- 
tains rois  de  l'Inde,  de  la  Tartarie,  ou  du  Cathay^  qui  professaient  un 
christianisme  nestorien.  D'autres  croyaient  y  voir  le  Grand-Négus  ou 
souverain  de  l'Abyssinie  qui  était  également  chrétien.  Quelques-uns 
l'ont  identifié  avec  le  Dalaï-Lama  ou  grand  pontife  des  Mongols  et 
des  Kalmouks  résidant  à  Poutala,  près  de  H'Lassa  dans  le  Thibet. 
Mais,  suivant  M.  Pauthier,  le  Prêtre  Jean  n'était  autre  que  le  khan 
de  la  tribu  mongole  des  Kéraïtes ,  et  il  pense  qu'on  l'a  ainsi 
appelé  du  nom  de  Jean  qu'il  avait  reçu  au  baptême,  et  des  ordres 
mineurs  qui  lui  furent  conférés,  selon  l'usage  observé  alors  par  les 
missionnaires  à  l'égard  des  souverains  convertis  à  la  foi.  M  Pauthier 
cite  à  l'appui  de  son  sentiment  le  passage  suivant  d'une  lettre  de  Jean 
de  Monte-Corvo,  nommé  en  i3i4  par  le  pape  Clément  V,  archevêque 
de  Khan-balich  (ville  du  Khan),  aujourd'hui  Pé-kin,  où  il  résidait 
depuis  1294.  Quidam  rex  illius  jeg/o//is  Georgius,  (ce  secfa  Nestoria- 
norum  Chdstiauoruni^  qui  erat  de  génère  illius  iVJagni  Rcgli,  qui  dic- 
tas fuit  Presbyter  Joannes  de  Indla^  primo  anno  qno  hue  ego  i>eid, 
mihi  adhœsit,  et  ad  veritatem  veiœ  fidei  cathdicœ  per  me  coiwersus^ 
minores  ordines  snscepit ,   uiihique  celehrairli  rcgiis  vestihus  iiidudis 

ministravit Qui  /•<?:?;' Georgius    ante  se.v  annos    mi  gravit  ad  Do- 

minum    vcrus   Christianus FA  filins  dicti  régis  vocatur  Joannes 

propter  nomen  uieutn^  et  spero  in  Deo  quod  ipse  imitabitur  vestigia 
patris  sui L'induction  que  M.  Pauthier  tire  de  ce  passage  relati- 
vement à  l'usage  de  minorer  les  souverains  convertis  et  à  1  ori2[iue  du 
nom  de  Préire  Jean,  parait  plausible;  mais  elle  a  besoin  d'être  confir- 
mée encore  par  de  nouvelles  données  historiques. 

—  Nous  ne  pouvons  qu'applaudir  aux  efforts  que  Ion  fait  pour 
mettre  à  la  portée  du  grand  nombre  les  notions  les  plus  importantes 
de  la  science  théologique.  Sous  ce  titre  :  Jésus-Christ  ^  la  question 
religieuse  des  temps  présents.^  M.  l'abbé  Carney,  ancien  vicaire-géné- 
ral d'Agen  et  de  Nevers,  nous  a  donné,  en  fiançais,  un  traité  à  peu 
près  complet  de  rincarnation.  L'auteur  s'attache  peut-être  un  peu 
trop  à  réfuter  le  système  de  Salvador,  qui  ne  compte  plus  parmi  nous 
beaucoup  d'adeptes,  mais  son  livre  renferme  des  considérations  utiles 
dans  tous  les  temps  et  dont  plusieurs  correspondent  aux  besoins  ac- 
tuels; les  lecteurs  sérieux  le  consulteront  avec  fruit. 

—  Nous  nous  empressons  d'annoncer  le  2"  vol.  du  Temps  pascal:^ 


REVUE  DE  LA  PRESSE.  431 

par  le  R.  P.  doni  Prospcr  Gucrangcr  (in-ia.  Paris,  Vrayet  cIcSurcy). 
Le  nom  qui  signe  ce  livre  nous  dispense  d'en  faire  l'éloge.  Nous  fai- 
sons des  vœux  pour  que  l'illustre  abbé  de  Solesmes  ait  le  temps  de 
complélei-  son  œuvre.  V Année  littirgique  restera  comme  un  des 
beaux  monuments  dont  notre  époque  sera  redevable  à  la  sciense  in- 
fatigable des  nouveaux  disciples  de  saint  Benoît. 

—  L'inauguration  du  nuisée  Napoléon  III,  véritable  fête  pour  les 
antiquaires,  est  aussi  la  source  des  plus  exquises  jouissances  pour  les 
amis  de  l'art  chrétien,  auxquels  il  est  enfin  donné  de  contempler  à 
loisir,  sans  sortir  de  France,  ces  vieux  maîtres  italiens,  successeurs 
de  Giotto  et  précurseurs  de  Raphaël,  si  imparfaitement  représentés 
dans  les  galeries  du  Louvre.  En  présence  de  la  nouvelle  collection,  où 
se  déroule  dans  son  ensemble  l'histoire  de  la  peinture  en  Italie,  qui 
n'éprouvera  le  besoin  de  faire  plus  intime  connaissance  avec  les 
artistes  fameux  dont  les  noms  figurent  sur  le  catalogue  :  Orcagna, 
Benozzo,  Gozzoli,  Mesaccio,  Fiesole,  etc.,  et  avec  les  écoles  dont  ils 
sont  sortis  :  école  siennoise  et  florentine,  école  ombrienne  et  lom- 
barde, etc.  ?  Le  meilleur  guide  qui  puisse  être  proposé,  —  à  prendre 
ce  mot  de  guide  dans  son  acception  la  plus  élevée,  —  c'est,  croyons- 
nous,  l'important  ouvrage  auquel,  après  trente  années  de  conscien- 
cieuses études,  M.  A. -F.  Rio  a  mis  récemment  la  dernière  main  : 
De  l  Art  chrétien^  nouvelle  édition  entièrement  refondue  et  consi- 
dérablement augmentée.  3  vol.  in-8°,  Hachette,  1861.  Sans  doute,  il 
faut  le  reconnaître,  les  doctrines  de  l'estimable  auteur  sont  bien  ab- 
solues, et  il  y  a  là  des  pages  qui  sentent  encore  la  lutte  après  la 
victoire,  et  qui  dépassent  le  but,  comme  il  arrive  en  toute  réaction. 
Mais  ou  trouverait  difTicilement  ailleurs  une  érudition  plus  vaste  et 
plus  sûre,  jointe  à  un  sentiment  plus  vrai  de  la  haute  mission  de  l'art 
chrétien. 

—  Nos  lecteurs  savent  déjà  ce  que  nous  pensons  d'un  estimable 
recueil  qui  en  est  à  sa  deuxième  année  :  Ranie  de  i année  Jeligiense, 
politique,  etc^  par  une  société  décrivains  ecclésiastiques  et  laïques, 
sous  la  direction  de  31.  F.  Duilhé  de  Sainl-Projel.  —  Paris,  J.  LecoffVe, 
et  Toulouse,  Ed.  Privât.  ]ib.-é(Hl.  — On  est  charmé  de  trouver  dans 
un  cadre  si  restreint  le  tableau  complet  du  mouvement  littéraire  de 
l'année  écoulée,  de  voir  chaque  chose  appréciée  généralement  en  fort 
bons  termes,  avec  maturité,  sagesse,  impartialité;  bien  qu'on  puisse 
faire  ses  réserves  sur  certains  détails  que  nous  n'avons  pas  le  loisir  de 
relever  ici.  Tout  le  monde  lira  aAcc  intérêt  lavant-propos  de 
M.  Duilhé  de  Saint-Projet,  et  la  (Question  romaine  qu'il  a  aussi  traitée 
lui-même,  aussi  bien  que  la  Re\,ue  de  droit  canonique,  par  M.  Lama- 
zouj  Révolution  et  Empire,  par  M.  l'abbé  Goux;  le  Droit  en  1861, 


432  HEVUK  DE  l.A  l'IŒSSE. 

par  M.  G.  Biessolles,  professeur  à  la  Faculté  de  Toulouse,  et  de 
charmantes  pages  sui'  des  Ouvrages  divers^  signées  :  Madame  de 
Marcey. 

—  La  Première  Jiihe  ,  ou  l" Evangile  raconté  aux  tant  petits 
enfanta,,  imité  de  l'anglais  par  madame  O.  Delphin-Balleyguier,  in-i8, 
Paris,  Brunet,  1862.  Cet  ouvrage,  dû  à  la  plume  d'une  mère  chré- 
tienne, est  destiné,  comme  son  titre  l'annonce,  à  Fapostolat  du  foyer, 
et  il  nous  a  paru  digne  de  cette  destmation. 

—  Recherches  archéologiques  à  Eleusis,,  exécutées  dans  le  cours  de 
l année  1860  [Recueil  des  Inscriptions],  par  François  Lenormant. 
I  vol.  in-8.  Paris,  1862,  L.  Hachette. 

L'Académie  des  Inscriptions  vient  de  faire  à  cet  écrit  le  plus  bien- 
veillant accueil.  On  y  trouvera  un  nouveau  témoignage  de  l'érudition 
d'un  jeune  savant  qui  poursuit  avec  distinction,  et  avec  un  vrai  désin- 
téressement scientifique,  la  carrière  parcourue  par  son  illustre  père. 
Nous  espérons  revenir  un  jour  sur  cette  curieuse  publication,  ainsi 
que  sur  divers  ouvrages  remarquables  auxquels  nous  ne  pouvons  au- 
jourd'hui consacrer  qu'une  simple  mention  : 

Les  Espérances  de  l'Eglise,  par  le  II.  P.  Ramière.  (i  vol.  in-x8. 
—  Paris,  1862,  R.  Ruffet.j 

Etudes  sur  saint  Augustin,  so/i  ge/iie,  so/i  ànie^  sa  pldlosophie^ 
par  M.  l'abbé  Flottes,  (i  vol.  in-8",  1861.  —  Montpellier,  Seguuij 
Paris,  Durand.) 

Histoire  de  l'Empire  romain,  par  M.  Laurentie.  (4  vol.  in-8°. — 
Lagny.) 

Notre-Dame  de  France,  ou  Histoire  du  culte  de  la  sainte  Fierge 
en  France,,  depuis  roriginc  du  christianisme  jusqu'à  nos  Jours,  par 
M.  le  curé  de  Saint-Sulpice.  (2  vol.  in-8°  déjà  parus.  —  Pion.  ) 

Etudes  sur  l'Irlande  contemporaine,  par  le  R.  P.  Adolphe  Perraud, 
prêtre  de  l'Oratoire  de  l'Immaculée-Conception.  (2  vol.  in-8°.  — 
Douniol.) 

Histoire  de  iabbajede  Saint-Denis  eu  France,  par  madame  Félicie 
d'Ayzac.  (2  vol.  iu-8°  déjà  parus.  —  Paris,  A.  Bray.j 

H.  Mertjaw. 


f'aiis.  —  Jiiipiiiiieiic  de  \V.  P.EMQL'ET,  GOLPV  el  C«,  rue  Caiiiiicièic,  j. 


LA 


PHILOSOPHIE  DE  LA.  FOI' 


Une  des  accusations  formulées  le  plus  liabituellement 
contre  les  croyances  catholiques,  c'est  qu'elles  enlèvent  à  la 
raison  le  gouvernement  de  l'homme  intérieur,  pour  faire  pré- 
valoir en  lui  des  facultés  d'un  autre  ordre.  L'imagination,  le 
sentiment,  la  volonté  aveugle,  le  tempérament  même  sont 
souvent  assignés  comme  leurs  véritables  principes.  Or,  l'em- 
pire que  prennent  tbutes  ces  puissances  secondaires  ne  peut 
évidemment  que  compromettre  cehii  de  l'intelligence,  et 
restreindre  de  plus  en  plus  la  liberté  de  la  pensée. 

Écoutons  d'abord  ceux  qui  rapportent  notre  foi  religieuse 
à  l'influence  exercée  par  l'imagination.  De  tout  temps,  nous 
disent-ils,  l'homme  a  été  porté  à  matériahser,  à  personnifier 
les  choses  invisibles.  Tout  ce  qu'il  conçoit,  il  lui  donne  faci- 
lement un  corps  et  une  âme;  il  lui  prête  en  quelque  sorte  sa 
propre  vie,  et  demande  à  se  le  représenter  sous  une  figure 
humaine.  C'est  ainsi  que  les  forces  cachées  de  la  nature  s'é- 
taient transformées,  pour  les  anciens,  en  autant  de  divinités 
faites  à  notre  image.  Partout  où  ils  saisissaient  une  action 
occulte,  ils  avaient  placé  un  être  mystérieux.  Le  monde  était 
peuplé  de  faunes,  de  nymphes,  de  sylphes,  de  satyres  ;  les 
fontaines  avaient  leurs  naïades,  les  bois  leurs  dryades,  les 

•  Extrait  d'un  travail  plus  étendu,  encore  inédit. 


434  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOL 

mers  leurs  tritons  et  leurs  sirènes.  Toutes  ces  créations  fan- 
tastiques n'attestaient  qu'une  chose,  le  besoin  intime  que 
l'homme  éprouve  de  revêtir  d'une  forme  sensible  l'objet  de 
son  culte.  Plus  tard,  les  anges  et  les  démons  remplacèrent  les 
divinités  de  l'Olympe  et  celles  du  Tartare,  sans  cesser  d'offrir 
un  aliment  à  la  curiosité,  une  satisfaction  à  la  soif  du  mer- 
veilleux. 

Quant  au  philosophe,  on  nous  assure  qu'il  ne  voit  en 
tout  cela  qu'une  chose  ;  l'idée  de  la  Providence,  prenant 
dans  l'esprit  humain  des  proportions  et  des  allures  diverses, 
devenant,  selon  les  époques  et  îe  milieu  qu'elle  traverse,  ou 
un  être  mythologique,  ou  un  intermédiaire  avoué  par  l'or- 
thodoxie ;  demi-dieu  à  Athènes,  ange  à  Jérusalem  et  en  Chal- 
dée,  éon  à  Alexandrie  et  chez  les  gnostiques,  génie  ou  lutin 
pour  les  sorciers  du  moyen  âge,  esprit  pour  quelques  expéri- 
mentateurs trop  crédules  de  nos  jours.  Sous  toutes  ces  enve- 
loppes se  cache  cependant  une  réalité  sérieuse,  à  savoir 
la  présence  et  l'action  d'une  force  qui  échappe  à  nos  sens. 
Mais  le  tort  de  la  foi  est  de  s'attacher  au  symbole  et  de  négli- 
ger la  réalité  ;  elle  est  le  fait  de  l'imagination,  non  de  l'intel- 
ligence. Aussi  l'âge  de  la  science  est-il  mortel  pour  elle  ;  à 
mesure  que  la  raison  domine^  le  règne  des  anciennes  croyan- 
ces diminue  ;  il  tend  de  plus  en  plus  à  disparaître  du  monde. 

Voilà  des  assertions  très-accréditées  ;  pour  les  retrouver 
avec  plus  ou  moins  de  développements,  il  suffit  d'ouvrir,  à 
peu  près  au  hasard,  un  des  nombreux  ouvrages  contemporains 
de  philosophie  religieuse.  Celles  que  nous  allons  rapporter 
maintenant  ne  sont  ni  moins  répandues,  ni  moins  favorable- 
ment accueillies. 

L'humanité,  nous  dit-on,  porte  en  elle-même  un  désir  inné 
d'entrer  en  commerce  avec  l'invisible.  C'est  peu  pour  elle  de 
connaître  Dieu,  elle  veut  le  sentir;  il  ne  lui  suffit  pas  de  l'ado- 
rer, mais  elle  aspire  à  se  rencontrer  avec  lui  dans  une  com- 
aiunion  étroite.  Aussi  a-t-elle  une  facilité  étonnante  à  accepter 
des  rapports  tout  différents  de  ceux  que  fournit  la  nature. 
Quiconque  promet  de  lui  montrer  Dieu  flatte  son  orgueil, 
quiconque  lui  révèle  les  secrets  de  l'obscur  avenir  comble  le 


LA  PHILOSOPLIIE  DE  LA.  FOL  433 

plus  cher  de  ses  vœux;  or,  nul  n'ignore  combien  on  se  per- 
suade aisément  ce  que  l'on  souhaite  vivement.  C'est  l'amour  qui 
engendre  la  foi  ;  le  sentiment  détermine  les  croyances. 

a  Le  principe  de  la  foi,  dit  M.  Charles  de  Rémusat  (parlant 
des  protestants  et  de  tous  ceux  qui  ont  subi  l'influence  anglo- 
germanique),  n'est  ni  l'adhésion  à  l'autorité  visible  d'une 
tradition  sociale  ou  littéraire,  ni  le  besoin  de  donner  une 
forme  sensible  à  la  conception  métaphysique  de  la  Divinité, 
c'est  bien  plutôt  un  sentiment  implanté  ou  développé  soi- 
gneusement dans  leur  âme;  c'est  une  conscience  acquise  de 
l'état  contradictoire  de  notre  nature  intérieure,  également  inca- 
pable de  renoncer  et  de  revenir  au  bien,  convaincue  et  déses- 
pérée de  son  impuissance,  séparée  de  Dieu  par  un  obstacle 
invincible,  si  Dieu  ne  le  détruit  lui-même,  irrésistiblement  ra- 
menée à  la  recherche  d'une  réconciliation  et  d'un  médiateur, 
appelée  enfin  par  le  sentiment  de  sa  perte  et  par  les  promesses 
de  la  révélation  à  se  reposer  de  son  salut  sur  un  divin  Sauveur, 
et  transformée  en  une  autre  elle-même  comme  par  l'effet  d'une 
naissance  nouvelle  ^  »  Ce  sentiment  conduit,  d'après  le  même 
écrivain,  aune  religion  toute  subjective,  à  peu  près  indépen- 
dante de  la  réalité,  il  ajoute,  il  est  vrai,  qu'en  France  la  raison  a 
une  part  plus  large  dans  notre  foi;  mais  la  plupart  des  ratio- 
nalistes sont  loin  der  nous  reconnaître  le  même  privilège. 
M.  Damiron,  dont  une  mort  subite  brisait  dernièrement  la 
brillante  carrière,  a  fait  un  discours  entier  pour  prouver  que 
la  différence  entre  la  raison  et  la  foi  est  celle-là  même  qui 
existe  entre  l'intelligence  et  le  sentiment.  Presque  tous  les 
philosophes  de  cette  école  rapportent  nos  croyances  à  un  ins- 
tinct primordial,  à  un  mouvement  spontané  et  irréfléchi  de 
l'àme;  l'inhni,  saisi  par  la  raison,  donne  la  conception  phi- 
losophique de  Dieu,  c'est-à-dire  la  vérité  pure;  saisi  par  le 
cœur  et  par  une  sorte  de  sens  intérieur  aveugle,  il  donne  la 
vérité  sous  une  forme  altérée  et  symbolique.  La  révélation  et 
les  religions  positives  puisent  là  leur  naissance,  et  l'accepta- 
tion que  fait  l'homme  de  toutes  ces  choses  constitue  sa  foi. 

•  Des  controverses  en  Angleterre.  (Reri/c  des  Deux-Mondes^  I"  janvier  1859.) 


436  L4  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI. 

Faut-il  s'étonner  après  cela  d'entendre  dire  que  la  volonté, 
une  volonté  sans  motifs  raisonnables,  en  est  seule  le  principe? 
La  foi  n'est,  aux  yeux  de  plusieurs,  qu'un  entêtement  tradi- 
tionnel, résultat  d'une  confiance  aveugle  dans  le  passé,  d'un 
parti  pris  auquel  on  s'attache  immodérément,  parfois  même, 
peut-être,  d'un  esprit  naturellement  rétrograde  et  réaction- 
naire qui  se  défie  du  progrès  et  se  tient  sur  la  défensive  par 
rapport  à  tout  ce  qui  est  de  date  moderne.  C'est,  ajoute-t-on, 
une  foi  très-sérieuse,  très-répandue,  très-efficace  que  la  foi 
volontaires  et,  à  ne  considérer  que  les  faits,  c'est  un  des  prin- 
cipes les  plus  actifs  et  les  plus  puissants,  non-seulement  de 
l'esprit  humain,  mais  de  toute  la  nature  humaine  '. 

Enfin,  il  n'est  pas  rare  aujourd'hui  de  faire  des  croyances 
religieuses  une  affaire  de  tempérament,  de  constitution  ou  de 
climat.    Nous  avons  lu   dans  M.  Renan  que  telle   race  était 
prédestinée  au  monothéisme,  telle  autre  au  polythéisme,  que 
le  désert  enseigne  qu'il  n'y  a  qu'un  seul  Dieu,  tandis  que  les 
riants  paysages  de  la  Grèce  et  le  beau  ciel  de  l'Italie  en  révè- 
lent a  l'homme  une  multitude.  Les  faits  ne  sont  pas  toujours 
d'accord  avec  la  théorie,  mais  qu'importe?  D'autres,  pous- 
sant un  peu  plus  loin,  n'auront  pas  de  peine  à  trouver  la 
raison  des  divergences  qui  se  manifestent  parmi  nous  dans 
les  idées.  Si  tel  homme  est  croyant,  c'est  à  son  organisation 
qu'il  faut  l'attribuer  j  si  tel  autre  ne  l'est  pas,  c'est  que  son 
humeur,  sa  manière  d'être,  sa  nature  sont  antipathiques  au 
christianisme.    Dans  les  veines   du   premier  coule  un  sang 
moins  impétueux,  c'est  une  âme  méditative,  rêveuse,  mélan- 
colique et  naturellement  religieuse  ;  l'autre  est  âpre  à  la  piété, 
rebelle  à  l'enseignement;  esprit  indépendant  et  libre,  il  ne 
peut  se  plier  à  la  foi  :  voilà  tout  le  mystère. 

Et  c'est  ainsi  que  s'explique,  au  dire  de  nos  advei'saires, 
tout  ce  qui  reste  encore  parmi  nous  de  croyances  positives. 
Des  femmes  dominées  par  l'imagination  ou  par  la  sensibilité 
nerveuse,  quelques  hommes  simples  ou  enthousiastes,  assers 

*  Cf.  M.  Charles  de  Rémusal.  La  théologie  critique.  [Revue  des  Deux-Mondes, 
i"  janvier  1862.) 


LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI.  -437 

vis  à  de  vieux  préjugés,  suivant  en  aveugles  une  tradition  su- 
cée avec  le  lait,  ou  bien  encore  des  âmes  éprises  de  la  beauté 
d'une  morale  à  laquelle  rien  n'est  comparable  dans  les  œuvres 
humaines,  tels  sont  ceux  qui  croient.  Quant  aux  esprits  vrai- 
ment sérieux,  qui  cherchent  la  vérité  pour  elle-même,  avec  le 
calme  d'une  raison  désintéressée  et  l'indépendance  d'une  cri- 
tique impartiale,  ceux-là  ne  peuvent  plus  être  chrétiens,  du 
moins  comme  on  l'entendait  autrefois,  car,  pour  croire,  il  leur 
faudrait  renoncer  à  se  conduire  par  l'intelligence  et  faire  pré- 
valoir en  eux-mêmes  les  facultés  i-iférieures. 

Nous  ne  pouvons  en  douter,  l'obstacle  à  la  foi,  pour  un 
grand  nombre,  est  la  disposition  que  j'énonce  en  ce  mo- 
ment, c'est-à-dire  quelqu'une  de  ces  idées  passées  chez  eux 
à  l'état  de  conviction  inébranlable.  Hommes  d'ailleurs  sin- 
cères, mais  qui  se  sont  laissé  égarer  par  une  aveugle  confiance 
en  des  guides  trompeurs;  esprits  développés  sur  tout  le  reste, 
mais  dont  l'instruction  religieuse  présente  de  déplorables 
lacunes,  comblées  seulement  par  les  préjugés  à  la  mode. 
Nous  serions  heureux  de  redresser  des  notions  depuis  long- 
temps faussées  ou  obscurcies,  de  ramener  enfin  la  question  à 
ses  véritables  termqs. 


II 


Pour  faire  évanouir  toutes  les  difficultés  dont  nous  venons 
de  faire  l'énumération,  il  suffit  de  restituer  à  la  foi  son  véri- 
table caractère,  et  de  revendiquer  pour  elle  le  bénéfice  d'une 
définition  exacte. 

Qu'est-ce  que  la  foi,  je  ne  dis  pas  dans  le  sens  vulgaire  du 
mot,  car  on  en  abuse  étrangement  aujourd'hui,  mais  au  sens 
chrétien  et  catholique,  la  foi  telle  qu'on  l'a  toujours  enten- 
due parmi  nous,  telle  que  la  conçoivent  et  la  conservent  en- 
core les  hommes  sincèrement  et  sérieusement  religieux? 
Quand  nous  la  rencontrons  dans  ce  milieu,  le  seul  qu'elle 
avoue,  nous  apparaît-elle  comme  un  entraînement  de  l'ima- 
gination, comme  une  affaire  de  tempérament  ou  d'excitation 


438  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI. 

nerveuse?  Les  Augustin  et  les  Thomas  d'Aquin,  les  Bossiiet 
et  les  Descartes,  les  Newton  et  les  Leibnitz  étaient-ils  le  jouet 
de  leur  propre  enthousiasme  ?  leur  foi  était-elle  le  produit  de 
quelque  faculté  exaltée? 

Je  sais  qu'on  essaye  de  nous  enlever  quelques-uns  de  ces 
grands  hommes.  On  voudrait  bien  les  transformer  en  pré- 
curseurs-du  rationalisme,  comme  on  a  tenté  de  le  faire  der- 
nièrement pourdeMaistre  lui-même.  Mais  c'est  en  vain  qu'une 
critique  naturellement  partiale  fait  grand  bruit  de  quelques 
phrases  jetées  çà  et  là,  dont  elle  force  le  sens  pour  en  tirer  le 
scepticisme.  La  conduite  et  les  écrits  de  ces  hommes  supérieurs 
protestent  contre  les  efforts  téméraires  qui  iraient  à  les  traves- 
tir en  hypocrites,  et  à  faire  de  leur  vie  entière  la  plus  ignoble 
comédie. 

Le  siège  de  la  foi  n'est  ni  dans  les  sens,  ni  dans  l'imagina- 
tion, ni  même  dans  la  volonté.  La  foi  est  une  conviction,  et, 
à  ce  titre,  elle  réside  dan  s  l'intelligence.  Elle  est  une  adhésion, 
et  la  faculté  qui  adhère  ne  saurait  être  aucune  de  celles 
qu'on  met  en  avant;  l'esprit  seul  est  capable  de  cet  acte,  il 
l'accomplit  seul,  alors  même  qu'il  se  trompe  en  cédant  à  ses 
préjugés  ou  à  une  pression  extérieure. 

Nulle  hésitation  n'est  possible  à  cet  égard  :  la  faculté  qui  dans 
l'homnie  dit  credo ^  c'est  la  même  qui  dit  en  lui  cogito\  croire 
et  penser  sont  deux  opérations  qui  émanent  du  même  prin- 
cipe; elles  révèlent,  non  pas  deux  puissances  distinctes  de 
l'âme,  mais  deux  opérations  de  la  même  puissance,  deux 
rapports  divers  dans  lesquels  l'esprit  peut  se  trouver  avec  la 
vérité. 

Parfois,  en  effet,  elle  lui  apparaît  directement,  elle  brille 
de  son  propre  éclat  sans  intermédiaire  étranger;  alors,  ce 
n'est  pas  la  foi,  c'est  l'intuition.  Souvent  aussi-,  elle  se  mani- 
feste, non  en  elle-même,  mais  dans  un  milieu  qu'on  appelle 
le  témoignage;  et,  si  cet  intermédiaire  est  sûr,  l'adhésion 
ne  sera  ni  moins  ferme,  ni  moins  infaillible  que  dans  le 
premier  cas.  Supposons  que  l'esprit  s'égare,  son  acte  ne 
change  pas  pour  cela  de  nature.  En  présence  d'un  témoi- 
gnage accepté  légèrement,   sans  garanties  et  sans  contrôle. 


LA  PHILOSOPHIli:  DE  LA  FOL  439 

l'ailhésion  qui  se  produit  est  toujours  celle  de  l'intelligence. 
On  peut  lui  reprocher  d'agir  imprudemment,  mais  on  ne 
saurait  dire  qu'elle  n'agit  plus  et  que  c'est  une  autre  opéra- 
tion qui  se  substitue  à  la  sienne. 

J'insiste  sur  ce  principe,  parce  qu'il  n'est  point  d'obscurités 
qu'on  n'ait  cherché  à  y  répandre.  J'ai  lu  en  vingt  endroits 
que  la  foi  est  dans  l'âme  une  faculté  à  part,  à  peu  près  comme 
le  sejis  esthétique ^  comme  l'instinct  musical  ou  comme  cer- 
taines dispositions  favorables  à  la  poésie.  A  force  d'être  répé- 
tées, ces  assertions  prennent  de  la  consistance;  elles  finissent 
par  passera  l'état  de  chose  jugée.  Faute  de  rétablir  les  faits, 
nous  laissons  creuser  de  plus  en  plus  une  séparation  imagi- 
naire entre  la  raison  et  la  foi.  On  s'accoutume  à  les  regarder 
comme  deux  facultés  donnant  naissance  à  deux  ordres  de  phé- 
nomènes totalement'distincts  et  qui  n'ont  rien  de  commun; 
leurs  causes,  loin  d'être  solidaires,  semblent  avoir  des  intérêts 
opposés;  enfin,  on  proclame  comme  défuiitivement  accompli 
un  irrémédiable  divorce. 

Or,  ce  divorce,  s'il  pouvait  exister,  briserait  l'unité  de 
l'homme  lui-même,  puisqu'il  romprait  celle  de  son  intelli- 
gence. Il  faut  dire,^tout  au  contraire,  que  croire  aussi  bien  que 
voir  est  un  acte  de  la  raison.  La  raison,  il  est  vrai,  n'obéit  pas 
alors  à  sa  lumière  propre  et  à  son  expérience  personnelle 
toutes  seules,  mais  en  acceptant  une  lumière  étrangère,  elle  la 
contrôle;  en  admettant  une  expérience  venue  du  dehors,  elle 
a  soin  d'en  vérifier  la  valeur.  Si  c'est  là  sortir  de  sa  sphère,  il 
faut  que  la  raison  se  renferme  exclusivement  dans  le  cercle 
étroit  des  connaissances  qu'elle  peut  atteindre  sans  recourir 
au  témoignage;  toute  l'histoire  lui  échappe  comme  aussi  la 
meilleure  partie  des  sciences  naturelles;  je  ne  sais  pas 
même  si,  en  y  regardant  de  près,  on  ne  devrait  pas  absolu- 
ment lui  contester  le  droit  de  s'exercer  sur  les  choses  exté- 
rieures ;  les  vérités  d'une  évidence  mathématique  et  les  faits 
de  conscience  resteraient  alors  seuls  de  son  domaine. 

Le  caractère  surnaturel  de  nos  croyances  ne  change  rien  à 
cette  condition  qui  leur  est  essentielle.  Quelle  que  soit  l'in- 
fluence de  la  grâce  sur  l'homme,  elle  ne  fait  point  que  son 


440  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI. 

adhésion  procède  d'ailleurs  que  de  son  esprit,  ni  que  ses 
convictions  résident  ailleurs  que  dans  son  intelligence.  Féne- 
lon  s'inscrivait  en  faux  contre  ceux  qui,  de  son  temps,  remet- 
taient en  doute  cette  vérité  :  «  Si  on  supposait,  dit-il,  que  la 
foi  vient  aux  hommes  par  le  cœur  sans  l'esprit,  par  un  ins- 
tinct aveue;le  de  grâce  sans  un  raisonnable  discernement  de 
l'autorité  à  laquelle  on  se  soumet  pour  croire  les  mystères,  on 
courrait  risque  de  faire  du  christianisme  un  fanatisme  et  des 
chrétiens  des  enthousiastes.  Rien  ne  serait  plus  dangereux 
pour  le  bon  ordre  et  pour  le  repos  du  genre  humain,  rien 
ne  peut  rendre  la  religion  plus  méprisable  et  plus  odieuse',  w 

La  foi  appartient  donc  essentiellement  à  l'esprit.  Elle  est  le 
ferme  assentiment  qu'il  donne  aux  vérités  manifestées  par  le 
ciel  et  proposées  par  l'organe  inf^iillible  établi  pour  cela  sur 
la  terre.  Cet  assentiment  a  son  objet  déterminé,  c'est-à-dire 
tout  ce  qui  qui  est  contenu  dans  la  révélation  et  interprété  au- 
thentiquement  par  l'Église.  Il  a  son  motif  propre,  à  savoir  la 
véracité  divine  :  Dieu  est  inaccessible  à  l'erreur,  il  ne  saurait 
nous  y  induire,   nous  devons  nous  en  rapporter  à  sa  parole. 

Mais,  en  outre,  il  a  aussi  ses  motifs  de  crédibilité.  Ceux-ci 
n'entrent  pas  dans  l'acte  de  foi,  ils  en  sont  les  préliminaires; 
ce  sont  eux  qui  établissent  le  fait  de  la  révélation,  et  par  con- 
séquent la  nécessité  de  croire.  Ils  conduisent  l'homme  comme 
par  la  mtiHi  jusque  sous  le  vestibule  du  temple,  ils  lui  montrent 
l'obligation  d'en  franchir  le  seuil  ;  toutefois  ils  ne  vont  pas 
plus  avant,  simples  introducteurs,  ils  se  contentent  d'ouvrir 
la  porte  :  quand  l'esprit  pénètre  dans  les  profondeurs  du 
sanctuane,  ce  n'est  plus  alors  sur  eux  qu'il  s'appuie  ;  rien 
d'humain  ne  le  soutient  désormais,  mais  uniquement  l'infailli- 
bilité de  Dieu  lui-même. 

En  d'autres  termes,  la  démonstration  chrétienne  me  dit 
avec  une  pleine  certitude  :  Dieu  s'est  fait  entendre,  donc  il 
faut  croire.  Si,  d'après  les  preuves  qu'elle  m'apporte,  je  suis 
convaincu  que  Dieu  a  parlé,  c'est  sans  doute  un  pas  impor- 
tant, ce   n'est  point  encore  la  foi.  La  foi  commence  quand 

*  Fénel.,  Lettre  V,  sur  la  Religion. 


LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI.  441 

j'accepte  cette  parole  et  que  j'en  fais  la  règle  de  mes  pensées; 
alors  je  crois  véritablement,  et  alors  aussi  le  molif  immédiat 
de  ma  conviction,  c'est  l'autorité  suprême  que  je  reconnais  à 
la  parole  divine. 

Mais,  me  dit-on,  ceci  s'accomplit  librement.  L'acte  de  foi 
est  donc  le  fait  de  la  volonté  et  non  de  l'intelligence. 

Certes,  je  suis  loin  de  prétendre  que  la  volonté  n'a  aucune 
influence  sur  sa  production  ,  car  ce  serait  lui  enlever  tout 
mérite.  L'iiumuie  croit  librement,  et  c'est  pour  cela  qu'il  croit 
salutairement'.  jNIais,  si  la  volonté  commande  l'acte  de  foi,  ce 
n'est  pas  d'elle  qu'il  jaillit  comme  de  sa  source. 

Comment  faire  comprendre  le  mystère  de  cette  conception 
merveilleuse  qui  s'acconjplit  au  sein  de  l'âme  humaine?  Deux 
facultés  y  concourent,  l'une  comme  principe  déterminant, 
l'autre  comme  prnicipe  générateur.  La  première  fournit  son 
consentement,  l'autre  apporte  sa  fécondité.  Et  c'est  sous  leur 
action  combinée  que  se  développe  ce  germe  venu  du  ciel,  qui 
dormait  auparavant  dans  les  profondeurs  de  la  conscience; 
l'acte  de  foi  naît  alors  sous  la  triple  influence  de  Dieu  qui 
l'inspire,  de  l'intelligence  qui  le  produit  et  de  la  volonté  qui 
l'ordonne.  ^ 

Quand  la  vérité  se  révèle  à  nous  radieuse  et  sans  nuages, 
l'esprit  se  sent  porlé  à  courir  au-devant  d'elle  et  à  l'embrasser 
étroitement,  à  moins  qu'une  passion  contraire  ne  l'agite  ou 
ne  l'enchaîne.  Il  y  a  des  cas  où  cette  tendance  de  l'esprit  est 
irrésistible,  c'est  lorsque  le  vrai  lui  apparaît  directement  et 
avec  une  entière  clarté.  La  volonté  essayerait  vainement  de 
s'interposer  entre  ce  fover  de  lumière  et  l'Ame  (|ui  en  reçoit 
l'impression.  Mais  si  le  rayonnement  est  moins  fort  et 
moins  direct,  l'influence  du  libre  arbitre  commence  à  se  faire 
sentir;  tantôt  elle  ternit  le  cristal  de  rintelligeiice  en  y  répan- 
dant les  ombres  et  les  préjugés,  tantôt  elle  y  jette  le  trouble 
et  empêche  que  cette  surface  agitée  puisse  lênécliir  les  réalités 
qui  voudraient  s'y  peindre.  Un  esprit  préoccupé,  troublé,  ne 


*  Libère  movenUir  in  Deum  cicdentes  vera  esse  quœ  divinitus  revelata  sunt. 
(Conc.  Trid.  Sess.  vi,  c.  6.) 


442  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI. 

saisit  plus  la  vérité  qui  se  présente;  souvent  aussi  il  ne  la  re- 
connaît  pas,  parce  qu'il  ne  veut  pas  la  voir.  Ainsi  bien  des  fois 
l'homme  repousse  une  accablante  certitude  qui  entrave  ses 
desseins  et  renverse  ses  espérances. 

L'incrédulité  est  encore  plus  fréquente  et  plus  facile  quand 
il  s'agit  de  réalités  d'un  autre  ordre.  Car  l'invisible  a  beau  se 
révéler  par  des  manifestations  certaines  ,  les  sens  qui  ne 
l'atteignent  pas  immédiatement  s'obstinent  à  douter.  L'exis- 
tence de  l'âme,  sa  spiritualité  sont  assurément  de  ces  vérités 
premières  dont  l'homme  qui  réfléchit  acquiert  l'évidence. 
Cette  perception  si  claire  a-t-elle  empêché  le  matérialisme 
d'être  de  tous  les  siècles  ? 

Il  n'y  a  donc  point  contradiction  entre  ces  deux  propriétés 
que  nous  revendiquons  pour  nos  croyances.  Nous  disons  : 
la  foi  est  libre,  et  pourtant  la  foi  repose  sur  l'évidence  ;  elle 
a  des  démonstrations  auxquelles  il  ne  manque  rien  pour  pro- 
duire une  conviction  entière  ;  et  cependant  l'esprit  mis  en 
présence  de  ces  clartés  peut  en  repousser  l'éclat  et  leur 
refuser  son  assentiment;  croire  est  un  acte  qui  relève,  non 
pas ,  comme  le  prétendent  les  rationalistes ,  des  instincts 
aveugles  et  des  facultés  secondaires  de  l'homme,  mais  de  ce 
qu'il  y  a  en  lui  de  plus  noble  et  de  plus  éclairé,  la  volonté  et 
l'intelligence. 

III 

A  la  fin  de  l'article  consacré  au  mot  Foi  ô ans  )e  Diction- 
naire des  sciences  philosophiques  ^  je  lis  ce  qui  suit  : 

«  La  foi  a  besoin  de  motifs  pris  en  nous  et  dans  les  lois 
de  notre  nature  intellectuelle;  elle  doit  jaillir  comme  une 
source  d'eau  vive  du  fond  de  notre  âme,  au  "lieu  de  venir 
seulement  du  dehors  comme  un  fardeau  imposé  par  une 
main  étrangère.  » 

Nous  sommes  d'accord  avec  l'auteur  de  l'article^  s'il  n'a 
voulu  écarter  que  des  croyances  purement  impersonnelles  et 

*  M.  Franck. 


LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI.  443 

qui  seraient  bâties  sur  le  vide.  Il  est  clair  que  la  foi,  pour 
être  sérieuse,  ne  saurait  demeurer  comme  à  fleur  de  terre, 
mais  qn'elle  doit  plonger  dans  l'intelligence  ces  fortes  et  puis- 
santes racines  qui  la  rendront  inébranlable.  Ceci  suppose 
que,  tout  en  étant  surnaturelle,  elle  est  néanmoins  greffée  sur 
les  principes  qui  forment  le  fond  de  notre  esprit  ;  que,  mal- 
gré son  origine  supérieure  à  la  raison,  elle  se  soude  à  tout  ce 
qu'il  y  a  en  nous  de  raisoniiable  ;  non-seulement  elle  doit 
être  en  harmonie  avec  les  lois  de  la  pensée,  mais  il  faut  qu'é- 
tant donnés  certains  faits  extérieurs,  elle  devienne  une  consé- 
quence logique  de  ces  lois. 

L'être  intelligent  n'accorde  pas  sans  motif  son  assentiment 
à  une  doctrine.  Et  le  seul  motif  solide,  la  seule  raison  der- 
nière de  notre  adhésion,  c'est  l'évidence.  Tout  ce  qui  n'est 
pas  évident,  ou  en  soi-même  ou  dans  ses  preuves,  ne  saurait 
fixer  les  incertitudes  de  l'esprit  ni  produire  une  légitime 
conviction.  Voilà  ce  que  nous  disent  les  philosophes  ;  et  nous 
adoptons  volontiers  leur  point  de  départ. 

Qu'est-ce  donc  que  cette  évidence  qui  a  la  force  de  sub- 
juguer les  esprits,  qui  se  révèle  comme  le  seul  fond  solide  sur 
lequel  ils  puissent^ construire,  comme  les  seules  assises  iné- 
branlables en  état  de  porter  sans  faiblir  l'édifice  de  leurs 
croyances  ? 

Plotin  a  dit  :  «  Le  beau  est  la  splendeur  du  vrai.  »  Nous 
pourrions  dire  de  même  :  L'évidence  est  un  certain  éclat  de 
la  vérité  brillant  aux  yeux  de  l'esprit,  se  manifestant  k  eux 
de  telle  sorte  qu'elle  se  fait  aisément  reconnaître,  si  ce  n'est 
qu'ils  veuillent  s'aveugler  eux-mêmes  ou  se  détourner  obsti- 
nément de  sa  lumière. 

Elle  a  pourtant,  nous  l'avons  vu,  des  degrés  divers. 

Quelquefois  elle  est  si  vive  qu'elle  exclut  jusqa'à  la  possi- 
bilité du  doute.  Une  telle  évidence  ne  doit  point  être  cherchée 
dans  les  motifs  de  la  foi,  elle  lui  enlèverait  son  mérite.  Mais 
immédiatement  au-dessous  de  celle-là,  il  en  est  une  autre 
qui,  sans  priver  l'homme  de  sa  liberté,  lui  ôte  cependant  le 
droit  de  nier  ou  d'hésiter,  parce  que  l'un  ou  l'autre  de  ces 
partis  serait  également  déraisonnable. 


444  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI. 

Telle  est  l'évidence  que  nous  revendiquons  pour  les  preuves 
de  nos  croyances  \ 

Quand  elle  vient  à  luire  dans  une  âme  qui  n'est  ni  pré- 
venue ni  distraite,  elle  la  pénètre  doucement  comme  le  rayon 
de  soleil  traverse  un  verre  bien  pur,  elle  la  rend  elle-même 
lumineuse  et  y  produit  cette  heureuse  assurance  dans  la  pos- 
session du  vrai  qui  s'appelle  la  certitude. 

Hélas  !  cette  possession  devient  de  plus  en  plus  rare  parmi 
nous.  Le  grand  nombre  l'a  perdue,  même  dans  les  questions 
les  plus  importantes  de  la  vie.  Quelques-uns,  après  avoir 
longtemps  couru  à  sa  recherche,  ont  fini  par  en  désespérer 
et  l'ont  proclamée  impossible.  Rant  et  Jouffroy,  en  suscitant 
un  difficile  problème,  ont  voulu  étendre  cette  impossibilité  à 
toutes  les  branches  de  la  science  humaine.  Aujourd'hui,  le 
plus  souvent,  on  restreint  le  scepticisme  à  ce  qui  concerne  la 
foi.  Nous  avons  des  hommes  qui  se  plaisent  à  épaissir  les 
nuages  sous  lesquels  se  dérobe  un  avenir  qu'ils  finissent  par 
regarder  comme  impénétrable.  Ils  nous  disent  qu'il  est  inutile 
de  sonder  ces  mystères,  que  les  questions  formidables  qui  se 
dressent  devant  nous  dépassent  notre  portée  et  se  refusent  à 
toute  solution.  Au  lieu  de  poursuivre  sans  cesse  une  vérité 
sur  laquelle  nous  n'avons  aucune  prise,  il  est  plus  sage, 
pensent-ils,  d'accepter  notre  ignorance  et  de  nous  résigner  à 
nos  incertitudes.  Et  c'est  là  que  s'arrêtent  ces  hardis  investi- 
gateurs, qui  semblaient  vouloir  tout  soumettre  à  leur  con- 
trôle. Le  mouvement  de  la  libre  petisée,  qui  se  trouvait  à 
l'étroit  dans  le  cercle  tracé  par  l'orthodoxie,  aboutit  à  se  ren- 
fermer lui-même  dans  des  limites  auxquelles  on  ne  se  résigne 


'  C'est  celle  que  Suarez  appelle  Vévidence  de  crédibilité,  et  qu'il  réclame  pour 
que  l'acte  de  foi  soit  vrai  et  parfait  : 

Exislimo  nullum  hominem  preebere  verum  ot  perfectum  assensum  fidei,  nisi 
prius  aliquo  modo  assequatur  vel  parlicipet  banc  evidentiam  credibililalis.  Con- 
vincor  autem  ratione  supra  facta,  quod  judicium  credibilitatis  débet  esse  certum 
ut  ad  fidem  certam  et  indubitatam  inducat.  Namque  si  quis  polest  prudenter  du- 
bitare  vel  formidare  de  credibililate  objecti,  poteritetiam  de  ipsa  fide  dubitareaut 
formidare,  et  ita  non  erit  6des  perfecta  et  cliri.-tiana  ;  judicium  autem  credibilitatis 
non  potest  eSse  certum  nisi  sit  evidens,  ut  supra  etiam  ostendi.  Ergo  in  quocum- 
que  vere  credente  débet  supponi  taie  judicium.  (Suarez,  De  fide,  Disp.  iv,  sect.  5.) 


LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOL  445 

pas  sans  déchoir.  Des  doutes,  des  hésitations,  voilà  ce  qu'il 
substitue  à  la  jouissance  tranquille  de  la  vérité. 

Pourtant  la  certitude  seule  fait  le  bonheur  de  la  vie.  Sup- 
posez qu'elle  vienne  à  être  ébranlée  dans  les  rapports  de 
l'amitié  et  de  la  famille,  avec  le  doute  y  pénétreront  aussitôt 
toutes  les  angoisses;  la  joie  sera  compromise  au  fond  des 
cœurs  aussi  longtemps  que  la  sécurité  en  sera  bannie.  De 
toutes  les  certitudes,  la  plus  nécessaire  à  l'homme  est  celle 
qui  concerne  sa  destinée,  celle  qui  donne  un  but  à  sa  vie, 
une  explication  à  sa  nature,  une  satisfaction  aux  besoins  de 
son  cœur,  en  un  mot  celle  qui  fournit  ime  solution  à  la 
question  religieuse.  Serait-ce  la  seule  qui  fût  placée  hors  de 
notre  portée,  et  la  Providence  n'aurait-elle  donné  à  la  raison 
aucun  moyen  de  l'atteindre? 

Quand  il  s'agit  d'amener  l'homme  à  croire,  la  compétence 
de  la  raison  doit  être  considérée  à  un  double  point  de  vue  : 
d'abord  en  ce  qui  touche  aux  preuves  de  la  religion,  ensuite 
en  ce  qui  concerne  la  matière  même  de  la  foi. 

Les  démonstrations  de  la  divinité  du  christianisme  sont 
certainement  de  son  ressort.  C'est  à  notre  esprit  qu'elles 
s'adressent  directement  ;  aussi  bien  elles  renferment  tout  ce 
qu'il  faut  pour  le  convaincre. 

x\-t-il  paru  sur  la  terre,  il  y  a  dix-huit  cents  ans,  un  homme 
appelé  Jésus-Christ?  cet  homme  s'est-il  donné  connue  le  Fils 
de  Dieu  et  l'a-t-il  montré  par  ses  œuvres?  a-t-ii  doté  le 
monde  d'une  doctrine  et  d'une  religion  incomparablement 
supérieures  à  tout  ce  que  les  philosophes  avaient  inventé  de 
plus  sublime?  cette  doctrine  et  cette  religion  ont-elles  fait 
leurs  preuves  et  par  les  miracles  qui  ont  accompagné  leur 
apparition,  et  par  le  témoignage  dituiombralos  martyrs  qui 
les  ont  signées  de  leur  sang,  et  par  leur  triomphe  prodigieux 
sur  les  passions  et  sur  les  préjugés  séculaires,  et  par  la  trans- 
formatiun  profonde  qu'elles  ont  opérée  dans  l'humanité,  et 
par  cette  puissance  de  durée  qui  les  fait  survivre  à  tous  les 
systèmes,  résistera  toutes  les  persécutions,  demeurer  debout 
au  milieu  de  toutes  les  ruines?  Ces  questions  et  autres  sem- 
blables peuvent  et  doivent  être  abordées  de  front  par  tout 


446  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOL 

philosophe  digne  de  ce  nom.  Une  étude  sérieuse  et  entreprise 
de  bonne  foi  ne  peut  manquer,  Dieu  aidant,  d'abontir  à  une 
conviction  absolue.  C'est  ici  que  règne  \ évidence  de  crédi- 
h  dite  dont  parle  Suarez. 

Mais,  en  outre,  l'objet  même  de  la  foi  est-il  essentiellement 
d'une  nature  telle  que  jamais,  même  sous  un  autre  aspect, 
nous  ne  puissons  en  avoir  l'intelligence? 

Dieu  existe  :  voilà  une  vérité  non  pas  seulement  philoso- 
phique, mais  encore  religieuse.  Elle  appartient  tout  ensemble 
et  à  la  science  et  à  la  foi;  à  la  religion  naturelle,  dont  elle  est 
la  base,  et  à  la  religion  surnaturelle,  qui  en  fait  le  premier 
article  de  son  symbole.  Or,  tant  que  nous  la  considérons 
comme  un  dogme  rationnel,  l'évidence  la  plus  éclatante  l'en- 
vironne. Car,  si  la  réalité  du  monde  physique  est  certaine,  à 
cause  du  témoignage  des  sens,  la  réalité  d'un  premier  prin- 
cipe, infini,  cause  universelle  de  toutes  choses,  ne  l'est  pas 
moins,  en  vertu  de  la  triple  déposition  du  monde  extérieur, 
de  l'humanité  et  des  idées  les  plus  profondément  gravées 
dans  notre  nature.  S'il  y  a  des  hommes  qui  la  rejettent,  ce 
n'est  qu'en  mentant  à  leur  propre  évidence,  comme  ceux-là 
contredisent  leur  conscience  qui  nient  leur  âme  et  sa  distinc- 
tion d'avec  le  corps. 

Il  y  a  donc  sur  l'existence  de  Dieu  deux  assertionsdis- 
tinctes,  l'une  qui  est  celle  duphilosophe,rautrequiestcelledu 
chrétien.  Pourront-elles  exister  simultanément  dans  le  même 
homme?  la  foi  n'est-elle  pas  une  connaissance  énigmatique, 
qui  admet  ce  qu'elle  ne  voit  pas,  qui  croit  à  des  réalités  dont 
la  lumière  naturelle  ne  lui  donne  pas  l'expérience*  ? 

Je  réponds  que  les  deux  actes  dont  nous  parlons  n'ont  rien 
d'incompatible,  parce  qu'ils  s'accomplissent  dans  des  sphères 
différentes,  et  qu'ils  n'ont  ni  le  même  principe,  ni  le  même 
objet  formel.  Le  Dieu  dont  j'admets  l'existence  par  ma  raison 
naturelle,  c'est  celui  qui  m'est  apparu  dans  mes  réflexions 
comme  la  source  nécessaire  de  tout  ce  qui  est,  et  comme  la 


1  Quid  est  fides  nisi  credere  quod  non  vides?  (S,  Aug.  tract.  40,  inJoan.,  n.  9.) 
Quod  creditur  non  videtur.  (/d.,  tract.  79,  n.  1.) 


LA  PHH.OSOPHIE  DE  LA  FOL  447 

lumière  intérieure  qui  éclaire  mu  pensée;  je  le  salue  au  nom 
de  Tintelligence  qu'il  m'a  donnée,  je  reconnais  la  trace  de  sa 
main  dans  chacune  de  ses  œuvres,  parla  je  m'élève  à  concevoir 
quelque  idée  grossière  et  imparfaite  de  sa  nature.  Mais  le 
Dieu  que  je  confesse  en  vertu  de  la  foi,  c'est  celui  qui  s'est  ré- 
vélé dans  les  Écritures  ;  je  crois  en  lui,  non  point  parce  que  je 
le  conçois  ou  que  je  le  démontre,  mais  parce  qu'il  a  parlé  et 
qu'il  est  entré  en  commerce  avec  l'humanité  par  une  voie 
surnaturelle  ;  ma  foi  l'embrasse  tel  qu'il  se  dépeint  lui-même, 
et  non  tel  que  je  le  puis  comprendre;  elle  l'adore  sur  le 
témoignage  qu'il  s'est  rendu,  non  sur  celui  que  lui  rend  ma 
conscience.  Ainsi  considéré.  Dieu  est  obscur,  l'opération  par 
laquelle  je  le  saisis  est  une  opération  de  grâce;  le  motif  de 
mon  adhésion  doit  être  cherché  dans  l'autorité  et  non  dans 
les  lumières  qui  me  sont  propres*. 

Ce  qui  s'oppose  à    la  foi,  c'est  la  vision,  ou  la  connais- 
sance intuitive,  mais  non  pas  cette  connaissance  ou  cette  vision 
abstraite  que  possède  la  s  cience  humaine  et  qui  n'enlève  ni 
à  l'objet  son  obscurité,   ni  à  l'esprit  sa  liberté.   L'obscurité 
n'a  point  disparu,  car  c'est  toujours  l'énigme  et  non  la  vision 
face  à  face.  Quant  à  la  liberté,  écoutons  le  cardinal  de  Lugo  ; 
«On  objecte,  dit-il,  que  l'adhésion  de  la  foi  doit  être  libre, 
qu'elle  ne  le  sera  pas  si  l'objet  est  connu  d'ime  manière  évi- 
dente... La  réponse  est  facile  après  ce  que  nous  avons  dit: 
L'acte  de  foi  demeure  libre;  car,  quoique  l'esprit  soit  d'ail- 
leurs obligé  de  donner  son  assentiment  à  l'objet,  il  n'est  ja- 
mais nécessité  à  le  croire  par  le  motif  de  la  révélation  divine; 
et  cela  suffit  pour  que  l'acte  de  foi  soit  libre,  non  en  lui-même, 
mais  dans  sa  cause,  à  savoir  la  volonté  qui  le  commande^.  » 


'  Quod  intelligimus  debemus  rationi,  quod  credimus  auctoritati.  (S,  Aug.,  De 
utilit.  cred.,  c.  xi,  n.  25.) 

*  Objiciunt  quia  assensus  fidei  débet  esse  liber,  qiiando  autem  objectum  evi- 
denter  constat,  non  assenlitiir  libère  inlelleclus  sed  ex  necessitale;  ergo  non 
erit  assonsus  fidei.  Ad  hoc  facile  respondelnr  ex  dictis  actum  fidei  semper  esse 
liberum,  quia  licet  aliunde  necessitelur  inlolloctus  ad  assentiedum  illi  objecto, 
nunciuam  tamen  necessitatur  ad  credendum  illud  ex  motivo  revelationis  divin», 
quod  sufTicit  ut  actus  fidei  liber  sit,  non  quidem  in  se,  sed  in  causa,  nempe  in 
volunlale  imperante.  (De  Lugo.  De  virtut.  fid.  Disp.  2.  sect.  2.) 


448  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI. 

Suarez'  et  un  grand  nombre  de  théologiens  du  premier 
ordre  admettent  également  cette  coexistence  de  la  foi  et  de  la 
science  par  rapport  à  la  même  matière.  Ils  montrent  que 
l'une  ne  nuit  pas  à  l'autre,  que  leurs  affirmations  s'accordent 
sans  se  confondre.  Nous  n'empêcherons  donc  point  nos  ad- 
versaires de  dire  avec  M.  Jules  Simon  : 

«  Je  crois,  par  les  seules  lumières  de  la  raison,  que  Dieu  est 
mon  créateur,  je  crois  que  pendant  cette  vie  je  remplis  sous 
ses  yeux  la  tâche  qu'il  m'a  donnée,  et  je  crois  qu'il  m'attend  au 
terme  de  la  vie  pour  me  récompenser  ou  pour  me  punir  ^.  » 

Loin  de  rien  retrancher  à  ce  symbole,  nous  pourrions  y 
ajouter  pUisieurs  articles.  Car  s'il  y  a  une  loi  morale  écrite 
au  fond  de  l'âme,  il  y  a  aussi  une  certaine  religion  dont 
les  dogmes  y  ont  été  gravés.  Plusieurs  sont  faciles  à  lire,  par 
exemple  l'existence  de  la  vie  future,  la  nécessité  de  l'ado- 
ration et  de  la  prière.  D'autres  ne  se  déchiffrent  qu'avec 
plus  d'efforts  et  nous  laissent,  même  lorsqu'on  les  a  compris, 
dans  un  vague  pénible.  Y  a-t-il  une  expiation  pour  le  péché? 
quelle  est  la  nature  des  peines  et  des  récompenses  de  l'autre 
vie?...  En  vain  demanderez- vous  à  l'étude  de  l'âme  une  réponse 
claire  et  catégorique  sur  de  semblables  questions.  Ses  don- 
nées ne  s'étendent  pas  jusque-là,  et  c'est  ce  qui  fait  l'impuis- 
sance de  la  philosophie.  Elle  a  beau  chercher  ;  en  dehors  de 
certaines  limites,  elle  ne  trouve  plus  rien.  Réduite  à  confesser 
son  ignorance,  elle  ne  devrait  pas  du  moins  se  donner  le  tort 
de  repousser  la  lumière  qui  lui  vient  par  une  autre  voie. 

Ce  n'est  pas  le  lieu  de  traiter  des  rapports  de  la  religion 
naturelle  avec  la  religion  surnaturelle.  Quelques  écrivains 
catholiques  ont  nié  la  première,  perce  qu'ils  la  trouvaient 
pauvre,  dénuée,  manquant  presque  du  nécessaire.  Il  ne  leur 
semblait  pas  que  le  petit  nombre  de  vérités  écrites  dans  la 
conscience  humaine  avec  tant  de  lacunes,  et  souvent  en  ca- 
ractères si  obscurs,  put  constituer  une  religion.  En  cela  nos 
richesses  nous  trompent.    Accoutumés  que  nous  sommes  à 


'  Cf.  Suarez,  De  fide.  Disp.  m,  sect.  9. 
*  Larelig.  nat.  p.  29. 


LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOL  449 

celte  abonflance  de  lumières  que  la  révélation  a  répandues, 
à  cette  profusion  d'institutions  saintes  et  de  moyens  de  salul 
dont  nous  a  dotés  le  christianisme,  nous  pouvons  à  j)eine 
nous  faire  à  l'idée  de  celte  pénurie  où  l'homme  aurait  vécu  s'il 
avait  été  réduit  à  ses  seules  ressources.  Pourtant  Dieu  aurait 
pu  le  laisser  à  sa  propre  indigence.  Il  importe  de  le  redire  , 
quoique  peut-être  il  en  coûte  à  notre  orgueil  de  l'avouer;  cette 
vérité  sera  utile  soit  pour  nous  faire  comprendre  à  nous-mê- 
mes nos  obligations  envers  la  révélation  divine,  soit  pour  ôter 
à  nos  adversaires  tout  lieu  de  prétendre  qu'en  exaltant  l'or- 
dre surnaturel,  nous  méconnaissons,  nous  amoindrissons  les 
forces  de  la  nature. 

La  nécessité  d'embrasser  une  autre  foi  que  celle  dont  nous 
trouvons  les  éléments  en  nous-méme  ne  vient  donc  pas  de  l'in- 
suffisance absolue  de  celle-ci,  mais  bien  de  son  insuffisance 
relative.  Si  Dieu  n'a  pas  parlé,  s'il  n'a  pas  élevé  l'homme  au- 
dessus  de  lui-même,  contentons-nous  d'être  philosophes,  at- 
tachons-nous exclusivement  à  la  religion  naturelle,  à  la  bonne 
heure  !  Mais  si  tout  proclame  que  le  Créateur  a  voulu  davan- 
tage, s'il  nous  a  fait  une  destinée  plus  haute  et  des  obligations 
plus  étendues,  qui-^ sommes-nous  pour  vouloir  briser  l'har- 
monie de  ses  desseins,  et  pour  substituer  à  sa  volonté  bien- 
veillante notre  volonté  lâche  ou  perverse? 


IV 


Les  rationalistes  ont  ici  une  réponse  toute  prête.  Il  y  a 
contradiction,  disent-ils,  entre  le  principe  même  de  la  philo- 
sophie et  celui  de  la  foi  aux  vérités  révélées.  En  effet,  le  pre- 
mier axiome  en  philosophie,  c'est  de  n'admettre  que  ce  (juc 
l'on  perçoit  clairement;  or,  la  matière  de  la  foi  est  essentielle- 
ment obscure;  il  faut  croire  ce  que  l'on  ne  voit  j)as,  et,  si  ja- 
mais l'intelligence  en  est  promise,  c'est  comme  le  résultat  de 
la  foi  et  non  connue  son  préliminaire. 

Ici,  une  foule  d'hounnes  abusés  s'éloignent  de  nous.  Ils  ont 
tant  entendu  répéter  que  nos  croyances  supposent  la  non- 


450  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOL 

évidence  de  leur  objet  !  Eux,  au  conïraire,  ils  sont  décidés  à 
ne  se  conduire  en  tout  que  d'après  l'évidence.  Tel  est  à 
leurs  yeux  le  privilège  et  la  loi  de  l'être  raisonnable;  c'est 
son  droit  comme  son  devoir  ;  autrement  il  accepte  un  joug 
humiliant,  il  se  laisse  enchaîner,  abdique  sa  liberté  naturelle 
et  ne  marche  plus  qu'en  aveugle. 

Il  y  a  ici  un  profond,  un  déplorable  malentendu. 
Oui,  une  saine  philosophie  exige  l'évidence,  mais  celle  dont 
l'objet  est  susceptible.  Outre  l'évidence  d'intuition,  il  y  a  encore 
l'évidence  de  démonstration.  Et  celle  ci  à  son  tour  est  double, 
parce  que   la  démonstration  a  deux  procédés  différents.  Ou 
bien  elle  voit,  ou  bien  elle  écoute.  Elle  voit  par  les  idées,  et 
c'est  ainsi  qu'analysant  les  premiers  principes,  elle  arrive  à 
conquérir  d'autres  vérités  qui  y  étaient  contenues.  Elle  entend 
par  le  témoignage ,   et  c'est  ainsi  que   l'homme,  sortant   de 
lui-même,  parvient  à  la  connaissance  des  faits  qui  ne  se  sont 
point  passés  sous  ses  yeux.  Ces  faits  sont  évidents,  sans  doute, 
mais  de  quelle  manière  ?  Est-ce  en  rentrant  en  lui-même  que 
l'homme  les  apprend  comme  par  un  récit  de  sa  propre  cons- 
cience ?  Il  aurait  beau  se  renfermer  éternellement  dans  l'en- 
ceinte de  sa  pensée  solitaire,  le  passé  de  l'humanité  n'y  surgirait 
pas,  à  moins  qu'il  n'y  ait  été  préalablement  déposé  du  dehors 
par  l'élude  de  l'histoire. 

Mais  l'humanité  a  parlé.  Elle  qui  a  vu,  qui  a  touché,  elle 
a  rendu  témoignage  ;  car  elle  se  survit  à  elle-même  dans 
une  succession  non  interrompue  de  générations,  sa  parole 
subsiste  dans  une  tradition  toujours  vivante,  comme  aussi 
dans  les  monuments  contemporains  des  événements  qu'ils  ra- 
content. Le  philosophe  regarde,  il  écoute,  et,  se  recueillant, 
il  dit  :  L'humanité  est  croyable,  et  je  dois  admettre  sans  avoir 
vu.  Il  est  vrai,  si  je  considère  la  donnée  historique  en  elle- 
même,  je  n'en  ai  pas  l'évidence;  mais  si  je  la  regarde  dans  le 
milieu  qui  me  l'apporte,  dans  l'affirmation  qui  me  la  garantit, 
il  ne  me  reste  aucun  motif  de  douter.  Je  vois  les  vérités  ma- 
thématiques ;  je  crois  les  vérités  historiques  ;  ce  sont  deux 
manières  légitimes  de  savoir.  De  part  et  d'autre  j'ai  la  certi- 
tude parce  que  j'ai  l'évidence  ;  ici  une  évidence  d'intuition, 


LA  rilILOSOPHlE  DE  LA  FOL  454 

là  une  évidence  de  crédibilité  ou  de  démonstration  par  le  té- 
moignage. 

Ainsi  la  vue  de  l'homme  individuel  s'allonge,  ainsi  il 
justifie  son  caractère  d'être  social.  S'il  se  circonscrivait  dans 
les  lifiiites  de  son  esprit  particulier,  s'il  n'admettait  que  ce 
qu'il  a  pu  contempler  de  ses  yeux  ou  lire  dans  sa  pensée,  à 
quoi  lui  servirait  d'être  membre  de  ce  grand  corps  qui  s'ap- 
pelle l'humanité?  On  ne  s'avise  pas  de  dire  qu'en  acceptant  la 
déposition  des  siècles,  il  abdique  la  liberté  de  son  intelligence, 
que  les  ironuments  du  passé  sont  pour  lui  une  entrave,  et  les 
annales  du  genre  humain  un  joug  dont  il  lui  faut  secouer  le 
fardeau.  Pourtant  il  peut  bien  se  trouver  parfois  à  l'étroit 
dans  ces  lignes  tracées  d'avance.  L'invention  n'a  pas  le  champ 
libre  devant  l'inflexibilité  des  faits,  et  l'imagination  ne  sau- 
rait se  donner  carrière  en  présence  de  l'immuable  histoire. 

Comprenons-le,  toute  vérité  acquise  restreint,  en  un  sens,  le 
mouvement  de  la  pensée,  car  aussitôt  deux  voies  se  ferment 
devant  elle,  celle  du  doute  et  celle  des  affirmations  contraires. 
L'homme  est  loin  de  s'en  plaindre  partout  ailleurs;  il  se  fé- 
licite d'autant  plus  qu'il  voit  se  rétrécir  davantage  ce  champ 
qui  n'est  ouvert,  après  tout,  qu'à  la  liberté  de  l'ignorance. 
D'où  vient  cette  singulière  exception  faite  seulement  pour  le 
dogme  chrétien  ?  La  question  n'est  pas  de  savoir  si,  en  s'impo- 
sant  à  nous,  il  mettra  des  bornes  à  l'indépendance  de  nos 
opinions,  mais  bien  de  savoir  s'il  vient  avec  tous  les  caractères 
du  vrai  et  s'il  en  élargit  pour  nous  la  connaissance. 

Parmi  les  faits  que  l'humanité  a  vus,  qu'elle  rapporte 
comme  témoin,  se  trouvent  les  faits  religieux,  les  faits  surna- 
turels. Aucun  événement  historique  n'est  environné  de  tant 
d'éclat.  Les  autres  sont  plus  ou  moins  généralement  attestés, 
ceux-là  sont  en  quelque  sorte  devenus  personnels  à  tous  par 
la  foi.  Les  autres  étaient  le  plus  souvent  étrangers,  indifférents 
au  grand  nombre.  Qu'importait  aux  contemporains  de  Char- 
lemagne  ou  de  saint  Louis  qu'il  y  ait  eu  autrefois  à  Rome  un 
fameux  capitaine  appelé  Sci[)\on,  ou  que  le  monde  ait  un  ins- 
tant subi  lejougd'ini  homme  illustre  nommé  Alexandre?  La 
plupart  avaient  peu  à  gagner  en  apprenant  ces  choses,  peu  à 


io-2  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI. 

perdre  s'ils  les  ignoraient.  Mais  ce  qui  les  intéressait  bien  da- 
vantage, c'était  de  savoir  si,  en  vertu  de  certains  événements 
qu'on  leur  racontait,  chacun  d'eux  était  obligé  d'admettre 
des  dogmes  strictement  formulés,  de  pratiquer  des  actes  dé- 
terminés pour  chaque  circonstance,  et  souvent  difficiles.  Voilà 
certes  quelle  était  pour  tous  la  question  capitale.  Nul  n'y  de- 
meurait étranger,  et  sans  doute,  alors  comme  toujours,  le 
grand  nombre  se  portait  à  désirer  que  tout  cela  fût  faux, 
afin  de  vivre  dans  une  indépendance  plus  complète. 

D'où  vient  que,  malgré  tant  d'obstacles,  le  témoignage  a  sur- 
vécu? d'où  vient  qu'il  nous  arrive  apporté  par  ces  générations 
mêmes  qu'il  avait  d'abord  subjuguées  et  réduites  à  l'obéis- 
sance? nos  devanciers  étaient-ils  moins  jaloux  de  leur  liberté? 
avaient-ils  des  passions  moins  ardentes?  S'ils  les  ont  pliées 
sous  le  joug  d'une  doctrine,  c'est  que  cette  doctrine  leur  a 
paru  vraie,  et  si  elle  leur  a  semblé  vraie,  c'est  qu'elle  était  con- 
firmée par  des  faits  qu'ils  ont  regardés  comme  indubitables. 

A  cela  on  répond  que  la  critique  n'était  pas  encore  née  et 
qu'un  souffle  de  sa  bouche  aurait  suffi  pour  faire  disparaître 
tout  cet  échafaudage  de  démonstrations  appuyé  seulement  sur 
la  crédulité  de  nos  pères.  Je  ne  suis  pas  de  ceux  qui  font  si  bon 
marché  des  époques  précédentes.  Le  bon  sens  est  de  tous  les 
siècles.  Et  certes  le  bon  sens  suffisait  pour  indiquer  la  marche  à 
suivre  et  contrôler  la  réalité  des  événements  sur  lesquels  se 
base  la  démonstration  religieuse.  Ce  contrôle  n'a  jamais  fait 
défaut.  N'eùt-il  pas  été  dans  les  tendances  de  l'esprit  humain, 
U  devenait  pour  les  chrétiens  une  nécessité  de  position  vis-à- 
vis  du  paganisme  et  de  l'hérésie.  D'ailleurs  cette  critique,  dont 
on  fait  tant  de  bruit,  quelle  découverte  sérieuse  nous  apporte- 
t-elle?  quelles  difficultés  insolubles  a-t-elle  soulevées? 

Elle  a  attaqué  l'authenticité  de  nos  Livres  saints.  Eh  bien! 
en  acceptant  de  confiance  toutes  ses  assertions,  en  nous  bor- 
nant à  user  des  ressources  qu'elle  nous  laisse,  nous  recons- 
truisons encore  sans  peine  toute  notre  histoire.  C'est  ainsi  que 
ie  seul  Évangile  selon  saint  Jean  et  celles  des  Epîtres  de  saint 
Faul  que  sa  lime  n'a  pu  entamer,  nous  suffiraient  pour  établir 
et  nos  dogmes  et  les  faits  de  l'Église  primitive.  Les  efforts  de  la 


LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI.     '  453 

ci'itique  contemporaine,  loin  d'affaiblir  la  démonstration 
chrétienne,  ne  font  que  lui  donner  plus  d'éclat  et  la  mettre 
dans  un  jour  plus  brillant.  C'est  ce  que  l'on  reconnaîtra  de 
plus  en  plus,  à  mesure  que  ces  travaux  seront  appréciés  à 
leur  juste  valeur. 

Il  y  a  des  hommes  qui  pensent  éluder  l'histoire  avec  quel- 
ques mots.  Crédulité,  besoin  de  merveilleux,  tendance  mys- 
tique à  retrouver  une  main  cachée  partout  où  l'on  voit 
quelque  phénomène  insolite,  hallucinations  individuelles  et 
collectives,  voilà  leurs  moyens  d'explication  toujours  prêts; 
c'est  leur  réponse  unique  à  toutes  nos  preuves.  Ou  dirait  qu'il 
y  a  dans  ces  mots  une  puissance  magique  à  laquelle  rien  ne 
résiste,  capable  même  de  dissoudre  le  granit  sur  lequel  est 
assis  l'édifice  de  nos  croyances.  Pauvre  siècle,  en  vérité,  que 
celui  qui,  dans  ces  importantes  questions,  se  paye  de  solutions 
chimériques  !  esprits  légers  et  frivoles,  que  ceux  qui  se  con- 
tentent à  si  peu  de  frais  et  s'endorment  dans  leur  incrédulité, 
sur  la  foi  d'une  critique  superficielle!  Nous  avons  ailleurs  fait 
justice  de  ces  folles  prétentions.  Qu'il  suffise  ici  de  rappeler 
une  parole  qui,  pour  nous  venir  d'une  bouche  protestante, 
n'en  est  pas  moins  l'expression  exacte  de  la  vérité  : 

«  Le  philosophe  demeure  chrétien  sans  abdiquer,  lorsque, 
au  lieu  de  tergiverser,  il  a  regardé  le  christianisme  en  face, 
comme  un  fait  historique  dont  la  philosophie  de  l'histoire 
est  tenue  de  rendre  compte,  et  c[u'd  s'est  convaincu  qu'une 
intervention  directe  de  Dieu  dans  l'histoire  est  la  seule  raison 
suffisante  de  ce  phénomène'.  » 


Le  doute  méthodique  a  été,  nous  dit-on,  comme  le  signal 
et  le  premier  acte  de  notre  affranchissement  intellectueP. 
Autant  on  fait  gloire  à  Descartes  de  l'avoir  le  premier  (établi 


*  M.  Ch,  Secretan,  Recherche  de  la  mélhoie  qui  conduit  à  la  véritc 
'  Dict.  de)  soienc.  phil.  au  mot  Doute. 


iU  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI. 

comme  une  règle  universelle,  autant  on  s'élève  avec  force 
contre  les  défenseurs  du  dogme  et  de  la  tradition,  que  l'on 
regarde  comme  systéoiatiquement  hostiles  à  toute  recherche 
de  cette  nature.  H  semble  que  la  question  d'indépendance 
pour  la  pensée  humaine  soit  intimement  liée  à  celle-là.  Aussi 
importe-t-il  de  lever  les  équivoques  et  de  faire  disparaître  des 
conflits  de  mots  trop  fréquents  en  cette  matière. 

Nous  n'entamerons  pas  une  polémique  au  sujet  de  Descartes 
lui-même.  Il  y  a,  dans  le  Discours  sur  la  méthode,  des  expres- 
sions susceptibles  d'une  interprétation  plus  ou  moins  large  et 
dont  il  est  difficile  de  préciser  le  sens.  L'auteur  a -t-il  vérita- 
blement fait  table  rase  de  toutes  ses  convictions,  ou  s'est-il 
borné  à  suspendre  inéthodiquement  son  jugement,  jusqu'à  ce 
qu'il  eut  trouvé  des  raisons  solides  pour  se  rassurer?  en 
d'autres  termes,  y  a-t-il  eu  un  moment  où,  de  fait,  il  ne  croyait 
plus  à  rien,  tout  en  se  conformant  extérieurement  aux  exi- 
gences de  la  religion  et  aux  coutumes  qu'il  trouvait  établies 
autour  de  iui?  ou  bien  était-ce  simplement  un  doute  fictif,  hy- 
pothétique, n'atteignant  pas  les  profondeurs  delà  conscience, 
et  demeurant  dans  les  hauteurs  toujours  sereines  de  la  pure 
spéculation  ?  Voilà  une  question  fort  intéressante  sans  doute, 
mais  qu'il  ne  nous  est  point  nécessaire  de  traiter  ici  ;  nous 
n'avons  à  nous  occuper  que  des  principes  et  non  pas  des 
personnes. 

Le  doute  méthodique  tel  que  nous  le  concevons,  et  tel  qu'il 
a  son  fondement  dans  la  nature,  ne  consiste  pas  à  remettre 
réellement  en  question  les  vérités  dont  on  avait  auparavant 
la  certitude,  mais  à  les  étudier  comme  si  l'on  n'en  était  pas 
convaincu,  afin  de  trouver  les  bases  solides  de  ces  croyances. 
C'est  une  suspension  volontaire  et  fictive  du  jugement ,  un 
état  provisionnel  et  momentané,  une  opération  dans  laquelle 
l'esprit  se  dédouble  en  quelque  sorte  lui-même,  laissant  d'un 
côté  l'homme  réel  qui  continue  à  croire,  à  agir  comme  il  le 
faisait  auparavant,  et  posant  d'autre  part  le  philosophe  qui 
veut  se  rendre  compte  de  tout  et  n'admet  rien  sans  de  bonnes 
preuves.  Ainsi  la  personne  demeure  intacte;  mais  à  coté  d'elle 
il  y  a  comme  un  esprit  impersonnel  qui  en  est  détaché,  et  qui 


LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOL  ioà 

attend    pour  se   décider  (jii'il    ait   vu  briller   les  clarlt's  de 
l'évidence. 

Ce  doute  ainsi  expliqué  est  bien  plus  ancien  que  Descartes. 
Il  forme  la  méthode  même  de  saint  Thomas  dans  sa  Somme 
théologiqqe  ;  car  on  sait  que  chaque  question  y  est  d'abord 
présentée  sous  une  forme  dubitative  :  ^/?  Veus  sit,  utrum  sit 
injinitus ,  iitriuîi  anima  liumana  sit  corpus,  etc.  ;  puis  viennent 
les  motifs  qui  peuvent  confirmer  le  doute,  et  c'est  seulement 
ajirès  les  avoir  pesés  et  réfutés,  que  l'esprit  se  trouve  en  pos- 
session d'une  solution  certaine.  Cette  manière  de  procéder 
est  invariablement  suivie  par  l'Ange  de  l'école;  ses  précur- 
seurs l'avaient  déjà  connue  et  constamment  employée.  Qu'on 
lise  les  Commentaires  d'Albert  le  Grand  et  du  Maître  des  Sen- 
tences, le  Sic  et  non  d'Abailard,  ou  les  traités  plus  anciens 
de  l'école  de  saint  Victor,  de  Pierre  de  Poitiers  et  de  saint 
Anselme,  partout  on  retrouvera,  plus  ou  moins  nettement 
accusée,  la  même  marche  et  la  même  méthode. 

A  vrai  dire,  c'est  celle  de  l'esprit  humain  lui-même,  du  mo- 
ment qu'il  raisonne.  Toute  thèse  qu'il  s'agit  de  prouver  est 
d'abord  considérée  comme  une  proposition  dont  la  vérité  est 
hvpotliétique,  du  moins  en  un  certain  sens  et  à  un  certain 
point  de  vue;  autrement  tout  examen  libre  et  sérieux  devien- 
drait impossible,  nous  n'aurions  qu'un  jeu  d'esprit,  une  opé- 
ration in.->ignitiante  et  un  simulacre  de  démonstration. 

Prétendrait-on  que  les  matières  religieuses  font  exception  à 
cette  règle?  Autant  vaudrait  renier  toute  théologie.  En  sou- 
mettant les  articles  de  la  foi  à  ce  contrôle,  nous  ne  faisons 
injure  ni  à  la  parole  de  Dieu,  ni  à  l'autorité  de  l'Eglise  ;  car 
c'est  un  devoir  de  l'homme  raisonnable  de  se  prouver  à  lui- 
même  qui>  Dieu  existe  et  qu'il  s'est  fait  entendre,  que  l'Église 
est  une  institution  surnaturelle  et  qu'elle  a  droit  de  nous  en- 
seigner. Chercher  dans  l'histoire  et  dans  la  raison  des  motifs 
de  cette  double  croyance,  ce  n'est  pas  nier  la  religion,  c'est  en 
établir  \es prcliminaires ;  et,  si  l'étude  est  calme,  si  elle  se 
poursuit  de  bonne  foi  et  d'une  manière  intelligente,  loin  d'é- 
branler l'é  lifice  des  convictions  elle  fortifiera  les  ouvrages 
avancés  qui  le  rendent  inattaquable. 


4o6  LA  PHILOSOPHIK  DE  LA  FOI. 

Nous  ne  disons  pas,  sans  doute,  que  tout  homme  doive  faire 
une  pareille  épreuve.  Il  est  bon  nombre  d'esprits  faibles  à 
qui  elle  serait  funeste;  la  multitude  se  compose  d'ignorants 
pour  qui  une  pareille  tâche  serait  une  entreprise  impossible.  A 
ceux-là  il  suffit  de  croire  sur  une  autorité  qui  se  justifie  à 
leurs  yeux  par  tant  de  titres  faciles  à  constater,  et  que  le  bon 
sens  tout  seul  apprécie.  Dieu,  en  envoyant  à  l'homine  sa  lu- 
mière, ne  Ta  point  cachée  sous  le  boisseau  ;  la  cité  qu'il  a  bâtie 
est  établie  sur  la  montagne  où  les  yeux  de  tous  peuvent  l'a- 
percevoir sans  beaucoup  d'efforts;  aussi,  cette  simple  et  rai- 
sonnable adhésion  à  la  vérité  qui  éclate  a  été  et  sera  toujours 
le  salut  du  grand  nombre.  Mais  il  est  aussi  des  intelligences 
plus  développées,  que  les  conditions  vulgaires  ne  satisfont  pas. 
C'est  peu  pour  elles  d'avoir  la  foi,  il  leur  faut  une  foi  raison- 
née,  une  foi  qui  ait  conscience  d'elle-même,  de  ses  motifs,  de 
sa  nécessité,  de  ses  rapports  avec  l'esprit  humain  et  de  la  ma- 
nière dont  elle  y  est  reliée;  pour  de  telles  âmes,  l'examen  dont 
nous  parlons  devient  indispensable;  au  lieu  de  remettre  en 
question  si  un  homme  instruit  et  de  bonne  foi  le  peut  légiti- 
mement entreprendre,  il  vaut  bien  mieux  chercher  les  condi- 
tions selon  lesquelles  il  le  fera  sans  péril. 

Deux  hypothèses  se  présentent  :  ou  celui  qui  aborde  l'étude 
du  christianisme  est  déjà  croyant,  ou  il  ne  l'est  pas  encore. 

Dans  cettedernière  supposition,  le  doute  n'est  pas  seulement 
méthodique,  il  est  réel;  en  le  considérant,  nous  sortirions  du 
sujet  qui  nous  occupe.  C'est  une  lacune,  trop  ordinaire  dans 
l'éducation  de  nos  jours,  qu'il  faut  combler  en  s'instruisant  ; 
ce  sont  peut-être  des  idées  fausses  ,  amassées  au  contact  de 
l'impiété,  qu'il  f^uit  dissiper  en  s'éclairant  ;  c'est  tout  cet  en- 
semble d'objections  banales  ,  de  préventions  puisées  dans  le 
commerce  du  monde  ,  de  convictions  hasardées  et  reposant 
sur  des  principes  ruineux,  dont  il  est  indispensable  de  se  dé- 
faire ;  travail  lent  et  pénible  peut-être,  mais  où  la  grâce  aide 
puissamment  un  cœur  droit,  et  qui  ne  peut  manquer  d'aboutir 
à  d'heureux  résultats,  si  l'on  a  soin  de  recourir  aux  sources 
les  plus  pures,  de  se  faire  diriger  par  les  véritables  interprètes 
delà  doctrine.  A  ces  conditions,  nous  osons  promettre  que 


LA  PllILOSOMIin  DE  LA  FOL  457 

la  liberté  (le  l'esprit  ne  sera  en  rien  entamée;  elle-même,  au 
contraire,  si  elle  n'est  entravée  par  quelque  secrète  passion  ou 
retenue  par  le  respect  humain  ,  conduira  jusqu'à  lÉvangile. 
En  courbant  devant  Jésus-Christ  son  intelligence  vaincue , 
l'homme  ne  fera  pas  un  acte  d'esclave;  jamais,  au  contraire, 
il  n'aura  donné  l'exemple  d'une  plus  haute  ni  d'une  plus  no- 
ble indépendance. 

Mais  voici  un  croyant  fidèle,  enfant  de  l'Église  depuis  sa 
naissance;  celui-là,  nous  dit-on,  n'est  pas  libre,  car  les  prin- 
cipes de  sa  foi  lui  défendent  de  déposer,  ne  fût-ce  que  pour 
un  moment,  le  fardeau  de  ses  croyances.  Or,  comment  exa- 
miner, s'il  ne  s'affranchit?  comment  poursuivre  impartiale- 
ment se  s  recherches,  alors  que  le  joug  des  idées  chrétiennes 
pèse  constamment  sur  lui,  quand  sa  conscience  lui  interdit 
rigoureusement  toute  espèce  de  doute  sur  un  point  quelcon- 
que de  la  doctrine  ? 

La  réponse  à  cette  difficulté,  commune  à  bien  des  esprits, 
se  trouve  dans  la  notion  même  que  nous  avons  précédem- 
ment développée.  Non,  le  catholique  qui  veut  examiner  sé- 
rieusement sa  religion  ne  commencera  pas  par  s'en  défaire. 
Quelle  raison  l'obligerait  d'agir  ainsi?  Il  n'a  aucun  motif  de 
douter,  et  il  en  a  beaucoup  de  continuera  croire.  Car,  quoi- 
qu'il ne  puisse  se  rendre  compte  de  tout ,  il  voit,  du  moins 
confusément,  une  multitude  de  choses  propres  à  le  rassurer. 
Toutes  les  jireuves  de  crédibilité  se  dressent  à  ses  yeux,  bien 
qu'il  n'en  ait  encore  constaté  ni  le  poids  ni  la  valeur  incon- 
testable. Kt  quand  même,  du  côté  de  la  science  ou  du  cùtéde 
l'histoire,  s'élèveraient  des  objections  qui  lui  paraîtraient  in- 
vincibles, il  sait  d'avance  que  les  solutions  existent,  tout  en  ne 
lui  étant  pas  connues.  Il  s'en  ra|)porte  provisoirement  à  l'au- 
torité, au  témoignage.  Il  ne  prétend  pas,  devant  une  montagne 
qui  arrête  son  regard,  nier  l'existence  des  régions  dont  elle 
lui  dérobe  la  vue;  le  soleil  (pi'il  cherche  est  encore  sous  l'ho- 
rizon, mais  il  ne  tardera  pas  à  se  lever,  et,  parce  que  l'aurore 
n'a  pas  encore  j)aru,  ce  n'est  ])as  une  raison  de  douter  de  la 
lumière. 

A  part  cette  différence  ,  les  études  de  l'incrédule  et  celles 


458  LA  PHILOSOPHIE  DE  LA  FOI. 

du  croyant  procéderont  de  la  même  manière.  Ce  sera  le  même 
sérieux  dans  l'examen  des  démonstrations,  la  même  sévérité 
dans  l'adoption  des  motifs.  De  part  et  d'autre  on  ne  se  rendra 
qu'à  des  raisons  péremptoires  ,  et  qui  excluent  tout  danger 
d'erreur. 

La  religion  n'a  rien  à  redouter  d'un  semblable  travail;  car 
ses  fondements,  posés  par  la  main  de  Dieu,  sont  inébranlables; 
plus  on  les  dégagera^  plus  leur  solidité  a  toute  épreuve  se 
montrera  au  grand  jour.  Aussi  voyons-nous  souvent  que  , 
dans  les  classes  instruites,  les  conversions  sont  l'œuvre  d'une 
science  plus  avancée,  ramenant  à  la  foi,  suivant  le  mot  de  Ba- 
coU;,  ceux  que  de  premières  études  historiques  ou  philosopln- 
ques  en  avaient  éloignés. 

Une  seule  chose  peut  mettre  obstacle  a  ce  résultat  :  c'est 
une  idée  préconçue  dans  laquelle  on  s'obstine.  Quiconque 
juge  a  priori  que  le  surnaturel  répugne,  que  le  merveilleux 
est  absurde  ,  que  les  mystères  sont  un  tissu  de  contradic- 
tions, est  évidemment  incapable  de  voir  la  lumière  se  faire 
dans  les  études  religieuses.  Il  ressemble  à  celui  qui  lirait 
les  livres  de  philosophie  spiritualiste,  bien  décidé  à  y  trouver 
que  l'âme  n'existe  pas,  et  qu'il  est  ridicule  d'admettre  d'au- 
tres réalités  que  la  matière.  Un  esprit  ainsi  prévenu  n'a  ni 
l'impartialité  ni  la  liberté  suffisante  pour  arriver  à  saisir  ce 
qu'il  s'imagine  vouloir  comprendre.  Comme  il  cherche  moins 
la  vérité  que  la  confirmation  de  ses  erreurs,  il  ne  peut  guère 
manquer  de  tourner  à  son  propre  sens  les  choses  qui  y  sont 
le  plus  contraires.  C'est  ce  qui  explique  comment  les  mêmes 
recherches  ouvrent  les  yeux  aux  hommes  de  bonne  foi  et  aveu- 
glent les  autres  ;,  en  les  affermissant  dans  leurs  dispositions 
incrédules. 

Mais  quelle  marque  éclatante  de  la  vérité  de  nos  dogmes  , 
si,  pour  la  reconnaître,  il  suffit  de  ne  pas  nourrir  contre  elle 
des  préjugés  pu? ement  volontaires  !  Vous  doutez  de  la  divi- 
nité de  Jésus-Christ?  Pour  vous  convaincre^  je  ne  veux  qu'une 
chose  :  ne  soyez  pas  intéressé  à  trouver  que  Jésus-Christ  n'est 
qu'un  homme.  Vous  hésitez  sur  la  vie  future?  Je  demande 
uniquement  que  vous  vous  mettiez  en  état  de  n'avoir  rien  à 


LA  PIlILOSOrHIE  DE  LA  FOL  459 

en  redouter.  Enfin,  les  mystères  vous  semblent  difficiles  à 
croire,  l'idée  du  surnaturel  est  antipathique  à  vos  opinions  ? 
Je  dis  seulement  :  Ne  prononcez  pas  avant  de  connaître. 
Voyez  si  la  notion  que  vous  avez  de  toutes  ces  choses  n'est 
pas  précisément  le  contre-pied  de  ce  que  le  christianisme  en- 
seigne. Du  moment  que  vous  voudrez  approfondir  l'objet  de 
notre  foi,  vous  reconnaîtrez  que  rien  n'est  plus  éloigné  des 
incohérences  que  vous  pensiez  y  rencontrer.  Non-seulement 
en  devenant  chrétien  vous  demeurerez  philosophe,  mais  vous 
comprendrez  que  le  chrétien  est  seul  vraiment  conséquent, 
et  seul  jusqu'au  bout  philosophe.  Tout  autre  n'écoute  sa 
raison  et  n'exerce  sa  liberté  qu'à  demi  ;  il  s'arrête  à  la  moitié 
du  chemin  qui  conduit  à  l'affranchissement  et  qui  fait  trouver 
la  sagesse. 

A.  Matignon. 


THEATRE    LATIN    DES    JÉSUITES 


A  LA  FIN  DU  XVI*  SIÈCLE  ET  AU  COMMENCEMENT   DU  XVI1«. 


L'Europe  moderne  a  deux  théâtres  tragiques,  aussi  diffé- 
rents par  leur  origine  et  leur  destinée  que  par  leur  idéal,  leur 
but  et  leur  public.  L'un,  qui  remonte  au  moyen  âge,  a  com- 
mencé par  la  mise  en  scène  des  mystères  de  l'Évangile,  puis 
en  est  venu  à  la  représentation  de  l'Ancien  Testament,  des 
actes  des  martyrs  et  des  miracles  des  saints.  L'autre,  qui  ne 
date  que  de  la  Renaissance,  a  renouvelé  les  spectacles  de  la 
Grèce,  a  ressuscité  les  héros,  les  dieux  et  la  philosophie  du 
paganisme.  Le  premier,  né  dans  le  chœur  des  cathédrales  et 
institué  avant  tout  pour  les  enseignements  de  la  foi  et  de  la 
piété,  faisant  du  divertissement  un  moyen  et  non  pas  un  but, 
eut  des  prêtres  pour  premiers  acteurs  et  pour  public  l'as- 
semblée des  fidèles,  hommes,  femmes,  enfants,  riches  et  pau- 
vres, ignorants  et  lettrés.  Le  second^  inauguré  en  France  dans 
la  cour  d'un  collège,  par  la  Cléopâtre  de  Jodelle,  en  i552,  et 
destiné,  non  plus  à  l'instruction  religieuse  et  morale  du  peu- 
ple, mais  au  divertissement  littéraire  d'une  société  d'élite, 
avait  cherché  sa  première  troupe  dans  la  savante  pléiade  de 
Ronsard ,  et  ses  premiers  spectateurs  parmi  les  courtisans 
d'Henri  11  et  de  Catherine  de  Médicis,  parmi  les  professeurs 
et  les  étudiants,  seuls  capables  de  le  comprendre. 

En  France,  le  théâtre  classique  et  païen  n'était  sorti  des 
écoles,  pour  s'installer  en  public,  qu'au  bout  d'une  trentaine 


THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES.  461 

d'années  ;  le  théâtre  populaire  et  chrétien,  après  avoir  échappé 
à  la  discipline  de  l'Église,  et  avoir  passé  du  sanctuaire  sur  les 
places  publiques,  y  avait  dégénéré  de  plus  en  plus,  et  n'avait 
pu  se  relever  qu'en  se  rapprochant  des  autels  et  du  clergé, 
c'est-à-dire  en  se  réfugiant  sous  les  cloîtres  et  dans  les  maisons 
d'éducation  religieuse.  C'est  là  que  sans  perdre  son  idéal  chré- 
tien et  son  but  moral,  il  avait  pris  à  l'antiquité  païenne  les 
délicatesses  du  goût,  la  noblesse  du  langage  et  l'art  de  la  mise 
en  scène.  Ainsi,  remontant  par  son  idéal  au  moyen  âge,  i\  ne 
date  que  de  la  Renaissance  par  sa  transformation  littéraire.  En 
Allemagne,  il  est  vrai,  le  théâtre  sacré  nous  montre  ce  perfec- 
tionnement classique  dès  le  x*  siècle  sous  la  plume  de  Hrots- 
witha  ;  mais  les  drames  de  la  célèbre  religieuse  de  Gandersheim 
ne  nous  apparaissent,  dans  l'histoire  des  représentations  scé- 
niques  du  moyen  âge,  que  comme  un  phénomène  isolé  ;  le 
progrès  ne  devint  général  et  constant  qu'à  l'inauguration  des 
collèges  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

«  Au  xvi"  siècle,  dans  la  poésie  française,  a  dit  M.  Saint-Marc 
Girardin,  il  y  a  peu  de  drames  sacrés,  mais  il  y  a  dès  ce  mo- 
ment jusqu'au  xvni^  siècle  un  théâtre  latin  très-abondant  qui 
reste  fidèle  au  dran'ie  religieux,  quoiqu'il  le  soumette  aux 
règles  de  l'art  antique.  Ce  théâtre,  renfermé  dans  les  collèges 
et  fort  oublié  aujourd'hui,  ne  mérite  pas  cependant  l'obscu- 
rité où  il  est  tombé.  Les  jésuites  sont  les  poètes  les  plus  fé- 
conds et  les  plus  habiles  de  ce  théâtre  V  »  Partons  de  ce  té- 
moignage rendu  par  un  éminent  critique  à  la  fécondité,  à 
l'idéal  religieux  et  au  mérite  littéraire  du  théâtre  latin  des 
collèges  de  la  Compagnie  de  Jésus  ;  notre  thèse  n'en  sera  que 
ledéveloppement  historique.  Commençons  par  la  fécondité. 

Nous  n'entreprendrons  pas  le  catalogue  tles  pièces  jouées 
dans  les  collèges  des  jésuites  :  ce  serait  à  n'en  pas  finir.  Con- 
tentons-nous d'énoncer  deux  ou  trois  faits  généraux  (pii  en 
feront  comprendre  la  multiplicité.  Les  enfants  dlgnace 
ouvrent  à  Coimbre  leur  premier  collège  en  i5f\2  ;   et  des  lors. 


'  Du  drame  reliijieux  en  France:  Revue  des  Dcux-Mundrs,  4*' janvier  4858, 
p.  210. 


462  THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES. 

du  vivant  même  de  leur  saint  patriarche,  iis  y  dressent  un 
théâtre  Dour  leurs  solennités  littéraires.  Parcourez  l'histoire 
de  leurs  fondations  en  Italie,  en  Allemagne,  en  Espagne,  en 
France,  en  Belgique,  et  vous  trouverez  partout  leurs  fêtes 
classiques,  nationales  ou  religieuses,  accompagnées  de  repré- 
sentations dramatiques.  L'usage  en  devint  si  universel  et  si 
fréquent,  qu'il  fallut  une  règle  pour  le  contenir  dans  de  justes 
bornes.  Cette  règle,  insérée  dans  le  Ratio  studioruTn,  qui  est  le 
code  de  renseignement  des  jésuites,  date  de  1616;  c'est  le 
fruit  de  soixante-dix  ans  d'expérience.  Nous  la  citerons  tra- 
duite par  Bossuet,  qui  en  loua  la  sagesse  en  faisant  une  excep- 
tion pour  la  Compagnie  de  Jésus  dans  l'anathème  qu'il  lança 
contreles  théâtres.  La  voici  :  «  Que  les  tragédies  et  les  comédies, 
qui  ne  doivent  être  faites  qu'en  latin  et  dont  l'usage  doit  être 
très-rare,  aient  un  sujet  saint  et  pieux;  que  les  intermèdes 
des  actes  soient  tous  latins  et  n'aient  rien  qui  s'éloigne  de  la 
bienséance,  et  qu'on  n'y  introduise  aucun  personnage  de 
femme,  ni  jamais  l'habit  de  ce  sexeV  » 

Nous  pouvons  ajouter  que  les  hommes  les  plus  graves,  les 
plus  apostoliques  de  la  Compagnie  de  Jésus,  ont  chaussé  le 
cothurne  et  quelquefois  même  le  brodequin.  Le  P.  Fronton 
du  Duc,  célèbre  par  ses  savantes  éditions  des  Pères  grecs, 
étant  professeur  de  rhétorique  à  Ponî-à-Mousson,  composa 
et  fit  jouer  par  ses  élèves  deux  tragédies  :  Jean  ï Apostat  ^l  la 
Puceilede  Dom-Remy.  Le  P.  Petau,  professeur  de  rhétorique 
à  Reims,  à  la  Flèche,  à  Louis-le-Grand,  avant  d'être  un  si 
grand  théologien,  y  fit  jouer  ses  tragédies  des  Carthaginois^ 
de  Sisara  et  d' Jjsthazanes^  ou  des  Martyrs  persans .  Le  P.  Avan- 
cin,  si  connu  par  ses  Méditations,  nous  a  laissé  quatre  volumes 
de  poésies  dramatiques.  Le  P.  Edmond  Campian  composa 
une  pièce  au  collège  de  Prague,  avant  de  retourner  en  Angle- 
terre, sa  patrie,  pour  y  sceller  de  son  sang  la  foi  catholique 
persécutée  par  la  reine  Elisabeth.  Le  thaumaturge  Anchieta 
fit  un  drame  pour  \ extirpation  des  vices  di\x  Brésil,  dont  il 
était  l'apôtre. 

*  Maximes  et  réflexions  sur   la  comédie.   Œuvres  de  Bossuet,  t.  XXXVII, 
p.  613.  (Versailles,  1818.)  :    .  i 


THÉÂTRE  LATIN  DKS  JliSUlTES.  463 

Un  théâtre  enfrelenu  par  de  pareils  poètes,  soumis  d'ail- 
leurs à  une  règle  aussi  pieuse  que  sévère,  ne  pouvait  pas 
manquer  d'être  religieux.  Et  pourtant  les  sujets  profanes , 
païens  même,  ne  manquent  pas  dans  ses  répertoires.  C'est  une 
anomalie  digne  d'attention  au  point  de  vue  moral  comme  au 
point  de  vue  littéraire,  et  qui  nous  amène  à  l'examen  de  l'idéal 
dramatique  des  jésuites. 

En  i634,  furent  publiées  à  Anvers  onze  tragédies  latines, 
sous  ce  titre  :Selectœ patnun  Societatis  Jesu  tragœdiœ.C éiâient 
la  Suevia ,  ou  la  Chute  de  la  maison  de  Souabe ,  par  le 
P.  Alexandre  Donati,  jésuite  italien  ;  le  Crispus  et  la  Flavla  du 
P.  Stefonio,  autre  jésuite  italien  ;  le  Sedecias  et  le  Joseph  des 
pères  Belges,  Malapert  etLibénus;  le  Sisara^  les  Carthaginois 
et  VUsthazanes  du  jésuite  français,  Denis  Petau;  \e  Saint 
Adrien^  le  Sapor  admonitus  ou  la  Leçon  donnée  à  Sapor  par 
l'ange  de  la  Perse  qui  le  convertit,  et  le  Chosroes  d'un  autre 
jésuite  français  ,  le  P.  Louis  Celiot.  Parmi  ces  onze  chefs- 
d'œuvre,  représentant  les  inspirations  dramatiques  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus  dans  trois  pays  différents,  sept  étaient  tirés 
des  actes  des  martyrs  ou  de  l'histoire  de  l'Eglise  ;  trois  de 
l'Ancien  Testament ç  un  seul,  les  Carthaginois  du  P.  Petau, 
remettait  en  scène  ces  héros  du  paganisme  qui  encombraient 
les  théâtres  de  la  Renaissance  depuis  quatre-vingts  ans.  Ainsi 
sur  onze  pièces,  dix  appartenaient  au  théâtre  sacré.  Cette 
proportion  se  retrouve  à  peu  près  dans  tous  les  répertoires 
dramatiques  des  jésuites  en  Portugal,  en  Italie,  en  Allemagne 
surtout.  Il  en  fut  sans  doute  de  même  en  Espagne,  à  en  juger 
par  les  habitudes  scéniques  de  la  patrie  de  Lope  de  Véga  et 
de  Caldéron.  iNIais  le  théâtre  latin  des  jésuites  espagnols, 
n'ayant  pas  été  publié,  ne  nous  est  pas  assez  connu  pour  que 
nous  nous  permettions  de  le  caractériser.  En  France,  l'anti- 
quité païenne  inspira  plus  souvent  les  professeurs  de  Pont-à- 
Mousson,  de  Reims,  de  la  Flèche,  de  Lyon  et  de  Paris.  Cepen- 
dant nous  ne  craignons  pas  d'affirmer  que  les  deux  tiers  au 
moins  de  leurs  compositions  dramatiques  appartiennent  aux 
annales  du  peuple  hébreu  ou  des  nations  chrétiennes.  Nous 
pouvons  en  juger  par  le  catalogue  des  tragédies  jouéeS  au 


404  THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES. 

collège  r>oiiis-le-Grand  depuis  1 654  jusqu'en  1761.  Mettons- 
en  de  côté  une  quinzaine,  dont  nous  ne  pouvons  bien  détermi- 
ner la  nature  à  la  seule  inspection  du  titre  ;  sur  les  soixante-dix 
autres,  dix-neuf  sont  grecques  ou  romaines,  cinquante  et  une 
sont  nationales  ou  sacrées  * . 

Nous  ne  pouvons  voir  les  collèges  de  la  Compagnie  de 
Jésus,  animés  partout  du  même  esprit  et  dirigés  par  les  mêmes 
règles,  modifier  ainsi  leur  apostolat  dramatique  sans  chercher 
la  cause  de  cette  différence.  Elle  est  tout  entière  dans  les  exi- 
gences des  spectateurs,  qu'il  fallait  intéresser  pour  les  ins- 
truire. En  parcourant  le  Portugal,  l'Allemagne,  l'Italie  et  la 
France,  nous  verrons  les  théâtres  des  jésuites  j)lus  ou  moins 
asservis  parle  goût  pubUcà  la  poétique  d'Aristote,  et  en  même 
temps  d'autant  plus  fidèles  à  l'idéal  sacré  qu'ils  l'étaient 
moins  aux  lois  de  la  mise  en  scène  des  Grecs.  L'histoire  litté- 
raire de  la  Compagnie  de  Jésus  devient  ici  celle  des  peuples 
qui  leur  confièrent  des  collèges.  Son  importance  nous  oblige 
à  plus  de  développement  et  nous  n'avons  plus  à  craindre  la 
longueur  des  détails  dans  lesquels  nous  allons  entrer. 

Le  P.  Louis  Crucius,  Portugais,  faisant  imj)rimer  à  Lyon, 
en  1604,  ses  drames  joués  et  applaudis  depuis  trente  ans  au 
collège  de  Coïmbre,  crut  devoir  déclarer  aux  Français,  dans 
une  préface,  ce  que  ses  compatriotes  demandaient  aux  jésuites 
dans  leurs  représentations scéniques  :  «  Il  y  a,  dit-il,  dans  mes 
pièces  de  quoi  donner  prise  à  la  critique,  surtout  si  on  en  ap- 
pelle aux  règles  anciennes  qui  limitent  la  longueur  des  tragé- 
dies et  le  nombre  des  acteurs.  On  connaît  la  sentence  d'Horace  : 
qu'un  quatrième  personnage  ne  cherche  pas  à  placer  son 
mot,  nec  quarta  loqiiipersona  laboret.  Je  paraîtrai  avoir  violé 
les  lois  du  théâtre  antique  en  donnant  un  immense  dévelop- 
pement à  mes  drames,  en  y  multipliant  les  acteurs  et  en  les 
faisant  parler  fréqueunnent  plusieurs  ensemble.  Voici  ma  dé- 
fense. D'abord  qui  voudra  combattre  pour  ces  choses  suran- 
nées? où  est  Athènes?  où  est  le  forum  du  peuple  romain  ? 

'  PP.  de  Backer.  Bibliolhèque  des  écrivains  de  la  Compagnie  de  Jésus,  t.  II. 
p.  462-474. 


THEATRE  LATIN  DES  JÉSUITES.  465 

où  sont  les  jeux  Mégalésiens  ?  où  sont  les  cirques  et  les  théâtres 
anciens?  Si  tout  cela  n'est  plus,  pourquoi  nous  mettrons- 
nous  en  peine  de  faire  ce  que  faisaient  les  poètes  de  ce 
temps-là?  De  plus,  nousavons  travaillé  pour  des  spectateurs 
portugais,  et  non  pas  pour  ces  étrangers  qui  veulent  de 
l'antiquité  en  poésie  comme  en  peinture.  A  l'Académie  de 
Coimbre,  avec  ce  vieux  système,  un  auteur  aurait  bien  pu 
ne  pas  plaire.  Il  y  a  moins  de  cinquante  ans  ',  Jean  III,  roi  de 
Portugal,  vint  au  collège  de  Coimbre,  dont  il  était  le  fonda- 
teur. Là  se  trouvaient  de  très-doctes  professeurs  de  belles- 
lettres,  appelés  à  grands  frais  de  la  France  et  de  l'Italie.  Pour 
célébrer  la  bienvenue  de  leur  auguste  bienfaiteur,  ils  firent 
représenter  une  comédie  à  la  façon  de  Plante  et  remplie  du 
sel  de  cet  auteur.  Mais  j'ai  ouï  dire  dans  ma  jeunesse  à  des 
honmies  graves  et  très-versés  dans  les  lettres,  qui  y  avaient 
assisté,  qu'elle  avait  paru  insipide  et  ridicule.  Après  eux 
vinrent  des  nôtres  qui  furent  accueillis  avec  une  grande 
faveur;  par  la  vérité  historique  de  leurs  sujets  empruntés 
aux  saintes  Écritures,  parle  mérite  de  leurs  vers,  par  la  déco- 
ration de  la  scène  et  la  bonne  grâce  des  acteurs,  ils  excitèrent 
la  curiosité  publique,  et  nous  montrèrent  ce  que  nous 
aurions  à  faire,  à  leur  exemple,  si  nous  avions  la  même  tâche 
à  remplir.  Les  Portugais  attendent  de  grandes  choses;  ils  ne 
veulent  point  être  invités  à  des  jeux  futiles;  ils  pensent 
augmenter  la  dignité  et  la  gravité  de  leurs  pièces  parla  pompe 
de  la  scène,  par  la  solennité  du  geste,  par  la  richesse  des  dé- 
corations, parla  durée  et  la  prolongation  du  spectacle.  » 

Le  P.  Crucius  en  donne  la  preuve.  La  représentation  de  sa 
tragédie  de  Sédêcias  ne  duia  pas  moins  de  deux  jours,  et  le 
roi  Sébastien,  malgré  ses  seize  ans,  malgré  sa  passion  jiour  les 
chevaux,  pour  la  chasse  et  pour  les  armes,  l'ècouta  sans  don- 
ner le  moindre  signe  d'ennui.  Après  le  chœur  final  chanté  à 
la  lueur  des  torches  allumées  poiu'  reconduire  le  roi,  car  la 
nuit  était  déjà  tonibéo,  et,  quand  les  acteurs  avaient  disparu 
de  la  scène,  les  grands  seigneurs  du  royaume  eurent  peine  à 

•  Vers  4560. 

I'  30 


;  461  THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES. 

se  lever  de  leur  siège,  tant  le  spectacle  les  avait  charmés. 
L'auteur  a  entendu  un  homme  de  grand  âge,  de  grand  savoir, 
un  homme  au  premier  rang  des  professeurs  de  droit  canon, 
dire  qu'à  la  représentation  d'une  de  ses  pièces,  de  son  Enfant 
prodigue  ou  de  son  Joseph^  il  lui  était  arrivé  de  rester  assis  et 
immobile  pendant  sept  heures,  ce  qu'il  n'aurait  jamais  pu  faire 
en  présence  des  plus  magnifiques  spectacles,  et  qu'il  n'avait  pas 
détourné  un  moment  les  yeux  du  théâtre.  Le  poète  portugais 
ne  s'est  donc  pas  mis  en  peine  de  la  longueur  de  ses  drames, 
ni  du  grand  nombre  de  ses  personnages.  Les  spectateurs  en 
voulaient  plus  que  moins  ;  et,  d'ailleurs,  il  fallait  être  fidèle  à 
la  vérité  historique  des  faits  qu'il  mettait  en  scène  ^ .  » 

En  Allemagne,  ce  qu'on  demandait  par-dessus  tout  aux 
jésuites  dans  leurs  représentations  dramatiques,  c'était  le  mer- 
veilleux du  spectacle.  En  i6io,au  collège  de  Prague,  en  pré- 
sence de  l'empereur  Rodophe  II,  des  archiducs  d'Autriche,  des 
électeurs  ou  de  leurs  représentants,  furent  renouvelés  tous  les 
prodiges  d'Élie  et  même  son  enlèvement  au  ciel.  On  fut  bien 
étonné,  dit  le  narrateur,  de  voir  le  corbeau  chargé  de  nourrir 
le  prophète  se  balancer  dans  les  airs  ;  on  le  fut  plus  encore 
quand,  après  avoir  déposé  son  pain,  il  se  promena  sur  le 
théâtre,  et  se  mit  à  croasser  de  manière  à  se  faire  prendre  pour 
un  oiseau  véritable,  si  bien  qu'on  entendit  les  spectateurs  se 
dire  entre  eux  :  Ces  Pères  savent  rendre  les  corbeaux  dociles, 
est-il  surprenant  qu'ils  sachent  apprivoiser  nos  enfants?  Ce 
qui  charma  par-dessus  tout,  ce  fut  le  feu  d'artifice  au  milieu 
duquel  le  prophète  fut  élevé  dans  les  airs,  sur  un  char  que 
traînaient  des  chevaux  flamboyants  ;  ce  fut  le  feu  du  ciel  des- 
cendant à  sa  prière  d'abord  sur  le  sacrifice,  puis  sur  les  cin- 
quante hommes  envoyés  pour  le  saisir.  Le  duc  de  Bruns- 
wick et  l'archiduc  Léopold  en  furent  ravis  ;  et,  à  la  séparation 
des  eaux  du  Jourdain  par  le  manteau  d'Elie,  il  y  en  eut  qui 
crurent  voir  un  fleuve  véritable.  L'enthousiasme  fut  universel 


*  Tragicœ  comicœque  actiones,  a  regio  artium  collegio  Societatis  Jesu,  dalœ 
Conimhricœ  in  publicum  theatrum,  auciore  Ludovico  Crucio,  ejusdem  Societatis, 
Olisiponensi;  nunc  primum  in  lucem  editœ  et  sedulo  diligenterque  recognitœ. 
[Lugduni,  apud  Horatium  Cardon,  1605.) 


THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES.  467 

dans  une  assemblée  où  se  trouvait,  au  dire  de  l'historien,  la 
fleur  du  monde  entier.  On  y  était  accouru  de  toutes  les  con- 
trées et  de  toutes  les  villes  d'Allemagne.  Ces  grands  spectacles 
étaient  des  fêtes  nationales.  La  chambre  de  Bohème  avait  fourni 
plus  de  quatre  cents  soliveaux  pour  l'érection  du  théâtre,  cons- 
truit en  plein  air  dans  la  cour  du  collège.  Les  maisons  nobles 
avaient  mis  leur  garde-robe  à  la  disposition  des  Pères  pour 
l'habillement  des  acteurs  ;  les  soldats  du  roi  d'Israël ,  qui 
manœuvrèrent  sur  la  scène  équipés  avec  les  armes  enlevées 
aux  Turcs  par  le  fameux  George  Basta,  portèrent  sur  le  dos 
une  valeur  de  plusieurs  milliers  de  ducats  d'or  ;  tous  les  autres 
frais  de  la  représentation  furent  couverts  par  la  libéralité  de 
rélecteur  de  Mayence  et  des  archiducs  d'Autriche  \ 

A  Munich,  treize  ans  auparavant,  on  avait  vu  quelque 
chose  de  mieux  encore.  Les  jésuites  avaient  fait  monter  sur 
la  scène  neuf  cents  écoliers  à  la  fois.  Ce  fut  au  mois  de  juil- 
let i597,  quelques  jours  après  la  consécration  de  leur  église 
dédiée  à  saint  IMichel  ".  Le  duc  de  Bavière  Guillaume  V,  qui 
l'avait  fait  bâtir  et  s'était  chargé  des  frais  de  la  fête,  avait  fait 
appel  à  tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  distingué  en  Allemagne, 
si  bien  que,  pour  traiter  ses  nobles  liùtes,  il  fallut  dresser  au 
collège  une  table  de  dix-sept  cents  couverts;  et  l'on  ne  compta 
pas  moins  de  vingt  princes  parmi  les  convives.  L'Assuérus 
chrétien  avait  voulu  une  grande  tragédie  pour  couronner  la 
solennité,  et  avait  bien  recommandé  deux  choses  aux  jésuites 
qui  devaient  la  composer.  Il  fallait  par  la  multiplicité  des  chan- 
gements de  scène ,  par  la  magie  des  spectacles  inattendus, 
montrer  à  l'auguste  assistance  qu'on  l'avait  royalement  ré- 
jouie. Il  fallait  de  plus,  en  charmant  les  spectateurs,  ne  pas 
oublier  l'honneur  du  culte  divin,  la  gloire  de  l'Église  catho- 
lique et  la  sainteté  du  temple  dont  on  célébrait  la  dédicace. 
Avec  un  pareil  programme,  la  mise  en  scène  des  Grecs  n'était 
pas  possible.  «  Comment,  dit  l'historien  de  ces  fêtes,  une  poésie 

*  Uisloriœ  Societatis  Jesu  provinciœ  Bohemiœ  pars  II,  lib.  V,  n°  53.  Aulhore 
Joanne  Schmidl. 

-  Schoell  met  celte  fêle  et  cette  représentation  en  Io96.  Cours  d'histoire  des 
États  européens j  t.  XXV,  p.  297.  (Paris,  1832.) 


468  THEATRE  LATIN  DES  JÉSUITES. 

chrétienne  n'aurait-elle  pas  fait  céder  la  poétique  d'Aristote 
aux  intentions  d'un  prince  si  religieux,  et  n'aurait-elle  pas 
dissimulé  quelque  peu  les  petits  préceptes  du  philosophe 
païen  ?  )>  L'auteur,  comme  on  va  le  voir,  se  mit  donc  à  son  aise, 
et  travailla  avant  tout  pour  les  yeux. 

La  pièce  célébra  tout  naturellement  les  triomphes  de  l'ar- 
change auquel  l'église  était  dédiée;  et  les  machinistes,  grâce 
à  la  munificence  du  duc  de  Bavière,  purent  figurer  les  visions 
de  saint  Jean  à  Pathmos.  D'abord  apparut  Lucifer,  banni  du 
ciel  et  entouré  des  anges  rebelles.  Il  avait  la  forme  d'un  dragon 
hideux;  et  il  aurait  glacé  tout  le  monde  d'épouvante,  si  l'on 
n'avait  pas  su  qu'il  ne  ferait  de  mal  à  personne.  Il  lança  un 
torrent  de  fumée  et  d'étincelles,  suivant  le  récit  de  X Apoca- 
lypse., contre  la  femme  dont  il  voulait  dévorer  le  nouveau-né; 
mais  on  la  vit  échapper  à  sa  poursuite  et  s'enfuir  dans  le 
désert,  rapidement  emportée  sur  les  ailes  immenses  d'un  aigle 
merveilleusement  fait.  Cette  scène  fut  suivie  par  la  victoire  de 
saint  Michel  sur  ce  dragon.  Fier  de  son  triomphe  sur  la  femme 
qu'il  a  fait  fuir  tremblante  devant  lui,  Lucifer  aspire  à  plus 
de  gloire  encore.  Il  abandonne  sa  forme  hideuse,  se  revêt  de 
grâce  et  de  splendeur,  se  dispose  à  franchir  les  cieux  et  à 
placer  son  trône  en  face  du  Très-Haut.  Mais  voilà  que  tout 
à  coup  du  ciel  tombe  la  foudre  avec  des  pluies  de  flammes  et 
d'horribles  éclats.  Lucifer  est  précipité  dans  l'abîme,  et  les 
chœurs  des  anges,  volant  dans  les  airs,  chantent  un  hymne 
joyeux  à  la  gloire  de  Dieu  et  de  Michel. 

Ici,  changement  de  spectacle  et  grande  surprise.  Lucifer, 
honteux  de  sa  chute,  mais  non  découragé,  se  montre  sous 
une  nouvelle  forme;  il  a  pris  la  figure  de  l'Idolâtrie,  et  va 
tourner  sa  fureur  contre  l'Église.  Pendant  qu'on  le  regarde 
et  qu'on  l'écoute,  un  bruit  se  fait  entendre  derrière  l'assem- 
blée; toutes  les  têtes  se  retournent,  et  l'on  voit  arriver  quatre 
chars  par  les  quatre  rues  qui  aboutissent  à  la  place  au  fond 
de  laquelle  le  théâtre  est  élevé.  Sur  ces  chars  attelés,  les  uns 
de  quatre  chevaux  de  front,  les  autres  de  six,  apparaissent 
quatre  .empereurs  romains  dans  toute  leur  majesté  antique  : 
c'est  Néron,  c'est  Décius,  c'est  Dioclétien,  c'est  Maxence.  Ils 


THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES.  469 

sont  entourés  d'un  nombreux  cortège  de  chevaliers  ,  d'offi- 
ciers du  palais,  de  gardes  et  de  soldats  portant  des  aigles  et 
des  étendards.  En  avant  marchaient  des  licteurs,  couronnés 
de  lauriers  et  armés  de  haches,  pour  ouvrir  un  passage  à  tra- 
vers la  foule.  Arrivés  au  pied  du  théâtre,  les  quatre  césars 
persécuteurs  descendent  de  leurs  chars,  et  montent  sur  la 
scène  pour  aller  tenir  conseil  avec  Lucifer,  qui  les  a  convo- 
qués. Ce  spectacle  fut  répété  chaque  fois  que  Lucifer  se  mon- 
tra sous  une  nouvelle  forme.  Véritable  Protée  ,  il  prit  succes- 
sivement le  masque  de  l'Hérésie  ou  de  l'Hypocrisie  ,  de 
l'Apostasie  ou  delà  Fausse  Politique,  et  reçut  à  son  audience 
tantôt  Julien  l'Apostat,  tantôt  Furius,  chef  des  hérétiques,  avec 
la  tourbe  des  imposteurs  de  toute  espèce  ,  et  les  enrôla  sous 
ses  bannières.  Tout  cela  fut  accompagné  de  conseils  de  guerre 
et  de  combats.  L'Église  militante,  soutenue  par  saint  Michel, 
demeura  victorieuse  et  reçut  les  hommages  des  quatre  par- 
ties du  monde.  On  vit  des  peuples,  à  figures  et  à  costumes 
étranges,  venir  jurer  fidélité  à  ses  dogmes  et  à  ses  préceptes. 
Après  huit  heures  de  représentation  et  d'enthousiasme,  l'ar- 
change, s'élevant  dans  les  airs,  toucha  légèrement  de  sa  lance 
la  voûte  des  cieux  qui  s'ouvrit,  et  l'on  vit  apparaître  les  saints 
rayonnants  de  lumière  et  triomphants.  Leurs  chants  harmo- 
nieux termineront  la  tragédie,  car  malgré  son  dénoùment 
heureux,  ce  fut  une  véritable  tragédie  ,  et  Aristote  lui-même 
serait  bien  obligé  d'en  convenir,  ajoute  assez  plaisamment 
l'historien  de  cette  solennité,  puisqu'il  ne  refuse  pas  le  nom  de 
tragédie  aux  drames  héroïques  dont  la  fin  ramène  la  joie  et  le 
contentement  sur  la  scène  * . 

A  Rome,  sans  faire  aussi  bon  marché  d'Aristote  qu'à  Coim- 
bre  et  à  Munich,  on  prétendait  bien  ne  pas  assujettir  la  tra- 
gédie moderne  à  toutes  les  lois  de  la  tragédie  antique.  Le 
jésuite  Vincent  Guinicci  excusait  ainsi  la  hardiesse  et  la  nou- 
veauté de  son  drame  intitulé  :  Ia;nacc  c/iangeant  (Vannes  à 
Mont'Serrat,  et  joué  au  Collège  romain  en  i()2  2.  «  Comment 


*  Historiœ  provinciœ  S.  J.  Gernianiœ  superioris  pars  11,  n°  616.  Aulhoro 
Ignalio  Agricola. 


I 


IT^O  THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES. 

Aristote,  dans  la  nuit  profonde  et  noire  de  l'idolâtrie,  aurait- 
il  pu  voir  le  soleil  du  christianisme?  Il  a  donc  imposé  aux 
poètes  dramatiques  les  lois  que  lui  dictait  la  chouette  d'Athè- 
nes, oiseau  de  mauvais  augure,  chantant  au  milieu  des  ténè- 
bres. Mais  depuis  que  l'humanité  a  été  élevée  par  son  alliance 
avec  la  Divinité ,  pourquoi  l'action  humaine ,  dont  la  poésie 
dramatique  est  l'imitation,  ne  serait-elle  pas  élevée  au-dessus 
de  la  nature,  au-dessus  des  maximes  et  des  lois  d'Aristote  ? 
Eclairé  par  les  lumières  de  la  foi,  le  génie  de  ce  philosophe 
serait  monté  plus  haut,  et  sa  poétique  aurait  eu  une  tout 
autre  splendeur.  Il  faut  l'excuser,  sans  doute  ;  mais  faut-il 
condamner  le  poète  chrétien  qui ,  dans  la  représentation 
des  mystères  de  la  grâce  divine ,  s'éloigne  quelque  peu 
d'Aristote  '  ?  » 

Guinicci  aurait  été  dans  le  vrai,  s'il  avait  mieux  distingué 
entre  l'idéal  païen  des  Grecs,  dont  le  temps  était  heureusement 
passé,  et  les  lois  de  leur  mise  en  scène,  dont  le  christianisme 
n'avait  pas  détruit  la  perfection.  Son  raisonnement  prouvera 
du  moins  que  le  jésuite  italien,  tout  en  visant  à  la  nouveauté, 
comptait  encore  avec  le  législateur  du  théâtre  antique.  Il  fit 
de  l'extraordinaire  ;  son  drame  fut  presque  tout  entier  dans 
le  surnaturel;  le  ciel,  la  terre,  l'enfer  lui  fournirent  des  ac- 
teurs, tantôt  réels,  tantôt  allégoriques.  On  y  vit  l'Église  ro- 
maine, l'Europe,  l'Asie,  l'Afrique ,  l'Amérique  et  1  Espagne 
personnifiées  ;  et  chacune  des  quatre  parties  du  monde  eut  à 
côté  d'elle  son  bon  et  son  mauvais  génie.  Il  y  eut  aussi  des 
personnages  représentant  la  Raison  d'État,  l'Hérésie,  l'Idolâtrie 
et  l'Athéisme.  En  tout,  une  cinquantaine  d'acteurs,  sans  comp- 
ter deux  armées,  l'une  d'Espagnols  et  l'autre  de  Maures,  com- 
battant sur  la  scène;  un  chœur  d'Indiens,  un  chœur  de  cen- 
taures, un  chœur  de  néréides,  les  anges  et  les  saints  qui 
apparaissaient  quand  le  ciel  s'ouvrait.  La  fin  du  drame  se  passa 
en  visions,  où  les  travaux  et  les  triomphes  futurs  des  compa- 
gnons d'Ignace  étaient  retracés  dans  des  tableaux  aériens. 

*  Vinoehtii  Guinisii  Lucensis,  e  Soc.  Jesu,  Poesis  heroica...  item  drainatica, 
p.  264.  (Anvers,  4637.) 


THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES.  474 

Tout  fut  nouveau  dans  cette  pièce,  le  titre  même  :  c'est  un 
drame  idéo-pratique .  Il  est,  en  effet,  idéal  et  réel  tout  en- 
semble. Cependant  l'auteur,  après  avoir  fait,  au  commence- 
ment de  sa  préface,  le  procès  au  législateur  du  théâtre  ancien, 
tint  à  prouver  qu'il  ne  s'était  pas  trop  éloigné  de  sa  poétique. 
Pour  légitimer  l'emploi  qu'il  avait  fait  des  personnages  allé- 
goriques, des  génies  et  des  fantômes,  il  s'autorisa  de  rexemj)le 
d'Eschyle,  de  Plante,  d'Aristophane  et  même  d'Euripide,  pro- 
clamé le  prince  des  tragiques  par  Aristote.  C'est  qu'en  Italie 
comme  en  France,  Aristote  avait  présidé  au  réveil  de  la  nuise 
tragique,  et  que,  du  moins  pour  l'art  dt;  la  mise  en  scène,  il 
fallait  compter  avec  lui. 

De  toutes  les  tragédies  jouées  au  Collège  romain  à  l'époque 
que  nous  étudions,  les  plus  belles  et  les  plus  célèbres  furent 
la  Suevia  du  père  Alexandre  Donati,  la  Flavia  et  le  Crispus 
du  père  Bernardin  Stefonio.  C'est  donc  là  que  nous  devons 
chercher  la  mesure  de  la  liberté  avec  laquelle  les  jésuites  de 
Rome  interprétaient  la  poétique  d'Aristote,  en  essayant  l'al- 
liance de  l'art  grec  et  de  l'idéal  chrétien.  Les  pères  Donati  et 
Stefonio,  fidèles  à  l'unité  d'action  et  à  l'unité  de  temps,  pour 
l'unité  de  lieu  se  sont  mis  fort  à  Taise;  leurs  personnages 
voyagent  non-seulement  d'un  acte  à  l'autre,  mais  quelquefois 
dans  le  cours  du  même  acte.  Leurs  scènes  manquent  souvent 
de  liaison.  Sans  semer  les  personnages  allégoriques,  les  génies 
et  les  fantômes  avec  la  profusion  de  Guinicci,  ils  y  ont  beau- 
coup plus  souvent  recours  que  les  tragiques  d'Athènes.  Leurs 
pièces,  enfin,  dépassent  de  beaucoup  la  longueur  des  pièces 
anciennes.  Dans  Flavia^  on  compte  près  de  cinq  mille  vers. 
Sophocle  et  Euripide  ne  s'en  sont  jamais  permis  plus  de  dix- 
sept  ou  dix-huit  cents;  ils  ont  même  des  tragédies  dont  la 
longueur  n'atteint  pas  celle  d'un  seul  des  actes  de  Stefonio  '. 

En  France,  il  fallait  que  toute  tragédie  fût  taillée  sur  le  pa- 
tron de  la  tragédie  antique,  et  répondit  à  toutes  les  exigences 

'  Nous  renvoyons  ici  nos  lecteurs  à  la  curieuse  dissertation  du  P.  Alet,  intitulée  : 
Une  tragédie  latine  à  Rome,  en  1600.  Elle  a  paru  dans  les  Études  de  théologie,  de 
philosophie  et  d'histoire,  publiées  par  les  PP.  Charles  Daniel  et  Jean  Gai^arin, 
1"  série,  t.  II. 


472  THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES. 

d'Aristote.  Cette  imitation  du  théâtre  ancien,  complète  et  ser- 
vile  au  temps  de  Jodelle,  plus  libre  ensuite,  mais  encore 
longtemps  étroite  et  gênante,  poussa  tout  naturellement  nos 
poètes  à  chercher  les  sujets  mêmes  de  leurs  tragédies  dans 
l'antiquité  païenne.  Il  fallait  moins  d'efforts  pour  être  grec, 
dans  sa  mise  en  scène,  avec  un  sujet  grec  qu'avec  un  sujet 
chrétien.  Dans  une  pièce  écrite  en  latin,  comme  toutes  celles 
des  jésuites  à  peu  près,  la  pente  vers  l'histoire  païenne  était 
évidemment  plus  naturelle  encore.  Ne  nous  étonnons  donc 
pas  de  voir  la  Compagnie  de  Jésus  faire  monter  sur  ses 
théâtres  les  héros  de  Rome  et  d'Athènes  beaucoup  plus  sou- 
vent en  France  qu'ailleurs.  Il  est  bien  permis  de  sacrifier 
quelque  chose  aux  exigences  de  son  pays,  lorsqu'elles  sont 
innocentes.  Préludant  aux  auteurs  de  Ciinia  et  d'Iphigéiiie, 
les  jésuites  français  leur  apprirent  à  traiter  sans  paganisme 
les  sujets  païens. 

Le  culte  de  l'antiquité,  introduit  par  la  renaissance,  nous 
expliquera  une  autre  anomalie  qui  se  rencontre  dans  le  ré- 
pertoire dramatique  du  collège  Louis-le-Grand.  Pour  treize 
tragédies  puisées  dans  les  Actes  des  martyrs,  il  en  montre 
vingt-cinq  tirées  de  l'Ancien  Testament.  Habitué  à  l'antique  , 
le  goût  littéraire  français  en  voulait  partout.  Corneille,  élève 
des  jésuites,  essaya  plusieurs  fois  comme  eux  des  sujets  mo- 
dernes et  chrétiens,  mais  sans  grand  succès,  et  il  lui  fallut 
tous  les  efforts  de  son  génie  pour  faire  admirer  son  Poljeucte, 
On  sait  que  l'hôtel  de  Rambouillet,  après  en  avoir  entendu  la 
lecture,  lui  conseilla  de  ne  pas  hasarder  sur  la  scène  une 
composition  tellement  en  dehors  des  habitudes  du  théâtre 
français.  Racine,  pour  aborder  des  sujets  sacrés,  sera  obligé 
de  s'armer  de  courage,  et  n'osera  pas  chercher  son  inspiration 
autre  part  que  dans  l'antiquité  des  Hébreux,  voisine  de  celle 
d'Homère  et  d'Euripide. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  leur  idéal  que  les  tragiques  sa- 
crés de  la  Compagnie  de  Jésus,  à  la  fin  du  xvi"  siècle,  se  sont 
distingués  des  tragiques  profanes  de  leur  temps  ;  c'est  aussi 
par  leur  ,goût  littéraire.  M.  Sainte-Beuve  a  dit,  dans  son 
Port' Royal,  en  parlant  du  style  du  père  Vavasseur  :  «  Ce  fut 


THÉÂTRE  L.VTIN  DES  JÉSUITES.  473 

un  jésuite  érudit  et  spirituel;  mais,  par  malheur  pour  lui,  il 
n'a  été  spirituel  qu'en  latin  '.  »  Nous  pouvons  bien  en  dire  au- 
tant des  pères  Donati,  Stefonio,  Petau,  Cellot,  Libénus  etMa- 
lapert.  Ces  hommes  auraient  aujourd'hui  une  tout  autre 
renommée  poétique,  s'ils  avaient  écrit  dans  leur  langue  mater- 
nelle avec  autant  de  verve,  d'éclat,  d'élégance  et  d'harmonie. 
Pour  les  deux  jésuites  italiens,  on  peut  s'en  convaincre  en  li- 
sant la  judicieuse  et  intéressante  dissertation  du  père  Alet  sur 
la  Flavia  de  Stefonio  ^. 

L'éditeur  des  onze  chefs-d'œuvre  dramatiques  latins  pu- 
bliés à  Anvers,  en  i634,  disait  dans  son  avant-propos,  adressé 
à  la  jeunesse  studieuse  :  «  Je  sais  bien  que  je  vais  déplaire  à 
certaines  gens  qui  ne  permettent  d'étudier  la  tragédie  que 
dans  Sénèque  et  pas  ailleurs,  quiunum  Senecam  ^>olvi  ^>olunt 
a  tj'agœdiœ  studiosis,  prœterea  neminem...  Mais  à  coup  sûr, 
si  Sénèque  avait  lu  ces  tragédies  modernes,  il  y  aurait  trouvé 
beaucoup  de  choses  dignes  de  lui.  »  C'était  le  plus  bel  hom- 
mage qu'on  pût  rendre  à  ces  poètes  dans  \\x\  temps  où  Sénèque 
était  l'oracle  du  goût  ;  mais  aujourd'hui  que  l'autorité  du 
tragique  romain  a  heureusement  baissé,  et  qu'il  est  bien  re- 
connu que  son  influence  a  été  le  fléau  du  xvi"  siècle,  nous 
leur  reprocherons,  au  contraire,  aux  deux  jésuites  italiens 
surtout,  d'avoir  été  trop  souvent  des  disciples  dignes  de  leur 
maître.  Cependant,  laissant  de  coté  les  pères  Donati  et  Stefo- 
nio, qui  vivaient  à  la  grande  époque  littéraire  de  leur  pays  , 
puisqu'ils  furent  contemporains  du  Tasse,  nous  affirmerons 
sans  crainte  que  les  pères  Louis  Cellot,  Denis  Petau,  Charles 
Malapert  et  Jacques  Libénus  étaient  déjà  plus  près  du  carac- 
tère et  de  la  perfection  dramatiques  de  notre  grand  siècle,  par 
la  pureté  du  goût  et  l'habileté  de  la  mise  en  scène,  que  tous  les 
tragiques  français  qui  précédèrent  Corneille.  Quand  on  les 
compare  à  leurs  contemporains,  on  est  étonné  de  les  voir  se 
garder  autant  qu'ils  l'ont  fait  de  la  recherche,  de  l'enflure  et 
des  amplifications  de  Sénèque.  Qui  les  a  lus  ne  nous  démen- 
tira pas. 

'  Port-Iioyal,  t.  II.  p.  4u7.  (Douzième  Oiiilion,  Paris,  1860.) 
*  Voir  ci-dessus,  p.  il,  note. 


m  THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES. 

Et  pourtant  ces  jésuites,  en  écrivant  dans  la  langue  même 
du  tragique  latin,  étaient  plus  exposés  à  la  contagion  de  ses 
défauts.  Où  trouvèrent-ils  donc  le  moyen  de  s'en  préserver? 
Dans  la  source  même  de  leurs  inspirations.  Ils  échappèrent  à 
la  rhétorique  de  Sénèque  en  s' éloignant  de  son  idéal.  Le 
moyen  le  plus  expéditif  et  le  plus  puissant,  l'unique  peut-être 
au  xvi^  siècle,  pour  se  tirer  de  l'imitation  servile  des  anciens, 
consacrée  par  Jodelle,  par  Ronsard  et  son  école,  était  de 
s'obliger  à  penser  et  à  sentir  autrement  que  les  Grecs  et  les 
Romains,  en  se  mettant  dans  un  milieu  historique  et  moral 
tout  différent  du  leur.  C'est  ce  que  firent  les  poètes  tragiques 
de  la  Compagnie  de  Jésus;  et  là  est,  sans  contredit,  le  plus 
beau  côté  de  leur  théâtre.  Ils  trouvèrent  la  sauvegarde  de  leur 
goût  littéraire  dans  leur  zèle  apostolique,  et  confirmèrent, 
une  fois  déplus,  la  vérité  de  cette  sentence  d'Horace,  qui  met 
le  principe  et  la  source  de  la  perfection  du  style  dans  !a  vérité 
de  la  pensée  : 

Scribendi  rectesapere  est  et  principium  et  fons. 

Nous  n'avons  rien  dit  du  P.  Porée,  que  l'on  peut  regarder 
comme  le  Racine  latin  du  théâtre  de  la  Compagnie  de  Jésus. 
Ses  deux  chefs-d'œuvre,  yégapit  et  Her/néiiégilde^  qui  ont  fait 
verser  tant  de  pieuses  larmes,  n'ont  paru  qu'une  trentaine 
d'années  après  Atluilie.  Or,  le  mérite  de  la  Melpomène  latine 
des  temps  modernes  est  d'avoir  préludé  aux  chefs-d'œuvre  de 
la  Melpomène  française.  Son  importance  historique  cesse  à 
l'apparition  du  Cid ;  c'est  donc  là  aussi  que  nous  devions 
nous  arrêter. 

Nous  n'avons  pas  cru  non  plus  devoir  tenir  compte  du 
Sjlla  en  vers  français  du  P.  Charles  de  la  Rue,  bien  qu'il 
soit  écrit  de  façon  à  avoir  mérité  le  suffrage  du  grand  Cor- 
neille, et  même  à  lui  avoir  été  attribué,  puisqu'il  est  de  la 
plus  belle  époque  de  notre  grand  siècle,  de  167 1,  et  par  con- 
séquent en  dehors  des  limites  de  notre  étude  ^ .  Nous  aurions 

*  Voir  la  Bibliothèque  des  écrivains  de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  les  PP.  Au- 
gustin et  Aloïs  de  Backer,  l'^^  série,  p.  663.  (Liège,  4853.) 


«»*? 


THÉÂTRE  LATIN  DES  JÉSUITES.  475 

pu  parler  de  V Histoire  tragique  de  la  Pacelle  de  Dom-Iïemy, 
autrement  d'Orléans,  composée  par  le  P.  Fronton  du  Duc, 
et  jouée  au  collège  de  Pont-à-Mousson,  au  mois  de  sep- 
tembre i58o.  Cette  pièce  nationale  et  chrétienne,  à  une 
époque  où  sur  la  scène  française  tout  était  grec  et  païen, 
aurait  fortifié  par  un  argument  de  plus  ce  que  nous  avons  dit 
de  l'idéal  religieux  des  jésuites.  Nous  y  reviendrons  dans  un 
autre  travail,  où  elle  trouvera  plus  naturellement  sa  place. 
Les  tragédies  françaises  étaient  proscrites  par  la  règle  des  jé- 
suites dans  l'intérêt  des  études  classiques;  elles  furent  si  rare- 
ment autorisées  dans  leurs  collèges,  elles  apparaissent  si 
distantes  les  unes  des  autres  dans  leurs  différents  répertoires, 
que  nous  ne  pouvions  y  chercher  une  représentation  à  part 
de  l'esprit  et  du  caractère  de  leur  école  dramatique.  Nous 
avouerons,  d'ailleurs,  sans  peine,  qu'elles  sont  généralement 
d'un  mérite  littéraire  assez  médiocre. 

Comment  la  Compagnie  de  Jésus,  puisque  toute  sa  gloire 
dramatique  fut  dans  les  tragédies  latines,  a-t-elle  pu  exercer 
quelque  influence  sur  la  scène  française?  La  réponse  est  bien 
simple.  Jodelle  et  ses  successeurs  n'ont-ils  pas  eu  pour  maîtres 
Eschyle,  Sophocle  et,  par-dessus  tout,  ceSénèque  dont  le  latin 
fut  transporté  dans  leur  français?  Guarini,  Lope  de  Vcga, 
Calderon  et  Shakspeare  n'ont-ils  pas  agi  sur  notre  scène, 
malgré  la  différence  du  langage?  Nos  poètes  tragiques  fran- 
çais étudièrent  le  théâtre  latin  des  jésuites.  Nous  en  avons  la 
preuve  dans  Corneille  lui-même,  qui  va  chercher  jusqu'en 
Italie,  au  Collège  romain,  les  principes  de  l'art  dramatique 
dans  le  Crispus  du  P.  Stefonio  V 

Après  tout  ce  que  nous  avons  dit  du  zèle  des  jésuites  à  faire 
prévaloir  l'idéal  tragique  chrétien,  et  de  l'influence  qu'ils  ont 
dû  exercer  sur  la  scène  française,  au  moment  de  sa  formation, 
il  est  impossible  de  ne  pas  se  demander  pourquoi  nous  y 
voyons  si  peu  de  saints  et  de  martyrs.  Faut-il  s'en  prendreau 
public  des  théâtres,  trop  peu  religieux  pour  pleurer  à  des  tragé- 


•  Second  discours  sur  la  tragédie.  Œuvres  complètes  de  Pierre  Corneille,  t.  II, 
p.  567.  (Paris,  Firmin-Didot,  1840.) 


f^j^ 


476  TRÉATRE  LATIN  DES  JÉSUITES. 

dies  sacrées,  et  pour  ne  pas  leur  préférer  le  spectacle  de  pas- 
sions tout  humaines?  Nous  le  croyons  avec  beaucoup  d'autres; 
mais  M.  Saint-Marc  Girardin,  qui  a  traité  cette  question,  ac- 
cuse la  nature  même  des  sujets  religieux,  et  nous  expose  ainsi 
sa  pensée  :  «  L'impassibilité  des  saints  et  des  martyrs  se  prête 
peu  à  l'action  dramatique,  et  Corneille  a  raison  de  dire,  dans 
V Examen  de  Théodore,  qu'une  vierge  et  martyre  sur  le  théâtre 
n'est  autre  chose  qu'un  terme  qui  n'a  ni  jambes,  ni  bras,  et 
par  conséquent  point  d'action.  Il  manque  aux  sujets  sacrés 
les  deux  principales  choses  qui  sont  l'intérêt  et  le  fond  même 
de  la  poésie  dramatique,  la  représentation  des  passions  hu- 
maines et  la  représentation  de  la  vie  privée.  Les  passions  hu- 
maines sont  mal  à  leur  aise  dans  le  drame  religieux,  dont  le 
principal  héros  met  sa  gloire  à  étouffer  ses  passions.  A  quoi 
donc  nous  intéresser?  Au  triomphe  de  la  règle  et  de  la  vertu, 
triomphe  qui,  pour  être  conforme  au  caractère  du  héros,  ne 
doit  pas  même  avoir  les  agitations  du  combat  et  les  incerti- 
tudes de  la  lutte?  Le  plaisir  de  voir  triompher  la  vertu  sans 
efforts  ne  peut  pas  nous  retenir  longtemps  au  théâtre,  où 
nous  n'allons  plus,  comme  nos  aïeux  du  xv"  siècle,  chercher 
l'édification  ;  nous  y  allons  chercher  l'émotion  '.  » 

L'autorité  de  M.  Saint-Marc  Girardin  aurait  eu  de  quoi 
nous  embarrasser,  si  dans  celte  question,  qui  est  tout  à  la  fois 
morale,  historique  et  littéraire,  nous  n'avions  pas  eu  pour 
nous  saint  Paul,  les  Actes  des  martyrs  et  Corneille  lui-même. 

Ce  grand  maître  de  l'art  dramatique,  en  rendant  compte, 
avec  sa  franchise  et  sa  modestie  ordinaires,  du  peu  de  succès  de 
sa  tragédie  de  Théodore,  l'attribue  à  deux  raisons  :  première- 
ment, au  spectacle  révoltant  d'une  vierge  condamnée  aux  lieux 
infâmes;  secondement,  au  peu  de  ressource  de  son  sujet, 
puisque  une  vierge  martyre,  entourée  de  passions  brutales,  doit 
se  montrer  sur  la  scène  insensible  comme  un  terme  ;  et  c'est 
vrai.  Mais  une  vierge  chrétienne,  en  d'autres  circonstances, 
immolant  à  sa  foi  ses  chastes  affections  de  fille  et  d'amante, 


*  Du  drarrte  religieux  en  France.  Revue  des  Deux-Mondes,  1"  janvier  1855, 
p.  200  et  211. 


THEATRE  LATIN  DES  JESUITES.  477 

n'aurait-elle  pas  pu  avoir  sur  la  scène  le  pathétique  et  l'inté- 
rêt de  ri[)liigénie  de  Racine?  Si  Corneille,  au  reste,  a  trop 
généralisé  sa  sentence  en  l'étendant  à  toutes  les  vierges  com- 
battant pour  leur  foi,  son  interprète  en  a  encore  exagéré  le 
sens  et  la  portée  en  l'appliquant  à  tous  les  saints  et  à  tous  les 
martyrs.  Ce  n'était  certainement  par  la  pensée  du  grand  poète, 
qui,  dans  VExamen  de  son  Polyeucte^  prouve  que  la  vertu 
ne  cesse  pas  d'être  dramatique  lorsqu'elle  va  jusqu'à  la  sain- 
teté et  qu'elle  n'a  aucun  mélange  de  faiblesse.  «  Minturnus, 
dit-il,  dans  son  Traité  du  poète,  agite  cette  question  :  Si  la 
passioTi  de  Jésus-Cimst  tt  les  martyres  des  saints  doivent  être 
exclus  du  théâtre^  et  résout  en  ma  faveur.  » 

Quand  on  se  rappelle  Cinna  et  ces  beaux  vers  d'Auguste  : 

Je  suis  maître  de  moi  comme  de  l'univers; 
Je  le  suis,  je  veux  l'être! 

peut-on  dire  que  les  passions  humaines  sont  mal  à  l'aise  dans 
un  drame  dont  le  principal  héros  met  sa  gloire  à  étouffer  ses 
passions?  M.  Saint-Marc  Girardin  pense  qu'un  martyr  ne 
doit  pas  même  avoir  les  agitations  du  combat  et  les  incerti- 
tudes de  la  lutte.  C'est  le  vouloir  moins  homme  que  saint  Paul, 
qui  n'a  pas  craint' de  nous  montrer  en  lui-même  les  révoltes 
de  la  chair  contre  l'esprit,  du  péché  contre  la  loi.  Faut-il  donc 
qu'un  martyr,  pour  être  grand,  soit  exempt  des  terreurs,  des 
tristesses,  des  défaillances  par  lesquelles  l'Homme-Dieu  n'a 
pas  dédaigné  de  passer?  Quoi  donc!  après  les  angoisses  du 
jardin  des  Oliviers,  un  saint  paraîtrait  petit  dans  les  agonies 
de  son  âme  !  Le  jansénisme,  il  est  vrai,  en  passant  sur  la 
France  avec  sa  grâce  nécessitante  et  son  stoïcisme,  y  a  laissé 
des  idées  de  sainteté  qui  détruisent  la  nature,  et  sont  aussi 
peu  d'accord  avec  l'Évangile  qu'avec  l'expérience  de  nos  fai- 
blesses. 

Nier  les  luttes  des  passions  dans  les  martyrs,  c'est  nier  les 
apostasies  dont  leurs  actes  nous  offrent  des  exemples.  Ne  les 
a-t-on  pas  vus  bien  des  fois,  au  milieu  des  séductions  du  cœur 
et  des  sens,  des  terreurs  du  snpj^lico  et  des  larmes  de  leurs 
parents  ou  de  leurs  amis,  succomber  un  moment  et  se  relever 


i78  THEATRE  LATIN  DES  JÉSUITES. 

généreusement  ensuite?  Chateaubriand  s'est  souvenu  de  l'his- 
toire quand  il  a  fait  dire  à  Eudore  :  «  Où  sont  les  aigles  ?  » 

Au  reste,  il  suffisait  d'ouvrir  le  répertoire  dramatique  des 
jésuites,  frères  de  BoUandus,  pour  y  trouver  des  martyrs  lut- 
tant avec  les  passions  et  même  vaincus  dans  un  premier  com- 
bat. L'Usthazanes  du  P.  Petau  cède  un  moment  à  la  peur  des 
tourments;  il  a  besoin  pour  se  relever  de  l'exemple  et  de  la 
sévérité  paternelle  de  i'évéque  Siméon.  L'Herménégilde  du 
P.  Porée  commence  par  se  révolter  contre  son  père  arien  qui 
le  persécute  ;  et  ce  sont  les  luttes  incessantes  de  l'amour  pa- 
ternel, de  l'amour  filial,  de  l'amour  conjugal  aussi,  qui  font 
toute  l'intrigue  de  cette  pièce,  dont  le  pathétique  rappelle 
celui  des  plus  touchantes  pièces  de  Racine. 

Quant  à  la  représentation  de  la  vie  privée,  que  M.  Saint-Marc 
Girardin  croit  nécessaire  à  l'intérêt  de  la  tragédie,  et  qu'il  ne 
trouve  pas  d'ans  le  spectacle  du  martyre,  un  mot  nous  suffira. 
Le  confesseur  de  la  foi,  avant  d'être  homme  public  au  tri- 
bunal des  consuls  et  des  empereurs,  a  été  homme  privé  dans 
sa  famille  ;  et  il  redevient  homme  privé  dans  les  prisons, 
lorsqu'il  y  souffre  avec  sa  femme,  ses  enfants,  ses  amis.  C'est 
au  poète  à  choisir  son  héros  et  les  situations  par  lesquelles, 
pour  le  rendre  dramatique,  il  devra  le  faire  passer  sous  les 
yeux  des  spectateurs.  Le  P.  Steforio  dans  sa  Flavia,  tragédie 
terminée  par  le  martyre  de  deux  jeunes  Césars,  parents  de 
l'empereur  Domitien,  n'a-t-il  pas  su  peindre  l'intérieur  d'une 
auguste  et  vertueuse  famille,  au  premier  siècle  de  l'Église,  et 
allier,  suivant  l'expression  du  P.  Alet,  la  grâce  ravissante  de 
l'art  grec  à  Pangélique  naïveté  de  la  piété  chrétienne  ^  ? 

Si  donc  les  sujets  chrétiens,  tant  de  fois  mis  en  scène  par 
les  jésuites,  n'ont  pas  prévalu  sur  le  théâtre  en  France,  ce  n'est 
pas  à  leur  manque  d'action  et  de  pathétique  qu'il  faut  s'en 
prendre;  c'est  à  la  renaissance  qui,  enivrée  de  l'antiquité,  ne 
s'inspira  plus  que  des  héros  de  Rome  et  d'Athènes  ;  c'est  à  la 
dépravation  des  mœurs  et  au  refroidissement  de  la  foi  qui  ac- 


*  P.  32-36  de  la  Disserlation  sur  une  tragédie  latine  à  Rome,  l'an  1600,  déjà 
citée. 


THÉÂTRE  LATIN  DKS  JÉSUITES.  479 

compagnèrent  la  renaissance  et  ouvrirent  la  France  au  calvi- 
nisme; c'est  au  jansénisme  qui,  portant  son  rigorisme  partout, 
écarta  la  religion  des  inspirations  et  des  spectacles  de  la  poésie, 
sous  prétexte  de  ne  pas  profaner  ses  dogmes  et  ses  mystères  ; 
c'est  aux  habitudes  savantes  et  au  caractère  académique  de 
notre  théâtre  qui,  au  xvi*  siècle  et  surtout  au  xvii%  n'étant 
plus  fréquenté  par  le  peuple,  mais  seulement  par  les  lettrés, 
n'eut  plus  besoin  de  se  mettre  en  rapport  avec  le  peuple  par 
des  sujets  nationaux  et  chrétiens.  Aujourd'hui,  à  côté  du 
Théâtre-Français,  le  peuple  a  les  siens;  mais  le  peuple  qui 
remplit  les  théâtres  aujourdîliui  est  plus  sensible  au  jeu  des 
passions  humaines  qu'aux  émotions  de  la  foi. 

A.  Cahour. 


L 


LE 


MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 


Une  lettre  sans  adresse  et  sans  signature  trouvée  dans  une 
collection  d'autographes,  c'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour 
tenter  la  plus  modeste  curiosité.  Les  circonstances  historiques 
qu'elle  renferme,  sa  date  «  le  i^"^  de  juin  1692,  w  un  nom  écrit 
au  bas  au  crayon  «  Louis  le  Valois,  »  nous  mettaient  assez 
directement  sur  la  voie  pour  engager  à  quelques  recherches  ; 
elles  nous  ont  conduit  à  rétablir  ainsi  l'adresse  :  «  A  Monsei- 
«  gneur  le  Maréchal  de  Bellefonds,  »  et  à  signer  :  «  Louis  le 
«  Valois,  S.  J.  »  Notre  premier  dessein  avait  été  de  faire  seu- 
lement connaître  cette  lettre;  mais  en  considérant  M.  de  Bel- 
lefonds de  plus  près,  il  nous  a  semblé  que  l'insuffisance  de 
ses  biographies  excuserait  l'étude  un  peu  plus  longue  que 
nous  pourrions  faire  du  rôle  qu'il  a  joué  et  de  la  belle  carrière 
qu'il  a  parcourue.  Nous  rassemblerons  donc  tout  ce  que  les 
mémoires  du  temps  nous  ont  fourni  de  renseignements.  Ce 
travail  est  sans  doute  loin  d'être  parfait,  car  nous  n'avons  pu 
consulter  tous  les  documents  propres  à  éclairer  notre  sujet; 
ce  sont  des  matériaux  que  nous  présentons  pour  une  étude 
plus  approfondie  et  plus  complète. 

; 

La  Picardie  fut  le  berceau  de  la  famille  de  Gigault  de 
Bellefonds  ',  qui  plus  tard  se  fixa  en  Normandie.  Du  mariage 

•  Moréri.  Art.Gieault. 


LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS.  484 

de  Henri-Robert  de  Bellefonds,  seigneur  de  l'Isle-Marie,  avec 
Marie  d'Avoynes,  fille  du  seigneur  du  Qucsnoy  et  de  Gruchi, 
naquit  en  i63o  Charles-Bernardin,  objet  de  cette  étude; 
c'était  lui  qui,  de  tous  ceux  de  son  nom,  devait  illustrer  le 
plus  son  blason  '. 

De  race  militaire,  le  jeune  Bernardin  entra  de  bonne  heure 
dans  la  voie  que  lui  avaient  ti-acée  ses  ancêtres.  Dès  iG54  il 
était  à  l'armée  de  Flandre;  c'était  le  temps  des  guerres  qui 
remplirent  les  premières  années  du  règne  de  Louis  XIV.  Le 
prince  de  Condé,  alors  révolté  contre  son  roi,  ou  plutôt 
contre  un  ministre  impopulaire  ,  bloquait  Arras  avec  les 
troupes  espagnoles  ;  Turenne  était  accouru;  son  attaque  sou- 
daine et  impétueuse  avait  suppléé  à  l'infériorité  numérique 
de  son  armée  ;  l'ennemi  avait  dû  se  replier  en  désordre.  Le 
jeune  de  Bellefonds,  cédant  à  l'impétuosité  de  son  âge,  s'était 
mis  à  la  poursuite  de  l'arrière-garde  du  prince  au  passage  de 
la  Scarpe;  une  faible  troupe  de  cavaliers  le  suivait;  «  mais  il 
fut  reçu  si  vertement  qu'il  fut  obligé  de  se  retirer  avec 
perte  -.  w  La  campagne  de  Flandre  se  continua  les  années 
suivantes. 

En  iG56,  Turenne  assiégeait  Valenciennes,  et  à  son  toui 
Condé  arrivait  au  secours  de  la  place.  Une  partie  de  l'armée 
française  obéissait  au  maréchal  de  La  B'erté,  placé  lui-même 
sous  les  ordres  de  Turenne;  entourée  par  une  rivière  et  par 
des  prairies  inondées,  elle  se  reposait  dans  une  entière  sécu- 
rité. Condé  survint  à  l'improviste,  culbuta  le  maréchal  de  La 
Ferté,  et  quatre  mille  hommes  périrent  dans  cette  horrible 
confusion.  «  Bellefonds  se  sauva  à  la  nage,  écrivait  le  comte 
«  de  Bussy  à  la  marquise  de  Sévigné;...  toute  l'armée  de  La 
«  Ferté  a  perdu  son  bagage,  hormis  Bellefonds,  qui  a  sauvé 
«  sa  vaisselle  d'argent.  » 

Nous  retrouvons  le  jeune  Bernardin,  en  i()58,  à  l'armée 
de  Turenne,  sous  les  murs  de  Dunkerque;  il  était  alors  lieu- 


'  Dazur  au  chevron  d'or,  accompagné  de  trois  losanges  d'argent,  deux  en  chef 
et  un  en  pointe.  —  De  M.ii^ny. 
*  Mcm.  du  chevalier  d'York,  édition  Michaud  et  Poujoiilat,  p.  583. 
,s  31 


M2  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

tenant  général,  et  commanda  la  seconde  ligne  de  l'infanterie 
à  la  bataille  des  Dunes.  Le  27  juillet  il  allait  investir  Grave- 
lines.  «  Dans  la  nuit  du  i5  au  16  août,  il  se  logea  sur  la 
«  pointe  d'un  ouvrage  à  corne ,  après  avoir  passé  le  fossé 
«  avec  toutes  les  formes  ordinaires  '.  »  L'armée  se  dirigea 
ensuite  sur  Ypres,  «  et  les  lieutenants  généraux  y  firent  très- 
«  bien  leur  devoir  -.  »  Ces  glorieuses  campagnes  de  Flandre, 
attristées  à  peine  par  quelques  revers  sans  conséquence, 
reçurent  leur  couronnement  en  iGSq,  par  le  traité  de  la 
Bidassoa. 

Rendu  pour  un  instant  à  une  vie  plus  calme,  le  marquis 
de  Belleionds  épousa  Madeleine  Foucquet,  fille  du  seigneur 
de  Chaslain  et  du  Boullai.  L'union  fut  heureuse  entre  ces 
deux  cœurs  éminemment  chrétiens  :  deux  fils  et  cinq  filles  ^ 
en  furent  les  fruits.  Des  deux  premiers  l'un  mourut,  encore 
enfant,  en  1G68;  le  second,  en  1692,  après  la  bataille  de 
Steinkerque.  Parmi  les  filles,  deux  se  consacrèrent  à  Dieu"*. 

M.  de  Beliefonds  retourna  bientôt  à  la  cour.  «  Il  s'était 
«  attaché  au  roi,  dit  le  marquis  de  la  Fare,  dès  le  temps  du 
«  cardinal  Mazarin,  lorsque  tout  le  monde  néghgeait  de  faire 
«  sa  cour  à  ce  prince.  Ce  fut  lui  que  le  roi  chargea,  sur  la 
«  fin  des  jours  du  cardinal,  de  lui  venir  rendre  un  compte 
«  fidèle  de  l'état  où  il  était,  et  à  qui  il  demanda  plusieurs 
«  fois  :  En  est-ce  fait  '  ?  »  Je  laisse  au  marquis  de  la  'Fare 
la  responsabilité  d'une  assertion  que  démentent  la  plupart 
des  Mémoires  du  temps  ;  son  esprit  plus  que  léger,  son  carac- 
tère insouciant,  donnent  peu  d'autorité  à  sa  relation,  et  moins 
encore  à  ses  jugements  sur  les  hommes.  Je  n'ajoute  donc 
qu'une  très-médiocre  confiance  au  portrait  qu'il  nous  a  tracé 
de  M.  de  Beliefonds  :  «  C'était  un  homme  d'une  ambition 

*  Mém.  de  Monglat  {éd\t.  Michaud  et  Poiijoulat),  p.  332. 
'-  Mém.  de  Tureîine,  p.  492,  49i,  504,  506. 

'  M.  le  comte  de  la  BedoUiere  donne  six  filles  à  M.  de  Beliefonds.  [Le  Monde 
et  ses  travers,  par  M.  le  comte  de  la  Bedollierre  (L.  G.  de  Bellefont).  Paris,  1841, 
in-8°,  2  vol.)  On  trouve  au  t.  II,  p.  553,  de  cet  ouvrage,  une  généalogie  de  la 
famille  de  Beliefonds  plus  étendu  que  celle  de  Moréri. 

*  Moréri. 

=  Mém.  du  marquis  de  la  Fare. 


LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS.  483 

«  outrée,  qui  aimait  les  routes  particulières  et  détournées; 
a  il  avait  de  l'esprit,  et  même  assez  profond,  mais  peu  agréa- 
«  Lie  et  sujet  à  des  imaginations  creuses.  Il  était  faux  sur  le 
«  courage,  sur  l'honneur  et  sur  la  dévotion,  et  n'avait  ja- 
«  mais  rien  fait  à  la  guerre  qui  méritât  une  grande  élévation  ; 
«  il  était  pourtant  capable  de  bien  penser.  »  Je  ne  sais  ce 
que  la  Fare  entend  par  courage,  honneur  et  dévotion,  mais 
M.  de  Bellefonds  a  montré  plus  d'une  fois  qu'il  ne  manquait 
d'aucune  de  ces  qualités  ;  je  croirais  assez  volontiers  que, 
jaloux  et  envieux,  la  Fare  enveloppait  dans  la  même  animad- 
version  et  Louis  XIV,  et  tous  ceux  qui  méritaient  ses  faveurs; 
il  est  à  cet  égard  un  autre  Saint-Simon,  ainsi  qu'on  l'a  re- 
marqué ' . 

Le  jeune  seigneur  était  donc  bien  en  cour  :  nous  allons  en 
avoir  de  nouvelles  preuves.  L'ambassadeur  de  France  à  Rome, 
M.  le  duc  de  Créqui,  avait  été  insulté  par  la  garde  corse;  les 
satisfactions  que  réclamait  un  pareil  attentat  n'arrivaient  pas 
assez  vite  au  gré  du  monarque  offensé.  Afin  d'aider  les 
bonnes  intentions  du  pape,  des  troupes  françaises,  sous  les 
ordres  de  I\L  de  Bellefonds,  passèrent  les  Alpes  en  i663,  et 
prirent  leurs  quartiers  dans  le  Parmesan  et  le  Modenais;  le 
maréchal  du  Plessis  devait  les  y  rejoindre  avec  le  reste  de 
Varmée,  ou  la  paix  les  rappeler  en  France  ".  Ce  fut  pendant 
cette  campagne,  promptement  terminée  par  un  accommode- 
mont  ,  que  le  roi  envoya  à  son  favori  «  les  provisions  de  la 
«  charge  de  son  premier  maître  d'hôtel,  qui  était  vacante  par 
«  la  mort  du  marquis  de  Vervins^.  »  —  «  Cette  charge,  sans 
«  être  des  charges  du  premier  rang,  est  une  de  celles  qui 
«  donnent  le  plus  d'accès  auprès  du  roi,  et  le  plus  d'agré- 
(c  ment  dans  le  public.  Il  la  mit  sur  un  très-bon  pied  '.  » 


'  La  Fare  était  un  des  frondeurs  du  règne,  critiquant  volontiers  presque  foute 
chose,  et  il  ne  faut  pas  s'en  rapporter  aveuglément  à  ses  jugements,  ni  mOme  à 
ses  récits,  écrits  souvent  avec  une  singulière  légèreté.  [Hist  de  madame  de  Main- 
tenon,  par  M.  le  duc  dcNcailles,  t.  IV,  p.  375,  note.} 

*  Mém.  de  du  Plessis. 

'  Mém.  de  Mûtujlat,  p,  3oo. 

*  Mém.  du  marquis  de  la  Fare. 


484  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

Moréri  parle  d'une  ambassade  en  Espagne  dont  il  fut 
chargé  en  l'année  i6G5  :  je  n'ai  rien  trouvé  à  cet  égard.  Mais 
ce  qu'il  ne  mentionne  pas,  ce  sont  ses  négociations  avec  la 
Hollande  en  16GG.  (>ette  république,  alors  unie  avec  la  France 
contre  l'Angleterre ,  avait  commencé  avec  les  ministres  de 
Louis  XIY  un  échange  de  lettres  diplomatiques  au  sujet  de 
la  jonction  des  deux  flottes;  Bellefonds  fut  chargé  de  conti- 
nuer cette  affaire  de  vive  voix.  Après  s'être  acquitté  de  sa 
mission,  il  passa  sur  le  vaisseau  de  l'amiral  français,  le  duc 
de  Beaufort,  afin  de  veiller  à  l'exécution  des  conventions  '  ; 
la  jonction  toutefois  ne  s'effectua  pas. 

L'année  suivante,  Louis  XIV  se  mettait  lui-même  à  la  tête 
de  trente-cinq  mille  hommes ,  marchait  vers  la  Flandre, 
soumettait  tout  le  pays,  et  le  27  novembre  s'emparait  de  Lille. 
Le  3i,  «  je  fis  partir,  dit  le  roi  dans  ses  Mémoires,  par  di- 
cf  vers  chemins,  deux  de  mes  lieutenants  généraux  ^,  Créqui 
«  et  Bellefonds,  lesquels  je  suivis  de  près.  j>  Ils  rencontrèrent, 
attaquèrent  et  mirent  en  déroute  près  du  canal  de  Bruges 
six  mille  chevaux  ennemis ,  commandés  par  le  comte  de 
Marcin  et  le  prince  de  Ligne,  qui  s'étaient  avancés  pour  tenter 
le  secours  de  Lille  "'.  Le  marquis  de  Bellefonds  fut  ensuite 
nommé  pour  commander  à  Charieroi.  «  Détaché  de  tous  les 
«  autres,  il  veillait  sur  les  places  qui  étaient  entre  la  Sambre 
«  et  la  Meuse  ;  il  y  fit,  à  son  arrivée,  une  action  assez  remar- 
cc  quablc,  ayant  avec  huit  cents  chevaux  défait  quinze  cents 
a  hommes  des  ennemis,  qui  avaient  infanterie  et  cavalerie  "*  ;  » 
le  marquis  de  Conflans,  à  la  tète  de  cette  troupe,  se  dirigeait 
de  Mons  vers  Bruxelles;  Bellefonds  l'attaqua  au  coin  d'un 
bois,  le  battit  et  fit  prisonnier  le  marquis  de  Listenay.  Au 
commencement  de  1G68,  des  négociations  furent  entamées  et 
aboutirent  au  traité  d'Aix-la-Chapelle  ;  maisavant  la  conclu- 

*  Mém.  de  Louis  XIV. 

-  M.  de  Bellefonds  aurait  élé  élevé  au  grade  de  lieutenant  général  cette  même 
année  1667,  avec  MM.  d'Humières  et  de  Pradel.  (Lettre  de  madame  du  Bouchet 
au  comte  de  Bussy,2o  avril  4667.)  Cependant,  dès  16S8  il  compte  un  cette  qua- 
lité dans  Tarmée  de  Turenne. 

'  Mém.  de  d'Avriyny^  t.  III,  p.  326. 

*  Mém.  de  Louis  XIV.  — Mém.  de  Monglat. 


LE  MARKCIIAL  DE  BELLEFONDS.  185 

sion  définitive  de  ki  paix,  une  trêve  avait  été  signée,  par  la- 
quelle il  élait  stipulé  que  la  guerre  ne  pouvait  se  continuer 
qu'on  rase  campagne  :  aussi  le  marquis  de  Bellefonds  fut 
obligé  de  rendre  le  château  de  Guénap,  dont  il  s'était  emparé'. 

Enfin  la  France  put  se  reposer  de  ces  luttes  glorieuses,  et 
Louis  XIV  ne  tarda  pas  à  récompenser  ceux  qui  l'avaient  si 
vaillamment  secondé;  au  mois  de  juillet,  Charles-Bernardin 
Gigault,  marquis  de  Bellefonds,  recevait  le  bâton  de  maréchal 
en  même  temps  que  François  deCréqui,  marquis  de  Marines, 
et  Louis  de  Crevant,  marquis  d'IIumières.  Cette  promotion 
fit  des  jaloux.  Le  marquis  de  la  Fare,  qu'on  avait  eu  proba- 
blement le  tort  d'oublier,  trouvait  que  Bellefonds  «  n'avait 
«  rien  fait  à  la  guerre  qui  méritât  une  grande  élévation  ;  »  il 
ajoutait  que  Créqui  et  Ilumières  n'avaient  été  nommés  que 
pour  faire  passer  Bellefonds. 

Madame  de  Sévigné  voyait  aussi  avec  peine  que  son  cousin 
de  Bussy  n'eût  pas  été  des  heureux,  et  ce  n'était  pas  seule- 
ment par  rahutinage,  nous  assure-t-elle,  qu'elle  ressentait 
«  ces  afflictions  tristes  et  amères.  »  Rabutin  lui  répondit  en 
homme  aussi  peu  satisfait  :  «  Je  vous  suis  trop  obligé  de  la 
«  peine  que  voii^  ont  donnée  pour  moi  les  réflexions  que 
«  vous  avez  faites  sur  ces  nouveaux  maréchaux  ;  mais  il  faut 
«  que  je  vous  console  une  fois  pour  toutes  sur  ces  matières, 
a  en  vous  disant  que  moi ,  qui  suis  l'intéressé,  et  qui  ne  suis 
«  ni  fou  ni  insensible,  je  regarde  cela  avec  un  mépris  digne 
«  d'un  galant  homme  persécuté.  Sion  ne  donnait  ces  hon- 
«  neurs-là  qu'à  des  gens  qui  eussent  autant  servi  que  moi, 
a  et  je  puis  dire  aussi  utilement  pour  l'État,  et  aussi  glorieu- 
«  sèment  pour  leur  réputation  ,  je  serais  chagrin  de  la  prê- 
te férence  de  mes  rivaux;  mais  quand  je  verrai  faire  trois 
«  maréchaux  de  France  à  la  fois,  qui  n'ont  jamais  fait  une 
«  action  d'éclat  à  la  guerre,  à  deux  desquels  il  est  arrivé  des 
«  malheurs  sur  la  réputation,  et  tous  trop  jeunes  pour  une 
«  dignité  comme  celle-là,  à  moins  que  d'avoir  fait  des  actions 
«   extraordinaires;  quand  je  verrai,  dis-je,  des  caprices  de 

•  .l/e'm.  de  Monglat. 


486  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFÛNDS. 

«  la  fortune  aussi  ridicules  que  celui-là,  bien  loin  de  m'af- 
«  fliger,  je  me  réjouirai  de  ce  qu'une  pareille  promotion  ho- 
«  norema  disgrâce.  »  C'est  le  cas  de  dire  :  «  Tout  est  perdu, 
fors  l'honneur.  »  Rabutin  se  console  comme  il  peut,  et  il  en 
trouve  un  nouveau  motif  dans  l'obscurité  même  des  nou- 
veaux dignitaires.  Son  raisonnement  est  piquant  :  «  Les  gens 
a  qui  sont  en  passe  de  s'élever...  sont  tellement  tourmentés 
«  et  torturés  par  les  envieux,  que  souvent  on  les  fait  échouer; 
«  pour  ceux-ci,  ils  étaient  si  peu  en  passe  d'être  maréchaux, 
«  que  l'envie  ne  daignait  songer  à  eux;  et  ainsi,  le  roi  pre- 
«  liant  tout  d'un  coup  cette  pensée  en  leur  faveur,  personne 
«  n'a  eu  le  loisir  de  traverser  leur  élévation,  et  de  faire  con- 
«  naître  à  Sa  Majesté  leur  pende  mérite.  »  Et  se  retranchant 
fièrement  derrière  sa  vanité  blessée  :  «  On  peut  bien,  ajoute- 
«  t-il,  donner  un  rang  dans  le  monde  à  Charles  Gigault  au- 
«  dessus  de  Roger  de  Rabutin;  mais  il  changera  fort,  où  il 
«  marchera  toujours  bien  après  lui  dans  l'estime  des  hoii- 
«  nétes  gens.  »  Le  rabutmage  emportait  ce  pauvre  comte  de 
Russy,  et  sa  prophétie  ne  s'est  pas  réalisée  :  la  réputation  de 
M.  de  Bellefonds  est  loin  d'être  éclipsée  par  la  sienne,  du 
moins  auprès  des  honnêtes  gens. 

Ce  fut  certainement  l'estime  dont  jouissait  M.  de  Belle- 
fonds  qui,  en  1668;,  lui  valut  l'honneur  d'être  choisi  par  le 
pape  Clément  IX  et  les  Vénitiens  comme  général  des  troupes 
romaines  et  vénitiennes,  destinées  à  secourir  Candie  assiégée 
par  les  Turcs.  Les  Mémoires  du  temps  se  taisent  sur  ce  fait, 
dont  le  souvenir  s'est  perpétué  dans  la  famille  du  maréchal 
par  des  preuves  irrécusables.  Ce  silence  me  fait  supposer  que 
cette  proposition  n'eut  aucune  suite. 

Louis  XIV  ne  laissait  passer  aucune  occasion  de  témoigner 
au  nouveau  maréchal  son  estime  et  sa  confiance.  En  1670, 
un  deuil  cruel  venait  désoler  la  famille  royale  ;  la  duchesse 
d'Orléans  était  enlevée  subitement  au  milieu  d'atroces  dou- 
leurs ;  des  bruits  de  poison  circulèrent  en  France,  «  et  ce 
«  mot  est  resté  dans  l'histoireavec  ses  mystérieuses  terreurs  ' .  » 

*  Laurenlie,  Hist.  de  France,  t.  VII,  p.  2GI. 


LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS.  487 

On  n'omit  rien  pour  dissiper  les  soupçons  et  tranquilliser 
l'opinion  publique  ;  le  maréchal  de  Bellefonds  fut  envoyé  le 
3  juillet  en  Angleterre  pour  faire  au  roi  Charles  II  des  com- 
pliments de  condoléance  sur  la  mort  de  sa  sœur  ;  il  apportait 
en  même  temps  le  procès-verbal  de  la  mort  de  la  princesse 
et  de  la  dissection  de  son  corps;  les  médecins  chargés  de 
l'autopsie  se  déclaraient  ouvertement  contre  les  accusations 
d'empoisonnement. 

Le  séjour  qu'il  fit  à  cette  cour  ne  fut  pas  de  longue  durée. 
Il  quittait  Londres  le  29  juillet  ' ,  et  le  mercredi  2Ç)  novembre 
de  la  même  année  1670,  madame  de  Sévigné,  à  l'affût  de 
toutes  les  nouvelles,  écrivait  à  M.  de  Grignan  :  «  M.  le  Grand - 
«  et  le  maréchal  de  Bellefonds  courent  lundi  dans  le  bois  de 
a  Boulogne  sur  des  chevaux  vitcs  comme  des  éclairs  ;  il  y  a 
«  trois  mille  pistoles  de  pari  pour  cette  course.  »  Mademoi- 
selle de  jNIontpensier  parle  aussi  du  maréchal  dans  ses  Mé- 
moires sous  la  date  de  1670  ;  elle  reçut  ses  remercîments  pour 
l'honneur  qu'elle  faisait  à  toute  la  noblesse  en  voulant  épouser 
le  duc  de  Lauzun  *. 

M.  de  Bellefonds  était  à  cette  époque  homme  du  monde 
autant  que  qui  que  ce  fût;  mais  à  côté  des  qualités  qui  font 
le  courtisan,  brillaient  en  lui  celles  qui  font  le  chrétien  ;  c'est 
à  partir  de  ce  moment  surtout  qu'il  nous  sera  donné  de  le 
considérer  sous  ce  second  point  de  vue. 


II 


On  était  alors  en  pleines  faiblesses  de  Louis  XIV  :  madame 
de  la  Vallièrc  voyait  sa  faveur  balancée  par  celle  d'une  puis- 
sante rivale  ;  son  trône  chancelait.  Pendant  ses  jours  de  pros- 
périté, «  elle  avait  toujours  préféré  la  société  des  hommes 
«  vertueux,  qui  avaient  entrevu  de  bonne  heure  qu'une  âme 


•  Gazelle  de  France,  5  et  1 9  juilot,  et  9  août  1 670. 

'  Louis  de  Lorraine,  comte  d'Armae;n;ic,  grand  écuycr  de  France. 

^  Mém.  de  mademoiselle  de  Monlpcnsier,[>.  445. 


488  LK  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

«  telle  que  la  sienne  n'était  pas  perdue  sans  retour  pour  la 
a  vertu.  Le  maréchal  de  Bellefonds  était  un  de  ces  hommes 
«  dont  le  caractère  et  la  vertu  avaient  inspiré  le  plus  d'estime 
«  et  de  respects  à  madame  de  la  Vallière.  Madame  de  Belle- 
«  fonds,  sa  sœur,  était  prieure  des  Carmélites  de  Paris,  et  elle 
«  devint  la  confidente  de  ses  peines  et  de  ses  pensées  \  »  Dès 
1Ô71,  alors  que  sa  conscience  ou  plutôt  son  désespoir  éveillait 
ses  remords,  la  duchesse  s'était  enfuie  au  couvent  Sainte- 
Marie  de  Chaillot  ;  mais  ne  voulant  pas  quitter  le  roi  sans 
hii  faire  des  adieux  qu'elle  pensait  devoir  être  éternels,  elle 
écrivit  à  Louis  XIV,  et  le  maréchal  de  Bellefonds,  fier  et 
heureux  tout  à  la  fois  de  celte  mission,  porta  la  lettre  à  son 
maître.  On  sait  que  cette  victoire  d'un  instant  n'était  que  le 
prélude  d'une  nouvelle  défaite.  M.  de  Bellefonds  ne  se  décou- 
ragea pas  j  ses  relations  avec  la  duchesse  furent  quelquefois 
interrompues  par  les  emplois  qui  lui  furent  confiés  et  dont  je 
parlerai  {lus  tard  ;  mais  il  poursuivait  toujours  son  but. 

Pour  donner  à  sa  cause,  qui  était  celle  de  Dieu,  un  plus 
puissant  secours,  il  recourut  à  la  persuasive  éloquence  de 
Bossuet,  et  en  iG-yS  il  confia  à  son  zèle  le  soin  de  l'àme  qu'il 
voulait  ramener  à  la  vertu.  Ce  fut  alors  entre  ces  deux  hom- 
mes, si  différents  par  leur  position,  mais  animés  de  vues  aussi 
pures  et  aussi  élevées,  un  véritable  assaut  d'efforts  et  de  solli- 
citations, et  quand  M.  de  Bellefonds  fut  obligé  de  s'éloigner 
pour  rejoindre  rarmée_,  une  correspondance  active  s'échangea 
entre  lui,  la  duchesse  et  Bossuet.  Les  lettres  que  le  maréchal 
recevait  nous  ont  été  conservées  soit  dans  la  vie  de  madame  de 
la  Vallière,  soit  dans  les  œuvres  de  Bossuet  ;  elles  sont  une 
preuve  convaincante  de  la  grande  part  que  prit  M.  de  Belle- 
fonds  à  cette  affaire.  Il  n'épargnait  rien  pour  continuer  le  bien 
qu'il  avait  commencé.  «  J'ai  rendu  vos  lettres  à  madame  la 
«  duchesse  de  la  Vallière,  lui  écrit  Bossuet  ;  il  me  semble 
«  qu'elles  font  un  bon  effet,  j^  Et  une  autre  fois  :  «  Il  ne  m'a 
f(  pas  été  malaisé  de  faire  agréera  madame  de  la  Vallière  les 
(c  lettres  que  vous  lui  écrivez  ;  elle  les  reçoit  avec  une  grande 

*  De  Bausset.  Hist.  de  Bossuet,  t.  II,  p.  33. 


LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS.  489 

«  joie  et  en  est  touchée,  m  Enfin,  le  20  avril  iG'j/îj  la  partie 
était  gagnée  :  sollicitée  et  encouragée  par  M.  de  Bellcfonds  , 
pressée  par  le  Camus,  évéque  de  Grenoble,  persuadée  et 
éclairée  par  Bossuet,  touchée  enfin  par  l'admirable  éloquence 
de  Bourdaloue  ,  madame  de  la  Yallière  cédait  la  victoire  à 
Dieu  et  prenait  l'habit  des  filles  de  Sainte-Thérèse.  Bossuet  se 
hâtait  d'informer  M.  de  Bellefonds  de  cette  heureuse  nou- 
velle :  «  Je  vous  envoie  une  lettre  de  madame  la  duchesse  de 
«  la  Vallière ,  qui  vous  fera  voir  que  par  la  grâce  de  Dieu  , 
«  elle  va  exécuter  le  dessein  que  le  Saint-Esprit  lui  avait  mis 
a  dans  le  cœur.  Toute  la  cour  est  édifiée  et  étonnée  de  sa 
«  tranquillité  et  de  sa  joie,  qui  s'augmente  à  mesure  que  le 
a  temps  approche...  Elle  ne  respire  plus  que  la  pénitence... 
«  cela  me  ravit  et  me  confond  :  je  parle,  et  elle  fait  ;  j'ai  les 
«  discours,  elle  a  les  œuvres.  Quand  je  considère  ces  choses, 
«  j'entre  dans  le  désir  de  me  taire  et  de  me  cacher;  et  je  ne 
«  prononce  \ms  un  seul  mot,  où  je  ne  croie  prononcer  ma 
«  condamnation...  Priez  Dieu  pour  moi  sans  relâche,  et  de- 
«  mandez-lui  qu'il  me  parle  au  cœur.  » 

Pendant  qu'il  travaillait  à  cette  œuvre  si  apostolique  , 
M.  de  Bellefonds  sentait  aussi  se  fortifier  en  son  âme  le  désir 
d'une  vie  plus  parfaite  ;  sans  rompre  entièrement  avec  la  cour, 
il  cherchait  à  s'en  dégager  peu  à  peu  et  à  rapprocher  sa  con- 
duite des  conseils  évangéliques. 

Au  commencement  de  1672,  il  demandait  au  roi  la  permis- 
sion de  vendre  sa  charge  de  premier  maître  de  son  hôtel. 
a  Jamais  personne  ne  la  fera  si  bien,  écrivait  madame  de  Sé- 
'(  vigne  à  sa  fille.  Tout  le  monde  croit,  et  moi  j)lus  que  les 
«  autres,  que  c'est  pour  payer  ses  dettes,  pour  se  retirer  et 
«  songer  uniquement  à  l'affiire  de  son  salut.  »  iNIais 
Louis  \IV,  qui  se  connaissait  en  hommes  et  savait  estimer 
dans  les  autres  une  régularité  de  conduite  dont  il  n'avait  pas 
la  force  de  donner  l'exemple,  lui  refusa  celte  permission;  il 
le  fit  même  venir  dans  son  cabinet,  afin  de  connaître  les  motifs 
de  cette  retraite.  «  Monsieur  le  maréchal,  lui  dit-il ,  je  veux 
«  savoir  pourquoi  vous  voulez  me  quitter  :  est-ce  dévotion  ? 
«  est-ce  envie  de  vous  retirer?  est-ce  l'accablement  de  vos 


490  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

«  dettes  ?  Si  c'est  le  dernier,  j'y  veux  donner  ordre  et  entrer 
ce  dans  le  détail  de  vos  affaires.  Le  maréchal  fut  sensible- 
«  ment  touché  de  cette  bonté.  Sire,  dit-il,  ce  sont  mes  dettes, 
a  je  suis  abîmé  ;  je  ne  puis  voir  souffrir  quelques-uns  de  mes 
ce  amis  qui  m'ont  assisté  et  que  je  ne  puis  satisfaire.  —  Eh 
«  bien  !  dit  le  roi,  il  faut  assurer  leur  dette  ;  je  vous  donne 
ce  cent  mille  francs  de  votre  maison  de  Versailles,  et  un  bre- 
cc  vet  de  retenue  de  quatre  cent  mille  francs,  qui  servira 
«  d'assurance,  si  vous  veniez  à  mourir;  vous  payerez  les 
ce  arrérages  avec  les  cent  mille  francs  ;  cela  étant ,  vous  de- 
«  meurerez  à  mon  service.  Le  maréchal  ne  résista  pas,  et  le 
ce  voilà  remis  à  sa  place  et  comblé  de  bienfaits  ' .  » 

Mais  M.  de  Bellefonds  mit  bientôt  lui-même  un  terme  à  sa 
faveur.  Au  mois  d'avril  de  cette  année  1672,  il  était  nommé 
pour  rejoindre  l'armée  de  Flandre.  Le  prince  de  Condé  avait 
le  commandement  en  chef,  Turenne  l'avait  en  second  ;  ve- 
naient ensuite  les  maréchaux  de  Bellefonds,  d'Humières  et  de 
Créqui.  Cette  disposition  ne  plut  pas  à  ces  messieurs  ,  qui , 
consentant  volontiers  à  servir  sous  M.  le  Prince,  ne  voulaient 
pas  d'intermédiaire  entre  lui  et  eux  ".-  C'était  ainsi,  ce  semble, 
que  M.  de  Bellefonds  avait  entendu  remplir  ses  fonctions  ; 
car  madame  de  Sévigné  raconte  «  qu'avant  de  partir  pour  la 
ce  Trappe,  où  il  allait  passer  la  semaine  sainte ,  il  parla  fort 
(c  fièrement  à  M.  de  Louvois  qui  voulait  faire  quelque  retran- 
c'  chement  sur  sa  charge  de  général  sous  M.  le  Prince;  il  fit 
«  juger  l'affaire  par  Sa  Majesté,  et  l 'emporta  comme  un  galant 
ce  homme.  »  Mais  le  ministre  reprit  en  son  absence  le  terrain 
perdu,  et  à  son  retour  le  maréchal  trouva  ses  espérances 
anéanties.  Son  âme  n'était  pas  encore  assez  détachée  de  la 
vanité  du  siècle  pour  supporter  ce  qu'il  regardait  comme  une 

*  Lettres  de  madame  de  Sévigné. 

*  Ces  prétentions  des  maréchaux  occupèrent  assez  vivement  les  esprits,  M.  de 
Caumartin  écrivit  alors  une  lettre  à  M.  de  Créqui,  dans  laquelle  il  lui  prouvait 
que  les  rois  do  France  avaient  souvent  commandé  aux  maréchaux  d'obéir  à 
d'autres  qu'à  des  princes  du  sang.  [Hist.  du  vicomte  de  Turenne,  par  M.  de 
Ramsay.  liv.  v.)  On  trouve  aussi  sur  cette  question  une  Lettre  de  M.  du  Bouchet 
au  maréchal  de  Créqui,  sur  la  dignité  de  maréchal  de  France,  dans  le  recueil  des 
lettres  du  comte  de  13ussy. 


LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS.  -591 

humiliation;  et  d'ailleurs  à  cette  époque  l'orgueil  du  rang 
était  si  enraciné  dans  les  esprits,  que  courber  la  tête  sans  ré- 
sistance eût  été  considéré  comme  une  bassesse. 

Le  parti  de  M.  de  Bellefonds  et  de  ses  collègues  fut  bientôt 
pris;  ils  refusèrent  carrément  de  servir.  Le  refus  fut  suivi  de 
l'exil  \  Le  roi  avait  cependant  mis  tout  en  œuvre  pour  briser 
cette  obstination.  «  Il  parle  à  M.  le  maréchal  de  Bellefonds 
«  et  lui  dit  que  son  intention  était  qu'il  obéit  à  M.  deTurenne 
«  sans  conséquence.  Le  maréchal,  sans  demander  du  temps 
a  (voilà  sa  faute),  répondit  qu'il  ne  serait  pas  digne  de  l'hon- 
«  neur  que  lui  a  fait  SaJMajesté,  s'il  se  déshonorait  par  une 
«  obéissance  sans  exemple.  Le  roi  le  pria  fort  bonnement  de 
«  songer  à  ce  qu'il  lui  répondait,  ajoutant  qu'il  souhaitait 
«  cette  preuve  de  son  amitié,  qu'il  y  allait  de  sa  disgrâce.  Le 
«  maréchal  lui  dit  qu'il  voyait  bien  qu'il  perdait  les  bonnes 
«  grâces  de  Sa  Majesté  et  sa  fortune;  mais  qu'il  s'y  résolvait, 
«  plutôt  que  de  perdre  son  estime;  qu'il  ne  pouvait  obéir  à 
«  M.  de  Turenne  sans  dégrader  la  dignité  où  il  l'avait  élevé. 
«  Le  roi  lui  dit  :  Monsieur  le  maréchal,  il  faut  donc  se  séparer. 
<f  —  Le  maréchal  lui  fit  une  profonde  révérence  et  partit. 
«  M.  deLouvois,  qui  ne  l'aime  point,  lui  expédia  tout  aussitôt 
a  un  ordre  d'aller  à  Tours;  il  a  été  rayé  de  dessus  l'état  de 
«  la  maison  du  roi.  Il  a  cinquante  mille  écus  de  dettes  au 
«  delà  de  son  bien  ;  il  est  abhiié,  mais  il  est  content,  et  l'on 
ce  ne  doute  pas  qu'il  n'aille  à  la  Trappe.  Il  a  offert  au  roi  son 
«  équipage,  qui  était  fait  aux  dépens  de  Sa  Majesté,  pour  en 
«  faire  ce  qu'il  lui  plairait;  on  a  pris  cela  comme  s'il  eût 
«  voulu  braver  le  roi.  Jamais  rien  ne  fut  si  innocent  ".  »  Il  faut 
avouer  que  le  maréchal  avait  le  caractère  peu  malléable;  «  il 
«  n'a  point  de  jointures  dans  l'esprit,  »  disait  M.  de  la  Roche- 
foucauld; et  madame  de  Sévigné  trouvait  «  qu'il  était  trop  sec 
«  et  trop  d'une  pièce.  » 

*  «  Je  suis  fort  fâché  de  la  di<i:ri\co  do  MM.  de  Bellefonds  et  d'IIumières  ;  ils 
sont  de  mes  amis.  Sans  entier  dans  leurs  misons  de  pari  cl  d'autre,  je  crois  qu'a- 
près avoir  remontré  les  leurs  au  roi,  ils  obéiront  à  qui  l'ordonnera  Sa  Majesté:  il 
lui  appartient  de  donner  des  raniis  à  qui  il  lui  plail  au-dessus  des  autres.  » 
(Lettre  du  comte  de  Bussy  à  madame  de  Montmorency,  (3  ni;ii  1672.) 

*  Lettres  de  madame  de  Séciync. 


492  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

Ce  ne  sera  pas  la  dernière  fois  que  M.  de  Bellefonds  aura 
à  subir  les  conséquences  de  cette  ténacité;  Louis  XIV  y  était 
peu  habitué  et  n'était  pas  d'humeur  à  l'encourager  ;  Louvois, 
de  son  côté,  aimait  encore  moins  ceux  qui  se  comptaient 
pour  quelque  chose  devant  lui. 

Bossuet  ne  manqua  pas  à  l'amitié  dans  cette  circonstance. 
«  Je  ne  veux  point  vous  représenter,  monsieur,  lui  écrit-il  en 
«  date  du  aS  avril  1672,  combien  je  sens  vivement  la  perte 
<(  que  je  fais  en  vous  perdant  ;  je  ne  songe  qu'à  vous  regarder 
«  vous-même  dans  un  état  de  dordeur  extrême,  de  vous  être 
«  trouvé  dans  des  conjectures  où  vous  avez  cru  ne  pouvoir 
«  vous  empêcher  de  déplaire  au  roi  '.  Ce  n'est  pas  une  chose 
«  surprenante  pour  vous  d'être  éloigné  de  la  cour  et  des  em- 
«  plois.  Votre  cœur  ne  tenait  à  rien  en  ce  monde-ci,  qu'à  la 
ce  seule  personne  du  roi.  Je  vous  plains  d'autant  plus  dans  le 
«  malheur  que  vous  avez  de  vous  croire  forcé  de  le  fâcher. 
«  Que  Dieu  est  profond  et  terrible  dans  les  voies  qu'il  tient 
«  sur  vous!  H  semble  qu'il  ne  vous  retient  ici  lorsque  vous 
'(  voulez  quitter,  qu'afin  devons  en  arracher  par  un  coup 
«  soudain.  j>  Dans  trois  autres  lettres'  relatives  à  la  même  dis- 
grâce, Bossuet  fait  toucher  du  doigt  au  maréchal  les  desseins 
de  la  Providence,  lui  découvre  le  bonheur  de  sa  position,  et 
l'encourage  dans  ses  bonnes  dispositions. 

Cette  première  disgrâce  dura  jusqu'en  novembre;  après 
avoir  fait  approuver  leur  soumission  par  le  conseil  des  maré- 
chaux, MM.  de  Bellefonds  et  d'Humières  demandèrent  au  roi 
de  leur  rendre  ses  bonnes  grâces.  Louis  leur  ordonna  aussitôt 
de  rejoindre  l'armée  d'Allemagne  et  d'y  servir  pendant  quel- 


*  Cette  phrase  montre  bien  que  l'éditeur  des  OEuvres  de  Bossuet,  édition  de 
Versailles,  s'est  trompé  en'attribuant  la  disgrâce  du  marédial  à  un  conflit  avec 
M.  de  Créqui.  Je  n'ai  rieti  trouvé  dans  les  Mémoires  qui  justifiât  cette  assertion; 
d'ailleurs  il  serait  extraordinaire  que  M.  de  Bellefonds,  promu  au  niaréchalat  en 
même  temps  que  M.  de  Créqui,  se  fût  trouvé  commander  sous  ses  ordres.  Ce  qui 
a  pu  induire  en  erreur,  c'est  cette  phrase  qui  se  trouve  à  la  fin  de  la  lettre  :  «  On 
attend  les  réponses  de  M.  le  maréchal  de  Créqui.»  Ce  seigneur  était  en  effet  entré 
dans  la  même  ligne  de  conduite  que  ses  collègues,  mais  il  céda  le  premier. 

*  Lettres  des   l'-^'et  30  juin  et  du  9  septembre  1 672.  OEuvres  de  Bossuet^ 
t.  XXXVIL 


LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS.  493 

qiies  jours  comme  de  simples  lieutenants  généraux;  ils  obéi- 
rent, et  rejoignirent  Turenne  à  Neuvilh  \ 

L'année  suivante,  1673,  Loiivois,  qui  semblait  prendre  à 
tâche  d'éloigner  le  plus  possible  M.  de  Bellefonds,  l'envoya 
commander  en  Hollande,  aux  garnisons  qui  occupaient  les 
places  conquises.  Un  ordre  venu  de  la  cour,  au  commence- 
ment de  1674  ",  amena  de  sa  part  un  nouvel  éclat. 

Pour  réunir  contre  l'Europe  coalisée  de  plus  puissantes 
armées,  Louis  XIV  avait  résolu  de  faire  évacuer  à  ses  troupes 
les  villes  ennemies  qu'elles  défendaient  en  Hollande,  et  de  n'y 
conserver  que  Grave  et  Maestricht.  Le  maréchal  de  Bellefonds 
devait  «  mettre  dans  la  première  de  ces  villes  les  nuuiitions 
a  de  guerre  et  de  bouche,  et  le  canon  des  places  qu'on  aban- 
«  donnait,  et  ramener  son  armée,  dont  Louvois  lui  avait  fait 
«  donner  le  commandement  pour  l'éloigner  de  la  cour  et 
«  pour  l'exposer  à  tous  les  méchants  offices  qu'il  trouverait 
«  occasion  de  lui  rendre^.  »  ]\L  de  Bellefonds,  qui  ne  voyait 
dans  cette  retraite  qu'une  fuite  honteuse,  essaya  de  faire 
changer  les  intentions  de  la  cour;  Louvois  insista  :  «  et 
«  le  maréchal,  abondant  en  son  sens,  opiniâtre  à  l'excès 
«et  incapable  de  se  soumettre,  donna  bientôt  lieu  aux 
«  mauvais  offices  du  ministre.  H  résista  longtemps —  pré- 
«  tendant  avoir  de  bonnes  raisons,...  et  que  le  roi  était  mal 
«  conseillée  » 

Le  Père  Griffet  nous  a  conservé  quelques-unes  des  lettres 
écrites  alors  par  M.  de  Bellefonds ';  s'il  y  montre  son  carac- 
tère entier  et  opiniâtre,  il  n'y  témoigne  pas  moins  d'indépen- 
dance, de  franchise  et  de  courage;  car  il  ne  fallait  pas  être 
plat  courtisan  pour  oser  affronter  les  colères  de  Louvois. 

«  Je  ne  suis  pas  rebuté,  écrivait-il  en  date  du  10  mars  1674, 
«  sur  ce  que  je  vous  ai  écrit  de  la  douceur  avec  laquelle  il 


«  Campagnes  de  Turenne,  par  le  chevalier  de  lîeaurain,  p.  13. 

*  La  Fareilità  tort  1675. 

*  Mém.  du  marquis  de  la  Fare. 

*  Mcin.  du  marquis  de  la  Fare. 

>  Recueil  de  Lettres  pour  servir  d'éclaircissement  à  l'hisloire  mibtairedu  règne 
de  Louis  XIV,  l.  Il,  p.  294-314. 


494  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

u  faut  traiter  les  peuples  conquis',  je  ne  vous  en  parlerai  pas 
«  de  loin J'espère  que  vous  voudrez  bien  quelquefois  pré- 
ce  férer  le  parti  de  vous  faire  aimer  à  celui  de  vous  faire  crain- 
«  dre.  H  est  bon  que  vous  cessiez  d'être  redoutable  lorsqu'on 
«  cesse  d'être  de  vos  ennemis,  et  que  l'on  puisse  être  assuré 
«  de  votre  protection  lorsqu'on  se  soumet,  et  qu'on  ne  songe 
«  plus  à  vous  résister...  Monsieur,  ce  n'est  pas  assez  que  vos 
«  intentions  soient  droites,  il  faut  que  le  public  en  soit  con- 
«  vaincu,  sans  cela  le  service  du  roi  ne  se  peut  faire...  » 

Louvois  ne  dut  pas  se  montrer  fort  satisfait  de  ces  conseils; 
«  homme  terrible  et  absolu,  dit  Saint-Simon,  et  qui  voulait 
«  et  se  piquait  de  l'être,  »  il  répondit  de  manière  à  faire  com- 
prendre au  maréchal  l'imprudence  de  sa  conduite  ;  aussi 
M.  deBellefonds  lui  écrivait  de  nouveau  le  23  avril  :  «  3e  vous 
«  avoue  que  j'ai  été  un  peu  en  garde  sur  le  chapitre  des  alliés 
«  à  cause  de  la  réponse  que  vous  m'avez  déjà  faite  sur  ce 
«  sujet,  et  je  l'ai  trouvé  d'une  si  grande  conséquence  et  si  fort 
«  contre  les  intérêts  du  roi,  que  je  vous  en  parlai  avec  trop 
ce  peu  de  ménagement.  Quoique  je  sois  naturellement  attaché 
«  à  mon  sens,  je  ne  le  suis  pas  assez  pour  manquer  de  déférer 
«  aux  ordres  du  roi...  »  Il  développe  ensuite  le  plan  qu'il 
avait  formé  pour  conserver  à  la  France  ses  conquêtes,  plan 
qu'il  avait  déjà  exécuté  en  partie,  sans  prendre  conseil  que 
de  son  dévoùment  et  de  son  désir  de  bien  faire. 

Le  ministre  ne  se  laissa  pas  persuader  par  un  homme  qui 
au  fond  pouvait  être  mieux  à  même  que  lui  d'apprécier  les 
mesures  que  voulait  imposer  sa  politique  ;  son  caractère  d'ail- 
leurs était  pour  le  moins  aussi  entier  que  celui  du  maréchal. 
«  Son  humeur,  qui  dominait  toujours  en  lui,  était  fière, 
a  brusque  et  hautaine,  et  sa  férocité  naturelle  était  toujours 
«  peinte  sur  son  visage,  et  effrayait  ceux  qui  avaient  affaire  à 
«  lui.  Il  était  sans  ménagement  pour  qui  que  ce  pût  être,  et 
«  traitait  toute  la  terre  haut  la  main,  et  même  les  princes; 
«  d'ailleurs  avide,  jaloux,  rancunier  et  capable  de  tout  sa- 


'  Le  ministre  avait  probablement  recommandé  certaines  mesures  de  rigueur 
envers  les  HolUmdais. 


XE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS.  495 

«  crifier  pour  soutenir  son  autorité  et  ses  intérêts  \  »  M.  de 
Bellefontls  apprit  bientôt  à  ses  dépens  que  jNI.  de  Louvois 
voulait  être  obéi. 

Le  12  avril,  l'intendant  Robert,  attaché  à  la  campagne  de 
Hollande,  recevait  un  double  message  expédié  de  Versailles  : 
il  devait  user  de  toute  son  influence  sur  le  maréchal  pour  lui 
faire  exécuter  les  ordres  du  roi  ;  ou  bien,  en  cas  de  refus,  lui 
remettre  une  lettre  de  Louis  XIV,  qui  lui  enlevait  son  com- 
mandement et  le  rappelait  en  France.  M.  de  Bellefonds  ne  se 
montra  pas  plus  soumis  ;  il  répondit  qu'il  «  ne  s'assujettissait 
«  pas  à  ce  que  faisaient  les  autres...,  qu'il  voulait  éviter  au 
«  roi  la  honte  d'abandonner  ses  alliés.  »  L'intendant  n'ayant 
pu  réussir  à  briser  sa  ténacité,  fut  contraint  de  lui  présenter 
les  dépêches,  qu'il  avait  tenues  secrètes  jusqu'à  ce  moment; 
et  la  résistance  du  maréchal,  qui  n'avait  jamais  été  de  la  ré- 
volte, tomba  aussitôt.  «Il  obéit  enfin,  mais  trop  tard,  à  ce 
qu'on  prétendait",  v  et  se  dirigea  sur  Macstricht. 

L'auteur  plus  que  partial  de  lllistoire  métallique  de  Guil- 
laume III,  Nicolas  Chevalier  ^,  prétend  que  le  maréchal,  en 
se  retirant,  se  montra  cruel  envers  les  Hollandais.  «  Il  en  usa 
«  comme  le  duc  de  Luxembourg,  rasant  les  places  fortes, 
«  épargnant  les  foibles  qui  rachetaient  leurs  remparts  pour 
«  de  l'argent,  obligeant  les  bourgeois  à  promettre  de  grandes 
«  sommes  pour  se  racheter  du  pillage  et  de  l'incendie,  taxant 
«  Tiel  à  20,000  florins  pour  ses  maisons,  et  20  autres  mille 
«  pour  ses  remparts;  Zutphen  à  70,000,  Arnhem  à  26,000, 
a  et  4jOOO  boisseaux  de  farine  et  de  froment,  qu'il  falloit  s'o- 
«  bliger  de  conduire  à  Grave,  et  exigeant  comme  l'autre  des 
«  ostages  de  toutes  pour  assurer  le  payement  des  promesses 
«  onéreuses  où  il  les  forcoit;  semblables   toutes   deux  à  la 

*  Mém.  de  Saint-Hihiirc. 

-  Mcin.  du  marquis  de  la  Fare. 

'  Histoire  de  Guillaume  III,  roi  d'Angleterre,  d'Ecosse,  de  Franceet  d'Irlande^ 
prince  d'Orange, etc.,  contenant  sesaciions  les  plus  mémorables,  depuis  sa  nais- 
sance jusqu'à  son  élévation  sur  le  Irùno,  et  ce  qui  s'est  piissé  depuis,  jusqu'à 
l'entière  réduction  du  royaume  d'Irlande,  l'ur  médailles,  inscriptions,  arcs  de 
triomphe,  et  autres  monuments  publics,  recueillis  par  N.  Ciicvalior.  A  Amster- 
dam, 1G92,  petit  in-fol. 


496  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

ce  foudre,  qui  rétablit  la  confiance  et  ramène  le  repos  par  sa 
«  fuite,  mais  qui  laisse  toujours  dans  les  lieux  où  elle  a  passé 
«  de  tristes  et  funestes  marques  de  son  passsage.  » 

M.  de  Bellefonds  arriva  enfin  à  Maëstricht;  bien  que  dis- 
gracié, il  reçut  l'ordre  de  s'emparer  des  châteaux  d'Erkelens, 
d'Argenteau  et  de  Novagne;  les  lo,  i6  et  11  mai,  ces  trois 
places  étaient  réduites.  M.  le  comte  de  Lorges  prit  alors  le 
commandement  des  troupes  de  M.  de  Bellefonds,  qui  rentra 
en  France;  le  lieu  de  son  exil  était  Bourgueir.  Nicolas  Clie- 
valier  ne  voit  dans  cette  disgrâce  qu'un  jeu  de  politique  : 
«  On  remarque  ici,  dit-il,  une  plaisante  finesse  de  la  cour  de 
«  France;  c'est  que  voulant  couvrir  la  honte  qu'il  y  avoit 
«  à  abandonner  tant  de  belles  conquesles  eî  empescher  que 
fc  l'on  ne  dît  que  c'estoit  le  grand  besoin  qu'elle  avoit  de 
«  troupes,  qui  la  contraignoit  d'en  user  ainsi,  elle  fit  mine 
«  d'estre  fort  en  colère  contre  le  marquis  de  Bellefonds  pour 
«  cetabandonnement,  et  le  relégua  dans  la  ville  de  Bourges; 
r(  mais  le  marquis,  qui  n'avoit  fait  qu'exécuter  ponctuelle- 
ce  ment  les  ordres  du  roy,  avoit  le  mot  et  n'appréhendoit 
0  point  pour  sa  teste.  » 

M.  de  Bellefonds  trouva  dans  son  infortune  des  sympathies 
que  lui  conciliaient  aussi  bien  son  propre  mérite  que  la  haine 
assez  universelle  dont  Louvois  était  l'objet.  La  Fère  raconte 
que  se  trouvant  à  table  avec  quelques  seigneurs,  on  plaignait 
hautement  le  maréchal  ;  aussi  encoururent-ils  la  colère  du 
ministre;  «  sept  ou  huit  lettres  de  cachet  étaient  écrites  et 
«  prêtes  à  signer  pour  nous  exiler;  mais  Saint-Pouange  l'en 
«  empêcha  avec  bien  de  la  peine,  tant  cet  homme-là  était 
«  intraitable,  farouche  et  malfaisant.  » 

Mais  c'était  surtout  à  Bossuet  qu'il  appartenait  de  consoler 
son  ami.  «  Je  ne  sais  que  penser  de  votre  disgrâce,  lui  écrivait- 
«  il  en  date  du  i[\  mai  1G74;  elle  est  politique;  et  cependant 
«  vous  commandez  encore  l'armée,  et  j'apprends  que  vous 
«  avez  ordre  de  faire  un  siège.  Pour  la  cause,  autant  que  j'en- 

<  Celte  petite  ville  est  dans  l'Indre-et-Loire.  Nicolas  Chevalier  dit  à  tort  qu'il 
fut  exilé  à  Bourges. 


l 


LE  MARECHAL  DE  BELLiaONDS.  197 

«  tends  parler,  on  dit  que  vous  avez  manqué  par  zèle,  et  à 
«  bonne  intention  :  personne  n'en  doute  ;  mais  personne  ne 
«  se  paye  de  cette  raison...  Quoi  qu'il  en  soit,  je  vous  prie, 
«  s'il  y  a  quelque  ouverture  au  retour,  ne  vous  abandonnez 
«ï  pas  :  fléchissez,  conteniez  le  roi;  faites  qu'il  soit  en  repos 
«  sur  votre  obéissance...»  Et  quand,  plus  tard,  M.  de  lielle- 
fonds  eut  sérieusement  embrassé  celte  vie  de  solitude  à  la- 
quelle il  était  condamné,  Bossuetvint  encore,  par  des  conseils 
souvent  réitérés,  lui  dévoiler  les  secrets  desseins  de  Dieu  sur 
son  âme;  il  lui  montre  la  Providence  lôtant  au  monde,  l'y 
rendant  ensuite  pour  l'en  retirer  de  nouveau  ;  le  faisant  passer 
successivement  par  différents  états  de  faveur  et  d'infortune  ; 
puis  il  s'écrie  :  «  Que  résulte-t-il  de  tout  cela  ?  sinon  que 
«  Dieu  seul  est  bon,  et  que  le  monde  est  mauvais  et  consiste 
'(  tout  en  malignité...» — «Qu'avons-nous  affaire  du  monde, 
«  lui  écril-il  une  autre  fois,  et  de  ses  folies,  et  de  ses  empres- 
«  semcnts  insensés,  et  de  ses  actions  toujours  turbulentes?..» 
—  «  Tenez-vous  ferme,  monsieur,  embrassez  Jésus-Christ  et 
«  sa  retraite;  goûtez  combien  le  Seigneur  est  doux;  laissez- 
«  vous  oublier  du  monde.  » 

Je  pense  que  l'exjl  du  maréchal  à  Bourgueil  fut  prompte- 
meiit  changé  en  un  exil  dans  ses  terres  de  Normandie;  il  y 
vécut  dans  le  calme  et  dans  la  pratique  des  bonnes  œuvres, 
sans  regretscommesans  tristesse.  En  1G7G,  il  vendait  sa  charge 
de  premier  maître  d'hôtel  du  roi',  et  si,  à  la  mortdcTurenne 
le  nom  de  M.  de  Bellefonds  fut  prononcé  comme  celui  du 
général  le  plus  ca})able  de  succéder  au  héros  dont  on  pleurait 
la  perte,  «  cela  fut  détourné,  lui  écrivit  lîossuet  ;  en  appa 
«  rence,  les  honnnes  l'ont  fait;  et  nous  en  savons  les  rai- 
«  sons.  En  effet,  c'est  Dieu  qui  a  tout  conduit,  et  nous 
«  savons  aussi  sa  raison  ,  qui  est  de  vous  renfermer  en 
«  lui.  » 


'  «  Enfin  le  maréchal  do  Bellefonds  a  coupé  le  fil  qui  l'atlachail  encore  ici; 
«  Sanguin  a  sa  charge.  >•  [Lettres  de  madame  de  Sévigné.) 


32 


498  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 


HT 


Les  épreuves  qui  avaient  accueilli  le  maréchal  de  Bellefonds 
au  milieu  des  honneurs  dn  monde,  jointes  à  ses  sentiments 
profondément  chrétiens  et  aux  graves  leçons  de  Bossuet , 
avaient  préparé  peu  à  peu  son  cœur  à  une  vie  plus  parfaite. 
Dieu  lui  avait  ménagé  l'homme  qui  devait  le  faire  avancer 
d'im  pas  plus  ferme  et  plus  généreux  dans  la  voie  de  la  per- 
fection. Ce  fut  en  effet  alors  qu'il  était  retiré  à  l'Tsle-Marie, 
qu'il  connut  le  père  Louis  Le  Valois. 

Né  à  Melun  le  1 1  décembre  1639,  admis  de  bonne  heure 
dans  la  Compagnie  de  Jésus,  Louis  Le  Valois,  après  avoirpar- 
couru  les  diverses  épreuves  imposées  par  saint  Ignace  aux 
jeunes  religieux,  avait  été  envoyé  au  collège  des  jésuites  de 
Caen  pour  enseigner  la  pliilosophie.  Mais  son  zèle  d'apôtre, 
sa  ferveur,  sa  soif  du  salut  des  âmes,  ne  trouvaient  pas  assez 
d'aliments  dans  les  étroites  limites  d'une  classe;  après  avoir 
donné  à  ses  jeunes  élèves  tous  les  soins  qu'ils  étaient  en  droit 
de  réclamer,  le  pieux  religieux  dépensait  ce  qui  lui  restait  de 
temps  et  de  forces  au  service  des  fidèles  de  la  ville  :  les  ecclé- 
siastiques, les  laïques,  les  réguliers,  les  riches  et  les  pauvres' 
avaient  également  recours  à  ses  conseils  et  droit  à  son  iné- 
puisable charité.  Une  retraite  de  huit  jours,  prèchée  à  de 
jeunes  ecclésiastiques  avant  leur  ordination,  acheva  d'établir 
la  réputation  du  père  Le  Valois.  Son  nom,  entouré  de  la  véné- 
ration qui  s'attache  aux  hommes  vertueux,  parvint  alors  jus- 
qu'à M,  de  Bellefonds.  Une  seule  entrevue  suffit  à  ces  deux 
âmes  pour  se  connaître,  se  comprendre  et  jeter  les  fonde- 
ments de  cette  étroite  union  que  la  mort  ne  put  briser. 

Le  religieux  offrait  en  effet  au  guerrier  tout  ce  que  sou- 
haitait son  caractère  énergique,  droit,  généreux  et  sans  peur. 
Le  père  Le  Valois  était  «un  homme  éclairé  etaniméde  l'esprit 
«   de  Dieu;  sévère  dans  ses  maximes,  mais  d'une  sévérité rai- 

'  C'est  au  P,  Le  Valois  que  la  ville  de  Caen  dut  son  hàpilal  généraL 


LE  ^lAUÉCIlAL  DE  BELLEFONDS.  499 

«  sonnable  et  sage;  li1)re  envers  les  grands,  mais  avec  tout 
«  le  respect  dû  à  leur  grand(>ur;,  incapable  de  les  flatter  et  de 
rt  leur  déguiser  ses  pensées;  du  reste,  parfaitement  désinté- 
«  ressé  et  ne  voulant  que  le  salut  et  la  perfection  de  ceux  qui 
«   se  confiaieijt  en  lui  et  dont  il  prenait  la  conduite  '    ». 

M.  de  Bellefonds  sentit  bientôt  son  âme  brûler  de  la  même 
ardeur  apostoliciue  qui  animait  son  saint  directeur.  Autrefois 
déjà  il  avait  travaillé  à  gagner  des  cœurs  à  Dieu,  quand  il  prépa- 
rait à  madame  de  La  Vallière  la  retraite  du  C^armel  ou  qu'il 
poussait  lîossuet  à  entreprendre  la  conversion  de  31.  et  de 
madame  de  Scbomberg,  l'un  et  l'auti-e  retenus  dans  les  liens 
de  l'bérésie.  Mais  au  moment  où  nous  le  considérons,  ses 
vues  s'étaient  étendues  ;  il  rêvait  un  bien  plus  général  et  plus 
durable.  Il  offrit  au  P.  Le  Valois  de  venir  passer  quelques 
semaines  à  son  château  de  Tlsle-Marie  '  et  de  se  joindre 
à  lui  pour  engager  les  ecclésiastiques  des  environs,  les  gen- 
tilshommes et  les  dames  du  voisinage,  à  faire  les  exercices 
spirituels. 

Le  P.  Le  Valois  accueillit  avec  empressement  cette  pieuse 
proposition,  et  bientôt  ces  retraites,  animées  et  édifiées  parla 
présence  et  par  l'exemple  de  M.  et  de  madame  de  Bellefonds. 
produisirent  les  plus  heureux  fruits. 

Mais  après  dix  années  de  séjour  à  Caen,  le  père  fut  rappelé 
à  Paris;  et  il  ne  tarda  pas  à  entreprendre  d'y  faire  le  même 
bien  qu'en  Normandie.  Ses  premières  tentatives,  bien  que 
secondées  et  encouragées,  ne  semblaient  pas  devoir  amener 
de  résultat;  cependant  «  il  se  soutenait  par  cette  grande 
«  maxime  qui  lui  était  si  familière,  qu'on  ne  doit  jamais  plus 
c(  compter  sur  Dieu  que  lorstpi'on  est  plus  contredit  et  plus 
ic  abandonné  des  hommes.  »  Le  maréchal  de  bellefonds  ne 
uKuiqua  pas  de  l'aider  de  toutes  ses  forces,  et  il  eut  <  nfui  la 
consolation  d'assister,  le  24  mars  iC}S9.,  à  la  premièie  retraite 

'  i}Kui:rcs  spirituelles  du  P.  Lr  Valais  ([lublircs  par  le  P.  Uietonneaii).  Paris, 
r/uS,in-12,3vol. 

-  Li'.  Homme,  dit  l'Isle-Mario,  est.  «linis  !a  presqu'île  de  Culciitin,  au  conduent 
dos  petites  rivière?  du  Merderet  et  de  la  Douvo.  non  loin  do  la  route  de  Valoiines 
à  Caen. 


500  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

que  le  P.  Le  Valois  donna  à  vingt  personnes  dans  la  maison 
du  noviciat  des  jésuites. 

La  nouvelle  position  qui  était  faite  au  père  n'interrompit 
pas  ses  relations  avec  son  pénitent;  une  sainte  et  édifiante 
correspondance  s'établit  entre  eux.  Sept  lettres  seulement 
nous  ont  été  conservées  ;  elles  font  vivement  regretter  celles 
qui  se  sont  probablement  perdues.  Aucune  n'est  datée;  mais 
je  crois  pouvoir  assurer  qu'elles  n'ont  pas  été  écrites  au  ma- 
réchal pendant  sa  disgrâce,  c'est-à-dire  qu'elles  sont  posté- 
rieures à  iC.'jS.  La  première,  en  effet,  parle  d'une  grave 
maladie  que  fit  M.  de  Bellefonds,  ce  qui  se  rapporterait  à 
l'année  1679,  d'après  deux  lettres  de  madame  de  Sévigné,  en 
date  du  8  et  du  24  novembre',  ou  au  commencement  de  1680, 
d'après  une  autre  lettre  du  9  février";  or,  dès  la  fin  de  1G78 
l'exilé  avait  été  rappelé^. 

Quelques  passages  des  lettres  du  P.  Le  Valois  nous  feront 
encore  mieux  connaître  son  illustre  fils  spirituel. 

«  Monseigneur,  je  suis  sûr  que  vous  n'attendez  pas  de  moi 
«  un  compliment,  et  que  vous  seriez  fort  mal  édifié,  si  je  vous 
«  disais  ou  que  j'eusse  eu  beaucoup  d'inquiétude  durant 
«  votre  maladie,  ou  que  j'eusse  à  présent  une  sensible  joie 
ce  du  rétablissement  de  votre  santé.  Il  est  vrai  que  je  me 
«  serais  trouvé  dans  ces  sentiments,  pour  peu  que  je  me  fusse 
«  écouté.  . .  »  Puis  il  l'assure  qu'il  était  en  repos  sur  son  sort, 
comptant  entièrement  sur  la  Providence.  «  Vous  jugez  bien, 
«  Monseigneur,  que  je  n'écrirais  pas  de  la  sorte,  si  j'écrivais 
<f  à  tout  autre  seigneur  de  la  cour  qu'à  vous;  mais  aussi  je 
«  ne  sçai  ce  que  j'écrirais...  »  —  «  Croyez-vous  bien  que  j'ai 
«  reçu  quatre  ou  cinq  lettres  de  diverses  personnes,  qui  me 
<'   tourmentent,  afin  que  je  tâche  devons  persuader  un  relâ- 

'  «  Je  crois  que  le  maréchal  de  Bellefonds  ne  relèvera  point  de  la  maladie  dont 
('  il  est  accablé.  »  Plus  tard  madame  de  Sévigné  écrit  :  «  Cet  Anglais  vient  de  tirer 
de  la  mort  le  maréchal  de  Bellefonds.  »  Cet  Anglais  se  nommait  le  chevalier 
Talbof. 

-  «  Le  frère  Ange  a  ressuscité  le  maréchal  de  Bellefonds;  il  a  rétabli  sa  poi- 
a  trine  entièrement  déplorée.  » 

3  Madai^e  de  Scudéri,  dans  une  lettre  au  comte  de  Bussy,  attribue  ce  rappel 
à  une  lettre  qu'il  aurait  écrite  au  roi,  à  l'occasion  de  la  paix  de  Nimègue. 


LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS.  îiOl 

«  cheinent  qu'ils  désespèrent  de  pouvoir  vous  persuader  elles- 
«  mêmes?  Ils  disent  que  vous  menez  une  vie  trop  austère, 
"  que  vous  avez  trop  peu  de  santé  pour  soutenir  tant  de 
«  mortilications  ;...  qu'il  est  absolument  nécessaire  que  vous 
<c  vous  modériez,  et  que  je  dois  vous  le  conseiller.  Je  me 
«  rendrais  indigne  de  la  bonté  que  vous  avez  pour  moi, 
<(  ^Monseigneur,  et  encore  pjlns  indigne  que  Dieu  me  fît  ja- 
«  mais  l'honneur  de  m'employer  à  la  conduite  et  à  la  sanc- 
«   tificalion  des  âmes,  si  j'étais  assez  lâche  pour  entrer  en  de 

«   pareils  sentiments Les  gens  du  monde  sont  vraiment 

«  admirables  !...  De  quoi  se  mélent-ils?  Vous  les  laissez  vivre 
«  à  leur  mode  :  que  ne  nous  laissent-ils  vivre  à  la  mode  do 
«  Jésus-Christ?  »  Et  après  lui  avoir  recommandé  cette  sage 
tempérance  qui  sait  allier  la  discrétion  à  la  générosité,  il 
termine  par  ces  mots  :  «  Heureux  ceux  qui  se  haïssent  en  se 
«  conservant,  de  peur  de  se  perdre  en  s'aimant  !  Demandons 
«  incessamment  à  Dieu  cette  sainte  haine  de  nous  mêmes. 
«  Je  m'offre  à  la  demander  pour  vous;  faites-moi  la  charité 
«  de  la  demander  pour  moi.  » 

Dans  une  autre  lettre,  le  P.  Le  Valois,  revenant  encore  sur 
cet  état  de  faiblesse  où  se  trouve  M.  de  iiellefonds  :  «  Que 
«  je  vous  estimerais  heureux,  si  vous  aviez  la   consolatioti 
«  d'avoir  ruiné  votre  santé  au  service  de  Dieu  et  dans  les 
«   œuvres  de  pénitence!...  Mais  de  l'avoir  peut-être  ruinée 
«   par  les  efforts  excessifs  que  vous  avez  faits  autrefois  à  la 
«   course,  à  la  chasse,  dans  vos  voyages  et  dans  les  armées, . . . 
«   voilà  ce  qui  vous  devrait  extrêmement  humilier.    »    Mais, 
loin  de  vouloir  le  décourager,  le  P.  Le  Yalois  le  félicite  d'avoir 
dans  SCS  souffrances  un  moyen  efficace  de  payer  pour  ses 
fautes  passées,    et  lui   rappelant  la  mo;'tilicalion  ,    modérée 
toutefois  :    «   Ne  vous  tenez  point  encore  trop  longtemps  à 
«  genoux;  faites  peu  de  prières  vocales;...  w  et,  comme  s'il 
était  effrayé  de  sa  sainte  franchise,   il  finit  par  luie   phrase 
qui  est  le  plus  bel  éloge  de  M.  de  Bellefoiids   :    «  ]c  p.e  srais 
<(   pas  ce  que  vous  direz  de  la  libeité  que  je  prends  de  vous 
«  écrire  de  la  sorte;  j'ensuis  honteux,  quand  je  considère 
«   ce  que  je  suis,  mais  je  suis  sensiblement  corsolé,  quand 


502  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

«  je  pense  que  c'est  à  vous  que  j'écris,  et  qu'il  y  a  de  nos 
«  jours  un  maréchal  de  France  capable  de  porter  des  senti- 
ce  ments  si  chrétiens.  J'en  bénis  Dieu  de  toute  mon  âme;  je 
<(  le  prie  très-humblement  de  vous  les  conserver,  et  de  les 
«   inspirer  à  tous  les  seigneurs  de  la  cour.  » 

Ce  qui  rend  ces  lettres  plus  admirables,  c'est,  ce  me  sem- 
ble, qu'elles  sont  écrites  non  pas  au  solitaire  de  l'Isle-Marie, 
mais  bien  au  courtisan  rentré  en  faveur.  M.  de  Bellefonds, 
en  effet,  recevait,  sur  la  fin  de  1679,  une  preuve  certaine  que 
le  roi  ne  l'avait  pas  oublié  ;  et  la  charge  d'écuyer  de  madame 
la  Dauphine  le  replaçait  à  la  cour  dans  une  position  enviée 
par  plus  d'un  ambitieux';  de  plus,  la  survivance  de  cette 
place  était  assurée  à  son  fils.  «  Je  ne  vous  écris  point 
«  sur  la  dernière  grâce  que  le  roi  vous  a  faite,  lui  mandait 
«  alors  son  directeur,  non-seulement  parce  que  je  ne  sçais 
ce  point  faire  de  compliments,  et  que  je  n'en  veux  point  faire  ; 
ce  mais  encore  parce  que  vous  ne  les  aimez  point,  et  que  je 
-c  ne  ferois  qu'augmenter  le  nombre  des  importuns  qui  vous 
ce  en  font,  et  qui  vous  fatiguent  déjà  assez  sans  que  je  me 
ce  joigne  à  eux  pour  vous  fatiguer  eiicore  davantage.  Com- 
«  ment  vous  ferois-je  de  grandes  conjouissances  d'une  chose 
ec  dont  je  sçais  que  vous  vous  réjouissez  vous-même  fort 
ce  médiocrement?  »  Cependant  ces  sentiments  désintéressés 
ne  doivent  pas  ftiire  oublier  la  reconnaissance  qu'il  doit  au 
roi  pour  ses  bienfaits  :  ce  Mais  souvenez-vous  que  vous  en 
c<  devez  avoir  incomparablement  davantage  pour  Dieu;  et 
ce  que  ce  que  vous  en  avez  même  pour  le  roi  ne  doit  pas 
<c  s'arrêter  au  roi  ;  mais  qu'il  doit  s'élever  jusqu'à  Dieu,  qui 
(c  a  donné  au  roi  et  le  pouvoir  et  la  volonté  de  vous  faire 
«   tous  les  biens  qu'il  vous  a  faits...  » 

Quelques  années  plus  tard,  M.  de  Bellefonds  se  voyait  in- 
vesti du  commandement  d'une  armée.  En  1684  ,  pendant 
que  Vauban  en  Flandre  faisait  tomber  les  murailles  de  Luxem- 
bourg, les  troupes  françaises  envahissaient  la  Catalogne  pour 

'  «  Le  iparéchal  d'IIumières  a  mandé  àRouvillequ'il  était  serviteur  des  dévots, 
«  depuis  qu'il  voyait  le  maréchal  de  Bellefonds  écuyer,  madame  d'Effiat  gouver- 
«  nante....  »  (Lettre  de  madame  de  Sévigné,  du  10  janvier  1680.) 


LE  MAKECllAL  DE  BKLLlîFONOS.  "m 

forcer  l'Espagne  à  la  paix.  Lo  maréchal  de  licllefoiuis,  qui 
était  à  leur  tète,  rencontra  le  duc  de  iiournonville  et  les  Es- 
pagnols sur  les  bords  du  Ter,  dont  ils  voulaient  empêcher  le 
passage';  malgré  la  difficulté  de  l'entreprise,  le  jp.mai,  il 
marcha  droit  à  l'ennemi,  l'attaqua  avec  vigueur  et  le  dispersa, 
après  lui  avoir  tué  huit  cenls  hommos  et  fait  quatre  cents 
prisonniers.  «  Pendant  que  tout  le  monde  parle  de  vous,  lui 
«  écrivit  à  cette  occasion  le  P.  Le  Valois,  et  vous  donne  la 
«  gloire  qu'il  juge  que  vous  avez  méritée  au  passage  du  Ter, 
«  je  suis  persuadé  que  vous  la  rendrez  à  Dieu  tout  entière. 
«  Le  soin  que  vous  avez  eu  de  ne  rien  dire,  ni  de  vous,  ni 
«  de  monsieur  votre  fils,  dans  les  lettres  que  vous  avez  été 
«  obligé  d'écrire  après  cette  grande  action,  montre  bien  que 
«  vous  avez  oublié  ce  qui  vous  regardait,  ou  que  vous  n'y 
«  avez  pensé  qu'autant  qu'il  follait  pour  le  cacher,  »  Puis, 
après  lui  avoir  rappelé  la  conduite  de  l'Israélite  Barac,  vain- 
queur de  Sisara,  il  lui  recommande  d'avoir  soin  que  ses 
troupes  servent  Dieu  aussi  bien  que  le  roi  :  «  Dieu  vous  en 
«  a  fait  comme  l'évèque,  en  même  temps  que  le  roi  vous  en 
«  a  fait  le  général;  et  vous  n'avez  pu  recevoir  une  si  grande 
ce  autorité,  sans  contracter  de  très-grandes  obligations,  »  H 
termine  en  le  priabt  de  se  conserver  et  de  n'exposer  ni  sa 
personne,  ni  celle  de  son  fils,  sans  une  vraie  nécessité. 

La  suite  de  la  campagne  ne  répondit  pas  à  ses  commence- 
ments. LavictoireduTer,  ou  de  Ponte-Mayor,  paraissait  rendre 
inévitable  la  prise  de  Girone;   ces  prévisions  ne  furent  pas 
réalisées,  et  le  maréchal  fut  obligé  de  lever  le  siège.  Quelques 
historiens  attribuent  ce  revers  à  l'imprudence  des  troupes; 
d'autres    en    rejettent   la    responsabilité    sur  Louvois ,    qui 
«  aurait  été  bien  aise  de  lui  faire  recevoir  un  affront,  en  le 
«  laissant  manquer  de  tout   ce  qui  lui  aurait  été  nécessaire 
«  pour  emporter  la  place  *  .  »   La  France  cependant  força 
l'Espagne  à  demander  une  trêve. 

Le  maréchal  de  Bellefonds  rentra  encore  pour  quelques 


'  Journal  hislorique  du  régne  de  Louis  XIV. 
'  Méin.  de  d'Avrigny,  l.  lY,  p.  MO. 


504  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

années  dans  la  vie  de  la  cour'.  Ce  fut  pendant  ce  temps, 
en  i685,  qu'il  connut  Burnet,  évèquedeSalisbury.  Ce  prélat 
anglican,  qui  voyageait  en  Europe,  arriva  à  Paris.  «  Alors 
«  commença  ma  liaison  avec  le  maréchal  deScliomberg,  qui 
«  me  ménagea  celle  que  je  formai  avec  le  maréchal  de  Belle- 
«  fonds,  seigneur  plein  de  piété,  mais  esprit  des  plus  faibles. 
«  Il  lisait  assidûment  les  Ecritures,  et  pratiquait  au  milieu  de 
«  la  cour  les  vertus  d'un  solitaire-.  »  Je  ne  sais  pas  ce  qui 
fit  paraître  la  faiblesse  d'esprit  de  M.  deBellefonds;  seraient-ce 
ces  lectures  et  cette  conduite?  ou  bien  ses  tentatives  de  con- 
version sur  Burnet?  car  «  il  avait  si  bonne  opinion  de  moi, 
((  qu'il  se  flatta  de  m'attendrir  par  de  grands  exemples  de 
«  dévotion.  Il  persuada  en  conséquence  à  la  duchesse  de  I^a 
<(  Vallière  qu'elle  était  appelée  à  devenir  l'instrument  de  ma 
«  conversion.  Il  m'apporta  une  lettre  d'elle,  par  laquelle  elle 
«  me  priait  de  l'aller  trouver,  à  laquelle  j'y  fus  deux  fois.  » 
Je  n'ai  pas  trouvé  d'autres  traces  de  ces  relations. 

M.  de  Bellefonds  s'est  en  quelque  sorte  dérobé  à  mes  re- 
cherches depuis  cette  époque  jusqu'à  l'année  1690,  et  je  n'ai 
rencontré  son  nom  que  de  loin  en  loin. 

En  1687,  le  18  février,  madame  de  Montmorency  écrivait 
au  comte  de  Bussy  :  «  Le  maréchal  de  Bellefonds  demande  à 
«  cor  et  à  cri  le  gouvernement  de  Lorraine.  »  En  1688,  il 
était  porté  sur  la  liste  des  futurs  chevaliers  du  Saint-Esprit, 
et  en  recevait  les  insignes  le  1"  janvier  1689^.  Madame  de 
Sévigné,  dont  les  spirituels  badinages  sont  si  précieux  pour 
l'hisioiî'e  intime  de  son    époque,  nous  apprend  encore  que, 

'  M.  de  Bellefonds  n'aurait-il  pas  éprouvé  une  nouvelle  disgrâce  pour  son  re- 
vers de  Girone;  ce  qui  me  le  ferait  cioiie,  c'est  le  passage  suivant  d'une  lettre 
de  madame  de  Sévigné,  écrite  le  12  avril  1692|:  «  On  dit  que  le  tombeau  de  M.  de 

Louvois  fait  des  miracles; il  fait  marcher  des  gens  qui  avaient  les  jambes 

rompues,  qui  sont  le  maréchal  de  Bellefonds  et  Montrevel.  C'est  en  vérité  un  plai- 
sir que  de  revoir  de  si  bons  sujets  sur  la  scène.  »  Elle  se  corrige  dans  une  autre 
lettre  du  17  avril  1672  ;  mais  elle  aiua  du  moins  rapporté  un  bruit  qui  circulait  à 
propos  de  l'éloignement  du  maréchal  de  tout  commandement. 

"  Hist.  de  mon  temps,  par  Burnet.  Paris,  1827;  t.  III,  p.  328. 

*  «  Le  m^réclial  de  Bellefonds  était  totalement  ridicule,  parce  que,  pnr  modes- 
«  tie  et  par  min;;  inditîérente,  il  avait  négligé  de  mettre  des  rubans  au  bas  de  ses 
«  chausses  de  page,  de  "sorte  que  c'était  une  nudité.  »  [Lettres  de  madame  de 
Sévigné.) 


LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS.  oOo 

le  18  février  1689,  M.  de  Bellefonds  assistait  à  Saint-Cyr  à 
une  des  représentations  d'Fst/ier;  «  il  vint  se  mettre,  par 
a  choix,  à  mon  coté  droit...  Il  fut  charmé;  il  sortit  de  sa 
«  place  pour  aller  dire  au  roi  combien  il  était  content,  et 
«(  qu'il  était  auprès  d'une  dame  qui  était  bien  digne  d'avoir 
«   vu  Est/ier.  » 

Mais  il  était  de  la  destinée  du  maréchal  de  mêler  son  nom 
à  celui  de  presque  tous  les  personnages  marquants  de  cette 
époque.  En  1690,  nous  le  voyons  un  des  plus  assidus  à  fré- 
quenter la  petite  cour  de  Saint-Germain,  asile  de  la  royale  fa- 
mille d'Angleterre.  Jacques  K,  curieux  de  connaître  de  près 
les  merveilles  que  l'on  racontait  delà  Trappe,  s'était  adressé  à 
M.  de  Bellefonds  pour  l'y  conduire  ;  car  il  savait  les  anciennes 
relations  qui  avaient  existé  entre  luiet  le  célèbre  réformateur 
qui  en  était  encore  abbé.  C'était  en  effet  à  M.  de  Bellefonds 
que  l'abbé  de  Rancé  avait  écrit,  en  1678,  la  lettre  par  laquelle 
il  défendait  sa  doctrine  de  toute  mauvaise  interprétation  et 
déclarait  ses  véritables  sentiments '.  Le  royal  exilé  fut  vive- 
ment  frappé  de  celte  visite  et  en  conserva  un  profond  sou- 
venir: «  In  de  mes  anciens  amis,  écrit-il  dans  ses  Mémoires, 
«  le  maréchal  de  Bellefonds,  me  conduisit  à  la  Trappe;  je  n'ai 
«  cessé  de  l'en  i^omercier  tant  qu'il  a  vécu,  et  il  me  sembla, 
«   dès  ce  moment,  que  je  me  sentais  amélioré  par  degrés".  » 

Un  moment  vint  où  M.  de  Bellefonds  put  espérer  de  servir 
plus  efficacement  la  cause  de  cette  noble  infortune.  En  169-2, 
Louis  XIV  avait  résolu  de  tenter  un  coiq)  décisif  en  faveur 
des  Stuarts  :  quarante-quatre  vaisseaux  s'armèrent  à  Brest  et 
trente-cinq  à  Toulon  ;  toutes  les  troupesirlandaises,  quelques 
bataillons  et  escadrons  français,  furent  placés  à  portée  de  la 
Ilougue  et  du  Havre  de  (iràce,  où  devait  se  faire  l'embarque- 
ment'.  Tourville  avait  le  commandement  de  la  Hotte  ;  Belle- 
fonds,  celui  de  l'armée  de  terre  \ 

'  La  vie  de  dom  Armand-Jean  le  Douthillier  de  Rancé,  par  l'abbé  (\c  Mar- 
sollior.  Paris,  1703,  in-t2;  —  (i;ins  lo  t.  11,  p.  (U  ot  siiiv.,  et  p.  139. 

■  Mthn.  de  Jacques  II.  Paris,  18i7,  4  vol.  io  8";  —  dans  le  t.  IV,  p.  43i. 

^  Mihn.  de  lierivick. 

*  Louis  XIV  fit  réunir  uno  armée  de  trente  mille  hommes  commandée  par  le 
maréchal  de  Bellefonds  sous  le  roi  Jacques,  qui  devait  s'embarquer  aver  elle. 


506  LE  MARÉCHAL  DE  BELLEFONDS. 

s 

Toujours  attentif  à  ne  laisser  passer  aucune  occasion  de 
réveiller  et  d'entretenir  en  son  illustre  pénitent  les  grandes 
pensées  et  les  sublimes  enseignements  de  la  religion,  le  P.  Le 
A'^alois  ne  l'oublia  pas  dans  cette  circonstance. Sa  lettre,  digne 
de  figurer  à  côté  de  celles  qui  ont  vu  le  jour,  était  restée 
inédite;  la  voici  telle  que  nous  l'avons  retrouvée  : 


Ce  4"  de  juin  1692, 

a  Je  n'osois,  Monseigneur,  vous  prévenir;  et  dans  la  grande 
muititude  des  soins  et  des  affairesque  vous  avez,  jecraignois 
de  vous  écrire  de  peur  de  vous  fatiguer.  Présentement  que  je 
suis  obligé  de  répondre  à  la  lettre  dont  vous  avez  bien  voulu 
m'honorer,  j'appréhende  que  ma  réponse  ne  vous  trouve 
plus  en  Normandie  ;  deîist  elle  estre  perdue,  je  voudrois  que 
vous  fussiez  desja  dans  Londres  prest  à  rétablir  le  roy  d'An- 
gleterre sur  son  Tîirosne.  Humiliez-vous  souvent  Monseigneur 
en  la  présence  de  Dieu;  reconnoissez  que  le  succès  de  cette 
grande  entreprise  doit  estre  son  ouvrage;  qu'il  n'apartient 
qu'à  luy,  (tui  est  le  seul  maistre  des  Esprits  et  des  cœurs,  de 
ramener  ceux  des  Anglois  et  de  les  soumettre  par  douceur 
a  leur  prince  légitime;  que  comme  il  est  le  Dieu  des  armées 
et  des  batailles,  il  est  aussy  le  Dieu  des  victoires,  qu'il  les 
donne  a  qui  il  luy  plaist  et  quand  il  lui  plaist,  et  qu'en  vérité 
il  n'y  a  que  luy  qui  puisse  vous  la  donner  s'il  s'agit  de  re- 
prendre par  force  l'Angleterre  avec  les  seules  troupes  que 
vous  avez.  Espérez  la  néantmoins  de  sa  bonté,  et  employant 
tout  ce  que  vous  avez  d'habileté,  d'expérience,  de  valeur, 
d'officiers  et  de  soldats,  mettez  si  absolument  en  luy  seul 
vosîre  confiance,  que  vous  puissiez  dire  lorsque  vous  dé- 
barquerez en  Angleterre,  Ego  venio  ad  te  in  nomine  Domini 
exercituum^  Dei  agminum  Israël...  quia  non  ingladio^  nec 
iji  hasta  sahat  Dominas,  ipsias  est  enim  belhun,  et  tradit 
vos  in  manus  nostras.  Vous  connoissez  ces  sentimens,  vous 
sçavez  qu'ils  sont  de  David  au  chap.  17  du  \"  livre  des 
Rois. 


LE  MAKKCIIAL  DE  BIXLEFONDS.  507 

(c  J';jy  bien  de  la  joye  que  vous  soyez  content  des  deux 
hommes  que  je  vous  ay  donnes;  j'espère  qu'ils  continueront 
à  bien  faire. 

«  Le  prélat  dont  vous  me  parlez  est  bien  à  ])laindre,  je  ne 
l'ay  point  encore  veii,  parce  que  j'avois  une  bande  de  soli- 
taires quand  il  est  arrivé,  et  qu'avant  la  fin  de  la  retraite  on 
l'a  mené  à  la  campagne  d'où  il  n'est  revenu  je  croy  que 
d'hier.  Je  luy  témoigneray  et  a  toute  sa  famille  les  bontés 
que  vous  avez  pour  Iny,  et  pendant  que  l'on  travaillera  a 
rétablir  sa  santé,  je  m'appliqueray  a  remédier  aux  peines  de 
son  esprit,  qui  ne  contribuent  pas  peu  à  rendre  son  corps 
malade. 

«  Je  ne  puis  finir,  Monseigneur,  sans  vous  marquer  le  zèle 
que  font  paroistre  tous  les  gens  de  bien  pour  le  succès  du 
grand  dessein  dont  vous  estes  chargé  ;  il  n'y  en  a  point  qui 
ne  disent  ou  ne  fassent  dire  des  messes,  point  qui  ne  com- 
munient souvent,  et  ne  fassent  beaucoup  de  mortifications 
pour  l'obtenir  de  Dieu. 

«  Je  ne  signe  point  parce  que  je  ne  sçay  ou  cette  lettre 
tombera  ;  mais  j'ay  l'honneur  d'estre  connu  de  vous  Mon- 
seigneur, et  vous  scavez  que  je  suis  avec  un  très  profond  res- 
pect et  un  très  parfait  attachement  votre  très  humble  et  très 
obéissant  serviteur  En  N.  S.  » 

On  sait  que  tant  de  vœux  et  tant  d'efforts  furent  stériles  : 
la  trahison  veiHait  auprès  des  Stuarts  aussi  bien  que  la  fidé- 
lité, et  la  défaite  de  la  Hougue'  anéantit  les  espérances  des 
illustres  exilés. 

Trois  mois  plus  tard,  le  maréchal  de  lîellefonds  recevait 
un  nouveau  coup  dans  ses  affections  les  plus  chères.  Le  3  août 
le  jeune  marquis  de  Bellefonds  succombait  à  la  bataille  de 
Steinkerque,  au  milieu  d'une  foule  de  genlilsliommes  français, 
dont  la  perte  était  à  ])eine  réparée  par  la  victoire  du  maré- 

*  «  0"*^'qucs  conflits  entre  l'autorité  du  roi  Jacques  et  celle  du  marérlial  de 
«  Bellefonds  et  des  amiraux,  nuisirent  tin  instant  aux  bonnes  disposition?  quon 
«  pouvait  prendre  pour  diminuer  le  désastre.  r>{His(.  de  tnadamc  de  Maintcnon, 
par  le  duc  de  Noailles,  t.  IV,  p.  351 .) 


o08  IJi  MARÉCHAL  Dli  BELLEFONDS. 

chai  de  Luxembourg.  Les  consolations  de  la  religion  ne  man- 
quèrent pas  au  père  si  rudement  éprouvé;  la  voix  éloquente 
de  Bossuct  et  la  touchante  parole  de  Fénelon  s'unirent  pour 
les  lui  prodiguer.  «  Je  me  suis  tu,  lui  écrivait  le  premier,  et 
i(  je  n'ai  pas  seulement  ouvert  la  bouche,  parce  que  c'est 
«  vous  qui  l'avez  fait  :  c'est  ce  que  disait  David.  Jésus-Christ, 
ce  qui  vous  présente  à  boire  son  calice,  vous  apprend  en 
(c  même  temps  à  dire  :  Votre  volonté  soit  faite.  Je  n'ajoute 
(1  rien  à  cela,  Monsieur,  si  ce  n'est  que  je  m'en  vais  offrir  à 
«  Dieu  au  saint  autel  vos  regrets  et  vos  soumissions,  et  celles 
«  de  votre  famille,  et  le  prier  du  meilleur  de  mon  cœur  qu'il 
<'  vous  donne  à  tous  les  consolations  que  lui  seul  peut  don- 
«  ner,  et  à  l'âme  que  vous  chérissiez  sa  grande  miséricorde.  >> 
—  «Quoique  je  n'aie  presque  point  l'honneur  d'être  connu 
«  de  vous,  Monseigneur,  écrivait  de  son  côté  Fénelon,  j'es- 
«  père  que  vous  nie  permettrez  de  vous  témoigner  combien 
«  je  suis  touché  de  la  \)er[e  que  vous  venez  de  faire.  Il  y  a 
«  longtemps  que  je  respecte  du  fond  de  mon  cœur,  sans  vous 
«  le  témoigner,  la  vertu  par  laquelle  Dieu  vous  soutient  dans 
«  des  épreuves  différentes  ;  je  le  remercie,  Monseigneur,  de 
a  vous  avoir  donné  tant  de  courage  pour  porter  des  croix 
«  avec  une  patience  édifiante  ;  je  le  prie  de  vous  consoler.  La 
«  consolation  qui  vient  de  lui  peut  seule  adoucir  vos  peines; 
«  toutes  les  autres  sont  indignes  de  la  foi,  et  trop  faibles 
(c   pour  apaiser  une  grande  douleur.  » 

Le  maréchal  de  Bellefonds  survécut  deux  ans  à  son  iils. 
Que  se  passa-t-il  dans  ce  court  espace  de  temps  ?  C'est  à  peine 
si  son  nom  reparaît  dans  l'histoire',  et  je  n'ai  rien  pu  ren- 
contrer qui  me  renseignât  sur  le  déclin  de  cette  belle  exis- 
tence que  j'aurais  voulu  suivre  et  étudier  sans  interruption, 
du  berceau  à  la  tombe.  Il  est  à  croire  qu'il  se_  retira  au  châ- 
teau de  Vincennes,  dont  il  était  gouverneur  ;  car  c'est  là  qu'il 


'  En  1693,  Monsieur,  avec  le  litre  de  lieutenant  général  du  royaume,  fut 
chargé  do  la  défense  des  côtes,  depuis  Diinkerque  jusqu'à  liayonne,  ayant  sous 
ses  ordres  les  maréchaux  d'Humières,  de  Bellefonds  et  d'Estrées,  un  corps  de  vingt 
mille  hommes,  l'arrière-ban  et  les  milices.  IHist.  de  ma^lame  de  Mainlenon,  par 
M.  le  due  de  Nonilles,  t.  IV,  p.  390.) 


LE  MAIŒCHAl.  DF.  IJELLEFONDS.  !J09 

s'éteignit  doucement  le  5  décembre  169/1',  assisté  dans  son 
suprême  passage  par  l'ami  et  le  confident  de  sa  vie,  le 
P.  Louis  Le  Valois. 

La  mort  de  cet  homme  juste  fut  semblable  à  sa  vie.  w  La 
«  manière  dont  monseigneur  votre  père  est  mort,  écrivait  le 
«  P.  Le  Valois  à  madame  de  Bellefonds,  abbesse  de  Monl- 
«  martre,  a  dii  vous  donner  autant  de  consolation  dans  lu 
«  douleur  que  vous  avez  eue  de  sa  perte,  qu'elle  a  donné 
('  d'édification  à  tout  le  monde.  En  deux  mots.  Madame,  il 
<(  est  mort  comme  il  a  vécu.  Il  reçut  la  nouvelle  que  je  lui 
«  portai  du  danger  où  il  était  avec  une  tranquillité  qui  ne 
<(  pouvait  venir  que  d'un  profond  respect  pour  les  ordres 
«  du  ciel,  et  d'une  soumission  pariaiteà  la  volonté  de  Dieu... 
«  Soyez  persuadée  que  vous  avez  un  père  qui  prie  présen- 
«  tement  pour  vous,  et  à  qui  vous  pouvez  vous  adresser  dans 
'(  vos  besoins.  » 

Telles  furent  la  vie  et  la  mort  du  maréchal  de  Bellefonds; 
si  sa  noble  physionomie  emprunte  quelque  éclat  aux  per- 
sonnages illustres  parmi  lesquels  il  a  vécu,  il  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  c'est  à  l'élévation  de  son  caractère  et  à  ses 
mâles  vertus  qu'il  en  doit  les  plus  purs  rayons. 

r 

C.    So.MMEliVOGF.r.. 


•  Moréri.  Journal  historique  du  règne  de  Louis  XIV.  —  La  Biographie  univer- 
selh  commet  une  erreur  en  marquant  1699  pour  l'année  de  la  mort  de  M.  de 
Bellefonds. 

»  a  La  mort  du  maréchal  de  Bellefonds  m'a  donné  une  véritable  douleur  :  je  suis 
«  la  dernière  visite  qu'il  a  faite;  je  le  vis  en  parfaite  santé,  et  six  jours  après  il 
tt  était  mort....  Sa  famille  est  dans  une  désolation  digne  de  i)ilié;  pour  moi.  je 
«  sens  très-vivement  cette  perte.  »  (Lettre  de  madame  de  Sé\igné  fin  10  décem- 
«  bre  1694.) 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT 


M.  EDMOND  SCHERER. 


«  L'Église  protestante  française,  écrivait  naguère  M.  Guizot, 
souffre  du  même  mal  dont  souffre  toute  l'Eglise  chrétienne. 
Les  attaques  que  dirigent  contre  le  christianisme  les  maté- 
rialistes, les  panthéistes,  les  sceptiques,  les  critiques  érudits, 
s'adressent  à  elle  comme  à  l'Eglise  catholique.  »  Et  il  ajoutait: 
«  L'Eglise  protestante  est,  de  plus,  agitée  et  divisée  dans  son 
propre  sein  ;  elle  a  des  orthodoxes,  des  latitudinaires,  des 
rationalistes,  des  déistes,  des  séparatistes,  des  esprits  arrêtés 
et  des  esprits  flottants  ' .  » 

Ces  paroles  font  beaucoup  d'honneur  à  l'homme  éminent 
dont  elles  attestent  une  fois  de  plus  la  courageuse  sincérité, 
et  elles  ont  sans  doute  été  parfaitement  comprises  par  les 
protestants,   témoins  obligés  de  ces  scandales  domestiques. 
Ont-elles  été  aussi  bien  comprises  par  les  catholiques?  Il  est 
très-probable  que  non.  Comme,  en  général,  nous  ne  savons 
que  par  ouï-dire  ce  qui  se  passe  au  sein  des  cultes  dissidents, 
dans  notre  heureuse  inexpérience,  nous  ressemblons  assez, 
nous  autres  catholiques,  àces  personnes  nourries  dans  l'opu- 
lence et  pour  qui  la  demeure   du  pauvre,  dont  elles  n'ont 
jamais  franchi  le  seuil,  renferme  autant  de  mystères  qu'il  y  a 
dans  sa  vie  de  privations  et  de  souffrances.  Pouvons-nous, 

'  L'Eglise  et  la  société  chrétiennes  en  -1861 ,  p.  53. 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  '6M 

sans  un  véritable  effort  d'imagination,  nous  représenter,  clans 
des  sociétés  qui  s'obstinent  à  porter  le  nom  d'Eglises,  cette 
étrange  perversion  du  sens  chrétien  qui  s'appelle  le  rationa- 
lisme protestant? 

Et  cependant,  si  nous  étions  mieux  instrnils  des  maux 
qu'engendre  l'hérésie,  combien  s'accroîtrait  notre  reconnais- 
sance envers  la  divine  Providence  qui  nous  en  a  préservés, 
notre  vigilance  à  garder  intact  le  trésor  sacré  de  la  foi,  notre 
compassion  pour  les  tristes  victimes  de  l'erreur? 

Déjà,  dans  cette  pensée,  nous  avons  présenté  à  nos  lecteurs 
le  tableau.,  bien  incomplet  sans  doute,  des  divisions  et  des 
troubles  de  la  Réforme  française  '.  Mais  cette  autre  plaie  que 
signale  en  passant  M.  Guizot,  la  plaie  dévorante  du  rationa- 
lisme, il  s'en  faut  bien  que  ses  ravages  aient  été  mis  par  nous 
dans  tout  leur  jour  :  ravages  d'autant  plus  déplorables  que 
le  mal,  ici,  est  de  nature  à  ne  pas  se  concentrer  au  sein  du 
protestantisme,  et  qu'il  fait  chaque  jour  d'effrayants  progrès. 
Voyons  donc  une  bonne  fois  ce  que  c'est  qu'un  rationaliste 
protestant. 


LE   ROLE    DU   RATIONALISTE  EN   QUESTION   DANS   LA   CRISE    ACTUELLE 

Dr   PnOTESTANTISME. 


Les  écrits  de  M.  îldmond  Scherer,  autrefois  professeur  à 
l'École  évangélique  de  Genève,  ;uijourd'hui  rédacteur  du 
Te/fijfs,  serviront  de  base  à  l'étude  que  nous  entreprenons. 
Ce  hardi  rationaliste  est,  sans  contredit,  un  deccuxcjui  pro- 
voquent le  plus  naturellement  l'examen  et  la  discussion  ,  à 
raison  surtout  de  l'ascendant  singulier  qu'il  a  exercé  dans 
ces  derniers  temps  sur  ses  coreligionnaires,  et  qu'il  conserve 
encore  aujourd'hui,  en  dépit  de  certaines  apparences. 

Nous  n'aimons  pas  les  controverses  qui  portent  à  plein  sur 

'  Etudes  religieuses,  p.  205. 


512  UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 

les  personnes,  parce  que,  le  plus  souvent,  elles  rapetissent  les 
grandes  questions  et  substituent  le  jeu  mesquin  des  passions 
à  la  force  victorieuse  de  la  vérité.  Mais  lorsqu'un  homme, 
prenant  les  illusions  de  son  esprit  pour  principe  et  pour  règle, 
s'identifie  en  quelque  sorte  avec  un  système,  il  faut  bien  en- 
visager les  choses  telles  qu'elles  sont,  et  poursuivre  l'erreur 
là  où  elle  se  retranche.  Recourir  aux  procédés  de  la  grande 
controverse  dogmatique  des  xvi''  et  xvji""  siècles,  lorsqu'on  a 
affaire  à  des  théologiens  qui  font  profession  de  n'avoir  point 
de  dogmes  et  dont  le  symbole  est  réduit  à  néant,  ce  serait  une 
entreprise  par  trop  naïve,  pour  laquelle^,  à  vrai  dire,  nous 
n'avons  aucun  goût.  Est-ce  que  M.  Scherer  et  les  siens  ne 
nous  ont  pas  maintes  fois  répété  que  la  théologie  nouvelle, 
dont  ils  sont  les  apôtres,  est  éminemment  subjective;  que  la 
subjectivité  est  son  caractère  propre  et  distinctif  ?  Ce  qui  veut 
dire,  si  je  comprends  bien,  que  leur  religion  a  sa  raison 
d'être  dans  le  moi,  qu'elle  est  un  produit  du  moi,  et  que,  hors 
de  là,  toute  sa  réalité  s'évanouit.  D'où  il  suit  que  la  théologie 
des  nouveaux  docteurs  n'est  autre  chose  que  l'histoire  de  leur 
pensée,  et  comme  leur  autobiographie  religieuse.  Cela  est  si 
vrai,  que  M.  Scherer,  ayant  réuni  en  un  volume  ses  derniers 
écrits  théologiques  ' ,  nous  invite  à  envisager  ce  volume  comme 
les  mémoires  et  une  vie  intellectuelle  assez  agitée.  Eh  bien  I  soit; 
feuilletons  ces  curieux  mémoires,  et  cherchons-y  l'expression 
de  la  théologie  nouvelle.  Nous  le  ferons,  bien  entendu,  avec 
les  égards  (jui  restent  toujours  dus  à  l'homme  quelles  que 
soient  ses  erreurs,  mais  aussi  avec  une  grande  liberté  et  une 
pleine  franchise  :  on  se  sent  vraiment  à  l'aise  en  présence 
d'une  personnalité  qui  se  livre  à  l'examen  de  si  bonne  grâce, 
et  qui  craint  si  peu  les  regards  du  public. 

Toutefois,  lorsqu'on  s'impose  une  pareille  tâche,  encore 
faut-il  que  la  chose  en  vaille  la  peine  et  qu'il  y  ait  jour  à 
quelque  résultat  sérieux.  Et  c'est  de  quoi,  ce  semble,  on 
pourrait  douter,  car  quelle  apparence  que  le  rédacteur  actuel 
du  Temps,  si  brillants  que  soient  ses  débuts  dans  la  presse 

*  Mélanges  de  critique  religieuse.  Paris,  1860, 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  513 

parisienne,  fasse  assez  grande  figure  dans  une  école  théologi- 
que pour  avoir  vraiment  le  droit  de  la  représenter  à  nos  yeux? 

Mais,  si  l'on  met  en  ligne  de  compte  les  antécédents  de  cet 
écrivain,  sa  naissante  renommée  qui  le  porte  d'emblée  dans 
une  des  chaires  de  l'école  évangéliqiie  de  Genève,  l'enthou- 
siasme qui  accueille  ses  leçons  et  les  alarmes  qu'elles  susci- 
tent d'autre  part,  enfin  sa  démission,  suivie  de  troubles  qui 
durent  encore,  peut-être  s'expliquera-t-on  l'imporfatice  que 
nous  lui  attribuons  ;  importance  d'ailleurs  toute  relative,  et 
qui  ne  dépassait  pas  encore,  il  y  a  peu  d'années,  la  sphère 
de  ce  petit  monde  protestant  dont  Genève  est  la  métropole. 

Un    opuscule    publié  à  Paris  en    i843  :  Dogmatique   de 
ï Eglise  réformée.  Prolégomènes,  par  E.  Schercr,  causa  une 
vive  sensation  à  Genève,  du  moins  parmi  les  étudiants  de 
l'école  évangélique.  Au  dire  d'un  d'entre  eux,  il  n'est  pas 
bien  sûr  «  que  tel  étudiant  n'ait  pas  consacré  une  nuit  entière 
à  dévorer  le  précieux  volume,  comme  s'il  eût  été  question 
de  Jeanne  de  Faudreuil.  »  Le  même  témoin  nous  fait  assister 
à  une  petite  scène  d'intérieur  dont  les  suites  furent  considé- 
rables pour  M.  Scherer  :  «  Celui  qui  écrit  ces  lignes  (c'est 
M.  Astié  qui  parle)  se  rappelle  qu'arrivant  un  jour  dans  la 
cour  de  l'auditoire,  il  trouva  ses  condisciples  dans  une  agi- 
tation inaccoutumée.  Il  est  aussitôt  assailli  de  demandes  et 
sommé  de  donner  son  avis  sur  une  question  qu'il  a  peine  à 
saisir,   tant  la   volubilité  et  la  joie  se  donnent  carrière.   Il 
s'agissait  de  savoir  si  on  terminerait  un  semestre  d'été  en 
faisant  dicter  le  cahier  d'un  respectable  professeur,  ou  si  on 
appellerait  un  suppléant  dont  le  nom,  par  trop  germain, 
n'était  pas  prononcé  avec  une  intonation  qui  permit  de  le 
saisir  du  premier  coup.  L'auteur  des  Prolégomènes  !  finit-on 
par  s'écrier.  Et,  d'une  voix  unanime,  la  jeunesse  studieuse  se 
prononça  pour  l'alternative  qui  eut  j)()ur  effet  d'ouvrir  à 
M.  Scherer  les  portes  de  l'école  de  théologie  de  Genève  '.  » 

'  Les  deux  Théologies  nouvelles,  dans  le  sein  du  protestantisme  français,  étude 
historico-flou'matiiiuc,  p;ir  .l.-F.  Asiié.  Paris,  18fi2.  —  M.  Aslié  est  aussi  l'autour 
d'un  ouvrage  que  nous  citerons  plus  d'une  fois  :  M.  Scherer,  ses  disciples  et  ses 
adversaires,  par  quelqu'un  qui  nest  ni  l'un  ni  l'autre.  Paris,  1854. 

I*  33 


514  UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 

Le  séminaire  protestant  où  M.  Scherer  entrait  sous  de  si 
heureux  auspices  avait  été  fondé,  dès  les  premières  années 
du  réveil,  par  la  Société  évangélique  de  Genève,  et  c'était, 
dans  l'estime  de  certaines  personnes,  l'asile  de  la  piété  gene- 
voise et  vaudoise  contre  le  vieux  socinianisme,  depuis  long- 
temps en  possession  de  dicter  la  loi  dans  l'Eglise  officielle. 
Si  j'en  crois  les  bruits  qui  me  viennent  de  ce  côté,  M.  Scherer 
était  compté  parmi  les  plus  fervents  et  les  plus  orthodoxes, 
et  il  prit  fort  à  cœur  ses  nouvelles  fonctions.  Nommé  pro- 
fesseur d'exégèse,  il  se  mit  en  devoir  d'établir  l'inspiration 
des  Écritures  canoniques,  la  seule  autorité  que  reconnaissent 
les  protestants.  Ce  fut  son  écueil.  La  Bible  sans  l'Église,  qui 
seule  peut  nous  en  garantir  le  caractère  divin,  évoque  une 
foule  de  problèmes  dont  la  science  humaine  ne  trouvera  ja- 
mais la  solution.  Plus  le  jeune  professeur  faisait  d'efforts 
sincères  pour  prouver  sa  thèse,  plus  il  voyait  se  dresser  de- 
vant lui  de  questions  redoutables ,  et  plus  il  s'éloignait  du 
but.  La  désapprobation  qu'il  encourut  de  la  part  de  quelques- 
uns  de  ses  collègues,  les  dissentiments  qui  s'ensuivirent,  le 
déterminèrent  à  donner  sa  démission.  Il  s'éloigna  de  Genève, 
mais  emportant  les  sympalhies  de  toute  cette  jeunesse.  La 
discussion  commencée  à  l'école  de  Genève  se  poursuivit  avec 
éclat  dans  la  presse.  Elle  fut  saluée  comme  l'aurore  d'une 
époque  nouvelle  par  tous  ceux  qui  avaient  subi  l'influence 
du  mystique  Vinet,  et,  au  premier  moment, ^ — pour  employer 
un  mot  reçu,  —  «  ils  furent  tous  schereristes  '.  » 

Mais ,  à  cette  petite  armée  pleine  d'ardeur,  il  fallait  un 
champ  de  bataille  toujours  ouvert  :  la  Reuue  de  théologie  et 
de  pJiilosophie  chrétienne  '  est  fondée  ;  M.  Scherer  en  est 
l'âme,  et  M.  Colani  la  dirige.  Elle  recueille  des  adhésions  et 
un  concours  empressé  dans  tous  les  principaux  centres  pro- 
testants, à  Strasbourg,  à  Montauban,  à  Paris,  à  Rotterdam,  à 
Nîmes,  etc.;  mais  elle  est  combattue,  à  des  points  de  vue  très- 
divers,  par  le  Lien,  par  l'Espérance  et  par  les  Archives  du 


*  M.  Scherer,  ses  disciples  et  ses  adversaires,  p.  33. 
'  Aujourd'hui  Nouvelle  Revue  de  théologie. 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  545 

christianisme.  Les  esprits  s'échauffent,  les  contradictions  se 
croisent  :  guerre  générale,  déluge  de  broclaires.  Au  premier 
rang,  parmi  les  adversaires  de  M.  Scherer,  on  distinguait 
JM.  Gaussen,  son  ancien  collègue,  puis  M.  Darby  et  le  doc- 
teur Malan,  M.  Clienevière  (de  Genève),  socinien  de  vieille 
roche  (car  ils  sont  aussi  conservateurs  à  leur  manière)  ,  et 
d'autres  enfin,  plus  ou  moins  orthodoxes,  tels  que  M.  Bonnet 
(de  Francfort),  M.  Jalaguier  (de  Montauban  ) ,  M.  Merle 
d'Auhigné,  M.  Agénor  de  Gasparin.  Tous  ceux-ci,  dès  i854, 
avaient  pris  part  à  la  lutte  par  des  livres  ou  des  brochures  ; 
qu'on  juge  par  là  du  nombre  et  de  l'ardeur  des  combattants. 
Aujourd  hui  la  guerre  a  passé  à  l'état  chronique;  mais,  nous 
l'avons  dit,  elle  dure  encore,  et  il  est  impossible  d'en  prévoir 
la  fin. 

A  cette  incroyable  agitation  faut-il  assigner  pour  cause  le 
débat  engagé  à  l'école  évangélique  ?  Non,  sans  doute;  le  mal 
existait  avant  la  démission  de  M.  Scheî^er,  et  il  eût  éclaté  à 
toute  autre  occasion.  Mais  ce  professeur  n'eût-il  fait  que 
mettre  le  feu  à  la  mine,  ce  lui  serait  encore  un  titre  suffi- 
sant à  la  célébrité.  Il  a  fait  plus,  au  jugement  de  ses  co- 
religionnaires, et  non-seulement  il  a  donné  le  signal  de  la 
crise,  mais  il  a  été  dès  lors  et  il  est  resté  le  chef  du  mouve- 
ment qui  se  propage  dans  les  écoles  de  la  Réforme.  Écoutons 
M.  Astié  : 

«  C'est  M.  Edmond  Scherer  qui,  d'un  conunun  accord,  est 
proclamé  par  ses  amis  et  ses  adversaires  le  père  responsable 
de  ce  mouvement  théologique  dans  ce  qu'il  a  de  bon,  comme 
aussi  dans  ce  qu'il  laisse  à  désner.  Avec  sa  démission  débute 
la  crise;  il  tient  encore  le  haut  bout  dans  la  marche  actuelle; 
et  l'intervalle  entre  les  deux  points  extrêmes  est  en  grande 
partre  rempli  par  son  activité,  qui  est  décisive  et  prédomi- 
nante '.  » 

Le  rationalisme  protestant  trouve  donc  dans  l'ancien  pro- 
fesseur de  Genève  un  représentant  qu  il  ne  saurait  désavouer. 
Mais  ce  que  M.  Scherer  est  aujourd'hui,  on  sait  déjà  qu'il 

'-  Les  deux  Théologies  nouvelles,  p.  41. 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 


ne  l'a  pas  toujours  été.  Comment  s'est  accomplie  cette  trans- 
formation ?  C'est  ce  qu'il  importe  d'expliquer,  car  rien  n'est 
plus  propre  à  nous  faire  saisir  le  nœud  des  complications 
au  milieu  desquelles  se  débat  la  théologie  protestante. 


Il 


LE    DIALECTICIEX. 


On  s'en  aperçoit  tout  d'abord,  et  ce  caractère  frappe  d'au- 
tant plus  qu'il  devient  chaque  jour  plus  rare  chez  les  protes- 
tants :  M.  Scherer  est  dialecticien. 

Ce  n'est  pas  nous  qui  médirons  de  !a  dialectique.  L'Église 
catholique  la  considère  comme  un  emploi  très-légitime  et 
souvent  même  nécessaire  de  la  raison,  et  le  rang  qu'elle  lui 
a  toujours  accordé  dans  ses  écoles,  dès  qu'elle  a  eu  des  écoles, 
prouve  assez  qu'elle  n'en  a  pas  peur.  Pour  un  Abélard  qui 
en  abuse,  combien  de  grands  et  saints  docteurs  qui  la  font 
servir  au  triomphe  de  la  vérité  !  L'hérésie,  au  contraire,  s'ac- 
commode mal  de  cette  exacte  et  sévère  méthode  ;  témoin 
Luther  et  son  aversion  bien  connue  pour  la  scolastique. 

Ce  serait  faire  tort  à  M.  Scherer  que  de  le  classer  parmi 
ces  disputeurs  à  outrance,  uniquement  jaloux  de  battre  leurs 
adversaires  sans  se  mettre  en  peine  du  fond  des  choses.  Son 
argumentation  est  plus  sérieuse,  et  comme  elle  est,  en  plus 
d'un  point,  irréfutable,  on  conçoit  qu'elle  ait  été  trouvée 
fort  gênante  par  tels  et  tels  de  ses  collègues.  Il  y  eut  une 
époque,  dans  sa  vie,  où  il  se  porta  d'un  élan  passionné  vers 
la  vérité;  mais,  n'ayant  pu  l'atteindre  par  aucune  des  voies 
que  lui  ouvrait  la  théologie  protestante,  il  est  retombé  sur 
lui-même  de  tout  son  poids,  et  aujourd'hui,  chose  bien  triste 
à  dire,  il  ne  croit  plus  à  la  vérité.  Et  cependant  il  l'aime,  et, 
alors  même  qu'il  la  nie,  il  la  cherche  encore,  car  comment 
se  passer  d'elle  ?  Mais  il  ne  comprend  pas  que,  sur  la  terre, 
nous  ne  pouvons  la  voir  dans  son  plein,  sans  mystère  et  sans 


UN  RATIONALlSTIi  PROTESTANT.  547 

ombre,  et  qu'il  faut  savoir  se  contenter  de  ce  que  Dieu,  dans 
sa  bonté,  a  bien  vouhi  nous  en  révéler.  Ce  besoin  d'évidence 
dans  les  choses  mêmes  de  la  foi;  ce  mépris  de  toute  autorité, 
même  divine;  cette  soif  d'une  lumière  qui  n'est  pas  faite  pour 
des  yeux  mortels,  est  le  mal  qui  le  tourmente  et  qui  le  réduit 
à  se  précipiter  en  désespéré  dans  les  abîmes  du  doute.  Tel 
nous  apparaît,  dans  ses  écrits,  cet  esprit  excessif,  mais  non 
vulgaire,  qui  accroît  encore  le  douloureux  intérêt  qu'il  sait 
inspirer  par  d'étonnants  retours  de  sincérité. 

Au  reste,  il  s'est  peint  lui-même,  et  ses  amis  l'ont  reconnu 
sous  les  traits  de  Montaigu,  l'un  des  personnages  de  ses  Con- 
versations théologiques  :  «  Le  vrai  a  toujours  été  pour  lui 
l'absolu  par  excellence,  et,  pour  ainsi  parler,  l'absolu  de  l'ab- 
solu, l'idéal  de  l'idéal.  L'autorité  de  la  foi  et  du  devoir  lui 
paraissait  ne  faire  qu'un  avec  la  vérité,  c'est-à-dire  avec  leur 
conformité  avec  la  nature  même  des  choses.  Il  n'a  jamais 
admis  d'opposition  entre  le  vrai  et  le  bien,  celui-là  paraissant 
être  la  substance  même  de  celui-ci.  Bref,  il  croyait  avant  tout 
au  vrai,  il  y  croyait  comme  à  la  règle,  comme  au  dernier  mot 
de  l'univers  ;  il  y  croyait  comme  à  Dieu.  Dieu  lui-même, 
disait-il,  n'est  Dieu  qu'en  tant  qu'il  est,  ce  qui  revient  à  dire  : 
en  tant  qu'il  est  vrai.  Qui  le  croirait?  cet  amour  du  vrai  a 
perdu  jMontaigu.  »  Comment  cela?  «  L'absolu,  dans  son  es- 
prit, s'est  dévoré  lui-même.  Il  était  sceptique,  car,  ou  je  me 
trompe  fort,  ou  je  viens  de  décrire  l'une  des  formes  de  celte 
affligeante  maladie.  Montaigu  est  encore  possédé  du  besoin 
du  vrai;  mais  ce  besoin  se  manifeste  en  lui  par  la  soif  d'ap- 
prendre, et  surtout  par  le  besoin  de  i>oir  clair.  Il  faut  qu'il 
soit  au  c\ai\T  sur  tout^  voire  sur  les  obscurités  et  les  limites  de 
l'intelligence  (ajoutons  :  sur  l'objet  même  de  la  foi)'.  Il  ne 
veut  ignorer  ou  savoir  qu'à  bon  escient.  Il  ne  se  tient  pour 
convaincu  que  lorsqu'il  est  vaincu.  Il  a  le  culte  de  la  logi- 
([ue^?  »  Qualités  redoutables  que  celles-là  !  L'amour  sincère 

'  «  11  faut  y  croire  (au  calholicismc)  sous  peine  tJe  damnation;  coniinonf  cola 
se  pourrait-il  si  l'objet  proposé  à  notre  foi  n'était  pas  évident?  »  Mélanges,  \\  1 1 9. 
Et  notez  bien  qu'il  s'agit  d'évidence  mathématique. 

•  Mélanges,  p.  l-iG-l-iT. 


518  UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 

de  la  vérité  est  plus  modeste,  et  ces  prétentions  hautaines  de 
tout  voir  et  de  tout  comprendre  vont  mal  à  un  être  aussi 
faible  et  aussi  borné  que  l'homme. 

Figurez-vous  donc  ce  jeune  Montaigu  arrivant  à  Genève, 
précédé  par  sa  réputation  de  théologien,  et  faisant  son  entrée 
dans  cette  école  où  il  vient  d'être  nommé  professeur  par  ac- 
clamation.  Le  voilà  en  face  de  ces  étudiants  dont  les  vœux 
l'ont  été  chercher  au  loin.  Que  leur  expliquera-t-il?La Bible; 
la  Bible  sur  laquelle  repose  toute  la  foi  du  protestant,  la  seule 
autorité  infaillible  pour  lui,  le  seul  code  où  il  puisse  lire  la 
parole  de  vie,  que  chacun  interprète  selon  ses  lumières  et  sa 
conscience.  Le  premier  devoir  du  protestant,  sa  première  né- 
cessité, s'il  veut  être  chrétien,  c'est  donc  de  s'approprier  ce 
livre  et  de  le  recevoir  comme  la  révélation  elle-même,  la  ré- 
vélation sous  sa  forme  sensible  et  matérielle,  la  seule  qu'elle 
ait  voulu  revêtir.  Mais  d'où  sait-il  que  ce  livre  est  la  révéla- 
tion? est-ce  que  ce  livre  se  rend  témoignage  à  lui-même,  et, 
s'il  le  fait,  parle-t-il  assez  clairement  pour  être  entendu  de 
tous  ?  Si  nous  consultons   l'histoire,  elle  nous  apprend  que 
bien  des  hommes  ont  mis  la  main  à  ces  pages  :  qui  nous  ga- 
rantit donc  que  jamais  l'œuvre  divine  n'a  été  altérée  par  le 
travail  humain,  et  que  tout,  dans  le  texte  sacré,  est  vraiment 
la  parolede  Dieu?  Sans  cette  assurance,  l'autorité  souveraine 
que  nous  cherchions  fait  défaut,  et  le  christianisme  protes- 
tant croule  par  la  base. 

Telle  est  la  question  qui  se  pose  en  face  du  jeune  professeur 
au  début  de  son  enseignement.  La  résoudra-t-il  d'une  manière 
définitive?  Ce  serait  un  triomphe  que  pourraient  lui  envier 
ceux  qui  ont  blanchi  dans  la  carrière.  Dans  son  ardeur 
juvénile,  il  avait  cru  qu'on  pouvait  en  quelque  sorte  sup- 
primer la  question  en  niant  la  difficulté.,  et  il  avait  écrit  : 
«  Telle  est  la  nature  formelle  du  dogme  de  l'autorité  de  l'Écri- 
ture et  le  rang  qu'il  occupe  dans  le  système  de  la  doctrine 
chrétienne,  que  l'Église  l'a  toujours  supposé  plutôt  que  dis- 
cuté ou  formulé.  //  na  donc  proprement  point  cVhisloire^  et 
n  a  point  été  fixé  par  les  symboles  ecclésiastiques.  La  Réfor- 
mation elle-même  ne  l'a  guère  déterminé  que  négativement. 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  5<9 

et  par  opposition  à  tonte  autre  autorité  religieuse.  Il  en  est 
nécessairement  de  même  de  la  notion   de   l'inspiration'.  » 
Que  de  paralogismes  en  ces  quelques  mots!  Invoquer  la  pra- 
tique de  l'Église,  sa  tradition  constante,  lorsqu'on  ne  recon- 
naît pas  d'Église  infaillible;  dire  que  le  dogme  de  l'autorité  de 
l'Écriture  n'a  pas  d'histoire,  lorsque  toutes  les  introductions 
bibliques  sont  remplies  par  l'histoire  du  canon,  lequel  n'est 
autre  chose  que  ce  dogme  fixé  par  les  symboles  ecclésiastiques; 
dire  enfin  que  la  Réformation  n'a  déterminé  ce  dogme  que  né- 
^ûtM'emé'/zf,  lorsque  chacune  des  confessions  de  foi  protestantes 
reconnaît  expressément  un  certain  nombre  de  livres  commeca- 
noniques  et  règle  très-certaine  de  la  foi^;  c'est  se  j  cter  dans  d'é  - 
videntescontradictions  et  s'exposer  aux  plusformelsdémentis. 
I^  jeune  professeur  avait  encore  imaginé  un  autre  argu- 
ment qui  revenait  à  dire  :  La  connaissance  adéquate  de  la  ré- 
vélation ne  peut  exister  sans  une  Écriture  inspirée,  parfaite- 
ment authentique;  donc  il    existe  une  telle  Écriture.  Mais 
premièrement  il  aurait  fallu  démontrer  que  cette  authenti- 
cité doit  exister  indépendamment  du  contrôle  de  l'ÉgHse  ; 
secondement,   cette   authenticité    une   fois  admise,    comme 
elle  ne  peut  subsister  en  l'air  ,  restait  encore  à  démontrer 
qu'elle  appartient'réellement   à  tels  et  tels  livres  déterminés. 
Mais  ces   deux  démonstrations   à    faire,    c'est   précisément 
tout  le  problème.  Aussi   l'auteur  des  Prolégomènes  se  vit-il 
forcé  de  reconnaître  dans  son    raisonnement  un  caractère 
aprioristique  (sic)  fort  peu  convenable  à  la  nature  du  sujet. 
Pourquoi  ne  pas  dire  tout  simplement  qu'on  était  enfermé 
dans  un  cercle  vicieux  ? 

Atissi  l'épreuve  de  l'enseignement  lut-elle  fatale  à  ces  frêles 
inventions  d'un  esprit  subtil.  M.  Scherer  voyait  s'évanouir 
un  à  un  tousces  fantômes,  le  sol  se  dérobait  sous  ses  pas,  et 
ce  n'était  pas  sans  effroi  qu'il  se  sentait  glisser  sur  la  pente  du 
scepticisme. 

«  Ce  passage  est  extrait  des  Prolégomènes  do  M.  Scherer. —  Y.  Les  Jeux  Théo- 
logies nouvelles,  p.  72. 

*  l'e  sont  les  termes  employés  dans  le  iv*  article  de  la  Confession  de  Foi  de  La 
Rochelle. 


520  UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 

Un  de  ses  collègues,  M.  Gaussen,  l'auteur  de  la  Théo- 
pneustie,  lui  tendait  cependant  la  main  pour  le  mettre,  croyait- 
il,  en  sûreté,  dans  la  position  qu'il  avait  choisie  lui-même  : 
d'un  coté,  la  critique  savante  pour  prouver  l'authenticité  his- 
torique des  livres  saints;  de  l'autre,  la  foi  en  je  ne  sais  quelle 
insaisissable  Église,  providentiellement  commise  à  la  garde 
de  ces  mêmes  livres,  mais  non  chargée  de  les  interpréter.  Ni 
l'un  ni  l'autre  de  ces  procédés,  ni  tous  les  deux  ensemble,  ne 
semblaient  à  M.  Scherer  propres  à  atteindre  ce  grand  résultat. 

La  critique  savante  !  y  songez- vous?  Jésus-Christ  a-t-il  donc 
condamné  ceux  qui  voudraient  venir  à  lui  à  s'enfermer  toute 
leur  vie  dans  les  bibliothèques,  à  étudier  à  fond  les  langues 
anciennes,  à  compulser  les  textes,  les  monuments  de  l'anti- 
quité, pour  arriver  à  se  convaincre  que  chacun  des  quatre- 
vingts  et  quelques  livres  dont  la  Bible  se  compose  est  bien  de 
l'auteur  auquel  on  l'attribue,  ou  tout  au  moins  d'un  auteur 
sacré,  et  qu'il  ne  s'est  pas  introduit  subrepticement  dans  le 
canon  des  Écritures  ?  savez  vous  à  quoi  peut  aboutir  la  cri- 
tique lorsqu'elle  se  donne  cet  emploi  ?  A  constater,  en  tout 
et  pour  tout,  l'authenticité  de  quatre  épîtres  de  saint  Paul, 
comme  il  est  arrivé  de  nos  jours  à  telle  école  d'Allemagne  que 
l'on  pourrait  citer.  Etpuis,des  écritsauthentiques  ne  sontpas 
nécessairement  des  écrits  inspirés:  lasciencehumaine  prouvera 
l'authenticité,  passe  encore  ;  mais  comment  prouvera- t-el le 
l'inspiration?  a^t-elle,  en  pareille  matière,  un  critérium  in- 
faillible ?  M.  Scherer  était  doué  d'un  sens  trop  pratique  pour 
accepter  un  pareil  moyen  de  salut. 

Restait  l'Église;  mais,  encore  une  fois,  laquelle?  s'agit-il 
d'une  Église  infaillible  ?  Mais  l'Église  catholique  est  la  seule 
à  s'attribuer  l'infaillibilité;  et  nous  ne  sommes  pas,  nous  ne 
voulons  pas  être  catholiques.  Une  Église  comme  la  notre  est 
incompétente  en  matière  de  foi,  ne  pouvant  donner  une  cer- 
titude qu'elle  n'a  pas. 

C'est  un  des  points  les  plus  instructifs  de  cette  controverse, 
et  il  est  bon  d'entendre  M.  Gaussen  exprimer  ses  vues  à  cet 
égard,  dans  son  langage  original  ; 

a  Jamais  il  n'y  eut  dans  les  chemins  du  Seigneur  de  cre- 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  521 

vasse  pareille  à  celle  qu'il  y  faudrait  reconnaître,  si  l'on  vou- 
lait admettre  que  tandis  que  les  anciens  oracles  auraient  été 
remis  à  la  garde  miraculeuse  de  tout  un  peuple  pour  cent 
générations,  la  garde  des  nouveaux  oracles,  beaucoup  plus 
importants  pour  toutes  les  nations  de  la  terre,  n'eût  plus  été 
confiée  à  personne  pendant  dix-huit  cents  ans  '.  » 

On  lui  répondait  :  Mais  les  catholiques  ne  disent  pas  aulre 
chose;  ils  prétendent  que  la  garde  des  nouveaux  oracles  a  été 
confiée  à  une  Église  infaillible.  Et  l'on  trouvait  «  aussi  inutile 
que  téméraire  de  combattre  des  hommes  qui  ont  de  tels  be- 
soins et  de  pareils  moyens  à  leur  disposition  pour  les  satis- 
faire*. » 

Ce  fut  l'instant  décisif  pour  M.  Scherer.  Moins  bon  logi- 
cien, il  se  serait  peut-être  rallié  au  système  de  M.  Gaussen. 
Plus  humble,  ou  moins  prévenu,  il  se  serait  demandé  si  par 
hasard  l'autorité  qu'il  cherchait,  et  dont  il  sentait  si  bien  la 
nécessité,  ne  résidait  pas  dans  l'Église  catholique.  Il  ne  fit  ni 
l'un  ni  l'autre. 

Résumons  tout  ceci  : 

Premièrement,  pour  prouver  la  divinité  de  l'Écriture,  le 
jeune  professeur  avait  eu  d'abord  recours  à  une  sorte  d'argu- 
ment a  priori.  Il  comprit  qu'il  était  dans  une  impasse,  et  il 
revint  bravement  sur  ses  pas. 

Secondement,  on  lui  ouvrait  une  autre  voie  :  la  critique 
savante,  étayée  d'une  autorité  traditionnelle  impossible  à  pré- 
ciser ;  il  vit  que  cette  voie  était  sans  issue,  et  il  eut  le  bon 
esprit  de  ne  pas  s'y  engager. 

Troisièmement  enfui,  il  dut  entrevoir  qu'à  coté  de  cette 
autorité  mal  définie,  il  y  en  avait  une  autre  bien  connue,  qui 
a  un  nom  et  une  existence  assez  considérable  dans  le  monde; 
mais  comme  cela  l'eût  probablement  conduit  plus  loin  qu'il 
ne  voulait,  il  s'abstint,  décidé  à  se  frayer  de  nouvelles  routes, 
au  risque  de  bouleverser  toute  l'économie  de  l'apologétique 
protestante. 


'  Les  deux  Théoloyies  rwuvelles  ,  p.  116. 
•  Jbid.,  p.  U7. 


522  UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 

Mais  je  n'aurais  fait  connaître  qu'à  demi  le  dialecticien, 
si  je  ne  disais  quelle  est  sa  principale  fin  de  non-recevoir 
contre  l'Église  catholique.  M.  Scherer  a,  sur  ce  point, 
une  pensée  singulière  et  hardie,  à  savoir,  que  l'autorité, 
quelle  qu'elle  soit,  est  essentiellement  contradictoire.  Com- 
ment le  prouve -t- il?  En  disant  que  l'autorité  a  besoin 
d'être  elle-même  légitimée  par  la  raison,  et  que  la  raison, 
une  fois  en  exercice,  ne  peut  plus  abdiquer.  Il  faut  donc 
à  la  raison  tout  ou  rien  ;  dès  qu'elle  paraît,  l'autorité  s'éva- 
nouit. 

Mais  qui  empêche  donc  la  raison  de  se  reconnaître  com- 
pétente sur  un  point  et  incompétente  sur  un  autre,  et  de  vé- 
rifier, comme  disait  Leibnitz,  les  lettres  de  créance,  sans 
soumettre  à  son  contrôle  les  divins  oracles,  dès  qu'il  lui  est 
démontré  que  Dieu  en  est  l'auteur  ? 

M.  Scherer  n'admet  pas  cette  distinction.  Pour  lui,  point 
de  milieu  :  voir  ou  croire,   évidence  ou   fanatisme;   il  ne 
nous  laisse  pas  d'autre  alternative.  Il  sent  bien    que  cela 
ébranle  toutes  les  notions  reçues,  et  que  sans  autorité  il  n'y 
a  plus  de  société  possible  :  famille  et  patrie,  droits  et  devoirs, 
science  même,  tout  cela  retombe  dans  le  néant,  et  l'homme, 
réduit  à  ne  savoir  que  ce  qu'il  a  vu  de  ses  yeux,  touché  de  ses 
mains,  devient  le  plus  chimérique  et  le  plus  incompréhen- 
sible de  tous  les  êtres.  C'est  égal,  cet  esprit  absolu  fera  ce 
sacrifice  au  «  culte  de  la  logique,  »  et  jusqu'au  bout  il  sou- 
tiendra la  gageure.  Les  faits  sont  contre  lui,  mais   que  lui 
importe?  Voici  comment  il  se  débarrasse  des  faits  :  «  Si  l'au- 
torité est  nulle  en  droit,   dit-il,  elle  est,  je  vous  l'accorde, 
très-réelle,  très-puissante  en  fait.  L'autorité  est  le  patrimoine 
commun  amassé  par  la  tradition,  l'habitude,  le  témoignage, 
et  transmis  de  génération  en  génération.  L'autorité  est  ce  mi- 
lieu de  notions  généralement  reçues  dans  lequel  naît  l'indi- 
vidu, dans  lequel  il  se  développe,  et  dont  il  ne  peut  pas  plus 
se  passer  que  l'embryon   ne  peut  se  passer  du  sein   de  sa 
mère...  L'autorité,  je  ne  me  lasse  pas  de  le  répéter,  est  nulle 
en  droit,  car,  dès  que  j'en  approche,  elle  s'évanouit;  dès  que 
je  lui  demande  ses  titres,  elle  ne  peut  même  essayer  de  les 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  523 

montrer  sans  cesser  d''étre  l'autorité;  mais  elle  est  un  fait,  un 
grand  fait  '.  » 

Ainsi  l'humanité  vit  d'une  contradiction  nécessaire,  d'une 
contradiction  sans  laquelle  la  raison  elle-même  expirerait 
dans  le  vide;  et  l'on  oublie  que  tous  les  faits  constants,  uni- 
versels, nécessaires  de  la  conscience  sont  aussi  des  droits, 
fondés  qu'ils  sont  sur  la  nature  et  sur  l'essence  même  des 
choses.  Que  ne  doit-on  pas  attendre  d'un  esprit  qui  pousse 
aussi  loin  l'amour,  le  culte,  connue  il  dit,  de  la  logique  ? 

Voyons  donc  enfin  sur  quelle  base  plus  solide  reposera  dé- 
sormais l'apologétique  protestante,  et  quel  sera  le  principe 
générateur  de  la  théologie  nouvelle.  Cela  tient  à  des  circons- 
tances particulières  sur  lesquelles  il  nous  faut  encore  inter- 
roger les  souvenirs  de  ceux  qui  en  furent  témoins. 

Entre  l'apparition  de  ses  Prolégomènes  (i843)  et  le  jour 
de  sa  démission  (décembre  1849),  ^'-  Scherer  avait  vu  voler 
en  éclats  ses  premières  théories,  et  il  s'était  fait  dans  son  es- 
prit une  véritable  fermentation  dogmatique*.  De  là,  nous 
dit-on,  un  changement  long  et  graduel,  mais  décisif  et  pro- 
fond. N'y  eut-il  pas  alors  quelque  réaction  des  élèves  sur  le 
maître?  Tout  nous  porte  à  le  croire.  M.  Scherer  était  en- 
touré des  partisans  de  Vinet;  il  les  entendait  préconiser  la 
preuve  interne,  la  preuve  expêriinentale ^  destinée,  disaient- 
ils,  à  remplacer  Y  intellectualisme  àelA.  Gaussen.  Un  beau 
jour,  le  jeune  professeur  se  retourna  bout  pour  bout  et  se 
déclara  l'adversaire  <\(^  ce  dernier.  Il  lui  fallut  quitter  sa 
chaire  ;  mais,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  il  emportait  avec 
lui  les  sympathies  de  l'école  de  Vinet,  pour  laquelle  il  fut, 
à  ce  moment,  «  riiommc  de  la  situation.  »  Aujourd'hui, 
hélas  !  plusieurs  de  ses  anciens  élèves,  demeurés  fidèles  à 
leur  vague  et  inconsistant  Christianisme,  avouent  qu'ils  ont 
contribué  à  intioduire  le  loup  dans  la  bergerie,  et  néanmoins 
ils  voient  toujours  dans  M  Scherer  «  le  premier  des  théolo- 
giens français.  » 


'  Mélanges,  p.  1o3. 

'  Aslié,  Deux  théologies  nouvelles,  p.  80. 


521  UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 


III 


LE  THEOLOGIEN. 


Grâce  aux  évolutions  dogmatiques  dont  nous  avons  essayé 
de  ressaisir  la  trace,  le  principe  de  la  théologie  nouvelle  était 
trouvé  et  il  ne  s'agissait  plus  que  de  l'appliquer.  Dans  l'ap- 
plication, le  nouveau  chef  d'école  se  sépara  de  Vinet,  timi- 
dement d'abord,  puis  de  la  manière  la  plus  tranchée. 

Tel  que  M.  Scherer  le  proclama  dès  lors,  tel  que  nous  le 
retrouvons  dans  ses  écrits,  ce  principe  se  formule  ainsi  :  «  Il 
n'y  a  qu'une  manière  de  reconnaître  le  divin,  c'est  de  l  é~ 
prouver  V  j> 

Dès  le  xvif  siècle,  Bossuet  avait  vu  poindre  cela  :  «  Au  lieu 
qu'on  disoit  :  Voyons  ce  qui  est  écrit,  et  puis  nous  croirons; 
ce  qui  étoit  du  moins  commencer  par  quelque  chose  de  po- 
sitif et  par  un  fait  constant  :  maintenant  on  commence  à 
sentir  les  choses  en  elles-mêmes  comme  on  sent  le  froid  et 
le  chaud,  le  doux  et  l'amer;  et  Dieu  sait,  quand  on  vient 
après  à  lire  l'Écriture  sainte  en  cette  disposition,  avec  quelle 
facilité  on  la  tourne  à  ce  qu'on  tient  déjà  pour  aussi  certain 
que  ce  qu'on  a  vu  de  ses  deux  yeux  et  touché  de  ses  deux 
mains  '.  » 

Ce  que  Bossuet  n'avait  pas  vu ,  c'est  le  développement 
fécond  de  ce  nouveau  genre  d'exégèse.  Nous  en  avons  déjà 
signalé  les  résultats  les  plus  remarquables,  mais  il  ne  sera 
pas  inutile  de  considérer  d'un  peu  plus  près  le  curieux  travail 
de  la  mise  en  œuvre.  Reprenons  donc  toute  la  trame  du 
système. 

\J admission  en  bloc  de  l'Écriture  n'est  plus  possible,  puis- 
que l'autorité,  qui  seule  pourrait  la  justifier,  implique  con- 
tradiction. Il  faut  donc  recourir  à  la  critique  des  détails,  non 

'  Mélanges ^ç.  49. 
*  Variations^  1.  XV. 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  625 

à  cette  critique  savante  qui  est  incapable  de  discerner  le 
divin,  mais  à  cette  autre  critique  dont  le  siège  est  dans  la 
conscience  individuelle.  Par  ce  moyen,  on  arrivera  à  une  re- 
ligion vraiment  subjective  et  intérieure,  à  une  religion  plus 
spirituelle,  et,  comme  dit  M.  Schcrer,  plus  religieuse.  Toute 
la  religion  n'est-elle  pas  dans  ce  que  nous  pouvons  nous  en 
assimiler?  —  V  assimilation  fragmentaire^  voilà  le  mot  qui 
résume  à  lui  seul  toute  la  méthode  de  la  théologie  nouvelle. 
Là-dessus,  M.  Scherer  oflre  à  ses  disciples  les  livres  saints 
et  les  invite  par  son  exemple  à  se  les  assimiler.  Yoyez-vous 
d'ici  ces  mystiques  abeilles  se  répandre  sur  le  parterre  de 
l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament,  et  plonger  au  fond  de 
chaque  fleur  pour  y  puiser  le  miel  divin,  dédaignant  la  gros- 
sière corolle  qu'emportera  le  souffle  du  soir  ? 

Mais,  comme  il  y  a  fleur  et  fleur,  il  y  a  aussi  dans  la  Bible 
des  livres  plus  ou  moins  inspirés,  et  l'habile  critique  ne  se 
pose  volontiers  que  là  où  l'inspiration  abonde.  En  ce  qui 
concerne  le  Nouveau  Testament,  l'inspiration  se  concentre 
presque  tout  entière  dans  les  discours  de  Jésus-Chrit  rap- 
portés par  les  trois  premiers  évangélistes  ;  mais  elle  est  ab- 
sente du  récit  :  qui  pourrait  la  reconnaître,  par  exemple, 
dans  une  généalogie?  Là  où  l'inspiration  ne  se  sent  pas,  elle 
est  nulle  '. 

On  la  retrouve,  mais  affaiblie,  dans  les  autres  livres  du 
Nouveau  Testament;  et  voici  ce  qu'il  faut  penser  de  cette  col- 
lection quelque  peu  hétérogène.  Toute  grande  époque  histo- 
rique a  sa  littérature  classique  ;  il  y  a  celle  d'Auguste  et  celle 
de  Louis  XIV.  Les  livres  canoniques  ne  sont  autre  chose  que 
la  littérature  classique  du  christianisme  primitif.  Comment 
s'étonner  que  les  derniers  venus  de  ces  écrivains  offrent  déjà 
des  marques  sensibles  de  décadence  ? 

Tout  le  monde  peut-être  n'adoptera  pas  sans  répugnance 
la  classification  qui  résulte  de  cette  ingénieuse  théorie.  Un 
exemple  seulement.  Celui  des  évangélistes  qui  a  pris  le  der- 
nier la  plume  était  le  disciple  bien -aimé  du  Sauveur;  il  s'est 

•  Mélanges,  p.  o3. 


526  UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 

fait,  pour  ainsi  dire,  le  secrétaire  plutôt  que  l'historien  du  di- 
vin Maître,  dont  il  nous  a  conservé  d'ineffables  entretiens, 
omis  par  les  autres,  en  particulier  ce  discours  après  la  cène 
où  Bossuet  trouvait  «  des  profondeurs  à  faire  trembler  V  n 
C'est  lui,  c'est  Jean  le  Théologien^  comme  le  nomment  les 
Grecs,  qui  nous  a  dévoilé  en  termes  si  magnifiques  les  secrets 
de  la  vie  divine,  le  mystère  du  Dieu  trois  fois  saint  ;  lui  encore 
qui  nous  a  raconté  la  génération  éternelle  du  Verbe  :  page 
sublime  par  laquelle  s'ouvre  son  Évangile  et  qui  ravissait 
d'admiration  les  Augustin,  les  Chrysostome,  tout  ce  qu'il  y  a 
eu  de  grands  génies  dans  l'Église  et  même  parmi  les  philo- 
sophes. Mais  qu'importe  à  M.  Scherer?  Son  système  assigne  à 
Jean  une  autre  place  dans  la  littérature  chiétienne,  et  le  dis- 
ciple bien -aimé  n'est  pour  lui  qu'un  paraphraste,  un  com- 
mentateur, quelque  chose,  par  rapport  aux  trois  autres 
évangélistes,  comme  ce  qu'est  Lucain  comparé  à  Virgile.  Sur- 
prenant résultat  qui  donne  du  premier  coup  la  mesure  de  la 
critique  nouvelle  1 

IN'y  a-t-il  pas  aussi  autre  chose,  dans  cette  classification, 
qu'une  question  de  date  ?  Le  surnaturel,  qui  resplendit  à 
chaque  page  du  quatrième  Évangile,  est,  à  ce  qu'il  nous 
semble,  un  élément  très-rebelle  à  l'assimilation.  Nous  allons 
en  avoir  de  nouvelles  preuves. 

Quand  nous  lisons  dans  l'Évangile,  nous  qui  n'entendons 
rien  aux  raffinements  de  la  critique,  le  récit  des  miracles  du 
Sauveur,  nous  n'éprouvons  ni  trouble  ni  surprise  :  n'est-il 
pas  tout  simple  qu'un  Dieu  agisse  en  Dieu  et  qu'il  commande 
en  maître  à  la  nature  ?  Mais  ses  œuvres,  dont  il  invoque  lui- 
même  le  ténîoignage,  proclament  bien  plus  haut  sa  bonté  que 
sa  puissance.Les  aveugles  qui  voient,  les  sourdsqui  entendent, 
les  boiteux  qui  marchent,  les  morts  qui  ressuscitent  à  sa  voix, 
nous  font  reconnaître  en  lui  le  céleste  médecin,  beaucoup 
plus  secourable  aux  infirmités  de  l'âme  qu'à  celles  du  corps, 
le  seul  qui  ait  pu  prononcer  cette  grande  parole  dont  l'his- 
toire du  christianisme  est  un  éloquent  commentaire  :  Je  suis 

'  Méditations.^  Lxxvii*  jour. 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  327 

la  résurrection  et  la  vie  '.  Loin  de  nous  la  pensée  de  lui  de- 
mander coniptedes  prodiges  dont  le  motif  ou  la  signification 
nous  échappe  !  sans  chercher  hors  de  propos  des  explications 
subtiles,  toujours  il  nous  suffira  de  dire  avec  Bourdaloue  : 
«  Il  est  naturel  à  un  Dieu  de  faire  des  miracles'-.  » 

Vienne  maintenant  la  critique  nouvelle,  et  dans  ces  pages 
où  Jésus-Christ  nous  révèle  sa  douce  majesté,  elle  ne  ren- 
contrera que  pierres  d'achoppement.  Que  lui  veulent  ces 
miracles?  ont-ils  la  prétention  de  lui  faire  admettre  en  bloc 
la  révélation  évangélique?  Mais  cela  serait  un  non-sens; 
elle  tient  pour  certain  que  les  miracles  n'ont  et  ne  peuvent 
avoir  aucune  valeur  démonstrative.  D'ailleurs,  observe  en- 
core M.  Scherer  (et  voilà  qui  devient  tout  à  fait  curieux), 
«  les  arguments  dont  on  peut  faire  usage  en  faveur  des  dis- 
cours de  Jésus  ne  s'étendent  point  aux  miracles  évangéli- 
ques.  En  effet,  ces  miracles  ne  portent  pas  l'empreinte  per- 
sonnelle que  nous  trouvons  dans  les  discours''  » 

Mais  quelle  empreinte  portent-ils  donc,  s'il  vous  plait  ? 
est-ce  qu'ils  ne  sont  pas,  comme  les  discours,  pleins  de  mi- 
séricorde ?  où  donc  avez-vous  vu  le  Sauveur  renouveler  les 
prodiges  d'Élie  et  faire  descendre  le  feu  du  ciel  sur  ceux  qui 
résistent  à  sa  parole  ? 

Arrive-t-il  à  M.  Scherer  de  lire  en  saint  ^Mathieu  (xiv, 
24-33),  qu'une  nuit  devenus  le  jouet  des  flots  sur  le  lac  de 
Génésareth,  les  disciples  de  Jésus  le  virent  tout  à  coup  s'a- 
vancer vers  eux  marchant  sur  les  eaux,  et  que,  l'ayant  pris 
pour  un  fantôme,  ils  entendirent  sortir  de  sa  bouche  ces 
douces  paroles  :  Jjez  confiance  j  c'est  moi,  ne  craignez  pas  ; 
après  quoi  il  entra  dans  la  barque,  et  le  vent  cessa  :  devine- 
riez-vous  l'impression  que  produit  une  j^areille  scène  sur 
l'àme  du  grand  exégète?  A  ses  yeux,  c'est  encore  là  une  de 
ces  merveilles  «  qui  ne  sont  dans  aucune  relation  avec  le 
caractère  de  Jésus.  »  —  «  Vous  ne  savez  que  faire,  dit-il,  d'une 
promenade  à  pied  sur  le  lac  de  Génésareth.  » 

'  Joann.,  xi,  23. 

*  Sermon  sur  la  réiurreclion  de  Jésus-Christ.  [Mystères.) 

^  Mélanges,  p.  166. 


î;28  un  rationaliste  protestant. 

Celui  qui  s'exprime  ainsi  éprouve  une  visible  satisfaction  à 
nous  faire  part  d'une  observation  si  profonde  et  si  délicate. 
Quelle  admirable  intelligence  du  caractère  de  Jésus-Christ  ! 

Pour  moi,  je  l'avoue,  même  au  point  de  vue  purement 
esthétique,  ce  qu'il  dit  là  me  paraît  de  la  dernière  pauvreté. 
Vous  rappelez-vous  ces  beaux  vers  de /'^/zé/r/e,  objet  de  l'ad- 
miration universelle  ?  Je  veux  parler  de  l'endroit  où  le  héros 
troyen,  ayant  rencontré  sa  mère  en  costume  de  chasseresse, 
croit  d'abord  n'avoir  devant  lui  qu'une  simple  mortelle, 
quand  tout  à  coup  l'odeur  d'ambroisie  qui  s'exhale  de  la 
chevelure  de  Vénus,  son  vêtement  qui  se  déroule  et  flotte  à 
longs  plis  sur  ses  pieds,  tout  enfin,  mais  surtout  son  port, 
sa  démarche,  lui  révèle  ime  déesse  : 

Etvera  incessu  patuit  Dea... 

Quel  est  le  barbare  assez  malheureux  pour  être  insensible 
à  ce  dernier  trait  ?  Mais  que  Jésus  aille  au  secours  de  ses  dis- 
ciples en  danger  de  périr,  et  qu'en  le  voyant  marcher  sur  les 
flots  on  reconnaisse  un  Dieu,  le  critique  reste  froid,  et  il  ne 
sait  que /aire  de  cette  pj^omenade  sur  le  lac  ! 

Ah!  ce  ne  sont  pas  les  seuls  embarras  qu'il  rencontre  sur 
sa  route,  et,  pour  tout  dire,  il  lui  arrive  parfois  de  tomber 
dans  des  situations  parfaitement  ridicules.  Cette  méthode  qui 
fait  deux  parts  de  l'Évangile,  ici  des  discours  véritables  et  là 
des  récits  apocryphes,  cette  méthode  a  beaucoup  de  peine  à 
se  tirer  d'unedifficulté  toujours  éludéeetjamais  vaincue.  Pour 
en  donner  une  idée,  citons  textuellement  les  Conversations 
théologiques  et  laissons  parler  les  deux  interlocuteurs  de 
M.  Scherer. 

Voici  d'abord  l'objection  : 

«  Vous  admettez  l'authenticité  de  la  plupart  des  discours 
de  Jésus-Christ.  Mais  le  miracle  n'est-il  pas  souvent  attaché 
au  discours,  formant  la  situation  même  dans  laquelle  celui-ci 
a  été  prononcé,  de  telle  sorte  qu'on  ne  saurait  les  désagréger 
sans  arbitraire  et  sans  violence  ?  » 

Écoutons  la  réponse  : 

«  Vous  avez  raison.  Voilà  une  objection  vraiment  sérieuse, 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  529 

parce  qu'elle  est  vraiment  historique,  et  je  la  tiens  pour  un 
élément  important  de  toute  appréciation  de  la  vie  et  du  ca- 
ractère de  Jésus.  Toutefois,  il  ne  fiuit  pas  se  faire  illusion  sur 
la  portée  de  cette  observation.  Les  miracles  que  nous  pouvons 
ainsi  mettre  au  bénéfice  des  discours  de  Jésus- Christ  sont  en 
petit  nombre  et  ce  sont  les  pUis  simples  :  des  guérisons,  voilà 
tout  ' .  » 

Des  guérisons,  voilà  tout!  n'est-ce  pas  du  meilleur  co- 
mique? On  se  demande  si  Voltaire  lui-même  eût  été  capable 
de  ce  trait  de  génie.  Ainsi,  on  ne  pardonne  pas  à  Jésus-Christ 
les  autres  miracles,  mais  on  lui  passe  les  guérisons,  parce 
qu'on  y  reconnaît  sans  doute,  en  tant  que  miracles,  des  cir- 
constances atténuantes.  Qu'il  est  heureux  pour  Jésus-Christ 
d'avoir  aujourd'hui  affaire  à  des  juges  si  débonnaires  ! 

Mais  que  dites-vous  de  sa  résurrection?  Voilà  pour  le  coup 
lui  miracle  éclatant;  c'est  le  miracle  des  miracles,  celui-là: 
un  mort  qui  se  ressuscite  lui-même.  Vous  le  savez,  d'ailleurs, 
sur  ce  grand  miracle  roule,  pour  ainsi  dire,  toute  l'apologé- 
tique chrétienne.  Je  n'ajoute  pas  qu'il  est  aussi  le  fondement 
de  nos  espérances,  s'il  est  vrai,  comme  saint  Paul  l'a  remarqué, 
que  ce  qui  s'est  accompli  dans  le  Chef  doit  s'accomj^lir  uij 
jour  dans  tous  les  membres.  A'ous  ne  verriez  là  que  de  sim- 
ples commentaires,  produits  un  peu  ternes  d'une  époque  de 
décadence.  ]Mais  je  vous  demanderai  si  la  résurrection  de 
Jésus-Christ  ne  fait  pas  corps  avec  le  reste  de  son  Évangile, 
et  s'il  est  possible  de  la  supprimer  sans  que  ses  discours  eux- 
mêmes  en  reçoivent  une  sensible  atteinte? 

Imaginerait-on  jamais  la  réponse?  Je  la  donne  à  deviner 
en  cent.  Elle  est  aussi  courte  que  tranchante.  Ecoutez  : 

«  Jésus-Christ,  dit  M.  Scherer,  n'a  jamais  annoncé  sa  résur 
rection  '.  » 

Les  paradoxes,  les  sophismcs,  si  familiers  à  cet  écrivain,  ne 
nous  surprenaient  plus;  mais  nous  n'étions  pas  encore  pré- 
parés à  cette  sublime  ignorance.  Eh  quoi  donc!  vous  avez  ima- 


•  Mclangcn,  p.  1G6-1G7. 

*  /6/(/.,  p.  1G7. 

«'  ;i4 


530  UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 

giné  un  étrange  système  qui  vous  met  dans  la  nécessité  de 
comparer  sans  cesse  les  paroles  de  Jésus-Christ  avec  ses  actes, 
avec  ses  miracles  en  particulier,  et  voilà  que,  après  avoir  labo- 
rieusement compulsé  les  trois  Evangiles  synoptiques  (je  m'en 
tiens,  comme  vous,  à  ceux-là),  vous  arrivez  à  ce  beau  ré- 
sultat :  Jésus -Christ  na  jamais   annoncé  sa   résurrection! 
Avez-vous  lu,  oui  ou  non,  d'une  lecture   rapide,  les  trois 
évangélistes  que  vous  acceptez  comme  témoins  et  rapporteurs 
véridiques  des  paroles  de  Jésus-Christ  ?  Si  vous  les  avez  lus, 
comment  n'y  avez-vous  pas  remarqué  ces  paroles   du  Sau- 
veur :  Le  Fils  de  l'homme  sera  lii^ré  aux  mains  des  hommes^ 
et  on  le  mettra  à  mort ,  et  le  troisième  jour  il  ressuscitera 
(Matth.,  XVII,  21-22)  ;  et  celles-ci  :  Ne  dites  à  personne  cette 
vision ,  jusqu'à  ce  que  le  Fils  de  Vhomme  ressuscite  d entre 
lès  morts  (Matth.,  xvii,  9);  ou  bien  encore  :   Après  que  je 
serai  ressuscité,  je  vous  précéderai  en  Galilée  (Marc,  xiv,  28)? 
Et  ces  paroles ,  ou  autres  équivalentes,  se  rencontrent  dans 
les   trois    synoptiques    une    quinzaine    de    fois  !    Comment 
donc ,  6  vous   le   premier   des   théologiens   français ,   avez- 
vous  pu  ignorer  ces  choses  ?  Tu  es  magister  in  Israël,  et  hœc 
ignoras  l  QxiqWg,  foi  pourrons-nous  ajouter  désormais  à  vos 
téméraires  affirmations,  et  quel   cas  ferons -nous  de  votre 
science  '  ? 

Plaignons  les  hommes  qui  s'évanouissent  ainsi  dans  leurs 
pensées.  En  voilà  un  qui  ne  manque  certes  pas  de  talent, 
de  sagacité,  et  qui  avait  même  entrevu  de  loin  la  grandeur 
du  christianisme  et  les  attraits  infinis  de  son  divin  fonda- 
teur :  mais,  parce  qu'il  a  voulu  mettre  sa  propre  autorité 
à  la  place  de  celle  que  Jésus-Christ  avait  établie,  il  nous  offre 
aujourd'hui  l'affligeant  spectacle  d'une  intelligence  qui  se 
débat  contre  la  vérité,  et  qui,  pour  échapper  à  ses  étreintes, 
ne  recule  pas  même  devant  l'absurde.  En  présence  des  mira- 


*  Après  avoir  lu  ?.l.  Scherer,  M.  de  Rémusat  s'cxtaèie,  et  il  écrit,  non  sans 
naïveté  :  «C'est  un  monde  nouveau  que  le  monde  chrétien  découvert  et  décrit  par 
la  critique  moderne.  »  —  Je  le  crois  bien!  (V.  l'article  intitulé  Théologie  critique. 
Revue  des  Deux-Mondes,  4"  janvier  1862.) 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  531 

des  de  Jésus-Christ,  il  ne  nous  rappelle  que  trop  ces  scribes 
qui,  eux  aussi,  ne  voulaient  pas  reconnaître  à  ses  œuvres  le 
divin  médecin  des  corps  et  des  âmes.  (Matlli.,  ix.)  Jésus  ayant 
dit  à  un  paralytique  :  «  Ayez  confiance,  mon  fils,  vos  péchés 
vous  sont  remis.  —  Celui-ci  blasphème,  disent  aussitôt  les 
scribes. —  Quj  a-t-il  de  plus  facile,  de  dire  :  Vos  péchés  i'ous 
sont  remis,  ou  bien  :  Lei>ez-vous  et  marchez?  Mais  afin  que 
vous  sachiez  que  le  Fils  de  ï homme  a,  sur  la  terre,  le  poiivoii 
de  remettre  les  péchés,  alors  il  (ht  au  paralytique  :  Levez- 
vous,  prenez  votre  lit  et  allez-vous-en  chez  vous.  Et  il  se  leva 
et  s'en  alla  chez  lui.  »  Voilà  ce  que  Jésus  continue  à  faire  tous 
les  jours  pour  l'humanité  coupable  et  souffrante.  Mais,  hélas! 
pour  le  critique,  Jésus  n'est  pas  l'Auteur  de  la  vie.  H  le  dé- 
clare en  termes  assez  clairs  ;  «  Jésus-Christ,  dit-il,  n'est  pas 
venu  faire  que  Dieu  nous  aimât  \  v  Eh!  que  faisait-il  donc 
sur  la  croix,  s'il  ne  nous  réconciliait  pas  avec  son  Père  ? 
Voilà  où  tend  cette  odieuse  théologie,  et  elle  ne  se  lassera  pas 
d'entasser  mensonge  sur  mensonge  pour  se  débarrasser  du 
dogme  si  consolant  d'un  Dieu  sauveur. 

Mais  elle  a  ses  dogmes  à  elle,  le  dogme  du  serf  arbitre, 
par  exemple,  le  déteiminisme,  connue  on  dit  dans  cette  école; 
tout  cela  renouvelé  de  Luther  et  de  Calvin ,  et  soutenu 
même  à  grand  renfort  de  subtilités  jansénistes.  Pour  elle,  le 
péché  est  nécessaire,  mais  aussi  il  a  sa  fonction,  à  savoir  de 
mettre  la  dernière  main  à  notre  personnalité  incomplète  et 
de  contribuer  ainsi  au  progrès,  au  développement  de  l'hu- 
manité! Luther  et  Calvin,  Hegel  et  Manès  se  rencontrent  là 
péle-mèle,  en  sorte  que  le  sectaire  survit  au  chrétien  pour 
substituer  aux  mystères  de  la  miséricorde  et  du  pardon  les 
mystères  du  plus  désolant  fatalisme^. 


•  Mélanges,  p.  <04. 

•  Voir  dans  les  Mélanges  de  M.  Sehorer  tout  l'article  intitulé  :  le  Péché. 


532  UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 


IV 


LE   DERNIER   MOT   DU   RATIONALISTE. 


Comment  on  peut  passer  de  Jésus- Christ  à  Hégeî  sans 
cesser  d'être  protestant,  et  même  de  réunir  sous  sa  bannière 
un  grand  nombre  de  ministres  du  saint  Évangile,  c'est  ce  que 
nous  expliquerons  peut-être  une  autre  fois.  Aujourd'hui  le 
peu  d'espace  dont  nous  disposons  ne  nous  permet  pas  de 
faire  connaître,  ainsi  que-  nous  l'aurions  souhaité,  les  dis- 
ciples de  M.  Scherer,  qui  continuent  à  développer  toutes  les 
conséquences  de  son  système  sans  se  laisser  arrêter  par  aucun 
scrupule.  Croirait-on  que  l'un  d'eux  (M.  Pécaud)  en  est  venu 
à  regarder  comme  une  idolâtrie,  contraire  à  la  pureté  du 
théisme,  le  respect  dont  les  chrétiens  entourent  encore  le  nom 
de  Jésus-Christ?  A  force  d'appliquer  la  méthode  d'assimila- 
tion et  de  dégager  l'esprit  de  la  lettre  pour  se  faire  une  reli- 
gion plus  intérieure,  ce  zélé  protestant  trouve,  en  fin  de 
compte,    que  Jésus-Christ  est  le  capat  mortumn  du  christia- 


nisme ! 


Pour  M.  Scherer,  il  poursuit  sa  voie,  et  si  la  sphère  du 
petit  monde  genevois  est  devenue  pour  lui  trop  étroite,  il  ne 
laisse  pas  d'exercer  encore  sa  haute  influence  sur  l'école  dont 
il  est  le  fondateur  et  le  chef.  Chose  singulière,  après  avoir 
promis  à  ses  disciples  de  les  guider  vers  une  religion  plus  reli- 
gieuse^ il  lui  est  arrivé,  dans  ces  derniers  temps,  de  se  de- 
mander si  la  religion,  après  avoir  passé  par  le  creuset  de  la 
critique,  était  encore  une  religion'.  «Pouvez-vous  en  douter  ? 
répondent  ses  disciples.  Non-seulement  le  rationalisme  chré- 
tien est  une  religion,  mais  il  est  encore  la  meilleure  de  toutes  ; 
il  est  vrai  qu'il  ne  laisse  debout  aucune  croyance,  mais  il  est 
«  éminemment  pieux",  » 


'  7?et"ue  des  Deux-Mondes,  13  mai  -1861. 

*  Conférence  du  Gard.  — Yoy.  Nouvelle  Revue  de  Théologie,  mai  etjuin  18G2. 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  333 

Je  ne  serais  pas  étonné  de  voir  M.  Scherer  trouver  le  moyen 
de  concilier  ces  deux  points  de  vue,  car  il  a  déclaré,  dans 
cette  étude  sur  Hegel  \  qu'au  milieu  des  ruines  entassées  par 
cet  illustre  sophiste,  un  principe  demeurait,  savoir:  celui  «en 
vertu  duquel  une  assertion  n'est  pas  plus  vraie  que  l'asser- 
tion opposée,  et  aboutit  toujours  à  une  contradiction  pour 
s'élever  ensuite  à  une  conciliation  supérieure.  »  «  Aujour- 
d'hui, ajoutait-il,  rien  n'est  plus  pour  nous  vérité  et  erreur; 
il  faut  inventer  d'autres  mots.  Nous  ne  voyons  plus  partout 
que  degrés  et  que  nuances.  Nous  admettons  jusqu'à  l'iden- 
tité des  contraires  (c'est-à-dire  des  contradictoires).  Nous  ne 
connaissons  plus  la  religion,  mais  les  religions;  la  morale, 
mais  les  mœurs,  les  principes,  mais  des  faits.  » 

La  vérité  n'est  pas  pour  nous!  tel  est  le  dernier  mot  d'une 
âme  qui  se  sentait  faite  pour  elle  et  qui  l'avait  d'abord  pour- 
suivie avec  ardeur.  Là  devait  fatalement  aboutir  cette  raison 
superbe,  en  révolte  contre  Celui  à  qui  le  ciel  et  la  terre  ren- 
daient témoignage  lorsqu'il  disait  :  Je  suis  la  vérité.  La  vérité 
n'est  pas  pour  nous!  tout  est  donc  fini  :  quel  espoir  reste- 
rait-il encore  à  qui  se  voit  à  jamais  exclu  de  la  possession  de 
la  vérité  ? 

Du  mouis,  —  et  c'est  ce  qui  le  relève  un  peu  au-dessus  des 
sophistes  vulgaires,  —  M.  Scherer  sent  le  coup  dont  il  a  été 
frappé  dans  sa  lutte  insensée  avec  Jésus-Christ,  et  parfois 
même  il  nous  découvre  la  plaie  toute  saignante. 

«  Quand  je  sens,  dit-il  quelque  part,  vaciller  en  moi  la  foi 
au  miracle,  je  vois  aussi  l'image  de  mon  Dieu  s'affaiblir  à 
mes  regards  ;  il  cesse  peu  à  peu  d'être  pour  moi  le  Dieu  libre, 
vivant,  le  Dieu  personnel,  le  Dieu  avec  lequel  l'àme  converse 
comme  avec  un  maître  et  un  ami.  Et  ce  saint  dialogue  inter- 
rompu, que  nous  reste-t-il  ?  combien  la  vie  paraît  triste  alors 
et  désenchantée  !  Réduits  à  manger,  dormir  et  gagner  de  l'ar- 
gent, privés  de  tout  horizon,  conibieti  notre  âge  mûr  paraît 
puéril,  combien  notre  vieillesse  triste,  combien  nos  agitations 
insensées!...  En  cessant  de  croire  au  miracle,  l'Ame  se  trouve 

»  Rcvucdes  Deux-Momies,  \'6  février  1861. 


S34  UN  RATIONALISTE  PROTESTANT. 

avoir  perdu  le  secret  de  la  vie  divine  ;  elle  est  désormais  sol- 
licitée par  l'abîme;  une  chute  toujours  plus  rapide  l'entraîne 
loin  de  Dieu  et  des  saints  anges  ;  elle  perd  tour  à  tour  piété, 
droiture,  génie;  bientôt  elle  gît  à  terre,  oui,  et  parfois  dans 
la  boue.  » 

Et  son  interlocuteur  fictif,  qui  n'est  autre  que  lui-même, 
car  il  dialogue  avec  sa  conscience,  lui  répond  :  «  J'éprouve 
dans  un  temple  chrétien  ce  que  le  protestant  doit  éprouver 
dans  une  cathédrale  lorsqu'on  y  célèbre  le  sacrifice  de  la 
messe  et  le  mystère  de  la  transsubstantiation.  Je  m'y  sens  un 
intrus.  Oh!  combien  j'envie  ceux  qui  peuvent  encore  répéter 
le  Te  Deiun  laudamus^  cet  hymne  magnifique  au  Christ,  le 
Dieu  des  chrétiens,  dans  lequel  le  fidèle  s'associe  au  chœur 
des  apôtres,  au  collège  des  prophètes,  à  l'armée  des  martyrs 
et  à  l'Église  universelle  sur  la  terre!  i> 

Enfin,  si  sa  philosophie  vient  à  triompher,  —  la  philoso- 
phie fataliste,  qu'il  trouve  seule  rigoureuse,  —  alors,  il  le 
reconnaît,  il  n'y  a  plus  «  d'autre  Dieu  que  l'univers,  d'autre 
homme  que  le  premier  des  mammifères.  »  Et  il  termine  en 
disant  :  «  Je  me  vois  entraîné  par  les  convictions  de  mon 
esprit  vers  un  avenir  qui  ne  m'inspire  ni  intérêt,  ni  con- 
fiance '.  » 

Est-ce  donc  là,  encore  une  fois,  votre  dernier  mot?  Alors 
inscrivez,  6  théologien  d'une  nouvelle  espèce,  inscrivez  à 
l'entrée  de  votre  école  ces  paroles  qu'un  grand  poète  a  lues 
sur  une  autre  porte  : 

Lasciate  ogni  speranza  voi  che  intrate. 

En  attendant,  merci  de  votre  franchise,  merci  de  vos  aveux, 
qui  nous  inspirent  pour  vous  une  compassion  mêlée  d'effroi, 
car  nous  n'y  découvrons  aucune  trace  d'humilité  ou  de  re- 
pentir. Mais  enfin  vos  lecteurs,  protestants  ou  catholiques, 
sauront  du  moins  où  aboutissent  vos  admirables  théories. 
Qu'ils  se  tiennent  donc  pour  avertis,  et  puisse  votre  exemple 

'  Voyez  la  troisième  des  Conversations  théologiques.  —  Mélanges,  181,  182, 
185,  18G  et  187. 


UN  RATIONALISTE  PROTESTANT.  535 

les  préserver  à  jamais  de  ces  hautes  prétentions  de  l'intelli- 
gence qui  ont  causé  votre  ruine  ! 

Dieu  avait  dit  à  l'homme  :  «  Soumets-toi  à  ma  parole,  et  tu 
vivras.  »  Et  Jésus  lui-même  :  Je  suis  la  lumière  du  monde  ; 
celui  qui  me  suit  ne  marche  pas  dans  les  ténèbres^  inais  il 
aura  la  lumière  de  ^ie.  (Joann.,  vni,  12.) 

Et  l'homme  a  demandé  :  «  Cette  lumière  dont  tu  me  parles, 
est-ce  le  plein  jour?  est-ce  le  soleil  qui  rayonne  dans  ton 
éternité  ? 

—  Pas  encore.  Crois  d'abord,  plus  tard  tu  verras. 

—  S'il  en  est  ainsi,  je  ne  veux  pas  de  ta  lumière.  J'aime 
mieux  mes  ténèbres;  du  moins  elles  sont  à  moi.  » 

Ainsi  périssent  les  esprits  superbes,  accomplissant  à  la 
lettre  ce  que  nous  lisons  dans  l'Évangile  :  Les  hommes  ont 
mieux  aimé  les  ténèbres  que  la  lumière.  (Joann.,  ui,  16.) 

Ch,    Di\jNIEL. 


MELANGES 


MADAGASCAR.  —  RADAMA   II. 

La  Giaiiclc-Tcirc  (Hiéra-Bé)  est  ouverte  depuis  un  an  tout  à  l'heure. 
L' avènement  au  trône  de  Rakotond'-Radama  inaugure  une  ère  nou- 
velle pour  ce  l)eau  pays.  Les  hommes  sérieux,  avant  de  se  livrer  aux 
espérances  que  résume  le  nom  de  Radama  II,  se  demandent  où  en  est, 
à  Madagascar,  l'œuvre  de  la  mission  catholitpie;  car  ils  savent  que  là, 
comme  partout  ailleurs,  la  croix  seral'étendard  de  la  civilisation  vraie. 

A  ceux  qui  témoignent  à  ce  sujet  une  noble  préoccupation,  disons 
quel  est  le  vaste  champ  ouvert  au  zèle  des  missionnaires  dans  cette  île 
grande  comme  un  continent  ;  racontons  sommairement  ce  qui  a  été 
tenté  jusqu'ici  ;  montrons  ù  l'œuvre  les  apôtres  choisis  pour  évangé- 
liser  cette  contrée. 

Un  coiq)  d'œil  sur  le  passé,  en  apprenant  à  compter  sur  la  Provi- 
dence dans  le  présent  et  dans  l'avenir,  ne  présentera  pas  sans  doute 
des  résultats  bien  éclatants  ;  mais  quelle  mission  n'a  pas  eu  à  enregis- 
trer des  jours  de  laborieuse  attente?  la  Chine,  les  îles  du  Japon,  les 
Amériques,  avant  leurs  périodes  consolantes  et  glorieuses,  n'ont-clles 
pas  vu  semer  dans'les  larmes  leurs  chrétientés  plus  tard  si  llorissantes? 
Le  grain  de  sénevé  produit  lentement  un  grand  arbre,  l'ombre  de  ses 
rameaux  n'est  pas  un  abri  tutélaire  avant  le  temps  marqué  dans  les 
desseins  providentiels. 

Nous  ne  prétendons  point  placer  en  tête  de  ce  travail  un  aperçu 
complet  sur  Madagascar,  nous  ne  pouvons  songer  non  plus  à  étudier 
les  différentes  races  madécasses.  On  nous  permettra  néamoins  de  rap- 
peler à  nos  lecteurs  certaines  notions  générales  sans  lesquelles  on  au- 
rait peine  à  comprendre  les  difficultés  de  détail  que  les  pères  de  la 
Compagnie  de  .Jésus  ont  rencontrées  durant  les  q-uinze  années  ({ui 
viennent  de  s'écoider. 


L'île  de  Mada<vascar,  située  entre  le  1 2"  et  le  26°  de  latitude  sud,  s'é- 
tend  du4C  au  48°  de  longitude  orientale.  Elle  est  séparée  de  l'Afrique 
par   le  canal  de  Mozambique.   La  longueur    de   l'île  est  d'environ 


MÉLANGES.  537 

340  lieues,  sa  largeur  de  près  de  120  lieues.  On  n'évalue  pas  la  super- 
ficie de  cette  terre  à  moins  de  28,000  lieues  carrées.  Une  chaîne  de 
montagnes  hautes  de  2,000  à  2,600  mètres  s  étend  du  nord  au  sud. 

Les  aspects  les  plus  varies  se  rencontrent  dans  cette  vaste  étendue  de 
terrain  :  on  v  trou\e  des  rochers  arides  et  de  délicieuses  vallées,  des 
plateaux  brûlants  et  des  plaines  couvertes  de  riches  productions,  des 
courants  d'eau  limpide  et  des  étangs  infects.  C'est  le  pays  des  con- 
trastes. Les  fruits  des  climats  cliauds  avec  ceux  des  zones  tempérées  y 
mûrissent,  selon  la  températiu*e  et  l'exposition.  Aussi  les  richesses  vé- 
gétales de  cette  île  ont-elles  excité  l'admiration  de  tous  les  voyageurs 
qui  ont  pu  pénétrer  assez,  avant  dans  l'intérieur.  On  a  compté  jusqu'à 
167  végétaux  indigènes,  transportés  à  l'île  de  France  par  im  seul  bota- 
niste, dès  l'année  1768;  et  depuis  cette  époque  on  n'a  cessé  de  faire  de 
nouvelles  découvertes  en  ce  genre. 

Les  montagnes  renferment  delétain,  du  plomb,  et  principalement 
du  fer,  dont  les  naturels  exploitaient  autrefois  les  mines.  La  houille 
est  à  proximité  de  ces  centres  d'industrie.  Des  carrières  d'un  abord 
facile  fournissent  le  gvpse  (pierre  à  plâtre),  le  marbre  pour  la  chaux, 
l'ardoise,  la  pierre  meulière,  le  graphite  pour  les  creusets.  Les  pierres 
de  construction  sont  sous  la  main,  depuis  le  vato-vy,  au  grain  dur, 
jus([u'à  celle  dont  le  nom,  vato-didy^  indique  qu'elles  se  taillent 
aisément. 

Le  quartz  caverneux  et  vitreux  ne  manque  pas,  non  plus  que  les 
gisements  de  cristal  de  roche;  on  ramasse  dans  les  sables  des  agates 
noires  d'une  grande  beauté  et  (jueiques  pien-es  précieuses. 

D'immenses  forêts  s'étendent  sur  le  littoral  et  dans  lintèrieur  du 
pays.  Les  constructions  de  la  marine,  les  chantiers,  rébénislerie,  la 
marqueterie  y  peuvent  faire  les  plus  beaux  choix. 

Nous  présenterions  une  liste  bien  longue,  si  nous  voulions  nommer 
ici  les  quarante-cinq  espèces  de  bois,  toutes  différentes  comme  l'ésis- 
tance,  utilité  et  coideur,  que  renferment  les  forêts  encore  peu  ex[)lo- 
rées.  Mais  parler  du  vamboana,  de  l'andiora,  du  hazoména,  du  nato, 
de  l'hazondranou,  de  l'alakamisv,  du  varongv,  du  vandrikia,  de  l'hilsi- 
kitsikia,  du  fantsikahilra  ou  du  volombadimpoana.  ce  serait  encourir 
bénévolement  le  !)lùine  d'avoir  accumulé  des  termes  insolites;  bien 
qu'il  faille  appeler  les  choses  par  leur  nom,  si  étrange  (jue  ce  nom 
puisse  être. 

La  soie  sauvage  (landy-dy),  la  grande  soie  (landy-bé).  les  beaux 
cocons  du  bombyx  noir,  ceux  du  ver  qui  file  après  s'être  enterré  (le 
landy-autanlv),  se  trouvent  aussi  à  Madagascar;  les  magnaneries, 
dans  lescjuelles  réussissent  également  les  vers  à  soie  de  la  Ciiineet  des 
Indes,  donnent  des  tissus  fort  appréciés  des  connaisseurs. 


538  MÉLANGES. 

La  cire,  l'ambre  gris,  plusieurs  résines  cVun  parfum  exquis,  le  copal, 
le  caoutchouc,  uue  sorte  de  gutta-percha,  le  gluten-élémi,  le  rocou, 
l'intligo,  le  coton,  le  lin,  le  chanvre,  la  girofle,  la  cannelle,  le  poivre- 
cubèbe,  le  safran,  le  gingembre,  le  piment,  la  casse,  le  riz  et  le  maïs 
fournissent  au  commerce  d'abondants  produits. 

On  y  trouve  les  huiles  de  coco,  de  sésame,  d'arachide,  d'onivao,  de 
pignons  d'Inde,  de  palme,  de  palma-christi.  L'igname,  le  manioc,  la 
patate  douce,  la  pomme  de  terre,  y  donnent  de  bons  résultats. 

Une  des  cultures  les  plus  belles  est  celle  de  la  canne  à  sucre.  Cette 
plante  vient  à  toutes  les  expositions,  dans  le  pays  plat  comme  sur  les 
collines;  elle  atteint  des  proportions  telles,  qu'on  rencontre,  principa- 
lement sur  les  côtes,  des  pieds  de  canne  qui  ont  six  mètres  d'élévation 
et  huit  centimètres  de  tour,  près  de  la  racine.  Les  grands  établisse- 
ments de  MM.  de  Rontaunay  et  de  Lastelle  ont  montré,  pendant  de 
longues  années,  ce  qu'offrait  de  ressources  un  pays  dont  le  sol  est 
d'une  si  merveilleuse  fécondité. 

Les  bœufs  à  bosse  forment  un  article  considérable  d'exportation, 
Les  troupeaux  de  bêtes  à  laine  sont  nombreux.  Les  mouillages  de  la 
côte  rendent  cette  île  un  des  points  les  plus  importants  du  globe,  sous 
le  rapport  commercial.  Aussi,  malgré  la  réputation  d'insalubrité  qui 
s'attache  à  Jion  nombre  de  basses  terres  de  Madagascar,  depuis  le 
jour  où  d  Almeida  reconnut  et  nomma  l'île  Saint-Laurent,  des  trai- 
tants de  toutes  les  nationalités  ont-ils  essayé  d'exploiter,  autant  que  les 
circonstances  le  leur  ont  permis,  les  richesses  si  variées  que  cette  terre 
renferme  dans  son  sein. 


II 


Sous  le  rapport  politique,  Madagascar  peut  être  divisé  ainsi  :  le 
territoire  des  Hovas  et  le  littoral. 

L'intérieur  de  l'île  est  composé  d'une  série  de  plateaux  élevés  et  très- 
peuplés.  C'est  là  proprement  le  royaume  des  Hovas.  La  capitale, 
Emirne,  dite  aussi  Tananarive,  la  ville  des  Mille  villages  (Tanan-arivo) 
renferme  environ  65  ooo  habitants.  Elle  est  située  par  le  44°  ^9  4^" 
de  longitude  orientale,  et  le  i8°  53'  55"  de  latitude  australe.  Sa  hau- 
teur au-dessus  du  niveau  de  la  mer  est  de  i  5oo  mètres.  Le  climat  y  est 
tempéré  et  on  y  jouit  d'une  salubrité  parfaite.  C'est  une  cité  de  l'O- 
rient, avec  des  rues  tortueuses  et  rapides.  Les  murs  de  clôture  for- 
ment terrasse  ;  les  maisons  en  bois  ou  en  pisé,  dont  quelques-unes  à 
plusieurs  étages,  sont  ornées  de  belles  vaningues;  les  palais  de  Soanie- 
rana,  celui  de  Mandjaka-Miandana,  deTsahafaratra,deTranovola;  les 


MÉLANGES.  539 

•jartlinset  le  tombeau  de  RacUima  F';  le  Cluimp  de  Mars,  où  peuvent 
manœuvrera  l'aise  de  i5  à  20,000  hommes;  au  nojd,  le  réservoir  des 
eaux  servant  de  moteur  à  la  ral)ri([ue  de  poudre;  sur  le  point  culmi- 
nantde  celte  partie  de  la  ville,  le  tombeau  de  Raindiaro,  dontl'archi- 
teeture  rappelle  le  style  des  monuments  d  Egypte;  des  areades  orne- 
mentées; des  villas  entourées  de  bosquets,  et  plus  eneore  que  tout 
cela,  les  traces  de  ce  gigantesque  travail  tpu^  lladama  poussait  avec 
tant  d'activité,  lorsque  la  mort  vint  le  surprendre,  —  travail  qui  ne 
visait  à  rien  moins  (pi'à  raser  une  montagne  potir  y  installer  un  fau- 
boiug  de  la  cité,  —  tout  cela  est  de  nature  à  captiver  l'observateur. 

Du  sommet  de  la  montagne  sur  laquelle  la  ville  est  assise,  le  regard 
s'étend  sur  les  immenses  plaines  arrosées  par  la  rivière  de  l'Ikoupa. 
Des  rizières  distribuées  avec  une  vraie  intelligence  d'irrigation  sont 
traversées  en  tous  sens  par  des  canaux  encaissés  entre  de  fortes  digues 
sur  lescpiellcs  sont  bâtis  ici  des  maisons  isolées,  là  des  villages  entiers, 
ïaiitôt  ces  habitations  dessinent  à  l'œil  les  sinuosités  des  chaussées, 
tantôt  elles  paraissent  flotter  au  milieu  des  eaux.  On  admire  à  la  fois 
et  la  nature  si  belle,  et  l'activité  des  Hovas,  qui  profitent  des  moindres 
circonstances  locales  pour  féconder  le  sol. 

Assurément,  on  sent  à  chaque  instant  le  cachet  de  la  demi-civilisa- 
tion, mais  on  ne  doit  point  oublier  que  cette  nation  est  encore  jeune, 
car,  bien  que  la  fondation  du  royaume  d'Emirne  soit  entourée  d'obs- 
curités légendaires,  nous  n'apercevons  à  Ankova,  vers  1740,  l'ien  qui 
annonce  une  nationalité  déjà  formée. 

Les  chefs  sont  en  lutte  avec  les  tribus  de  l'Ambongo  et  du  Mé- 
nabé,  mais  justpi'au  moment  où  Andrianpoinimérima  (le  Désiré  d'E- 
mirne)  apparaît,  résunumt  en  sa  personne  les  idées  de  législation  et  de 
gouvernement,  les  Hovas  ne  constituent  point  un  peuple  proprement 
dit.  Il  faut  donc  tenir  compte  de  cette  donnée,  que  Emirne  n'a  encore 
connu  que  trois  souverains  depuis  le  fondateur  de  la  dynastie.  Et,  si  le 
concours  de  (piehpies  honnnes  dévoués  et  intelligents  est  venu  hâter  la 
marche  de  ce  peuple  vers  le  progrès  social,  il  n'eu  est  pas  moins  vrai 
que  des  obstacles  de  détails  ont  paralysé  longtemps  cette  influence. 
Seule,  la  prédication  de  l'Évangile  peut  donner  à  ce  peuple,  en  perfec- 
tionnant ses  tenilanccs,  en  éclairant  son  intelligence,  en  lui  enseignant 
les  vertus  qui  ennoblissent  le  cœur,  ce  (|ui  mancpie  toujours,  même 
sous  le  rapport  de  la  prospérité  matérielle,  aux  nations  i(ui  ne  sont 
pas  chrétiennes. 

Si  Radama  II  avait  eu  à  recueillii-  un  héritage  autre  que  celui  dont 
les  annales  de  la  couronne  dÉmirne  racontent  les  trois  périodes,  si 
Andrianpoinimérima,  Riulama  F*"  et  Ranavalo  avaient  été  des  sou- 
verains catholiques,  le  peuple  hova,  au  heu  d'être  seulement  riche  des 


540  MÉLANGES. 

espérances  de  l'avenir,  posséderait  déjà  un  passé  dont  on  pourrait  ra- 
conter la  grandeur.  Au  reste,  nous  dirons  comment  Radama  II  a  com- 
pris ces  principes  féconds,  dans  quelle  voie  il  tend  à  faire  entrer  la 
nation  hova, 

La  population  de  la  province  d'Emirne  est  de  4oo,ooo  âmes  à  peu 
près;  l'effectif  de  l'armée  s'élève  à  45,ooo  hommes;  sept  départements 
composent  cette  province,  où  le  caractère  laborieux  et  intelligent  des 
habitants  est  aisé  à  constater  partout  dans  la  culture,  dans  Tindustrie, 
dans  le  commerce. 

Si  nous  descendons  vers  les  côtes,  nous  trouvons  des  peuplades 
sauvages,  dont  le  type  physique  et  moral  présente  avec  ce  que  nous 
venons  de  dire  un  contraste  des  plus  frappants. 

Près  du  cap  d'Ambre,  le  point  septentrional  de  Tile,  près  des  pos- 
sessions anglaises  du  port  Louquez,  habitent  les  ti-ibus  des  Antavarts 
(peuples  du  tonnerre),  ainsi  nonmiées  parce  que  les  orages  se  forment 
d'ordinaire  du  côté  de  la  baie  de  Woémar  ou  de  celle  d'Antonoil. 
Cette  tribu,  renommée  par  son  audace,  trafique  des  tissus  de  pagnes 
avec  les  nègres  du  Zanguebar  ;  son  territoire  s'étend  jusqu'à  la  pointe 
à  Larrée  et  jusqu'au  fort  Saint-Louis. 

En  descendant  vers  le  sud,  sur  la  côte  orientale  sont  établis  les 
Betsim'saraks  (peuples  unis)  ;  le  centre  de  leurs  relations  de  com- 
merce est  le  port  de  Foulpoinle,  petite  rade  assez  abritée  et  fort  con- 
nue des  Européens.  Ces  indigènes  passent  pour  les  plus  beaux  de 
Madagascar;  leur  dissimulation  et  leur  penchant  à  la  rapine  les  dis- 
tingue plus  encore  du  reste  des  insulaires  que  leurs  qualités  extérieures. 

Vient  ensuite  le  pays  des  Bélanimènes  (peuples  de  la  terre  rouge). 
C'est  la  partie  du  littoral  la  plus  peuplée.  Ces  tribus  sont  paisibles  re- 
lativement, elles  se  livrent  à  l'agriculture  dans  les  intervalles  de  leurs 
expéditions  avec  les  peuplades  voisines.  Tamatave  est  le  centre  des 
rapports  avec  les  Bétanimènes. 

Les  Antacimes  sont  groupés  sur  les  bords  du  Mangourou  et  du  Ma- 
nanzari.  Ces  parages  ont  été  peu  explorés  par  les  Européens  :  le  ca- 
ractère violent  des  Malgaches,  qui  ont  fait  de  Malatane  leur  entrepôt, 
et  peut-être  aussi  la  réputation  fort  inhospitalière  de  la  rade,  ont  tenu 
les  blancs  à  l'écart. 

Le  pays  d'Anossy  se  trouve  à  l'extrémité  sud  de  la  côte  orientale. 
Plusieurs  petits  chefs  se  partagent  la  domination  des  environs  de 
Sainte-Lucie  et  du  fort  Dauphiu,  premier  établissement  delà  France, 
à  l'époque  où  Pronis  et  Flaccourt  appelaient  cette  contrée  la  France 
orientale  (1642- 1648). 

Toute  lacôte  occidentale,  sur  le  canal  deMozambique,  esthabitée  par 
diverses  peuplades  connues   sous  le  nom  générique  de  Séclaves  ou 


MÉLANGES.  Sil 

Saka-lavcs  (lioiiuucs  au\  longuos  liesses).  Leur  capitale  est  Bombe- 
tock,  sur  l'ikoupa,  qui  prend  à  son  embouchure  le  nom  de  bestlbouka, 
Le  voisinaee  de  Zanzibar  et  de  la  côte  africaine  rend  faciles  les  relations 
des  Arabes  Souahélis  avec  Band^ctock,  Mazangayc  et  la  baie  de  Ma- 
vondana.  Aussi  trouve-t-on  sur  ce  littoral,  au  milieu  des  transactions 
d'écbange,  un  nond^re  d'Arabes  plus  grand  encore  que  sur  les  autres 
marcbés  de  Tile,  bien  que  partout,  à  Madagascar,  on  rencontre  les 
représentants  de  la  race  arabe  se  livrant  au  commei'ce  sous  toutes  les 
formes. 

La  baie  de  Saint- Augustin  est  le  point  central  de  Taucien  pavs  des 
Buques;  les  Mahafales,  tribu  séclave,  sont  groupés  sur  les  bords  du 
Yonggebab.  Le  littoral,  depuis  le  cap  Sainte-Marie  jusqu'à  la  pointe 
Saint-André,  est  peu  connu  sous  le  rapport  des  divisions  politiques; 
les  Européens  ont  toujours  été  assez  mal  accueillis  dans  ces  parages. 

Parmi  ces  tribus  de  la  côte,  qu'on  désigne  souvent  par  le  nom  de 
Malgaolies,  règne  la  division  la  plus  complète;  les  haines,  les  rivalités, 
les  jalousies  personnelles  entretiennent  partout  la  défiance,  souvent  la 
discorde  armée. 

Dans  l'intérieur  de  la  tribu,  ce  n'est  le  plus  souvent  que  kabares 
(assemblées)  où  les  disputes  et  les  altercations  dégénèrent  en  rixes 
sanslanles. 

Dans  les  relations  de  tribu  à  tribu,  nulle  entente  durable,  nulle 
association ,  mèine  contre  l'ennemi  commun  ;  les  chefs  se  haïssent, 
chacun  aspire  à  ételidre  son  despotisme.  Chez  les  Sakalaves  surtout, 
dont  l'humeur  guerrière  est  plus  caractérisée,  l'esprit  d'indépendance 
et  d'insubordination  amène  de  fréquentes  expéditions  sur  les  territoi- 
res voisins.  N'écoutant  que  leurs  goiits  de  vagabondage,  ils  abandon- 
nent leurs  villages  pour  la  plus  futile  cause,  et  se  livrent  sans  frein  à 
mille  représailles  cruelles,  brûlant,  pillant,  détruisant  les  rares  cultu- 
res et  méritant  à  tous  égards  leur  nom  de  jirikv  (pillards), 

La  misère,  la  maladie,  la  famine,  des  terres  d'une  grande  étendue 
et  d'une  fécondité  prodigieuse  abandonnées  on  friche,  des  populations 
qui  s'entre-tuent  et  qui  se  laissent  asservir  à  la  nation  hova  bien  infé- 
rieure en  nombre,  tels  sont  les  tristes  résultats  de  ces  divisions  cons- 
tantes. Chez  les  Hovas,  indépendamment  de  tout  autre  élément  de 
supériorité,  il  y  a  unité  de  vues  et  d'intérêts,  principe  d'autorité,  dis- 
cipline réelle;  chez  les  tribus  des  côtes,  désunion  et  activité  désor- 
donnée. 

L'avènement  de  Radanu»  II  au  trôiu^  d  Kmirne  vient  de  modifier  les 
rapports  qui  existaient  de{)uis  près  d'un  siècle  entre  les  Hovas  et  les 
tribus  des  côtes.  Un  fait  significatif,  c  est  le  retour  vers  la  grande  terre 
d  un  bon  nondue  de  Malgaches,    fjui,  sous  le  règne  de   llanavalo, 


542  MÉLANGES. 

avaient  quitté  Madagascar  pour  se  retirer  à  Marotte,  à  Nossy-Bé,  à 
Nossy-Faly,  à  Sainte-Marie  ;  ils  reviennent  successivement  vers  leur 
patrie  d'origine,  assurés  de  trouver  désormais  une  sécurité  qu'ils  ne 
rencontraient  point  alors,  tenus  qu'ils  étaient  constamment  en  échec 
par  les  incursions  des  armées  liovas. 

La  lutte  engagée  entre  ces  derniers  et  les  Sakalaves  touche  à  son 
terme.  Nous  ne  pouvons  souscrire  aux  appréciations  du  correspondant 
du  journal  le  Sémaphore,  qui,  à  la  date  du  26  juin  dernier,  met  en 
doute  la  réalité  de  la  puissance  de  Radama  II  et,  se  plaçant  à  un  point 
de  vue  acceptable  peut-être  avant  les  événements  accomplis  l'année 
dernière,  regarde  la  domination  du  roi  d'Emirne  comme  une  éventua- 
lité, et  le  nom  de  Tsimiar  comme  un  drapeau  capable  de  rallier  les  tri- 
bus sakalaves. 

L'auteur  de  cette  correspondance  semble  nier  l'entente  qui  existe 
entre  les  représentants  de  la  cause  française  à  Madagascar  et  le  roi 
d'Emirne.  Il  faut  donc  qu'il  ignore  la  nomination  de  M.  JeanLaborde 
comme  consul  de  France  à  Tananarive,  et  qu'il  suppose  au  gouver- 
nement de  la  métropole  le  dessein  de  favoriser  les  résistances  des  peu- 
plades du  nord-ouest  de  l'île.  Lorsque  trente-sept  têtes  d'Européens 
étaient  placées  en  suiistre  spectacle  sur  les  palissades  de  Tamatave.  la 
France  pouvait  bien  songer  à  chercher  pour  sa  vengeance  un  point 
d'appui  parmi  les  ennemis  de  la  dynastie  hova.  Mais,  depuis  que  Ra- 
dama II  est  roi,  depuis  l'ambassade  de  M.  Lambert  à  Paris,  depuis  la 
mission  de  M.  le  commandant  Brossard  de  Corbigny ,  la  face  des  choses 
est  changée. 

Au  reste,  mettant  de  côté  toute  idée  d'intervention  étrangère  dont 
la  supposition  plus  que  gratuite  est  démentie  par  les  faits,  les  situations 
respectives  des  partis  suffisent  pour  faire  comprendre  quel  serait  le 
résultat  d'une  prolongation  d'hostilités  entre  les  Hovas  et  les  Sakala- 
ves. Comme  l'ont  fort  bien  remarqué  les  hommes  qui  ont  étudié  de 
près  cette  question,  il  y  a  une  nation  hova,  il  n'y  a  que  des  groupes 
plus  ou  moins  considérables  des  Sakalaves.  Eussent-ils,  comme  on 
nous  le  dit,  douze  cents  barils  de  poudre,  ils  n'ont  ni  unité  de  vues,  ni 
gouvernement,  ni  hiérarchie,  ni  cohérence.  Il  y  a  une  politique  hova; 
qu'elle  soit  hésitante,  c'est  possible;  toujours  est-il' que  depuis  Ra- 
dama P*"  le  principe  d'une  monarchie  a  été  posé  et  maintenu,  tandis 
qu'il  n'y  a  point  de  programme  arrêté  parmi  ceux  qui  tentent  de  se 
soustraire  au  joug  des  Hovas. 

Depuis  des  années  déjà,  le  rôle  des  Sakalaves  est  tout  passif,  ils  sont 
loin  de  songer  à  la  conquête  de  l'île,  et  si  leur  résistance  a  été  parfois 
énergique,  ils  ne  tentent  pas  de  reprendre  les  postes  qu'ils  ont  per- 
dus; ce  qu'ils  ont  essayé  jusqu'ici,  sans  tactique  sérieuse  comme  sans 


MÉLANGFS.  543 

résultat  positif,  c'est  (\c  conserver,  tantôt  sur  un  poiui,  tantôt  sur  un 
autre,  la  portion  de  territoire  ([u'ils  occupent. 

Ajt)utons  que  le  Sakalave,  méprisant  tout  ce  c[ui  est  culture  intellec- 
tuelle et  relations  avec  les  étrangers,  en  tleliors  des  échanges  de  com- 
merce, ne  tend  à  se  créer  aucun  concours  moral,  tandis  que  Radama  II, 
avec  le  tact  pratique  d'une  politique  raisonnée,  favorise  rinstruction 
parmi  son  peuple,  appelle  les  blancs  à  sa  cour  et  fait  constater  son  titre 
de  roi  de  Madagascar  par  les  puissances  établies  de  l'Europe,  repre- 
nant ainsi  l'œuvre  de  Radama  P'  au  point  où  celui-ci  l'avait  laissée  en 
mouiant.  La  nationalité  sakalave,  comme  toutes  les  nationalités  des 
peuplades  madécasses,  ne  tardera  donc  pas  à  être  absorbée  par  la  do- 
mination liova.  Dans  cet  antagonisme,  il  ne  peut  plus  y  avoir  de  pro- 
blème; le  temps  ne  saurait  être  éloigné  où  les  faits  amont  démontré 
la  vérité  de  ces  assertions. 


III 


Ce  serait  ici  le  lieu  de  placer  un  aperçu  sur  la  langue  malgache  ; 
mais  les  bornes  de  ce  travail  ne  nous  permettent  pas  de  toucher  autre- 
ment qu'en  passant  cette  question  intéressante,  non-seulement  au  point 
de  vue  philologique,  mais  encore  au  point  de  vue  de  reiiniographie. 

Un  fait  assez,  singulier  dans  le  domaine  des  observations  linguisti- 
ques, c'est  que  les  Hovas,  auxquels  les  traditions  tout  aussi  bien  que 
le  tvpe  phvsique  semblent  assigner  une  origine  différente  des  autres 
tribus  malgaches,  parlent  une  langue  qui  ne  se  distingue  point  de 
celle  en  usage  chez  les  populations  primitives,  sinon  connue  im 
dialecte  diffère  rlun  autre,  en  conservant  l'idée  radicale.  Serait-ce 
donc,  conformément  à  l'opinion  de  certains  géographes,  que  Mada- 
gascar aurait  vu  deux  fois,  à  des  épo(pies  différentes,  aborder  sur  ses 
côtes  des  émigrants  polynésiens?  Les  premiers,  en  se  mêlant  à  la  po- 
pulation antérieurement  venue  de  l'Africpie  orientale,  auraient  créé  le 
tvpe  malais  africain  de  plus  en  plus  modifié  par  le  .sang  noir,  tandis  (pie 
les  derniers  \enus,  traversant  en  conquérants  lile  juscpi'au  plateau 
central,  auraient  conservé  le  teint  olivâtre,  la  chevelure  lisse,  et  l'i- 
diome dont  l'articulation  plus  ferme  rappelle,  avec  des  altérations  de 
détail ,  la  langue  que  Crawfort,  Guillaume  de  Huml>oldt  et  Dumont 
d'Urville  ont  reconnue  dans  tout  l'archipel  de  la  Malaisie. 

La  langue  malgache  est  remarquable  par  son  haimonie  conmiepar 
la  multiplicité  des  synonymes  exprimant  les  nuances  de  la  pensée. 
C'est  la  même  abondance  de  voyelles  sonores  qu'on  retrouve  dans 
le  malai  des  îles  de  la  Sonde.  La  traduction  de  ce  lanjjaiîe,  à  la  fois 


544  MÉLANGES. 

concis  et  riche  en  termes  spéciaux,  exige  mille  périphrases,  lorsque 
nous  voulons  chercher  dans  nos  langues  européennes  des  équivalents. 
Un  grand  noml:)re  de  mots  composés  expriment  aisément  les  idées  les 
plus  complexes.  Les  affixes,  les  particules  explétives, les  cnclytiquesy 
jouent  un  grand  rôle  et,  si  la  grammaire  est  fort  simple,  si  nous  ne 
retrouvons  dans  le  malgache  ni  les  genres,  ni  les  nombres,  ni  les  cas, 
ni  la  flexion  des  déclinaisons,  ni  la  distinction  des  substantifs  et  des 
qualificatifs,  la  nombreuse  nomenclature  des  mots  est  telle  qu'on  n'a 
point  lieu  de  regretter  les  formes  absentes. 

Ce  que  nous  disons  ici  en  général  se  i^encontre  aussi  dans  la  con- 
jugaison se  réduisant  presque  à  im  paradigme  miique  et  élémentaire, 
mais  empruntant  aux  préfixes  significatives  tout  ce  qu'il  faut  ajouter 
ou  changer  à  la  voix  active  pour  obtenir  le  passif,  le  réliéchi,  les 
formes  potentielles  ou  causatives. 

Cette  langue  n'a  point  de  caractères  propres.  Depuis  un  siècle  en- 
viron, les  relations  plus  fréquentes  avec  les  Antalaots  ont  introduit 
Fusagc  des  caractères  arabes,  mais  comme  un  certain  nombre  de 
lettres  n'ont  point  de  signes  qui  répondent  à  la  prononciation  usitée,  il 
en  résulte  pour  le  langage  écrit  une  altération  qui  ne  laisse  pas  d'être 
sensilile. 

Les  Européens  qui  pénétrèrent  à  la  cour  d'Emirne  sous  Radama  F"" 
firent,  sinon  prévaloir,  au  moins  accepter  l'emploi  des  caractères  ro- 
mains, qui  maintenant  semblent  avoir  conquis  la  préférence. 

Quant  à  la  littérature  nationale,  elle  se  compose  prescpie  exclusive- 
ment de  chansons,  de  chroniques,  de  légendes  et  de  proverbes  dont 
les  sentences  sont  à  la  fois  pleines  de  grâce  et  de  philosophie. 

Terminons  cet  article  en  donnant  un  spécimen  de  l'harmonie  de  la 
langue. 

C'est  un  fragment  d'ime  lettre  de  Ratakond'Radama. 


Antanarivo,  20  alahamady  \  856,  na  3  juillet  'ISiJo. 

A   MONSIF.UR   .TOUEN,    CHEF   MlSSIONiN'AlRES  DE  MADAGASCAR, 

Ary  efa  azoko  ny  taratasy  nao,  nentiny  monsieur  Hervier,  koa  dia 
efa  voadiniko,  sy  no  vakikio,  koa  dia  veloma  hianao  ho  tahin,  And»"",  ka 
nefa  na  lavitra  azy,  ny  elanelantsikia,  aza  hadinoina,  ni  raharahantsi- 
kia,  fa  jereo  tahaky  ny  eo  ambany  ny  maso-nao,  ny  olonory,  sy  olo- 
mahantra,  ka  inindry,  monsieur  J.  Lambert,  leliilahy  mahatoky,  sy 
marma,  mitondra  ity  taratasy  ity,  niahaona  tamy  ko,  sy  nilazako  ni- 
dinidinikia,  nataoko  tamy  nao,  Ary  indry  koa  izy,  niba  ho  )iamanao, 
honao  izay  takatry  ny  ainy,  sy  izay  fantairy  ny  sainy,  hahatanteraka, 


MÉLANGES.  545 

sy  anao  izay  zavalra  lialiasoa  any  Madagascar,  fa  indry  M.  J.  Lam- 
bert, cla  naliita  iiv  halioriany  iiv  olona,  sy  ny  fahantrany,  mitoclra 
amy  ny  fadiranovana,  la  tsy  lazan'olona  intsoiiy,  la  di'  ny  tenany  no 
nahita  ny  toctrany  ny  fahoriany,  sy  ny  fahantrany. 

Ary  Monsieur  Heryier,  dia  no  lazaikio  taniy  ny  Ineny,  ka  dia  na- 
vclany  izy,  hltoetra  ao  Antananarivo,  hauipianalrasoratra,  sy  ny  teny 
nareo. 

Ary  ny  aminy  ley  Christian  dimy  lahy,  cfaany  aminy  Uede  Réunion, 
dia  cfu  nahazo  taratasy  taminy  aho,  koa  dia  avelao  liiany  ireo  iz^  ireo, 
hija  nona  liiany  anoaloha,  fa  nibola  niafy  hiany  izao,  ny  fananjehana 
ny  Christian  aminy  Madagascar,  Karaha  lahin'And'",  tsy  hoelaintsony 
ireo  izy  ireo,  di'a  ho  tonga  aminy  tanindrazany  indray. 

Veloma  sy  fmaritra  ho  tahin'  And"^%  anie  hianao,  sy  ny  mpianaha- 
yinao  ho  tanteraka,  ho  ambiny  n'And'"  anie,  izao  fikiasana  nataon- 
tsikia  izao,  mba  ahafaka  ny  olon-ory,  sy  ny  olo-mahantra. 

HoQ  Rakotond'Radama. 

TRADTXTION  : 

Tananarlve,  20  alahamady  1856  ou  3  juillet  18S5. 

A  Monsieur  Jolen,  chef  des  Missionnaires  de  Madagascar. 

J'ai  reçu  votre  lettre  que  m'a  apportée  M.  Heryier*,  et  je  l'ai 
lue  et  méditée;  vivez  donc  et  que  Dieu  vous  aide!  Quoique  nous  soyons 
très-éloignés  l'un  de  l'autre,  n'oubliez  pas  notre  affaire  principale, 
mais  ayez-la  toujours  présente  à  votre  esprit,  rappelez-vous  constam- 
ment ce  peuple  alUigé  et  dans  la  misère.  IM.  Lambert,  honune  de 
confiance  et  plein  d'équité,  qui  vous  porte  cette  lettre,  s'est  trouvé  en 
rapport  avec  moi;  je  lui  ai  parlé  de  ce  dont  nous  avions  traité  en- 
semble ;  il  sera  comme  votre  compagnon;  il  fera  tous  ses  efforts  et  il 
mettra  tout  son  savoir  à  enlrepreiulre  et  à  effectuer  ce  qui  peut  être 
le  plus  avantageux  à  Madagascar.  M.  Lambert  a  vu  l'aflliction  générale 
du  peuple  et  l'agonie  dans  laquelle  il  se  trouye  ;  ce  n'est  plus  par  oui- 
dire,  mais  personnellement  qu'il  a  apprécié  lélal  de  notre  malheureux 

P'\vs. 

J'ai  parlé  de  M.  Ileryier  à  ma  mère,  et  elle  lui  a  permis  de  rcstei-  à 
l'ananarive  pour  enseigner  l'écrilure  en  votre  langue. 

Pour  les  cin(j  chrétiens  qui  sont  à  la  lléunion,  j'ai  reçu  leurs  Icllres; 
lulssez-les-y  en  attendant,  car  la  persécution  contre  les  chrétiens  est 

*  Le  P.  Finaz. 

I»  35 


iï6 


MÉLANGES. 


encore  très-violente  à  Madagascar;  mais  avec  la  grâce  de  Dieu  ils  n'y 
resteront  plus  longtemps  ;  ils  reviendront  dans  leur  patrie, 

Vivez  heureux  ;  que  Dieu  vous  l>énisse  vous  et  tous  vos  Pères  ;  puisse 
le  projet  que  nous  avons  formé  s'effectuer  pour  délivrer  ce  peuple 
malheureux  ! 

Voilà  ce  que  je  dis. 

Rakotond'Radama. 


IV 


11  ne  nous  reste  plus  qu'à  dire  un  mot  de  la  croyance  religieuse  des 
Madécasses  avant  d'entrer  dans  le  récit  des  travaux  d'apostolat  tentés 
chez  ces  nations. 

Longtemps  il  a  été  difficile  d'obtenir  sur  ce  point  important  des  ren- 
seignements précis.  Malgré  des  études  sérieuses,  malgré  des  interro- 
gations réitérées,  l'ignorance  et  l'insouciance  naturelles  des  Malgaches 
empêchaient  d'éclaircir  beaucoup  de  difficultés  de  détail,  d'autant  plus 
que  chez  un  peuple  qui  n'a  point  de  livres  de  doctrine  et  qui  distingue 
peules  rites  sacrés  des  cérémonies  de  la  vie  civile,  c'est  une  tâche  assez 
peu  aisée  de  discerner  ce  qui  a  un  cachet  religieux  de  ce  qui  constitue 
les  formalités  de  l'étiquette  usuelle. 

On  a  écrit  que  les  Malgaches  étaient  idolâtres,  et  cette  opinion  sem- 
blait fondée  sur  quelques  faits  isolés  ;  leur  religion  nous  paraît  devoir 
plutôt  être  nommée  un  fétichisme  qu'un  polythéisme  proprement  dit. 
Les  fanafody,  les  aoly,  les  sikidy,  qui  correspondent  aux  gris-gris  des 
nègres  de  l'Afrique  centrale,  n'excluent  point  chez  les  Madécasses  l'idée 
première  et  dominante  d'un  Dieu  unique  qu'ils  nomment  Zanahary, 
celui  qui  a  créé^  Ils  l'appellent  encore  Andriana-Nahary ,  le  seigneur 
qui  a  eu  la  puissance  de  créer. 

D'autres  fois  ils  le  nomment  Andriamanitra,  le  souverain  maître  des 
parfums.  Peut-être  entendent-ils  par  là  celui  auquel  on  doit  offrir  l'en- 
cens conune  un  hommage ,  peut-être  est-ce  pour  désigner  sa  nature 
spirituelle  qu'ils  prennent  un  terine  de  comparaison  dans  les  choses 
de  l'ordre  naturel  qui  semblent  le  plus  immatérielles. 

Mais  il  ne  faut  pas  leur  demander  une  notion  distincte  des  attributs 
de  ce  souverain  maître,  bien  qu'ils  admettent  pourtant  qu'il  est  tout- 
puissant,  qu'il  est  au-dessus  de  toutes  choses,  souverainement  indépen- 


*  Zan,  celui;  naha,  radical  du  prétérit  actif  des  verbes  potentiels  en  maha; 
contraction  de  mahaij,  qui  signifie  :  avoir  la  propriété  de,  être  capable  de,  avoir 
la  science  de;  ry,  déterminatifexplétif  et  mulMole. 


MÉLANGES.  547 

tlant.  A-t-il  une  origine?  Ils  ne  le  croient  point  ;  mais,  comme  l'éternité 
est  une  donnée  écrasante  pour  Tintelligence  non  éclairée  par  la  foi,  ik 
ne  savent  que  répondre  de  primo  abord  à  une  question  de  ce  genre. 
C'est  un  problème  qn'ils  ne  se  sont  point  posé. 

Ils  reconnaissent  Faction  providentielle  de  Dieu,  son  intervention 
dans  les  événements  heureux  ou  malheureux.  Un  orage  violent  amène- 
t-il  des  désastres,  la  tempête  grondc-t-elle  sur  elle,  ils  disent  avec 
gi-avité  :  Zanahnrz  meloka,  Dieu  est  irrité.  Ce  qui  confirme  che-A  eux 
la  notion  de  la  Providence,  c'est  que  dans  certaines  circonstances  im- 
portantes ils  prient  Zanahary.  Les  expressions  mijoro,  fijoroann  (la 
prière  dirigée  vers  Dieu,  l'acte,  le  temps  de  la  prière),  si  on  les  fait  re- 
monter à  leur  i-acine,  impliquent  l'idée  de  sacrifice.  Cette  offrande  est 
tantôt  un  bœuf  blanc  présenté  sans  être  immolé, y'o/o  velona^  tantôt  une 
victime,  ny  tena-joro,  bœuf  ou  poule,  tantôt  une  mesure  de  riz,  ny  7mry^ 
ou  bien  de  Teau  bénite,  vonovoa-joro^  et  les  noms  de  Ny  Mpijoro^ 
Mpisoroîia^  prouvent  qu'il  ^  a  une  forme  quelconque  de  culte,  car  ces 
termes  signifient  le  chef  de  la  prière. 

Cependant,  pour  le  Malgache,  prier,  c'est  demander  à  Zanahary 
quelque  faveur  et  non  proprement  lui  rendre  hommage.  Un  mission- 
naire disait  un  jour  à  un  indigène  :  «  \iens  à  la  prière.  —  Prier  quoi?  » 
répondit  celui-ci.  »  C'est-à-dire  :  «  Je  n'ai  rien  à  demander  maintenant, 
je  n'ai  besoin  de  rien.  » 

Quelques  auteurs  ont  avancé  que  les Madécasses  étaient  déistes;  ils 
en  voulaient  voir  l^  preuve  dans  l'absence  de  culte  public  et  de  lormes 
liturgi(pies  ;  ils  se  confirmaient  dans  cette  opinion  en  assurant  qu'ils 
n'avaient  découvert  ni  temples  ni  autels.  Mais  cette  induction  ne  san- 
rait  être  concluante.  Autant  vaudrait  dire  que  les  premiers  patriarches 
n'avalent  ni  sacrifices  ni  prières,  p\iisqu'ils  ne  possédaient  point  de  tem- 
ples et  n'empUn  aient  pas  de  formules  spéciales  dans  leurs  rapports  avec 
Dieu.  El  puis,  comment,  lors(pv'on  a  seulement  une  connaissance  fort 
superficielle  de  la  langue  de  ces  contrées,  pourrait-on  distinc^ier  les 
chants  sacrés  des  cantates  de  réjouissances  publiques  ou  de  divertisse- 
ment journalier? 

Il  n'y  a  point  d'ordre  de  prêtres  et  de  sacrificateurs  ;  mais  chez  les 
Malgaches  comme  chez  les  patriarches,  le  chef  de  la  tribu  ou  de  la  fa- 
mille remplit  ces  fonctions. 

A  Tafondro,  comuu'  à  la  baie  de  Salnt-Angustin,  nos  pères  ont  pu 
étudier  les  circouslances  d'un  sacrifie*'  offert  pour  obtenir  de  Zanahar\' 
une  heureuse  récolte.  L'Ampnnjaka  de  la  tribu  immola  m  bœuf  siir 
une  natte  en  présence  de  toute  In  population  groupée  aulonr  de  lui;  les 
femmes  seules  ne  faisaient  point  partie  de  la  réunion.  Deux  cassolettes 
remplies  d'encens  fumaient  devant  la  victime,  im  orateur  modulait  ?m 


548 


MÉLANGES. 


récitatif  à  voix  basse  et  les  spectateurs  se  couvraient  le  visage  de  la 
main,  comme  pour  exprimer  la  réflexion  et  le  recueillement.  Bientôt  on 
se  leva,  le  bœuf  fut  dépecé  et  chacun  empoita  sa  part  de  la  victime  sa- 
crée. Ce  sacrifice  est  celui  des  grandes  circonstances,  des  intercessions 
solennelles.  L'offrande  des  poules  et  du  riz  cuit  est  plus  fréquente.  Pour 
obtenir  la  guérison  d'un  malade  ou  le  succès  d'une  expédition,  on  joint 
à  ces  sacrifices,  dont  on  expose  souvent  les  débris  sur  la  voie  publique, 
des  prières  adressées  à  Dieu  toujours  ;  dans  les  conjurations  contre  les 
sorts,  dans  les  cérémonies  destinées  à  apaiser  les  mânes,  dans  les  anxié- 
tés causées  par  les  éclipses,  c'est  à  Dieu  principalement  qu'on  parle  au 
moyen  des  supplications  cîiantées  ou  du  moins  vocalisées. 

Chez  les  Sakalaves  et  les  Betsimitsaraks,  il  existe  une  coutume  em- 
pruntée peut-être  au  souvenir  des  premiers  missionnaires  qui  ont 
abordé  à  Madagascar.  C'est  la  bénédiction  donnée  au  moven  de  l'eau. 
Bénir  et  asperger,  Jafy-rano^  s'expriment  de  la  même  façon  ;  semer 
l'eau  sainte  et  appeler  la  protection  céleste  sur  le  voyaoeur,  c'est  tout 
un.  Lorsque  nos  pères  emmenaient  à  la  Réunion  des  enfants  pour  les 
élever  à  leur  établissement  de  la  Ressource,  cette  sorte  d'adieu  patriarcal 
leur  a  semblé  ne  manquer  ni  de  grandeur  ni  de  simplicité  antique.  On 
apporte  au  chef  de  la  famille  un  vase  contenant  de  l'eau  qu'il  agite  en 
y  plongeant  l'extrémité  des  doigts  ;  il  prie  Dieu  de  bénir  le  voyage  de 
son  fils;  il  souhaite  que  cet  enfant  dont  il  va  être  séparé  pour  un  temps 
conserve  la  santé,  qu'il  grandisse,  qu'il  soit  obéissant  et  sage,  qu'il 
mette  à  profit  les  conseils  des  blancs,  puis  il  demande  à  Dieu  de  ré- 
compenser les  amis  européens  qui  sont  bons  pour  son  fils,  qui  vont 
l'adopter  jusqu'au  jour  où  il  reviendra  au  sein  de  la  famille  homme  et 
instruit. 

L'enfant  est  à  genoux  aux  pieds  de  ses  parents  :  lorsque  cette  for  ■ 
mule  de  souhaits,  qui  varie  selon  les  circonstances,  est  achevée,  le  père 
jette  quelques  gouttes  d'eau  sur  la  tête  de  celui  auquel  il  vient  de  sou- 
haiter bon  voyage  et  heureux  retour. 


V 


On  trouve  à  Madagascar,  chez  les  peuplades  de  la  côte  comme  chez 
les  Hovas,  la  croyance  au  démon  ;  mais  l'esprit  mauvais  porte  un  nom 
qui  semblerait  autoriser  l'idée  qu'ils  ne  distinguent  point  les  diables  des 
âmes  de  ceux  qui  ont  mené  une  vie  criminelle.  Les  lolo-ratzsé  (mânes 
pervers),  ango-dratzy  (méchants  esprits  des  fosses),  sont  des  espèces 
de  vampires,  des  revenants,  des  corps  animés  de  nouveau  par  des  âmes, 


iAIÉLANGES.  549 

cliercliant  à  nuire  aux  \ivanls.  Les  enfants,  en  parilculler,  redoutent  le 
voisinage  des  tombeaux  et  ne  s'y  aventurent  qu'après  avoir  fait  une 
invocation  à  Zanahary,  dont  la  protection  enchaîne  le  mauvais  vouloir 
des  esprits  errants  dans  les  lieux  funèbres.  Ces  âmes  sou  firent- elles, 
trouvent-elles  après  leur  mort  une  sanction  de  leurs  crimes,  sont-elles 
immortelles?  Ils  ne  savent  point  le  dire 5  pourtant  ils  distinguent  et  vé- 
nèrent les  o/oinasina,  tombeaux  des  saints  personnages,  et  prennent 
pour  intercesseurs  après  de  Dieu  les  âmes  de  ceux  qui  y  reposent. 

Il  existe  une  classe  d'hommes  qu'on  croit  doues  d'un  pouvoir  surna- 
turel, ce  sont  les  sorciers,  nommés  mososa^  sur  la  côte  ouest.  Ils  sont, 
disent-ils,  en  rapport  avec  un  démon  ainsi  appelé  ;  c'est  le  même  que 
les  Hovas  nomment  Ramahavaly  et  que  nous  retrouvons  ailleurs  sous 
le  titre  de  Rambololo.  Ces  hommes  invoquent  cet  esprit,  ou  plutôt  le 
consultent  avec  des  cérémonies  qui  rappellent  l'exaltation  des  pytho- 
nisses  anciennes.  Ils  composent  et  donnent  des  charmes,  ils  interrogent 
les  sikidv,  graines  d'un  certain  arbre  dont  les  combinaisons  servent  à 
découvrir  l'avenir,  à  désigner  les  voleurs,  à  retrouver  les  objets  perdus. 
Ils  connaissent  le  secret  de  former  des  amulettes  et  des  talismans,  dont 
les  uns  rendent  invulnérables  à  la  guerre,  les  autres  préservent  des  ac- 
cidents fâcheux  ou  encouragent  dans  le  danger.  Leurs  formules  mys- 
térieuses d'enchantement  couvrent-elles  réellement  des  rapports  avec 
le  démon?  sont-ce  purement  des  jongleries  ?  Toujours  est-il  que  les 
heures  d'inspiration  du  mososa  durent  peu  et  ressemblent  aux  atteintes 
d'une  crise  nerveus^î.  Il  tremble,  il  semble  souffrir.  Alors  le  village  se 
rassemble,  les  femmes  battent  des  mains  en  cadence  et  commencent, 
pour  entretenir  son  ravissement,  une  cantate  dont  le  sens  est  difficile  à 
saisir;  c'est  un  fragment  dont  voici  les  premières  paroles:  Zanaka  Be- 
iigiiy  Lahy  tsy  rnilo/o,  tsy  Ambony  vnto. 

En  prononçant  ses  oracles  au  milieu  d'étranges  convulsions,  le  mo- 
sosa répète  souvent  le  xwothozi,  expression  dont  ou  se  sert  pour  indi- 
quer qu'on  rapporte  les  paroles  d'un  autre,  à  moins  qu'on  ne  veuille 
attribuer  à  hozi  le  sens  du  terme  voici;  ce  qui  après  tout  revient  au 
même.  Le  démon  voudrait-il  donc  imiter  jusqu'au  langage  des  pro- 
phètes :  Ecce dicit  Dominas P  Les  indigènes  ne  doutent  pas  qu'il 

n'y  ait  là  un  esprit  envoyé  par  Zanahary;  c'est  une  âme  quia  bien  vécu, 
disent  les  uns  ;  d'autres  vont  plus  loin  :  selon  eux,  c'estDieu  lui-même 
qui  transmet  ses  ordres  par  la  bouche  des  devins. 

Le  mososa  fait  commerce  de  fanofody,  remèdes  caballstupies  et 
d'rto/)",  anmlettes  dont  la  forme  ainsi  que  la  nature  est  très-variée.  Ces 
amulettes,  que  Ion  porte  au  cou  enfermées  dans  un  pelitsachet  de  cuir, 
sont  tantôt  une  balle  enchanlée,  tantôt  une  tête  de  petit  caïman  soute- 
ime  par  un  chapelet  de  perles,   ou  bien  eucore  une  figurine  grossière- 


SÔO  MELANGES. 

ment  taillée.  Il  n'est  guère  de  Malgache  qui  ne  soit  paré  de  ce  talisman; 
quelques-uns  en  portent  une  collection  complète. 

Dans  la  province  d'Emirne,  on  compte  quatre  idoles  principales 
nommées  Manjaka-Tsy-Roa,  Rakely-Malaza,  Ramahavaly  et  Rafan- 
taka;  elles  sont  confiées  à  des  gardiens  et  soigneusement  enfermées 
dansdes  cases.  Sous  le  règne  de  Ranavalona,  elles  étaient  fort  honorées, 
et  lorsqu'elles  étaient  portées  dans  le  cortège  royal,  le  peuple  devait 
faire  entendre  leMiholf,  ou  chant  de  joie.  Rakely-Malaza  avait  surtout 
un  grand  crédit.  Elle  pouvait,  disait-on,  éteindre  soudain  le  plus  vio- 
lent mcendie. 

Ces  statues  sont-elles  réellement  aux  yeux  des  Hovas  des  idoles? 
sont-ce  des  aoly  exceptionnellement  vénérés  ?  Nous  ne  saurions 
trancher  la  question.  Toutefois  la  croyance  à  Zanahary  comme  Dieu 
unique  semble  donner  une  valeur  à  cette  seconde  opinion. 

Dès  la  fin  du  règne  de  Ranavalo,  malgré  les  efforts  de  la  reine  et  de 
ceux  qui  parmi  ses  conseillers  tendaient  à  immobiliser  le  peuple  dans 
ces  superstitions,  le  respect  des  Hovas  pour  leurs  fétiches  commençait 
déjà  à  être  fortement  ébranlé. 

C'est  que  durant  vingt-cinq  années,  sous  Radama  P*",  l'instruction 
chrétienne  a  été  distribuée  à  toutes  les  classes  de  la  société  dans  les  prin- 
cipales villes  de  la  province  d'Emirne.  Le  crédit  de  Rakely-Malaza  elle- 
même  n'a  pas  survécu  àla  vieille  reine;  Radama  II  et  la  jeune  noblesse 
qui  l'entoure  portent  le  dernier  coup  à  ces  pratiques  en  les  vouant  au 
ridicule. 

^:  On  a  confondu  quelquefois  à  tort  le  Mososa  des  peuplades  du  litto- 
i!al  avec  un  être  mystérieux  et  malfaisant,  leMpamosavy  desBetsimit- 
saraks,  nommé  Mpamoriki  chez,  les  Sakalaves.  Bien  que  leMpamosavy 
s'entoure  d'un  prestige  fantastique,  ce  n'est  point  aux  sortilèges  seule- 
ment et  à  la  puissance  des  maléfices  qu'il  doit  la  terreur  qu'il  cause; 
le  poison  et  le  poignard  sont  entre  ses  mains  des  armes  également 
redoutables.  Il  vit  dans  les  bois  ou  du  moins  loin  du  commerce 
habituel  des  hommes.  Est-ce  une  monomanie  misanthropique  qui  le 
pousse  à  donner  des  breuvages  vénéneux  et  à  attaquer  de  vive  force  la 
nuit  ceux  qui  se  sont  attardés  autour  de  sa  demeure?  Quelques-uns  le 
croient,  d'autres  affirment  qu'il  est  l'exécuteur  de  vendettas  secrètes, 
qu'il  accomplit  la  triste  mission  de  faire  disparaître  sans  bruit  les 
membres  de  la  tribu  dont  les  chefs  veulent  se  débarrasser. 

Jusqu'ici,  une  seule  chose  a  été  constatée  à  ce  sujet,  c'est  la  crainte 
générale  causée  par  le  Mpamosavy  et  les  précautions  prises  par  tous 
pour  éviter  sa  rencontre. 

Un  usage  qui  ressemble  beauco  up  au  Tabou  océanien  se  retrouve 
chez  les  Malgaches.  LeMpanjaka  d  'un  village  d écl a rey«â^/ un  objet,  qui 


MÉLANGES.  554 

devient  alors  sacré  ou  interdit.  Le  travail  est  fadi  pendant  toute  la  du- 
rée des  funérailles  d'un  cliefj  personne  ne  peut  s'y  livrer  sans  se  rendre 
coupable.  Un  arbre  est  proclamé  fadi;  en  arracher  une  feuille  devient 
un  crime.  Il  est  des  objets  fadi  par  suite  d'un  vœu  national  ou  d  un  en- 
gagement personnel;  tel  homme  ne  mangera  pas  de  tortue,  telle  tiibu 
n'usera  point  de  porc  comme  aliment,  par  suite  du  fadi. 

Une  autre  ajiplication  du  fadi ,  c'est  une  sorte  d  excommunication 
portée  par  un  chef.  Dès  lors  toute  relation  avec  le  lieu  ou  la  personne 
ainsi  frappée  d'interdit  devient  une  désobéissance  grave  entraînant 
une  sanction  pénale.  Nos  pères  ont  eu ,  en  plusieurs  rencontres, 
l'occasion  de  constater  tout  le  respect  des  Malgaches  pour  le  fadi  j 
leur  case,  leur  église,  leur  école,  une  fois  déclarée  telle,  devenait  une 
solitude  dont  personne  n'osait  plus  fréquenter  les  abords.  Leurs  ques- 
tions devenaient  sans  réponses;  tout  échange,  tout  achatdc  provisions 
devenait  impossible  :  ils  se  voyaient  condamnés  à  un  isolement  qui 
réduisait  à  néant  les  plus  industrieux  efforts  de  leur  zèle. 

IL    DE  RÉGKOIN", 

Procureur  des  Missions  de  Madagascar  et  du  Maduré. 
(Z«  siiilc  prochainement.) 


D'UNE  INSCRIPTION  TRILINGUE  DÉCOUVERTE  EN  SARDAIGNE. 

Supplément  à  h  Dissertation  publiéejà  Turin  en  'I8G2,  par  le  chanoine  J.  Spano, 

■«vec  appendice  d'Amédée  Peyron. 

L'inscription  trilingue  qui  fait  l'objet  du  travail  suivant  a  été  dé- 
couverte en  Sardaigne  dans  le  courant  du  mois  de  février  iS6i,  et 
le  savant  à  qui  on  en  doit  la  communication  la  regarde  comme  un 
monument  unique  en  son  genre,  au  moins  pour  la  Sardaigne.  Elle  a 
été  déjà  interprétée  par  l'illustre  antiquaire  Peyron,  de  l'Académie  de 
Turin,  et  par  notre  savant  père  Garrucci ,  qui  réside  actuellement  à 
Rome.  Depuis,  elle  a  été  publiée  dans  les  Mémoires  de  l'Académie 
des  sciences  de  Turin,  par  M.  le  chanoine  Spano^  celui-là  même  (jui 
l'avait  fait  connaître  au  chevalier  Pevion  et  au  père  Garrucci.  (Jllits- 
trazione  di  ttnn  base  votii^a  di  bronza  ^  con  iscrizione  trilingue,  /ati/ia^ 
i^reca^  ej'enicia^  trovata  in  Pauh  Gerrci  nvlV  isola  di  Sardcgna.  del 
canoriico  Cioinnni Spano,  con  appendice  di  Âmedeo  Peyron.  Toiino, 
Stamp.  reaU-,  1862.) 

Le  père  Garrucci,  avant  reçu  un  calque  plus  fidèle  (jue  la  copie  dont 
il  s'était  d'abord  servi,  s'est  trouvé  à  même  d'èclalrcir  (|ucl(]ues-unes 
des  obscurités  qui  subsistaient  encore  à  l'endroit  de  ce  monument,  cl 
il  a  bien  voulu  nous  confier  la  publication  de  sou  mémoire. 


b32  MÉLANGES. 

MÉMOIRE  DU  P.    GARRUCCI. 

Le  5  août  1861,  l'illustre  et  très-révérend  commandeur  Jean  Spano 
m'a  communiqué  pour  la  première  fois  une  inscription  en  trois  lan- 
gues, découverte  en  Sartlaigne  dans  le  village  de  Pauli  Geirei,  m'an- 
noncant  qu'il  avait  envoyé  son  commentaire  à  l'Académie  des  sciences 
de  Turin.  En  me  faisant  cette  communication  du  texte  accompagné 
de  son  interprétation,  il  me  demandait  confidemment  mon  avis  sur 
cet  objet.  La  copie  était  exacte  pour  le  grec  et  le  latin,  mais  non  pour 
le  phénicien.  Aujourd'hui,  aidé  par  rexccllent  calque  que  je  dois  à 
son  obligeance,  je  ferai  connaître  mon  opinion,  que  je  n'avais  pas 
voulu  fixer  avant  d'être  plus  exactement  renseigné. 

Et  d'abord,  dans  l'inscription  latine,  on  lit  ce  qui  suit  : 

CLEON'SALARI'SOC'S'AESCOLAPIO'jMERRE'DONVM'DEDIT'LVBENSMEIlITO. 

MERE^ÎTE'  , 

La  paléographie,  rorthographe  et  le  caractère  grammatical  de  cette 
inscription  nous  montrent  (pie  ce  monument  peut  bien  être  contem- 
porain de  la  fin  du  vx*-'  siècle,  ou  du  commencement  du  vu®  de  Rome, 
époque  où  l'on  commençait  à  changer  l'ancien  mot  mereto  en  me- 
RiTO,   tandis  que  l'on  conservait  encore  dans  certaines  formules  le 
datif  E.  Nous  trouvons  également  çà  et  là,  dans  les  premières  décades 
duvii'^  siècle,  plusieurs  exemples  de  Vo  au  lieu  de  Vu -À  la  pénultième, 
et  j  ai  observé  que  cet  archaïsme  se  rencontrait  particulièrement  avant 
la  liquide  L,  comme  dans  Singohis,  Jabola,  Popolus ,    Hercoles,    et 
dans  notre  ^Escolapius.  L'inscription  grecque  ne  nous  éloigne  pas  de 
ces  conclusions,  quoique  la  gravure  semble  nous  reporter  à  une  époque 
plus  reculée,  le  mu  étant  de  la  même  forme  que  dans  les  inscriptions 
bien  antérieures  au  vu''   siècle  d'un   caractère  analogue  à  celle-ci  ; 
d'ailleurs,  le  sigma  et  l'oméga  sont  de  la  même  forme  que  dans  les  mo- 
numents où  le  jji  a  un  jambage  plus  court  que  l'autre,  p,  et  le  thêta 
est  marqué  d'un  point  0.  C'est  pourquoi  ces  lettres  étant  associées  au 
pi  moderne,  n,  elles  nous  indiquent  suffisamment  l'époque  où  la  Grèce 
fut  réduite  en  province  romaine,  ce  qui  arriva  précisément  en  608  de 
Rome  [Oljmp.^  i58).  Plus  tard,  l'Q  plein  et  le  sigma  plus  carré  I  de- 
vinrent plus  communs.  Quant  au  dialecte,  c'est  la  langue  commune, 
très-convenable  à  l'époque  dont  nous  parlons,  où  l'iota  muet  était  ra- 
rement omis,  comme  il  arriva  vers  la  fin  de  ce  même  siècle  (Franz, 
EL  Ep.,  p.  233);  et  cependant  nous  trouvons  écrit  AiTxXvjTriwt  Mr;p,cyj, 
au  lieu  de  Mrjppr/t.  Voici  le  texte  : 

AI^KAHllIOI  MHPPH  ANA0EI\ÏA  BiiMON  EITH 

SE  KAEiiN  O  Eril  TiiN  AAiiN  KATA  nPO^lAPiMA 


MÉLANGES.  '.iViS 

Ce  que  je  sais  toucliant  l'alpliabet  pliénicien  m'aurait  porté  à  la 
même  opinion  ,  si  Tinscriplion  ei\t  été  complètement  phénicienne. 
L'alplialiet  eni[)loyé  ici  n'est  pas  numide,  mais  carllia<^inois.  Mainte- 
nant j'ai  démonlré  ailleurs  que  le  numide  tire  son  origine  du  cartha- 
ginois corronq^u,  ce  (jui  ne  put  ariivcr  que  posléneurenienl  à  608, 
époque  où  Carlhage  lut  démolie.  Les  monuments  carthaginois  pu- 
bliés juscpi  ici  par  Gésénius,  Saulcv,  Judas,  Bourgade,  Spano,  n'a\ant 
rien  qui  rappelle  les  formes  numides,  les  premiers  monuments  de  la 
Numidie,  écrits  avec  l'alphabet  numide,  sont  postérieurs  aux  temps  de 
Bomilcar,  père  de  Jugnrthu  (au  témoignage  de  Justin).  En  consé- 
quence, le  déclin  de  l'ancien  alphabet  phénicien  se  fit  avec  lenteur 
entre  608  et  640,  à  mesure  que,  par  la  chute  de  Carthage ,  la  nation 
se  dissolvait  et  la  littérature  nationale  se  perdait. 

Passcms  à  l'analvsc  de  l'inscription,  (pie  nous  reproduisons  en  carac- 
tères hébreux  ordmalres  : 

"113  xin        TNS  D-iD^  hp'ù'r2  riw'n:  nnîQ  msa  \î2Diih  pii": 
N'sixV  "iDV  nnbaa  yen  d:  Dnw*  p^Dx 

Je  traduis  ainsi  :  «  Domino  Esmuno  Merri  aram  œneam  pondo  11- 
brarum  centum  c  (dédit)  qui  vovit  Acleion  quod  pcperclt  (  =:  indui- 
sit) et  redire  fecit  (=  reduxit'  e  salluls  studens  sanare  (==z  curam  sa- 
nandl  eius  habens).  Suflétlbus  HImllcatho  et  AbdesmunoHammelonls 
fi  Ho.  » 

Il  n  y  a  rien  à  observer  sur  la  première  ligne,  dont  le  sens  gramma- 
tical est  très-clair.  Lorsque  pour  la  première  fois,  j'ai  donné  mon  avis 
sur  l'acception  des  mois  riNO  DIdS,  le  savant  Spano  m'opposa  que  la 
base,  a^cc  les  morceaux  (jui  y  manquent,  pourrait  peser  tout  au  plus 
environ  cinipiante  livres.  Mais  le  dessin  que  cet  illustre  ami  vient  de 
m'envo)  er  justifie  pleinement,  ce  me  semble,  mon  interprétation,  en 
nous  faisant  connaître  la  forme  complète  de  l'autel  et  ce  qui  manque 
à  la  figure,  laquelle  a  dû  être  celle-ci  : 


M.  Spano  m'apprit  ensuite  que  le  célèbre  Peyron  avait  interprété 


554  MÉLANGES. 

ces  deux  mots  de  la  même  manière,  et  qu'il  considérait  les  signes  sui- 
vants comme  des  fractions  numéiiques  (lettre  du  5  décembre  1861). 

Quant  à  cela,  je  ne  saurais  que  dire,  car  nous  ignorons  les  signes 
fractionnaires  dont  les  Phéniciens  faisaient  usage.  Du  reste,  je  pense 
que  c'est  le  nombre  cent  qui  est  représenté  par  le  trait  oblique  \  suivi 
du  signe  0>  équivalent  du  pahnyienns  ^  j  (Pihan,  Exposé  des  signes  de 
numération^  p.  168),  qui  dérive  manifestement  des  formes  phénicien- 
nes |>|,  |Z)j;  par  conséquent,  le  ti'ait  presque  oblique  qui  suit  nous 
donnerait  la  ligne  que^'on  voit  à  la  droite  du  cent  phénicien,  avec  la 
seule  différence  que  dans  cette  écriture  la  ligne  est  verticale,  sans  ce- 
pendant qu'on  puisse  le  prendre  pour  le  signe  de  10  qu'on  aui'ait  mis 
après  le  -^V  et  non  pas  sous  lui;  c'est  pourquoi  le  groupe  "^X  signi- 
fierait cent,  et  J^^  cent  dix. 

Vient  ensuite  le  nom  du  donateur  Cléon^  auquel  en  phénicien  on 
ajoute  un  a/pha,  parce  qu'il  connncncepar  deux  consonnes,  et  on  a  la 
coutume,  en  ces  cas,  d'agir  ainsi  afin  de  faciliter  la  prononciation  du 
scei^a.  J'ai  cependant  lu  Acléion,  car  ici  la  lettre y'oc/  est  une  consonne, 
les  Phéniciens  n'ayant  pas  l'habitude  d'écrire  cette  lettre  quand  elle 
est  muette  :  ainsi,  on  ne  peut  lire  Aclin^  quoique  cette  désinence  pro- 
pre à  im  dialecte  grec  soit  commune  à  cette  époque,  et  employée  aussi 
par  les  Orientaux. 

En  traduisant  la  première  fois  T^l  V^  par  ^ot.o  suscepto,  je  me 
suis  attaché  à  la  formule  latine  :  la  locution  phénicienne  signifie 
précisément  qui  7>oi'it,  et  non  pas,  comme  quelques-uns  ont  pensé,  ?;//• 
'voi'ens;  ni  comme  Barthélémy,  approuvé  par  Gésénius  (Thés. ,  p.  1 34^), 
id  qund  z^ot'i/,  puisque  le  même  mot  Vif,  est  employé  quand  le  monu- 
ment a  été  dédié  par  une  femme,  et  en  outre  wK,  comme  T^'K^  est  de 
genre  commun. 

nnVaa  TvC?K  D:i  Onv.  Le  célèbre  Peyron  lit  D^nv  [dS  in  mon),  etc., 
et  il  traduit:  Siculus  eliani  %>ir  salinai-uvi  *,  là  où  je  lisais  nilTOQ  2'>'Ci^ 
DiT  \rWy  qnoil  exaudivit ,  et  ex  salinis  reduxlt.  Le  point  de  divergence 
entre  nous,  c'était,  comme  on  le  voit,  la  troisième  lettre  /^,  qu'alors 
je  croyais  un  luin  suivi  d'un  vaii,  d'après  la  copie  que  j'avais  reçue; 
mais  maintenant  je  pense  que  c'est  une  seule  lettre  D;  tandis  que 
M.  Peyron  pense  que  c'est  dS.  Je  renonce  bien  volontiers  à  ma  pre- 
mière opinion,  changeant  \WV  en  'OXW ,  ce  qui  me  donne  un  sens  iden- 
tique et  peut-être  meilleur  avec  la  forme  régulière  de  l'alphabet  phéni- 
cien dont  se  servent  les  Carthaginois,  dont  les  pierres  sépulcrales  ont 

*  Gorrcsius,  Bull.  Arch.  Sardo.  Février  4862,  p.  27.  Ceci  était  écrit  avant  les 
annotations  imprimées  par  le  chevalier  Peyron  à  la  suite  du  mémoire  du  cha- 
noine Spano. 


MKL  ANGES.  555 

le  samec  de  cette  forme  ^^''^(Gcséu.,  Carth.,  y)  ^^^^;  (/^.,  Carth,,  3) 
({ue  l'on  voit  raccourci  dans  riiiscripliou  cartliaginoise  de  Saulcy  "^ 
(Jouru.  asial.,  i843,  p.  2^5),  mais  qui  apparaît  conforme  à  la  notre 
sur  le  vase  palermilain  '^^,  dont  le  meilleur  dessiu  a  été  publié  en 
dernier  lieu  par  Ugdulona.  Je  pense  donc  qu'il  faut  lire  DHV,  dérivé 
de  Din,  employé  absolument  par  E/échiel,  XXIV,  i4,  et  je  l'explique 
par  qui  induLsit. 

Je  dois  faire  observer  que  le  mot  D/nw  ,  savoir  :  siculus^  outre  les 
difficultés  paléograpliiques ,  présente  une  dilïiculté  grammaticale  qui 
n'a  point  échappé  à  M.  l'abbé  Pevron,  parce  que,  quoique  les  Phéni- 
ciens omeltent  les  lettres  muettes,  on  a  cependant  observé  que  ce  n'est 
pas  riiabilude,  quand  leyW/est  un  pronom  suffixe  de  la  première  per- 
sonne, c'est-à-dire  un  pronom  uni  au  nom  ou  au  verbe*.  C'est  pourquoi 
il  était  nécessaire  ici  de  lire' (flw^,  comme  on  lit  'J1Ï  (Gésén.,  Athen.^ 
I,  2),  >nj  [ibid.),  >j[S]p"C?N  {Ann.  Instit.,  i86i,t4iv.  d'agg.  m),  etc. 
(Gésén.,  âJori.  P/ioe/i^  p.  S^).  J'observe  aussi  que  la  phrase  n'est  pas 
exacte,  et  ne  présente  pas  nn  sens  clair  et  complet  •.Slculus,  etiani  vir 
salinanini,  car  la  conjonction  etiani  ou  et  ne  doit  réunir  que  les  deux 
charges  exercées  par  Cléon,  et  non  pas  sa  nationalité  et  sa  charge.  Jl 
parait  donc  nécessaire  qu'eu  égard  au  D>  qui  suit  le  mot  Dn'v,  ou, 
comme  on  prétend,  07»!  w',  il  v  ait  un  sens  que  l'on  puisse  naturellement 
lier  avec  la  j)hrase  qui  suit.  Dans  mon  interprétation,  il  est  tout  à  fait 
raisonnable  de  dire  :  quodi^pepercit)  indidsit  et  ex  salinis  reduxit;  mais 
si  Ion  veut  s'attacher  à  la  leçon  et  à  l'interprétation  etiurn  vir  sa- 
Unaruiu^  je  ne  vois  pas  comment  le  mot  précédent,  siculus,  pourrait 
se  joinihe  convenablement  à  la  profession  de  Cléon,  sans  ajouter  une 
locution  intermédiaire  exprimant  une  autre  charge  tjuelcoiu[ue  exer- 
cée pai-  ce  personnage. 

Le  mot  nriTO,  comparé  à  Ihébreu  11/173  yMi  (Jérémie,  xvii,  6), 
signifie  une  terre  saline;  on  le  trouve  en  Job  (xxxix,  6)  et  dans  le 
Psaume  cvii  (34),  mais  comme  substantif,  sans  le  mot^nS;  de  là  l'ac- 
ception de  salines^  (jui  convient  mieux  au  sel  fossile  qu'au  sel  artifi- 
ciel. Mais  rienn'empechc  (pie  l'on  aitdounélemème  nomaux  unsetaux 
autres.  Il  est  bon  aussi  de  noter  que  les  rabbins  ne  tirent  pas  l'étymo 
logie  de  ce  mot  de  l'infinitif  chaldéen  nn*?QOde  forme  active  kal,  mais 
de  l'hébreu  nn^O.  Queltiues savants  pounaient  préférer  une  interpré- 
tation plus  conforme  au  sens  des  inscriptions  latine  et  grecque,  et  en 
ce  cas  tout  le  monde. voit  que  la  locution  'vir  sa/inarum  correspond  à 
la  [)hrase  ô  i-n't  rôiv  âXwv  de  l'inscription  grecque,  et  aussi  en  une  cer- 
taine manière  à  l'opinion  du  s.\LAiir  socs*  où  il  n'y  a  plus   trace  de 

•  Ou  bien  quand  il  sert  à  former  les  adjectifs  patronymiques,  dynastiques,  elc 


556  MELANGES. 

mon  interprétation  :  quod  exaudivU  et  ex  salinis  reduxit.  Mais  je  ne 
VOIS  pas  quelle  force  pourrait  avoir  un  tel  raisonnement,  puisque  l'ins- 
cription grecque  même  a  ajouté  deux  choses  dont  on  ne  fait  pas  men- 
tion dans  la  latine  ,  c'est  à-dire  l'autel  BDMON  et  le  commandement 
KATA  nPOSTArMA,  et  elle  ne  nous  parle  pas  de  l'état  de  Cléon, 
et  ne  dit  mot  de  la  société  des  salines  dont  il  était  Fagent.  Je  fais  en- 
suite remarquer  que  ce  n'est  pas  la  seule  omission  des  deux  inscrip- 
tions grecque  et  latine,  puisque  l'inscription  phénicienne  fait  certaine- 
ment mention  du  bronze  et  de  son  poids,  aussi  bien  que  des  suffètes, 
ce  dont  elles  ne  parlent  ni  Tune  ni  l'autre. 

Puisque  j'ai  parlé  des  formules  salarisoc.  s.,  et  de  EIII  TON  AAQN, 
je  saisis  cette  occasion  pour  faire  la  remarque  suivante  :  il  n'y  a  aucun 
doute  sur  rintelligence  des  sigles  soc.  s. ,  que  j'ai  interprétées  ;  socie- 
tatis  serms^  et  je  rappelle  à  ce  propos  que  l'on  trouve  dans  le  vii^  siècle 
d'autres  exemples  de  cette  sigle,  comme  dans  l'inscription  de  Pré- 
neste  (Doni,  p.  6^,  9;  Murât,  470,  5)  et  dans  celle  d'Albe  [Momms, 
Inscrip.  Neapl.^  56 n),  très-peu  correcte  *.  Ajoutons  l'inscription 
de  Saturnie  {Bull,  Inst.,  i86i,  p.  la),  qui  est  d'une  époque  plus  avan- 
cée, où  on  lit  :  primitivo-cs tertivscs*,  c'est-à-dire  Primi- 

tho  coloniœ  servo Tertius  co  loiiiœ  se/vus,  dont  l'interprétation  fut 

contestée  faute  d'exemples. 

Maintenant  ,  une  nouvelle  inscription  de  Plaisance  vient  encore 
à  l'appui  de  mon  opinion,  car  on  y  voit  gravées  les  sigles  cp-s' 
{BulL,  p.  34,  1862),  et  il  faut  observer  que,  suivant  l'éditeur,  c'est 
un  exemple  du  simple  s  pour  seivus.  On  attend  encore  un  pareil 
exemple  pour  justifier  l'explication  des  sigles  es*,  coloniœ  Salurniœ, 
préférée  par  M.  Henzen.  Cependant,  ajoutons  aux  exemples  déjà  allé- 
gués la  pierre  inédite  de  Jielli  sur  le  Fucino. 


*  Lue  par  moi,  sur  l'original  : 


NICOSJACUS.A-F.L.S. 
PAAPIA.ATIEDI.L.S. 
DOROT.TETTIENI.T.S. 

MENTI. BONAE.  • 

BASIM.DOX.DANT. 

Nicomac(h)us.  Af(inii-?).  L(ucii).  S(ervus,  Papia,  Atiedi.  L^ucii).  S(ervus). 
Dorot(heus  Tettieni).  T(iti).  S(ervus).  Menti  Bonae,  Basim  Donium)  Dant.  Aux 
deux  lettres  A. F.,  quoique  séparées  par  un  point,  l'épigrapliie  et  l'analogie  exigent 
qu'on  cherche  une  acceptation  raisonnable  et  convenable.  On  peut  donc  sup- 
poser ici  un  nom  de  famille,  peut-être  Afinius,  et  que  le  sculpteur  y  a  mis  par 
erreur  le  point  entre  l'A  et  l'F.  D'ailleurs  en  voyant  l'F  rapproché  plus  qu'il  ne 
faut  de  l'A",  eu  égard  à  la  distance  ordinaire  des  sigles,  nous  pouvons  en  tirer  une 
preuve  à  l'appui  de  notre  opinion. 


MÉLANGES.  557 


T*  DIVIVS'  T*  1/  FAVSTUS* 
EVMCVSPI/S'F- 


77///^  Divins  TitiUbertus  Faiistus  Eunicus  P.  L.  servusfecit. 

Je  reviens  au  lexle  pliénlcieii  : 

Le  graveur  de  ce  bron/.e  a  séparé  quelquefois  les  mois,  eu  conser- 
vant entre  eux  un  peu  despace;  mais  il  a  eonunis  une  faute,  ayant 
éloigné  !e  tan  de  IIt'D  pour  l'unir  au  mot  qui  vient  après,  D'JD. 

De  ce  mot  on  lit  seulement  deux  lettres  à  la  fin  de  la  ligne,  Dw,  et 
puis  le  bron/e  est  brisé,  et  la  deuxième  ligne  commence  par  un  frag- 
ment de  lettre  ([u'on  peut  prendre  pour  \\\\  vesch  ou  un  koph.  De  là 
les  différentes  leçons  adoptées  par  le  clie\alier  Pevron  et  par  moi.  Il 
lit  koph^  et  ajoute  une  leitre  à  la  fin  de  Qw  ,  en  formant  la  phrase 
Vp  ySw  ,  tandis  que  je  réunis  immédiatement  le  Dw  au  fragment  que 
je  crois  rcsch^  et  je  lis  13w  dons  le  sens  de  ••  studens  sanare,  operam 
dans  ut  sanaret;  ••  car  il  est  dordinaire  en  hébreu  d'uiîir  "13  w  au  gé- 
rondif p.  e,  Deuter-,  VI,  25  :  DTw'yS  13w?3  (cf.  Nuni.,  xxm  ,  12  j 
II  Reg.,  X,  3i;  XVII,  3-;  xxi,  6,  etc.) 

Après  avoir  exposé  les  motifs  de  mon  interprétation,  j'ol)scrvai 
que,  dans  la  copie  qu'on  m'a  transmise,  on  lisait  m3S,  mot  vraiment 
singulier,  à  raison  du  van  muet.  Je  ne  pouvais  le  rejeter,  ni  croire  que 
le  copiste  eût  pris  cette  lettre  pour  une  autre,  parce  quil  y  a  trop  de 
différence  entre  la  forme  de  cette  lettre  et  celle  des  autres  signes  al- 
phabéticpies  des  Phéniciens  ;  et  si  j'avais  voulu  la  transformer  en  un 
a'in,  j'aurais  trouvé  un  obstacle  dans  cette  même  inscription  où  le 
cïn  est  fermé  dans  le  mot  A^  -^O,  ee  qu'il  n'est  pas  permis  de  sup- 
poser. Mais  maintenant  que  le  calque  m'a  fait  connaître  la  vraie  leçon, 
je  vois  dans  la  lettre  V  un  a'in  ouvert,  quoique  plus  loin  il  y  en  ait  un 
fermé  O,  la  vraie  forme  du  vau  apparaissant  dans  le  mol  "^"^OX  , 
tandis  (jue  l'oii  avait  copié  nnn  :  ^ . 

Mais  l'on  dira  :  Si  l'on  doit  admettre  deux  formes  de  aïn^  pourquoi 
refuserait-on  d'admettre  deux  formes  de  TauP  Je  ne  dis  pas  que  cela 
répugne;  seulement  je  pense  qu'alors  on  amait  un  vau  muet  inadmis- 
sible, et,  en  supposant  encore  que  la  \raie  forme  du  vau  employée 
dans  cette  inscription  ne  fût  pas  connue,  on  aurait  déjà  une  boime 
raison  de  considérer  connue  un  aï/t  la  lettie  (jue  I\I.  Spano  lit  7'aii.  Si 
jai  rappelé  la  règle  qui  défend  d'admettre  dans  un  même  alj)liabel 
(Uverses  formes  d'une  même  lettre,  et  dont  l'oubli  a  souvent  jeté  les 
interprètes  dans  de  graves  erreurs,  néanmoins,  je  puis  aftiinier 
qu'on  trouve  des  exemples  contraires  bien  constatés;  ce  que  j'ai  ail- 
leurs démontré  en  altril)uant  ces  anomalies  à  une  époque  de  transition 


S5«  MÉLANGES. 

d'un  alphabet  à  un  autre.  Cependant  ,  on  est  forcé  d'y  reconnaître 
une  faute  du  graveur. 

Ces  leçons  différentes  écartées  pour  les  raisons  qu'on  vient  de 
voir,  je  passe  à  Tinterprétation  de  cette  dernière  partie  de  l'inscrip- 
tion, qu'on  lit  ainsi  : 

Expliquons  d'abord  le  mot,  d'un  usage  rare,  N'2"1K,  qui  achève  la 
phrase  précédente.  J'ai  tenté  tous  les  inoyens  afin  de  n'être  pas  con- 
traint de  recourir  au  dialecte  chaldéen;  mais  je  vois  maintenant 
qu'il  vaut  mieux  s'en  servir.  Les  Chaldéens  ont  la  coutume  de  placer 
un  iod  avant  la  dernière  lettre  radicale  de  la  conjugaison  aphel^  cor- 
respondante à  la  conjugaison  hiphil  des  Hébreux  ,  comme  dans 
n^riTlb,  employé  par  Daniel  (ch.  v,  2).  Egalement  du  verbe  Nlll, 
sanai'it ,  nous  formons  l'infinitif  en  aphel  qu'on  devrait  précisément 
écrire  N*3in,  mais  qu'on  lit  N^SIN,  par  suite  de  l'échange  des  conson- 
nes K  et  n,  pratiqué  en  chaldéen.  C'est  donc  un  infinitif  ou  plutôt  un 
gérondif  qui  peut  être  interprété  sanare  et  sanandi. 

Je  termine  ici  mon  commentaire  philologique,  sans  vouloir  m'éten- 
dre  sur  le  culte  d'Esculape  et  sur  le  nom  que  les  Phéniciens  lui  ont 
donné,  car  je  tiens  à  ce  que  ces  choses  soient  traitées  par  le  chevalier 
Peyron  avec  cette  érudition  qui  lui  est  propre,  et  qui  lui  assure  le 
premier  rang  parmi  les  Italiens  dont  se  glorifie  notre  siècle. 

R.  Garrucci. 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

Monuments  Scandinaves  do  moyen  âge  avec,  les  peintures  et  ornements  qui 
les  décorent,  dessinés  et  publiés  par  M.  Mandelgren,  peintre  suédois. 

Publié  en  français  et  à  Paris ,  cet  ouvrage  sera  plus  accessible  au 
grand  nombre  des  lecteurs  j  et  nous  nous  en  réjouissons.  Les  nations 
d'origine  latine  sont  généralement  trop  peu  soucieuses  des  idiomes  du 
Nord;  mais,  par  compensation,  les  hommes  instruits  parmi  les  popu- 
lations germaniques  sont  beaucoup  moins  exclusifs,  et  peuvent  lire 
sans  peine  un  texte  rédigé  en  langue  française.  Ainsi ,  le  livre  de 
M.  Mandelgren  sera  facilement  consulté  partout  où  besoin  sera;  et  di- 
sons que  ce  besoin,  utilité  si  l'on  veut  (mais  je  ne  descendrai  pas  jus- 
qu'à curiosilé  toute  pure)  s'étend  à  la  chrétienté  entière. 


BIBLIOGRAPHIE  l-T  REVUE  DE  LA  PRESSE.  559 

On  a  bciiu  faire  scnihlant  de  nous  donner  à  croire  qnc  les  préoccn- 
patlons  actuelles  sont  toutes  pour  l'intérêt  politiqueet  industriel,  pour 
la  richesse  et  le  bien-être ,  Dieu  a  fait  le  cœur  humain  plus  grand  que 
le  but  des  sollicitudes  matérielles,  et  ceux.  (|ui  dirigent  nos  sociétés  ne 
peuvent  s'emptrher  de  paver  quelque  tribut  à  des  aspirations  plus 
hautes.  Lesédilités  d'aujourd'hui  n'oseraient  plus  construire  des  églises 
connue  celles  (jui  grevèrent  les  budgets  des  communes  11  y  a  (juarante 
ou  cincjuante  ans,  et  sur  lesquelles  je  voudrais  que  l'on  eût  gravé  pro- 
fondément le  nom  des  architectes,  pour  le  bon  exemple,  puisque  le 
sup[)llcc  de  la  marque  n'avait  pas  encore  été  abrogé  à  cette  époque. 

Je  ne  veux  certainement  pas  due  que  nous  ayons  réalisé  un  granrl 
art  chrétien;  mais  qui  pourrait  nier  qu'un  pas  énorme  ait  été  franchi, 
et  que  certaines  absurdités  soient  (Dieu  merci  !)  devenues  impossi- 
bles, qui  soulevaient  à  peine  ([uehpies  réclamations  il  y  a  moins  d'un 
demi-siècle?  Les  artistes  et  les  administrateurs  sont  obligés  de  compter 
avec  une  opinion  publique  désormais  moinsendurante.Tel  labrlcien  ne 
se  confesse  pas  encore,  qui  pourtant  sent  très-bien  que  sa  paroisse  ne 
saurait  être  bâtie  sur  le  plan  d'un  théâtre  ou  d'une  station  d'octroi. 
Cela  ne  sautait  pas  aux  yeux  de  la  génération  qui  nous  a  précédés. 

L'art,  —  j'en  demande  pardon  à  ceux  que  cela  pourrait  blesser,  — 
est  comnnmément  un  peu  en  retard  sur  la  marclie  de  ce  qui  l'entoure. 
Jl  ne  se  met  à  l'unisson  de  la  société  que  quand  le  goût  général  est  de- 
venu impérieux  et  repousse  décidément  tout  ce  qui  ne  répond  pas  à  un 
besoin  profondément  répandu.  Quelques  hommes  d'élite  seulement  se 
sentent  vibrer  avant  les  autres,  comme  ce  colosse  de  IMennion  qui  ré- 
sonnait aux  premiers  ravons  del'aurore.Ceuxfjueràge,  l'éducation,  ou 
le  caractère  rangenl  dans  des  situations  moins  accessibles  aux  premiers 
effets  du  jour  qui  gramht  ne  viennent  qu'à  la  suite;  ou  bien  ils  eonli- 
nuent,  sans  le  savoir,  à  reproduire  des  accents  surannés.  Parfois  même 
ces  demeurants  d'un  autre  âge  arrivent  à  ne  plus  comprendre  pourquoi 
ils  détonnent  ;  ils  ignorent  que  le  diapason  a  changé  autour  d'eux,  et 
répètent  par  habitude  de  chants  dont  la  tonalité  ne  va  plus  à  aucime 
oreille.  On  s'v  arrête  un  Instant,  comme  à  (pielque  chose  d'étrange  qui 
vous  a  surpris;  mais  la  désuétude  fait  bientôt  (ju'on  s'en  détourne 
comme  d'une  énigme  trop  compli(|uée.  L'art  étant  surtout  destiné  à 
plaire,  à  satisfaire  uu  sentiment  (jui  cherche  son  expression,  il  ne 
peut  vivre  sans  répondre  à  des  tendances  du  cœur  humain,  ei  nous  sa- 
vons que  le  cœur  humain  est  singulièrement  modifié  par  ce  qui  l'en- 
toure. Un  pende  convenu  entre  d'ordinaire  dans  ses  appréciationç, 
et  c  est  ce  qui  fait  qu'une  nation,  une  épo([ue,  une  civilisation  entend 
le  beau  tout  autrement  qu'une  aulrc.  Chacune  d'elles  le  cherche  et 
lâche  de  le  saisir,  en  pressentant  vaguementee  qu'il  devrait  être;  mais 


560  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

l'inexpérience  technique,  ou  des  préjugés  d'iiabitude,  font  que  l'on  se 
tient  poui'  satisfait  ici  de  ce  qui  là  sera  jugé  presque  ridicule. 

Les  études  récentes  ont  eu  cela  de  bon  qu  elles  nous  apprennent  à 
n'être  plus  si  dédaigneux  qu'on  l'était  jadis  pour  ce  qui  dépayse  ; 
ou  plutôt  elles  nous  empêchent  précisément  d'être  dépaysés  à  la  ren- 
contre de  formes  que  nos  devanciers  auraient  à  grand'peine  déclarées 
curieuses.  Les  musées,  les  voyages,  les  pul)lications  modernes,  nous 
familiarisent  chaque  jour  avec  ce  qui  était  insolite  pour  nos  pères;  et 
nous  comprenons  insensiblement  qu  une  certaine  beauté  n'est  pas  né- 
cessairement absente  des  objets  produits  dans  d'autres  conditions  que 
celles  qui  entouraient  notre  enfance. 

Je  ne  m'oppose  point  à  l'assertion  de  ceux  qui  appelleront  cela 
progrès  (surtout  en  fait  d'histoire)  ;  je  m'accorderais  mieux  toutefois 
avec  qui  dirait  que  c'est  une  richesse  A' outillage  d'où  le  progrès  peut 
sortir,  si  Dieu  permet  qu'on  en  fasse  bon  emploi.  En  quoi  il  nous 
faudrait  que  quelque  habile  homme  donnât  une  puissante  initiative 
qui  nous  évitât  de  prendre  goût  au  chaos. 

C'est  que  nos  provisions  de  documents  sur  l'art,  tel  que  l'ont  fait 
éclore  divers  cieux,  risquent  de  nous  conduire  ou  à  des  imitations 
plates  qui  ne  seraient  que  des  calques  plus  ou  moins  adroits,  ou  vers 
mi  éclectisme  de  pur  calcul  qui  se  résoudrait  en  pastiches  habiles 
(peut  être)  sans  vie.  Cela  pourrait  suffire  au  passe-temps  désœuvré  des 
amateurs,  ou  de  quelque  professeur  mêmej  ce  ne  serait  pas  un  art 
vrai  qui  eîit  de  la  durée.  Si  Dieu  permet  que,  dans  notre  débâcle,  bon 
nombre  de  cœurs  élevés  viennent  jamais  au  point  de  s'entendre,  il  en 
devra  sortir  un  concert  où  l'art  ne  peut  manquer  d'intervenir  par  la 
force  des  choses  ;  et  pour  m'en  tenir  à  ce  qui  importe  le  plus,  il  naîtra 
un  art  chrétien,  que  le  monde  réclame  pour  exprimer  la  seule  unité 
humaine  qui  soit  possible  désormais.  Je  ne  crois  guère  aux  autres,  ou 
je  les  soupçonne  fort  de  ne  promettre  que  des  groupements  animaux 
à  la  façon  des  vols  de  vautours  ou  des  troupeaux  momentanés  de 
loups  et  de  chacals  pour  une  curée  abondante. 

Le  Père  qui  est  dans  le  ciel,  ayant^ai^  les  nations  guérissables^  j  é- 
prouve  le  besoin  de  compter  que  nous  reverrous  un  art  chrétien  encore 
une  fois.  Cène  sera  point  le  langage  d'une  époque  précédente  ;  chaque 
âge  parle  à  sa  manière,  ou  ce  ne  serait  que  de  l'artifice,  et  non  pas  une 
expression  spontanée  qui  parte  du  cœur.  Pour  réaliser  cet  couvre,  il 
faut  qu'on  se  puisse  dire  :  Credldi  propter  quod  locutus  sum.  La  société 
n'y  poussera  probablement  plus  avec  ce  grand  ensemble  qu'a  vu  li- 
moyen  âge  ,•  mais  qu'il  nous  soit  accordé  quelques  esprits  de  haut  vol 
en  qui  se  reflète  ce  que  l'Évangile  nous  a  laissé  de  lumière  dispersée, 
la  forme  viendra,  et  on  l'appréciera  bientôt. 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE.  564 

M.  Arv  Schcffer  désirait  évidemment  recevoir  cette  espèce  d'au- 
réole, et  plusieurs  tentatives  timides  de  M.Paul  Delaroclie  annoncent 
que,  sur  ses  derniers  jours,  il  voyait  là  le  but  d'une  helh;  and)ition  sans 
oser  y  aspirer  tout  à  fait.  M.  Ingres,  malgré  son  grand  âge,  a  derniè- 
rement laissé  voir  qu'il  ne  regretterait  pas  d'avoir  quelque  point  de 
contact  avec  Giolto  et  les  précurseurs  de  Raphaël.  Ce  sont  là  des  in- 
dices dont  il  est  permis  de  tenir  grand  conqite,  si  l'on  porte  ses  regards 
vers  l'avenir  avec  quelque  volonté  d'espérer. 

Parmi  nos  peintres  actuels,  un  seul  juscju'à  présent  a  rencontré  cette 
bonne  fortune  de  débuter  avec  éclat  par  la  peinture  murale  dans  les 
églises,  et  de  se  voir  comme  enfermé  dans  une  si  belle  carrière  par  la 
commande  successive  de  grandes  œuvres.  Sur  cette  route,  M.  Hippo- 
lyte  Flandrin  a  compris  chaque  jour  davantage  que,  sans  faire  préci- 
sément de  l'archéologie,  on  pouvait  puiser  utilement  aux  sources  du 
moven  àse  latin  etjirec.  Ill'a bien  montré,  surtout  à  Saint-Germaindes 
Prés,  par  exenq^le  dans  sa  Crèche  de  BetJiléem,  où  la  pureté  de  la 
forme  revêt  délicieusement  un  naïf  programme  du  xn*  siècle.  Cela  est 
pour  ainsi  dire  transfiguré,  mais  le  point  de  départ  n'est  pas  dou- 
teux. Ce  n'est  pas  M.  Flandrin,  j'en  suis  sûr,  qui  serait  étonné  d'en- 
tendre dire  que  l'artiste  chrétien  aura  beaucoup  à  profiter  dans  les 
sculptures  et  les  peintures  de  nos  vieilles  cathédrales,  des  émaux  ou 
des  manuscrits  liturgiques. 

Mais  les  renseignements  sur  cet  ordre  de  faits  n'ont  pas  encore  cou- 
tume d'occuper  beaucoup  de  place  dans  les  portefeuilles  des  artistes, 
qui  sauraient  à  peine  où  les  chercher.  Réellement,  il  ne  leur  est  pas 
souvent  aisé  de  réunir  les  grands  ouvrages  où  leurs  informations  se 
renouvelleraient.  Quand  la  fortune  leur  arrive,  ils  ont  fixé  la  route  par 
où  ils  prétendent  maintenir  la  vogue,  et  ne  veulent  plus  risquer  le 
succès  quelconque.  De  conseils,  d'ailleurs,  ils  n'en  ont  guère,  si  ce 
n'est  ceux  des  marchands  qui  débitent  aux  riches  amateurs  les  produits 
de  la  peinture  et  de  la  scul[)ture,  et  peuvent  dire  ce  qui  est  de  place- 
ment. De  la  sorte,  où  voulez-Nous  qu'un  peintre  ou  un  statuaire,  avec 
ses  traditions  d'atelier,  se  renseigne  sur  les  sources  vives  qiii  peuvent 
féconder  un  champ  nouveau?  comment  saura-t-il  ce  qui  doit  remuer 
dans  les  cœurs  une  fibre  oubliée?  Et,  cela  étant,  il  se  traînera  commeà 
coup  sûr  dans  des  voies  destinées  à  être  abandonnées  demain.  Or,  nous 
sommes  plus  chrétiens,  et  moins  romains  ou  grecs  qu'il  ne  nous  plaît 
de  le  dire;  ainsi  l'avenir  de  l'art,  malgré  les  trouvailles  modernes,  est 
bien  plus  dans  lésâmes  que  dans  les  exhumations  antiques  dont  la  va- 
leur est  grande  pourtant. 

Cela  siguific-t-il  qu'on  trouvera  dans  la  publication  de  M.  Mandel- 

gren  tout  ce  qui  peut  renouveler  1  art  de  la  peinture  nuirale  pour  nos 
1»  ^^K> 


562  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

églises,  el  renseigner  complètement  les  artistes  sur  les  données  qui 
doivent  agrandir  leurs  vues?  Non;  mais  parmi  les  livres  modernes, 
celui-ci  semble  offrir,  sous  un  prix  absolument  abordable,  un  grand 
nombre  de  documents  que  nous  pouvions  à  peine  espérer.  L'auteur 
doit  avoir  rêvé,  si  je  ne  me  trompe,  une  collection  bien  autrement 
complète  que  celle  dont  nous  lui  sommes  redevables  jusqu'à  présent. 
Mais  en  arrivant  à  la  pratique,  il  faut  souvent  rabattre  beaucoup  des 
projets  qui  nous  avaient  bercés  dans  le  cabiiîet.  Les  difficultés  et  les 
frais  de  grandes  planches  exécutées  par  la  chromo-lithographie  sont 
une  lourde  charge  après  les  longs  voyages  où  Ton  avait  rassemblé  ses 
dessins  sans  épargner  sa  peine,  et  les  nécessités  du  calcul  viennent 
refi'oidir  le  premier  enthousiasme.  L'artiste  suédois  aura  donc  recueilli 
bien  des  matériaux  qu'il  lui  a  fallu  trier  au  moment  de  la  reproduction, 
et  qu'il  rései'vesans  doute  pour  le  jour  où  il  aura  vu  si  ces  recherches 
laborieuses  sont  goûtées  du  public.  Pour  le  moment,  il  nous  donne, 
en  quarante  planches  grand  in-folio,  tout  ce  qu'il  a  pu  trouver  de 
peintures  murales  dans  un  bon  nombre  d'églises  suédoises.  11  ne  re- 
monte pas  au  delà  du  xiii^  siècle,  mais  le  faire  de  plusieurs  figures 
annoncerait  parfois  chez  nous  le  xii'','  et  ayant  pu  descendre  jusqu'au 
xvie  siècle,  il  fait  passer  sous  nos  yeux  une  histoire  à  peu  près  complète 
de  cet  art  décoratif  dans  les  Etats  du  Nord,  sous  l'empire  du  christia- 
nisme latin. 

Tout  cela  n'est  pas  chef-d'œuvre;  mais  quelle  moisson  sur  un  ter- 
rain dont  nous  ne  connaissions  absolument  rien  jusqu'aujourd'hui  ? 
Lors  même  que  la  naïveté  s'y  approche  d'une  bonhomie  quelque  peu 
niaise,  il  y  a  beaucovq^  à  profiter  pour  l'imitation  intelligente.  On  y 
Terra,  par  exemple,  que  les  peintres  du  moyen  âge,  lors  même  qu'ils 
avaient  des  vastes  espaces  à  leur  disposition,  ne  tenaient  pas  du  tout  à 
tracer  ce  que  l'on  appelle  aujourd'hui  Ae  grandes  pages.  Ils  divisaient 
les  surfaces  en  cadres  assez  restreints,  multipliant  ainsi  les  sujets  et 
réduisant  chaque  composition  à  quatre  ou  cinq  figures.  Le  lien 
général  de  ces  petits  tableaux  n'est  pas  toujours  très-sensible;  mais 
souvent  ils  sont  dominés  par  l'ensemble  d'une  légende  qui  se  déve- 
loppe dans  ses  diverses  scènes,  par  le  groupement  des  prophètes  qui 
accompagnent  un  fait  saillant  de  l'Evangile,  ou  par  la  corrélation  des 
événements  relatifs  aux  principaux  mystères  du  salut  avec  les  faits 
prophétiques  qui  les  ont  annoncés  dans  l'ancienne  loi.  Ailleurs,  on 
rapprochera  les  divers  saints  honorés  par  les  fondateurs  et  les  fidèles 
d'une  même  église,  sans  viser  à  plus  d'unité  que  celle  du  bon  sens  et 
de  la  pensée  qui  saute  aux  yeux  des  fidèles. 

Le  peintre  cherchait-il  ainsi  à  s'éviter  le  travail  d'une  composition 
grandiose,  ou  voulait-il  faciliter  aux  spectateurs  l'intelligence  de  son 


BIBLIOGRAPIlllî  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE.  663 

œuvre?  Je  crois  qu'il  s'abamlonnaii  tout  bonnement  au  sentiment 
simple  et  vrai  de  ce  que  doit  être  Fart  populaire  :  net,  bref  par  consé- 
quent, et  de  premier  jet,  sans  embarras  possible  pour  rinterprétation. 
Il  recourait  en  outre  à  la  ressource  des  banderoles  parlantes,  et  aux 
Inscriptions  courtes  tirées  de  TÉcrilure  sainte,  des  offices  et  des  vies 
de  saints.  M.  Mandelgren  a  souvent  mis  un  soin  si  scrupuleux  à  cal- 
quer soigneusement  ces  mots  en  partie  effacés  par  le  temps  ou  le 
terrible  badigeon,  que,  dans  le  plus  giand  nombre  des  cas,  on 
est  sûr  de  saisir  la  pensée  primitive.  Comme  c'est  ordinairement  la 
liturgie  ou  la  Vulgale  qui  a  fourni  les  textes,  quelques  expressions  bien 
constatées  mettaient  sur  la  voie  d'un  complément  indubitable  pour 
celui  qui  connaît  le  bréviaire,  le  missel,  la  Bible;  c'est  ainsi  qu'on  y 
retrouve  le  Te  Deiini^  le  Credo,  les  textes  appliqués  à  la  très-sainte 
Vierge  par  la  tradition,  etc. 

Outre  cet  intérêt  d'art,  de  théologie  et  d'histoire  eccléslastiqiie, 
ces  représentations  offrent  aussi  un  attrait  de  curiosité  par  certains 
côtés  tout  nouveaux  pour  nous,  à  cause  du  cachet  Scandinave  de  plu- 
sieurs détails.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les  faits  ou  les  attributs  qui 
caractérisent  quelques  saints  du  Nord  presque  ignorés  chez  nous;  il  y 
a,  par  exemple,  cette  légende  bizarre  et  malicieuse  du  diable  subor- 
nant la  femme  de  Noé  pour  saisir  le  secret  de  rarche  et  s'y  mettre  à  l'a- 
bri pendant  le  déluge.  Je  ne  connaissais  point,  dans  nos  contrées,  cette 
drôle  d'invention  populaire  ;  il  se  peut  néanmoins  qu'elle  fût  arrivée  aux 
oreilles  de  rarchiteeie  ou  du  statuaire  qui  a  déterminé  le  programme 
de  la  fontaine  du  nouveau  pont  Saint-Michel  à  Paris.  On  s'expliquerait 
mieux  ainsi  pourquoi  il  a  fait  précipiter  le  démon  dans  l'eau,  ou  à  peu 
près.  Mais  les  Parisiens,  n'étant  pas  Scandinaves,  peuvent  alléguer 
quelque  excuse  s'ils  ne  comprennent  pas  bien  cette  espièglerie  archéo- 
logique. Désormais,  grâce  à  M.  Mandelgren,  ils  sauront  à  quoi  s'en 
tenir,  ou  ce  ne  sera  du  moins  pas  ma  faute,  puisque]  apporte  de  si  loin 
le  mot  de  l'énigme  à  mes  compatriotes. 

L'empereur  Napoléon  III  a  bien  voulu  accepter  la  dédicace  du  beau 
livre  publié  par  M.  Mandelgren,  et  nous  savons  que  des  appréciateurs 
extrêmement  compétents  avaient  salué  avec  joie,  pressé  même  de 
leurs  vœux  l'accomplissement  de  la  tâche  que  l'artiste  suédois  s'était 
com'ageusement  imposée.  Cet  ensemble  de  témoignages  fait  honneur 
à  notre  époque  autant  qu'à  celui  qui  les  a  obtenus.  Toutefois,  parmi 
les  pl.rascs  écrites  à  ce  sujet,  il  en  est  que  je  ne  transcrirais  pas  sans 
quelque  modification.  Tel  a  dit,  par  exemple  :  •«  Il  inq)orte  que  la 
Suéde  soit  enfin  connue  comme  nous  connaissons  l'Angleterre,  l'Alle- 
magne et  la  France.  -  Maintenant  que  le  grand  travail  de  M.  Mandel- 
gren est  arrivé  à  sa  fin,   et  lui  procurera  sans  doute  assez  d'encoura- 


564  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

gements  pour  le  décider  à  vider  ses  cartons  de  voyages,  nous  serions 
tenté  d'écrire  :  "  Il  importe  que  la  France  soit  enfin  connue  comme  nous 
connaissons  la  Suède.  «  A  ne  parler  que  de  peintures  murales,  le  Poitou 
seul  suffirait  presque  à  égaler  la  récolte  des  Monuments  scandinaues;  et 
ceux  qui  n'en  connaissent  que  Saint-Savin  se  trompent  fort,  s'ils  pen- 
sent que  c'est  là  tout.  Or,  non-seulement  il  en  existe  ailleurs  dans  cette 
province  (pour  ne  citer  que  celle-là),  mais  on  les  a  recueillies  depuis 
plusieurs  années.  Du  reste,  celui  qui  a  fait  cette  collection  patriotique 
ne  m'a  point  chargé  de  le  pousser  dans  le  monde  ;  et  c'est  bien  fait  à 
lui,  car  j'entends  fort  mal  le  métier  de  solliciteur.  Il  me  semble  pour- 
tant que  quand  un  homme  aussi  casanier  que  moi  a  pu  avoir  l'accès 
de  ce  curieux  dépôt,  ce  serait  grand  dommage  qu'il  n'en  fût  rien 
arrivé  jusqu'aux  oreilles  de  ceux  qui  peuvent  rendre  praticables  pa- 
reilles entreprises  en  les  faisant  parvenir  à  la  connaissance  de  l'empe- 
reur. On  disait  jadis  :  «  Si  le  roi  le  savait  !  »  Pour  moi,  je  dis  simple- 
ment ce  que  j'ai  vu  de  la  Scandinavie  et  du  Poitou.  Je  loue  vivement 
ce  que  nous  connaissons  mauitenant  de  l'art  éclos  jadis  dans  la 
Scandinavie  catholique  ;  et  je  regrette  ce  que  nous  ignorons  encore 
des  œuvres  de  nos  pères,  dont  je  n'ai  cité  qu'un  échantillon.  Un  peu 
de  patriotisme  ne  doit  rien  gâter  dans  les  éloges  que  nous  donnons  à 
autrui;  pas  plus  que  la  justice  rendue  aux  étrangers  ne  doit  nous  faire 
oublier  nos  propres  trésors,  menacés  d'un  anéantissement  chaque 
jour  plus  probable. 

Gh.  Cahier. 


MÉMOIRES  HISTORIQUES  SUR  LES  MissiOiNS  DES  ORDRES  RELIGIEUX,  et  Spécialement 
sur  les  questions  du  clergé  indigène  et  des  rites  malabares,  d'après  des  documents 
inédits,  par  le  P.  J.  Bertrand,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  missionnaire  du  Maduré. 
2*  édition.  Paris,  Brunet,  1862. 

Personne  n'ignore  les  difficultés  qui  s'élevèrent  à  la  naissance  du 
christianisme,  lorsque  Juifs  et  Gentils  se  rencontrant  pour  la  première 
fois  au  sein  d'une  même  Eglise,  il  fallut  les  assujettir  à  une  même  loi, 
à  unemême  discipline,  sans  blesser  l'esprit  national,  et  sansexigerdes 
uns  ni  des  autres  le  sacrifice  des  usages  civils  ou  religieux  qui  n'é- 
taient pas  rigoureusement  incompatibles  avec  la  profession  de  la  foi 
chrétienne.  Quand  les  missionnaires  des  trois  derniers  siècles  fondèrent 
les  chrétientés  de  la  Chine,  de  l'Inde  et  du  Japon,  ils  se  trouvèrent  na- 
turellement en  présence  de  difficultés  semblables  :  on  ne  s'étonnera 
pas  qu'ils  aient  été  sujets  à  des  dissentiments  auxquels  n'avait  pas 
échappé  le  collège  apostolique.   Peu  à  peu,  grâce  aux  décisions  tou- 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 


ODJi 


jours  mesurées  du  saînt-siége,  grâce  aussi  à  rexpérience,  qui  devait 
dissiper  bien  des  nua<;es,  une  pratique  uniforme  s'est  établie,  et  il  serait 
aujourd'hui  bien  difficile  de  signaler  de  notables  divergences  dans  la 
conduite  des  missionnaires  qui  évangéllsent  une  même  contrée. 

Est-ce  à  dire  que  le  jour  se  soit  fait  dans  tous  les  esprits,  en  Eiirope 
aussi  bien  qu'en  Chine?  Non,  assurément;  et  notamment  en  France, 
souvent  sous  l'inspiration  du  zèle  le  plus  pur,  mais  d'un  zèle  égaré  par 
les  préjugés  d'une  autre  époque,  on  a  vu  de  temps  à  autre  renaître  des 
controverses  que  Ton  aurait  cru  à  jamais  éteintes. 

L'intérêt  qui  s'attache  aux  pages  où  le  P.  Bertrand,  avec  une  pleine 
compétence,  traite  des  rites  malabares,  des  rites  orientaux,  du  clergé 
indigène,  etc.  ,  n'est  donc  pas  un  intérêt  purement  rétrospectif.  Pour 
justifier  l'insistance  de  l'ancien  supérieur  delà  Mission  du  Maduré  à 
revenir  sur  ces  questions  deux  ou  trois  fois  séculaires,  il  suffirait  de 
citer  certains  ouvrages  de  feu  Mgr  Luquet,  évêque  d'IIésebon,  certains 
passages  d'une  remarquable  Histoire  de  t  P^glise  qui  est  dans  les  mains 
de  tous  les  catholiques,  etc.  Veut-on  un  exemple  encore  plus  récent? 
Voici  ce  que  nous  lisions  tout  dernièrement  dans  une  des  notices  pu- 
bliées à  l'occasion  de  la  canonisation  des  martyrs  du  Japon  : 

"  L'histoire  impartiale...  se  doit  à  elle-même  de  ne  point  jeter  de 
voile  sur  les  fautes  des  missionnaires.  Ce  qui  manqua  à  l'Eglise  japo- 
naise, ce  fut  un  clergé  national.,.  Si  des  prêtres  sécuHers,  des  cure's 
indigènes  et  à  demeure,  des  séminaires  selon  les  prescriptions  du  con- 
cile de  Trente,  si  surtout  un  certain  nombre  d'évêqnes  eussent  été  dis- 
séminés parles  îles,  le  clergé  se  fût  renouvelé...  Cette  Eglise  aurait 
prolongé  la  lutte  pendant  de  U)ngues  anné<'s  en  attendant  des  jours 
meilleurs.  Telle  était  la  pratique  des  premiers  apôtres. ..  Au  lieu  de 
cela,  le  clergé  séculier  se  bornait  à  sept  prêtres  au  eonnnencement  delà 
persécution,  après  soixante  ans  de  prospérité  religieuse',  » 

Le  pieux  auteur  n'y  a  pas  songé  :  si  son  jugement  devait  être  celui 
de  l'histoire,  il  y  aurait  eu  de  quoi  causer  quelque  tristesse,  au  milieu 
de  cette  belle  fête,  aux  frères  et  aux  héritiers  des  glorieux  martyrs  dont 
il  racontait  les  combats  et  dont  il  célébrait  le  triomphe.  Mais  il  avait 
sous  les  veux  \ Histoire  universelle  d>'  f  Eglise  cntholiqnc ,  de  l'abbé 
Rohrbacher,  ouvrai^e  assurément  très-reeommandable,  le  meilleur 
même,  à  tout  prendre,  (jui  ait  été  composé  en  notri"  langue  sur  ce  ma- 
gnifique sujet,  et  il  a  puisé  à  cette  somee  avec  une  confiance  un  peu 
trop  aveugle.   Nous  retrouvons,   dans   les  lignes  qu'on  vient  de  lire, 


'  Lv$  Martyrs  du  Japon.  Histoire  des  vinî^l-six  martyrs  canonisés  par  Pie  IX, 
et  aperçu  gênerai  sur  le  chrisliiiiiisrae  au  J.ipon,  pur  J.  M.  de  \illefriincho.  Paris, 


566  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

non-seulement  la  pensée,  mais  même  les  expressions  de  l'abbé  Rolir- 
bacher  j  pourquoi  ne  répondrions-nous  pas  à  ce  dernier?  LeR.  P.  Ber- 
trand nous  rend  cette  tâche  on  ne  peut  plus  facile.  Si  nous  ne  profitions 
de  cette  occasion,  qui  sait  ?  le  nouvel  historien  des  martyrs  du  Japon 
ferait  peut-être,  à  son  tour,  autorité  pour  quelque  autre.  Voilà  com- 
ment les  opinions  prennent  crédit,  et  nous  en  pourrions  citer  un  cer- 
tain nombre,  aujourd'hui  très-répandues,  qui  n'ont  jamais  eu  de  fon- 
dement phis  solide. 

On  croit  donc  devoir  reprocher  aux  missionnaires  du  Japon  de  n'a- 
voir pas  improvisé  dans  ces  royaumes  une  Eglise  organisée  de  toutes 
pièces,  avec  ses  prêtres  séculiers^  ses  curés  indigènes  et  a  demeure,  ses 
séminaires  et  surtout  ses  évéqites  ;  que  de  questions  à  résoudre  cepen- 
dant avant  d'avoir  le  droit  de  regarder  un  pareil  reproche  comme  fondé  ! 
Ce  qu'on  demande  là,  d'abord,  était-il  su  pouvoir  des  missionnaires? 
est-il  bien  vrai  qu'ils  négligèrent  la  formation  du  clergé  indigène  ?  et 
puis,  lorsqu'on  appuie  sur  la  formation  des  prêtres  séculiers,  s'imagine- 
t-on  que  les  prêtres  indigènes  cessent  de  l'être  en  devenant  religieux? 
Yoyons  donc  un  peu  à  quel  point  de  son  développement  en  était  l'E- 
glise du  Japon,  lorsque  la  persécution  vint  renverser  de  si  belles  espé- 
rances; et  peut-être  qu'alojs  il  nous  sera  plus  facile  d'absoudie  ceux 
qui  avaient  fondé  cette  Eglise  et  qui  l'ont  arrosée  de  leur  sang. 

La  mission  du  Japon  commence  vers  i55o,  et  la  persécution  de 
Taïcosama  s'ouvre  vers  iSph';  ce  qui  fait  bien  moins  de  soixante 
années,  et  ces  années-là  ne  furent  pas  non  plus,  comme  on  le  prétend, 
une  ère  de  prospérité  religieuse  exempte  de  toute  persécution.  Donc, 
on  aurait  voulu  qu'en  moins  de  cinquante  ans  un  clergé  indigène  eût 
été  formé,  avec  ses  curés  à  demeure,  ses  évêques,  ses  séminaires. 
Pourrait-on  nous  citer  dans  tout  le  moyen  âge  (car  on  n'a  pas  craint 
d'invoquer  la  pratique  constante  du  moyen  âge),  une  seule  Eglise  ainsi 
constituée  en  cinquante  ans  au  sein  de  l'idolâtrie?  Au  contraire,  com- 
bien d'Eglises  qui,  pendant  un  et  plusieurs  siècles,  ne  présentèrent  que 
quelques  prêtres  étrangers  aux  prises  avec  des  obstacles  de  tout  genre'  ! 
Aujourd'hui  les  chrétientés  de  la  Chine,  du  Tong-king,  de  la  Cochin- 
chine,  de  l'Inde,  comptent  non  pas  soixante  ans,  mais  deux  siècles 
d'existence;  plusieurs  d'entre  elles  ont  l'avantage  d'être  administrées 
,par  des  prêtres  séculiers  depuis  cent  quatre-vingts  ans;  combien  s'en 
trouve-t-il  qui  soient  capables  de  se  suffire  à  elles-mêmes,  capables, 
avec  leur  seul  clergé  indigène,  de  braver  des  persécutions  semblables  à 
celles  qu'essuya  au  xvi'^  siècle  l'Eglise  du  Japon  ?  Personne  n'en  discon- 
viendra :  pas  une. 

*  V.  Mémoires^  p.  208-211- 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE.  567 

Et  les  apôtres,  objecte-t-on,  les  apôtres  ue  confièrent-ils  pas  à  des 
prêtres  indigènes  les  Eglises  qu'ils  avaient  fondées?  Assurément  :  et  Ton 
ne  voit  pas  même  comment  ils  auraient  pu  s'y  prendre  autrement  pour 
fonder  les  premières  Eglises.  Mais  tout  était  miraculeux  dans  ce  premier 
établissement  du  christianisme,  tout  sortait  des  règles  ordinaires.  Et 
puis  la  Providence  avait  préparé  aux  apôtres,  par  l'extension  de  l'em- 
pire romain  et  des  sciences  de  la  Grèce,  une  civilisation  tout  autre  (jue 
celle  de  l'extrême  Orient.  Mais,  chose  remarquable  !  là  où  ils  ne  ren- 
contrèrent pas  cette  même  civilisation,  ils  agirent  différemment.  Saint 
Jérôme,  Théodoret,  Eusèbe,  nous  parlent  des  Huns,  des  Scythes,  des 
Hircaniens,  des  Germains,  des  Bretons,  etc.,  convertis  à  la  foi  dès  les 
temps  apostoliques,  et  nous  cherchons  en  vain,  parmi  ces  peuples,  la 
succession  d'un  clergé  indigène  qui  remonte  jusqu'aux  apôtres. 

On  voudra  peut-être  mettre  les  Japonais  hors  de  la  loi  commune,  et 
l'on  alléguera  leurs  vertus  héroïques  et  leur  constance  dans  la  persé- 
cution. Croyons  que  les  missionnaires  du  Japon  étaient  encore  plus  à 
même  que  nous  d'envisager  les  choses  sous  leur  vrai  jour  et  voyons 
enfin  ce  qu'ils  tirent. 

La  mission  est  fondée  en  i55o,  et  bientôt  après  les  missionnaires 
demandent  à  Rome  un  évêque,  afin  (notez  ceci)  quil  puisse  ordonner 
des  prêtres  du  pa/s. 

Un  évêque  est  nonnné  en  i556;  car  les  choses  alors  n'allaient  pas 
aussi  vite  qu'aujourd'hui  et  l'on  ne  connaissait  pas  encore  l'usage  de  la 
vapeur.  Cet  évêque,  le  P.  Oviédo,  fut  retenu  pour  la  mission  d'Ethio- 
pie, et  son  success^r,  le  P.  Carnéro,  mourut  avant  d'arriver  au  terme 
du  voyage.  Le  P.  Valignani  réclame  de  nouveau  un  évêque,  et  en  1 585 
il  renouvelle  ses  instances  de  concert  avec  les  ambassadeurs  japonais. 
En  I J91,  le  saint-siége  nomme  le  (juatiième  évêque  du  Japon.  Qu  a- 
vaicnt  fait  les  missionnaires  pendant  ce  laps  de  temps i'  avaient-ils, 
oui  ou  non,  préparé  les  éléments  du  clergé  indigène?  Voici  où  les 
choses  en  étaient  : 

En  ijSo,  le  P.  Valignani,  avec  tous  les  missionnaires,  décidait  que 
les  jésuites  japonais  recevriuent  nue  éducation  complète,  telle  qu'on  la 
donnait  dans  les  collèges  de  la  Compagnie  en  Europe,  et  seraient  traités 
en  tout  sur  le  pied  des  pères  européens.  Le  catalogue  de  i588  porte 
quarante-six  jésuites  japonais,  dont  quarante-quatre  se  préparaient  au 
sacerdoce,  qu'ils  ne  pouvaient  recevoir  avant  l'arrivée  d'un  évêque. 
Le  catidogue  de  i6o3  nous  montre  trois  cents  séminaristes,  et  cent 
quatre-vingt  dix  jésuites,  parmi  lesquels  on  compte  un  grand  nombre  de 
Japonais,  tout  cela  malgré  la  persécution  (|ui  désolait  ces  chrétientés  et 
dis[)ersait  missionnaires  et  séminaristes.  Le  quatrième  évêque  du  Japon, 
Pierre  Martine?.,  arrivé  en  iSpj,  avait  troiné  la  mission  en  prt)ic  à'ia 


568  -BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

tempête,  qui  l'emporta  lui-même  loin  de  son  troupeau;  et  le  cinquième, 
Louis  Serqueira,  entréau  Japon  vers  Tan  1600,  fut  le  premier  qui  put 
s'y  fixer.  A  cette  époque  commence  le  clergé  indigène,  et  dès  1607 
nous  voyons  sept  paroisses  confiées  à  des  prêtres  indigènes  à  poste  fixe. 
Tels  sont  les  faits;  ils  suffisent,  ce  semble,  à  justifier  les  missionnaires 
du  Japon.  Si  l'histoire  avait  été  consultée  avec  plus  d'attention,  jamais 
on  n'aurait  fait  peser  de  si  graves  accusations  sur  ces  ouvriers  évangé- 
liques  dont  le  vœu  le  plus  ardent  était  sans  doute  de  fonder  une  œuvre 
durable  et  de  ne  pas  voir  périr  le  fruit  de  leurs  travaux. 

Qu'on  veuille  l)ien  y  réfléchir  :  ce  n'est  pas  en  médisant  du  passé 
que  l'on  assurera  le  succès  de  l'apostolat  moderne.  Certes,  nous  dispo- 
sons aujourd'hui  de  ressources  inappréciables,  et  la  France  paraît 
appelée  à  exercer  une  influence  prépondérante  sur  le  sort  de  ces  loin- 
taines chrétientés.  Mais  la  justice  rendue  aux  anciens  missionnaires 
n'enchaînerait  pas  notre  zèle,  et,  grâce  à  ce  sentiment  honorable, 
nous  saurions  peut-être  mieux  profiter,  pour  la  plus  grande  gloire  de 
Dieu,  des  exemples  que  nous  ont  légués  ces  illustres  devanciers. 

Ch.  Daniel. 


NOUVELLES  LITTÉRAIRES. 

M.  Labrune,  archiprêtre  d'Aubusson,  est  auteur  d'un  excellent  ou- 
vrage de  controverse  dont  voici  le  sujet  : 

La  paroisse  d'Ambazac,  dans  le  diocèse  de  Limoges  (paroisse  de 
trois  mille  trois  cents  âmes),  s'était  donnée  presque  tout  entière  au 
protestantisme.  Le  conseil  de  l'évéché  jugea  nécessaire  d'y  envoyer  uu 
prêtre  zélé  et  instruit  qui  fïit  capable  d'arrêter  ce  mouvement  de  dé- 
fection qui  menaçait  de  gagner  les  paroisses  voisines.  Le  choix  se 
fixa  sur  M.  Labrune.  Le  nouveau  pasteur  se  présente  à  ses  ouailles; 
sept  ou  huit  personnes  à  peine  assistent,  le  dimanche,  à  sa  prise  de  pos- 
session. Cependant  une  réception  si  peu  chaleureuse  ne  retroidit  point 
le  zèle  de  l'apôtre.  Après  s'être  instamment  recommandé  à  la  sainte 
Vierge  dans  un  pèlerinage  où  cinq  ou  six  femmes  seulement  avaient 
osé  le  suivre,  il  se  met  courageusement  à  l'œuvre,  visite  une  à  une 
toutes  les  maisons,  provoque  une  conférence  publique  avec  le  ministre, 
discute  en  chaire  et  dans  ses  visites  aux  paroissiens  tous  les  points 
controversés,  et,  auboutde  trois  ans  de  luttes,  de  fatigues,  d'avanies, 
de  diseussions,  de  peines  sans  nombre,  il  a  le  bonheur  de  voir  tous 
ses  paroissiens,  moins  un,  rentrer  dans  le  giron  de  l'Eglise.  L'ouvrage 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE.  b69 

qu'il  a  publie,  sous  le  titre  de  Mystères  de  In  campagne,  est  l'histoire 
très-exacte  et  très-piquante  do  ses  controverses.  Cette  histoire  a  tout 
l'intérêt  d'un  roman;  elle  offre  de  plus  l'inappréciable  avantage 
d'instruire  solidement  les  fidèles,  de  réfuter  avec  vigueur  et  concision 
les  adversaires  de  la  doctrine  catholique,  et  d'encourager  dans  leur 
laborieux  apostolat  les  pasteurs  des  âmes  journellement  aux  prises 
avec  l'ignorance  et  l'hérésie. 

M.  Labrune  avait  déjà  fait  paraître  un  autre  opuscule  intitulé  : 
Rènonse  d'un  campagnard  à  un  ministre  protestant^  sur  cette  ques- 
tion :  Qui  trompe  le  peuple?  Le  raisonnement  en  est  serré  et  l'argu- 
mentation péremptoire.  La  troisième  édition  est  en  vente. 

—  Histoire  de  l'Empire  romain^  ai^ec  une  introduction  sur  l' histoire 
romaine,  par  M.  Laurentie.  4  vol.  in-8°.  Paris,  Lagny. 

«  On  a,  de  nos  jours,  beaucoup  écrit  sur  l'histoire,  chose  aisée 
lorsqu'on  n'a  pas  le  temps  d'écrire  l'histoire.  »  M.  Laurentie  a,  plus 
que  beaucoup  d'autres,  le  droit  de  flétrir  cet  abus;  il  est  du  petit 
nombre  de  ceux  qui  écrivent  l'histoire,  parce  qu'il  s'est  préparé  à 
cette  tâche  par  de  longues  et  consciencieuses  études.  Avant  de  re- 
tracer l'histoire  de  l'empire  romain,  l'estimable  et  savant  auteur  a  fait 
et  publié  des  Etudes  sur  les  historiens  latins  (i  vol.  in-S",  a*' édit.). 
Il  s'est  rendu  compte  de  la  manière  propre  à  chacun  d'eux  au  point 
de  vue  littéraire  et  moral;  il  les  a  soumis  à  l'examen  d'une  critique 
sérieuse.  Après  ce  premier  travail  sur  les  anciens,  et  avec  l'expérience 
acquise  en  quarante  années  de  polémique,  M.  Laurentie  a  étudié  les 
modernes  qui  ont  eVrit  sur  l'histoire  de  Rome  ;  il  s'est  assimilé  ce 
qu'ils  avaient  de  bon  et  de  vrai,  et  il  a  répudié  tout  le  reste.  Alors 
seulement  il  a  pris  la  plume  à  son  tour  et  nous  a  donné  son  Histoire 
de  TE  mp  ire  rom  a  in . 

Dans  une  introduction  de  deux  cents  pages,  il  esquisse  d'abord  à 
grands  traits  l'histoire  de  la  républicpie,  et,  sur  plus  d  un  point  impor- 
tant, il  rectifie  quelques  jugements  émis  par  Montescpiieu  dans  son 
célèbre  ouvraire  :  Causes  de  la  Grandeur  et  de  la  décadence  des  lio- 
mains.  Puis  l'auteur  en  vient  à  ce  (pii  fait  l'objet  de  son  livre.  Nos 
liinilcs  ne  nous  permettent  pas  de  le  suivre  dans  un  travail  de  si  longue 
haleine.  Assurément,  nous  n'aurions  rien  de  bien  grave  à  y  reprendre: 
toutauplus  (juelquesappréciationsplusou  moins  contestables. M.  Lau- 
rentie, du  reste,  s'est  souvenu  du  mot  de  Montesquieu  :  Transporter 
dans  les  temps  anciens  les  idées  du  siècle  ou  l'on  vit,  c'est  la  source  la 
plnsféconde  d'erreurs.  Bien  différent  de  tant  d'écrivains  de  nos  jours, 
qui  ne  font  de  l'histoire  qu'au  profit  de  leur  passion  du  moment,  il 
garde  sa  liberté  d'esprit  et  son  impartialité  tout  entière;  d  voit  les 
faits  tels  qu'ils  sont  et  n'y  cherche  pas  la  matière  d'un  [)lai<loyer  en 


570  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

fayeur  d'une  thèse  de  parti.  Ce  qu'il  a  eu  en  vue,  comme  il  le  dit  en 
terminant  son  livre,  c'est  d'éclairer  les  esprits  «  en  les  disposant  à 
tirer  de  Ihistoire  des  leçons  utiles  et  à  bénir  la  religion  divine,  sans 
laquelle  le  monde  expirerait  sous  le  pied  des  tyrans  et  sous  le  fer  des 
bourreaux.  » 

«  L'histoire  de  l'empire,  nous  dit-il  ailleurs,  est  en  quelque  sorte  la 
Providence  rendue  présente  par  le  spectacle  des  humiliations  dues  à 
l'humanité.  »  —  Ces  mots  nous  révèlent  toute  la  portée  de  l'ouvrage. 
L'auteur  est  de  la  grande  école  qui,  avec  saint  Augustin  et  Bossuet, 
considère  dans  les  faits  les  manifestations  de  la  Providence.  L'histoire 
n'est  pas  pour  lui  un  spectacle  fatal,  un  drame  plus  ou  moins  curieux; 
il  en  fait  ressortir  un  haut  enseignement,  une  morale  élevée. 

M  Laurentie  a  su  donner  à  son  récit  un  autre  mérite.  Tout  en 
exposant  aux  yeux  les  hontes  des  mœurs  de  Rome,  sa  plume  est  tou- 
jours décente  et  chaste.  Ainsi  son  livre  ne  saurait  offrir  aucun  dan- 
ger pour  la  jeunesse  ;  et  nous  croyons  qu'il  y  a  peu  d'ouvrages 
historiques  qu'on  puisse  lui  recommander  comme  plus  utiles  que 
celui-ci. 

—  V Education  de  la  première  enfance,  ou  la  Femme  appelée  à  la 
régénération  .sociale  par  le  progrès^  par  M.  Henri  Nadault  de  Buffon. 
Paris,  Ruffet,  1862. 

Voici  encore  un  effort  généreux  pour  ressusciter  parmi  nous  l'esprit 

et  les  traditions  de  famille.  L'auteur  a  mis  la  main  sur  une  plaie  vive 

de  notre  société  ;  il  est  de  ceux  qui  pensent  que  les  désordres  dont 

nous  sommes  témoins  tiennent  moins  encore  aux  vices  de  l'éducation 

secondaire  ou  professionnelle,  qu'à  ceux  qui  se  glissent  dans  cette 

première  éducation  qui  s'accomplit  sous  le  toit  paternel.  La  mère  est 

le  grand  instrument  de  la  formation  de  l'enfant,  dans  ces  années  les 

plus  belles  de  la  vie  et  le  plus  souvent  décisives  pour  le  reste  de 

l'existence.  C'est  donc  à  la  mère  exclusivement  que  ce  livre  s'adresse. 

Il  lui  rappelle  ses  devoirs,  le  but  où  elle  doit  tendre  ;  et  il  lui  indique 

les  écueils  qui  peuvent  faire  échouer  son  œuvre  et  lui  suggère  les 

moyens  à  employer  pour  en  assurer  le  succès.  L'importance  du  sujet 

recommande  suffisamment  l'entreprise.  Ou  pourra,   sans  doute,   ne 

point  partager  toutes  les  idées  du  jeune  écrivain.  Parmi  les  conseils 

qu'il  donne,  ou  trouvera  peut-être  que,  si  la  plupart  sont  marqués  au 

coin  de  la  sagesse  et  de  l'expérience,  plusieurs  procèdent  de  certaines 

manières  de  voir  purement  personnelles  et  un  peu  systématiques.  Il 

serait  difficile  qu'il  en  fût  autrement  dans  un  traité  d'éducation.  Mais 

si  diverses  que  puissent  être  Içs  appréciations  de  détail,  le  jugement 

d'ensemble  ne  saurait  être  que  favorable  A  l'auteur  de  ce  livre.  Nous 

croyons  que  les  jeunes  mères  auront  à  profiter  dans  cette  lecture,  et 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE.  W4 

qu'elle  ne  contribuera  pas  peu  à  leur  donner  l'intelligence  de  la 
grande  tâche  que  leur  assigne  la  Providence. 

—  Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus,  depuis  sa  fondation  jusqù a 
nos  jours ^  par  J. -M .-S.  Daurignac.  Paris,  Ruffet,  1862. 

Ce  livre  a  déjà  obtenu  un  grand  succès.  La  première  édition,  tirée 
à  dix  mille  exemplaires,  a  été  épuisée  en  moins  de  deux  mois,  et  on 
en  prépare  une  seconde.  C'est  un  résumé  succinct  et  intéressant  de 
l'histoire  plus  étendue  publiée  il  y  a  quelques  années  par  M.  Créti- 
neau-Joly.  L'ouvrage  de  celui-ci  a  fourni  lesdocuments,mais  l'abrégé 
nouveau  porte  le  cachet  du  talent  de  son  auteur.  Un  style  simple, 
élégant  et  facile,  une  manière  de  narrer  attachante,  une  mise  en 
scène  qui  jette  le  lecteur  au  milieu  des  événements  et  le  fait  assister 
aux  faits  qu'on  lui  raconte,  ce  sont  là  des  qualités  qui  ne  pouvaient 
manquer  de  rendre  populaire  un  ouvrage  dont  le  fond  lui-même  offre 
des  tableaux  si  variés  et  souvent  si  dramatiques.  L'écrivain  ne  fait  pas 
de  controverse  ;  mais  le  seul  exposé  des  choses  et  la  simple  vérité  du 
récit  sont  une  réponse  péremploire  aux  calomnieuses  accusations  qui 
se  sont  élevées  de  tout  temps  et  sur  tous  les  points  contre  laCompagnie. 

—  Les  Jeudis  de  madame  Charbonneau,  par  M.  A.  de  Pontmartin. 
Paris,  Michel  Lévy,  1862. 

Comment  parler  de  ce  livre  et  comment  nous  en  taire?  Le  bruit 
qu'il  a  excité  à  son  apparition,  l'empressement  avec  lequel  il  a  été 
recherché,  enlevé,  critiqué,  exalté,  dénigré,  tant  de  passions  soule- 
vées pour  et  contre  ne  permettent  ni  le  silence,  ni  une  appréciation 
calme  dont  la  modération  puisse  être  acceptée  des  lecteurs.  En  le 
louant,  nous  craindrions  d'approuver  la  médisance;  en  le  blâmant, 
nous  paraîtrions  vouloir  enlever  aux  défenseurs  des  bons  principes  le 
droit  de  légitime  défense  et  de  justes  représailles.  L'auteur  annonce 
dans  la  seconde  édition  un  travail  de  refonte,  une  rédaction  dcfmitive 
qui  doit  faire  disparaître  les  tons  violents  et  les  personnalités  un  peu 
trop  crues.  Nous  attendrons  que  l'œuvre  ait  revêtu  ces  formes  moins 
offensives  pour  formuler  sur  elle  notre  jugement. 

—  Catéchisme  pratique, nu  Doctrine  chrétienne  en  exemples,  courtes 
e.vplica'/nus,  textes^  paraboles  et  comparaisons,  d'après  le  catéchisme 
du  11.  P.  Déliarbe,  de  la  (^otnpagnie  de  Jésus,  par  Louis  Mehler,  tra- 
duit de  la  (|uatrième  édition  allemande,  par  L.  Schoofs,  curé  du  dio- 
cèse de  Liéire. 

Ceux  qui  ont  l'habitude  .de  faire  le  catéchisme  aux  enfants  savent 
combien  les  histoires  et  les  cxenq^les  attirent  et  fixent  l'attention  de 
leur  jeune  auditoire.  Ils  savent  (pie,  pour  être  compris,  il  est  nécessaire 
de  mettre  la  doctrine  chrétienne  à  la  portée  des  intelligences  par  des 
explications  sensibles,  des  comparaisons  et  des  paraboles.  Nolre-Sei- 


572  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

gneur  lui-même  ne  dédaignait  pas  ce  moyen  d'instruire  les  peuples;  il 
ne  cessait  de  leur  parler  en  images  et  en  paraboles.  Un  ouvrage  ren- 
fermant à  la  fois  une  doctrine  solide  et  de  nombreux  exemples,  comme 
le  catéchisme  pratique  de  M.  L.  Mehler,  ne  pouvait  manquer  d'être 
d'un  grand  secours  pour  ceux  qui  sont  chargés  de  l'instruction  reli- 
gieuse de  la  jeunesse,  et  le  succès  qu'il  a  obtenu  est  une  preuve  de  son 
utilité.  M.  L.  Mehler  a  pris  pour  fond  le  catéchisme  du  père  Déharbe 
de  la  Compagnie  de  Jésus,  lequel  est  actuellement  répandu  dans  toute 
l'Allemagne,  et  dont  les  exphcations  dogmatiques  et  morales  se  dis- 
tinguent par  un  ordre,  un  enchaînement,  une  exactitude,  une  clarté 
admirables.  Il  y  a  ajouté,  article  par  article,  des  exemples  tirés  d'un 
autre  ouvrage  qu'il  avait  déjà  publié  lui-même,  mais  qui  avait  l'incon- 
vénient d'être  beaucoup  trop  volumineux,  et,  par  suite,  trop  cher  pour 
le  grand  nombre.  M.  L.  Schoofs  a  doté  la  Belgique  d'un  excellent 
livre  en  le  traduisant,  et  du  même  coup  il  a  suppléé  au  seul  inconvé- 
nient que  pouvait  avoir  la  mélliodc  adoptée  par  l'auteur.  En  scindant 
le  texte  à  chaque  page  par  des  traits  d'histoire  et  des  exemples  bibli- 
ques, il  était  à  craindre  qu'on  rendît  moins  saisissabie  le  bel  ensemble 
et  le  rigoureux  enchaînement  avec  lesquels  la  doctrine  se  développe 
graduellement  dans  le  catéchisme  du  père  Déharbe.  Pour  empêcher 
cet  effet,  le  traducteur  a  placé  à  la  fin  de  chaque  volume  un  question- 
naire complet  tiré  de  l'ouvrage  même  du  révérend  père,  et  qui  ea 
forme  comme  l'analyse  et  le  sommaire.  Par  ce  simple  exposé,  l'ou- 
vrage de  M.  L.  Schoofs  se  recommande  assez  à  l'attention  des  hommes 
pratiques. 

—  f^ies  des  saints  de  V atelier.  Paris,  Blériot. 

«  Résumer  en  quelques  pages  les  traits  saillants  de  l'histoire  des 
hommes  qui  ont  sanctifié  le  travail  par  la  pratique  des  plus  belles 
vertus,  faire  connaître  et  aimer  aux  classes  ouvrières  des  saints  qui, 
eux  aussi,  ont  connu  les  rudes  labeurs  et  les  travaux  pénibles,  mon- 
trer par  ces  exemples  que  la  sainteté  est  de  toutes  les  conditions  comme 
de  tous  les  temps,  telle  est  l'idée  qui  a  inspiré  cette  publication.  »  Elle 
est  due  à  M.  Ozanam,  que  la  mort  a  trop  tôt  ravi  aux  bonnes  oeuvres. 
Quelques  jeunes  gens  qui  s'intéressent  vivement  à  l'éducation  de  la 
classe  ouvrière  et  dont  le  zèle  infatigal)le  est  devenu  l'àme  de  plusieurs 
associations  déjeunes  apprentis,  se  sont  entendus  pour  reprendre  cette 
idée  et  en  poursuivre  la  réalisation.  Leurs  écrits  se  distinguent  par  un 
genre  simple  et  noble  tout  à  la  fois,  un  langage  au-dessus  du  parler 
populaire,  et  néanmoins  à  la  portée  de  tous,  une  érudition  sans  pré- 
tention, quoique  puisée  aux  sources  de  nos  meilleurs  historiens.  Voici 
les  Vies  publiées  jusqu'à  ce  jour  : 

Saint  Eloi,  patron  des  orfèvres,  par  M.  Ozanam. 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE.  573 

Saint  Théodote^  cabaretier^  par  M.  Roger  de  Beauffort. 

Saint  Joseph^  patron  des  charpentiers^  menuisiers,  ébénistes,  etc., 
par  M.  Michel  Corniulet. 

En  préparation  pour  paraître  prochainement  : 

Saint  Alédard,  par  M.  Léon  Leféhure. 

Saint  Gaimier,  serrurier,  par  M.  Roger  de  Beauffort. 

Saint  Crépin^  par  M.  Michel  Cornudet. 

Nous  encouraîreons  de  nos  vœux  et  de  nos  féHcitatlons  les  auteurs 
des  f^ies  des  saints  de  batelier,  qui  prêtent  leur  talent  à  la  noble  cause 
de  l'éducation,  de  la  nioralisation  et  de  l'instruction  religieuse  de  la 
classe  ouvrière. 

—  Christian  rfiissions  :  their  agents,  their  method,  and  their  results; 
byT.  W.  M.  Marshall.  London,  Burns  and  Lambert,  1862.  (Missions 
chrétiennes  :  leurs  agents,  leurs  méthodes  et  leurs  résultats.) 

Le  but  de  cet  ouvrage  est  d'appliquer  à  l'Eglise  et  aux  sectes  héré- 
tiques une  nouvelle  pierre  de  touche  dont  on  n'a  pu  se  servir  jusqu'à 
présent,  faute  de  documents,  et  de  prouver  par  le  témoignage  irrécu- 
sable de  toutes  les  nations  et  d'hommes  de  toutes  les  religions  :  d'un 
côté,  que  l'Église  a  partout  réussi  dans  la  mission  qu'elle  a  reçue  de  con- 
vertir les  Gentils,  et  de  l'autre,  qu'après  un  demi-siècle  d'efforts  persé- 
vérants etune  dépense  de  plus  de  4o  millions  de  livres  sterling,  les  sectes 
hérétiques  n'ont,  de  leur  propre  aveu,  abouti  qu'à  laisser  les  païens  tels 
qu'elles  les  ont  trouvés.  Ce  contraste  est  appuyé  sur  des  témoignages 
si  irrécusables,  que  toute  controverse  sur  ce  point  semble  désormais 
impossible.  C'est  un  Aiit  historique,  et  il  est  bien  prouvé.  —  L'auteur 
termine  en  montrant  avec  un  célèbre  écrivain  protestant,  lord  Ma- 
caulay,  ••  que  l'Eglise  a  gagné  plus  d'Ames  dans  le  nouveau  monde 
qu'elle  n'en  a  perdu  dans  l'ancien,  et  a  pu  convertir  les  peuples  de 
l'Orient  en  même  temps  qu'elle  refoulait  ses  ennemis  des  côtes  de  la 
Méditerranée  à  celles  de  la  Baltique,  tandis  que  les  sectes  hérétiques, 
non-seulement  n'ont  pas  converti  une  seule  tribu  païenne,  mais  n'ont 
pas  même  pu  garder  dans  leur  sein  les  vérités  les  plus  fondamentales 
de  la  révélation.  —  Cet  ouvrage  est  le  fruit  de  laborieuses  recheiches, 
il  est  bien  écrit  et  plein  de  vigueur;  rien  n'est  plus  pércniptoiie contre 
les  protestants,  et  des  hommes  éminents  en  attendent,  Dieu  aidant, 
les  plus  heureux  résultats  pour  l'Eglise. 

—  Das  deutsche  Kirchenlied  t'on  drr  œlfesten  Zeit  bis  zii  Anfang 
des  17  Jahrhunderts  (Hvmnes  ecclésiastiques  de  l'Allemagne  depuis 
les  temps  les  plus  anciens  justiu'au  commencement  du  xvii^  siècle, 
mis  en  rapport  avec  la  poésie  allemande  religieuse  comprise  dans  un 
gCns  plus  étendu,  et  la  poésie  ecclésiastique  latine  depuis  saint  Hilaire 


574  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

jusqu'à  George    Fabricius),    par  Philippe  Wackernagel;   première 
livraison.  Leipsig,  Teubner,  1862. 

L'auteur  de  ce  recueil  a  publié,  en  1841,  une  collection  de  cantiques 
allemands  depuis  Luther  jusqu'à  A.  Blourer.  Bientôt  il  a  vu  que  la 
poésie  religieuse  protestante  avait  ses  racines  dans  les  hymnes  de 
l'Eglise  catholique,  et  c'est  ce  qui  lui  a  inspiré  la  pensée  de  publier 
en  quatre  volumes  petit  in-4''  l'ouvrage  dont  nous  annonçons  la  pre- 
mière livraison.  Chaque  volume  sera  composé  de  sept  ou  huit  livrai- 
sons de  cent  vingt-huit  pages,  et  chaque  livraison  coûte  20  sgr.;  ce 
qui  fait  pour  les  quatre  volumes  environ  j5  francs. 

Les  catholiques  ne  peuvent  voir  que  de  bon  œil  ces  publications 
faites  par  des  protestants.  Ce  dont  ils  ont  à  se  plaindre  le  plus,  ce  sont 
les  calomnies  ou  la  fausse  exposition  que  les  protestants  font  sans  cesse 
de  leurs  doctrines.  Depuis  Luther,  Calvin,  Zuingle,  le  mot  est  donné  : 
tout  chez  les  catholiques  est  plein  d'idolâtrie,  et  rien  n'a  été  plus  légi- 
time que  la  sécession  qui  a  été  faite  au  xvi*^  siècle.  On  n'a  fait  que  se 
conformer  à  l'ordre  de  Dieu  :  «  Sortez  de  Babylone,  ô  mon  peuple!  » 
Mais  lorsque  les  protestants  voient  que  tout  ce  qui  était  autorisé  par 
l'Eglise,  loin  d'être  rempli  d'idolâtrie,  ne  respirait  que  piété,  humilité, 
confiance  en  Dieu  el  dans  le  Sauveur,  les  écailles  tombent  de  leurs 
yeux,  et  ils  comprennent  que  les  accusations  d'idolâtrie,  de  corruption, 
d'antichrislianisme,  ne  peuvent  avoir  été  que  quelques-uns  de  ces 
mots  sonores  au  moyen  desquels  les  rebelles  de  tous  les  temps  tâchent 
d'émouvoir  et  d'entraîner  les  masses. 

L'intérêt  que  nous  portons  à  la  publication  de  M.  Wackernagel 
nous  fait  regretter  qu'il  n'ait  pas  eu  à  sa  disposition  un  plus  grand 
nombre  de  livres  liturgiques  catholiques.  Ce  qu'il  cite  comme  sources 
au  commencement  de  son  ouvrage  n'en  vaut  vraiment  pas  la  peine ,' 
aussi  annonce-t-il  qu'il  puisera  à  pleines  mains  dans  le  trésor  hym- 
nologique  de  Daniel,  et  dans  les  h^  mnes  latines  du  moyen  âge  de 
Mone. 

M.  Wackernagel  procède  par  ordre  chronologique.  Dans  la  pre- 
mière livraison,  il  arrive  jusqu'aux  hymnes  d'Adam  de  Saint-Victor. 
Nous  nous  permettrons  de  faire  la  remarque,  qu'avec  une  étude  plus 
approfondie  de  la  matière,  tout  en  se  bornant  aux  hymnes  usitées 
en  Allemagne,  il  aurait  ralenti  sa  course.  Toutefois  l'inconvénient  est 
peu  considérable  :  les  hymnes  omises  viendront  sous  la  rubrique  des 
siècles  postérieurs. 

Pour  éviter  des  défauts  du  genre  de  celui  que  nous  venons  de  si- 
gnaler, il  est  nécessaire  de  consulter  non-seulement  les  anciens  manus- 
crits, mais  surtout  les  anciens  cérémoniaux  ou  Ordines  ecclcsiarum 
tant  des  églises  cathédrales  que  des  abbayes,  de  moines  et  de  cha- 


BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE.  67» 

noines.  Les  préfaces  qu'Ahcilard  a  mises  à  ses  livres  d'hymnes  sont 
encore  mie  source  des  plus  précieuses.  M.  Cousin  a  publié  d'abord  cet 
écrit  liturgique  du  célèbre  moine  français. 

.  Migneen  a  donné  depuis  une  édition  beaucoup  meilleu'-e,  quia 
été  préparée  et  soignée  par  le  P.  Victor  de  Buck.  Le  manuscrit  de  la 
Bibliothèque  royale  de  Bruxelles,  le  seul  connu  jusqu'ici,  a  servi  de 
base  aux  deux  éditions. 

—  OEuvres  spirituelles  de  saint  Pierre  ri'  J Icantnra^  précédées  d'un 
portrait  historique  du  saint,  par  sainte  Thérèse,  traduites  en  français 
par  le  P.  Marcel  Bouix,  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Périsse  et  Ruffet, 
Paris  et  Lyon,  1862. 

Il  n'est  pas  rare  de  voir  Dieu  se  complaire  à  rapprocher  dès  ici-bas 
les  âmes  des  saints,  soit  pour  leur  propre  consolation,  soit  pour  s'aider 
mutuellement  dans  les  desseins  qu'il  leur  iuspu'e.  C'est  ainsi  que  sainte 
Claire  doit  à  saint  François  d'Assise  d'avoir  fondé  l'ordre  des  Cla- 
risses;  que  l'institut  de  la  Visitation  Sainte-Marie,  si  florissant  encore 
aujourd'hui,  est  né  des  rapports  spirituels  de  sainte  Jeanne  de  Chantai 
avec  saint  François  de  Sales  ;  que  saint  Pierre  d'Alcantara  contribua 
puissamment,  par  ses  conseils  et  ses  encouragements,  à  la  grande 
œuvre  de  la  réforme  du  Carmel,  entreprise  par  sainte  Thérèse.  Il 
suffit  de  lire  la  Vie  de  cette  grande  sainte  pour  voir  quelle  influence 
saint  Pierre  d'Alcantara  exerça  sur  son  âme.  Cette  influence  ne  pou- 
vait échapper  au  traducteur  des  OEuiwes  de  sainte  Thérèse,  et  dès 
lors  le  P,  Bouix  se  trouvait  comme  engagé,  pour  compléter  son  grand 
ouvrage,  à  nous  donner  tôt  ou  tard  la  traduction  des  OEinres  spiri- 
tuelles de  saint  Pierre  d'Alcantara.  Il  ne  recula  point  devant  cette  tâche 
nouvelle.  Les  OEuvres  spirituelles  forment  un  beau  volume  in-8°  de 
448  pages.  On  y  trouve  des  méditations  sur  les  grandes  vérités  et  sur 
la  passion  de  Notre-Seigneur,  des  traités  sur  la  dévotion  et  sur  l'orai- 
son. Le  P.  Bouix  y  a  joint  Y  Explication  du  Pater  de  sainte  Thérèse. 
C'est  im  des  écrits  les  plus  substantiels  de  la  réformatrice  du  Carmel. 
Une  paraphrase  qui  rappelle  les  Élévations  de  Bossuet,  s'y  mêle  aux 
leçons  les  plus  précises  de  la  vie  spirituelle,  et  l'on  est  heureux  de 
pouvoir  comparer  ainsi  la  doctrine  de  la  sainte  avec  celle  de  son 
guide. 

—  Bien  des  âmes  se  plaignent  de  ne  pouvoir  trouver,  dans  le  courant 
des  occupations  de  la  journée,  un  instant  pour  se  recueillir  et  se  for- 
tifier par  la  lecture  spirituelle.  Si  par  hasard  un  moment  de  loisir  se 
présente,  c'est  en  voyage,  dans  le  court  intervalle  de  deux  affaires, 
presque  toujours  loin  de  son  oratoire  et  de  sa  petite  bibliothèque  ascé- 
tique. On  serait  heureux  d'avoir  sous  la  main  un  ouvrage  de  piété,  un 
volume  très-portatif,  offrant  plutôt  une  suite  dépensées  substantielles 


576  BIBLIOGRAPHIE  ET  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

qu'un  traité  suivi.  La  collection  d'opuscules  publiés  par  le  R.  P.  Hass- 
ford  (Paris,  Douniol;  Poitiers,  Bonamy),  nous  paraît  parfaitement 
remplir  ce  but.  Six  charmants  petits  volumes  ont  déjà  paru  sous  les 
titres  suivants  :  Sentences  et  Élévations  spirituelles ,  le  Mot  de  Dieu, 
Jésus  enfant,  le  fAi>re  divin.  Titres  et  Vertus,  Un  jour  de  réflexion, 
Petites  souffrances . 

—  Bulletin  de  V  OEwvre  des  pèlerinages  en  terre  sainte.  Paris,  Chal- 
lamel  aîné.  Depuis  l'établissement  du  comité  des  pèlerinages,  de  nom- 
breuses caravanes  n'ont  pas  cessé,  deux  fois  par  an,  de  se  diriger  vers 
les  saints  lieux.  La  science  et  la  foi  s'unissent  pour  les  y  conduire.  Les 
graves  intérêts  qui  nous  préoccupent  aujourd'hui  au  sujet  de  l'Orient, 
l'importance  scientifique  que  prennent  souvent  les  relations  des  pèle- 
rins, demandaient  que  le  Bulletin  de  VOEuvre  élargît  son  cadre.  Le 
comité  n'a  pas  reculé  devant  cette  charge  nouvelle  :  le  sommaire  du 
premier  numéro  paru  sous  cette  inspiration  donnera  l'idée  de  ce  qu'on 
peut  en  attendre  : 

Bulletin  des  lieux  saints,  par  M.  l'abbé  Lamazou. 

Nécrologie  (M.  le  comte  de  Rottermond). 

Le  Golgotha  et  le  mont  Moriah,  par  le  R.  P.  Bourquenoud. 

Un  fait  important  relatif  à  Jérusalem,  par  M.  Gaultier  de  Claubry. 

Les  Patriarcats  orientaux  (i""  art.),  par  M.  le  baron  Adolphe 
d'Avril. 

U  Avenir  de  V Eglise  grecque-unie,  par  le  R.  P.  Gagarin. 

Renseignements  pour  les  pèlerins,  par  M.  Cl.  J. 

Bib  liograph  ie . 

H.  Mertian. 


TARIS.  —  JMP.  »E  W.  REMQDET,  GOUPT  ET  CiC,  BUB  GARANCIÉRE,  5. 


DE  LA  VALEUR  HISTORIQUE 


DES  ACTES  DES  APOTRES 


De  tous  les  livres  du  Nouveau  Testament,  le  plus  important 
sans  contredit  dans  l'étude  des  origines  du  christianisme, 
c'est  le  livre  des  Actes  des  apôtres.  Aussi  l'exégèse  anlichré- 
tienne  s'est-elle  appliquée  avec  un  soin  tout  particulier,  sur- 
tout dans  ces  derniers  temps,  à  lui  ôter  tout  caractère  de 
crédibilité.  La  critique  théologique  protestante  en  avait  con- 
testé l'authenticité  et  l'inspiration  divine;  la  critique  historique, 
à  son  tour,  refuse  de  lui  accorder  une  place  dans  le  domaine 
de  l'histoire.  A  l'en  croire,  ce  n'est  plus  qu'une  légende;  moins 
encore  :  une  simple  fiction  habilement  inventée  pour  sou- 
tenir un  système. 

Déjà,  en  1817,  Frisch  avait  révoqué  en  doute  la  véracité  de 
l'auteur  des  Actes  dans  une  dissertation  célèbre  *.  Schrader, 
en  i83G,  avait  tiré  de  quelques  différences  apparentes  entre 
saint  Luc  et  saint  Paul  des  conclusions  peu  favorables  à  la 
crédibilité,  sinon  de  l'ensemble,  au  moins  de  plusieurs  détails 
du  récit  de  Thistorien  ".  Deux  ans  après,  Baur  définit  plus  net- 
tement, quoique  d'une  manière  encore  générale  et  sans  beau- 
coup de  preuves,  le  caractère  de  ce  livre  en  le  donnant  comme 
l'œuvre  apologétique  d'un  paulinien    qui,  dans  un   but  de 


'  Frisch  :    Vtrumque  Lucœ  comment arium  non   tam   historicœ  siviplicitatix 
finam  artiftcioi^ce  tractationis  indolem  haberp.  Fribcrg.  1817. 
•  Schrader:  Der  Afos(el  Paulus.  Lcipsig.  1830-1836. 

I'  37 


578  DE  LA  VALEUR  HISTORIQUE 

conciliation,  s'efforce  de  faire  ressembler  autant  que  possible 
l'un  à  l'autre  les  deux  apôtres  saint  Pierre  et  saint  Paul,  et  de 
substituer  à  des  dissentiments,  selon  lui  réels,  le  tableau 
d'un  accord  parfait,  mais  purement  idéal'.  Schneckenburger 
adopta  cette  idée  et  chercha  à  la  faire  prévaloir  par  des  ob- 
servations qui  ne  manquent  pas  de  finesse  et  des  arguments 
assez  spécieux,  sans  toutefois  sacrifier  absolument  la  véracité 
de  l'historien  et  sans  nier  entièrement  toute  exactitude  du 
récit  -.  D'autres  critiques,  particulièrement  Gfrœrer  ^  et  de 
Wette  ■*,  prétendirent  trouver  dans  les  Actes  des  apôtres  des 
contradictions  et  des  erreurs  historiques  formelles  ,  des  la- 
cunes et  des  assertions  peu  compatibles  avec  une  connaissance 
véritable  de  l'ensemble  des  événements,  enfin  une  ignorance 
singulière  des  lois  et  des  coutumes  soit  judaïques  soit  romaines. 
Alors  Baur  rentra  dans  la  lice.  Développant  sa  première 
idée,  il  se  mit  à  confronter  les  Actes  des  apôtres  avec  les  Épl- 
tres  de  saint  Paul,  et  fit  des  efforts  incroyables  pourles  mettre 
en  contradiction  avec  elles.  Selon  lui,  saint  Luc  est  convaincu 
par  la  saine  critique  de  sacrifier  l'histoire  à  des  vues  person- 
nelles, de  dénaturer  les  faits,  de  les  puiser  à  pleines  mains 
aux  sources  de  la  légende,  d'en  forger  même  au  besoin  qui 
n'ont  aucun  fondement  dans  la  tradition  historique  ;  son  livre, 
en  un  mot,  est  dans  toute  la  force  du  terme  ce  que  la  critique 
rationaliste  allemande  est  convenue  d'appeler  un  écrit  de  ten- 
dance {Tendenzschrift) ,  composé  à  l'époque  où  le  paulinisme, 
déjà  un  peu  radouci,  aspirait  à  une  union  intime  et  durable 
avec  le  pétrinisme,qui  de  son  côté  commençait  à  devenir  moins 
exclusif^.  Schwegler  est  encore  bien  plus  explicite  que  Baur. 
Non-seulement  il  admet  dans  l'auteur  l'esprit  de  système  qui 
fait  de  son  livre  un  écrit  de  tendance,  mais  il  va  jusqu'à  sou- 


*  Baur  :  Ueher  den  Ursprung  des  Episcopais.  1838,  p.  142. 

^  Schneckenburger  :  Ueber  den  Ziveck  der  Apostelgeschichte.  1841. 
3  Gfibrer  :  Die  heilige  Sage.  1838,  t.  I,  p.  383  el  sq. 

*  De  Wette  :  Handbuch  zum  Neuen  Testament,  i,  4.  Einleitung  in  die  kano- 
nischen  Bûcher  des  Neuen  Testaments,  §  114,  115  e. 

^  Baur  :  Paulus  de  Apostel  Jesu  Christi,  1845.  p.  1-243.  Bas  Christenthum  der 
drei  ersten  Jahrhunderle,  Tubingue.  1860,  p.  103,  125, 


DES  ACTES  DES  APOTRES.  579 

tenir  qtie,  dans  tout  le  récit  des  Actes,  rien,  absolument  rien 
n'est  historiquement  vrai^  on  y  chercherait  en  vain  le  Paul  de 
l'histoire,  aucun  apôtre  n'y  est  présenté  sous  un  jour  histori- 
que, Pierre  surtout  et  Jacques  y  sont  manifestement  travestis 
en  })auliniens;  enfin  les  Actes  des  apôtres  ne  sont  autre  chose 
qu'une  apologie  de  l'Apôtre  des  nations  et  de  son  action  parmi 
les  gentils,  une  proposition  de  paix  et  un  essai  de  conciliation 
en  forme  d'histoire  \  Enfin  Zeller,  dans  un  ouvrage  remar- 
quable à  plus  d'un  point  de  vue,  auquel  l'exégèse  catholique 
elle-même  pourrait  faire  parfois  d'utiles  emprunts,  présente 
l'ensemble  complet  des  divers  travaux  de  la  critique  moderne 
sur  ce  sujet.  Il  adopte  la  manière  de  voir  de  Baur,  et  ne  craint 
pas  de  dire  que  le  livre  de  saint  Luc  n'est  qu'une  série  de  fiiits 
et  de  récits  en  opposition  frappante  avec  l'histoire  ^. 

Nous  aurions  pu  ne  pas  nous  occuper  de  ces  critiques 
d'outre-Rhin,  si  l'on  ne  s'efforçait,  par  toutes  les  voies  de  la 
publicité,  d'en  faire  accepter  les  résultats  en  France.  Sans 
parler  de  iM.  Renan  et  autres  érudits  de  même  valeur,  il  existe 
une  revue  spéciale  qui  semble  s'être  donné  pour  mission 
d'implanter  sur  le  sol  français  le  dévergondage  des  idées  alle- 
mandes. Fondée  en  i858,  elle  parut  d'abord  sous  le  titre  de 
Revue  germanique  ^  qui  répondait  parfaitement  à  son  but. 
Néanmoins,  grâce  au  bon  sens  français,  elle  trouva,  ce  semble, 
quelque  difficulté  à  faire  passer  des  idées  exclusivement  alle- 
mandes, et  bientôt  elle  crut  utile  d'agrandir  son  horizon  en 
ajoutant  à  l'Allemagne,  la  France  et  l'étranger.  Devenue  ainsi 
la  Revue  germanique^  française  et  étrangère ^  elle  acquit  le 
droit  de  ranger  dans  ses  colonnes  le  monde  entier.  Et  voici 
que,  le  monde  entier  ne  suffisant  plus  à  les  remplir,  elle  vient 
dedéclarer,dansson  numéro  du  iGaoùt  18G2,  qu'elle nedon- 
nera  plus  désormais  qu'une  livraison  par  mois  au  lieu  de 
deux.  Ces  transformations  sont,  à  certains  égards,  de  conso- 
lant augure.  Mais  la  rentrée  en  lice  de  M.  Michel-Nicolas  qui 


'  Sclnvegler  .  Las  nachapostoUsche  Zeitaller,  t.  II,  p.  73-123. 
'  Zeller:  Die  Apostelgeschichtc  nacli  ihrem  Inhalt  und  Ursprung  Icriiisch  un- 
tersuclit.  Stuttgart,  1854,  p.  31G-364. 


:m  DE  LA  VALEUR  HISTORIQUE 

coïncide  avec  le  dernier  changement,  en  ramenant  une  recru- 
descence de  critique  théologique  rationaliste,  ne  nous  permet 
pas  de  ne  tenir  aucun  compte  des  assertions  de  cette  revue  et 
de  l'école  allemande  qu'elle  défend. 


Avant  tout,  recueillons  un  aveu  précieux.  L'impression  que 
le  livre  des  Actes  des  apôtres  produit  naturellement  sur  le 
lecteur,  Zeller  lui-même  en  convient  \  est  celle  d'un  simple 
récit  historique.  Rien  ne  nous  fait  soupçonner  que  les  faits 
aient  dû  se  passer  autrement  qu'on  ne  les  raconte;  rien  ne 
laisse  apercevoir,  dans  l'auteur,  des  tendances,  des  préoccupa- 
tions ou  un  but  capables  de  lui  faire  altérer  la  vérité.  Souvent 
au  contraire,  et  particulièrement  dans  le  récit  du  voyage  et 
du  naufrage  de  saint  Paul,  tout  est  décrit  avec  une  si  minu- 
tieuse exactitude  qu'il  est  impossible  de  ne  point  se  croire  sur 
un  terrain  historique. 

Du  reste,  le  livre  des  Actes  s'est  transmis  dans  l'Eglise  catho- 
lique, dès  l'origine,  non-seulement  comme  un  livre  historique, 
mais  comme  un  livre  saint  et  divinement  inspiré.  On  peut 
citer  à  cet  égard  les  témoignages  de  saint  Irénée  ",  de  Tertul- 
lien  %  de  Clément  d'Alexandrie  ',  sans  parler  d'Origène  %  de 
saint  Jérôme  ",  de  saint  Grégoire  de  Nazianze  ^  et  de  beaucoup 
d'autres  d'une  date  postérieure.  Cette  tradition  générale  et 
non  interrompue  depuis  dix-neuf  siècles  a  bien  sa  valeur,  ce 
nous  semble;  pour  la  contre-balancer,  il  faudra  des  arguments 
sans  réplique. 


•  Zeller  :  Die  Apostelgeschichte,  dans  les  Theologische,  lahrbiicJier,  1 850,  p.  303, 
et  en  volume  séparé,  1854,  p.  317etsuiv. 

'  Aclv.  hœr.^  m,  14. 

^  De  Baplismo,  c.  x ;  de  Jejun.,  c.  x;  de  Prœscrrp.,  c.  xxii  ;  cont.  Marcion.,  v.  2. 

*  Strom  ,\,  p.  588,  éd.  Sylb.;  p.  696.  éd.  Pott.:  Admnbrat.  in  I  Pétri  e.p..  Opj)., 
t.  II,  p.  1007,ed.  Tott. 

»  Contra  Cels.,  vi,  9. 

"  D(^  Vir.  ilL,  c.  vu. 

'  Carm.^  viii,  arf  Seleiic,  v,  p.  296  et  suiv. 


DES  ACTES  DES  AI'OTRES.  581 

Elle  est  confirmée,  du  reste,  en  ce  qui  regarde  la  valeur  his- 
torique du  récit,  par  les  déclarations  formelles  de  l'auteur, 
qui  dit  dans  le  prologue  de  son  Evangile  :  «  Comme  plusieurs 
ont  entrepris  de  composer  le  récit  des  choses  qui  se  sont  ac- 
complies parmi  nous,  selon  que  nous  les  ont  transmises  ceux 
(\\\\^dcs  le  commencement  ^\q%  ont  vues  eux-mêmes  ei  qui  ont 
été  les  ministres  de  la  parole,  j'ai  eu  moi-même  aussi  la  pensée, 
après  avoir  suivi  exactement  toutes  ces  choses  depuis  leur 
origine ^  de  vous  les  raconter  j^ûr  ordre,  très-excellent  Théo- 
phile, afin  que  vous  reconnaissiez  la  vérité  de  ce  qui  vous  a 
été  enseigné  V  »  Ce  prologue,  il  est  vrai,  ne  se  rapporte  di- 
rectement qu'à  l'Evangile  de  saint  Luc;  mais,  comme  les  Actes 
des  apôtres  se  donnent  pour  la  continuation  de  cet  Évangile  ^, 
et  que  l'unité  d'auteur  pour  les  deux  livres  est  non-seulement 
démontrée  historiquement,  mais  encore  avouée  par  Zeller  et 
l'écolecritique,  nous  avons  tout  droit  d'en  conclure  que  saint 
Luc,  dans  ce  second  livre  aussi  bien  que  dans  le  premier,  n'a 
voulu  nous  raconter  que  des  faits  dont  il  a  pu  constater  la 
réalité  et  la  vérité  historique  d'après  les  rapports  de  témoins 
oculaires  ou  du  moins  contemporains. 

Après  ces  déclarations  formelles,  prétendre  avec  Zeller^  que 
les  Actes  des  apôtres  ne  sont  qu'une  «  série  de  faits  en  contra- 
diction flagrante  avec  l'histoire,  »  n'est-ce  pas  faire  de  leur 
auteur  un  hardi  menteur,  lui  audacieux  faussaire?  Dire  avec 
le  même  Zeller  '  que  la  première  impression  produite  par  la 
lecture  des  Actes  ne  prouve  rien,  parce  qu'elle  pourrait  n'être 
que  le  résultat  d'une  fiction  assez  adroitement  combinée  pour 
présenter  de  prime  abord  toutes  les  apparences  de  la  réalité, 
n'est-ce  pas  prêter  à  saint  Luc  plus  d'hal)ileté  qu'il  n'en  avait, 
plus  même  qu'on  ne  lui  en  accorde  en  d'autres  endroits? 
Schwanbeck  a  parfaitement  fait  ressortir  contre  Schnecken- 
burger  la  contradiction  manifeste  dans  laquelle  tombe  ici  l'é 


'  Luc,  I,  <-o. 

'  Acl.,  I,  K. 

*  Die  Apostelgeschichle.  1854,  p.  318. 

*  Die  Apostclyeschichte,  1854,  p.  317. 


o82  DE  LA  VALEUR  HISTORIQUE 

cole  de  la  critique  historique  '.  D'une  part,  on  trouve  dans 
l'auteur  des  Actes  des  apôtres  une  certaine  inexpérience,  une 
certaine  ignorance  même  des  premiers  éléments  de  l'art  d'écrire 
l'histoire,  une  grande  simplicité  dans  l'exposition  des  faits  et 
une  absence  complète  de  tout  artifice  dans  la  manière  de  les 
représenter  -  ;  d'autre  part,  néanmoins,  on  le  suppose  assez 
exercé,  assez  habile,  assez  maître  de  lui-même,  de  sa  matière 
et  de  sa  plume,  pour  revêtir  une  fiction  de  toutes  les  appa- 
rences de  la  réalité,  donner  à  un  roman  dans  son  ensemble 
et  dans  chacune  de  ses  parties  la  forme  d'une  histoire,  mettre 
un  sens  profond  dans  les  expressions  les  plus  sunples  et  ame- 
ner enfin  le  lecteur  à  un  but  secret,  sans  qu'il  puisse  jamais 
s'en  apercevoir.  Si  ce  n'est  point  là  se  contredire  soi-même, 
qu'on  nous  dise  ce  qu'il  faut  de  plus. 

Il  reste  donc  bien  établi  que  la  véracité  historique  du  livre 
des  Actes  a  pour  elle,  et  l'impression  que  produit  naturelle- 
ment sa  lecture,  et  la  tradition  non  interrompue  de  dix-neuf 
siècles,  et  la  protestation  de  l'auteur  lui-même.  Maintenant, 
par  quels  arguments  assez  puissants  la  critique  historique 
prétend-elle  neutraliser  et  détruire  complètement  de  pareilles 
présomptions,  nous  pourrions  dire  des  preuves  aussi  péremp- 
îoires  ?  Écoutons  d'abord  M.  A.  Stap,  qui  s'est  fait  le  cham- 
pion du  système  de  l'école  de  Tubingue  dans  la  Revue  ger- 
manique, etc.  Voici  comment  il  s'exprime  dans  le  numéro  du 
3i  mars  1861  : 

«  Les  Actes  ne  peuvent  prétendre  davantage  à  être  une  his- 
toire même  abrégée  de  l'Église  primitive.  Remplis  presque 
en  entier  de  détails  relatifs  aux  apôtres  Pierre  et  Paul,  ils  ne 
s'occupent  de  Jacques  et  de  Jean  que  d'une  façon  tout  inci- 
dente ;  aucun  des  douze,  à  l'exception  de  l'auié  des  fils  de 
Zébédée,  dont  ils  marquent  la  mort,  n'y  est  Tobjet  de  quelque 
attention  particulière;  il  n'est  parlé  ni  du  développement  et 
de  l'organisation  définitive  de  l'Église  de  Jérusalem,  ni  de  la 


'  Schwanbeck  :  Ueber  die  Quellen  der  Schriften  des  Lucas.  1  Quellen  der  Apos- 
telgeschichtc,  1847,  p.  94  et  siiiv. 

*  Zeller  :  Die  Apostelg.,  p.  412  et  suiv. 


DES  ACTES  DES  APOTRES.  583 

fondation  et  des  origines  de  celle  de  Ronie^  ni  du  séjour  et  des 
travaux  apostoliques  de  Jean  dans  l'Asie  mineure.  L'histoire 
de  Pierre,  celle  de  Paul,  qui  occupe  pourtant  la  plus  grande 
partie  du  livre,  ne  sont  point  complètes  elles-mêmes;  des  cir- 
constances graves  de  leur  vie,  dont  les  Épîtres  font  mention, 
sont  passées  sous  silence;  il  n'est  rien  dit  ni  de  la  seconde 
moitié  delà  carrière  de  l'un,  ni  des  derniers  moments  de  celle 
de  l'autre.  De  tout  cela  on  conclut  à  bon  droit  que  les  Actes 
avaient  été  écrits  dans  une  intention  qui  n'était  pas  princi- 
palement historique  '.  » 

Assurément,  voilà  un  argument  sans  réplique,  mais  pour 
ceux-là  seulementqui  voudront  bien  s'en  contenter.  Car,  si  on 
l'appliquait  aux  ouvrages  historiques  profanes,  on  ne  saurait 
prévoir  jusqu'où  ce  genre  de  critique  pourrait  nous  con- 
duire. Ln  procédé  d'élimination  aussi  général  que  facile 
aurait  bientôt  supprimé  tous  les  historiens.  Combien,  en  effet, 
en  compterait-on,  si,  avant  de  leur  donner  ce  nom,  on  exi- 
geait qu'ils  eussent  tout  dit?  et  depuis  quand  une  histoire, 
incomplète  à  certains  égard,  cesse- t-elle  d'être  une  histoire, 
par  cela  seul  qu'elle  est  incomplète?  depuis  quand  un  récit 
cesse-t-il  d'être  historique,  dès  lors  qu'il  n'est  point  conçu  à 
un  point  de  vue  universel?  Les  Actes  des  apôtres,  dites-vous, 
sont  trop  incomplets  pour  représenter  Thistoire  de  l'Eglise  au 
siècle  apostolique  ;  eh  bien  !  soit,  mais  qui  vous  a  dit  que 
saint  Luc  a  voulu  écrire  une  histoire  de  l'Église?  Ils  ne  parlent 
pas  assez  également  ni  avec  assez  de  détails  de  tous  les  apôtres 
pour  être  considérés  comme  leur  histoire;  je  vous  l'accorde, 
mais  qui  vous  a  dit  que  saint  Luc  a  voulu  écrire  l'histoire  des 
apôtres  ?  Ils  renferment  des  lacunes  trop  considérables  et  des 
inégalités  trop  fraj^pan les  dans  le  tableau  de  la  vie  de  saint 
Pierre  et  de  saint  Paul,  pour  qu'on  puisse  y  voir  leur  histoire; 
mais  enfui,  qui  vous  a  dit,  encore  une  fois,  que  saint  Luc  a 
voulu  faire  l'histoire  de  saint  Pierre  ou  de  saint  Paul,  ou  de 
l'un  et  de  l'autre?  saint  Luc  ne  nous  a-t-il  pas  fait  connaître 


•  Hevue  Germanique,  31  mars  18GI.  les  Actes  des  Apôtres,  art.  de  M.  A.  Stap, 
p.  <78. 


584  HE  LA  VALEUR  HL^TOKIQUE 

clairement  lui-même  le  cadre  de  son  histoire?  n'a-t-il  pas 
entrepris  de  raconter  fidèlement  ce  qu'il  a  pu  savoir  des  évé- 
nements, soit  personnellement,  soit  par  des  témoins  ocu- 
laires '  ?  Sa  composition  est  fort  inégale  et  souvent  incomplète, 
sans  aucun  doute;  c'est  que  ses  renseignements  n'étaient  ni 
toujours  égaux,  ni  complets  sur  tous  les  points.  Ces  inégalités 
et  ces  lacunes,  loin  d'ôter  le  caractère  historique  à  son  récit, 
sont  au  contraire  un  gage  de  la  sincérité  du  livre.  Le  récit 
s'allonge  ou  s'abrège,  se  suit  et  se  déplace  selon  la  nature  et 
l'abondance  des  informations  que  l'auteur  avait  par  devers 
lui,  et  parla  même  il  répond  parfaitement  aux  promesses  du 
prologue  de  l'Évangile.  En  un  mot,  les  Actes  ne  sont  ni  une 
histoire  générale  de  l'Église,  ni  une  histoire  particulière  des 
apôtres  ou  de  quelqu'un  des  apôtres;  c'est  une  histoire  qui 
commence  par  des  faits  généraux,  se  continue  par  des  faits 
particuliers  et  s'achève  par  les  actes  de  l'Apôtre  des  gentils, 
racontés  avec  plus  ou  moins  d'étendue,  selon  que  l'auteur  a 
été  plus  ou  moins  à  portée  de  les  connaître  par  lui-même  ou 
par  d'autres.  Nous  disons  par  lui-même  ou  par  d'autres  :  car 
si  l'on  voulait  que  la  première  partie  du  livre  vînt  de  docu- 
ments empruntés,  on  ne  s'éloignerait  pas  essentiellement  de 
ce  que  l'auteur  dit  au  commencement  deson  Évangile  et  l'on 
n'enlèverait  rien  à  la  valeur  historique  de  cette  partie  du  récit, 
qui  demeure  garantie  par  l'autorité  de  saint  Luc,  dès  lors 
qu'il  l'a  admise  dans  son  livre. 

Observons  ici  en  passant  que  le  titre  :  Upâleiç  twv  à-noarôloiv, 
employé  par  l'Église  dès  les  premiers  temps",  et  son  équi- 
valent^cto  ou  ^c^?/^  <7po^^o/o/-«w,  également  ancien  %  s'accorde 
parfaitement  avec  cette  manière  d'envisager  le  contenu  du 
livre.  L'absence  de  l'article  dans  le  texte  grec  donne  clai- 
rement à  entendre  qu'il  s'agit  ici  de  certains  actes,  non  de 
tous  les  actes  des  apôtres.  Le  latin  se  prête  indifféremment 
au  sens  déterminé  ou  au  sens  indéterminé  et  ne  s'éloigne  pas 

'  Luc,  I,  1-5,  prolog. 
*  Ciem.  Alex.,  Strom.,  v,  12. 

'  Terliill.,  De  baptismo.,  c.  x.  —  Canon  Murât.  —  Chrysost.,  Hom.  ii,  p.  8, 
in  princ.  Act. 


DES  ACTES  DES  APOTRES.  585 

nécessairement  de  celui  que  présente  naturellement  le  texte 
gjrec.  Les  traductions  dans  les  différentes  langues  vulgaires 
conservent  moins  fidèlement  l'idée  primitive,  en  admettant 
pour  la  plupart  l'article  défini.  Mais  la  plus  malheureuse 
de  toutes ,  c'est  sans  contredit  la  traduction  allemande,  die 
Jpostelgeschichte  (l'Histoire  des  apôtres),  qui  semble  j)ro- 
mettre  au  lecteur,  non  le  récit  de  certains  actes  des  apôtres, 
mais  l'histoire  complète  de  leur  vie,  et  nous  ne  doutons  nul- 
lement que  cette  traduction  inexacte  n'ait  contribué  à  vuli^a- 
riser  au  delà  du  Rhin  les  fausses  idées  propagées  par  la  cri- 
tique moderne  sur  le  contenu  des  Actes  des  apôtres.  C'est 
aussi,  disons-le  en  passant,  une  preuve  de  plus  en  faveur  de 
la  sagesse  des  règles  établies  par  l'Église  pour  la  traduction  et 
la  lecture  des  livres  saints  en  langue  vulgaire. 


II 


Pour  infirmer  la  valeur  historique  des  Actes  des  apôtres, 
on  dit,  en  second  lieu,  qu'ils  ne  s'accordent  ni  avec  les 
Épîtres  de  saint  PauK  ni  avec  les  données  d'ailleurs  certaines 
de  l'histoire  et  de  l'archéologie  profanes.  Il  est  certain,  et 
nous  ne  voulons  point  le  nier,  qu'on  rencontre  sous  ce 
rapport  quelques  difficultés,  pour  lesquelles  on  a  proposé 
jusqu'ici  différentes  solutions  qui  écartent  les  contradictions, 
sans  arriver  néanmoins  jusqu'à  expliquer  chaque  chose 
d'une  manière  également  satisfaisante  pour  tous  les  esprits. 
Mais  peiit-on  inférer  de  là  que  saint  Luc  a  contre  lui  saint 
Paul,  l'histoire  et  l'archéologie?  Non  assurément,  car  c'est 
un  procédé  plus  leste  que  logique  de  conclure  à  la  contra- 
diction entre  deux  choses,  des  lorsqu'on  n'en  voit  pas  clai- 
rement le  parfait  accord.  Il  est  aussi  plus  facile  à  qui  se 
trouve  en  face  de  deux  documents  en  apparence  contraires, 
de  trancher  le  nœud  de  la  difficulté  en  rejetant  simplement 
l'un  des  deux,  que  de  délier  ce  nœud  en  montrant  comment 
on  pourrait  les  concilier.  Enfin,  cjuelque  j)eu  plausibles, 
quelque  absurdes  même  que  soient  les  hypothèses  auxquelles 


586  DE  LA  VALEUR  HISTORIQUE 

la  critique  se  trouve  parfois  réduite,  elle  croirait  déroger  en 
avouant  son  impuissance;  elle  croirait  s'abaisser  en  laissant 
tomber  de  sa  bouche  infaillible  cette  parole  digne  tout  au 
plus  d'un  simple  mortel  :  Non  liquet;  ce  n'est  pas  clair. 

Quoi  qu'en  sache  la  critique  et  quoi  qu'elle  en  dise,  ces 
prétendues  contradictions  ne  sont  rien  moins  que  réelles,  et 
il  s'est  trouvé  des  hommes  qui  ont  su  les  accorder,  avant 
même  que  l'école  de  Tubingue  les  eût  aperçues.  On  peut 
consulter  sur  ce  sujet  les  travaux  remarquables  de  Lardner  \ 
de  Paley  %  de  Hug^  et  de  Tholuck  %  reproduits  en  partie  par 
le  père  de  Valroger^  et  M.  Wallon,  membre  de  l'Institut  % 
auxquels  il  faut  joindre,  bien  qu'avec  une  certaine  réserve, 
deux  auteurs  protestants,  Lechler^  et  Lekebusch.  Ces  tra- 
vaux ont  aussi  été  analysés  par  M.  Glaire  dans  son  Introduction 
historique  et  critique  aux  livres  de  ï Ancien  et  du  Nouveau 
Testament.  Mais  Paley  est  remarquable  entre  tons.  Il  met  en 
regard  et  rapproche,  deux  à  deux,  un  grand  nombre  de  pas- 
sages tirés  des  Actes  des  apôtres  et  des  Épîtres  de  saint  Paul, 
qui  semblent,  au  premier  abord,  en  contradiction  manifeste; 
puis,  déliant  peu  à  peu  le  noeud  de  la  difficulté,  il  finit  par  la 
résoudre  avec  tant  de  sagacité  et  d'une  manière  si  satisfaisante, 
que  les  deux  passages  en  question  s'éclairent  et  s'appuient 
mutuellement.  Ce  genre  d'argument  est  d'autant  plus  fort, 
que  le  savant  théologien  anglais,  uniquement  occupé  à 
prouver  l'authenticité  des  Épîtres  de  saint  Paul  par  leur  accord 
avec  les  Actes  des  apôtres,  ne  montre  qu'indirectement  par 
là  même  l'accord  des  Actes  avec  les  Épîtres.  Pour  ce    qui 

^  Lardner  :  CrecUbilHy  of  the  Gospel. 

»  Paley  :  Horœ  Paulinœ,   or  the  Truth  of  the  Scripture  History  of  St.  Paul 
evinced. 
'  Hiig  :  Einleitung  in  die  Schriften  des  Neuen  Testaments. 

*  Tlioluck  :  Die  Glaubiviirdigkeit  der  evangelischen  Geschichte. 

^  Viilroger  :  Introduction  critique  et  historique  aux  livres  du  Nouveau  Testa- 
ment. 

*  Wallon  :  De  la  croyance  due  à  l'Evaiigile. 

■"  Lechler  :  Das  apostolische  und  nachapostolische  Zeitalter,  et  une  dissertation 
publiée  dans  les  Studicn  der  Wiirtembergischcn  GeistUchkeit  sous  le  titre  de  Der 
Apostel  Paùlus,  în  seiner  Stellung  su  den  dlteren  Aposteln,  etc.  Zugleich  ein 
Beitrag  zur  WUrdigu7ig  des  geschichtlichen  charakters  der  Apostelgeschichte. 


DES  ACTKS  DES  APOTRF.S.  o87 

regarde  l'histoire  et  l'arcliéologie,  marchant  sur  les  traces  de 
Lardner,  il  relève  plus  de  vingt  exemples  où  des  circonstances 
mentionnées  tout  à  fait  accidentellement  dans  les  Actes  des 
apôtres  se  trouvent  pleinement  confirmées  par  l'historien 
Josèphe  ou  par  d'autres  auteurs  classiques.  Ainsi  se  déroule 
successivement  sous  les  yeux  du  lecteiu'  une  longue  série  de 
concordances  des  Actes  et  des  Epitressur  les  personneset  sur 
les  choses,  et  l'on  se  convainc  davantage,  à  chaque  nouveau 
rapprochement,  de  l'entière  conformité  du  récit  de  saint  Luc 
avec  l'archéologie  et  l'histoire  en  ce  qui  touche  à  la  Palestine, 
aux  pays  étrangers,  au  caractère  des  personnes  et  aux  cou- 
tumes juives  ou  romaines.  Nous  n'entrerons  pas  dans  tous  ces 
détails;  ce  serait  recommencer  un  travail  déjà  fait,  au  risque 
de  le  refaire  moins  bien.  N'en  donner  que  des  extraits,  ce 
serait  en  affaiblir  la  valeur;  car  la  multiplicité  de  ces  coïnci- 
dences, qu'on  ne  saurait  reproduire  par  quelques  extraits, 
ajoute  une  grande  puissance  à  l'argument,  parce  qu'elle 
écarte  par  le  grand  nombre  toute  idée  d'un  heureux  hasard. 
Nous  nous  contenterons  donc  de  répondre  brièvement  aux 
trois  principales  difficultés. 

Gamaliel,  dit-ion  d'abord,  dans  le  discours  qu'il  fit  devant 
le  sanhédrin  en  faveur  des  apôtres',  fait  mention  de  la 
révolte  de  Theudas ,  sous  le  règne  de  Tibère,  et  cependant 
l'historien  Josèphe  place  ce  soulèvement  sept  ans  phis  tard, 
sous  Cuspius  Fadus;  on  en  conclut  que  les  deux  récits  se 
contredisent.  —  Admettons  qu'il  en  soit  ainsi  ;  reste  à  savoir 
lequel  des  deux  est  faux.  Est-ce  celui  de  saint  Luc,  historien 
véridique  partout  ailleurs,  comme  on  a  pu  le  vérifier  en  tant 
de  rencontres,  et  compagnon  de  saint  Paul,  lui-même  disciple 
de  Gamaliel?  est-ce  celui  de  Josèphe,  historien  souvent  inexact 
et  qu'on  surprend  plus  d'une  fois  en  contradiction  avec  lui- 
même  lorscju'on  rapproche  ses  Antiquités  de  sa  Guerre  des 
Juifs?  En  boiuie  critique,  la  réponse  ne  saurait  être  douteuse. 
Mais  est-il  certain  que  les  deux  récits  se  contredisent  ?  Oui,  il 
faut  en  convenir,  s'il  n'y  a  eu  qu'un  seul  Theudas  qui  se  soit 

•  Act.,y,  36. 


588  DE  LA  VALEUR  HISTORIQUE 

révolté.  Malheureusement  pour  les  critiques  de  saint  Luc,  il 
n'est  nullement  prouvé  qu'il  n'y  en  ait  pas  eu  deux,  comme  il 
y  a  eu  trois  rebelles  du  nom  de  Judas  et  cinq  conspirateurs  du 
nom  de  Simon,  depuis  la  mort  d'Hérode  1"  jusqu'à  la  destruc- 
tion de  Jérusalem.  La  contradition  n'est  donc  point  cons- 
tatée. 

Mais,  ajoute-t-on,  en  présentant  la  difficulté  sous  une 
autre  face,  le  Theudas  des  x\ctes  des  apôtres  n'est  autre  que  le 
Judas  de  Galilée,  dont  1  historien  Josèphe  rapporte  la  révolte 
à  la  même  époque  où  saint  Luc  place  celle  de  Theudas.  Donc, 
celui-ci  a  confondu  l'un  avec  l'autre.  —  Mais  le  Theudas  des 
Actes  et  \eJiidàs des ^^ntiquités  ne  pourraient-ils  pas  être  un  seul 
et  même  personnage?  n'était-ce  pas  un  usage  reçu  des  Juifs  de 
porter  à  la  fois  plusieurs  noms?  saint  Matthieu,  par  exemple, 
ne  s'appelait-il  pas  aussi  Lévi?et  l'apôtre  Jude  de  saint  Luc 
n'est-il  pas  identique  avec  le  Thaddée  de  saint  Marc?  enfin, 
qui  ne  sait  que  le  Jehuda  des  Hébreux  et  le  Theudah  des 
Syrieiis  étaient  deux  formes  d'un  même  nom  qui  s'échangeaient 
quelquefois  dans  la  langue  palestinienne  ?  Il  n'y  a  donc  pas 
lieu  d'accuser  d'erreur  soit  Josèphe,  soit  saint  Luc,  ni  de  les 
opposer  l'un  à  Tautre. 

Que  dire  maintenant  de  cette  autre  objection  tirée  du  cha- 
pitre XXI?  Les  x\ctes  parlent  d'un  Égyptien  qui,  «  dans  ces 
derniers  temps,  a  excité  une  sédition  et  entraîné  au  désert 
quatre  mille  sicaires.  »  Josèphe,  au  contraire,  raconte  que  cet 
Égyptien,  se  donnant  pour  prophète,  entraîna  jusqu'à  trente 
mille  hommes  et  les  amena  du  désert  au  mont  des  Oliviers, 
menaçant  d'envahir  Jérusalem  et  de  s'y  établir.  Mais  Félix  vit 
tout  le  peuple  se  joindre  aux  Romains  pour  le  combattre. 
L'Égyptien  s'enfuit  avec  peu  de  monde  :  la  plupart  des  ses 
compagnons  furent  tués,  quelques-uns  pris,  et  le  reste  dis- 
persé V —  Que  dire  de  cette  objection? Une  chose  bien  simple  : 
qu'avant  de  chercher  à  concilier  saint  Luc  avec  Josèphe,  il 
serait  bon  de  concilier  celui-ci  avec  lui-même.  Nous  avons  en 
effet  de  lui  un  autre  récit  qui  ne  s'accorde  guère  avec  le  pré- 

'   Guerre  des  Juifs.  U,  vm,  5. 


DES  ACTES  Di;S  APOIKHS.  5«9 

cèdent.  Josèplie  tlit,  dans  \es  ylntiqiiités  (XX,  mii,  (Ji,  c|ue  le 
prélcndii  prophète  séduisit  la  niullilnde  et  lui  persuada  de 
veniravec  lui  jusqu'au  mont  des  Oliviers,  proineltant  que  les 
murs  de  Jérusalem  tomberaient  devant  lui.  Mais,  pendant 
qu'on  attend  l'accomplissement  du  miracle,  arrive  Félix  qui 
attaque  les  séditieux;  quatre  cents  sont  tués,  doux  cents  de- 
meurent prisonniers;  le  reste  s'enfuit  avec  l'Eg^yplien. 

Ainsi,  d'une  part,  il  y  a  près  de  trente  mille  hommes  de 
tués,  et  de  l'autre  il  n'y  en  a  que  quatre  cents;  ici  l'Égyptien 
s'enfuit  avec  peu  de  monde,  et  là  il  lui  reste  toute  la  multi- 
tude des  trente;  mille,  sauf  quatre  cents  tués  et  deux  cents  pri- 
sonniers. Quelle  autorité  peut  donc  avoir  contre  saint  Luc  un 
historien  qui  se  contredit  lui-même,  et  sur  le  fait  en  question  ? 
Au  reste,  le  récit  des  Actes  se  concilie;  mieux  avec  celui  de 
Josèphe  dans  les  Antiquités^  que  celui  du  même  auteur  dans 
la  Guerre  des  Juifs.  Les  quatre  mille  sicaires  de  l'historien 
sacré  sont  plus  près  des  quatre  cents  séditieux  des  Antiquités 
que  ne  le  sont  les  trente  mille  fanatiques  de  la  Guerre  des 
Juifs.  Leur  nombre  ne  contredit  même  pas  absolument  le  pre- 
mier récit  de  Josèphe,  si  l'on  fait  attention  que  saint  Luc  ne 
parle  que  des  brigands  enrôlés  par  l'Égyptien,  tandis  que 
Josèphe,  dans  les  trente  mille  honunes  de  son  preniier  récit, 
comprend  à  la  fois  les  brigands  enrôlés  par  l'Égyptien  et  la 
multitude  qui  était  venue  se  joindre  à  eux.  Pour  tout  le  reste, 
l'accord  est  parfait  entre  les  deux  historiens. 

Nous  arrivons  à  la  troisième  difficulté,  qui  n'est  plus  qu'une 
demande,  une  interrogation,  à  laquelle  l'histoire  se  charge 
de  répondre.  Saint  Paul,  repris  de  la  vivacité  avec  laquelli;  il 
s'était  récrié  contre  la  violence  du  grand  prêtre  Ananias, 
répond  :  «  Mes  frères,  je  ne  savais  pas  qu'il  fût  grand 
prêtre  '.  »  Est-il  possible,  demande-t-on ,  que  saint  Paul 
ignorât  quel  était  le  grand  prelre  de  ce  temps-là  ? —  Oui,  cela 
était  possible,  et  même  très-naturel  ;  voici  pourquoi  :  au 
moment  du  concile  do  Jérusalem  nu([uel  assistait  l'ajjotrt-, 
Ananias,  fils  de  Zébédée,  était  revêtu  tie  la  dignité  de  grand 

'  Aci.,  x.\iu,  î». 


590  DE  LA  VALEUR  HISTORIQUE 

prêtre.  Saint  Paul  apparemment  le  savait,  puisqu'on  veut 
absolument  qu'à  toutes  les  époques  de  sa  vie  il  connût  le 
grand  prêtre  du  temps.  Mais  après  le  concile  de  Jérusalem  cet 
Ananias  fut  déposé  et  envoyé  prisonnier  à  Eome,  et  remplacé 
par  Jonathan  \  Celui-ci  ayant  été  tué  par  ordre  de  Félix  avant 
la  révolte  de  l'Égyptien,  et  par  conséquent  avant  le  retour  de 
saint  Paul,  la  place  resta  vacante  jusqu'à  la  nomination 
d'Ismaël,  qui  eut  lieu  vers  la  fin  du  gouvernement  de  Félix  ^. 
Saint  Paul,  qui  devait  connaître  tous  les  grands  prêtres, 
n'ignorait  sans  doute  pas  ces  circonstances.  Il  savait  donc, 
qu'au  moment  où  il  parlait  ainsi  d'Ananias,  la  place  de  grand 
prêtre  était  vacante.  Etait-il  aussi  tenu  de  savoir  qu'Ananias, 
relâché  de  sa  captivité  peu  de  temps  après  son  arrivée  à  Rome, 
et  de  retour  à  Jérusalem  ^ .  exerçait  quelquefois  officieusement 
certaines  fonctions  de  grand  prêtre,  sans  en  avoir  officielle- 
ment la  charge,  qui  ne  lui  fut  jamais  rendue?  Cette  déférence 
des  Juifs  pour  un  de  leurs  anciens  grands  prêtres  explique  sa 
place  à  la  tête  du  conseil  où  comparut  saint  Paul  ;  mais  elle 
fait  parfaitement  comprendre  en  même  temps  que  l'apôtre, 
sans  discuter  le  titre  de  ce  grand  prêtre  officieux,  ait  pu  dire 
qu'il  ne  savait  pas  qu'il  fût  grand  prêtre. 

Voilà  comment  sur  tous  les  points  l'objection  se  tourne  en 
preuve,  et  comment  les  difficultés,  en  provoquant  un  examen 
plus  sérieux  et  une  étude  plus  approfondie,  n'en  font  que 
mieux  ressortir  le  caractère  et  la  valeur  historique  des  Actes 
des  apôtres  jusque  dans  les  plus  minutieux  détails. 


III 


La  critique  sera-t-elle  plus  heureuse  dans  l'emploi  des  argu- 
ments tirés  des  lieux  intrinsèques  contre  la  valeur  et  le  carac- 
tère historique  du  livre  de  saint  Luc  ?  C'est  ce  que  nous  allons 
voir. 

'  Aniiq.,  XX,  vi,  2  et  Bell.  Jud.,  II,  xii,  6. 

-  Antiq.,  VIll,  V,  8. 

3  Antiq.,  XXII,  vi,  3  et  Bell.  Jud.,  Il,  xn,  7. 


DES  ACTES  DES  APOTRES.  594 

Se  présente-t-il  quelque  part  un  fait  dont  toutes  les  cir- 
constances ne  sont  pas  tellement  bien  détaillées  qu'il  ne  reste 
absolument  rien  à  éclaircir,  on  en  conclut  aussitôt  que  le 
fait  est  faux  et  que  le  récit  n'a  aucun  fondement  historique. 
Zeller,  par  exemi)le,  ne  comprend  pas  comment  saint  Paul  a 
pu  trouver  à  Éplièse  des  disciples  qui  croyaient  en  Jésus- 
Christ,  sans  avoir  jusque-là  reçu  d'autre  baptême  que  celui 
de  Jean,  ni  entendu  dire  seulement  qu'il  y  eût  un  Saint-Esprit. 
Saint  Luc,  il  est  vrai,  n'ajoute  pas,  comme  saint  Jean  Chrysos- 
tome  et  d'autres  interprètes  de  l'Ecriture  sainte  nous  l'ex- 
pliquent, que  ces  disciples,  étant  venus  à  Jérusalem  du  temps 
de  saint  Jean,  avaient  reçu  de  lui  le  baptême  et  cru  au  Messie 
qu'il  leur  annonçait,  mais  qu'étant  retournés  dans  leur  pays 
avant  la  prédication  de  l'Évangile,  ils  n'avaient  pu  être  ni 
instruits  des  mystères  de  la  vraie  foi,  ni  baptisés  au  nom  de 
Jésus-Christ.  Et  parce  que  saint  Luc  n'a  pas  consigné  ces  cir- 
constances dans  son  récit,  il  faut  que  le  récit  soit  faux  !  Zeller, 
qui  raisonne  ainsi,  ignorait-il  ou  non  ces  circonstances?  s'il 
les  connaissait,  comment  le  récit  des  Actes,  qu'elles  font  si  bien 
comprendre,  lui  a-t-il  paru  obscur?  s'il  les  ignorait,  de  quel 
droit  rejetait-il  un  récit  dont  les  détails  lui  étaient  moins  bien 
connus  qu'à  celui  \jui  les  suppose  et  y  fait  allusion  en  racon- 
tant le  fait? 

Trouve-t-on  quelque  part  un  miracle,  ce  qui  certes  n'est 
pas  rare  dans  les  Actes  des  apôtres,  il  parait  tellement  impos- 
sible, a  priori,  qu'on  déclare  aussitôt  ne  point  savoir  s'il  faut, 
et  jusqu'à  quel  point  il  faut  y  voir  une  réalité  '.  C'est  que  le 
surnaturel  est  le  grand  scandale  de  la  critique  et  la  pierre 
d'achoppement  où  vient  se  heurter  sans  cesse  l'incrédulité. 
Cependant,  quoi  qu'en  puisse  dire  l'école  de  Tubingue,  le  sur- 
naturel existe  et  le  miracle  est  possible  ". 

Si  l'on  veut  un  exemple  de  l'arbitraire  où  peut  conduire 
cette  critique  basée  sur  les  notes  intrinsèques,  on  n'a  qu'à 
rapprocher  ce  que  dit  Zeller  du  discours  de  saint  Paul  devant 


'  Zeller  :  Die  Aposfelgeschichte,  p.  232  et  suiv.,  sur  \esActes,  xvi,  49  et  siiiv, 
'  Au  besoin  un  article  de  ce  numéro  même  lui  en  donnera  des  preuves. 


592  DE  LA  VALEUR  HISTORIQUE 

l'aréopage  el  ce  qu'il  dit  ailleurs  de  celui  du  même  apôtre 
aux  habitants  d'Antioche.  Dans  le  premier,  l'orateur  adresse 
sans  aucun  ménagement  à  ses  auditeurs  les  vérités  les  plus 
capables  de  les  offenser,  ce  qui  ne  répond  nullement,  dit-on,  à 
la  sagesse  du  grand  Paul  ';  dans  le  second,  au  contraire,  il 
expose  sa  doctrine  avec  trop  de  ménagements  et  d'atermoie- 
ments. C'est-à-dire  que  d'une  part  on  lui  reproche  de  parler 
ouvertement  et  de  l'autre  on  lui  fait  un  crime  de  ne  point  le 
faire.  Comment  donc  parler?  En  vérité,  en  présence  d'une 
critique  si  peu  sérieuse,  on  se  rappelle  involontairement  le  mot 
de  la  comédie  :  Il  làut  qu'une  porte  soit  ouverte  ou  fermée  : 
comment  la  voulez-vous?  Voulez-vous  que  saint  Paul  parle 
franchement  et  sans  détour  ?  mais  alors  pourquoi  l'en  blâmez- 
vous  lorsque  la  franchise  vous  semble  contraire  à  votre 
système  ?  Voulez-vous  qu'il  parle  avec  ménagement  ?  mais 
alors  pourquoi  lui  en  faites-vous  un  crime  lorsque  la  franchise 
vous  semblerait  favoriser  davantage  votre  système  ?  n'est-ce 
point  là  avoir  deux  poids  et  deux  mesures?  n'est-ce  point  là 
se  prononcer  de  parti  pris  et  par  préjugé? Soyez  donc  francs 
vous-mêmes,  et  avouez  que  saint  Luc  a  fait  parler  saint  Paul 
comme  il  devait  naturellement  parler,  et  comme  il  a  parlé 
réellement. 

Voici  un  dernier  exemple  de  la  justesse  de  raisonnement 
avec  laquelle  procède  la  critique  historique;  nous  l'avons 
réservé  pour  la  tin,  parce  qu'il  nous  a  semblé  donner  mieux 
que  tout  autre  la  mesure  de  logique  dont  elle  est  capable. 
Le  grand  argument  de  l'école  de  Tubingue,  l'argument 
incomparable,  est  celui-ci  :  Les  Actes  des  apôtres  ne  sont  point 
un  livre  historique,  parce  qu'on  y  remarque  entre  saint  Pierre 
et  saint  Paul  un  parallélisme  si  frappant,  qu'on  ne  peut  s'empê- 
cher d'y  reconnaître  un  but  de  conciliation  :  on  conclut  de 
là  que  l'auteur  a  sacrifié  la  vérité  historique  au  désir  de  faire 
ressortir  le  parfait  accord  entre  les  deux  apôtres,  parce  que 
cet  accord,  comme  le  présente  saint  Luc,  est  tellement  parfait, 
qu'il  est  impossible  de  ne  pas  y  voir  de  nombreuses  traces 

'  Zeller  :  l^ir  Apo:<lelgesch  ,  p.  261. 


DES  ACTES  DES  APOTIŒS.  593 

d'exagération  et,  pur  conséquent,  de  fausseté  liistorique.  Nous 
laisserons  la  parole  à  M.  A.  Stap,  pour  développer  devant  nous 
cetle  preuve  sans  réplique,  en  nous  contentant  d'entremêler 
son  discours  de  quelques  légères  observations. 

«  tSVles  Actes  sont  issus,  comme  on  le  suppose^  du  mouve- 
ment qui  tendait  à  opérer  un  rapprochement  entre  les  deux 
principales  branches  du  christianisme,  et  à  faire  admettre  par 
les  judéo-chrétiens  l'autorité  de  TApotre  des  gentils  et  le  prin- 
cipe universaliste  de  sa  doctrine,  s'ils  sont,  en  d'autres  termes, 
une  apologie  de  Paul  dans  le  sens  judaïsant  :  ils  s'efforceront 
nécessairement  d'établir  que  celui-ci  ne  méritait  en  aucune 
façon  les  reproches  qu'on  lui  adressait,  qu'il  n'avait  méprisé 
ni  la  loi  ni  les  privilèges  d'Israël,  et  que  tous  ses  actes  trou- 
vaient,au  contraire,  dans  l'exemple  ou  dans  l'assentiment  dti 
grand  apôtre  du  judaïsme,  de  Pierre,  leur  justification  la 
plus  complète.  Voyons  si  tel  est  réellement  le  caractère  de 
notre  livre  '.  » 

On  prévoit  quel  sera  le  résultat  de  cet  examen.  Mais  le  pre- 
mier défaut  de  cet  argument  n'est  point  dans  la  mineure  que 
forme  cet  examen  ;  il  est  dans  la  majeure.  Que  conclure,  en 
effet, d'un  argument  qui  commence  par  une  proposition  hypo- 
thétique? qui  ne  voit  que  dans  un  pareil  raisonnement  la  con- 
séquence ne  saurait  être  légitime  que  si^  comme  on  le  suppose, 
gratuitement  sans  doute,  on  a  déjà  prouvé  ce  qu'il  faut  démon- 
trer? Un  peu  plus  de  logique  simple  aurait  fait  éviter  à 
M.  A.  Stap  cette  pétition  de  principe. 

Mais  écoutons  le  développement  de  la  mineure  : 

«  Les  Actes  peuvent  se  diviser  en  deux  parties  principales, 
la  première  consacrée  à  Pierre,  la  seconde  à  Paid,  qui,  toutes 
deux  tendent  à  établir  entre  ces  apôtres  un  véritable  parallèle. 
Les  faits  attribués  à  chacun  d'eux  dénotent  dès  l'abord  l'in- 
tention formelle  de  les  présenter  sous  un  jour  uniforme. 

«  Ils  possèdent  l'un  et  l'autre  au  même  degré  le  don  spéci- 
fique de  l'apostolat,  celui  de  communiquer,  par  l'imposition 


'  Revue  Germanique,  31  mars  1861  :  lex  Actes  des  Apôtres,  art.  de  M.  A.  Slii|»^ 
j>.  180. 


394  DE  LA  VALEUR  HISTORIQUE 

des  mains,  le  Saint-Es])rit  aux  fidèles  simplement  baptisés 
{Act.,  VIII,  14-17).  —  Comme  si  tons  les  autres  apôtres 
n'avaient  pas  eu  le  même  pouvoir  1  comme  si,  dans  le  passage 
cité  (viii,  14-17J,  saint  Jean  n'eut  pas  agi  de  concert  avec 
saint  Pierre!  comme  si  saint  Paul  lui-même  n'avait  pas  reçu  le 
Saint-Esprit  par  l'imposition  des  mains  d'Ananias,  qui  n'érait 
point  apôtre! 

Après  l'égalité  de  pouvoir  vient  la  ressemblance  des 
miracles. 

«  lis  accomplissent,  dit  M.  A.  Stap,  un  nombre  à  peu  près 
égal  de  prodiges  ou  semblables  ou  analogues.  Pierre  ouvre  sa 
carrière  en  guérissant  un  homme  boiteux  dès  le  ventre  de  sa 
mère  ;  Paul  iiiit  sa  première  cure  miraculeuse  en  délivrant  de 
son  infirmité,  comme  on  nous  le  dit  dans  des  termes  iden- 
tiques, un  boiteux  dès  le  sein  de  sanière(^c^.,  111,2,  et XIV,  8), 
La  scène  du  paralytique  deLydde  correspond  à  celle  du  fié- 
vreux de  Malte  {Act.,  ix,  33-35,  etxxviii,  8,9);  la  résurrection 
de  Tabitlia  à  celle  d'Eutique  {Act.^  ix,  36  sq.,etxx,  9  sq.).  Si 
l'ombre  de  l'Apôtre  des  Juifs  rend  ia  santé  aux  malades  sur  les- 
quels elle  passe,  les  linges  qui  ont  touché  à  l'Apôtre  des  gen- 
tils jouissent  du  même  privilège.  y>[Act.,  v,  i5,  et  xix,  12.)  — 
Qu'y  a-t-il  d'impossible  dans  ces  coïncidences?  Jésus-Christ 
n'a-t-il  pas  donné  à  tous  les  apôtres  indifféremment  le  pou- 
voir de  guérir  toute  langueur  et  toute  infirmité  '  ?  Et  puis- 
qu'il est  avéré  que  tous  les  apôtres  ont  exercé  ce  pouvoir, 
qu'y  a-t-il  de  si  étrange  à  voir  des  guérisons  semblables  opé- 
rées par  deux  d'entre  eux  ?  Encore  est-il  bon  de  remarquer 
qu'un  paralytique  et  un  fiévreux  ne  se  ressemblent  guère, 
et  que,  si  l'on  veut  prendre  les  choses  avec  cetfe  rigoureuse 
exactitude  que  la  critique  s'efforce  d'établir,  celui  qui  guérit 
sans  contact,  même  médiat,  et  celui  qui  ne  le  fait  que  par  le 
contact  au  moins  médiat,  ne  sont  pas  également  puissants. 

Du  pouvoir  de  conférer  le  Saint-Esprit  et  du  don  des  mi- 
racles, M.  A.  Stap  passe  à  l'autorité  que  ces  prérogatives  don- 
naient aux  deux  apôtres  auprès  des  masses. 

*  Matth.^  X,  1. 


DES  ACTES  DES  APOTRES.  u9o 

«  Aussi,  tlit-il,  ie  respect  qu'on  leur  témoigne  se  traduit-il 
d'une  manière  toute  semblable;  Pierre  est  adoré  comme  un 
dieu  par  le  centenier  Corneille,  Paul,  par  les  habitants  de 
Lystre,  et  tous  deux  s'accordent  à  repousser  ces  honneurs 
parla  même  considération,  à  peu  près  par  les  mêmes  mots.  » 
[Act.^  X,  25,  26,  et  XIV,  n  sq.)  — Et  par  quelle  autre  con- 
sidération, je  vous  prie,  auraient-ils  pu  les  repousser,  que 
par  celle  qu'ils  allèguent  :  l'adoration  ne  convient  qu'à  Dieu, 
et  nous  ne  sommes  que  des  hommes?  quelle  merveille  que 
les  réponses  des  deux  apôtres  soient  identiques  quand  il  n'y 
en  avait  qu'une  seule  à  faire? 

Enfin  M.  A.  Stap  croit  avoir  établi  un  parallélisme  parfait 
entre  saint  Pierre  et  saint  Paul  en  les  montrant  encore  égaux 
en  persécutions  et  en  souffrances. 

«  Dans  la  persécution,  ajoute-t-il,  Dieu  leur  accorde  des 
faveurs  })areilles;  le  premier  est  arraché  à  sa  prison  par  un 
ange,  le  second  voit  tomber  ses  liens  d'une  façon  analogue  et 
non  moins  merveilleuse.  {Act.^  xn,  7  et  xvi,  26.)  Leurs  souf- 
frances pour  la  foi  sont  elles-mêmes,  autant  que  possible, 
égalisées  ;  au  moins  est-on  conduit  à  prêter  cette  intention  à 
l'auteur,  lorsqu'on  lui  voit  passer  sous  silence  la  plupart  de 
celles  qu'énumèrerît  les  Epîtres  aux  Corinthiens,  ces  empri- 
sonnements multipliés,  ces  dangers  fréquents  de  mort,  ces 
trois  naufrages,  ces  cinq  bastonnades,  ces  flagellations,  ce 
combat  contre  les  1  êtes  sauvages  à  Ephèse,  ces  périls  innom- 
brables enfin,  qui  font  dire  à  Paul  qu'il  a  travaillé  et  souffert 
plus  que  tous  les  douze.  »  (/  Co/\ ,  xv,  10,  32;  //  Cor.^  xi, 
23-27.  —  Cf.  Act.,  TV  ;  V,  18,  2G,  27,  40;  xn,  2  sq.) 

Cet  argument  de  M.  A.  Stap  est-il  bien  concluant  ?  ne 
peut-on  pas,  en  effet,  alléguer  d'autre  cause  du  silence  des 
Actes  sur  certaines  souffrances  de  saint  Paul  que  le  désir 
d'établir  un  exact  parallélisme  entre  lui  et  saint  Pierre? 
n'est-il  pas  évident  pour  tout  homme  réfléchi,  qu'il  ne  s'agis- 
sait point,  dans  le  livre  de  saint  Luc,  de  dresser  le  catalogue 
complet  des  souffrances  endurées  par  les  deux  apôtres,  et  que 
l'écrivain  sacré  n'a  dû  et  n'a  voidu  parler  que  de  celle  s  qui 
exercèrent  une  certaine  influence  sur  la  fondation  des  Églises 


596  DE  LA  VALEUU  lilSTÛRIQUE  DES  ACTES  DES  APOTP.ES 

dont  il  raconte  l'histoire?  n'est-il  pas  clair  encore,  pour  qui 
sait  compter,  que,  d'après  les  Actes  des  apôtres  même,  les  tri- 
bulations de  saint  Paul  surpassent  tellement  celles  de  saint 
Pierre  qu'une  si  grande  différence  ne  laisse  plus  aucune  vrai- 
semblance à  l'idée  d'un  parallélisme  prémédité  qui,  pour  ar- 
river à  être  parfait,  ne  craint  point  de  fausser  l'histoire  en  re- 
tranchant tout  ce  qui  s'oppose  à  la  parfaite  symétrie?  Enfin, 
comment  peut-on  dire  que  les  deux  apôtres  ont  reçu  de  Dieu 
dans  les  persécutions  des  «  faveurs  pareilles,  »  lorsqu'il  est 
avéré  par  le  récit  de  saint  Luc  que  l'Apôtre  des  nations  a  plus 
souffert  que  tous  les  autres  et  que  le  plus  souvent  il  échappait 
à  la  fureur  de  ses  persécuteurs,  non  par  quelque  miracle  du 
ciel  en  sa  faveur,  mais  au  péril  de  sa  vie  ou  parce  qu'on  le 
tenait  pour  mort? 

Nous  sommes  donc  en  droit  maintenant  de  rejeter  toute 
idée  de  préméditation  qui  ferait  du  livre  des  Actes  un  écrit  de 
tendance;  et,  après  avoir  examiné  les  arguments  que  l'école 
de  Tubingue  et  ses  disciples  apportent  à  l'appui  de  leur  thèse, 
nous  pouvons,  avec  un  auteur  peu  suspect  de  tendances  ca- 
tholiques ',  résumer  notre  jugement  sur  l'ensemble  et  les  dé- 
tails dans  ces  mots  : 

«  Quelle  histoire  subsisterait  devant  une  pareille  critique?» 

H.  Mertiajy. 


'  De  Pressensé^  Hist.  des  trois  premiers  siècles  de  l'Églae  chrét..  t.  i.  1858, 
p.  453,  note. 


M.   RENAN  ET  LE  MIRACLE 


Molière  met  quelque  part  ces  mots  dans  la  bouche  d'un  de 

ses  personnages  :  «  Je  ne  sais  que  dire vous  tournez  les 

choses  d'une  manière  qu'il  semble  que  vous  ayez  raison  ;  et  ce- 
pendant, il  est  vrai  que  vous  ne  l'avez  pas.  »  — Sans  comparer 
en  aucune  sorte  les  beaux  discours  de  M.  Renan  à  ceux  de 
don  Juan,  je  crois  bien  qu'en  lisant  sa  dernière  brochure  ', 
plus  d'une  personne  aura  murmuré  tout  bas  des  paroles  assez 
analogues  à  celles  de  Sganarelle.  Le  célèbre  critique  s'entend 
à  merveille  à  défendre  de  mauvaises  causes  et  à  leur  donner  le 
tour  le  plus  spécieux  du  monde.  Nul  ne  sait  mieux  embar- 
rasser le  bon  sens  par  les  artifices  et  le  prestige  de  son  raison- 
nement. 

Cependant  quelque  habile  que  M.  Renan  ait  su  se  montrer 
dans  son  plaidoyer,  car  c'en  est  un,  il  n'est  pas  douteux  qu'il 
ne  soit  resté  cette  fois  quelque  peu  au-dessous  de  lui-uième. 
A  vrai  dire,  nous  attendions  mieux.  Pour  peu  qu'on  y  prenne 
garde,  on  verra  bien  que  l'argumentation  n'est  pas  d'une 
force  remarquable  :  le  plus  souvent  elle  côtoie  la  question  sans 
l'aborder.  Il  y  a  de  l'incohérence  et  des  énormités  qu'une  phra- 
séologie tourmentée  ne  réussit  pas  à  dissinuilcr.  Le  style  mènie 
a  perdu  de  son  éclat,  et  surtout  de  sa  fraîchein-.  L'auteur  est 
retombé  plus  que  jamais  dans  un  défaut  qui  lui  est  habituel, 
celui  de  se  copier  Uu-méme.  Nous  avons  noté  un  bon  nombre 

'  La  chaire  d'hébreu  au  Collège  de  France.  —  Explications  à  mes  collègues.  — 
Brochure  in-S".  Michel  Lévv. 


598  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

de  phrases  que  nous  savions  depuis  longtemps  par  cœur.  Bref, 
nous  n'avons  guère  été  surpris  quand  des  personnes  bien  ren- 
seignées nous  ont  assuré  que  l'impression  produite  sur  les 
esprits  les  plus  éclairés,  en  dehors  même  des  catholiques,  a 
été  fort  peu  favorable  à  cette  apologie. 

Nos  lecteurs  jugeront.  Nous  avons  à  cœur  de  leur  mettre 
entre  les  mains  les  pièces  nécessaires.  Aussi  bien,  il  ne  s'agit 
pas  seulement  ici  d'un  aussi  mince  résultat  que  de  constater 
un  amoindrissement  plus  ou  moins  accusé  dans  le  savoir-faire 
de  M.  Renan.  Il  s'agit  de  venger  les  croyances  surnaturelles 
contre  les  sophismes  de  l'impiété  et  de  faire  voir  une  fois  de 
plus  que  l'erreur  s'est  menti  à  elle-même.  C'est  là  le  point  de 
vue  auquel  nous  nous  plaçons,  et  si  nous  n'avions  craint  de 
provoquer  une  comparaison  que  rien  ne  justifie,  sauf  la  res- 
semblance du  sujet,  nous  aurions  intitulé  cet  article  :  Une 
étude  sur  la  sophistique  contemporaine. 


Réduite  à  ses  données  essentielles,  la  brochure  de  M.  Renan 
peut  se  résumer  en  trois  points  principaux.  Il  explique  d'abord 
pourquoi  il  a  aspiré  à  la  chaire  d'hébreu,  devenue  vacante 
en  iSSy  par  la  mort  si  regrettable  du  savant  Etienne  Quatre- 
mère.  C'est  ici,  on  le  voit,  une  question  d'un  caractère  trop 
personnel  et  d'un  trop  médiocre  intérêt  pour  que  nous  ayons 
à  nous  y  arrêter. 

En  second  lieu,  il  expose  à  sa  manière  la  nature  de  la  chaire 
d'hébreu,  ses  traditions,  les  droits  et  les  libertés  de  son  en- 
seignement, surtout  en  ce  qui  concerne  ses  rapports  avec  les 
dogmes  religieux.  Nous  ne  croyons  pas  devoir  insister  non 
plus  sur  cette  question  trop  spéciale.  Donnons  seulement  une 
idée  de  l'esprit  d'après  lequel  ?.I.  Renan  a  conçu  son  pro- 
gramme. La  position  du  professeur  d'hébreu  au  Collège  de 
France,  nous  dit-il,  «  est  fort  analogue  à  celle  du  professeur 
de  sanscrit.  Si  Burnouf  avait  fait  une  leçon  pour  prouver  que 
Çaltya-Mouni  n'arriva  jamais,   quoi  qu'en   disent  les  boud- 


M.  RENAN  ET  Li-  MIRACLE.  599 

dhistes,  à  l'état  fie  Bodhisattva,  on  aurait  eu  le  droit  dètre 
surpris.  Mais  si,  tout  en  parlant  de  Çakya-Mouni  a^^ec  admi- 
ration., il  se  fût  exprimé  d'une  façon  qui  n'impliquât  pas  les 
attributs  transcendants  que  ses  disciples  lui  prêtent^  pei'sonne 
ne  lui  eût  fait  un  reproche.  Un  bouddhiste,  arrivant  à  son 
cours,  eût  été  blessé  de  cette  hétérodoxie  ;  voilà  tout.  Jj  objet 
duprofesseur  n  était  pas  de  réfuter  les  bouddinstes  ;  son  devoir 
n  était  pas  non  plus  de  les  satisfaire.  » 

Il  est  donc  entendu  que  le  professeur  d'hébreu  doit  être 
tout  aussi  libre  avec  la  Bible  que  Burnouf  l'était  avec  le  code 
de  Manou  ou  les  écrits  bouddhiques,  et  qu'on  peut  parler  de 
Jésus-Christ  absolument  comme  de  Çakya-Mouni.  Les  catho- 
liques en  seront  blessés  :  ils  auront  tort;  voilà  tout.  Puisque 
le  bouddhisme  peut  être  traité  d'une  façon  plus  ou  moins 
irrévérencieuse  dans  un  pays  où  personne  ne  croit  au  boud- 
dhisme, est-ce  que  le  christianisme  doit  être  traité  différem- 
ment dans  un  pays  chrétien? 

Gardons-nous  de  contredire  cette  foudroyante  logique.  Une 
seule  observation  :  M.  Renan  s'est  donné  une  peine  assez  inu- 
tile pour  prouver  que  la  chaire  d'hébreu  au  Collège  de  France 
est  une  chaire  de^langue  et  non  de  dogme.  Qui  le  nie?  Mais 
s'ensuit-il  que  le  professeur  ne  doive  pas  avoir  àH opinion  sur 
la  vérité  des  dogmes,  qu'il  doive  ignorer  s' il  r  a  au  inonde  des 
théologiens?  Le  moindre  inconvénient  de  cette  théorie,  c'est 
de  porter  une  condanuiation  contre  presque  tous  les  prédé- 
cesseurs de  M.  Renan,  et  M.  Quatremère  tout  le  premier. 
Pour  avoir  été  ostensiblement  chrétiens,  ont-ils  donc  manqué 
à  leurs  devoirs? 

Venons  à  la  troisième  question.  M.  Renan  s'efforce  d'établir 
que  sa  leçon  d'ouverture  devait  être  ce  qu'elle  a  été.  Ddfé- 
rentes  raisons  plus  concluantes  les  unes  que  les  autres  l  ont 
amené  à  choisir  un  sujet  d'un  caractère  général  et  à  parler  des 
origines  du  christianisme.  Or  là,  le  fait  de  Jésus,  comme  il 
l'appelle,  se  présentait  nécessairement  devant  lui.  Impossible 
de  l'éluder.  Il  fallait  donc  nommer  Jésus.  Mais  devait-il  em- 
ployer des  formules  impliquant  sa  divinité?  M.  Renan  nv  le 
pense  pas.  Seulement  «  une  parenthèse  fut  introduite  connue 


600  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

atténuation  respectueuse  ;  »  et  voici  les  termes  dont  il  se  servit  : 
Un  homme  incomparable  —  si  grand  qrie^  bien  quici  tout 
doive  être  jugé  au  point  de  vue  de  la  science  positive^  je  ne 
voudrais  pas  contredire  ceux  qui,  frappés  du  caractère  excep- 
tionnel de  son  œuvre,  l'appellent  Dieu 

La  phrase  manque  bien  un  peu  de  netteté  et  surtout  de 
franchise;  mais  au  fond,  continue  M.  Renan,  «  c'est  un  tour 
habituel  aux  docteurs  chrétiens  les  plus  orthodoxes.  Saint 
Pierre  n'a-t-il  pas  dit  :  «  Israélites,  écoutez  ceci  :  Jésus  de 
Nazareth,  homme  accrédité  de  Dieu  près  de  vous...?  »  Et 
Kossuet  :  «  Un  homme  d'une  douceur  admirable,  singulière- 
ment choisi  de  Dieu...?  »  —  On  a  répondu  à  M.  Renan  que 
les  textes  étaient  par  lui  un  peu  abrégés,  sans  dessein  prémé- 
dité sans  doute.  S'il  avait  bien  voulu  les  citer  tout  au  long  et 
avec  leur  contexte,  le  sens  en  eût  apparu  tout  autre.  De  bonne 
foi,  à  qui  fera-t-on  croire  que  les  apôtres  et  les  docteurs  chré- 
tiens se  bornaient  à  ne  pas  contredire  ceux  qui  appellent  Jésus- 
Christ  Dieu  ? 

Laissons  après  cela  M.  Renan  déclarer  qu'il  ne  recherche 
pas  «  si  la  phrase  qu'on  lui  a  reprochée  n'est  pas  d'ac- 
cord avec  les  sentiments  des  plus  grands  chrétiens  jusqu'au 
fv"  siècle.  »  C'est  prudent  à  lui  de  ne  pas  défendre  cette 
thèse  des  modernes  ariens.  Laissons-le  encore  rappeler  que 
récemment  «  la  facidté  de  théologie  de  l'Université  protestante 
de  Leyde  voulut  bien  (sic)  reconnaître  pour  très-chi^étienne  la 
pensée  où  des  interprètes  moins  autorisés  des  dogmes  chré- 
tiens ont  vu  la  totale  négation  du  christianisme  »  :  un  brevet 
d'orthodoxie  déhvré  par  des  rationalistes  ne  tire  pas  à  consé- 
quence. Hâtons-nous  de  suivre  le  professeur  dans  une  thèse 
plus  large  qui  doit,  selon  lui,  former  la  vraie  base  de  sa  justifi- 
cation, et  sur  laquelle  il  nous  importe  de  fixer  notre  examen. 

II 

Admettre  la  divinité  de  Jésus-Christ,  c'est  reconnaître  le 
surnaturel.  Or,  dit  M.  Renan,  «  le  principe  essentiel  de  la 
science,  c'est  de  faire  abstraction  du  surnaturel...  Il  n'y  a  pas 


M    RENAN  ET  LE  MIRACLE.  60i 

un  seul  cas  de  miracle  prouvé  '...  De  là  cette  rî'gle  inflexible^ 
base  de  toute  critique,  qa  un  événement  donné  pour  miraculeux 
est  nécessaivenwnt  légendaire.  Dans  les  histoires  profanes,  cela 
est  accepté  sans  aucune  difficulté.  Rollin  ne  croit  pas  aux 
prodiges  racontés  par  Tite-Live.  Les  miracles  peimanents  des 
temples  de  la  Grèce,  rapportés  par  Pausanias,  sont  universel- 
lement regardés  comme  des  fables.  Pourquoi  l'histoire  des 
Juifs  est-elle  traitée  d'une  autre  manière?  » 

Ce  raisonnement,  si  c'en  est  un,  revient  à  peu  près  à  ceci  : 
Tout  le  monde  avoue  qu'il  y  a  eu  de  faux  miracles,  donc  on 
doit  avouer  qu'il  n'y  en  a  pas  eu  de  véritables  !  Que  répond  à 
cela  le  bon  sens?  si  je  ne  me  trompe,  voici  comment  il  raison- 
nerait :  Il  y  a  eu  de  faux  miracles,  donc  il  y  en  a  eu  de  vrais  ; 
car  le  fait  de  la  supposition  des  premiers  ne  se  conçoit  pas 
sans  la  réalité  des  seconds  ;  de  même,  par  exemple,  que  l'exis- 
tence des  faux  billets  de  banque  ne  s'expliquerait  pas  s'il  n'y 
en  avait  pas  de  véritables.  L'erreur  suppose  la  vérité,  comme 
l'ombre  accuse  la  lumière.  L'erreur  n'est  qu'une  vérité  altérée, 
ou  dont  on  a  abusé,  comme  parle  Bossuet.  On  a  fait  remar- 
quer avec  beaucoup  de  justesse  que  «  l'humanité  n'est  jamais 
absurde  à  plaisir  et  que  les  fables  ont  toujours  raison  en 
quelque  chose,  w  Voilà  une  règle  de  critique  que  M.  Renan 
récusera  moins  que  personne,  carc'est  à  lui  que  je  l'emprunte  ■. 
Or,  en  quoi,  je  vous  prie,  les  fables  composées  de  récits  mira- 
culeux auraient-elles  eu  raison,  si  tous  les  miracles  sans  excep- 
tion n'étaient  que  de  pures  inventions?  et  conunent  l'huma- 
nité n'aurait-elle  pas  été  absurde  à  plaisir,  absurde  au  delà 
de  ce  qu'on  peut  imaginer,  si  partout  et  toujours  elle  avait 
cru  à  des  chimères  qui  n'eussent  même  pas  eu  une  ombre 
de  fondement  dans  la  réalité  des  choses?  Je  conclus  donc 
que  si  la  croyance    aux  faux   miracles  peut  fournir  un  argu- 


'  Pour  M.  Renan  ^urnaixirel  ot  miracle  sont  synonymes.  Il  est  inuiile  de  laire 
observer  que  c'est  confondre  deux  choses  Irès-dislinctes.  —  Voir  la  Question  du 
surnaturel,  par  le  R.  P.  Matignon.  Noire  co'laboraleur  a  exposé  en  détail  ces 
notion-;  inniortanles,  sur  lesquelles  beaucoup  de  personnes  instruites  n'ont  pas 
toujours  des  idées  exactes. 

=  Etudes  d'Hist.  relig. 


602  M.  REXAX  ET  LE  MIRACLE. 

ment,  ce  n'est  pas  du  tout  celui  qu'y  a  trouvé  M.  Renan  '. 
Notre  critique  poursuit  :  «  L'induction  est  ici  d'une  acca- 
«  blante  simnlicité.  Aucun  lioimne  éclairé  n'admet  les  mira- 
«  clés  qui  sont  censés  se  passer  de  nos  jours  ;  des  sectaires 
(f  seuls  admettent  des  miracles  qui  se  seraient  passés  au  xvii^ 
«  et  au  xviu''  siècle  ;  on  n'est  pas  taxé  de  grande  hardiesse 
«  pour  réduire  à  la  légende  ce  qu'on  raconte  de  saint  Fran- 
ce cois  d'Assise  et  des  saints  du  moyen  âge.  Pourquoi  le  siècle 
«  d'Auguste  et  de  Tibère  ferait-il  exception  ?  Les  lois  du  monde 
«  étaient  alors  ce  qu'elles  sont  aujourd'hui...  » 

Cette  argumentation,  en  vérité,  est  accablante.  Admettons 
pour  un  moment  les  prémisses  de  M.  Renan.  Accordons-lui 
que  la  croyance  aux  miracles  du  moyen  âge  et  des  époques 
suivantes  n'ait  pour  elle  que  des  sectaires^  et  pas  un  homme 
éclairé,  et  qu'en  réalité  aucun  fait  miraculeux  n'ait  eu  lieu  de- 
puis dix-huit  siècles  :  cela  suffit-il  pour  démontrer  qu'aucun 
fait  de  ce  genre  ne  s'est  accompli  au  siècle  de  Jésus-Christ?  Il 
est  permis  de  suspecter  la  rigueur  de  cette  conclusion.  Si  j'ac- 
cordais aux  partisans  de  la  génération  spontanée  que  certains 
êtres  naissent  et  se  développent  sons  la  seule  influence  des 
causes  naturelles,  serais-je  tenu  de  convenir  qu'il  n'y  a  jamais 
eu  d'action  créatrice?  Il  est  vrai  qu'au  temps  de  Jésus-Christ 
les  lois  du  monde  étaient  ce  qu'elles  sont  aujourd'hui.  Mais  là 
n'est  pas  la  question.  Il  s'agit  de  savoir  si,  ces  lois  étant  les 
mêmes,  il  ne  s'est  point  passé  un  ensemble  de  faits  exception- 
nels qui  aient  dérogé  aux  lois  sans  les  détruire  ,  et  qui  ,  par 
conséquent,  constituent  des  miracles  manifestes.  Or  ,  vous- 
même  vous  reconnaissez  que  X œuvre  de  Jésus  présente  un  ca- 
ractère exceptionnel,  et  que  le  divin  s'y  montre  d'une  façon 
particulière.  Je  sais  bien  que  vous  n'entendez  pas  par  là  le 
surnaturel  proprement  dit;  car  la  critique  a  changé  le  sens 
des  mots,  et  le  divin  ne  signifie  plus  le  divin;  mais  alors  qu'est- 
ce  que  ce  divin,  et  tout  en  proclamant  qu'il  est  exceptionnel^ 


»  Je  n'examine  pas  la  question  de  savoir  si  les  prodiges  des  temples  païens 
n'étaient  pas  le  fait  des  démons.  C'est  le  cas  de  dire  avec  Malebranche  :  «  Four- 
berie ou  diablerie  :  mais  un  peu  plus  du  premier  que  du  dernier.  » 


M.  HEXAX  ET  LE  MIRACLE.  C03 

de  quel  droit  venez-vous  dire  que  le  siècle  d'Auguste  iVa  souf- 
fert aucune  exception  aux  lois  générales? 

Revenons  aux  prémisses  que  nous  n'avons  accordé 's  que 
sous  bénéfice  d'inventaire.  Vous  dites  «  q^\\iucuu  homme 
éclairé  ne  croit  aux  miracles  qui  sont  censés  se  passer  de  nos 
jours.  »  ^Malgré  votre  profond  mé])ris  pour  les  catholiques,  je 
suppose  que  vous  leur  ferez  l'honneur  de  croire  qu'il  y  a  bien 
quelques  hommes  échii-cs  \:ninm  eux.  Or,  il  n'est  pas  un  seul 
catholique,  digne  de  ce  nom,  qui  puisse  nier  la  perpétuité  du 
don  des  miracles  dans  l'Église.  Jésus-Christ  lui  en  a  f;iitla  pro- 
messe ;  et,  bien  que  la  Providence  ait  placé  les  prodiges  les 
plus  nombreux  et  les  plus  éclatants  au  berceau  du  christia- 
nisme, parce  que  ces  signes  extraordinaires  étaient  nécessaires 
à  la  conversion  du  monde,  il  s'en  faut  bien  qu'il  ne  s'en  soit 
plus  accompli  depuis  cette  époque  ,  et  la  nôtre  n'en  est  pas 
déshéritée.  Qu'on  discute  sur  tel  ou  tel  fait,  avant  le  jugement 
de  l'Église,  cela  est  permis  sans  doute  :  l'Église  est  la  première 
à  condamner  la  crédulité  superstitieuse.  Que ,  même  après 
la  sentence  de  l'autorité  suprême,  on  ne  doive  pas  considérer 
les  faits  miraculeux  comme  des  articles  de  foi  proprement  dits, 
cela  est  encore  incontestable.  ]Mais  qu'on  puisse  les  nier  et  sur- 
tout les  rejeter  sans  distinction,  assurément  il  n'y  a  pas  un 
catholique  (j'entends  encore  une  fois  ceux  qui  méritent  ce 
nom^  qui  puisse  pousser  à  ce  point  la  témérité.  Comme  donc 
il  y  a,  grâce  à  Dieu ,  des  catholiques  qui  ne  sont  pas  sans 
quelques  lumières,  il  est  faux,  absolument  faux  qu'il  n'y  ait 
pas  un  homme  éclairé  qui  admette  les  miracles  de  nos  jours. 

«  Des  sectaires  seuls  admettent  des  miracles  qui  se  seraient 
passés  au  xvii*  et  au  wui*'  siècle!  w  Qu'est-ce  à  dire, 
des  sectaires  ?  voulez-vous  parler  de  ceux  qui  croient 
aux  fameux  miracles  du  diacre  Paris  ?  Oui,  ceux-là,  on  vous 
les  abandonne  de  grand  cœur'.  IMais  il  en  est  d'autres  que 
nous  tous,  catholiques,  nous  reconnaissons  comme  certains 
et  incontestables;   car   il  y   a   plusieurs   saints    du    xvii''  et 


'  Toutefois  le  joli  mol  cJeMalebranche.  cité  plus  haut,  pourrait  trouver  encore  ici 
son  a[)plicalion. 


604  M.  RENAxN  ET  LE  MIRACLE. 

du  xvïii''  siècle  qui  ont  été  solennellement  canonisés  :  or, 
ignorez-vous  que  la  béatification  et  la  canonisation  des 
saints  n'ont  jamais  lieu  sans  un  procès  à  l'effet  d'établir  qu'il 
conste  d'un  certain  nombre  de  miracles?  Il  vous  reste  à  dire 
que  tous  les  catholiques  qui  croient  à  ces  miracles-là  sont  des 
secAaires. 

Quant  aux  miracles  du  moyen  âge,  il  est  certain  ,  nous 
n'avons  aucune  peine  à  l'avouer,  qu'une  critique  légitimement 
sévère  a  le  droit  de  faire  ses  réserves.  La  critique  des  Bollan- 
distes,  la  plus  autorisée  que  nous  connaissions  en  dehors  des 
tribunaux  officiels  de  l'Eglise,  n'a  pas  manqué  de  faire  une 
assez  large  place  à  la  légende.  Mais  est-ce  une  raison  de  tout 
nier  et,  ici  encore,  n'est-ce  pas  le  cas  de  dire  que  les  miracles 
controuvés  attestent  les  véritables,  de  même  que  la  fausse 
monnaie  atteste  qu'il  y  a  une  monnaie  de  bon  aloi  ?  Parce 
que  les  légendes  de  quelques  saints  obscurs  n'ont  aucune 
valeur  historique,  faut-il  donc  rejeter  en  masse  et  sans  examen 
tout  ce  que  l'on  raconte  de  saint  Benoît,  de  saint  Domi- 
nique, de  saint  François  d'Assise  et  de  tant  d'autres,  dont  la 
vie  nous  est  parfaitement  connue?  et  parce  qu'il  y  a  eu  une 
cour  des  miracles^  tsl-on  obligé  de  rejeter  comme  des  fables 
les  merveilles  dont  la  renommée  attirait  la  catholicité  entière 
aux  tombeaux  de  saint  Jacques,  de  saint  Martin,  et  dans  un 
si  grand  nombre  de  célèbres  pèlerinages?  Quoi  qu'en  dise 
M.  Renan,  pour  réduire  tout  cela  à  la  légende,  il  faut  une 
grande  hardiesse,  et  plus  que  de  la  hardiesse.  Une  telle 
licence  n'est  permise  qu'à  une  critique  qui,  par  la  légèreté, 
les  opinions  exclusives,  les  façons  tranchantes  etpéremptoires, 
vient  supprimer  les  problèmes  au  lieu  de  les  résoudre.  Je  me 
sers  de  ses  expressions,  et  je  conviens  que  jamais  elle  n'aurait 
mieux  parlé  si  elle  avait  voulu  tracer  par  ces  mots  son  propre 
portrait.  Il  n'y  a  qu'elle,  en  effet,  qui  puisse  écrire  des  lignes 
telles  que  celles-ci  :  Les  catholiques  sérieux  d'autrefois  (béné- 
dictins, jansénistes)  n'admettaient  guère  que  les  miracles  bi- 
bliques. M.  Renan,  car  il  est  aisé  de  le  reconnaître  à  ce  style, 
a  trouvé  ici  le  secret  de  condenser  l'injure.  Il  insulte  l'Eglise 
catholique  :  apparemment  elle  comptait  des  membres  sérieux 


M.  RKNAN  ET  I.K  MIHACLli.  60r, 

outre  les  bénédiclins,  et  suitoiit  les  liéréliqiies  jansénistes, 
lesquels  n'étaient  pas  précisément  des  catholiques.   11  insulle 
doublement,   et  par   un  indigne  rapprochement  el  par  une 
imputation  calomnieuse,  un  grand  Ordre  religieux  qui,  malgré 
des  défaillances  momentanées,  fut  un  des  plus  beaux  orne- 
ments de  l'Église,   et  dont  une  des  branches  françaises,  la 
Congrégation  de  Saint-Maur,   restera    toujours   comme  une 
des    plus    glorieuses  personnifications   de   la    science   ciiré- 
tienne.  Où  donc  M.  Renan  a-t-il  vu  que  les  bénédictins  n  ad- 
mettaient o^uére  que  les  miracles  bibliques?  W  n'a  donc  jamais 
ouvert  les  livres  du  grand  Mabillon  :  Annales  ordinis  sancli 
Bcnedicti^  Acta  sanctoram  ordinis  sancti  Benedicli;  et  les  Actes 
des  Martyrs  de  dom  Ruinart  :  ouvrages  où  les  récits  d'évé- 
nements merveilleux  se  trouvent  à  chaque  page?  M.  Renan 
insulte  même  les  jansénistes,  car,  quoique  je  n'aie  aucune 
envie  de  les  défendre,  la  justice  oblige  de  reconnaître  qu'ils 
n'ont  jamais  poussé  à  cet  excès  la  négation  systématique  du 
miracle.  Saint-Cyran,  les  Arnauld,  ont-ils  rejeté  les  prodiges  des 
premiers  siècles  de  l'Eglise?  Tous  les  jansénistes  ne  croyaient- 
ils  pas,   même  \\\\  peu  plus  que  de  raison,  aux  miracles  de 
leur  secte?  est-ce  que  Pascal  ne  publiait  pas  sur  les  toits  le 
fameux  miracle  de  la  Sainte-Êpine  ?  e\.^  plus  tard,  les  hommes 
les  plus  graves  du  parti  ne  firent-ils  pas  assez  de   bruit  des 
guérisons  du  diacre  Paris  ?  Chose  étrange!  ce  sont  ces  hommes- 
là  qu'on  nous  cite  presque  comme  des  incrédules  !  La  vérité 
est   que  le   jansénisme,    poussé   par  une   haine   implacable 
contre  le  catholicisme,  s'est  efforcé  de  tout  son  pouvoir,  non 
pas  de  nier  absolument,  mais  de  contester,   d'amoindrir,  de 
rogner,  pour  ainsi  dire,  avec  une  opiniâtreté  sournoise,  tout 
ce  qui  attestait  la  sainteté  des   membres  de  l'Kglise.  De  là 
cette  critique  jalouse,   corrosive,  haineuse,   dont  on   voit  le 
modèle  dans  Launoy,  surnonnué  le  dénicJieur  de  saints,  et 
dans  Baillet,  le  principal  hagiographe  de  cette  école.  La  vérité 
est   encore    que   quelques   auteurs    catholiques    du    \vu'  cl 
du  wuf  siècle,    plus   ou  moins   pénétrés  du   levain    jansé- 
niste,  et  sacrifiant  à  la  crainte    ]>usillamine  de  choquer  les 
esprits  forts   de  leur  temps  ,    ont    fait  beaucoup    trop  bon 


606  M.  RENAN  ET  LE  MIUACLE. 

marché  des  miracles  dont  l'authenticité  n'était  pas  garantie  f 

par  des  preuves,  je  ne  dis  pas  seulement  suffisantes,  mais 
accablantes.  Grâce  à  Dieu,  cette  tendance  funeste  a  cessé 
d'exister.  Aujourd'hui  nos  historiens  religieux,  à  peu  près 
sans  exception,  s'inspirent  d'un  esprit  meilleur.  On  a  restitué 
aux  légendes  des  saints  leur  véritable  caractère.  On  rejette  ce 
qui  est  manifestement  imaginaire  ;  on  donne  comme  douteux 
ce  qui  n'a  pas  les  preuves  voulues;  mais  aussi  on  n'a  pas  un 
parti  pris  de  tout  nier  et  on  se  contente  des  témoignages  qui 
peuvent  fonder  une  croyance  raisonnable;  et  ce  qui  est  bien 
digne  de  remarque,  c'est  que  les  travaux  les  plus  sérieux  de 
l'érudition  religieuse  de  ces  derniers  temps  ont  eu  précisé- 
ment pour  résultat  de  confirmer  plusieurs  légendes  que  le 
xvif  siècle  avait  révoquées  en  doute. 

Je  ne  saurais  donc  assez  admirer  comment  M.  Renan  ose 
affirmer  quon  a  honte  aujourd'hui  du  surnaturel  comme 
d'une  tache  originelle,  et  que  les  personnes  même  les  plus 
religieuses  n'en  veulent  plus  qu'un  minimum;  qu'on  cherche 
à  faire  sa  part  aussi  petite  que  possible  et  quon  le  cache  dans 
les  recoins  du  passé.  Il  ne  cite  aucun  nom,  aucun  fait  :  il 
affirme.  Est-ce  que  cela  ne  suffit  pas?  Eh  non  1  M.  Renan  n'a 
pas  le  droit  d'affiimer  sans  preuve;  et  même  pour  lancer 
solennellement  de  telles  assertions,  il  faut  bien  qu'il  soit  sûr 
que  la  crédulité  de  certains  lecteurs  n'a  pas  de  bornes.  Évi- 
demment M.  Renan  n'a  pas  eu  l'espérance  de  tromper  les 
doctes  professeurs  auxquels  sa  brochure  s'adresse.  Il  a  du 
avoir  en  vue  un  autre  public.  Et  il  faut  le  dire,  à  la  honte 
de  notre  xix'=  siècle ,  ce  public  existe  qui ,  professant  un 
mépris  sans  égal  pour  la  plus  haute  autorité  qui  soit  au  monde, 
croira  et  croira  sur  parole  la  première  énormité  qui  lui  sera 
affirmée,  à  la  seule  condition  que  l'auteur  soit  connu  comme 
libre  penseur.  Ceci  n'est  pas  de  la  déclamation  :  c'est  un  fait 
dont  les  preuves  sont  partout. 

Un  jour,  M.  Renan  a  écrit  :  «  Si  \  Éloge  de  la  folie  n'avait 
valu  à  Érasme  tant  de  disgrâces,  je  proposerais  volontiers 
aux  moralistes  un  curieux  paradoxe  à  traiter  :  V Apologie  des 
sots.  On  né  comprend  pas  assez  les  services  que  rend  dans  le 


M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE.  607 

monde  la  médiocrité ,  les  souris  dont  elle  nous  délivre  et  la 
recomiaissance  que  nous  lui  devons  ' .  » — Je  n'appellerai  pas  les 
lecteurs  de  M.  Renan  des  sots,  mais  je  sais  bien  quels  services 
ils  lui  rendent  en  le  délivrant  du  souci  de  tout  contrôle,  et 
par  conséquent  quelle  reconnaissance  il  leur  doit.  M.  Renan 
ne  croira  pas  sans  doute  que  ses  lecteurs  aient  besoin  d'une 
apologie. 


III 


Les  objections  que  nous  avons  discutées  jusqu'ici  se  résu- 
ment en  deux  mots  :  —  H  y  a  eu  de  faux  miracles.  —  On  ne 
croit  presque  plus  au  miracle.  —  Comme  on  l'a  vu,  de  ces 
deux  assertions  la  première  ne  prouve  rien  contre  nous  et 
prouverait  plutôt  en  notre  faveur;  la  seconde  est  manifes- 
tement fausse.  Mais  ce  ne  sont  là  encore  que  des  points  tout 
à  fait  secondaires  dans  l'argumentation  de  M.  Renan.  Il  sou- 
lève des  difficultés  d'une  nature  un  peu  plus  sérieuse. 
Malheureusement  ce  qui  se  fait  le  plus  remarquer  dans  cet 
ensemble  d'objections,  ce  n'est  pas  précisément  la  rigueur 
méthodique  qui  devrait  être  le  caractère  de  la  science  ^o.y/- 
tiue  ;  et  malgré  tous  nos  efforts  pour  les  classer  dans  un  ordre 
logique,  nous  sommes  condamné  à  une  marche  plus  ou  moins 
irrégulière. 

M.  Renan  s'attache  principaleiijent  à  montrer  que  la  doc- 
trine du  miracle  est  en  opposition  avec  le  grand  axiome 
moderne,  le  principe  de  Y  expérience,  et  qu'elle  est  condamnée 
pour  toujours  par  la  science. 

Assurément,  le  principe  de  l'expérience  est  la  base  fonda- 
mentale des  sciences  physiques  et  naturelles.  Qu'il  ait  même 
jusqu'à  un  certain  point  son  application  tlans  les  sciences 
philosophiques,  nous  sommes  loin  de  le  nier.  Ce  n'est  pas 
nous  qui  nous  inscrirons  en  faux  contre  une  méthode  parfai- 
tement légitime  et  qui,  nous  le  croyons,    a   définitivement 

*  Essais  de  morale  et  de  critique,  [>.  187. 


60IS  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

prévalu.  Mais  il  ne  faut  rien  outrer,  pas  même  les  meilleurs 
principes,  et  la  méthode  expérimentale  ne  devra  pas  appa- 
remment supplanter  tous  les  procédés  intellectuels  et  tous  les 
moyens  de  certitude.  L'école  qu'on  nommait  autrefois  maté- 
rialiste ou  empirique ,  et  qui  se  nomme  3iU]OUYà'\iu\ pas itii'e^ 
n'est  pas  disposée  aux  transactions.  Pour  elle,  l'expérience 
est  tout  et  le  reste  n'est  rien.  On  va  loin  avec  ce  principe. 
N'en  citons  qu'un  exemple.  C'est  en  s'appuyant  sur  les  résul- 
tats de  la  science  expérimentale  que  M.  Renan  a  nié  fort 
expressément  la  spiritualité  de  l'âme.  Il  se  moque  de  la  vieille 
hypothèse  de  deux  substances  accolées  pour  former  Vhoumie. 
Il  ne  fait  qu'une  concession,  c'est  que  cette  hypothèse  «  doit 
être  maintenue  pour  la  commodité  du  langage', — absolument 
comme  ces  bons  vieux  mots  de  Dieu  et  de  Providence^,  qui  ne 
signifient  rien  au  fond,  mais  que  l'usage  a  consacrés.  >^ 

Voilà  où  aboutit  la  science  positive  avec  l'expérience  pour 
unique  critérium.  Les  conséquences  suffisent  pour  juger  le 
principe. 

Ces  réserves  faites  sur  les  abus  de  l'expérience  ,  examinons 
quelle  en  peut  être  l'application  à  la  question  du  miracle.  J'a- 
voue que  j'ai  peine  à  comprendre  le  peu  de  parti  que  M.  Re- 
nan a  su  en  tirer  au  profit  de  sa  thèse. 

Il  est  incontestable  que  l'expérience  .  telle  qu'on  l'entend 
d'ordinaire,  peut  servir  de  base  à  des  objections  spécieuses 
contre  le  miracle.  En  effet,  l'observation  des  faits  conduit  né- 
cessairement à  admettre  la  constance  et  la  fixité  des  lois  de  la 
nature.  Or,  cette  donnée  admise  comme  certaine,  il  semble- 
rait assez  légitime  de  conclure  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de  dé- 
rogation aux  lois  du  monde  physique  ,  attendu  que  l'ordre 
serait  renversé  et  les  lois  détruites.  On  connaît  les  arguments 
que  les  rationalistes  développent  sur  ce  thème,  et  qui  tendent 
tous  à  rejeter  le  miracle  comme  impossible.  C'est  en  ce  sens 
que  l'expérience  paraît  avoir  une  certaine  portée  contre  l'ad- 
mission des  faits  miraculeux,  et  il  faut  avouer  que  l'objection 


'   Essais  dC'  morale  et  de  critique,  p.  65. 
-  Études  d'Hist.  relig.,  p.  419. 


M.  RENAN  ET  LE  MIHACLE.  609 

présentée  avec  habileté  peut  séduire  au  premier  abord.  Ce- 
pendant, une  seule  o])SGrvation  la  renverse;  car  lorsque  nous 
disons  qu'il}'  a  miracle,  nous  ne  nions  d'aucune  sorte  les  lois 
et  leur  constance.  Au  contraire,  nous  l'affirmons.  Proclamer 
l'exception,  n'est-ce  pas  proclamer  la  règle?  Quand  ma  main 
retient  une  pierre,  je  l'empéclie  de  suivre  sa  loi,  qui  est  de 
tomber  à  terre;  j'oppose  une  force  à  une  autre  force,  et  je 
prive  celle-ci  de  son  effet.  Sans  doute,  il  n'y  a  là  rien  que  de 
naturel;  mais  supposons  que  Dieu  fasse  immédiatement  et  par 
sa  seule  volonté  ce  que  je  puis  faire,  cette  action  sera  surna- 
turelle: la  loi  naturelle  sera-t-elle  pour  cela  détruite?  Non,  elle 
sera  neutralisée  et  privée  de  son  effet  dans  un  cas  particulier, 
elle  l'obtiendra  dans  tous  les  autres.  En  un  mol,  il  y  a  déro- 
gation, il  n'y  a  pas  destruction  des  lois  ;  et,  par  conséquent, 
il  est  vrai  de  dire  avec  un  esprit  distingué  :   «   L'explication 
surnaturelle  laisse  subsister  toutes  les  lois  constatées  par  la 
science,  et  l'ordre  surnaturel  entrevu  au  delà  et  au-dessus  de 
ces  lois  peut  dominer  l'ordre  naturel  sans  le  détruire  et  l'al- 
térer, de  même  que  l'ordre  moral  ne  détruit  point  et  n'altère 
point  l'ordre  physique,  avec  lequel  il  coexiste  sous  l'autorité 
suprême  de  la  sagesse  divine  V  » 

M.  Renan  n'a  pas  compris  l'argument  tiré  de  l'expérience 
dans  le  sens  où  nous  venons  de  l'exposer  et  de  le  combattre. 
Parfois,  il  est  vrai,  il  semble  intliquer  qu'il  l'a  eu  en  vue.  Mais, 
explicitement  du  moins,  il  n'invoque  pas  les  lois  delà  nature 
pour  prouver  XUmpossibilUc  du  miracle,  et  c'est  à  un  point  de 
vue  tout  différent  qu'il  se  place  quand  il  prétend  s'aj)puyer 
sur  l'expérience. 

((  Quelque  recherche  qu'on  ait  faite,  dit-il  avec  M.  Littré, 
jamais  un  miracle  ne  s'est  produit  là  ou  i!  pouvait  être  ob- 
servé et  constaté.  Jamais,  dans  les  ainphillicdtrcs  danatomie 
et  sous  les  yeux  des  médecins^  \\\\  mcnl  ne  s'est  relevé...  Ja- 
mais dans  les  plaines  de  l'air,  cun'  yeux  des  p/ty.sicie/is,  un 
corps  pesant  ne  s'est  élevé  contre  les  lois  de  la  pesanteur, 
prouvant  par  là  que  les  propriétés  des  corps  sont  susceptibles 

*  M.  Th.  II.  Ma; lin.  Uxamcst  a' un  problème  du  Théodic-.'t',  [>.  103. 

1^  31 


610  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

de  suppressions  temporaires...  Ainsi  a  parlé  l'expérience  per- 
pétuelle. » 

M.  Renan  poursuit  :  «  Nous  attendons  qu'on  nous  montre 
un  miraclese  passant  dans  des  conditions  scientifiques,  devant 
des  juges  compétents.  Nous  ne  nions  pas,  nous  attendons.  Il 
i]e  s'agit  pas  ici  de  métaphysique  ;  il  s'agit  de  faits  à  constater. 
Or,  il  est  certain  que  jamais  miracle  n'a  eu  lieu  dans  les  con- 
ditions voulues  pour  créer  une  conviction  rationnelle.  Au  lieu 
de  se  passer  devant  des  gens  crédules,  étrangers  à  toute  idée 
scientifique,  ils  devraient  se  passer  devant  des  commissions 
composées  d'hommes  spéciaux,  variant  les  conditions,  comme 
on  le  fait  dans  les  expériences  de  physique,  réglant  elles- 
mêmes  le  système  de  précautions  efforçant  le  thaumaturge  à 
opérer  dans  les  circonstances  posées  par  elles.  Toutes  les 
expériences  des  thaumaturges  de  nos  jours,  qui  réussissent  si 
bien  devant  les  gens  du  monde,  échouent  dans  ces  condi- 
tions-là. » 

Si  M.  Renan,  au  lieu  de  placer  d'emblée  le  miracle  sur  la 
même  ligne  que  les  tours  des  magnétiseurs,  avait  bien  voulu 
admettre,  au  moins  comme  hypothèse,  la  notion  chrétienne 
du  miracle,  il  aurait  probablement  senti  lui-même  l'inconve- 
nance de  ce  langage.  Il  n'y  a  que  Dieu  qui  puisse  faire  le  mi- 
racle; et  l'homme,  celui  qu'on  appelle  le  thaumaturge,  n'est 
que  son  instrument.  Eh  bien  !  c'est  donc  Dieu  qui  devra  se 
mettre  aux  ordres  des  hautes  majestés  de  la  science  et  compa- 
raître, comme  les  dieux  de  la  Grèce,  devant  cet  aréopage!  El 
ces  juges  souverains,  gravement  assis. 

Et  les  deux  bras  croisés,  du  haut  do  leur  esprit, 

lui  diront  :  «  Montrez-nous  donc  ce  que  vou&  savez  faire.  Oîï 
dit  que  vous  opérez  des  prodiges.  Nous  ne  nions  pas;  nous 
attendons.  Mais  remarquez  bien  que,  pour  obtenir  notre  visa, 
vous  aurez  à  opérer  de  cette  façon  et  non  pas  d'une  autre.  Si 
nous  ne  sommes  pas  satisfaits  d'une  première  expérience,  vous 
devrez  recommencer,  et  cela  autant  de  fois  que  nous  le  juge- 
rons à  propos.  Vous  pouvez  commencer.  » 


M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE.  644 

Ah\  petits  hom/fies  hauts  de  cinq  pieds  ^  tout  au  plus  de  six, 
si  vous  savez  ce  qu'est  Dieu  et  ce  que  vous  êtes,  vous  com- 
prendrez peut-être  sans  trop  de  peine  que  ce  n'est  pas  à  vous 
de  fixer  vos  conditions  à  Dieu  et  que  c'est  à  lui  de  vous  faire 
subir  les  siennes.  N'exigez  donc  pas  qu'il  aille  manifester  les 
signes  de  sa  volonté  dans  vos  amphithéâtres  et  vos  académies 
pour  coniplaire  à  certains  orgueilleux  qui  le  méprisent.  Jugez, 
jugez  sévèrement  les  thaumaturges  dont  vous  parlez  :  c'est 
votre  droit;  ils  relèvent  de  votre  tribunal.  Mais,  de  grâce, 
n'ayez  pas  la  prétention  de  juger  Dieu. 

Vous  avez  raison  quand  vous  dites  que  les  miracles  doivent 
éti'e  constatés,  et  par  conséquent  ^fi passer  dans  les  conditions 
i'oulues  pour  créer  une  conviction  rationnelle. 

Nous  le  demandons  comme  vous.  Non  que  nous  osions  im- 
poser des  miracles  à  Dieu  ;  mais  quand  nous  avons  quelque 
raison  de  penser  qu'il  lui  a  plu  de  manifester  librement  sa 
puissance,  le  respect  même  que  nous  lui  devons  exige  que 
nous  vérifiions  les  faits  ou  les  témoignages,  et  que  nous  nous 
assurions  que  c'est  lui  qui  a  parlé  par  ses  œuvres.  Nous  savons 
que  ce  n'est  pas  la  superstition  qui  l'honore,  et  voilà  pourquoi 
nous  devons  éviter  à  tout  prix  de  confondre  l'intervention 
divine  avec  un  fait  purement  naturel,  une  supercherie  ou 
peut-être  une  magie  infernale.  Qu'il  y  ait  eu  des  exemples  de 
crédulité,  soit;  mais  songez  que  l'Église  catholique  a  compté 
parmi  ses  enfants  fidèles  le  plus  grand  nombre  au  moins  des 
génies,  des  savants  les  plus  illustres  qui  aient  paru  dans  le 
monde,  que  ceux-là  ont  cru  aux  miracles  autant  et  plus  peut- 
être  que  les  hommes  simples.  Osez  donc  dire  qu'ils  ont  cru  à 
la  légère  et  sans  preuves!  Montaigne  a  dit  avec  son  admirable 
bon  sens  :  «  Ce  grand  sainct  Augustin  tesmoingne  avoir  vu, 
sur  les  rehques  saincts  Gervais  et  Protais  à  Milan,  un  enfant 
aveugle  recouvrer  la  vue;...  et  plusieurs  aultres  miracles, 
où  il  dit  lui-même  avoir  assisté  :  de  quoy  accuserons-nous 
et  luy  et  deux  saincts  evesques  Aurelius  et  Maximilius,  qu'il 
appelle  pour  ses  recors?  Sera-ce  d'ignorance,  simplcsse, 
facilité?  ou  de  malice  et  imposture?  est -il  homme  en 
nostre  siècle,  si  impudent,  qui  pense  leur  estrc  comparable. 


612  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

soit   en  vertu   el  en  piété,  soit  en  sçavoir,  iujement  et  suffi- 


sauce?  » 


C'est  à  vous,  s'il  vous  plaît,  que  ce  discours  s'adresse. 

Je  pourrais  citer  une  multitude  d'autorités  non  moins  im- 
posantes que  colle  de  saint  Augustin  ;  mais  à  quoi  bon?  Il  y 
a  une  autorité  plus  haute  que  toutes  les  autres,  même  au  point 
de  vue  purement  humain.  Quiconque  n'est  pas  ignorant  sait 
fort  bien  avec  quelle  maturité,  avec  quel  luxe  de  précautions, 
pour  ainsi  dire,  la  cour  de  Rome  procède  dans  l'examen  des 
faits  miraculeux  sur  lesquels  elle  veut  porter  une  sentence  au- 
thentique. Je  le  dis  sans  hésiîer  :  le  système  d'enquêtes,  de  dis- 
cussions, dont  s'entourent  nos  cours  d'assises  avant  de  con- 
damner une  vie  humaine,  n'a  rien  de  comparable  avec  la 
sévérité  que  déploie  ce  tribunal.  On  inten^oge  le  plus  grand 
nombre  possible  de  témoins  et  quelquefois  plusieurs  cen- 
taines. Leurs  dépositions  sont  contrôlées  de  toutes  les  ma- 
nières et  soumises  à  des  débats  contradictoires.  On  a  recours 
à  des  hommes  spéciaux.  Lorsqu'il  est  possible,  on  envoie  sur 
les  lieux  des  commissions  savantes.  En  un  mot  la  sentence 
n'est  portée  que  quand  la  cause  a  été  instruite  avec  une  ri- 
gueur extrême,  et  que  les  faits  ont  été  mis  à  l'abri  de  toute 
critique.  Je  conjure  les  superbes  contempteurs  des  miracles  et 
de  la  crédulité  catholique  de  compulser  les  pièces  d'un  seul 
procès  de  canonisation  ;  et,  à  moins  qu'ils  ne  soient  de  ces 
hommes  dont  Pascal  a  dit  qu'ils  nieraient  les  vérités  mathé- 
matiques s'ils  y  avaient  quelque  intérêt,  et  le  Maître  de  la 
vérité  lui-même  :  qu'ils  ne  croiraient  pas  à  la  résurrection  d'un 
mort  quand  bien  mènie  ils  la  verraient  de  leurs  propres  yeux, 
j'ose  leur  porter  le  défi  de  résister  à  la  lumière  de  l'évidence. 

Ah  !  plut  à  Dieu  que  les  incrédules  consentissent  seulement 
à  s'éclairer  par  des  recherches  consciencieuses  et  désinté- 
ressées! Nous  autres,  catholiques,  nous  ne  leur  demandons 
pas  autre  chose.  Hélas!  n'est-ce  pas  trop  exiger  d'un  grand 
nombre?,  Le  cœur  a  ses  raisons  que  l'esprit  ne  connaît  pas. 
Puisqu'on  dit,   —  évidemment  à  notre  adresse,  —  que   «  la 


M.  RENAN  ET  LE  MIRAf-LE.  ,  613 

demi  culture  littéraire  se  concilie  souvent  avec  beaucoup  de 
paresse  d'esprit  et  de  préjugés,  »  nous  pouvons  bien  dire  que 
ces  choses  se  concilient  assez  bien  aussi  avec  la  grande  culture 
littéraire  et  scientiflque  que  quelques-iuis  possèdent  ou  pré- 
tendent posséder. 

On  nous  parle  des  amphithéâtres  d'anatomie  et  de  l'Aca- 
démie des  sciences.  Quoi  donc  ?  est-ce  qu'il  n'y  a  là  que  des 
esprits  forts  décidés  à  ne  jamais  croire  qu'à  ce  qu'ils  ont  vu  de 
leurs  yeux,  palpé  de  leurs  mains,  expérimenté.,  en  un  mot? 
Regardez  donc  autour  de  vous  à  l'Institut....  rappelez-vous 
ces  gloires  nombreuses  de  notre  siècle,  et  entre  autres,  Ampère, 
grand  chrétien  autant  que  grand  savant,  et  ces  deux  hommes, 
M.  Cauchy  et  M.  Biot,  dont  je  ne  puis  prononcer  le  nom  sans 
\\v\^  émotion  inspirée  par  le  souvenir  de  la  piété  la  plus  fer- 
vente, jointe  à  la  science  la  plus  vaste  et  la  plus  variée. 

Et  quand  bien  même  tous  vos  tribunaux  scientifiques 
seraient  hostiles  au  surnaturel  et  au  miracle,  ce  que  je  suis  loin 
de  vous  accorder,  est-ce  que  la  sentence  serait  sans  appel?  n'y 
aura-t-il  donc  plus  rien  de  certain  et  d'indubitable  que  ce 
qui  aura  été  décidé  par  l'Académie  des  sciences  ? 

Vous  dites  :  «"  Constater  le  caractère  d'un  fait  n'est  pas 
donné  à  tous  5  cela  exige  une  forte  discipline  de  l'esprit  et 
l'habitude  des  expériences  scientifiques.  » 

Personne  ne  conteste  qu'il  ne  soit  souvent  difficile  et  très- 
difficile  de  discerner  les  faits  vraiment  miracnleux  de  ceux 
qui  ne  le  sont  pas.  Dieu  qu'il  y  ait  des  règles  en  cette  matière, 
l'application  n'en  est  pas  aisée.  C'est  le  cas  de  suspendre  son 
jugement,  de  nier,  si  on  le  veut  absolument.  Mais  aussi  com- 
bien de  miracles  qui  sont  tellement  éclatants  que  personne  ne 
peut  s'y  tromper!  (Et  remarquez  que  la  révélation  divine 
s'appuie  précisément  sur  des  faits  de  cette  nature.)  Qu'un  mort 
enterré  depuis  trois  jours  et  répandant  déjà  l'infection  ressus- 
cite plein  de  vie;  que  les  flots  de  la  mer  s'entr'ouvent  pour 
laisser  passage  à  tout  un  peuple  et  qu'ils  se  referment  pour 
engloutir  une  armée  ennemie,  et  tout  cela  à  la  voix  d'iui 
homme  qui  agit  comme  envoyé  de  Dieu  :  de  bonne  foi 
sont-ce  là  des  faits  dont  le  caractère  soit  difficile  à  constater, 


644  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

et  faut-il  une  si  grande  discipline  de  l'esprit  pour  y  recon  - 
naître  l'intervention  de  la  puissance  divine?  pour  juger  qu'il 
y  a  eu  dérogation  aux  lois  de  la  nature  est-il  donc  nécessaire 
d'être  membre  d'une  société  savante? 

M.  Renan  suppose  que  l'idée  des  lois  de  la  nature  n'était 
guère  connue  dans  l'antiquité  que  par  les  écoles  philosophi- 
ques. «  Le  moyen  âge,  ajoute-t-il,  V ignore  complètement  \w%- 
qu'au  xiif  siècle.  Jusqu'au  xvf  elle  est  l'apanage  de  quelques 
penseurs  isolés.  Galilée,  Descartes,  Huyghens ,  Newton  lui 
donnent  une  solidité  inébranlable;  mais  ce  n'est  qu'à  la  fin 
du  xvnf  siècle  qu'on  la  voit  passer  à  l'état  de  croyance  très- 
générale.  » 

Voilà  encore  une  de  ces  phrases  qui  accusent  bien  peu  de 
réflexion,  pour  ne  rien  dire  de  plus.  Car  qu'est-ce  que  \ idée 
des  lois  de  la  nature  ?  C'est  la  croyance  que,  les  mêmes  circon- 
stances étant  données,  les  mêmes  faits  se  renouvelleront  et 
que  des  causes  semblables  auront  toujours  des  effets  sem.- 
blables.  Or,  cette  croyance  existe  chez  l'enfant  lui-même,  au 
moins  dans  un  état  vague,  et  elle  ne  tarde  pas  à  s'éclaircir  et  à 
se  développer  à  mesure  que  la  raison  elle-même  se  développe. 
Pas  un  homme  jouissant  de  son  bon  sens  n'a  jamais  été  étran- 
ger à  cette  notion  qu'il  y  a  un  ordre  régulier  dans  la  nature, 
et  par  conséquent  qu'il  existe  des  lois  stables  et  constantes. 
Que  firent  donc  les  savants  du  xvf  siècle  et  ceux  qui  les 
suivirent?  Ils  donnèrent  la  théorie  scientifique  de  certaines 
lois;  ils  employèrent  de  nouvelles  formules  pour  classer  ou 
désigner  des  faits  connus  depuis  longtemps  ;  ils  rectifièrent 
quelques  erreurs  vulgaires  et  firent  voir  dans  toute  leur  magni- 
ficence l'enchaînement  des  causes,  l'universalité  des  lois  et 
en  un  mot  l'infinie  sagesse  qui  préside  au  gouvernement  de 
l'univers.  Mais  parce  que  le  moyen  âge  et  l'antiquité  pre- 
naient la  terre  pour  le  centre  du  monde  ou  qu'ils  attribuaient 
certains  phénomènes  à  des  causes  fantastiques  ou  ridicules, 
étaient-ils  donc  dépourvus  des  notions  essentielles  à  tout 
homme  raisonnable  ? 

Je  n'insiste  pas  davantage.  On  voit  combien  il  est  absurde 
de  s'appuyer  sur  la  prétendue  ignorance  des  lois  delà  nature 


M.  RENAN  KT  LE  MIRACLE.  615 

pour  affirmer  qu'on  ne  pouvait  autrefois  constater  avec  com- 
pétence les  faits  miraculeux. 

Que  dirons-nous  maintenant  de  cette  autre  assertion  de 
M.  Renan  :  «  Les  miracles  ont  tous  un  vice  radical  :  Le  thau- 
maturge règle  les  conditions  du  miracle,  choisit  son  public.  « 
—  Le  sens  de  ces  paroles  est  parfaitement  indiqué  par  l'en- 
chaînement des  idées  auxquelles  elles  se  lient,  et  j'ose  à  peine 
sonder  ce  qu'elles  ont  de  profondément  odieux.  Nulle  diffé- 
rence, au  jugement  de  notre  critique,  entre  tels  ou  tels  thauma- 
turges^ entre  miracles  et  jongleries.  Si  donc  les  saints  ont  pré- 
tendu faire  des  prodiges,  ce  sont  des  charlatans.  Que  dis-je? 
le  Saint  des  saints,  Jésus-Christ  en  personne,  s'il  est  vrai  qu'il 
a  essayé  de  rendre  miraculeusement  la  vue  aux  aveugles, 
l'ouïe  aux  sourds,  et  de  persuader  à  ses  contemporains  ces 
prétendus  miracles,  n'aura  été  qu'un  habile  magnétiseur  ou 
tout  au  plus  une  sorte  de  médium  ! 

Et  pourtant  cela  est  logique,  et  M.  Renan,  pour  être  consé- 
quent,  ne  devrait  pas  reculer  devant  ces  blasphèmes.  Si  on 
nie  la  divinité  de  Jésus-Christ,  il  faut  bien  dire  qu'il  a  été  le 
pins  vil  et  le  plus  odieux  des  imposteurs  ! 


TV 


J'aborde  une  nouvelle  série  d'objections.  C'est  ici  que 
M.  Renan  va  se  surpasser,  s'il  est  possible.  Précisant  davan- 
tage son  grand  argument  de  l'expérience,  et  invoquant  les 
sciences  les  unes  après  les  autres,  il  vous  fera  voir  que,  le  sur- 
naturel et  le  miracle  admis,  il  n'y  a  plus  de  calcid,  plus  de 
météorologie,  plus  de  médecine  ni  de  physiologie,  plus  de 
géologie,  enfin  plus  d'histoire.  —  A  la  bonne  heure  au  moins  ! 
l'argument  sera  curieux  et  neuf.  Voyons  cela. 

Et  d'abord  poiu'  le  calcul.  «  Tout  calcul  est  une  imperti- 
nence, s'il  y  a  une  force  changeante  qui  peut  modifier  à  son 
gré  les  lois  de  l'univers.  » 

Notre  illustre  confrère  de  Rome,   le  P.  Secchi,  et  un  bon 


610  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

nombre  d'aiUrcs  savants  auront  peut-éîre  le  droit  d'être  sur- 
pris de  cet  arrêt.  Ils  croiront  sans  doute  qu'on  peut  bien  avoir 
quelque  foi  au  surnaturel  et  au  miracle,  sans  être  précisément 
taxé  d'impertinence  par  le  seul  fait  que  l'on  calcule  la  m.arche 
des  comètes  ou  d'autres  faits  astronomiques.  Ils  feront  obser- 
ver unechose  essentielle  que  M .  Renan  a  oubliée,  c'est  que  Dieu , 
qui  pourrait  en  effet  modifier  à  son  gré  les  lois  de  l'univers, 
ne  le  fait  pourtant  pas;  qu'en  tout  cas  il  n'est  pas  um /brrc 
cliangeante;  que  les  lois  demeurent  fixes  et  constantes;  que 
les  dérogations  partielles  qu'on  nomme  miracles  laissent  sub- 
sister  les    lois   tout  entières,  conformément  à    l'explication 
donnée  plus  haut,  l'opération  divine  se  bornant  à  suspendre 
momentanément  l'action  d'une  cause  naturelle  ou  à  neutra- 
liser une  loi  dans  un  cas  particulier,  et  que,  par  conséquent, 
en  partant  d'une  tout  autre  hypothèse,  M.  Renan  s'est  donné 
le  faciïe  plaisir  de  supposer,  au   bénéfice  de    sa  cause,  des 
faussetés  que  personne  n'a  jamais  soutenues. 

Vient  la  météorologie.  «La  météorologie,  dit  M.  Renan, 
n'aurait  plus  de  raison  d'être  si  on  venait  dire  au  météorolo- 
giste :  Prenez  garde,  vous  cherchez  des  lois  naturelles  là  où  il 
ny  en  a  pas  ;  c'est  une  divinité  bienveillante  ou  courroucée 
qui  produit  ces  phénomènes  que  vous  croyez  naturels.  »  — 
Ici  encore  M.  Renan  se  bat  contre  une  fausseté  gratuitement 
supposée.  Nul  homme  n'est  assez  insensé  pour  soutenir  que 
les  phénomènes  météorologiques  ne  sont  pas  quelque  chose  do 
naturel  et  qu'ils  ne  sont  soumis  à  aucune  loi  ?  Seulement,  avec 
toute  l'humanité,  moins  les  athées  et  les  déistes,  nous  croyons 
que  la  Providence  peut  ménager  certaines  dispositions  des 
éléments  pour  atteindre  certaines  fuis  particulières.  Nous  ne 
disons  pas  précisément  que  «  des  hommes  réunis  et  priant 
ont  le  pouvoir  de  produire  la  pluie  ou  la  sécheresse;  «  mais 
que  Dieu  exauce  souvent  la  prière,  et,  quand  il  le  fait,  nous 
ne  voyons  pas  en  cela,  sauf  des  circonstances  particulières,  un 
événement  miraculeux,  mais  seulement  l'action  de  cette  pro- 
vidence spéciale  à  laquelle,  encore  une  fois,  l'humanité  a  tou- 
jours cru.  En  allant  emprunter  à  la  météorologie  une  objection 
contre  le  surnaturt>l ,  M.    Renan    n'a  peut-être  pas  vu  que 


.M.  RENAN  l'T  l.E  MIRACLE.  fin 

c'était  avoir  la  main  j)ai'  trop  iiiallHuirciiso.  La  niéléorologie 
est  une  science  qui  est  encore  à  faire.  Voilà  clos  siècles  ([u'on 
entasse  des  faits,  des  éléments  de  statistique.  Mais,  à  part  cer- 
taines lois  générales  connues  depuis  longtemps,  où  sont  les 
théories  vraiment  définitives?  et  surtout  quelle  est  la  théorie 
vraiment  complète  qui  rende  raison  de  tous  les  phénomènes  ? 
quand  parvicndra-t-on  à  les  annoncerd'avanced'unemanière 
certaine?  Car  enfin  c'est  la  condition  de  la  science  propre- 
ment dite  d'être  uuo  pi^édiction  naturelle.  Jusqu'ici  on  en  est 
encore  à  peu  près  aux  pronostics  du  bon  vieux  temps,  et  l'on 
s'est  assez  moqué  des  savants  qui  se  sont  avisés  de  prédire  la 
direction  des  vents,  les  phiies  et  les  orages.  Tous  les  calculs 
ont  été  démentis.  Sera-t-on  plus  heureux  un  jour,  je  l'ignore. 
Les   sciences  ont  montré  qu'elles  savaient  faire  des  pas  de 
géant  en  peu  d'années,  et  certes  elles  marcheront  plus  loin 
encore.  Mais  supposons  qu'on  découvre  toutes  les  lois,  et  sur- 
tout la  loi  unique  et  génératrice  de  la  météorologie;  supposons 
([u'on   saisisse    la  première   cause  naturelle,   prouvera-t-on 
jamais  que  cette  première  cause  n'est  pas  mise  en  jeu  par  la 
main  du  Mécanicien  suprême  qui  est  Dieu?  prouvera-t-on 
que  celui  qui  a  fondé  la  loi  n'a  pas  pu  prévoir  et  déterminer 
éternellement  les  exeeptions  elles  dérogations  '  ?  Il  est  certain 
qu'on  n'y  réussira  jamais,  et  jamais  par  conséquent  la  mé- 
téorologie, quelques  progrès  qu'elle  accomplisse  ,  ne  fournira 
une  difficulté  sérieuse  contre  le  miracle  ni  contre  l'interveu- 
lion  providentielle.  Je  dis  plus  :  cette  espèce  d'irrégularité  que 
nous  remarquons  dans  la  succession  des  phénomènes  météo- 
rologiques, ces  variations  accidentelles  qui  se  combinent  et  se 
multiplient  sans  nuiie  à  l'ordre  du  j)lan    général,  ne    nous 
indiquent-elles  pas  d'une  manière  évidente  que  c'est  la  Provi- 
dence qui  tient  en  ses  mains  le  gouvernement  des  éléments, 
qui  en  détermine  les  effets  prochains  par  un  enchauiement 
de  causes  dont  elle  nous  dérobe  le  secret,  parce  qu'elle  veut 

•  Je  m'étonne  que  M.  Renan  ait  omis  l'objection  vulgaire  :  Dieu  est  immuable; 
or,  s'il  intervient  par  des  actes  particuliers,  il  serait  nécessairement  changeant  ; 
donc...  —  Mais  dans  d'autres  écrits  M.  Renan  n'a  pas  manqué  de  répéter  ce  vieil 
argument,  [.a  métanliysiiiuc  la  plus  élémentaire  fournit  la  réponse. 


618  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

nous  faire  sentir  sans  cesse  notre  dépendance,  nous  assujettir,  M 

comme  malgré  nous,  au  grand  devoir  de  la  prière,  et  nous  " 

convaincre  que  toutes  choses  sont  dirigées  vers  l'accomplisse- 
ment de  ses  desseins  de  justice  ou  de  miséricorde  ?  ■ —  L'étude 
de  la  météorologie,  plus  encore  peut-être  que  celle  des  autres 
sciences,  nous  foiten  quelque  sorte  toucher  du  doigt  l'inter- 
vention providentielle. 

Passons  à  la  physiologie  et  à  la  médecine.  ;(  Si  on  venait, 
continue  M.  Renan,  dire  au  physiologiste  et  au  médecin  : 
Vous  cherchez  la  raison  des  maladies  et  de  la  mort  :  vous  êtes 
aveugles  ;  c'est  Dieu  qui  frappe,  guérit,  tue,  ils  répondraient  : 
Je  cesse  mes  recherches,  adressez-vous  au  thaum.aturge.  » 

Nouvelle  supposition  plus  fausse  encore  que  toutes  les 
autres.  Quand  nous  faisons  remonter  à  Dieu  le  principe  de 
toutes  choses  et  que  nous  disons  qu'il  est  le  maître  de  la  vie 
et  de  la  mort,  nous  professons  une  vérité  enseignée  par  presque 
tous  les  philosophes  sérieux,  même  les  rationalistes,  puisque 
les  causes  créées  impliquent  une  cause  suprême  qui  les  con- 
serve, les  ordonne  et  concourt  avec  elles  ;  mais  nous  ne  sup- 
primons pas  les  causes  naturelles  et  nous  n'appelons  pas  les 
physiologistes  et  les  médecins  des  aueugles,  parce  qu'ils  cher- 
chent la  raison  de  la  maladie  et  de  la  mort.  Nous  pensons,  il 
est  vrai,  qu'il  est  permis  de  demander  à  Dieu  la  guérison,  sur- 
tout quand  la  médecine  est  impuissante  (ce  qui  peut  arriver 
quelquefois).  Nous  croyons  de  plus  que  ces  prières  ne  sont  pas 
toujours  inutiles,  et  des  médecins  eux-mêmes  ont  été  par- 
fois du  même  avis,  et  on  les  a  vus  constater  par  attestation 
signée  qu'un  secours  plus  puissant  que  le  leur  avait  dû  in- 
tervenir. 

Quatrièmement  la  géologie.  «  Si  l'on  disait  au  géologue  : 
Vous  cherchez  les  lois  de  la  formation  du  monde  ;  vous 
vous  trompez  dès  le  point  de  départ  ;  il  y  a  six  ou  sept  mille 
ans,  Dieu  a  créé  le  monde  par  un  acte  direct  '  ;  la  géologie  est 


*  M.  Renan' veut-il  dire  que  le  but  de  la  géologie  est  de  prouver  que  le  monde 
s'est  formé  tout  seul  et  sans  acte  direct  de  Dieu?  Nous  ne  savions  pas  que,  pour 
être  géologue,  la  première  condilion  fùl  d'être  disciple  d'Épicure  ou  de  Lamettrie. 


M.  PENAN  ET  LE  MIRACLE.  619 

supprimée.  »  Non,  pas  précisément.  Seulement  s'il  était 
constaté  par  la  révélation  divine  que  la  création  première  ne 
remonte  pas  an  delà  de  sept  mille  ans,  il  s'ensuivrait  tout 
simplement  que  la  géologie  se  tromperait  en  disant  le  con- 
traire, et  elle  ne  réussirait  pas  plus  à  démentir  le  texte  sacré 
qu'un  archéologue  dans  deux  mille  ans  ne  réussira  à  prouver 
que  le  Louvre  a  été  bâti  au  siècle  de  Périclès.  Du  reste,  la 
géologie  ne  semble  pas  encore  avoir  définitivement  démontré 
que  le  monde  soit  plus  ancien  qu'on  ne  le  croit  communé- 
ment; et  l'aurait-elle  fait,  nous  n'en  serions  guère  effrayés. 
Le  premier  chapitre  de  la  Genèse  souffre  une  interprétation, 
non  pas  inventée  après  coup,  mais  mise  en  avant  par  quelques 
Pères  de  l'Église,  et  qui  met  les  géologues  fort  au  large.  Nous 
avons  appris  cela  au  pied  d'une  docte  chaire  de  Saint-Sulpice, 
sur  des  bancs  où  M.  Renan  s'est  assis  quelques  années  avant 
nous.  S'il  ne  le  sait  point,  que  dire  de  sa  science?  et  s'il  le 
sait,  que  penser  de  sa  sincérité? 

Jusqu'ici,  il  ne  paraît  pas  beaucoup  que  le  surnaturel  et 
le  miracle  soient  en  contradiction  avec  les  sciences. 

M.  Renan  sera-t-il  plus  heureux  pour  l'histoire?  «S'il  y  a 
une  histoire  en  deliors  des  lois  qui  régissent  le  reste  de  l'hu- 
manité ',  s'il  y  a  une  histoire  interdite  à  la  critique  %  et  mise 

à  part  comme  divine',  il  n'y  a  plus  de  science  historique 

Les  sciences  historiques  ne  diffèrent  en  rien  par  la  méthode 
des  sciences  physiques  '  et  mathématiques  ;  elles  supposent 
qu  aucun  agent  surnaturel  ne  vient  troubler  la  marche  de  l'iui- 
manitè  ;  que  cette  marche  est  la  résultante  immédiate  de  la 
liberté  qui  est  dans  l'homme  et  de  la  fatalité  qui  est  dans  la 
nature  ;  qudnyapas  d  être  supérieur  à  l'homme  auquel  on 
puisse  attribuer  une  part  appréciable  dans  la  conduite  morale, 
non  plus  que  dans  la  conduite  matérielle  de  l'univers.  » 


'  C'est  beaucoup  trop  vague.  Nou?  no  disons  pas  tout  à  fait  cola. 

*  11  n'y  a  pas  d'histoire  interdite  à  la  critique.  On  invite  au  contraire  la  cri- 
tique impartiale  à  l'examiner  de  bonne  foi. 

*  Ce  n'est  pas  la  question. 

*  Un  petit  bachelier  pourra  dire  à  M.  Renan  quo  la  méthode  historique  diffère 
beaucoup  de  colle  des  sciences  phy.siqucs  et  malhômaliqnes. 


620  M.  RENAN  ET  LE  iMIRACLE. 

D'après  quelques  phrases  déjk  citées,  il  était  aisé  depuis  long- 
temps de  soupçonner  que  M.  Renan  niait  assez  clairement  le 
dogme  capital  de  la  Providence.  Mais  ici  c'est  très-explicite. 
Aussi  le  scandale  a  été  grand  et  l'on  sait  que  des  journaux, 
assurément  peu  scrupuleux  sur  l'orthodoxie  religieuse,  ont 
cru  nécessaire  de  protester.  Ce  n'est  donc  plus  contre  le  sur- 
naturel seulement  que  s'insurge  le  professeur  du  Collège  de 
France;  c'est  contre  les  vérités  les  plus  essentielles  de  la  phi- 
losophie et  du  sens  commun.  Car,  comane  on  l'a  fort  bien  dit, 
la  conception  d'un  Dieu  placé  en  dehors  de  la  création,  in- 
différent et  oisif,  est  logiquement  inférieure  à  l'athéisme  même, 
et  au  point  de  vue  pratique,  équivalente.  Je  n'ai  pas  à  réfuter 
cette  doctrine  monstrueuse.  Mais  si  l'on  bannit  la  Providence 
de  l'histoire,  quelle  histoire  aurez-vous  donc?  Un  pêle-mêle, 
un  chaos,  une  énigme,  un  spectacle  sans  but,  sans  enseigne- 
ment, profondément  immoral.  Il  ne  vous  reste  même  plus  de 
lois  présidant  à  la  marche  des  événements  :  les  lois,  comme  les 
causes  physiques,  sont  de  pures  chimères,  des  abstractions, 
s'il  n'y  a  pas  un  souverain  législateur  qui  les  met  en  exécution, 
qui  gouverne  et  dirige  les  nations,  comme  les  individus,  par 
ces  liens  souples  qui  les  assujettissent  sans  les  asservi?-  ' . 

Encore  une  fois  je  laisse  cette  thèse,  quelque  belle  et  déci- 
sive qu'elle  soit,  et  je  reviens  à  la  question  du  surnaturel  dans 
l'histoire.  M.  Renan  nous  déclare  que  l'histoire  est  supprimée 
si  on  admet  le  surnaturel.  Et  nous,  nous  disons  :  Si  on  rejette 
le  surnaturel,  il  n'y  a  plus  d'histoire. 

En  effet,  l'histoire  tout  entière  repose  sur  l'autorité  du 
témoignage  et  des  monuments  de  toute  sorte.  Or,  les  témoi- 
gnages et  les  monuments  sur  lesquels  s'appuie  le  surnaturel 
sont  les  plus  indubitables  qui  soient  au  monde.  On  ne  saurait 
trop  répéter  ces  mots  de  Rousseau,  qui  sont  le  langage  même 
delà  raison  :  «  Les  faits  de  Socrate^  dont  personne  ne  doute  ^ 
sont  bien  moins  attestés  que  ceux  de  Jésus-Christ —  JJ Evan- 
gile a  des  caractères  de  vérité  sii^rands,  si  frappants^  si  parfai- 
tement inimitables^  que  l'inventeur  en  seraitplus  étonnant  que 

^  De  Maistre,  Considêr.  sur  la  France... 


iM.  RENAN  liT  LE  MIRACLE.  621 

le  liéros.y^  Les  miracles  de  Jésus-Clirist  sont  tellement  certains 
que  les  philosophes  païens  n'essaient  même  pas  de  les  révo- 
quer en  doute,  et  les  témoins  qui  les  rapportent  sont  de  ces 
honnncs  dont  Pascal  a  dit  :  «Je  crois  volontiers  des  témoins  qui 
se  font  égorger...  » 

Si  donc  on  nie  les  faits  de  Jésus-Christ,  si  on  réduit  tout 
cela  à  la  légende,  je  déclare  qu'il  n'y  a  plus  de  certitude  histo- 
rique et  que  l'histoire  est  supprimée. 

Ce  n'est  pas  tout.  Rien  n'est  plus  historiquement  certain 
que  l'existence  des  prophéties  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Tes- 
tament, prophéties  antérieures  aux  événements  de  plusieurs 
centaines  d'années,  prophéties  annonçant  des  choses  naturel- 
lement invraisemhlahles  et  impossibles  à  prévoir,  prophéties 
pourtant  qui  se  sont  accomplies  au  pied  de  la  lettre.  Si  vous 
niez  le  fait  de  ces  prophéties,  vous  mentez  à  l'histoire,  et  si 
vousen  rejetez  le  caractère  miraculeux  vous  mentez  à  l'évidence. 

Qu'ai-je  besoin  de  rappeler  ces  faits  qui  dominent  Thistoire: 
le  christianisme  s'établissant  dans  le  monde  en  dépit  de  toutes 
les  causes  qui,  naturellement  parlant,  devaient  l'étouffer  dans 
son  berceau,  et  se  conservant  à  travers  les  siècles  au  milieu 
de  tous  les  éléments  de  destruction  conjurés  et  acharnés  con- 
tre lui;  et  ce  phénomène  sans  antécédent  et  sortant  si  visible- 
ment des  proportions  humaines  :  la  sainteté!  et  tant  d'autres 
faits  où  le  surnaturel  resplendit  avec  l'éclat  du  soleil  ? 

On  n'a  pas  si  vite  chassé  le  surnaturel  de  Thistoire.  I^e  vieil 
Ésope,  de  facétieuse  mémoire,  était  prêt  à  avaler  l'eau  de  la 
mer  à  la  condition  qu'on  en  retirât  l'eau  des  fleuves.  Et  vous, 
ù  critiques,  c'est  ce  problème  que  vous  avez  à  résoudre.  Il 
faut  (jue  vous  divisiez  en  deux  parties  tout  ce  grand  courant 
d'événements  qui  forment  le  passé  ;  que  vous  décomposiez 
des  éléments  intimement  et  indivisiblement  mêlés  :  l'élément 
surnaturel  et  l'élément  naturel.  Il  faut  que  vous  sépariez  ce 
que  Dieu  lui-même  a  uni,  c'est-à-dire  que  vous  fassiez  violence 
aux  faits  et  que  vous  déchiriez  l'histoire  tout  entière.  Et  alors 
vous  ferez  une  histoire  mutilée,  fausse  et  toute  de  fantaisie  , 
une  histoire  semblable  à  ces  inventions  dont  parle  Bacon,  à 
ces  «  petits  mondes  imaginaires  et  singes  du  grand,  qu'on  ap- 


622  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

pelle  systèmes,  et  qui  ne  sont  que  des  ronians  en  présence  du 
monde  réel.  »  Et  quand  vous  aurez  expliqué  tout  naturelle- 
ment, quand  vous  aurez  tout  réduit  à  la  mesure  de  votre  es- 
prit, aux  proportions  de  votre  cerveau^  vous  croirez  posséder 
l'histoire!  Oui,  à  peu  près  comme  un  enfont  s'imagine  tenir 
et  porter  l'immensité  des  cieux,  parce  qu'il  en  voit  l'image 
dans  un  verre  d'eau  qu'il  porte  entre  ses  mains  ! 

Du  moins,  cette  petite  histoire  fabriquée  par  vous  et  d'où 
le  surnaturel  aura  disparu,  sera-t-elle  bien  facile  à  compren- 
dre et  parfaitement  intelligible?  Eh  non!  les  difficultés,  les 
impossibilités  surgiront  plus  nombreuses  qu'auparavant  et 
feront  voler  en  éclats  vos  mesquines  théories.  Vous  verrez  se 
dresser  de  toutes  parts  les  problèmes  inexpliqués,  les  événe- 
ments sans  raison  d'être,  les  effets  sans  cause,  des  montagnes 
d'énormités  monstrueuses.  En  dernière  analyse,  au  lieu  du 
simple  mystère,  vous  aurez  l'absurde.  Croyez-moi,  il  faut  une 
foi  plus  robuste  pour  nier  le  surnaturel  dans  l'histoire  que 
pour  l'admettre. 

Vous  nous  dites  qu'il  n'y  a  pas  de  fait  constaté  scientifi- 
quement qui  démontre  le  miracle  dans  V histoire.  —  Je  le  crois 
bien  I  vous  commencez  par  tout  rejeter  d'avance  et  de  parti 
pris  !  Et  votre  première  règle  ,  votre  axiome  fondamental  , 
c'est  que  tout  événement  donné  pour  miraculeux  est  nécessai- 
rement légendaire.  Procédé  fort  sommaire  et  plaisante  logique! 

Raisonnons  un  peu,  si  vous  le  permettez. 

Piien  au  monde  ne  vous  démontre  l'impossibilité  du  mi- 
racle. D'ailleurs,  vous  convenez  qu'd  s  agit  ici  de  faits  à  cons- 
tater. Or  ,  en  matière  de  faits,  quelle  est  la  première  règle  de 
toute  critique  ?  C'est  de  ne  rien  rejeter  a  priori,  et,  par  consé- 
quent, de  procéder  sans  préjugés,  sans  parti  pris  et  de  mettre 
son  esprit  dans  ce  parfait  équilibre  qui  lui  fera  sentir  les  plus 
délicates  touches  de  la  vérité.  C'est,  comme  vous  l'avez  dit 
vous-même,  de  se  livrer  pieds  et  poings  liés  aux  faits  pour  que 
les  faits  nous  traînent  où  ils  veulent  * . 

Votre  critique,  au  contraire,  débute  par  une  négation  ab- 

s 

*  Essais..,,  p,  455, 


M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE.  623 

soliie  !  Antérieurement  à  tout  examen,  vous  excluez  ce  qu'il 
iaudrail  examiner  !  et  ainsi  vous  supprimez  la  question  dès  le 
point  de  départ,  et  toute  l'histoire  reposera  pour  vous  sur  un 
posiLilatuin  énorme!  Est-ce  là  de  l'histoire  et  de  la  critique? 

Et  ue  dites  pas,  comme  atténuation  de  votre  axiome,  que 
la  science  doit  au  moins  faire  abstraction  du  mrnaturel.  Je 
dislingue.  Il  y  a  des  sciences  neutres,  pour  ainsi  dire,  qui 
peuvent  et  doivent  même  en  un  sens  faire  abstraction  de  l'or- 
dre surnaturel  ;  mais  riiistoire,  et  bien  d'autres  sciences  en- 
core, ne  sont  pas  de  ce  nombre.  Un  déiste,  un  athée  même  , 
peuvent  enseigner  le  mieux  du  monde  la  géométrie,  la  chi- 
mie, etc.  Laplace  a  décrit  dans  une  théorie  admirable  les  lois 
de  la  mécanique  céleste,  sans  avoir  nommé  une  seule  fois  l'au- 
teur et  le  conservateur  de  ces  lois.  Sans  doute,  c'est  là  rabais- 
ser singulièrement  la  science  et  en  sacrifier  la  partie  la  plus 
belle,  la  seule  même  qui  soit  vraiment  digne  de  l'homme;  car 
quel  prix  dois-je  attacher  à  ces  formules,  à  ces  théories  scien- 
tifiques, à  moins  que  je  n'y  voie  quelque  chose  par  delà  la  li- 
mite où  s'arrêtent  les  causes  naturelles,  et  où,  selon  le  mot 
sublime  de  Newton,  apparaît  la  trace  de  faction  divine?  Néan- 
moins, je  l'accorde,  les  résultats  de  la  science  demeurent  vrais 
et  inattaquables,  indépendamment  de  leur  liaison  avec  les  vé- 
rités d'un  ordre  supérieur,  et  après  tout,  nous  qui  croyons  à 
Dieu  et  au  surnaturel,  nous  pouvons  accepter  ces  résultats 
tout  entiers,  en  les  rattachant  à  un  système  plus  élevé,  en  les 
plaçant  daLîs  une  harmonie  plus  vaste,  qui  forme  leur  vérita- 
ble milieu  et  comme  leur  atmosphère  lumineuse. 

Mais  en  est-il  de  même  de  l'histoire,  et  surtout  de  la  grande 
histoire  philosophique  et  religieuse?  Pour  l'historien  faire 
abstraction  du  surnaturel,  c'est  le  nier,  et,  par  conséquent, 
c'est  fausser  l'histoire  tout  entière,  en  vicier  les  éléments  es- 
sentiels. Il  n'y  a  pas  deux  manières  d'entendre  les  faits  de  Jé- 
sus-Christ, de  saint  Paul,  de  saint  iiernard  ou  de  saint  Fran- 
çois Xavier  :  Ou  ces  faits  sont  surnaturels,  et  alors  vous  ne 
pouvez  abstraire  de  ce  qui  fait  leur  essence;  ou  ils  ne  le  sont 
|)as,  et  alors ,  niez  tout  simplement  le  surnaturel,  mais  ne 
parlez  plus  d'en  faire  abstraction.  C'est  un  non -sens.  Ne  faites 


624  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

pas  cette  dislioction,  qui  est  ici  puérile  ,  entre  le  savant  et  le 
théologien,  entre  le  point  de  vue  de  l'un  et  celui  de  l'autre  ; 
n'allez  pas  nous  dire  que  le  premier  a  raison ,  et  que  vous 
n'examinez  pas  si  le  second  a  tort.  Qu'est-ce  que  cela  signifie 
quand  il  s'agit  de  deux  appréciations  contradictoires  ?  est-ce 
qu'il  y  a  deux  vérités  qui  se  contredisent  ? 

J'en  ai  assez  dit,  ce  semble,  pour  faire  justice  de  ce  prétendu 
antagonisme  entre  le  surnaturel  et  les  sciences,  où  M.  Re- 
nan a  cru  trouver  la  condamnation  définitive  du  miracle. 
Concluons  donc  que  M.  Renan  n'a  pas  atteint  son  but,  et  qu'à 
la  vérité  il  n'a  pu  opposer  que  des  sophismes. 


M.  Renan  termine  ainsi  ses  Explications  : 

«  Vouloir  m'arrèter  est  puéril  :  je  puis  dire  avec  un  de  nos 
anciens  collègues  :  Ce  que  dix  d'entre  vous  ne  veulent  pas  en- 
tendre, demain  dix  mille  le  liront  ' .  Je  ne  suis  pas  assez  dénué 
de  communications  avec  le  public  éclairé  pour  que  ceux  qui 
ont  demandé  que  le  silence  me  fût  imposé  y  gagnent  quelque 
chose.  Puissent-ils  n'y  rien  perdre  et  ne  pas  regretter  un  jour 
d'avoir  traité  en  ennemi  un  loyal  dissident  !  Je  leur  ferai  du 
moins  un  souhait  :  c'est  qu'ils  n'aient  jamais  que  des  adver- 
saires comme  moi,  —  des  adversaires  que  les  injures  et  les 
violences  ne  convertissent  ni  n'aigrissent,  —  des  adversaues 
dont  on  n'obtienne  pas  plus  facilement  un  moment  de  colère 
qu'un  acte  de  foi,  —  des  adversaires  assez  froids  pour  ré- 
clamer, en  faveur  des  doctrines  mal  comprises  qu'on  leur 
oppose,  l'admiration,  la  sympathie  et  par-dessus  tout  la 
liberté.  » 

Voilà,  certes  un  langage  fier  et  qui  ressemble  tort  à  la  me- 
nace. —  Écartons  tout  d'abord  l'insinuation  à  l'adresse  de 
ceux  qui  auraient  demandé  que  le  silence  fût  imposé  à  M.  Re- 
nan. C'est  une  question  dont  nous  devons  d'autant  plus  faire 

*  Pourquoi  pas  le  fameu.\  milUon  de  Uolturs? 


M.  HENAN  ET  LE  MIRACLE.  62?i 

abslraclion  que  nous  n'eu  savons  pas  le  premier  mot.  Toutefois 
comme  nous  avons  quelque  raison  de  ])enser  que  ces  chari- 
tables souhaits  s'adressent  plus  ou  moins  à  tous  les  catho- 
liques, nous  tenons  à  répondre  et  à  dire  une  dernière  fois  toute 
notre  pensée  sur  M.  Renan. 

Si  nous  souhaitions  d'avoir  des  adversaires  qui,  tout  en  j)ro- 
testant  de  leur  respect  pour  l'Église  catholique,  agissent  en 
toute  circonstance  comme  s'ils  lui  avaient  voué  une  haine 
mortelle,  des  adversaires  qui  sapent  par  la  base  tout  principe 
rehgieux  et  qui  prétendent  soutenir  la  religion,  à  coup  sur, 
nous  serions  satisfaits  et  M.  Renan  ne  nous  laisserait  rien  à 
désirer. 

Un  de  ses  admirateurs  a  caractérisé  ainsi  ses  débuts  dans  la 
polémique  :  <■(  Les  premiers  manifestes  de  son  inteUigence 
exhalaient  une  vive  amertume.  Il  y  avait  dans  sa  pensée  et 
dans  son  langage  une  verdeur  singulièrement  âpre,  parfois 
même  des  traces  de  violence  *.  »  Nous  n'avons  pas  besoin 
d'ajouter  que  l'objet  de  cette  colère,  c'était  l'Église  catholique, 
avec  laquelle  il  venait  de  consommer  sa  rupture.  Il  écrivait 
alors  dans  la  Libej'té  de  penser. 

Depuis  cette  époque,  le  ton  de  M.  Renan  s'est  quelque  peu 
radouci.  11  a  compris  que  la  violence  était  au  fond  une  mala- 
dresse. Mais  le  sentiment  d'iiostilité  qui  éclatait  dans  ses  pre- 
miers écrits  s'est-il  notablement  modifié?  Après  un  examen 
consciencieux  de  ses  ouvrages,  à  peu  près  sans  exception, 
j'aftirme  qu'il  n'en  est  rien.  Je  ne  puis  pénétrer  l'intention  : 
c'est  le  secret  de  Dieu,  et  je  n'ai  pas  le  droit  de  juger  l'homme 
autrement  que  par  ses  actes  publics.  Or,  presque  tous  les 
écrits  de  M.  Renan  sont  d'une  telle  nature  que,  s'il  avait  juré 
de  faire  le  plus  de  mal  possible  au  catholicisme,  et  de  le 
ruiner  dans  l'esprit  des  honunes  éclairés,  il  n'aurait  guère  pu 
s'y  prendre  différemment.  Que  le  calcul  existe,  je  ne  puis  et 
ne  dois  pas  même  l'insinuer,  mais  le  résultat  est  tel,  et  qui- 
conque l'a  lu  ne  me  démentira  pas.  Sauf  certains  forcenés 

'  M.  Saint -René  Taillandier.  —  llcvwi  des  Dêux-Mondes ,  septembre  <8i7, 
p.  iil.  242. 

I'  40 


626  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

avec  lesquels  des  catholiques  ne  discutent  pas,  nul  homme  n'a 
déployé  dans  notre  siècle  plus  d'ardeur  à  réaliser,  sans  la 
répéter  jamais,  la  devise  d'autrefois  :  Écrasons  l'infâme  !  Les 
autres  rationalistes  attaquent  d'ordinaire  le  christianisme  par 
le  dehors,  pour  ainsi  dire.  M.  Renan  s'attache  à  ce  qu'il  y  a 
de  plus  intime,  même  à  ce  qu'une  sorte  de  pudeur  ou  de  bien- 
séance semblait  commander  de  laisser  en  dehors  de  toute  dis- 
cussion * .  On  sent  à  ses  coups,  non  pas  la  main  d'un  étranger, 
mais  ce  qu'il  a  nommé  lui-même,  en  parlant  de  la  Mennais, 
ce  l'itudace  d'un  familier  -.  »  Il  semble  chercher  de  préférence 
dans  le  christianisme,  je  ne  dis  pas  les  points  vulnérables,  car 
il  n'y  en  a  pas,  mais  les  côtés  susceptibles  d'être  présentés 
sous  les  couleurs  les  plus  odieuses  et  les  plus  antipathiques 
aux  passions  dominantes  de  notre  temps.  Son  plan  d'études, 
il  nous  l'a  fait  connaître  d'avance  :  après  avoir  achevé  l'his- 
toire des  langues  sémitiques,  — Dieu  sait  dans  quel  esprit!  — 
il  doit  aborder  V histoire  des  religions  sémitiques  et  des  origines 
du  christianisme  ^.  On  sait  ce  que  sera  une  telle  histoire.  Et 
voilà  l'œuvre  à  laquelle  il  a  voué  sa  vie  ! 

Qui  le  croirait  ?  M.  Renan  a  fait  un  reproche  aux  philosophes 
spiritualistes,  c'est  de  ne  pas  avoir  eu  assez  d'égards  pour  la 
vieille  foi  catholique.  Il  a  écrit  ces  paroles  :  «  N'ayant  connu 
le  christianisme  que  tard  et  à  un  âge  réfléchi,  n'ayant  pas  été 
bercés  de  ces  belles  croyances  qui  laissent  toujours  dans  l'âme 
un  parfum  de  poésie  et  de  moralité,  ils  ont  agi  avec  notie 
vieille  mère  dune  façon  sèche  et  hautaine  qui  nous  blesse.  Ils 
sont  chrétiens  par  politique  ;  nous  le  sommes  de  sentiment. 
Qui  de  nous  est  plus piès  du  royaume  de  Dieu  '  ?  » 

Quoi,  Monsieur!  et  c'est  vous  qui  dites  cela!  c'est  vous 
qui  vous  plaignez  qu'on  ait  insulté  votre  vieille  mère?  Et 
vous,  comment  donc  l'avez-vous  traitée,  vous  dont  elle  avait 
peut-être  quelque  droit  d'attendre  au  moins  quelques  égards? 

'  Voir  surtout  le  Cantique  des  Cantiques,  et  l'article  sur  les  Historiens  critiques 
de  Jésus.  [Etudes  d'hist.  relig.) 

*  Essais  de  morale  et  de  crit.,  p.  142. 
^  Études,  d'hist.  relig.,  p.  xxvi. 

♦  Essais,  p.  89. 


M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE.  627 

Vos  protestations  de  respect  no  sont  rien.  Vous  nous  avez 
a})])ris  mieux  que  personne  combien  il  y  a  cV ironie  dans  un 
certain  respect*  !  Cest  un  mot  très-significatif  que  vous  avez 
prononcé.  Vous  vous  comparez  à  d'autres  rationalistes,  et  vous 
demandez  (^ui  est  plus  près  du  j'oyaume  de  Dieu!  Que  Dieu 
voie  et  juge!  mais  ce  qui  peut-être  sera  leur  excuse,  vous 
l'avez  dit  :  plusieurs  n'ont  connu  le  christianisme  que  tardi- 
vement. En  tout  cas,  adversaires  pour  adversaires^,  notre  choix 
ne  serait  pas  douteux. 

Je  ne  me  fais  pas  illusion  sur  les  dispositions  de  certains  phi- 
losophes à  l'endroit  du  christianisme;  cependant  leur  attitude 
à  son  égard  n'a  jamais  eu  les  mêmes  caractères  que  celle  de 
M.  Renan.  Il  est  évident  que  plusieurs  tendent  de  jour  en  jour 
à  devenir  moins  hostiles  ;  l'ensemble  de  vérités  qu'ils  ont  con- 
servé est   considérable;  c'est  là   un  point  de  contact  entre 
nous  et  qui  pourrait  peut-être  un  jour  servir  de  base  à  une 
discussion  loyale.  Ce  n'est  pas  peu  de  chose  aujourd'hui  que 
de  croire  en  Dieu  et  aux  grandes  vérités  morales  !  il  s'en  faut 
bien  que  M.  Renan  en  soit  là  !  L'athéisme  pour  M.  Renan  n'est 
(\\\une  erreur  de  grammaire  ".   Sa  morale  se  réduit  à  dire 
(\\iune  belle  pensée  vaut  une  belle  action  '.   Alliage  mons- 
trueux de  positivisme  et  d'hégélianisme,  de  matérialisme  et 
de  mysticisme,  sa  doctrine  est  une  négation  totale  et  radicale; 
ou  du  moins,  à  s'en  tenir  à  ses  principes,  il  n'y  a  pas  de  vérité 
qu'on  ne  soit  en  droit  de  nier.  Aussi  toute  discussion  avec  lui 
est  frappée  d'imi)uissance,  même  sur  le  terrain  philosophique. 
Il  faudrait  tout  reprendre,  jusqu'aux  vérités  premières,  jus- 
qu'aux axiomes  fondamentaux  de  la  certitude,  de  la  raison  et 
du  sens  commun. 

M.  Renan  se  croit  pourtant  religieux.  «  Ceux-là,  dit-il,  ne 
le  connaissent  guère  qui  pensent  qu'il  veut  diminuer  la  somme 
de  religion  qui  reste  encore  en  ce  monde.  »  Il  faut  vider  cette 
équivoque.   Qu'est-ce  que  la  religion  ?  C'est  l'ensemble  des 

*  Essais,  p.  187. 
'  Ibid,  p.  66. 

»  Arlicle  sur  r.i4L'eniV  de  la  mclaphysique.  {Revue  des  Deux-JUondes,  janvier, 
1860,  p.  384.) 


628  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

devoirs  cleThomme  k  l'égard  de  Dieu.  Or,  Dieu  supprimé,  quels 
sont  les  devoirs,  les  rapports  qui  peuvent  l'avoir  pour  objet? 
quelle  religion  vous  reste-t-il?  L'idéal,  que  vous  ne  définissez 
jamais;  un  sentiment  vague  que  vous  enveloppez  de  ténèbres 
et  que  vous  appelez  «  une  mystérieuse  affinité  avec  Vabime  ', 
notre  père  II!  »  Soyez  donc  intelligible  et  dites  franchement 
avec  M.  Comte  et  M.  Littré  que  le  Dieu  que  vous  adorez,  c'est 
l'humanité,  car  «  l'absolu  de  la  justice  et  de  la  raison  ne  se 
manifeste  que  dans  l'humanité  :  envisagé  hors  de  l'humanité, 
cet  absolu  n'est  qu'une  abstraction...  H infini  n  existe  que 
quand  il  revêt  une  forme  jinie .  Dieu  ne  se  voit  que  dans  ses 
incarnations  '.  » 

Voilà  le  Dieu  deM.  Renan,  le  Dieuvivant.  Vous  connaissez 
sa  religion.  C'est  pourquoi  ne  soyez  plus  surpris  d'entendre 
ces  paroles  ;  Je  le  dis  avec  confiance  :  un  jour  la  sjmpathie 
des  âmes  virùment  religieuses  sera  pour  moi. . . 

Oui,  oui,  quand  la  religion  sera  l'athéisme,  !(^  nom  de 
M.  Renan  pourra  bien  trouver  une  petite  place  au  calendrier 
du  culte  humanitaire;  mais  jusque-là  qu'il  s'attende  à  être 
sévèrement  apprécié  par  toutes  les  âmes  qui  n'ont  pas  renié 
le  Dieu  véritable  et  qui  prennent  quelque  souci  de  l'avenir  re- 
ligieux et  moral  de  notre  société.  Ces  personnes-là  croiront 
sans  peine  aux  scrupules  qui  se  sont fréquemmeut  élevés  dans 
son  âme;  elles  comprendront  que  la  main  lui  ait  tremblé 
avant  d'affronter  luie  des  plus  formidables  responsabilités 
qui  puissent  peser  sur  une  conscience.  M.  Renan  a  beau 
dire  qu  il  serait  inconsolable  de  scandaliser  les  simples; 
puisqu'il  convient  lui-mémo  que  certains  esprits,  étroits  et 
bornés  avec  la  religion  (tasit  qu'il  voudra)  seraient  peut-être 
méchants  sans  elle,  et  qu'en  cherchant  à  extirper  les  croyances 
que  Von  croit  superfiues,  on  risque  d' atteindre  les  organes 
essentiels  de  la  vie  religieuse  et  de  la  moralité,  nous  ne  com- 
prenons pas  ce  qui  peut  excuser,  même  à  ses  propres  yeux,  le 
système  qu'il  a  suivi  jusqu'ici.  Sera-ce  cette  maxime  que  la 


*  Mot  admirable  renouvelé  des  Grecs  et  des  gnostiques,  xâco?,  Pu6;'?,  abime... 

*  Avenir  de  la  mélaph.,  p.  384. 


M.  RENAN  ET  LE  ^IIRACLE.  629 

qualité  des  doctrines  importe  assez  peu  ?  C'est  un  axiome  qui 
jiislifierait  des  théories  encore  plus  funestes  que  les  siennes... 
Sera-ce  cette  autre  maxime  qui  lui  est  chère  :  que  la  science 
est  inoffensive  et  sans  danger,  quelle  est  repoussante  et  sans 
séduction,  que  ses  pivcédés  n'ont  de  prise  que  sur  un  petit 
nomhre  '  ?  Je  concevrais  cette  justification  pour  une  impiété 
qui  se  confine  clans  ses  recherches  solitaires  et  strictement 
techniques;  mais  je  ne  la  comprends  guère  quand  on  fait  tout 
juste  le  contrepied  de  la  science  pure,  quand  on  vise  à  donner 
un  tour  séduisant  aux  doctrines  les  plus  dangereuses,  et  quand, 
pour  les  populariser,  on  les  étale  dans  une  revue,  où  un 
journal,  devant  les  dix  mille  lecteurs  dont  on  se  fait  gloire. 

Que  jNI.  Renan  porte  donc  tout  entière  la  responsabilité  des 
conséquences,  bien  aisées  à  prévoir,  de  cette  publicité  mani- 
festement funeste.  Pour  nous,,  catholiques,  nous  nous  en  alar- 
mons. Nous  avons  donc  le  droit  et  le  devoir  de  combattre 
énergiquement  ses  tendances  impies  et  antisociales  ",  et  qui- 
conque s'intéresse  à  la  conservation  des  principes  les  plus 
sacrés,  nous  comprendra  quand  nous  disons  avec  une  convic- 
tion attristée  :  Non,,  nous  ne  souhaitons  pas  d'avoir  beaucoup 
d'adversaires  comme  M.  Renan. 

Cependant  n'exagérons  rien.  A  un  autre  point  de  vue  très- 
véritable,  il  est  permis  à  l'Église  catholique  de  faire  des  vœux 
pour  qu'elle  n'ait  jamais  que  des  ennemis  semblables.  Il  est 
glorieux  pour  elle  qu'on  n'oppose  à  ses  doctrines  que  des 
sophismes  et  des  erreurs  que  le  bon  sens  repousse.  Il  est  bon 
qu'on  voie  dans  quels  abîmes  on  peut  tomber  quand  on  s'est 
une  fois  éloigné  de  son  sein.  Pour  des  hommes  de  bonne  foi, 
il  y  a  là  un  grave  et  solennel  enseignement.  Ces  aberrations 


'  Tous  les  mots  soulignés  dans  ce  paragraphe  sont  extraits  de  deux  préfaces 
de  M.  Renan.  [Essais  de  mor.  et  de  crit.  —  Eludeii  d'hist.  relig.) 

'  M.  Renan  parle  (.Vinjures  (juc  se?  adversiiiros  lui  auraient  adressées.  Ces  in- 
jures, au  moins  celles  qui  sont  à  notre  connaissance,  se  bornent  à  quelques  viva- 
cités de  langage,  bien  faciles  à  excuser  chez  des  personnes  qui  défendent  ce  qui 
leur  est  mille  fois  plus  cher  (pie  la  vie.  11  s'en  faut  même  qu'on  ait  usé  de  tous  les 
droits  de  représailles.  D'ailleurs  M.  Ronan  n'avait-il  pas  dit  auparavant  avec  une 
magnanimité  qu'il  ne  faudrait  pas  regretter  :  «  La  vivacité  de  ces  attaques  m'a 
parfois  inspiré  de  l'estime  pour  ceux  qui  en  étaient  les  auteurs.  »  [Essais,  p.  viii. 


630  M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE. 

déplorables  d'une  riche  intelligence  dévoyée  proclament  bien 
haut  la  nécessité  d'une  lumière  supérieure  à  la  raison,  la  né- 
cessité d'une  révélation  qui  la  protège  contre  ses  propes  éga- 
rements et,  selon  le  mot  d'un  rationaUste ,  lui  serve  de 
garde-fou. 

La  nature  des  erreurs  de  M.  Renan  suggère  une  autre  ré- 
flexion qui  est  consolante.  Assurément  elles  ne  peuvent  man- 
quer de  faire  des  ravages,  mais  aussi  leur  excès  même  en 
atténuera  beaucoup  le  mauvais  effet.  Quelles  que  soient  les 
inclinations  du  cœur  humain,  quels  que  soient  les  courants 
d'opinion  ou  de  passions  qui  entraînent  plus  que  jamais  notre 
siècle  vers  les  abîmes,  il  reste  toujours  au  fond  de  la  plupart 
des  consciences  une  voix  qui  proteste  contre  le  faux,  surtout 
quand  il  dépasse  certaines  limites.  Grâce  à  Dieu,  le  tempéra- 
ment moral  de  la  France  n'en  est  pas  encore  au  point  de  sup- 
porter de  sang-froid  la  profession  de  l'athéisme  ;  et  si  seule- 
ment M.  Renan  formulait  ses  doctrines  avec  plus  de  précision 
et  de  franchise,  si  le  grand  nombre  de  ses  lecteurs  en  com- 
prenait mieux  le  sens  et  la  portée,  nous  n'hésiterions  pas  à 
dire  que  le  danger  serait  bien  près  de  ne  plus  exister. 
Allons  jusqu'au  bout  de  la  sincérité. 

K  Les  hommes  d'aujourd'hui,  disait  le  vieux  Nestor,  ne  sont 
plus  ce  qu'étaient  leurs  pères!  Je  ne  verrai  plus,  hélas!  des 
hommes  tels  que  Polyphème,  Dryas,  Pirithoiis,  etc..  »  En 
considérant  la  plus  récente  génération  des  adversaires  du 
christianisme,  nous  pouvons  constater  aussi,  mais  sans  regret 
aucun,  qu'elle  n'est  pas  tout  à  fait  de  la  taille  des  incrédules 
qui  l'ont  précédée.  Nous  ne  nions  pas  le  talent  de  M.  Renan  : 
dans  un  autre  article  nous  avons  essayé  de  l'apprécier  avec 
une  consciencieuse  impartialité  ;  mais,  tout  en  faisant  la  part 
de  ses  qualités  et  de  ses  ressources,  nous  croyons  avoir  montré 
qu'on  a  quelque  droit  de  sourire  quand  on  le  représente 
comme  une  puissance  formidable.  La  discussion  présente  a 
mieux  montré  encore  ce  qu'il  y  a  dans  ce  foudre  de  guerre. 
Objections  vulgaires,  sophismes  pitoyables^  suppositions  gra- 
tuites et  parfois  ridicules,  voilà  les  plus  terribles  flèches  de 
son  carquois.  Quel  est  Thomme  dont  ie  suffrage  puisse  compter 


M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE.  63< 

qui  tiendra  désormais  pour  sérieuse  une  critique  prise  en 
flagrant  délit  de  mensonge  ou  d'ignorance  sur  des  points  de 
fait  aussi  faciles  à  vérifier  que  ceux  que  nous  avons  signalés 
plus  haut?  Parlons  franc  :  un  auteur  qui  a  écrit  de  telles 
phrases  est  et  demeure  définitivement  jugé. 

M.  Renan  se  pose,  il  est  vrai,  comme  le  représentant  accré- 
dité de  la  science.  Nous  ne  demandons  pas  mieux  que  de 
croire  qu'il  est  digne  de  parler  en  son  nom  ;  mais  encore 
faut-il  présenter  ses  lettres  de  créance.  Or,  je  crains  bien 
que  V Histoire  des  langues  sémitiques  ne  devienne  un  titre 
valable  que  quand  l'imagination,  l'esprit,  le  joli  style,  la  har- 
diesse des  hypothèses  et  (le  dirai-je?)  la  connaissance  de  l'alle- 
mand, suffiront  à  constituer  une  haute  valeur  philologique. 
Les  Mémoires  sur  le  monothéisme  paraissent  enterrés  pour 
toujours  comme  un  paradoxe  oublié.  Il  est  fort  douteux  que 
certaines  thèses  récentes  sur  l'archéologie  palestinienne  con- 
tribuent à  raffermir  une  réputation  scientifique  déjà  ébranlée. 
Les  causes  même  qui  l'avaient  le  plus  servie  se  tournent  contre 
elle.  L'attrait  de  la  nouveauté  ne  dure  guère  ;  les  esprits  sérieux 
comprennent  vit^  qu'une  science  brillante  et  facile  n'est  le 
plus  souvent  qu'une  science  A' amateur  '.  L'impertubable  as- 
suranced'un  dogmatisme  colossal,  qui  affirme  tout  et  ne  prouve 
rien,  finitparéveiilerlessoupçonsetles  soupçons,  une  fois  nés, 
ne  s'arrêtent  plus.  Les  grands  airs,  le  déploiement  de  la  per- 
sonnalité, la  morgue,  l'énorme  exagération  du  consciavirtus, 
cette  intrépidité  de  bonne  opinion,  dont  parle  Molière  :  tout 
cela,  à  la  longue,  fatigue,  impatiente.  Quand  un  homme  ap- 
pelle ses  semblables  des  pjgmées,  on  se  demande  quelle  est 
l'espèce  d'hercules  à  laquelle  il  appartient.  On  retranchera 
toujours  de  la  taille  d'un  homme  tout  ce  qu'il  prétend  y 
ajouter  par  la  tension  de  ses  muscles.  L'histoire  ne  dit  pas 
que  cet  empereur  romain,  qui  affectait  i\c  marcher  la  tète 
haute  et  de  se  baisser  avec  précaution  en  passant  sous  les 
portes,  quoiqu'il  fnt  fort  petit  etchétil,  ail  loiit  \  fait  réussi  à 
éviter  le  ridicule. 

'  Le  mot  est  do  M.  Benloe\v . 


632  M.  RENAN  ET  LE  MiRACLE. 

Le  temps  n'est  peut-être  pas  loin  où  M.  Renan  expiera  sa 
vogue  momentanée  par  l'indifférence  et  l'oubli  de  ses  premiers 
admirateurs  eux-mêmes.  Le  cercle  se  rétrécit  tous  les  jours  et 
le  vide  commence  à  se  faire. 

Au  reste,  quoi  qu'il  arrive,  nous  sommes  parfaitement  ras- 
surés sur  les  résultats  de  ses  campagnes  futures.  Tout  porte  à 
croire  qu'il  va  diriger  plus  directement  sa  critique  contre  la 
personne  adorable  du  Sauveur  des  hommes.  Nous  déplorons 
d'avance  le  scandale  de  ces  blasphèmes;  mais  l'entreprise  est 
un  peu  au-dessus  de  ses  forces.  D'autres  l'ont  essayée  avec 
plus  de  puissance  :  il  est  écrit  que  tous  ceux  qui  viendront  se 
heurtercontre  cette  pierre  s'y  briseront.  Depuis  dix-huit  siè- 
cles les  portes  de  l'enfer  se  ruent  contre  le  roc  immobile  du 
christianisme  :  sera-ce  pour  elles  un  grand  renfort  que  l'ap- 
point de  quelques  coups  de  griffe  de  plus  ? 

Il  nous  reste  un  mot  à  dire.  M.  Renan  se  déclare  confirmé 
en  incrédulité;  il  a  «  vu  la  mort  de  très-près,  »  et  il  a  «  rapporté 
du  seuil  de  l'infini  des  croyances  fortifiées.  »  Rien  donc  ne 
réussira  à  le  «  convertir.  j> 

Personne,  assurément,  ne  songe  à  forcer  sa  conviction.  Mais 
qu'il  nous  soit  permis  à  notre  tour  de  lui  faire  un  souhait  : 
c'est  qu'il  n'ait  jamais  lieu  de  regretter  de  s'être  engagé  dans 
cette  voie.  Faisons  tant  que  nous  voudrons  les  brauesl  on  n'a- 
néantit pas  pour  cela  ce  qui  reste  pour  l'incrédulité  au  moins 
à  l'état  de  problème  redoutable,  et  ce  qui,  pour  l'humanité 
chrétienne,  demeure  comme  une  suprême  et  immuable  cer- 
titude ! 

Je  ne  sais  si  je  me  trompe,  mais  le  ton  d'assurance  de  M.  Re- 
nan ne  serait-il  pas  un  indice?  l'impiété  la  plus  sûre  d'elle- 
même  est-ce  celle  qui  se  vante  de  l'être  ?  l'affectation  même 
de  la  sécurité  ne  trahit-elle  pas  parfois  une  inquiétude  plus 
profonde?  et  certains  blasphèmes  ne  seraient-ils  pas  des 
efforts  désespérés  pom-  étourdir  une  conscience  qui  n'a 
pas  encore  achevé  de  se  pacifier  ?  Qui  sait  si  a  un  de  ces 
rayons  de  grâce  '  »   qui  transforment  les  cœurs  ne  viendra 

*  M.  Renan  s'exprime  ainsi  en  parlant  de  la  mort  de  la  Mennais  :  «  Ohl  pour- 


M.  RENAN  ET  LE  MIRACLE.  G33 

pas  un  jour  toucher  cette  âme  ?  Pour  nous,  qui  considérons 
toujours  l'espérance  connue  un  devoir,  nous  dirons  volontiers, 
avec  le  pieux  et  savant  Père  de  Valroger,  que  les  sarcasmes  de 
M.  Renan  contre  le  miracle  ne  nous  empêcheront  pas  de  de- 
mander celui-là  V 

P.   TOULEMOTVT. 


quoi  un  </<■  ces  rayons  de  rp-âce  qui  si  souvent  l'avaient  louché,  ne  vint-il  pas  à  sa 
dernière  heure,  je  no  dis  pas  le  tlécliir,  mais  le  rendre  sur  quelque  point  lé!.^ère- 
ment  inconséquent!  »  {£ss«/s  de  mor.  et  de  crit.,  p.  201 .)  —  11  y  a  là  le  germe 
d'une  bonne  pensée. 

'  Correspondant,  février  1856.  p  742. 


LEXICOLOGIE  LATINE 


TOTIUS  LATINITATIS  LEXICUM,  par  Forcellini,   nouvelle  édition   par 
M.  l'abbé  Vincent  de  Vit.  Prado,  Alberghetti. 


Dans  les  temps  de  révolution,  la  brochure  politique  est 
tellement  à  l'ordre  du  jour,  qu'il  ne  semble  pas  qu'il  puisse  y 
avoir  encore  place  pour  d'autres  écrits.  Ainsi  durant  la  grande 
révolution,  la  France  fut  inondée  de  publications  de  ce 
genre,  tandis  que  les  ouvrages  sérieux  restèrent  interrompus  ; 
plusieurs  même ,  quoique  déjà  fort  avancés  et  tout  prêts 
pour  l'impression,  ne  furent  jamais  achevés.  La  révolution  bra- 
bançonne n'égala  point  la  révolution  française.  Néanmoins, 
pendant  le  peu  de  temps  qu'elle  dura,  on  imprima  presque 
autant  de  brochures  politiques  qu'en  avaient  produit  les 
quatre-vingts  ans  qui  la  précédèrent.  C'est  qu'alors  tout  le 
monde  en  France  et  en  Belgique  prenait  la  part  la  plus  vive, 
dans  un  sens  ou  dans  un  autre,  aux  événements  qui  se  succé- 
daient avec  une  effroyable  rapidité. 

L'Italie  nous  présente  aujourd'hui  un  tout  autre  phéno- 
mène. Sans  doute  les  brochures  politiques  y  pleuvent,  les 
histoires  partielles  ou  générales  de  l'Italie  se  succèdent  les 
unes  aux  autres  sans  discontinuer;  mais  qu'on  ouvre,  par 
exemple,  le  bulletin  bibliographique  trimestriel  de  la  Civiltà 
cattolica^  on  y  verra  un  nombre  d'opuscules  de  piété  et  de 
livres  sur  les  antiquités,  l'histoire  ecclésiastique  ou  locale,  la 
philosophie,  la  théologie,  les  sciences  naturelles, etc.,  presque 
aussi  considérable  qu'à  aucune  autre  époque.  Le  croirait-on? 


LEXICOLOGIE  LATINE.  6 

lorsque  tout  est  bouleversé  et  que  chacun  redoute  et  prévoit 
des  catastrophes  plus  grandes  encore,  un  prêtre  du  Milanais, 
M.  l'abbé  Vincent  de  Vit,  fait  imprimer  à  Prado,  en  Toscane, 
une  nouvelle  édition  considérablement  augmentée  du  Diction- 
naire latin  de  Forcellini,  ouvrage  immense,  comprenant  dans 
les  éditions  précédentes  quatre  grands  volumes  in-folio,  on 
petit  caractère,  et  qui,  dans  la  nouvelle  édition,  ne  remplira 
pas  moins  de  six  volumes  de  huit  cents  pages  chacun. 

Nous  ne  nous  rappelons  pas  qu'aucune  revue  ait  consacré 
un  article  à  cette  œuvre  qui  mérite  bien  le  nom  de  gigan- 
tesque dans  les  conjonctures  présentes.  C'est  une  raison  de 
plus  pour  nous  d'en  dire  ici  quelques  mots. 

Les  dictionnaires  remontent  aune  assez  haute  antiquité, 
tant  chez  les  Grecs  que  chez  les  Latins;  mais  on  peut  dire  que 
les  premiers  dictionnaires,  vraiment  dignes  de  ce  nom,  sont 
les  Lexiques  grec  et  latin  de  Robert  et  de  Henri  Etienne.  Il  y  a 
peu  d'années,  le  Dictionnaire  grec  de  Henri  a  été  refondu  et 
réimprimé  par  Didot  à  Paris.  Le  Dictionnaire  latin  attribué  à 
Robert  seul,  quoique  bon  nombre  de  latinistes  l'eussent  aidé 
dans  ce  travail,,  a  été  refait  plusieurs  fois  durant  la  vie  de 
l'auteur  et  encore  plus  souvent  après  sa  mort.  L'édition  de 
Londres,  1735,  était  déjà  très-remarquable;  elle  fut  encore 
améliorée  par  liirrius,  qui  en  donna  une  nouvelle  en  1740. 
Neuf  ans  plus  tard,  Gosner  parvint  à  y  ajouter  de  nouveaux 
perfectionnements. 

Après  ces  trois  dernières  éditions,  il  semblait  diliicile  de 
faire  sur  la  langue  latine  un  travail  j)lus  complet  et  plus 
achevé.  Mais  pendant  qu'on  les  élaborait  avec  tant  de  soin, 
deux  honunes  vivant  dans  une  retraite  studieuse  mettaient 
en  commun  l'un  ses  conseils,  l'autiv  ses  labeurs  poiu"  pro- 
duire une  œuvre  toute  nouvelle. 

Facciolato  était  professeur  de  rhétorique  au  séminaire  de 
Padoue.  Parmi  ses  élèves,  il  remarqua  Gilles  Forcellini,  pauvre 
j>aysan  qui  avait  commencé  ses  études  latines  dans  un  Age 
relativement  avancé.  Projetant  alors  une  nouvelle  édition  cor- 
rigée du  Dictionnaire  de  Calepin,  le  maître  crut  voir  dans  son 
disciple  toutes  les  qualités  nécessaires   pour  l'aider  dans  ce 


636  LEXICOLOGIE  LATINE. 

travail;  ii  remarquait  en  lui  un  esprit  studieux,  de  l'exacti- 
tude, de  la  finesse,  de  la  subtilité,  et  par-dessus  tout,  beau- 
coup de  bon  sens.  Cette  première  entreprise  terminée,  en 
1718,  le  professeur  et  le  disciple  conçurent  le  dessein  d'un 
second  travail  beaucoup  plus  vaste,  celui  d'un  grand  voca- 
bulaire complet  de  la  langue  latine,  plus  riche  encore  par  le 
nombre  des  constructions  qu'elle  admet  que  par  la  multitude 
des  mots  qu'on  trouve  dans  les  auteurs. 

La  direction  du  séminaire  de  Cesena  et   l'enseignement  de 
la  rhétorique  dans  cette  maison  empêchèrent  pendant  quel- 
que temps  Forcellini  de  donner  suite  à  ce  projet  ;  ce  ne  fut 
qu'en  i^Si  que,  rappelé  au  séminaire  de  Padoue  par  l'évéque 
avec  des  appointements  convenables  et  la  libre  disposition  de 
son  temps,  il  put  enfin  se  mettre  à  l'œuvre.  Ce  n'était  ni  un 
Calepin  augmenté,  ni  un  Etienne  corrigé  qu'il  voulait  faire, 
c'était  un  ouvrage  tout  nouveau,  puisé  aux  sources  mêmes. 
Ainsi  il  consacra  quarante  années  à  lire  les  auteurs  latins,  à 
extraire  de  leurs  écrits  des  passages  servant  à   déterminer  le 
sens,  les  formes,   la  construction  des  mots,   et  à  mettre  en 
ordie  ces   immenses  matériaux.   Il  ne  ralentit  un  peu  son 
travail  que  pendant  onze  ans  qu'il  dut  remonter  dans  la  chaire 
de  rhétorique,  pour  épargner  au  séminaire  les  frais  de  trai- 
tement d'un  professeur  suppléant.  Enfin,  l'ouvrage  parut  en 
quatre  volumes  in-folio  en  177  1 .  Il  fut  reçu  avec  une  singu- 
lière satisfaction  par  tous  les  hommes  équitables^  sans  pouvoir 
cependant  échapper  aux  critiques  de   l'envie  ;  et   encore    à 
présent  on  trouve  en  Italie  des  savants  qui  vous  diront  avec 
une  flegme  imperturbable,  mais  en  même  temps  avec  une 
jalousie  évidente  contre  le  grand  latiniste  qui  les  offusque  : 
«  Gesner  vaut  mieux  que  Forcellini.  »  Mais  il  convient   de 
leur  pardonner  ce  travers. 

Ce  jugement  injuste  de  quelques  compatriotes  de  Forcellini, 
est  du  reste  bien  compensé  par  les  hommages  des  étrangers. 
James  Bailley,  membre  de  l'Académie  littéraire  de  Londres, 
crut  rendre  un  service  signalé  aux  latinistes  en  faisant  im- 
primer en  1826  à  Londres  une  nouvelle  édition  de  Forcellini. 
Le  changement  le  plus  remarquable  qu'il  y  introduisit  fut  de 


LEXICOLOGIE  LATINE.  637 

substituer  l'anglais  à  ritalicii  ou  vénitien  clans  la  traduction 
des  mots  latins.  Longtemps  auparavant,  l'allemand  Schelier 
n'avait  pas  moins  témoigné  l'estime  qu'il  faisait  du  travail  de 
Forcellini.  Mais  il  eût  pu  mettre  un  peu  plus  de  délicatesse 
dans  ses  procédés.  Son  grand  Dictionnaire  latin,  édité  plu- 
sieurs fois  à  Leipsick,  est  copié  presque  tout  entier  sur  Forcel- 
lini, sans  que  le  nom  de  celui-ci  soit  mentionné  une  seule 
fois  dans  ces  quatre  gros  volumes. 

Lorsque  la  première  édition  de  Forcellini  parut  eu  1771, 
Cajetan  Cognolato,  préfet  des  études  au  séminaire  de  Padoue, 
la  fit  précéder  d'une  excellente  préface  indiquant  les  sources 
auxquelles  doit  puiser  le  lexicographe  latin.  Cognolato  resta 
tonte  sa  vie  le  défenseur  de  l'œuvre  de  son  confrère.  Dans  sa 
préface,  il  avait  promis  de  continuer  à  s'occuper  du  lexique;  il 
tint  jxirole  :  il  recueillit  des  mots  qui  avaient  échappé  à  For- 
cellini, des  remarques  critiques  et  des  corrections  à  faire,  qu'il 
consigna  avant  sa  mort  entre  les  mains  de  TNlgr  de  Doudis, 
évéque  de  Padoue.  Celui-ci  se  fit  un  devoir  de  les  remettre  à 
l'imprimeur  qui  entreprit  en  iSod  une  nouvelle  édition  du 
Lexique.  Mais  cet  éditeur,  plus  marchand  que  philologue, 
trouva  bon  d'en  faire  usage  le  moins  possible.  Il  en  prit 
assez  pour  en  im'poser  à  ses  souscripteiu's,  et  l'édition  de 
Coi^nolalo  jouit  encore  d'une  singulière  estime  en  Italie. 
Toutefois  le  travail  de  l'ancien  préfet  de  Padoue  ne  fut  pas 
perdu.  Il  fut  même  considérablement  augmenté  par  Fur- 
nalello,  qui  le  publia  en  1816  sous  le  ùXre  (Wiippertdix  ad 
totiits  latinitatis  /exicon  yéegidii  Forcellini. 

Fiunaletto,  une  fois  entré  dans  la  carrière,  ne  s'arrêta  pas; 
il  fit  de  nouvelles  recherchais, et  donna  e!i,  i83i,une  nouvelle 
édition  du  Lexique,  dans  laquelle  il  fit  entrer  pins  de  cinq 
niillo  mots  nouveaux,  et  corrigea  plus  de  dix  mille  inexac- 
titudes. 

Pendant  qu'il  consacrait  tous  ses  soins  à  cette  troisième 
édition  italienne  du  Lexiqu»^.  un  éditeur  de  Lfipsick  voulut 
en  entreprendre  une  à  son  tour.  L'histoire  de  cette  édition 
donne  une  idée  peu  avantageuse  de  l'hoiuiéteté  littéraire  des 
latinistes  allemands  à  cette  époque.  Ceux  qui  se  chargèrent 


638  LEXICOLOGIE  LATINE. 

de  celte  édition  publièrent  un  prospectus  aussi  injuste  que 
méchant  contre  ie  travail  de  Furnaietto,  dont  les  premières 
livraisons  avaient  paru,  et  firent  au  public  les  plus  magni- 
fiques promesses.  Mais  quand  il  s'agit  de  livrer  à  Timprimeur 
leur  propre  travail,  ils  reculèrent.  L'éditeur,  qui  avait  des 
engagements  avec  ses  souscripteurs,  se  trouva  dans  le  plus 
grand  embarras.  Son  honneur  de  commerçant  était  compro- 
mis. Il  ne  trouva  d'autre  moyen  de  sortir  de  ces  difficultés 
que  de  réimprimer  l'édition  de  Furnaietto  avec  quelques 
additions  et  quelques  légers  changements,  introduits  à  la 
hâte  par  Charles  I^chmann.  L'éditeur  alla  jusqu'à  reproduire 
la  nouvelle  préface  de  Furnaietto,  qui  contient  les  plaintes 
les  plus  légitimes  contre  l'indélicatesse  dont  il  était  victime. 
Telle  est  en  peu  de  mots  l'histoire  de  l'édition  de  Leipsick 
portant  la  date  de  i835.  L'éditeur  lui-même  raconte  cette 
histoire  dans  sa  préface,  qu'il  fait  suivre  de  pièces  tristement 
accusatrices.  C'était,  du  reste,  le  meilleur  moyen  de  mettre  à 
couvert  son  honneur  personnel,  et  de  laisser  toute  la  honte 
de  cette  affaire  à  ceux  qui,  en  justice,  doivent  en  porter  le 
poids.  L'édition  de  Leipsick  est  inférieure  à  celle  de  Furnaietto 
sous  un  double  rapport;  d'abord  ce  qui  vient  deCognolato  et  de 
Furnaietto  est  rarement  distingué  du  texte  primitif  deForcel- 
lini;  ensuite  on  a  supprimé  dans  cette  édition  la  traduction 
italienne  des  mots,  et  l'on  n'y  a  pas  même  toujours  substitué 
une  traduction  allemande,  lorsque  l'explication  latine  du 
sens  des  mots  était  visiblement  insuffisante.  Mais,  d'autre 
part,  elle  l'emporte  sur  la  troisième  édition  italienne  par  un 
grand  nombre  d'indications  critiques  sur  des  mots  difficiles, 
puisées  dans  les  écrits  des  meilleurs  philologues  allemands 
et  hollandais.  A  tout  prendre,  nous  la  considérons  comme 
l'édition  la  plus  utile  de  toutes  celles  qui  existaient  jusqu'ici, 
quoique  en  librairie  elle  ne  jouisse  que  de  peu  d'estime  et  de 
réputation. 

Depuis  cette  époque  a  paru  le  grand  Dictionnaire  latin  de 
Freund ,  abrégé  à  Paris  par  Theil  .L'ouvrage  de  Freun  d  a  été  beau- 
cou  p  loué,  surtout  à  cause  de  l'excellente  méthode  qui  a  présidé 
à  sa  confection;  mais  il  ne  dispense  pas  ceux  qui  veulent  faire 


LEXICOLOGIE  LATINE.  639 

une  élude  approfondie  de  la  langue  latine  d'avoir  à  leur  usage 
leDicrionnairedeForcellini,  ne  serait-ce  que  parce  que  celui- 
ci  fournit  beaucoup  plus  d'exemples.  Nous  le  savons,  tout  le 
monde  n'aime  pas  cette  abondance  d'exemples  5  on  dit  qu'on 
perd  son  temps  à  les  lire.  L'objection  serait  en  partie  fondée 
si  les  lexiques  ne  devaient  servir  qu'à  expliquer  les  auteurs; 
mais  elle  est  nulle  aux  yeux  de  tous  ceux  qui  veulent  écrire 
dans  une  langue  morte.  Cette  multitude  d'exemples,  si  elle 
n'apprend  pas  de  nouveaux  sens,  apprend  souvent  de  nou- 
velles manières  de  construire  sa  phrase  et  de  rendre  sa  pen- 
sée ;  rien  n'est  plus  précieux  pour  mettre  quelque  variété 
dans  son  langage,  et  le  faire  sortir  d'un  nombre  restreint 
de  formules  auxquelles  on  s'habitue  souvent  sans  s'en  aper- 
cevoir. Ajoutons  que  les  mots  abstraits,  et  même  tous  ceux 
qui  signifient  des  qualités  et  des  opérations  de  l'âme,  ont  en 
latin  un  sens  infiniment  moins  déterminé  que  dans  les  lan- 
gues vivantes  ;  il  en  est  de  même  d'une  foule  de  verbes. 

On  se  demande  souvent  pourquoi  il  est  si  difficile  de  bien 
traduire  le  latin,  surtout  si  on  veut  reproduire  la  force,  la 
délicatesse  et  les  nuances  du  texte.  Ce  n'est  pas  tout  de 
comprendre  les  mots  et  de  connaître  leurs  équivalents  dans 
les  langues  vivaiîtes  ;  car  souvent  la  pensée  de  l'auteur  dé- 
pend moins  des  mots  que  du  tour  particulier  de  la  phrase  ;  de 
sorte  que  le  sens  des  mots  est  modifié  par  la  place  qu'ils  oc- 
cupent, par  le  tour  donné  à  l'expression,  par  mille  petits  riens 
enfin,  qui  échappent  à  l'analyse.  De  là  vient  que  souvent  il  est 
inexact  de  dire  que  tel  mot  latin  a  tel  sens,  tandis  qu'il  ne  l'a 
que  grâce  aux  modifications  qu'il  subit  dans  certaines  phrases 
déterminées. 

Le  Lexicum  unwersœ  latinitatis  de  Forcellini  conserve 
donc  toute  son  utilité  ;  mais,  hâtons-nous  de  le  dire,  le  pro- 
grès sensible  que  plusieurs  sciences  ont  fait  dans  ce  siècle 
exige,  non-seulement  qu'on  fasse  disparaître  les  endroits 
faibles  qui,  dès  le  commencement  du  Lexique,  l'ont  déparé, 
mais  encore  qu'on  profite  largement  des  nouvelles  connais- 
sances acquises.  Expliquons-nous  plus  clairement. 

D'abord,  ce  Dictionnaire  a  jusqu'ici  toujours  laissé  à  désirer 


640  LEXICOLOGIE  LATINE. 

quant  aux  particules,  dont  l'importance  est  aussi  grande  dans 
le  discours  latin  que  celle  des  ancres,  des  clous  et  des  chevilles 
dans  un  navire  :  nous  ne  trouvons  pas  de  comparaison  plus 
exacte  pour  rendre  notre  pensée.  Lorsque  Forcellini  a  publié 
son  Lexique,  ces  parties  du  discours  avaient  été  depuis  long- 
temps très-bien  étudiées,  et  il  est  vraiment  étonnant  qu'un 
lexicographe  si  savant  ne  soit  pas  plus  complet  sous  ce  rap- 
port. Qu'un  philologue  qui  s'occupe  des  langues  modernes 
n'attache  pas  une  bien  grande  importance  aux  particules, 
cela  se  comprend.  Mais  le  lexicographe  ne  saurait  en  agir  de 
même  à  leur  égard,  quoique  leur  règne,  maintenant  restreint, 
se  restreigne  tous  les  jours  davantage  ;  car,  dans  le  latin  de 
la  fin  de  la  république  et  du  temps  d'Auguste,  les  particules, 
surtout  les  conjonctions,  jouent  un  rôle  immense.  C'est,  avant 
tout,  dans-leur  emploi  réel  et  multiplié,  que  Cicéron  a  trouvé 
le  grand  art  de  varier  à  l'infini  non-seulement  ses  phrases, 
mais  encore  la  manière  de  décrire,  de  raconter,  de  raisonner. 
Il  l'avait  appris  de  Xénophon,  qu'il  s'était  exercé  à  traduire 
dans  sa  jeunesse.  Chose  remarquable  :  la  chute  de  l'élégance 
littéraire,  tant  chez  les  Grecs  que  chez  les  Latins,  est  contem- 
poraine de  l'emploi  plus  rare  des  conjonctions. 

Forcellini,  et  ceux  qui  ont  augmenté  et  corrigé  son  Dic- 
tionnaire, ont  fait  grand  usage  des  inscriptions  anciennes, 
des  médailles,  etc.  Il  ne  pouvait  en  être  autrement.  Ces  monu- 
ments servent  merveilleusement  à  faire  connaître  une  foule  de 
nouveaux  termes  et  la  vraie  orthographe  de  beaucoup  de  mots. 

Malheureusement  il  y  a  dans  leur  nombre  beaîicoup  de 
pièces  fausses,  fabriquées  à  plaisir  ou  mal  copiées.  Nulle  part 
donc  la  critique  n'est  plus  nécessaire  ;  nulle  part  il  ne  faut 
être  plus  sur  ses  gardes.  Un  grand  travail  attendait  donc  ici 
le  nouvel  éditeur;  car  il  est  incontestable  que,  depuis  un 
demi-siècle,  des  progrès  immenses  ont  été  faits,  tant  dans 
l'épigraphie  que  dans  la  numismatique.  Le  champ  de  l'archéo- 
logie romaine  a  été  surtout  exploré  ;  de  sorte  que  bien  des 
mots  techniques  peu  connus  du  temps  de  Forcellini  ne  gardent 
pas  plus  de  secret  pour  nous  maintenant  qu'ils  n'en  avaient 
pour  les  Latins,  il  y  a  dix-huit  siècles. 


LEXICOLOGIE  LATINE.  641 

Cependant  aucune  science  n'a  plus  prospéré  que  la  linguis- 
tique générale.  Les  Latins  n'ont  presque  rien  connu  des  ori- 
gines de  leur  langue;  aussi  rien  n'est  plus  curieux  à  lire  sur 
ce  sujet  que  les  explications  de  Yarron,  de  Cicéron,  d'Aulu- 
Gelle,  de  Festus,  de  Macrobe,  etc.  Forcellini,  tout  en  repro- 
duisant d'ordinaire  ces  vieilles  étymologies,  est  néanmoins 
bien  au-dessus  des  anciens  philologues   latins.  Mais  encore 
que  savait-on  de  la  filiation  des  langues  au  siècle  dernier,  où 
l'on  allait  chercher  presque  toutes  les  origines  dans  le  grec 
ou   l'hébreu?  Nous  n'en   sommes  plus  là,  grâce  à  Dieu,  et 
il  serait  fort  à  souhaiter  qu'on  enlevât  des  mains  des  jeunes 
humanistes  ces  dictionnaires  de  Noël  et   autres,  où  tant  de 
vieilleries  étymologiques  sont  encore  répétées. 

Nous  pourrions  indiquer  encore  bon  nonibre  d'amélio- 
rations dont  le  Lexique  de  Forcellini  était  susceptible;  mais 
ce  que  nous  venons  de  dire  suffit  bien  pour  faire  comprendre 
les  travaux  que  devait  s'imposer,  les  difficultés  qu'avait  à 
surmonter  le  nouvel  éditeur  de  Prado. 

M.  de  Vit  s'est  imposé  ces  travaux;  il  a  surmonté  ces  dif- 
ficultés. D'abord  élève,  puis  professeur  pendant  un  grand 
nombre  d'années,au  séminaire  de  Padoue,  il  a  été  initié  dès 
sa  jeunesse  aux  traditions  de  Forcellini,  de  Cognolato,  de 
Furnaletto,  et  en  particulier  à  leur  méthode  de  dépouiller  et 
d'éj>hicher  les  auteurs.  Lié  d'amitié  avec  Furnaletto,  il  avait  été 
choisi  par  ce  grand  latiniste  pour  être  son  principal  collabo- 
rateur dans  la  nouvelle  édition  du  lexique  que  devaient  publier 
les  |)resses  de  Didot  à  Paris,  mais  à  laquelle  sa  mort  ne  permit 
pas  de  donner  suite.  Malgré  ce  contre-temps,  M.  de  Vit  n'aban- 
donna pas  la  carrière  qui  s'était  ouverte  devant  lui.  Jamais  il 
ne  cessa  de  consacrer  ses  peines  à  préparer  les  matériaux 
d'une  édition  nouvelle,  et  voilà  trente  ans  qu'il  poursuit  ce 
rude  labeur. 

Sachant  par  expérience  combien  souvent  les  mots  sont 
massacrés  par  l'ignorance  des  copistes,  et  convaincu  qu'il 
fallait  autant  que  possible  s'appuyer  sur  les  bonnes  inscrij)- 
lions,  il  en  recueillit  plus  de  vingt  inille,  chiffre  énorme, 
puisque  les  quatre  volumes  in-folio  de  Muratori  n'en  reu- 
I*  41 


642  LEXICOLOGIE  LATINE. 

ferment  pas  plus  de  douze  mille,  et  encore  sont-elles  entas- 
sées sans  ordre  et  sans  choix. 

Cette  collection  de  vingt  mille  inscriptions,  recueillies  par 
un  seul  homme  a  fait  même  du  bruit  parmi  les  membres  de 
l'Académie  de  Berlin,  chargés  de  publier  le  Corpus  inscrip- 
tionutn,  et  Henzen  vint  l'examiner  en  i855.  A  cette  époque,  le 
collecteur  n'avait  donné  qu'un  échantillon  de  ses  richesses 
en  publiant  en  i853  à  Venise  :  Le  antiche  lapidi  Romane  délia 
proi^incia  del  Polesine  dlustrate. 

Les  notes  dont  il  accompagna  ces  inscriptions  furent  une 
preuve  pour  tout  le  monde  que  sigles  ,  mots  extraordinaires, 
emplois,  coutumes,  allusions  aux  choses  contemporaines, 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile  et  de  plus  impénétrable  dans 
Tarchéologie,  était  un  jeu  pour  l'abbé  de  Vit  :  c'était  le  fruit 
de  ses  études  lexicographiques,  c'était  en  même  temps  un  gage 
de  ce  que  serait  son  nouveau  Forcellini. 

On  peut  en  dire  autant  de  son  édition  des  Sententiœ 
M.  Terentii  Vaironis  majorl  ex  parte  ineditœ  ex  cod.  M.  S. 
bibliothecœ  seininarii  Patavini  editœ,  et  coinmentano  dlus- 
tratœ.  Patavii^  typis  seminar'd,  i843;  et  encore  plus  de  son 
édition  de  la  Moralis  plùlosophia  de  honesto  et  utdi,  ven. 
Hddeberti  Cenomanensis  episcopi.,  multo  quam  antea  aiictior 
atque  emendatior^  ex  bibliothecœ  seminarii  Patavini  manus- 
cripto  codice  édita  ac  notis  illustrata ,  ouvrage  inséré  ])ar 
M.  l'abbé  Migne  dans  le  tome  CLXXP  de  sa  Patrologie  latine, 
parmi  les  œuvres  du  savant  évêque  du  Mans.  M.  de  Vit  a  eu  ^i 
vaincre  une  difficulté  particulière  dans  cette  édition  :1e  véné- 
rable Hildebert  tantôt  cite,  tantôt  fait  allusion  à  presque  tous 
les  classiques  latins,  de  telle  sorte  que-  Térence,  Virgile,  Horace, 
Lucain,Cicéron,Senèque,Salluste,  etc.,  sont  comraeautant  de 
sources  qui  viennent  mêler  leurs  eaux  dans  h\  Philosophie 
morale  d'Hildcbert.  Ce  n'était  rien  de  retrouver  les  endroits 
que  l'auteur  avait  eus  en  vue,  lorsqu'il  donne  le  nom  de 
l'écrivain  à  qui  il  fait  ses  emprunts  :  les  tables  des  bonnes 
éditions  mettent  facilement  sur  la  voie  ;  mais  à  tout  moment 
le  moraliste  du  Mans  passe  les  noms  sous  silence,  parfois 
même   il  change  les  phrases  des  anciens  pour  les  adapter 


LEXICOLOGIE  LATINE.  643 

davantage  à  la  latinité  du  xii*  siècle.  Pour  parvenir  donc  à 
assigner  à  chaque  écrivain  ce  qui  lui  revient  dans  l'ouvrage 
d'Hildebert,  il  fallait  savoir  les  classiques  presque  par  cœur; 
aussi,  ne  craignons-nous  pas  de  le  dire,  rien  ne  fait  mieux 
coniprendie  combien  M.  de  Vit  est  versé  dans  l'ancienne  litté- 
rature romaine  que  son  édition  de  la  Philosophie  morale 
d'Hildebert'. 

Dire  après  cela  que  le  Lexique  de  Forcellini  ne  peut  sortir 
des  mains  de  M.  de  Vit  que  considérablement  amélioré  serait 
chose  tout  à  fait  oiseuse;  disons  plutôt  que  les  améliorations 
sont  considérables. 

L'éditeur  a  compulsé  de  nouveau  tous  les  auteurs  qui  ont 
écrit  en  latin  jusqu'à  l'abolition  du  sénat  romain  en  5G8  ;  les 
grammairiens  qui  sont  venus  après  n'ont  eu  le  même  honneur 
que  parce  qu'ils  ont  travaillé  sur  les  classiques.  M.  de  Vit  a 
tenu  fermement  à  ce  plan.  Conformément  à  ce  principe,  toute 
la  Vulgate,  qui  a  fondé  pour  ainsi  dire  la  nouvelle  langue 
ecclésiastique,  comme  la  traduction  de  la  Bible  par  Luther  a 


*  Voici  quelques  autto»  opuscules  fiue  nous  connaissons  de  M.  de  Vit,  et  qui, 
quoifino  se  rapportant  à  riiistoirodu  Milanais,  sont  tous  omis,  sauf  un  seul,  dans 
la  liibliografia  enciclopedica  Milanese  ,  de  l'rançois  Predari ,  ouvrage  publié 
en  4857  : 

1"  Notizie  storiche  di  Slrcua  colla  vila  Jei  SaïUi  e  Beati  principali  Jet  Lago 
Maggiore.  Casale,  1854.  Notices  liistoriques  sur  Stresa  avec  la  Vie  des  principaux 
Saints  et  Bienheureux  du  Lac-Majeur.  Casai,  4854  ; 

2"  Il  mese  c  le  Feste  di  Maria,  coW  aggiunti;  delV  eserciziu  dcl  CrisUano.  Ca- 
sale,  i8"i5;  Lucc;i.  18â8.  Mois  et  Fôtc  de  Marie,  avec  l'exercice  du  Chrétien. 
Casai,  18ob;  Lucqiies,  4858; 

3"  Mia  del  I>.  Alberto  Bcaozzi  e,  storia  del  santuario  di  S.  Caterina  del  Sasso^ 
sut  Lago  Maggiori'.  Milanf»,  4  8;)6.  Vie  du  B.  Albert  Besozzi,  et  Histoire  du  sanc- 
tuaire de  sainte  Cntlierinn  ilel  Sasso,  près  du  Lac-Majeur.  .Milan,  1856  ; 

4"  Vitadclla  H.  Caterina  da  l'allaiiza  e  délia  />'.  Giutiana^  sua  prima  com- 
pagna.  Varese,  1857.  Vie  de  la  B.  Catherine  de  Pallanza  et  de  la  B.  Julienne,  sa 
première  compagne.  Varése,  4857  ; 

50  Novma  in  nvnre  di  S.  Giuseppe,  Rpofio  di  Maria  Vergine.  Lucca,  1858. 
Neuvainc  en  l'honneur  de  saint  Joseph,  époux  de  la  Bienheureuse  Vierge  Marie. 
Lucques,  1 858  ; 

C  Vita  di  S.  Carlo  Borromeo.  Milano,  1858.  Vie  de  saint  Charles  Borromée. 
Milan,  1858. 

Tous  les  ouvrages  historiques  que  nous  avons  lus  se  distinguent  par  de  bonnes 
reciierchcs  et  l'exactitude  que  l'auteur  a  tâché  de  leur  imprimer  partout. 


644  LEXICOLOGIE  LATINE. 

fixé  la  lanjjjiic  allemande,  a  été  épluchée.  Les  saints  Pères  ont 
paye  leur  tribut  à  leur  tour,  de  sorte  que  le  nouveau  Forcel- 
lini  remplit,  pourle  latin,  le  double  rôle  des  Lexiques  grecs  de 
Henri  Etienne  et  de  Suicer. 

M.  de  Vit  a  divisé  son  Lexique  en  deux  parties  :  la  première 
contient  par  ordre  strictement  alphabétique  tous  les  mots  qui 
se  rencontrent  dans  les  auteurs  latins,  les  noms  {)ropres  ex- 
ceptés. C'est  le  Lexicon  proprement  dit.  La  deuxième  con- 
tient tous  les  noms  d'hommes,  de  peuples,  de  pays,  de  villes, 
en  un  mot  tous  les  noms  propres.  C'est  VO/iomasticou,  véri- 
table répertoire  d'histoire  et  de  géographie,  surpassant  de 
beaucoup  tout  ce  qui  existe  en  ce  genre. 

L'éditeur  a  élagué  du  Lexique  tous  les  mots  qui  y  avaient 
été  introduits  sans  garants,  tous  ceux  que  la  critique  a  rejetés 
comme  de  fausses  leçons,  toutes  les  répétitions  ou  exj)hcations 
inutiles;  il  a  abrégé  en  même  temps  les  citations  trop  longues 
ou  insignifiantes. 

D'autre  part,  il  a  corrigé  les  inexactitudes  dans  les  citations 
des  auteurs,  dans  les  passages  rapportés,  dans  les  explications 
dotuiées  et  dans  les  étymologies.  Ces  corrections,  quelque 
considérables  qu'elles  soient^  ne  sont  encore  que  la  moindre 
partie  du  travail  du  nouvel  éditeur.  Une  infinité  de  mots  nou- 
veaux ont  été  introduits,  presque  tous  les  articles  anciens  ont 
été  augmentés;  plusieurs  sont  trois  fois  pUis  longs  que  ceux 
de  Forcellini. 

Déjà  Fiunaletto  avait  recherché  avec  soin  les  moyens  de 
mettre  plus  d'ordre  dans  le  I^exique.  M.  de  Vit  en  a  trouvé  d'ex- 
cellents. Les  mots  ont  d'ordinaire  une  signification  principale 
et  plusieurs  significations  accessoires  dérivées  souvent  d'autres 
significations;  de  sorte  que  les  divers  sens  d'un  mot,  pour  peu 
([u'on  les  étudie  de  près,  présentent  à  l'esprit  une  sorte  d'arbre 
généalogique.  Celte  vérité  si  simple,  mais  qui  a  été  si  peu  mise 
a  profit  jusque  dans  ces  derniers  temps,  a  sans  cesse  servi  de 
guide  à  M.  l'abbé  de  Vit.  Sous  ce  rapport,  bien  difficilement 
fera-t-on  jamais  mieux  que  le  nouvel  éditeur.  Dès  les  ori- 
gines de  la  îypographif,  on  a  senti  le  parti  que  l'on  pouvait 
tirer,  pour  aider  le  lecteiu-,  de  l'emploi  des  caractères  différents 


LEXICOLOGin:  latine.  645 

et  de  certains  signes  de  convention.  Mais  il  n'y  a  qu'une 
vingtaine  d'années  que  ce  moyen  si  simple  a  été  utilisé  d'une 
manière  convenable.  Ses  avantages  ne  se  font  nulle  part 
mieux  apprécier  que  dans  un  dictionnaire.  M.  de  Vit  ne  l'a 
pas  négligé,  et  son  Lexique  est  même  une  jireuve  que  l'im- 
primerie est  passablement  avancée  en  Italie. 

Nous  savons  assez  combien  en  général  les  comptes  rendus 
de  nouveaux  livres  sont  suspects,  et  rien  ne  nous  surpren- 
drait moins  que  d'entendre  taxer  d'exagération  les  éloges  que 
nous  donnons  à  l'œuvre  de  M.  l'abbé  de  Vit.  Cependant, 
tout  ce  que  nous  avons  dit  n'est  que  l'expression  affaiblie  de 
notre  conviction,  libre  de  toute  influence  étrangère.  Nous  ne 
connaissons  M.  de  Vit  que  par  ses  ouvrages. 

Cependant  notre  intention  n'est  pas  de  dire  que  tout  est 
parfait  dans  le  nouveau  Forcellini,  qu'il  n'y  a  rien  à  ajouter, 
rien  à  retrancher,  rien  à  corriger.  S'il  en  était  ainsi,  ce  ne 
serait  pas  ime  œuvre  humaine.  Veut-on  que  nous  relevions 
quelques  points?  Nous  nous  arrêterons  au  premier  mot,  à  la 
préposition  A^  ab. 

L'article  de  M.  de  Vit  occupe  pi'ès  de  six  colonnes,  et  est 
trois  fois  plus  long  que  celui  de  Forcellini.  Il  renferme 
d'abord  une  douzaine  de  remarques  de  grammaire  propre- 
ment dite,  et  quelques  autres  de  prosodie  ;  ensuite  la  signifi- 
cation fondamentale  du  mot,  puis  vingt  significations  secon- 
daires, divisées  en  deux  groupes,  et  enfin  quatorze  notes  sur 
l'emploi  de  cette  particule,  tant  en  composition  avec  d'autres 
mots  que  hors  de  composition.  Dans  un  article  si  conq)let, 
si  bien  étudié,  que  peut-il  y  avoir  à  redire?  D'abord  nous 
aimerions  mieux  que  l'auteur,  au  lieu  de  renvover  le  lecteur 
à  ce  que  dit  Gésénius  sur  les  particules  hébraïques  corres- 
pondantes, eût  indiqué  en  peu  de  mots  l'origine  sanscrite  du 
mot  ;  et  le  regret  que  nous  exprimons  ici  ne  s'arrête  malheu- 
reusement pas  au  premier  mot  du  nouveau  Lexique. 

Ensuite  il  y  a  huit  adjectifs,  signifiant  abondance  ou.  disette^ 
qui,  outre  le  génilifet  l'ablatif, gouvernent  encore  l'ablatif  avec 
a  ou  ab;  ce  sont  coj)iosus,  ùfi//ittftis,  inops^  Uber,  niidus,  sterdis^ 
vaciius,  l'idauSj  et  peut-être  d'aulres  encore.  Je  sais  bien  qu'on 


646  LEXICOLOGIE  LATINE. 

peut  expliquer  ces  ablatifs  avec  a  ou  ah  par  la  causa  pr opter 
quam,  qui  est  la  troisième  signification  de  la  particule  a  ou 
ah  dans  le  Lexique  de  M.  de  Vit  ;  mais  cette  explication, 
quoique  admissible  à  la  rigueur,  n'est -elle  pas  un  peu 
forcée  ? 

Sous  cette  rubrique  de  causa  propter  qiiam,  M.  de  Vit 
donne  plusieurs  exemples,  fort  bien  choisis,  où  l'action  est 
exprimée  par  un  verbe.  Mais  il  n'en  donne  qu'un  seul  dans 
lequel  il  entre  un  adjectif  (liv.  III,  6 1  )  :  Féroces  ab  re  bene  gesta . 
Cette  signification  de  «,  ab,  est  un  idiotisme  assez  caracté- 
risque,  ce  semble,  pour  que  l'auteur  eût  pu  être  à  cet  égard 
moitss  sobre  d'exemples  ?  Cicéron  aurait  fourni  facilement 
plusieurs  phrases  ;  ainsi.  Brut.,  i6  :  Ab  omni  laucle  felicior ; 
Rose,  3o  :  Ab  innocentia  cleineiitissunusj  Div.,  12,  i5  :  Ab 
equitatu  Jîrmus,  Je  ne  sais  où  m'adresser  pour  ces  autres  ex- 
pressions de  Cicéron  :  Div.,  10,  8.  Ab  omni  re  sumus para- 
tiores  ;  Att.,  8,  i[\  :  Tempiis  mutum  a  literis.  Est-ce  la  causa 
propter  quam  ou  l'abondance  ou  la  disette  qui  doivent  expli- 
quer ici  l'emploi  de  la  particule  a,  ab? 

Faut-il  faire  encore  une  critique  ?  les  Etienne  ont  dépouillé 
avec  un  grand  soin  les  comiques,  Plante  et  surtout  Térence, 
et  les  auteurs  de  dictionnaires  de  classe  hollandais  et  alle- 
mands ont  surtout  puisé  dans  le  Thésaurus  des  savants  impri- 
meurs parisiens.  De  là  vient  qi:e  les  dictionnaires  de  classe 
des  pays  du  nord  fourmillent  d'expressions  de  Plante  et  de 
Térence.  Forcellini  n'a  pas  négligé  ces  deux  poètes;  ce  serait 
une  injustice  de  le  dire  ;  mais,  vu  l'étonnante  variété  d'expres- 
sions que  l'on  trouve  chez  eux,  et  les  tours  de  phrase  piquants, 
hardis,  qui  distingueront  toujours  le  langage  d'un  peuple  vif, 
spirituel  et  sensé,  n'aurait-on  pas  pu  désirer  qu'il  leur  eût 
emprunté  un  plus  grand  nombre  d'exemples  ?  Or,  cette  la- 
cune, si  on  peut  lui  donner  ce  nom,  n'a  pas  été  entièrement 
comblée  par  le  nouvel  éditeur.  Il  est  vrai  que  dans  le  Thé- 
saurus des  Etienne ,  qui  dans  les  éditions  posthumes  est 
presque  aussi  volumineux  que  celui  de  Forcellini,  presque 
tous  les  autres  auteurs,  sauf  Cicéron  et  Virgile,  n'ont  pas  été 
consultés  suffisamment,  et  qu'il  faut  bien  savoir  se  borner 


LEXICOLOGIE  LATINE  647 

dans  un  pareil  travail;  aussi  n'attachons-nous  qu'une  mé- 
diocre importance  à  la  remarque  que  nous  venons  de  faire. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  service  que  rend  M.  de  Vit  à  la  répu- 
blique des  lettres  est  inappréciable.  Dieu  veuille  lui  donner 
la  santé,  les  forces,  le  temj)s  nécessaires  pour  mener  à  bonne 
fin  son  œuvre  colossale  !  La  moitié  du  premier  volume  de 
y Onoinasticon  est  imprimée.  Le  Lexique  est  plus  avancé 
encore  :  le  premier  volume  est  terminé  et  le  second  est  im- 
primé à  ujoitié. 

V.    DE   BUCK. 


LA 


MORT  DE  L'AMIRAL  PROTET 

LETTRE  DU  R.  P.  RAVARY', 

Missionnaire  de  la  Compagnie  de  Jésus  en  Chine,  à  un  père  de  la  même  Compagnie. 


Chang-Hai,  le  2  juin  1862. 

Mon  Révérend  pkre  , 

Je  vous  écris  aujourd'hui  pour  vous  communiquer  une 
bien  triste  nouvelle.  L'amiral  Protêt  n'est  plus!  il  est  tombé 
au  champ  d'honneur,  victime  de  son  dévoùment  à  la  cause 
sacrée  de  l'humanité  et  de  la  religion!  Sa  mort  est  pour  la 
ville  de  Chang-Haï  une  perte  immense.  Européens  et  Chinois, 
nous  pleurons  tous  un  protecteur  également  habile,  ferme  et 
intrépide.  C'est  grâce  à  lui  qu'on  avait  pris  résolument  l'of- 
fensive contre  les  rebelles  enhardis  par  leurs  succès  récents  et 
par  la  dévastation  faciledes  pays  voisins.  Il  avaitdéjà repoussé 
loin  de  Chang-Haï  ces  bandes  de  brigands;  la  ville  est  au- 
jourd'hui plus  menacée  que  jamais.  Voici  les  principales  cir- 
constances de  ce  douloureux  événement.  Elles  sont  de  nature 
à  intéresser  tous  ceux  qui,  comme  les  missionnaires  de  Chine, 
s'estiment  heureux  de  payer  un  légitime  tribut  de  reconnais- 
sance et  de  ree^ret  à  la  mémoire  de  notre  brave  amiral. 

Depuis  la  fin  d'avril,  les  forces  alliées  comptaient  autant  de 


♦  On   a  inlercalé  dans  celte  lettre  quelques  détails  tirés  de  lettres  d'autres 
missionnaires. 


LA  MORT  DK  I;A:\IIRA1.  PROTET.  649 

victoires  que  d'attaques  contre  les  rebelles.  La  supériorité 
de  leur  courage  et  de  leurs  armes  donnait  lieu  d'espérer 
l'exécution  prompte  et  com|)lète  du  plan  de  campagne  tracé 
par  l'amiral  Protêt.  De  trente  à  quarante  mille  t.iïpings 
avaient  été  chassés  d'une  dizaine  de  camps  qu'ils  avaient 
fortifiés  à  l'ouest  et  au  nord  de  Chang-Tlaï.  On  leur  avait 
ensuite  enlevé  les  places  de  Kiadine  et  de  Tsin-Pon.  Il 
n'avait  fallu,  pour  dégager  le  pays  sur  la  rive  gauche  du 
Wam-Pou,  que  quelques  coups  de  canon  et  un  peu  de  cet 
entrain  si  naturel  à  nos  troupes.  Déjà  des  milliers  de  fugitifs, 
retirés  depuis  plusieurs  semaines  dans  le  port  et  dans  la  ville 
de  Chang-Tîaï,  res:asfnaient  leurs  demeures  en  bénissant  leurs 
libérateurs. 

Pour  assurer  la  position,  il  fallait  encore  délivrer  la  rive 
droite  du  Wam-Poii.  Les  alliés  s'y  transportèrent  au  milieu 
du  mois  de  mai.  Ils  se  proposaient  d'abord  de  chasser  les 
rebelles  d'une  petite  ville  appelée  Nè-Kio.  Nê-Kio  est  situé  à 
six  lieues  au  sud  de  Chang-Haï,  dans  un  pays  où  nous  avions 
naguère  nos  chrétientés  les  plus  riches  et  les  plus  florissantes, 
hélas!  aujourd'hui  presque  entièrement  détruites  par  le  pil- 
lage, les  massacres'et  la  captivité  ! 

Le  1 7  mai,  vers  cinq  heures  du  soir,  l'armée  expéditionnaire 
arrivait  devant  Nè-Kio.  Les  taïpings  avaient  fait  de  la  vdle  un 
camp  retranché.  Au  nombre  de  sept  à  huit  mille,  ils  étaient 
décidés  à  défendre  une  position  si  importante,  qui  leur  livrait 
tout  le  pays  compris  entre  la  mer  et  le  Wam-Pou.  Ils  setenaieni 
derrière  leurs  foi  tifications,  gaidant  le  silence  et  ne  se  mon- 
trant pas  aux  yeux  des  assaillants.  C'/était  une  ruse  de  guerre 
tout  à  fait  inusitée  parmi  eux  ;  mais  des  généraux  expéiimentés 
ne  pouvaient  s'y  méprendre.  C.ommela  place  était  d'un  abord 
difficile,  on  fit  jouer  le  canon  pendant  quelques  instants. 
A  six  heures,  les  boulets  avaient  détruit  les  travaux  avancés, 
déblayé  le  terrain  et  pratiqué  une  large  brèche  au  rempart 
d'enceinte.  On  donne  alors  le  signal  de  l'assaut,  et  les  coloiuies 
s'élancent.  Les  rebelles,  jusque-là  invisibles,  paraissent  tout  à 
coup  et  font  une  décharge  générale  de  toutes  leurs  armes. 
Le  feu  parti    des  nuirailles   est  si  terrible  qu'une  petite  co- 


650  LA  MORT  DE  L'AMIRAL  PROTET. 

lonne  anglaise  est  forcée  de  rebrousser  chemin.  Mais  les 
Français  ont  déjà  traversé  les  fossés,  ils  grimpent  aux  mu- 
railles. Deux  jeunes  gens  de  la  milice  de  Zi-Ka-Wei,  arrivés 
en  haut,  donnent  la  main  à  leurs  instructeurs.  Des  cris  de 
joie  retentissent,  la  ville  est  prise,  les  taïpings  s'enfuient  en 
désordre. 

A  la  joie  du  triomple  succède  aussitôt  une  consternation 
profonde.  L'amiral  Protêt,  en  conduisant  au  feu  sa  petite 
troupe,  vient  de  tomber  frappé  d'une  balle  en  pleine  poitrine. 
M.  l'aumônier  Goudot,  qui  heureusement  se  trouve  près  de 
lui,  s'empresse  de  lui  administrer  les  derniers  sacrements. 
C'est  en  vain  qu'on  lui  prodigue  tons  les  soins  de  l'art  ;  on  a 
même  de  la  peine  à  trouver  sa  blessure  cachée  par  son  sca- 
pulaire.  Au  bout  de  quelques  instants,  l'amiral  rendait  le 
dernier  soupir.  Officiers  et  soldats  l'entouraient  dans  un  morne 
silence,  comme  si  tous  avaient  été  frappés  dans  la  personne 
de  leur  illustre  chef.  Ils  semblaient  pressentir  pour  eux,  pour 
nous  tous  et  pour  la  France,  les  suites  désastreuses  d'un  si 
grand  malheur  I 

Le  révérend  père  Lemaître,  supérieur  de  la  mission,  se 
trouvait  dans  son  bateau,  près  de  Nè-Rio,  au  commencement 
de  l'attaque.  Il  s'était  hâté  d'accourir  pour  offrir  les  secours 
de  son  ministère  à  ceux  qui  pourraient  en  avoir  besoin.  Vous 
comprenez  sans  peine  quelle  fut  sa  douleur  à  la  nouvelle  d'un 
coup  si  inattendu.  Il  ne  lui  fut  donné,  hélas!  que  de  revoir 
les  restes  inanimés  de  celui  qui  fut  constamment  notre  pro- 
tecteur et  notre  ami.  Le  lendemain,  il  fut  chargé,  avec  M.  des 
Varannes,  premier  aide  de  camp,  de  ramener  le  corps  à 
Chang-Haï.  On  le  déposa  dans  une  chambre  de  l'hôpital 
français,  qui  fut  ornée  avec  soin  et  transformée  en  chapelle 
ardente.  Il  devait  rester  là  jusqu'au  jour  où,  Texpédilion  étant 
terminée,  on  pourrait  lui  faire  des  obsèques  solennelles. 

Trois  villes  restaient  encore  à  prendre  pour  dégager  com- 
plètement les  environs  de  Chang-Haï.  Fière  des  succès  déjà 
obtenus,  et  brûlant  du  désir  de  venger  l'amiral  français,  la 
petite  aimée  expéditionnaire  montrait  la  plus  vive  ardeur. 
Elle  marcha  surTsaolin,  ville  fortifiée  située  à  quatre  lieues 


LA  MORT  DE  L'AMIRAL  TROTET.  681 

sud-est  de  Nè-Rio.  Le  20  mai,  les  travaux  défensifs  de  l'ennenii 
furent  enlevés  avec  un  entrain  terrible,  et  les  colonnes  se  pré- 
cipitèrent dans  la  place.  Tout  rebelle  pris  les  armes  à  la  main 
fut  passé  au  fil  de  l'épée.  On  ensevelit  de  deux  à  trois  mille 
cadavres  sous  les  décombres  des  maisons,  qui  devinrent  la 
proie  des  flammes.  Telle  était  l'exaspération  du  soldat  que  le 
révérend  père  Lemaitre,  revenu  depuis  quelques  heures  de 
Chang-Haï,  eut  besoin  de  toute  son  influence  pour  sauver  la 
vie  à  une  trentaine  de  prisonniers  des  rebelles,  qui  l'avaient 
reconnu  et  entouré  en  implorant  sa  protection.  Vous  savez 
que  c'est  sur  les  instances  réitérées  des  chefs  qu'il  a  consenti  à 
suivre  l'expédition.  Le  motif  qui  l'a  déterminé,  c'est  que,  con- 
naissant la  langue  et  le  pays,  il  pourrait,  au  besoin,  fournir 
à  tous  indistinctement  les  secours  de  la  religion.  Aussi  a-t  il 
eu  le  bonheur  de  baptiseï  un  grand  nombre  de  païens  à  l'ar- 
ticle de  la  mort.  Européens,  impériaux  ou  rebelles,  ce  sont 
toujours  des  frères  à  sauver  pour  le  cœur  d'un  missionnaire. 
Dieu  seul  sait  tout  le  bien  qu'a  fait  notre  bon  père,  grâce  à  la 
prodigieuse  activité  de  son  zèle.  «  Pour  résister  jour  et  nuit  à 
tant  de  fatigues,  disaient  nos  soldats,  il  faut  que  le  père  ait 
un  corps  de  fer.    » 

La  prise  de  Tsaolin,  accompagnée  de  circonstances  si  terri- 
bles, avait  jeté  l'épouvante  parmi  les  rebelles.  Us  s'enfuyaient 
par  bandes  vers  le  sud-ouest,  évacuant  tous  leurs  camps  et  plu- 
sieurs places  inîj)ortantes.  Le  pays  que  nous  appelons  Pou- 
Tong  allait  en  être  délivré.  Mais  le  général  anglais  reçut  une 
lettre  qui  annonçait  rapj)roched'un  grand  nombie  de  rebelles 
sur  la  rive  gauche  du  Wam-Pou,  au  nord  deChang-IIaï.  Ordre 
fut  aussitùl  donné  aux  tioiqx'S  aliiées  de  se  ie[)lier  vers  le 
fleuve.  On  apprilqii'un  poste  français,  gardant  les  mai^asinsde 
charbon  à  Woo-Sung,  avait  été  attaqué  par  dix  mille  taïpings  ; 
quinze  chasseurs  et  un  obusier  avaient  suffi  pour  les  disper- 
ser. Les  fuyards,  courant  en  désordre  à  travers  la  campagne, 
vinrent  se  heurter  pendant  la  nuit  contre  l'armée  anglo-fran- 
çaise, qui  avait  passé  le  Wam-Pou.  Le  général  anglais  crain- 
gnit  une  attaque  sérieuse,  et  se  tint  sur  la  défensive.  En  même 
temps  il   rappela  les  garnisons  de  Kiadini'  et  de  Tsin-Pou, 


652  LA  MORT  DE  L'AMIRAL  PROTET. 

puis,  ayant  rallié  toutes  les  troupes,  il  jugea  prudent  de  les  ra- 
mener à  Chang-Haï. 

Les  rebelles  prirent  cette  retraite  précipitée  pour  un  aveu 
d'impuissance.  Plus  audacieux  que  jamais,  ils  inondèrent  de 
nouveau  le  pays  sur  les  deux  rives  du  fleuve,  et  mirent  tout  à 
feu  et  à  sang.  Ce  fut  dans  cette  situation  critique,  au  milieu 
d'alarmes  continuelles,  qu'on  se  disposa  à  rendre  les  derniers 
devoirs  à  l'amiral  Protêt.  Le  triste  spectacle  des  malheurs 
présents  faisait  sentir  plus  vivement  la  perte  d'un  chef  qui 
avait  médité  et  j)rocuré  presque  notre  entière  délivrance, 
et  dont  la  mort  semblait  seule  avoir  compromis  la  sécurité 
et  les  intérêts  de  tant  de  milliers  d'hommes.  Les  manda- 
rins eux-mêmes,  oubliant  cette  fois  leur  orgueil  tradi- 
tionnel pour  les  étrangers,  comprirent  que  le  coup  reçu  à 
Ne- Rio  était  une  calamité  publique  pour  le  gouverne- 
ment chinois  autant  que  pour  les  Européens.  Ils  furent 
des  premiers  à  témoigner  le  désir  d'assister  à  la  cérémonie 
funèbre. 

Comme  on  voulait  déployer  le  plus  de  pompe  possible,  on 
avait  demandé  le  concours  des  missionnaires.  Vous  pensez 
bien,  mon  révérend  père,  que  nous  nous  sommes  empressés 
de  répondre  à  cette  invitation  :  c'était  un  devoir  de  reconnais- 
sance pour  notre  cher  amiral  et  pour  la  France  dont  il  était 
ici  le  plus  illustre  représentant.  Nous  envoyâmes  de  Tom-Ka- 
Dou  plusieurs  tentures  et  le  grand  catafalque  dont  nous  nous 
servons  à  la  cathédrale  pour  les  circonstances  solennelles. 
1^'église  du  père  Desjacques,  située,  comme  vous  le  savez, 
dans  la  concession  française,  fut  ornée  et  tendue  de  noir.  Les 
matelots  de  /a  Renommée  nous  aidèrent  à  faire  tous  nos  pré- 
paratifs. 

Lundi  matin ,  26  mai,  vers  sept  heures  et  demie,  nous  sortîmes 
de  l'église  et  nous  rendîmes  à  l'hôpital  pour  la  levée  du  corps. 
Toutes  les  autorités  militaires  et  les  troupes  s'y  trouvaient 
réunies.  Sur  les  places  et  dans  les  rues  voisines  se  pressait  une 
foule  immense,  attirée  par  la  sympathie  autant  que  par  la  curio- 
sité. Voulant  prévenir  le  désordte,  la  police  avait  interdit  la 
circulation  dans   les  rues  que  nous  devions  suivre.  Pour  la 


LA  MORT  DE  LAMIHAL  PUOTET.  653 

populalion  de  Cliaiig-IIaï  quel  speclacle  imposant  cl  nouveau 
cpiele  long  défilé  de  notre  procession  ! 

Les  Anglais  ouvrent  la  marche.  Pendant  le  parcours,  leur 
uHisique  exécute  des  morceaux  funèbres ,  alternant  avec  lu 
musique  de  la  marine  française.  On  voit  bien  que  nos  alliés 
tiennent  à  donner  une  preuve  éclatante  de  la  part  qu'ils  pren- 
nent au  deuil  comnuni.  Ils  ont  là  plusieurs  compagnies  repré- 
sentant leurs  divers  corps  d'armée,  marins,  canonniers,  fan- 
tassins en  jaquette  rouge,  volontaires  au  brillant  uniforme  et 
à  l'air  martial.  Derrière  les  Anglais  s'élève  la  croix,  portée 
j)ar  un  sous-diacre,  puis  la  bannière  de  la  Sainte-Enfance  en- 
tourée de  plusieurs  enfants  de  nos  écoles  de  Tom-Ka-Dou, 
de  Chang-llaï  et  de  notre  orphelinat.  Un  élève  de  notre  collège 
de  Zi-Ka-Wei,  ayant  à  côté  de  lui  trente  de  ses  condisciples, 
porte  la  bannière  de  la  Congrégation  des  Saints-Aiiges.  Une 
troisième  bannière,  voilée  d'un  crêpe  noir  comme  les  deux 
autres,  est  portée  y^ar  un  de  nos  bacheliers,  au  milieu  d'une 
cinquantaine  de  bacheliers,  tant  païens  que  chrétiens,  et  de 
j)lusieurs  mandarins  et  autres  fonctionnaires  chuiois.  Puis 
vient  la  musique  de  la  marine  française  suivie  du  clergé.  Plu- 
sieurs enfants  de  cl\œur,  quatre-vingt-dix  élèves  de  notre  col- 
lège de  Zi-Ka-Wei,  de  nos  écoles  et  de  notiv  petit  séminaire, 
Irente  catéchistes,  tous  en  rochet  avec  chapeau  de  cérémonie^ 
le  grand  séminaire  et  nos  frères  scolastiques,  enhn  dix-huit 
de  nos  pères  missionnaires,  précédent  Mgr  r»orgniet,  qui  est 
assisté  d'un  prêtre,  d  un  diacre  et  d'un  sous-diaere.  Douze 
matelots  portent  le  cercueil.  Les  quatre  couis  du  poêle 
sont  tenus  par  les  deux  consuls  de  France  et  d'Angleterre  et 
par  deux  capitaines  de  frégate.  ^L  de  Rersauson,  caj)i- 
taine  de  vaisseau,  chef  d'état-major  de  l'amiral  «'t  son  rem- 
plaçant par  intérim,  conduit  le  deuil.  Il  est  accompagné  des 
premiers  magistrats  impériaux  de  la  ville,  d'ofiiciers  de  tous 
grades  et  de  toutes  nations,  de  quinze  ou  seize  consuls  dans 
leur  plus  bel  uniforme,  et  d'un  granil  nombre  de  personnes 
invitées  à  la  cérémonie.  Doux  compagnies  de  débarquement 
et  les  chasseurs  d'Afrique  forment  l'arrière-garde  de  la  pro- 
cession. 


654  LA  MORT  DE  L'AMIRAL  PROTET. 

Nous  avancions  lentement  entre  deux  rangées  de  speclaleurs 
émerveillés  de  l'éclat  à  la  fois  religieux  et  militaire  du  cortège 
funèbre.  Tous   ces  Chinois,  si  respectueux  pour  les  morts, 
estimaient  de  tels  honneurs  dignes  de  l'illustre  défunt.  Et  nous, 
mon  révérend  père,  nous,  missionnaires  de  Chine,  uniquement 
avides  dusalutdes  âmes,  nous  rapportions  à  Dieu  seul  la  gloire 
de  cette  belle  cérémonie,  qui  nous  permettait  en  même  temps 
de  remplir  un  devoir  de  gratitude,  et  de  déployer  aux  yeux 
des  idolâtres  la  pompe  incomparable  du  culte  catholiqne. 
On  n'ignore  pas  ici  que  notre  sainte  religion  sait  descendre 
jusqu'aux  petits  pour  les  consoler  et  leur  ouvrir  le  ciel  ;  mais 
ce  qui  ne  s'était  pas  encore  vu  à  Chang-Haï,  ce  que  des  mil- 
lions de  païens  n'auraient  jamais  imaginé,  c'est  que  la  croix 
de  Notre-Seigneur,  naguère  proscrite  et  abattue  par  ordre  du 
gouvernement  chinois,  pût  réunir  autour  d'elle  et  pénétrer  au 
moins  de  respect,  dans  une  solennité  publique,  tant  de  grands 
mandarins  sympathisant  pour  la  première  fois  avec  les  repré- 
sentants de  tous  les  pays  du  monde  ! 

L'impression  n'eût  été  que  plus  salutaire  s'il  eût  été  donné 
à  la  foule  d'assister  au  service  funèbre.  Malheureusement 
notre  église  ne  pouvait  contenir  que  les  personnes  qui  com- 
posaient le  cortège.  A  gauche  se  placèrent  les  mandarins  et 
tous  les  fonctionnaires  civils  ;  à  droite,  les  autorités  militaires  ; 
dans  la  nef,  les  troupes  rangées  sur  plusieurs  lignes  derrière 
le  catafalque,  qu'on  avait  dressé  à  l'entrée  du  chœur.  Monsei- 
gneur, entouré  du  clergé,  officia  pontificalement.  Le  Dies  irœ^ 
si  grave  et  si  pieux,  fut  chanté,  partie  par  lui  chœur  nom- 
breux, partie  par  un  de  nos  jeunes  séminaristes,  avec  accom- 
pagnement du  petit  orgue  en  bambou.  Puis  la  musique  mili- 
taire exécuta  des  airs  funèbres. 

La  messe  terminée ,  M.  l'aumônier  de  la  Borderie  ,  at- 
taché au  service  de  l'hôpital,  prit  la  parole.  Devant  un 
auditoire  attentif  et  recueilli,  il  rsquissa  à  grands  trnits  la 
carrière  militaire  de  l'amiral  Protêt.  L'attendrissement  fuS 
universel  lorsque,  d'une  voix  émue,  il  appela  autour  de  sa  dé- 
pouille iiiortelle,  pour  lui  faire  les  derniers  adieux,  la  France 
dont  il  avait  si  glorieusement  porté  le  drapeau  sur  cette  plage 


LA  MORT  DE  L'AMIRAL  PROTET.  655 

lointaine,  les  compagnons  d'armes  qu'il  avait  conduits  à  la 
victoire,  la  cité  européenne  et  chinoise  qu'il  avait  si  vaillam- 
ment défendue,  l'Église  qu'il  avait  servie  en  chrétien  dévoué, 
les  missionnaires  dont  il  s'était  déclaré  le  protecteur,  tous  ses 
amis,  et  son  épouse  enfin,  son  épouse  désolée,  pour  qui  la 
gloire  de  la  patrie  pourrait  adoucir  la  perte  de  l'homme  public, 
mais  à  qui  la  foi  seule  permettra  de  sujiporter  la  douleur  de 
ne  plus  revoir  ici-bas  un  époux  chrétien  ! 

Après  ce  discours  ,  Monseigneur  fit  l'absoute  solennelle. 
Tous  les  assistants  vinrent  les  uns  après  les  autres  jeter  l'eau 
bénite  sur  le  cercueil.  On  y  voyait ,  confondus  avec  les  catho- 
liques, nombre  de  protestants  et  plus  encore  de  grands  man- 
darins, qui  s'acquittaient  de  cette  cérémonie  chrétienne  avec 
toute  la  gravité  chinoise.  La  procession  sortit  de  l'église  dans 
le  même  ordre  qu'elle  y  était  venue,  et  à  travers  la  même  af- 
fluence  de  la  population.  On  se  rendait  au  consulat  français. 
C'est  dans  la  cour  du  consulat  qu'un  mausolée  fut  élevé,  il  y 
a  huit  ans,  j)our  les  officiers  et  les  marins  français,  qui  tom- 
bère'nt  sous  les  coups  des  rebelles  à  l'attaque  de  Chang-Haï. 
Les  dépouilles  mortelles  de  l'amiral  devaient  y  être  déposées 
jusqu'au  jour  où  elles  seraient  transportées  en  France. 

Lo  cortège  se  rangea  en  forme  de  couronne  autour  du 
mausolée.  Au  moment  où  le  cercueil  descendait  dans  le  ca- 
vean,  les  troupes  firent  les  décharges  d'nsage.  M.  de  Kersau- 
son,  M.  le  consul  français  et  le  chef  du  service  militaire,  adres 
.sèrent  ensuite  à  l'amiral  les  dertiiers  et  solennels  adieux.  La 
mâle  éloquence  de  M.  de  Rersauson  impressionna  vivement 
l'auditoire.  Levant  la  main  au  ciel  :  «  Notre  auguste  chef  et 
ami  est  maintenant  là-haut,  dit-il  à  ses  compagnons  d'armes. 
Si  nous  sommes,  connue  lui,  bous  Français  el  bons  chrétiens, 
nous  irons  un  jour  l'y  rejoindre!   » 

Les  troupes  rendirent  les  derniers  honneurs  militaires,  on 
ferma  l'er.trée  du  caveau,  et  chacun  se  retira  sous  l'impression 
profonde  de  ce  qu'd  venait  de  voir  ei  d'entendre.  On  se  di- 
.sait  que  si  jamais  plus  grand  personnage  de  l'Europe  n'avait 
trouvé  la  mort  dans  l'enqjire  de  la  Chine,  jamais  on  n'y  avait 
vu  non  plus  de  si  magnificpies  funérailles.  Le  journal  anglais 


Co6  LA  MORT  DE  L'AMIRAL  PROTET. 

de  Chang-Iiaï  se  fit  l'écho  du  sentiment  public.  Un  article  flat- 
teur pour  l'amiral  et  pour  la  France  se  terminaitainsi  :  «  Cette 
pompe  extraordinaire,  ces  lugubres  décorations,  ces  hon- 
neurs insignes  rendus  à  un  mortel,  apprenaient  éloquem- 
ment  à  l'assistance  la  vanité  des  choses  de  la  terre.  Une  telle 
cérémonie  ne  peut  se  rencontrer  que  dans  les  cathédrales 
d'Europe,  »  Ue  jour  même  des  obsèques,  un  officier  anglais, 
qui  déclarait  n'avoir  jamais  rien  vu  de  semblable,  vint  deman- 
der au  père  Desjacques  un  service  de  première  classe  pour 
un  de  ses  parents  récemment  décédé. 

Il  est  tout  simple,  mon  révérend  père,  qu'on  songe  d'au- 
tant plus  à  recourir  à  Dieu  qu'on  a  mieux  éprouvé  l'impuis- 
sance des  moyens  humains.  Les  protestants  eux-mêmes 
parlent  de  prières  pour  ce  pauvre  pays  de  Chine.  Il  semble 
que  jamais  empire  si  vaste  ne  fut  menacé  d'une  désorgani- 
sation plus  complète.  Maîtresse  de  Nankin  ,  l'insurrection 
étend  impunément  ses  ravages  sur  les  deux  rives  du  grand 
fleuve  Yang-Tse-Kiang.  Les  provinces  les  plus  riches  et  les 
plus  populeuses  sont  aujourd'hui  à  sa  discrétion.  On  estime 
que  le  Kiang-Nan  seul,  par  suite  de  la  guerre  civile  et  des 
maux  qu'elle  entraîne,  a  perdu,  dans  ces  dernières  années, 
plus  de  cinq  millions  d'habitants,  c'est-à-dire  plus  du  dixième 
de  sa  population. 

Tout  ce  qu'on  avait  dit  des  excès  commis  par  les  rebelles 
nous  paraît  aujourd'hui  au-dessous  de  la  réalité.  Un  cercle  de 
fer  et  de  feu  nous  entoure.  Des  milliers  de  malheureux,  fuyant 
la  mort,  accourent  ici  chercher  asile  et  protection.  Les  routes 
en  sont  couvertes,  et  tel  est  l'encombrement  des  jonques  sur  le 
canal  jusqu'au  Wam-Pou,  qu'on  n'y  peut  plus  passer  qu'aux 
grandes  marées.  Il  n'y  a  pas  moins  de  trois  millions  d'âmes 
dans  la  ville  et  la  banlieue  de  Chang-Haï.  Si  admirable  qu'elle 
soit,  la  générosité  des  autorités  européennes  et  des  habitants 
ne  saurait  subvenir  à  tous  les  besoins.  La  famine  jointe  à 
l'abattement  moral,  à  des  chaleurs  excessives  et  à  l'odeur 
pestilentielle  des  cadavres  charriés  par  les  eaux ,  nous  a 
amené  un  nouveau  fléau,  le  choléra.  La  mortalité  est  ef- 
frayante. 


LA  MOUT  Dlî  L. AMIRAL  PIIOTET.  657 

Il  faut  VOUS  diiv,  mon  révérend  père,  qu'au  milieu  de  tant 
de  maux  irrémédiables,  Dieu  sait  faire  éclater  les  desseins  de 
sa  miséricorde  sur  ces  pauvres  Chinois.  Nous  en  voyons  tous 
les  jours,  qui,  pour  avoir  perdu  toute  espérance  sur  la  terre, 
peuvent  plus  facilement  et  plus  vite  aller  au  ciel.  Que  de  ma- 
lades dans  nos  hôpitaux ,   que  de  moribonds  dans  les  cam- 
pagnes et  sur   les  routes,   ont  trouvé,  sans  le  chercher,   le 
véritable  bonheur  dans  l'eau  sainte  du   baptême!    Il  arrive 
souvent  à  nos  frères  scolastiques,  dans  leurs  promenades  aux 
environs  de   Zi-Ka-Wei ,  de  baptiser  chacun  quinze,  vingt, 
trente  personnes  à  l'article  de  la  mort.  L'un  d'eux,  assisté  de 
quelques  chrétiens  chinois,  a  même   été  assez   heureux  dans 
une  seule  matinée   pour   administrer  le  baptême  à    plus  de 
cent  païens.  Qui  pourrait  dire,  mon  révérend  père,  la  joie  de 
ces  bons  chasseurs   d'âmes  lorsque,   le  soir,   en    récréation, 
oubliant  leurs  fatigues,  ils  se   racontent  les  uns  aux  autres 
leurs  exploits   de   la  journée?   Avec  de  telles    consolations, 
n'est-il  pas  permis  à  des  cœurs  d'apôtres  de  peu  regretter  le 
coin  de  terre  d'Europe  qui  les  a  vus  naître,  ce  coin  de  terre 
fùt-il  même  en  France  ? 

ISous  ignorons,  l'avenir  que  Dieu  nous  prépare.  Il  lui  a 
plu  de  nous  envoyer,  depuis  quelques  mois,  de  terribles  épreu- 
ves :  nos  pères  missionnaires  forcés  par  l'insurrection  de 
quitter  leurs  districts  et  de  se  replier  sur  Chang-Haï;  plus  de 
cent  églises  ou  chapelles  pillées  et  incendiées-  nos  écoles  et 
nos  orphelinats  abandonnés;  nos  chrétiens  dispersés  et  ruinés: 
nos  oeuvres  de  vingt  années  presque  anéanties  ;  six  de  nos 
missionnaires  succombant  sous  le  poids  de  la  fatigue  ou  sous 
les  coups  des  rebelles;  parmi  ceux  qui  survivent,  les  uns  ma- 
lades, les  autres  suffisant  à  peine  ici  à  tous  les  besoins  du 
ministère!  Ne  semble- t-il  pas,  mon  révérend  père,  que  si 
l'abondance  delà  grâce  répond  au  senliment  de  nos  pertes 
et  de  notre  impuissance,  nous  avons  lieu  d'espérer  poui'  un 
prochain  avenir  une  riche  moisson  dans  notre  chère  pro- 
vince du  Kiang-Nan  ? 

Un  autre  motif  de  notre  confiance,  ce  sont  les  milliers  de 
païens  baptisés  dans  ces  derniers  jours  :  ils  j)rient  maintenant 
I»  42 


658  LA  MORT  DE  L'AMIRAL  PROTET. 

dans  le  ciel  pour  la  conversion  de  leurs  compatriotes.  Le  pays 
qui  a  fourni  tant  d'élus  depuis  deux  siècles,  doit  nécessai- 
rement, tôt  ou  tard,  ouvrir  les  yeux  à  la  lumière  de  l'Évan- 
gile. Mais  ce  n'est  ni  parles  armes,  ni  parla  politique,  ni  par 
aucune  force  humaine,  que  viendra  définitivement  le  salut. 
Que  les  puissances  chrétiennes,  avec  tous  les  moyens  dont 
elles  disposent,  cherchent  à  rétablir  la  paix  et  à  faire  tomber 
des  barrières  rendues  infranchissables  par  des  préjugés  sécu- 
laires :  voilà  assurément  un  beau  rôle,  qui  mérite  les  sym- 
pathies de  tous  les  catholiques.  C'était  le  rôle  que  voulait 
jouer  ici  notre  brave  amiral  Protêt ,  en  même  temps  qu'il 
protégeait  les  intérêts  européens.  On  dit  que  sa  généreuse 
initiative  et  sa  mort  ont  décidé  la  France  et  l'Angleterre  à 
intervenir  dans  la  guerre  civile;  que  des  renforts  sont  déjà 
embarqués  pour  la  Chine;  qu'on  assiégera  Nankin ,  principal 
boulevard  de  l'insurrection.  Nous  ne  pouvons  qu'applaudir 
à  ces  expéditions  civilisatrices  de  la  France.  Qui  dira  jamais 
tout  ce  que  nous  devons  à  notre  patrie,  à  sa  marine,  à  son 
armée,  et  spécialement  à  la  bienveillance  de  M.  le  général  de 
Montauban  et  de  son  chef  d'état-major,  l'excellent  colonel 
Schmitz?  Mais,  après  tout,  nous  ne  saurions  oublier,  nous, 
missionnaires,  que  nous  avons  à  remplir  ici  un  apostolat  tout 
pacifique.  Nous  irons  bientôt,  quoi  qu'il  arrive,  réunir  et 
fortifier  nos  chrétiens  ,  jeler  la  bonne  semence  parmi  les 
infidèles,  offrir  à  tous,  sans  distinction  de  partis,  les  secours 
et  les  consolations  de  notre  ministère.  Dieu  fera  le  reste. 

Je  me  recommande  à  vos  bonnes  prières,  mon  révérend 
père,  avec  tous  nos  pères  missionnaires,  nos  chrétiens  et  lanl 
de  millions  d'infidèles  à  convertir. 

De  Votre  Révérence, 

Le  serviteur  en  J.-C. 
F.  Ravary,  s,  J, 


■■>■'; 

■■V  ' 


MELANGES 


MADEMOISELLE    PERRIQUET 

Un  petit  billet  inédit  de  maaame  de  Sablé,  quelques  lignes  des 
Mémoires  du  P.  linpin  et  des  P^ies  manuscrites,  de  Grandet,  avec  un 
assez  long  passage  d'une  circulaire  des  religieuses  de  la  Visitation  de 
Nevers,  voilà  tout  ce  que  nous  avons  pu  découvrir  sur  une  savante 
amie  de  Pascal,  qui  a  joui  en  son  temps  d'une  certaine  célébrité.  On 
eût  sans  doute  recueilli  ses  moindres  papiers,  les  documents  abonde- 
raient sur  sa  vie,  et  elle  figurerait  avec  lionneur  dans  la  galerie  des 
femmes  illustres  du  xvii^  siècle,  pour  peu  quelle  eût  tourné  au  jan- 
sénisme :  Dieu  l'en  préserva.  Nous  essayerons  toutefois,  malgré  l'in- 
suffisance des  documents,  de  tirer  de  l'oubli  l'incomparable  '  Marie 
Perriquet. 

Le  23  juin  1620,  Etienne  Perriquet,  conseiller  du  roi  et  receveur 
général  des  gabelles  au  pa>s  lyonnais,  épousait  à  Saint-Josse  Gene- 
viève Garnier,  fille  de  Mclcbisédecb  Garnier,  mort  en  1637  doyen  des 
avocats  au  parlement  de  Paris,  et  d'Ambroise  de  JNett,  sœur  ou  cou- 
sine de  Nicolas  île  Netz,  évêque  d'Orléans.  Quatre  enfants,  deux 
garçons  et  deux  filles,  furent  le  fruit  de  cette  union.  Marie,  la  der- 
nière, baptisée  à  Saint-Paul,  le  aS  octobre  1624,  eut  pour  parrain 
messire  Inibert  de  Quocy,  conseiller-secrétaire  du  roi  et  commissaire 
ordinaire  des  guerres,  et  pour  marraine  une  Marie  Perriquet,  proba- 
blement sœur  (le  son  père. 

M.  Perriquet  fit  donnera  tous  ses  enfants  celte  forte  et  solide  instruc- 
tion, dont,  au  connneucement  du  xvii'  siècle,  on  ne  jugeait  point  les 
tilles  incapables,  et  en  mourant,  le  19  août  i64(),  il  eut  la  consolalion  de 
voir  que  l'une  d'elles  au  moins  eu  avait  su  [)rofiler  et  jetait  déjà  dims 
la  luuiie  société  un  vif  éclat;  et  c'est  ici  que  nous  trt)uvons  le  récit  des 


'  Grandet,  Vies  mt^s.  des  saints  Prêtres,  iv,   269.  Ce  prrcieux  iiuuuiscrii  est 
oonsorvé  au  Séminaire  fie  Saint-Sulpice. 


660  MÉLANGES. 

bonnes  mères  de  Nevers  :  «  Mesdemoiselles  Perrlquel,  filles  distin- 
«  guées  par  leur  mérite,'  étoient  sœurs  et  vivoient  ensemble  (i654) 
«    quoM|uc  d'une  manière  différente  ;  car  Tune,  Geneviève,  Taînée,  fl 

«   étoit  dans  la  grande  dévotion,  qui  passoit  les  journées  éloignées  du  a 

«  commeicc  et  des  conversations  séculières  5  l'autre,  Marie,  qui  avoit 
«  Tesprit  fort  relevé,  n'avoit  de  plaisir  qu"à  la  lecture  des  beaux 
»  livres  et  dans  les  entretiens  de  gens  sçavans,  parlant  plusieurs 
«  langues  :  elle  étoit  regardée  avec  admiration  des  personnes  qui 
«  scavoient  faire  un  juste  discernement  du  vrai  mérite  ;  elle  décidoit 
«  comme  un  docteur  -,  elle  étoit  recherchée  des  plus  habiles,  non- 
«   seulement  de  cette  grande  ville,  —  de  Paris,  —  mais  encore  des  , 

«   étrangers'.  »  ■ 

Le  P.  Rapin  vient  à  son  tour  confirmer  cette  appréciation,  et  Ton  ■ 

peut  en  croire  un  si  bon  juge  qui  s'était  certainement  plus  d'une  fois 
entretenu  avec  elle.  Il  parle,  au  livre  XIII  de  ses  Mémoires,  encore 
inédits,  des  étranges  remords  de  conscience  qu'eut  Pascal  après 
Féclat  que  firent  les  Provinciales  dans  le  monde,  et  le  tort  qu'elles  cau- 
sèrent en  France  à  la  Compagnie  de  Jésus.  Après  avoir  donné  quelques 
garants  de  son  assertion,  il  ajoute  :  »  lien  ouvrit  son  cœur  à  une  de- 
«  moiselle,  son  amie,  nommée  de  Perriquet,  célèbre  alors  à  Paris 
«    parmy  les  beaux  esprits,  l'ayant  elle-même  très-beau.  « 

Il  est  aisé  de  conjecturer  de  ce  mot,  jeté  comme  en  passant,  quelle 
estime  et  quelle  confiance  Pascal  avait  pour  Marie  Perriquet,  bien 
que  nous  ne  trouvions  nulle  part  ailleurs  le  plus  léger  indice  de  leur 
mutuelle  affection.  Personne,  du  reste,  n'ignore  avec  quel  soin  jaloux 
Port-Royal  s'est  emparé  de  la  renommée  de  son  plus  grand  écrivain, 
et  s'est  efforcé  de  le  circonscrire  dans  son  petit  cénacle. 

Mais  ce  n'étaient  pas  seulement  les  savants  et  les  penseurs  qui  recher- 
chaient l'entretien  de  notre  héroïne,  les  dames  du  plus  haut  rang  et  de 
la  première  distinction,  madame  la  maréchale  de  Schomberg,  Marie 
de  Hautefort -,  par  exemple,  et  madame  la  marquise  de  Sablé,  avaient 
avec  elle  d'intimes  liaisons.  Que  ne  nous  a-t-on  conservé  la  lettre  de 
Marie  Perriquet  (jui  lui  attirait  de  madame  de  Sablé  cette  étrange 
réponse,  sans  date  et  sans  signature,  mais  où  il  est  impossible  de 
méconnaître  la  main  qui  l'a  tracée  ?  En  voici  le  début  :  «  Vous  n'en 
«   pouviez  trop  dire  si  vous  disiez  vray  ;  mais  j'ay  tant  d'expérience 
«    que  vous  n'agissez  plus  que  par  esprit  avec  moy,  que  ce  n'est  pas 
"   a  vous  a  dire  que  vous  n'estes  plus  en  quartier,  mais  bien  a  moy  a 


'  Ahrègè'des  vertus  de  feanoslre  très-honorée  et  chère  Sœur  Marie-Catherine- 
Agnès  Lu:»/,  du  monastère  de  Nevers,  le  13  février  1695,  p.  17. 
-  Abrège  des  vertus,  cic  ,  p.  20. 


^IK  LANGES.  661 

«c  me  plaindre  de  n'avoir  cjuasi  plus  de  part  en  vostre  cœiir,  etc.  « 
Puis,  parlant  d'un  petit  service  ([ue  niadeniuiselle  Perric[iict  a  luen 
voulu  lui  rendre,  elle  ajoute  :  «  Je  ne  m'en  liens  pas  mieux  avec  vous, 
«  scachant  fort  bien  (jue  vostre  bonté  et  vostre  générosité  subsistent 
>i   avec  vostre  indifférence.   » 

N'est-ce  pas  là  du  plus  précieux  et  du  plus  raffiné?  Et  quand  nos 
bonnes  mères  Visitandincs  viendront  nous  dire  :  «  Elle  éloit  si  con- 
«  vaincue  que  le  ciel  et  la  naliu'e  avoient  fait  en  elle  de  concert  des 
«  épancliemens  de  libéralité  qu'ils  accordent  à  pou,  (ju'elle  crut  tou- 
»  jours  indigne  d'elle  de  recevoir  des  loix  ;  et  crut  par  cette  raison 
<>  ne  devoir  pas  s'engager  à  aucun  parti;  »  nous  sera-t-il  possible  de 
ne  pas  nous  souvenir  des  Fcnmcs  savantes  de  IMolière  ? 

Laissez  aux  gens  grossiers,  aux  |)ersonnes  vulgaires 

Les  bas  amusements  de  coh  soties  d'atlaires. 

A  de  plus  hauts  objet.-:  élevez  vos  désirs... 

A  l'esprit,  comme  nous,  donnez- vous  tout  entière... 

Loin  d'être  aux  lois  d'un  homme  en  esclave  asservie, 

Mariez-vous,  ma  sœur,  à  la  philosophie  *. 

Cependant  Geneviève,  son  aînée  d'un  an  à  peine  -,  s'était  fait  près 
d'elle  une  profonde  solitude,  où,  sons  l'babile  direction  du  curé  de 
la  paroisse,  Louis  Abellv,  1  ami  et  le  futur  biographe  de  saint  \incen» 
de  Paul,  elle  marchait  à  pas  rapides  dans  la  Noie  de  la  perfection.  Car, 
à  une  épo(pie  que  nous  ne  saurions  piéciser,  de  Saint-Paul,  où  s'était 
passée  son  enfance,  elle  s  était  transportée,  avec  son  père  et  sa  soeur, 
sur  Saint-Josse,  dont  Abelly  était  curé  depuis  le  20  septend)re  i643. 
Même  après  avoir  résigné  son  bénéfice ,  en  1 563 ,  et ,  dans  les 
années  qui  précédèrent  sa  nomination  au  siège  de  Rodez,  ce  saint 
prêtre  continua  à  lui  prodiguer  ses  soins.  C'est  à  peu  près  à  ce 
moment  qu'entre  dans  la  famille  une  jeune  fille  de  vingt-cinq  ans, 
que  Dieu  destinait  à  servir  d'instrument  à  ses  miséricordes  sur  Marie 
l\'rriquet. 

Marie  Luzv,  née  à  Xevers  dans  mie  Inunble  corulition,  avait  un 
frère,  petit  bénéficier  dans  le  diocèse  de  Paris.  Sachant  {ju'elle  était  en 
quête  d'une  place,  il  ne  crut  pouvoir  rien  faire  de  plus  avantageux  à  sa 
sœur,  que  de  l'offrir  pour  suivante  au\  demoiselles  Perriquet.  Elle  fut 
acceptée,  et,  gr.^ce  à  sa  vertu  déjà  bien  avancée,  elle  devint  aussitôt 
pour  Geneviève  une  confidente  et  une  compagne  fidèle  de  ses  exercices 
de  dévotion.  Douée  d'une  piété  solide,  «l'une  douceur  inaltérable,  et 

*  Act.  I,  se.  I. 

*  Elle  avait  été  baptisée  le  29  novembre  1G23. 


662  MÉLANGES. 

surtout  d'une  patience  à  l'épreuve,  Marie  Luzy  eut  souvent  occasion 
de  pratiquer  ces  vertus;  car  notre  savante  n'avait  pas  l'humeur  égale 
et  le  caractère  facile  de  son  aînée.  Laissons  parler  ici,  dans  leur  langage 
naïf,  les  filles  de  saint  François  de  Sales.  «  Cette  même  demoiselle  vou- 
t  lant  voir  jusqu'où  irait  sa  doucevu'  et  sa  modération,  prenait  quel- 
>t  quefois  du  point  de  Gênes  tout  blanc  entre  ses  mains,  que  nostre 
«  chère  sœur  avoit  bien  pris  de  la  peine  à  ajuster  ;  et  après  l'avoir  tout 
«  fripé,  elle  lejettoit  au  milieu  de  la  chambre,  sans  que  cela  fust  capa- 
«  ble  de  lui  faire  dire  une  parole  d'impatience,  quoyque  ce  procédé  lui 
«  parust  un  peu  extraordinaire  :  »  fort  extraordinaire  en  effet;  mais 
les  beaux  esprits  ne  sont  point  obligés  de  donner  des  raisons  de  leurs 
caprices.  «  D'autres  fois,  ajoutent  les  bonnes  mères,  elle  lui  donnoit 
«  quelques  commissions,  et  quand  nostre  chère  sœur  les  avoit  execu- 
«  tées,  ce  n'étoit  point  cela  qu'elle  avait  voulu,  mais  une  autre  chose, 
«  quoyqu'elle  ne  l'eust  pas  expliqué.  Toutes  ces  petites  occasions  la 
«  trouvoient  toujours  dans  sa  tranquillité  ;  ce  qui  charma  si  fort  la 
«  demoiselle,  que  dès  lors  elle  la  regarda  moins  comme  sa  suivante, 
«  que  conmie  sa  fille  ou  sa  sœur,  surtout  après  sa  conversion  *.  » 

Elle  avaient  alors  changé,  non  plus  de  quartier,  mais  de  paroisse, 
et  s'étaient  établies  sur  Saint-Merry,  rue  Simon-le-Franc.  C'est  là 
que  mourut  Geneviève  le  6  octobre  lôSp,  et  elle  fut  inhumée  à  Saint- 
Jossedans  la  sépulture  de  sa  famille.  Soit  que  cette  mort  édifiante  eût 
fait  sur  Marie  une  profonde  impression,  soit  que  la  piété  de  sa  sui- 
vante ,  comme  semblent  l'insinuer  les  religieuses  de  la  Visitation,  eût 
conquis  sur  son  âme  un  ascendant  qui  sut  triompher  des  résistances 
de  r amour-propre,  toujours  est-il  qu'il  se  fit  en  elle  une  complète 
révolution.  Ce  n'est  plus  cette  fille  fière  de  son  mérite  et  entêtée  de  son 
savoir,  ce  bel  esprit  enivré  des  hommages  que  lui  rend  une  société 
choisie,  cette  précieuse  qui  raffine  sur  tout.  «  Sa  conversion  s'opère 
«  d'une  manière  si  entière  et  si  parfaite,  qu'elle  se  laisse  autant  pos- 
«  séder  par  l'esprit  de  Dieu  et  par  celui  de  l'humilité,  qu'elle  l'était 
«  autrefois  d'elle-même  et  de  tout  ce  que  Dieu  y  avait  mis  ^.  «  Elle  en 
vint,  pour  se  mieux  rabaisser,  jusqu'à  se  jeter  aux  genoux  de  sa  sui- 
vante, de  Marie  Luzy,  cette  pauvre  paysanne  du  Nivernais ,  pour  la 
conjurer  de  lui  dire  ses  fautes.  Mais  que  va  faire  celle-ci,  qui  n'est  pas 
moins  humble?  «  Ici  toute  autre  auroit  opposé  aune  semblable  humi- 
«  lité  le  respect  et  la  raison  qui  sembloient  lui  défendre  de  céder  à  ce 
«  qui  lui  était  proposé  ;  mais  habile  dans  la  connaissance  des  voies  et 
«  des  desseins  de  Dieu  sur  les  âmes,  en  contribuant  à  leur  avance- 


*  Abrégé  des  vertus,  etc.,  p.  18. 
«  Ibid. 


MÉLANGES.  663 

«  ment,  elle  se  soumet  toit  à  lui  déclarer  avec  une  discretle  sincérité  ce 
«  dentelle  étoit  requise \  » 

Un  seul  écueil  était  à  craindre.  Le  second  curé  de  la  paroisse 
Saint-Morrv  ^,  Henri  du  Hamcl ,  le  grand  comédien,  comme  le 
P.  Rapin  le  nomme,  et  l'intrigant  par  excellence,  qui  s'occupait  beau- 
coup plus  de  cabale  que  de  doctrine,  et  qui  s'entendait  aussi  bien  à 
ouvrir  les  cœurs  que  les  bomses,  c'est  l'aveu  de  Simon  Treuvé,  son 
pané»7risle,  Henri  du  Hamcl  était  friand  de  pareilles  conquêtes  pour 
en  faire  honneiu"  à  la  secte  janséniste.  N'allait-il  pas  renouveler,  et 
peut-être  avec  plus  de  chances  de  succès,  sur  mademoiselle  Perriquet 
les  tentatives  qui  avaient  échotié  sur  Magdeleine  de  Lamoignon  ?  Heu- 
reusement, depuis  un  an  déjà,  du  Hamel  avait  pris  le  chemin  de  l'exil , 
et  son  collègue,  le  premier  curé,  Edme  Am>ot,  régnait  sans  conteste. 
Celui-ci,  aussi  docte  et  aussi  orthodoxe  que  l'autre  l'était  peu,  s'oc- 
cupait plus  de  controverse  que  de  direction,  et  laissait  à  ses  ouailles 
toute  liberté  sur  ce  point.  Marie  Perriquet  en  profila  et  choisit  pour 
éclairer  sa  conscience  et  régler  sa  ferveur  naissante  Vincent  de  Meur. 
Elle  ne  pouvait  mieux  choisir. 

Vincent  de  Meur  %  né  en  1628,  à  Lannion  en  basse  Bretagne,  ou 
à  Tonquedcc,  dont  son  père  était  seigneur,  avait  été  un  des  premiers 
et  des  plus  zélés  congréganistcs  du  P.  Jean  Bagot,  et  l'ami  du  P.  Julien 
Maunoir,  l'apôtre  des  Bretons.  Nommé  en  1662  le  second  de  la  licence 
et  l'année  suivante  leçu  docteur,  il  appartenait  à  cette  maison  de 
Navarre  sur  laquelle  dix  ans  auparavant  Bossuet  avait  jeté  tant  d'éclat. 
De  retour  de  son  pèlerinage  au  tombeau  des  saints  apôtres,  il  s'était 
uni  au  successeur  d'AbcUy,  Armand  Poitevin,  et  à  Michel  Gazil  delà 
Bernardière,  qui  logeait  aussi  au  presbytère  de  Saint-Josse,  et  posait 
avec  eux  les  fondements  du  séminaire  des  Missions  étrangères,  dont  il 
fut  un  des  premiers  su]H'Mieurs  eji  1664.  Entièrement  dévoué  au  saint- 
siège,  \\  avait  dédié  sa  thèse  de  licence  au  pape  Alexandre  VU.  qui  l'en 
remercia  par  un  bref.  On  le  savait  très-hostile  au  jansénisme,  et  il 
avait  fait  ses  preuves.  Du  reste,  dévoré  d'un  zèle  qui  ne  lui  laissait  pas 
de  repos,  c'était  tantôt  dans  les  salles  de  THôtel-Dieu,  comme  jadis  le 
P.  Bernard,  tantôt  dans  les  missitms  de  campagne,  comme  saint  Vin- 
cent de  Paul,  qu'il  s'élançait  à  la  poursuite  ties  plus  endurcis  *.  Mais 
homme  d'oraison  autant  que  d'action  et  de  science,  il  ne  négligeait  pas 

'  Abrégé,  elr.,  p.  18. 

'  De  1300  à  I680,  la  paroisse  (io  Sainl-Mfrry  eut  doux  curés,  qui  la  desservaient 
chacun  leur  semaine,  avec  leurs  vicaires  respectifs. 

=»  Nous  ne  savons  pourquoi  les  auteurs  de  Gallia  Christiana,  VII,  1040,  le  nom- 
ment François  et  le  font  doctour  de  Sorbonne. 

*  Voyez  Vief  des  Sainl>t  de  Ihelagne,  par  M.  Tresvaux,  IV.  3'ji. 


664  MÉLANGES. 

le  soin  des  âmes  privilégiées  quelui  adressait  la  Providence,  ministère 
plus  délicat,  mais  qui  n'est  souvent  pas  moins  fructueux.  Ce  fut  donc 
entre  ses  mains  que  Dieu  fit  tomber  mademoiselle  Perriquet. 

Nous  regrettons  de  manquer  de  détails  sur  la  direction  que  ce  saint 
homme  imposa  à  une  pénitente  aussi  courageuse  et  aussi  éclairée  que 
docile.  Cette  direction  dut  sans  doute  emprunter  beaucoup  au  carac- 
tère ardent  du  directeur.  L'amour  des  humiliations,  la  tendre  com- 
passion pour  les  pauvres  et  pour  les  pécheurs  et  l'esprit  de  prière  en 
furent  donc,  autant  que  nous  le  pouvons  présumer,  les  éléments  prin- 
cipaux; il  nous  faut  encore  une  fois  recourir  à  notre  source  ordinaire. 
Les  Visitandines  de  Nevers,  en  faisaut  l'éloge  de  la  sœur  Marie  Luzy, 
nous  apprennent  cjue  mademoiselle  Perriquet  «  se  l'associoit  toujours 
«  dans  les  parties  de  dévotion  qu'elle  faisoit  avec  set,  amies,  avec  les- 
«  quelles  elle  se  retiroit  de  tems  en  tems  à  une  maison  de  campagne, 
«  pour  là  s'appliquer  plus  tranquillement  aux  exercices  propres  aux 
«  cloîtres,  faisant  l'oraison,  et  disant  leur  office  ensemble  ^  «  On  peut 
croire  qu'à  son  tour  la  bonne  suivante,  qui  excella  toute  sa  vie  dans 
le  soulagement  des  misérables  les  plus  abandonnés,  ne  négligeait  pas 
de  faire  partager  ses  exercices  de  charité  à  celle  dont  elle  était  deve- 
nue «  l'amie  et  le  menior.  » 

A  cette  époque,  d'ailleurs,  on  ressentaitencore  vivement  l'impulsion 
imprimée  à  une  portion  notable  de  la  haute  société  par  saint  Vincent 
de  Paul  et  par  ]\L  Olier,  dont  la  mort  était  toute  récente.  Il  est  vrai 
que  ce  mouvcmeut  était  contrarié  et  même  affaibli  par  les  menées 
jansénistes.  Dans  les  salons  de  l'hôtel  cleNevcrs,  dans  lappartemeat  de 
madame  de  Sablé  à  Port-Royal,  aux  grilles  même  du  célèbre  monastère, 
il  est  permis  de  cioire  sans  injustice  qu'on  s'occupait  plus  d'intrigues 
et  de  littérature  que  de  soulagement  efficace  des  pauvres.  Tant  qu'il 
ne  s'agissait  que  d'écrire  des  relations,  voiie  des  traités  de  l'aumône 
chrétienne  et  ecclésiastique,  ou  d'applaudir  au  beau  style  de  ces  mes- 
sieurs, on  y  trouvait  un  concours  empressé;  nous  cherchous  vaine- 
ment les  noms  des  ]iersonnages  du  parti  qui  coururent  avec  les  disciples 
de  M.  Vincent  au  secours  des  provinces  décimées  par  la  guerre  et  par 
la  faim.  Un  petit  trait,  que  nous  ont  conservé  les  bonnes  mères,  nous 
montre  que  Marie  Perriquet  avait  soigneusement  gardé  l'ancienne 
tradition  d'humilité  et  de  dévoûment. 

C'était  en  Bourgogne,  aux  environs  de  Semur  :  Magdeleiuc  Blond  eau, 
veuve  de  Michel  Daligre,  fils  du  chancelier,  avait  emmené  à  sa  terre  de 
Vieux-Chàtcau,  son  amie,  mademoiselle  Perriquet,  et  Marie  Luzy. 
«  Là,  pour, exercer  plus  commodément  la  charité,  elles  se  travestirent 

*  Ahrèg(',  etc.,  p.  19. 


MÉLANGES.  665 

"  toutes  trois  en  pauvres,  et  trois  jours  duraul,  à  riionneur  de  Jésus, 
«  Marie  et  Joscpli,  elles  allèrent  de  maisons  en  maisons  et  de  hourj^s 
«  en  bourgs  servir  les  pauvres  malades,  souffrant  elles-mêmes  les 
>«  petites  incommodités  immanquables  à  leur  déguisement  *  » 

Ceci  se  passait  en  1668.  Vincent  de  Meur,  deux  ans  auparavant, 
avait  évangélisé  ces  contrées.  Ce  saint  personnage,  malgré  son  attrait 
pour  la  solitude,  (pil  lui  fit  passer  une  fois  cinquante  jours  en  retraite 
chez  les  tliartreux,  profitait  de  toutes  les  occasions  pour  prèclier  dans 
les  campagnes,  et  il  le  faisait  avec  tant  de  ferveur  et  d'onction  que 
plus  d'une  fois,  à  la  clôture  des  exercices  de  la  mission,  on  vit  les  ecclé- 
siastiques eux-mêmes  ,  les  soldats  et  les  gentilshommes  fondre  en 
larmes  et  couvrir  sa  voix  par  leurs  sanglots.  Cette  fois,  madame  Daligre, 
qu'il  dirigeait,  l'avait  pressé  de  venir  faire  la  mission  à  ses  vassaux. 
«  Il  y  fut  accompagné,  nous  dit  Grandet,  par  mademoiselle  Perriquet, 
«  fille  incomparable,  sa  pénitente,  qui  faisait  aussi  une  espèce  de 
«  mission  aux  personnes  de  son  sexe  par  les  instructions  familières  et 
«  par  les  réconciliations.  ^  »  L'avait-elle  aussi  cjuelquefois  suivi  dans 
ses  missions  de  Bretagne,  de  Picardie,  de  Berry  et  de  Poitou,  nous 
l'ignorons  comj)léteinent. 

En  1668,  M.  de  Meur  était  aussi  du  voyage  de  Vieux-Château  ;  mais 
c'était  pour  se  préparera  la  mort.  Quoiqu'il  fut  bien  jeune  encore,  ses 
travaux  l'avaient  usé.  Madame  Daligre,  mademoiselle  Perriquet  et 
Marie  Luzy  avaient  résolu  de  leur  côté  de  faire  sous  sa  direction  une 
retraite  de  trois  mois  pour  mieux  connaître  les  desseins  de  Dieu  sur 
elles.  Il  ne  leur  fut  point  donné  de  la  terminer.  Vincent  de  Meur  se 
sent  soudainement  fiappé,  il  leur  fait  aussitôt  réciter  le  Te  Deitm^  pour 
en  remercier  Dieu  et  consent  à  se  mettre  au  lit.  Le  mal  fit  de 
rapides  progrès.  La  patience,  riuimilité  profonde,  le  détachement  du 
saint  homme  et  sa  soumission  parfaite  à  la  volonté  divine  étaient  la  plus 
éloquente  de  toutes  ses  prédications.  Ces  trois  pieuses  femmes  entou- 
raient sa  couche,  et  en  lui  prodiguant  leurs  soins,  recueillaient  avi- 
dement ses  derniers  avis.  De  terribles  épreuves  vinrent,  deux  jours 
avant  sa  mort,  achever  de  purifier  cette  grande  âme.  Aussi  mademoi- 
selle Peu  iquet  -  eut  sujet  d'admirer  la  conduite  de  Dieu  sur  ses  élus 
«  dans  les  peines  horribles  qu'il  eut  à  soutenir  et  par  lesquelles  son 
«  espérance  fut  ébranlée,  sans  cependant  la  perdre  :  elle  vit  enfin  le 
»  calme  rendu  à  son  esprit  un  jour  avant  son  décès  ',  *  qui  arriva  le 
26  juin  i668  '.  Vincent  de  Meur  fut  inlunné  dans  l'église  de  la  j)aroisse 

♦  Abréijt-,  utc,  p.  19.  —  *  Grandet,  Vies  mss.  des  SS.  Prêtres,  IV,  269. 
^  Abréifê,  etc.,  p.  19. 

*  Et  non  1675,  commi^  l'écrit  Picot  dans  son  Essai  sur  l'itifîufiirc  île  lit  Reli- 
(lio7i  au  xyii*"  siVc/c. 


666  MÉLANGES. 

de  Vieux-Château  avec  une  épitaphe  où  se  lisaient  ces  mots  :  Ardore 
juTJenis,  labore  senex,  meule  sanctus^.  Plus  tard  son  cœur,  porté  au 
séminaire  des  Missions  étrangères,  fut  déposé  dans  l'église,  sous  une 
table  de  marbre,  avec  cette  inscrisption  :  D.  Fincentii  de  Meur  Cor 
plane  npostolicum,  plane  igneuni  ^. 

«  Cette  mort  commença  à  rompre  leurs  mesures,  mais  non  pas  à 
ralentir  leur  ferveur  et  leur  charité.  »  Et  c'est  alors  qu'elles  se  livrèrent 
toutes  les  trois  à  ces  œuvres  dont  nous  avons  parlé.  Cependant  made- 
moiselle Perriquet  comprenait  bien  qu'elle  ne  pouvait  rester  sans  di- 
rection. «  Après  le  sacrifice  qu'elle  avoit  fait  à  Dieu  de  son  cœur  et 
«  de  son  esprit,  les  soumettant  aux  loix  du  christianisme,  elle  se  sen- 
«  toit  depuis  longtemps  pressée  de  le  rendre  plus  parfait  par  sa  re- 
«  traite  au  cloître.  »  Elle  alla  donc  consulter,  —  et  nous  regrettons 
vivement  que  nos  bonnes  sœurs  de  Nevers  ne  nous  en  fassent  pas 
connaître  le  nom,  —  «  un  saint  religieux  de  Bourgogne,  qui  vivoit  en 
«  odeur  de  sainteté  et  qu'on  assuroit  avoir  des  communications  avec 
'■  son  ange  gardien.  Cet  entretien  lui  fit  de  fortes  impressions  ;  et  par 
«  tout  ce  que  nostre  chère  sœur  (Marie  Luzy)  put  conjecturer  des 
«  petits  mots  qu'elle  lui  lâcha,  il  lui  avoit  annoncé  sa  mort,  qui  effec- 
'■  tivement  arriva  peu  après  \  »  Ce  fut  aussi  à  Vieux-Château,  d'après 
Grandet  ;  et  son  corps  fut  inhumé  près  de  celui  de  son  saint 
directeur''. 

Ce  coup  fut  très-sensible  à  la  pieuse  suivante,  qui  revint  dans  son 
pays  natal,  malgré  les  instances  de  la  maréchale  de  Schomberg  pour 
la  rappeler  à  Paiis,  et  celles  du  P.  Joseph  Poncet,  autrefois  son  con- 
fesseur^ qui  voulait  l'envover  au  Canada.  A  Nevers,  elle  devint, 
pendant  plus  de  vingt  ans,  l'âme  de  toutes  les  bonnes  œuvres,  et  ce  ne 
fut  qu'à  grand'peine  que  l'évêque,  Edouard  Vallot,  consentit  à  la 
laisser  entrer,  sur  la  fin  de  ses  jours,  à  la  Visitation,  où  elle  prit  le 
nom  de  sœur  Marie-Catherine-Agnès.  Elle  y  mourut  le  i*""  mars  i()94- 

F.   Le  Lasseur. 


*  Courtépée,  Description  de  la  Bourgogne,  y. 

*  M.  Tresvaux  et  Grandet. 

*  Abrégé,  etc.,  p.  20. 

*  Dans  le  livre  ms.  des  défuntes  de  l'abbayo  du  Val-de-Grâce,  on  trouve  une 
sœur  Geneviève  Perriquet.  Esl-ce  la  nièce  ou  pelile-nièce  de  notre  Marie?  Gene- 
viève Perritjuet  de  S.  François-Xavier,  née  en  1681,  fit  profession  à  la  royale 
abbaye  dans  l'humble  condition  de  sœur  converse,  en  171 4,  et  y  mourut,  après 
une  sainte  vie,  dans  une  extrême  vieillesse,  le  14  octobre  1767.  Si  elle  appartient 
à  la  famille  de  notre  héroïne,  comme  son  prénom  peut  le  faire  conjecturer,  elle 
aura  accompli  le  dernier  désir  de  sa  tante,  qui  souhaitait  de  mourir  dans  un 
cloître. 


BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 


ETAT  GÉNÉRAL  DES  MISSIONS 

DE    LA   COMPAGiN'IE   DE   lÉSl'S. 

Les  anciennes  missions  de  la  Compagnie  de  Jésus  sont  assez  connues, 
et  d'ailleurs  il  ne  manque  pas  de  publications  intéressantes,  pour  en 
donner  une  idée  exacte  à  ceux  qui  ne  les  connaîtraient  pas  encore. 
Mais  peut-être,  se  demande-t-on  ce  que  la  Compagnie  actuelle  a  con- 
servé d'un  si  magnifique  héritage.  Pour  satisfaire  à  cette  pieuse  curio- 
sité, un  père  de  la  Compagnie,  missionnaire  lui-même  pendant  long- 
temps et  supérieur  de  la  mission  du  Maduré,  a,  dans  un  ouvrage 
récent  \  publié  le  tableau  général  des  missions  actuelles  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus.  Nous  empruntons  à  ce  travail  et  aux  catalogues 
officiels  dressés  chaque  année,  les  détails  que  nous  allons  donner. 

En  Europe  la  Compagnie  est  divisée  en  provinces  cest-à-dire  en 
circonscriptions  territoriales  analogues  à  celles  des  diocèses  dans 
l'Eglise.  Chaq\ie  province  renferme  un  certain  nombre  de  maisons  ou 
établissements  gouvernés  par  des  supérieurs  locaux,  qui  dépendent 
tous  d'un  même  supérieur /^/-«î'/zic/rt/.  Les  Provùiciaiix  re\è\Qi\[.  immé- 
diatement du  supérieur  ^'•f'/ié/'rt/ de  toute  la  Compagnie. 

Les  diverses  missions  dont  le  saint-siége  a  chargé  la  Compagnie,  en 
Amérique,  en  Asie  et  en  Afrique,  se  trouvent  trop  éloignées  les  unes 
des  autres,  les  différentes  maisons  ou  stations  d'une  même  mission 
sont  le  plus  souvent  séparées  pai  des  distances  trop  considérables  pour 
qu'on  puisse  les  grouper  autour  d'un  centre  connnun  et  en  former  des 
provinces  sur  le  modèle  de  celles  d'Einope.  Ces  pays  présentent  d'ail- 
leurs peu  de  ressources  pécuniaires,  cl  les  sujets  capables  de  former  un 
clergé  indigène  y  sont  peu  nombreux  et  longs  à  instruire.  FI  a  tlonc 
fallu  généralement  rattacher  les  missions  aux  provinces  d'Europe, 
pour  ce  qui  regarde  le  gouvernement,  et  les  secours  ordinaire^  qu'elles 
en  reçoivent.  En  Amérique,  néanmoins,  on  est  parvenu  à  constituer  une 

*  .1.  Bertrand  (S.  J.),  Mémoires  historiques  sur  les  missions  îles  ordres  relif/ieux... 
d'après  des  documents  inédits.  Paris,  Brunet,  18C2. 


668  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

province  et  une  vice-province,  ia  première  dite  du  Marylantl,  et  la  se- 
coude  du  Missouri. x\u  contraire,  en  Europe  il  y  a  encore  quelques  pays 
où  le  schisme,  riiérésie  ouTisiamisme  n'ont  point  permis  d'établir  jus- 
qu'à ce  jour  d'autre  organisation  que  celle  des  missions. 

L'ancienne  Compagnie,  dans  l'intérêt  de  ses  missions,  acceptait  quel- 
quefois des  évêchés  lorsque  l'épiscopat  y  était  moins  une  dignité  qu'une 
charge.  La  Compagnie  actuelle  a  de  même  septévêques  vicaires  aposto- 
liques dans  les  missions  :  Mgr  Steins,  vicaire  apostolique  de  Bombay; 
Mgr  Canoz,  vicaire  apostolique  du  Maduré  ;  Mgr  Borgniet,  vicaire 
apostolique  de  Nankin  ;  Mgr  Languillat,  vicaire  apostolique  du  Tché-li 
oriental;  Mgr  Duperron,  vicaire  apostolique  de  la  Jamaïque;  Mgr 
Etheridge,  vicaire  apostolique  de  la  Guyane  anglaise;  et  Mgr  Miége, 
vicaire  apostolique  du  Kansas.  Elle  a  de  plus  deux  Préfets  apostoliques 
dans  la  mission  de  Madagascar,  le  R.  P.  Jouen  et  le  R.  P.  Finaz,  qui 
n'ont  point  reçu  la  consécration  épiscopale. 

La  province  de  Paris  envoie  ses  missionnaires  en  Chine,  au  Canada, 
aux  Etats-Unis  et  dans  la  Guyane  française;  elle  compte  actuellement 
dans  ces  quatre  missions,  cent  vingt-trois  pères,  trente-cinq  scolasti- 
ques,  cent  trois  coadjuteurs;  en  toutdeux  cent  soixante-un  missionnaires. 

La  province  de  Lyon  est  chargée  des  missions  d'Algérie  en  Afrique, 
de  Syrie  en  Asie  et  de  la  Nouvelle-Orléans  eu  Amérique;  le  nombre  total 
de  ses  missionnaires  est  de  quatre-vingt-douze  }>ères,  vingt  scolastiques, 
cent  onze  coadjuteurs;  en  tout  deux  cent  vingt-trois. 

La  province  de  Toulouse  se  dévoue  aux  missions  du  Maduré,  de 
Bourbon  et  de  Madagascar;  elle  y  a  présentement  quatre-vingt-neuf 
pères,  onze  scolastiques,  trente-six  coadjuteurs  ;  en  tout  cent  trente- 
six  missioimaires. 

La  province  d'Espagne  a  des  missionnaires  à  Fernando-Po  en  Afri- 
que, aux  Antilles,  au  Guatemala,  dans  le  Honduras,  au  Chili,  au  Brésil, 
et  dans  la  Plata  ;  ils  sont  au  nombre  de  cent  dix-neuf  pères,  soixante- 
dix  scolastiques,  soixante -quinze  coadjuteurs;  en  tout  deux  cent 
soixante-quatre  missionnaires. 

La  province  de  Germanie  est  chargée  de  la  mission  naissante  de 
Bombay,  dont  le  personnel  est  de  vingt-sept  pères  et  de  cinq  coadju- 
teurs; en  tout  trente-deux  missionnaires. 

La  province  d'Angleterre,  dessert,  outre  l'Ecosse,  la  mission  de  la 
Guyane  anglaise  et  celle  de  la  Jamaïque;  elle  y  compte  trente-un  pères, 
trois  scolastiques,  un  coadjuteur;  en  tout  trente-cinq  missionnaires. 

La  province  de  Turin  cultive  les  missions  de  la  Californie  et  de 
rOrégon,  où  elle  a  trente-sept  pères,  trois  scolastiques,  trente  coadju- 
teurs; en  tout  soixante-dix  missionnaires. 

La  province  de  Belgique  s'est  chargée  de  la  mission  renaissante  de 


I3ULLETIN  DES  ŒUVUÉS  CATHOLIQUES.  6(39 

Calcutta,  où  elle  a  commencé  un  collège  tenu  par  dix  pcres  et  cinq 
coadjuteurs;  en  tout  quinze  missionnaires. 

La  province  d'Autriche  a  commencé  un  collège  dans  l'Australie 
méridioiHiale,  où  elle  a  cinq  pères  et  quatre  coadjuteurs;  en  tout  neuf 
missionnaires. 

La  province  de  Venise  fournit  aux  missions  européennes  de  Dal- 
malie,  d'Illyrie  et  d'Albanie;  elle  y  compte  vingt-deux  pères,  quatre 
scolastiques,  dix  coadjuteius;  en  tout  trente-six  missionnaires. 

La  province  de  Sicile  a  huit  pères  et  sept  coadjuteurs,  en  tout  quinze 
missionnaires  dans  les  îles  de  l'Archipel. 

Enfin  la  province  de  Hollande  a  deux  pères  dans  la  colonie  hollan- 
daise de  Java. 

La  province  américaine  dite  du  Maryland  compte  quatre-vingt-treize 
pères,  cent  onze  scolastiques,  quatre-vingt-dix-huit  coadjuteurs;  en 
tout  trois  cent  deux  missionnaires. 

La  vice-province  dite  du  Missouri  a  quatre-vingt-deux  pères,  qua- 
rante-neuf scolastiques,  (juatre-vingt-quatre  coadjuteurs;  en  tout  deux 
cent  quiiVAe  missionnaires. 

L'ensemble  de  toutes  ces  missions  forme  le  tableau  suivant  : 

AMÉRIQUE. 

!■  Mission»  fin  Canada. 

Pères.     Scolabt.     Coadj.      Total. 

Canada  oriiintal. 

Moinrcd],  université 12  10        i5  3y  ) 

Saut-au-Récollet,  //r)2;/c/fl/.    ...  3  y        16  28^      71 

Québec,  résidence 4  2  6 

Canada  occidental. 

Chatam,  résidence 3  2  i) 

Guclph,  résidence 4  ^  6 


11 


II.  MiM.slonM  ilCN  E(u(M>tiiiM. 

Maryland. 

Baltimore,  collège 9         6        11        26 

Frederick-citv,  noviciat 21        4-^        -"        85 

J^ohcmia,  rési<(ence i  2  S 

Wye-Mil ,    Quecnstown  ,    Dcnton 

et  Dorchester i  i  /    ^  -9 

Collington,  résidence i  1 

Port-Tobacco,  résidence 2  i  3 

I^onardtown,  résidence 3  2  0 

Saint-lnigoes,  résidence 3  1  4, 


9  23 

3         6 

3  2 

3 
I 


4i 


lO 


BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

Pères.     Scolast,    Coadj 
Virginie. 

Alexanchia,  résidence 2                     i 

CoLUMBiA  (district  de). 

Georgetown,  collège 10 

Washington,  collège 5 

Pjensylvanie. 

Philadelphie  ,   résidence 3 

Conewago  ,  résidence 4 

Goshenhoppen ,  résidence  ....  i 

Massachusetts. 

Boston,  séminaire 12 

—  résidence  Sainte-Marie  .  4 

—  résidence  Sainte-Trinité.  i 
Worcester  (Vigornia) ,  collège  .   .  5 

Missouri. 

Saint-Louis,  université i8 

—  résidence  Saint-Ferdinand.  2 

—  résidence   Saint-Joseph  .   .  3 

—  résidence  hors  de  la  ville.    .  i 

Florissant,   noi^iciat 4 

Saint-Charles,  résidence 3 

Saint-Francois-Xavier,  résidence .  1 

Washington,  résidence 2 

New-Westphalie,   résidence   ...  4 

Kentucicy. 

Bardstown ,  collège  et  résidence  .  g 

Ohio. 

Cincinnati,   collège i3 

WiSCONSIN. 

Milwaukie,  résidence 2 

Kansas. 

Leavenworth-city,  résidence  ...  2 
Illinois. 

Chicago  ,   résidence 6 

New-Yorck. 

New-Yorck,  collège 16 

Fordham,  collège  et  résidence.    .  i5 

Troy,  résidence 3 

Buffalo,  résidence  Saint-Michel.    .  4 

—  résidence  Sainte- Anne.   .  i 


Total, 


20 


i4 

7 


9 

2 

I 

9 

16 
I 
I 

2 

16 

3 

2 
I 

10 


10 

27 
3 
2 
2 


44 
14 

7 

7 
2 

62 
6 
2 

^9 


12 

40 

49 
6 

6 

3 


58 


16 


89 


44 
3 

4 

3| 

4o  )  1 10 

61 

I 

4 

5;' 


21       21 

24      24 
4        4 


12 


94 


7 

0 

21 

4 

33 

54 

II 

24 

3 

'9 

42 

3 

11 

2 

BULLBTIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES.  67» 

Pères.     Scolast,    Coadj.      Total. 
Louisiane. 

Nouvelle-Orléans,  collège  ....        y 

Spring-liill,  collège in  4        «33        54 }     99 

Grand-Coteau,  collège i3 

CaLI  FORME. 

SanlA-CXdSdi^  collège  et  noviciat.    .      20 

San-Francisco,  collège 8  3        11^     55 

San-Jose,  résidence 2 

Missions  indiennes. 

Résidence  de  rimmaculée-Concep- 

tion  {chez  les  Potowatomies)  .    .        4  812 

Résidence    de  Saint -François    de 

Hieronymo  {chez  les  Osogcs)   .3  912 

Résidence  du  Sacré-Cœur  de  Jésus 

(  Orègon) 2  4  ^  )     48 

Résidence  de  S. -Ignace  ((9/T^'o/i)  .3  2  5| 

Résidence  de  Saint-Pierre    (  chez 

les  Pieds-Noirs) 2  2  4 

IleManitouline  {station) 2  3  5 

Fort-William  {station) 2  2  4 

III.  Mlssionii  du  Centre- 

Guatemala. 

Gualem^la.,  séminaire  et /loviciat   .      ly        25        ly        5g  \ 

—       séminaire  archiépiscopal.      12         i5  9        36  >      98 

Quezaltenango,  résidence  ....        2  i  3  ] 

Honduras. 

Livingston ,   résidence 3  i  4  4 

Colonie  de  Belize. 

Belizc,  résidence 4  4  4 

Jamaïque. 

Kingston,  résidence 5  5  5 

Cuba. 

La  Havane .  collège 25        11        11        47 

Saint-Esprit,  collège 2  3  3  8 

PoRTO-RiCO. 

Vorlo-Kico,  séminaire  cl  collège.    .        7  4  4         ï5        i5 

IV.  ^IImmIoiim  tie  rAniri'iqiie  iiiéritlioiiiile. 

Guyane  anglaise. 

Georgetown,  résidence 6  i  i  8  8 


55 


672  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

Pères.     Scolast.    Coaàj 

Morucca,  station 

Essequibo,  station 

Berbice,  station 

Barbadoes,  station 

Sur  la  côte  est 

Sur  Li  cote  ouest 

Guyane  franchise. 

Gayenne  ,  station 3 

Saint-Georges,  station 

Montagne  d'argent,  5/fl^/o//.    .    .   . 

Ilet  la  Mère,  station.    ...... 

Saint-Joseph,  station 

Saint-Laurent,   station 

Saint-Louis,  station 

Ile  royale,  station 2 

Brésil  (prov.  deRio-Grande.) 

Portalègre,  résidence 2 


Total. 


Saint-Michel ,  résidence  .....        2 

Saint-Joseph,  l'ésidence 2 

Dans  le  diocèse  de  Rio-Grande   .        2 

Chili. 

Santiago,  résidence  et  noviciat.   .  8 

—         collège 12 

Valparaiso,  résidence 4 

Valdivia,  résidence 2 

La  Plata. 

Buenos-Aires,  séniin.  épiscop.  etrés.        y 
Gordova,  résidence 8 

ASIE. 

I.  Missions  (le  Cliinc. 

Province  de  Nankin. 

Chang-Haï,  grand  sém.  et  résid. 

(Ville  européenne  et  district).    . 

Zi-Ra-Wei ,   collège  et  résidence. 


Tsi-Pao  et  Wang-Tang  . 

Pou-Tonef 

Song-Kiang  et  Pou-Né   . 


Ou-Zi,  Tsanw-Zo ,   etc. 

Tsong-Miu 

Hai-Men 


4 
6 


4 
6 

I 


5 


3 
3 


6\ 

2 
2 
2 
2 
2 
2 
3 

2 

3 
3 

2 

i5 

22 
IO| 

3 

lO 

i3 


i3 
3 

i3 

2 

4 

3| 
a 

2 

2 


21 


lO 


5o 


23 


u 


BULLETIN  DES  ŒUVIIES  CATHOLIQUES.  673 

Vbivn.     Sruluoi.    Coadj.      Total. 

7  I         8        8 


Province  du  Tchiî-Li  oriental. 

Hieu-Hieu.  séminaire  et  résidence 


11.   niiHSiOUM   (iCM   ludcM. 

1"  Machiré. 
Mission  septentrionale. 

Trichiiiopoli,  résidence  et  district.  8 

Tanjaour,  district  :  Tanjaour.    .    .  i 

—  i    Pattoucotlcy  .  i 

—  I  Vallani.  ...  i 
Négatapaii,  séminaire y 

Mission  centrale. 

Mackiré,  résidence  et  district.    .   .  2 

Diiifligiil ,   résidence 2 

Basakcmbirani ,  résidence   ....  i 
Dans  II'.  Maraua  : 

Sarougaiig,  station i 

Sousseiperpatnam,  station  ....  i 

Souranani,  station i 

Ramnad  ,   station i 

Poulial ,  station i 

Gallc'dittulel,  sffition i 

Coutlelour,  station i 

Mission  méridionale. 

Palamcottci ,  station 

Anakarei,  station 

Carmanavakcrpatty,  station   .    .    . 

Vadakencoulani,  station 2 

Sur  la  cote  de  la  Pêcherie  : 

Tuticorin,  station i 

Punicael,  station i 

Adcilabourain  ,    station i 

Virapandiapatnam,  station  ....  i 

Manapad,  station i 

Obarv,  station i 

2"  Bombay. 
Ile  de  Bombay. 

'ïroïs  résidences  ou  stations  ...  10 

Ile  Salsette. 

Bandora,  séminaire 2 


6 


4 


II 
I 
I 
I 

19 

21 

3 

I 

I 
I 
I 
I 
I 
I 
I 

2 
I 

I 
3 


33 


i3 


14 


2       12       12 


4J 


67i  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

Pères.     Scolast.    Coadj.      Total. 

Décan. 

Ahmednuggur,  station i  i 

Belgaum,  station 2  2 

Dharwar,    station i  1^9 

Rirchee,  station 1  i 

Poona ,   résidence 2  2          4 

GUZERAT. 

Dans  le  district 1  1 

SiNDE. 

Hyclerabad,  station i  i 

Kurachee,    station 2  2 

3°  Calcutta. 

Calcutta,  collège 10  5        i5 


III.  Missions  de  Syrie. 


10 


3 

10 

14 

i-x 

19 

22 

2 

6 

5 

5 

i6 

2 

8 

I  ' 

K 
0 

9 

3 

8 

28 

I 

2 

48 


Beyrouth,  résidence 6  4 

Ghvaxve,  séminaire  et  collège  .   .   .  9         4  8        21 

Bikfaya,  orphelinat  et  résidence.    .  1  3  5 

Saïda,  résidence 3  I  4 

Der-el-Kamar,  station i  i  2 

Maallak  près  Zahleth,  résidence.   .4  26 

AFRIQUE. 

Algérie. 

Alger,  résidence.    ........  7 

Bouffarick,  orphelinat 8 

Ben-Akuoun,  orphelinat 3  19        22  \     76 

Constantiue,    résidence 4 

Oran,   collège 6 

Ile   Bourbon. 

Saint-Denis,    résidence 6 

La  Ressource,    station 3 

Sainte-Marie ,  co/Zé-^e 17 

Saint-Gilles,   station i 

Ile  Maurice. 

Dans  l'île 3  3 

Ile  Madagascar. 

Tananarive,  station 2  i  3 

Tamatave,  station 2  1  3 


47 


6 


BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 


675 


Pi:tites  ILES  Malgaches. 

Nossi-ïiv,  station 

Mayotte,  station 

Sainte-Marie,  station 

Nossi-Faly,  station 

Guinée. 

Ile  Fernando-Poo,  résidence.  . 
Chez,  les  lîubis,  résidence. .    .   . 


l'ùicb.     Scoluït,    Coadj.      Total. 


3 

•> 

3 


4 
I 


4 

2 
2 
I 

2 

I 


7 

41 

5i 

3 
6 

2 


19 


8 


OCEANIE. 

Malaisie. 

Manille,    résidence 

Mindanao,   résidence 

Sourabaya,  station 

Australie. 

Adélaïde,  résidence  et  collège  .    . 


EUROPE. 


Dalmatie. 


Ragusc,  collège. 


—      séminaire 

Illyrie. 

Sans  résidence  fixe 

Albanie. 

Scutari,  séminaire  épisco/jal . 
Archipel. 

S\ra,  résidence 


Tina,  résidence  .    . 

Ecosse. 

Dalkeith,  station  .  , 
Edimbourg,  station. 
Glasgow,  résidence. 

a  ' 


—       colléi. 


3 

2 
2 


14 
2 


4 
4 

2 
3 
3 
2 


2  4        n 

2       4[     17 
2  ) 

499 


6       23 
I         3 


4 
3 


8 

7 

2 

3 
3 
4 


26 

2 

8 

i5 


12 


On  voit  par  ce  tableau  que  la  (vouipagiMe  actuelle  conijite  dans  les 
missions  seize  cent  dix  sujets,  (U»nt  on'Ae  cent  cuiquante-six  dans  les 
deux  Amériques,  deux  ccnl  six  en  Asie,  cent  cinquante-neuf  en  Afri- 
que, vingt-six  dans  TOcéanie  et  soixante-trois  dans  les  pays  de  1  J>u- 
rope  {|ui  n'ont  pu  jusqu'ici  être  formés  eu  provinces.  Elle  a  dans  ces 
mêmes  missions  cent  soixante-deux  établissements,  savoir  :  cent  quinze 


076  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

rcsidences  ou  stations,  vlngt-ciuq  collèges,  douze  grands  ou  petits 
séminaires,  cinq  noviciats,  trois  orphelinats  et  deux  universités.  Les 
collèges  qu'elle  possède  en  Amérique  sont  presque  tous  incorporés, 
et  jouissent  du  privilège  de  conférer  les  grades  académiques.  La  pro- 
vince du  Maryland  et  la  vice-province  du  Missouri  comptent  cnsemhie 
cent  soixante  scolasliques  ou  jeunes  religieux,  étudiant  pour  se  former 
au  sacerdoce.  Ce  nombre  rapproché  de  celui  des  douze  séminaii'es, 
dont  nous  venons  de  faire  mention,  est  une  preuve  du  zèle  que  met  la 
Compagnie  de  Jésus  à  développer  les  ressources  nationales  pour  la 
création  d'un  clergé  indigène,  et  à  naturaliser  les  institutions  de  rE<^lise 
dans  les  pays  qu'elle  est  chargée  d'évangèliser. 

H.  Mertian. 


ASSOCL\TIONS  CATHOLIQUES  PARMI  LES  SLAVES  DE  L'ALLEMAGNE. 

Le  monde  slave  offrira  dans  quelques  mois  un  grand  spectacle.  Le 
p  mars  i863,  quatre-vingts  millions  de  chrétiens  doivent  célébrer  le 
jubilé  millénaire  de  saint  Cyrille  et  saint  Méthode,  leurs  apôtres.  Déjà 
les  préparatifs  s'organisent  sur  une  immense  échelle  :  la  religion,  la 
science,  les  arts,  semblent  se  concerter  pour  entourer  de  toutes  leurs 
splendeurs  ce  glorieux  anniversaire.  Les  catholiques  slaves  de  T Alle- 
magne se  montrent  animés  du  zèle  le  plus  ardent  pour  la  glorification 
des  deux  saints  qui  èvangèlisèrent  leurs  ancêtres.  En  Bohème,  une 
église  de  la  plus  belle  achitecture  vient  d'être  érigée  en  leur  honneur, 
à  l'entrée  même  de  la  vieille  cité  de  Prague.  En  Moravie,  une  petite 
ville,  située  près  d'Olmutz,  Velcgrad ,  est  devenue  comme  le  centre 
de  ce  mouvement  religieux.  C'est  là  que  la  tradition  populaire  place 
le  siège  épiscopal  de  saint  Méthode,  et  l'on  comprend  que  cette 
Betlilècm  des  Eglises  slaves  attire  vers  elle  des  milliers  de  pèlerins,  et 
que  la  piété  des  fidèles  s'empresse  d'embellir  son  modeste  sanctuaire 
d'une  manière  digne  de  la  solennité  dont  il  deviendra  bientôt  le  prin- 
cipal théâtre.  Ce  qui  contribue  à  entretenir  cette  ferveur,  c'est  l'espoir 
qu'on  a  d'y  posséder  les  restes  vénérés  de  saint  Cyrille,  mort,  comme 
on  le  sait,  à  Rome  et  enterré  dans  l'église  de  Saint-Clément,  pape  et 
martyr,  dont  il  avait  découvert  le  corps  dans  la  Chersonèse.  Enfin,  le 
saint-siège  lui-même  vient  de  donner  un  nouvel  essor  à  ces  élans  de  la 
piété,  en  élevant  la  fête  de  saint  Cyrille  et  de  saint  Méthode,  ainsi  que 
celle  de  saint  Jean  Népomucène,  au  rang  de  première  classe  avec  octave. 
Dans  mi  moment  où  les  pays  slaves  vont  ainsi  fixer  sur  eux  l'atten- 


BULLETIN  DES  ŒUVRKS  CATHOLIQUES.  677 

lion  de  tous  les  catholiques,  nous  avons  cru  qu'il  scraii  utile  autant 
qu'opportun  de  faire  connaître  à  nos  lecteurs  les  principales  associa- 
tions fondées  dans  ces  contrées.  Nous  voulons  parler  de  l'Héritage 
fie  saint  Jean  Ncponiucène^  de  C Héritage  de  saint  Cyrille  et  de  saint 
Méthode  et  de  la  Confrérie  du  même  nom.  La  première  de  ces  OEu- 
vres  appartient  plus  particulièrement  à  la  Bohème,  la  seconde  à  la 
Moravie,  la  troisième  à  la  Carinthie.  Indiquons  brièvement  le  but  de 
chacune  d'elles  et  ses  moyens  d'action. 


La  Société  de  saint  Jean  Néponnicène  occupe  la  première  place, 
et  par  son  ancienneté ,    et  parce  qu'elle  a  servi  de  modèle  aux  deux 
autres.  Son  siège  principal  est  à  Prague,  qui  a  été  aussi  son  berceau  et 
d'où  elle  s'est  répandue  sur  toute  la  Bohème  et  au  delà.  Le  but  de  celte 
OEuvre  est  de  publier  et  de  répandre  de  bons  livres  périodiques  ou  non 
périodiques,  écrits  en  langue  tchèque  et  rendus  accessibles  aux  masses 
par  la  modicité  du  prix.  Elle  a  pour  organe  la  Revue  ecclésiastique,  diri- 
gée aujourd'hui  par  M.  Tabbé  Yinariçky,  chanoine  de  Vyschegrad  et 
littérateur  distingué.  Améliorer  le  peuple  morave,  le  former  à  la  vie 
chrétienne,  l'initier  aux  comiaissances  les  plus  variées  et  les  plus  miles, 
mais  toujours  basées  sur  la  foi  catholique  comme  sur  un  fondement 
immuable  et  assure,  —  à  l'exclusion  de  toute  immixtion  dans  la  poli- 
tique, —  telle  est  la  fin  principale  de  l'OEuvre.  Elle  est  placée  sous 
l'invocation  du  Martyr  du  secret  de  la  confession,  un    «les  saints  les 
plus  populaires  de  l'Église  bohème.  L'OEuvre  existe  déjà  depuis  trente 
ans.  Si  nous  en  recherchons  cependant  les  premières  origines,  nous 
devrons  remonter  à  une  époque  assez  reculée.  Il  existait  autrefois, 
dans  cette  même  ville  de  Prague,  une  société  dite  F  Héritage  de  saint 
Kenceslas^  destinée  à  propager  la  foi  catholique  pai"  le  moyen  des  bons 
livres.  Fondée  par  un  jésuite  célèbie.  Yenceslas  Styr,  elle  resta  sous 
la  direction  des  pères  de  la  (Compagnie  de  Jésus  jusqu'à  la  suppression 
de  l'ordre.   En   1780,   les  ressources  pécuniaires  de  l'OEuvre  lurent 
distribuées  eu  partie  aux  pauvres,  et  le  reste,  avec  les  livres,  fut  ré- 
parti entre  les  divers  établissements  d  instruction  jinblujue.  L'OEuvi'e 
cessa  pour  un  temps  d'exister  '  ,   mais  l'idée  qui  lavait  inspirée  ne 
périt  point. 

L'OEuvre  parlait  encore  pai    le  bien  (prdle  avait  fait  au   pays  et 

•  Le  gouvernement  vient  do  la  rétal)lir  d'une  manière  qnelconque,  en  s'en  réser- 
vant la  direction. 


678  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

dont  les  traces  se  voyaient  partout.  Pour  la  rappeler  à  la  vie,  que 
fallait-il?  Des  circonstances  un  peu  favorables,  et  avant  tout  un 
homme  initié  aux  joies  mystérieuses  de  la  charité,  et  plein  d'a- 
mour pour  son  pays.  Cet  homme  s'appelait  Antoine  Hanykir,  dont 
le  nom  est  en  bénédiction  chez  les  catholiques  de  la  Bohème.  C'était 
un  membre  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Né  à  Prague,  en  1733,  Antoine 
y  était  entré  à  l'âge  de  quinze  ans.  Le  décret  de  1773,  portant  la  sup- 
pression de  l'ordre,  le  blessa  au  cœur,  sans  pouvoir  ébranler  sa  voca- 
tion. Après  avoir  fait  de  brillantes  études  à  l'université  d'Olmutz  et 
reçu  le  sacerdoce,  il  s'adonna  tout  entier  aux  études  ecclésiastiques, 
au  saint  ministère  et  aux  bonnes  œuvres.  Regrettant  vivement  l'OEuvre 
de  saint  Venceslas,  il  conçut  le  projet  d'en  créer  une  pareille,  en  la  met- 
tant sous  le  patronage  de  saint  Jean  Népomucène.  Dieu  exauça  les  vœux 
du  prêtre  selon  son  cœur,  et,  en  i833,  l'OEuvre  de  saint  Jean  reçut 
la  sanction  impériale.  Toutefois,  le  zélé  fondateur  n'eut  pas  le  bonheur 
d'en  être  témoin  :  car,  quelques  mois  auparavant,  il  était  allé  recevoir 
sa  récompense  au  ciel.  Ce  n'était  d'abord  qu'un  grain  de  sénevé;  au- 
jourd'hui c'est  un  arbre  vigoureux,  dont  les  ramifications  s'étendent 
sur  toute  la  Bohème,  la  Moravie  et  au  delà,  grâce  surtout  au  zèle  infa- 
tigable du  chanoine  Péchina,  véritable  organisateur  de  l'OEuvre  et  son 
premier  président,  dont  les  catholiques  de  la  Bohème  pleurent  encore 
la  perte  récente.  Dans  les  premiers  temps,  l'OEuvre  n'avait  que  trente- 
cinq  membres;  maintenant  elle  en  compte  plus  de  vingt  mille.  Assu- 
rément, le  pieux  fondateur  ne  se  doutait  pas  que  les  1,000  florins  avec 
lesquels  il  commença  cette  pieuse  entreprise  dussent  donner  des  fruits 
si  abondants.  La  bénédiction  et  les  grâces  accordées  par  le  sainl-siége 
ne  peuvent  que  les  rendre  plus  abondants  encore.  Déjà,  avec  une 
partie  des  fonds  de  la  Société,  on  s'est  vu  en  état  de  former  une  section 
nouvelle,  appelée  OEuvre  de  saint  Procope^  pour  la  reproduction  en 
langue  tchèque  des  écrits  des  saints  Pères.  Cette  ramification  de 
Y  OEiwrecle  saint  Jean  IS èpomucene  a  pour  directeur  l'abbé  Vinariçky 
que  nous  avons  nommé  plus  haut. 


II 


Ce  que  l'OEuvre  de  saint  Jean  Népomucène  est  pour  la  Bohème, 
la  Société  de  saint  Cyrille  et  de  saint  Méthode  l'est  pour  la  Moravie. 
Des  liens  intimes  les  unissent  l'une  à  l'autre,  leur  fin  et  leurs  moyens 
de  l'atteindre  étant  les  mêmes.  Le  but  de  celle-ci  est  indiqué  déjà  dans 
le  titre  qu'elle  porte.  Héritière  de  saint  Cyrille  et  de  saint  Méthode,  elle 
se  propose  de  continuer  l'œuvre  commencée  par  ces  deux  apôtres.  Mais 


BULLETIN  DES  OEUVRES  CATHOLIQUES.  679 

quelle  a  été  leur  mission?  Au  milieu  du  ix'  siècle,  Dieu  les  a  suscités 
pour  évangéliser  les  peuples  slaves,  qui  formaient  alors  les  trois  ^^rands 
empires,  bulgare,  morave  et  dalmate,  et  les  attacher  inviolahlement 
au  centre  de  l'unité  catholique.  On  dirait  que  Notre-Seij;neur  voulait 
par  là  consoler  l'Église,  son  épouse,  des  pertes  qu'elle  allait  faire  dans 
l'Orient  par  suite  de  la  révolte  de  Photius.  Afin  de  mieux  assurer  la 
conquête  de  ces  peuples,  saint  Cyrille  et  saint  Méthode,  inspirés  d'en 
liant  sans  doute,  leur  donnèrent  les  livres  saints  et  la  liturgie  en  langue 
slave  :  usages  que  plusieurs  d'entre  eux  ont  conservés  religieuse- 
ment jusqu'à  nos  jours,  et  que  le  saint-siége  a  dès  le  commencement, 
revêtus  de  sa  sanction. —  Telle  fut  la  mission  de  ces  apôtres;  on  le 
voit,  elle  repose  tout  entière  sur  les  trois  principes  suivants  :  union 
avec  Rome  parla  foi  et  la  charité,  rite  oriental,  usage  de  l'idiome 
slave  dans  les  offices  divins.  —  Telle  est  aussi  la  mission  que  s'est 
donnée  la  Société  de  Brunn  qui  porte  leurs  noms,  et  que  le  saint-père 
s'est  empressé  de  bénir  et  d'enrichir  d'indulgences  nombreuses. 

A  ne  juger  que  d'après  son  litre,  on  serait  tenté  de  croire  que  l'ac- 
tion de  rOEuvreest  circonscrite  dans  les  limites  étroites  de  la  Moravie; 
il  n'eu  est  rien  pourtant,  et  tout  en  ayant  principalement  en  vue  le 
salut  des  habitants  de  ce  pays,  catholiques  ou  protestants,  elle  n'exclut 
pas  pour  cela  le  reste  de  la  grande  famille  slave  ;  mais,  à  l'exemple 
de  ces  deux  saints  modèles,  elle  embrasse  dans  sa  charité  tous  les 
peuples  slaves,  à  quelque  confession  qu'ils  appartiennent,  et  voudrait 
les  ramener  à  l'unité  catholique. 

Nous  l'avons  dit,  les  moyens  d'action  qu'elle  emploie  sont  les  mêmes 
qu'avait  adoptés  l'œuvre  de  Prague,  son  modèle  et  sa  mère.  Les 
livres  qu'elle  publie  paraissent  soit  périodiquement,  soit  à  des  époques 
indéterminées.  Les  publications  de  cette  dernière  catégorie  forment 
trois  séries  bien  distinctes  :  ouvrages  de  science  et  d'érudition, 
ouvrages  de  piété  et  d  hagiographie,  ouvrages  instructifs  et  récréatifs 
tout  ensemble.  Outre  cela,  1  OEuvre  publie  tous  les  ans  un  almanach 
intitulé  jyorrt?;fl«  et  un  journal  ecclésiastique,  paraissant  sous  le  titre 
de  /a  Foir  de  l'unité  catholique  (Hlas  jednoty  katolicki).  La  rédaction 
du  H/ns  est  confiée  aujourd'hui  à  M.  l'abbé  Smidek  ,  et  celle  du 
iVloravan  à  ]\L  l'abbé  Wurm. 

Pour  être  membre  de  l'OEuvre  et  jouir  du  bénéfice  de  toutes  ces  pu- 
blications, on  n'a  à  verser  dans  la  caisse  qu'une  somme  modique  de  lo 
florins,  une  fois  pour  toutes.  Il  va  sans  dire  que  les  membres  prient  les 
uns  pour  les  autres,  que  la  société  entière  prie  aux  jours  fixés  par  les 
statuts,  pour  les  membres  décédés,  et  demande  à  Dieu,  entre  autres 
grâces,  le  retour  de  tous  les  Moraves'  à  l'unité  de  la  foi.  Un  mot  sur 
l'orijjinede  l'OEuvre. 


680  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

Elle  prit  naissance  en  i85o,  le  20  août,  à  l'issue  d'une  retraite 
ecclésiastique,  donnée  à  Brunn,  en  présence  du  comte  Henry  Tarouca, 
prêtre  séculier  de  la  même  ville.  —  Bien  que  l'OEuvre  de  saint  Jean 
Népomucènc  fut  déjà  assez  répandue  en  Moravie,  elle  n'empêcha  pas 
cependant  d'y  en  fonder  une  autre,  tendant  au  même  but,  mais  plus 
appropriée  aux  habitants  de  la  Moravie.  Les  fondateurs  de  la  nouvelle 
Société  brunnoise,  tous  prêtres,  étaient  en  même  temps  membres 
d'une  société  littéraire  appelée  Matiça  Mornvska^  association  du 
genre  de  celles  qu'on  fondait  alors  dans  tous  les  principaux  centres 
des  contrées  slaves,  et  à  la  création  desquelles  avait  présidé  un  intérêt 
de  nationalité,  trop  exclusif  peut-être.  —  Il  paraît,  en  effet,  que  l'es- 
prit de  \i\.Matiça  morave  n'était  pas  assez  conforme  à  celui  de  l'Église, 
ce  qui  obligea  l'évêque  de  Brunn  d'engager  ses  membres  à  ne  plus  en 
faire  partie,  et  c'est  alors  que  la  société  de  saint  Cyrille  vit  le  jour,  à  la 
grande  joie  des  bons  catholiques. 

Depuis  douze  ans  qu'elle  existe,  les  ouvrages  qu'elle  a  publiés 
forment  une  petite  bibliothèque  des  plus  choisies.  Nous  avons  sous 
les  yeux  presque  tout  ce  qui  est  sorti  de  ses  presses,  et  il  nous 
suffit  de  dire  les  noms  de  Suchil,  Stulz,  Bily,  Prochazka,  etc.,  etc., 
pour  nous  croire  dispensé  de  faire  l'éloge  des  livres  dus  à  de  telles 
plumes.  Voici  les  plus  remarquables  d'entre  eux. 

D'abord,  nous  citerons  la  Kie  de  saint  Cyrille  et  de  saint  Méthode^ 
écrite  par  l'abbé  Stulz, rédacteur  du  Blahovcst  (ou  Bonne  nouvelle)  et 
chanoine  de  Vychegrad.  —  Nous  l'avons  lue  et  relue  avec  ime  véri- 
table satisfaction,  tant  nous  lui  trouvons  d'onction,  de  solidité 
et  d'éloquence ,  trois  qualités  qui  distinguent  le  talent  littéraire  de 
l'auteur. 

On  sait  que    la  fol    enseignée  par    les   deux  apôtres  aux  Moravo* 
trouva  dans  la  personne  de  saint  Jean  Capistran  un  de  ses  défenseurs 
les  plus  ardents  et  les  plus  heureux.  Le  bien  que  ce  nouveau  Vincent 
Ferrier  fit  à  l'Eglise  morave  étant  incalculable,  il  était  tout  naturel 
que  la  société  lui  payât  son  tribut  de  gratitude  filiale.  C'est  ce  qu'elle  fit 
en  chargeant  un  de  ses  membres,  M.  Walouch,  prêti'e,  d'écrire  la  vie 
de  ce  thaumaturge  du  xv*^  siècle,  à  qui  les  protestants  eux-mêmes  re- 
connaissent les  caractères  d'un  envoyé  du  ciel.  Nous  ne  saurions  faire 
un  meilleur  éloge  du  livre  de  M.  Walouch  qu'en  disant  que  ce  volume, 
fort  de  900  pages  in- 12  environ,  n'est  pas  indigne  de  figurer  à  côté  du 
grand  travail  publié,  sur  le  même  sujet,  dans  le  dixième  tome  d'octobre 
des  Acta  sanctontm,  et  dvi  à  la  plume  si  solide  du  père  van  Hecke, 
l'éminent,  doyen  des  bollandistes.  Il  est  à  regretter  que  de  pareils  tra- 
vaux restent  entièrement  inconnus  à  la  France  catholique,  où  l'on 
répand  cependant  sur  le  saint  dont  il  s'agit  et  sur  toute  son  époque 


BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATnOLlQUnS.  681 

tics  erreurs  qui  pourraient  bien  coinpromcltrc  la  seience  française  aux 
yeux  des  étrangers  K 

Le  temps  nous  manque  pour  nous  étendre  davantage  sur  la  Fie  du 
D.  Jean  Snrknn<lei\  Morave  d'origine,  élevé  dernièrement  au  rang 
des  bienlieureux,  ouvrage  du  savant  abbé  Matthieu  Procbazka,  dont 
la  première  partie  eonlient  Thistoire  de  VEglise  morave  (hiranl  les 
deux  siècles  qui  précédèrent  la  naissance  du  bienbeurtuix;  sur  le 
travail  de  M.  Bily,  intitulé  Jetés  de  CEgJise  catholique  et  dont  la 
lecture  ne  fait  qu'augmenter  en  nous  le  désir  de  voir  paraître  la  Fie  de 
saint  Cyrille  et  de  saint  Méthode,  que  sa  plume  féconde  trace  en  ce 
moment. 

Enfin,  une  des  gloires  de  la  littérature  tchèque,  M.  l'abbé  François 
Suchil,  professeur  de  théologie  et  président  de  la  société,  y  adonné 
une  belle  traduction  de  Flavius  Josèphe,  et  travaille  à  une  édition  de  la 
Bible  en  langue  tchèque,  qu'il  a  enrichie  de  courtes  notes,  dans  le 
genre  de  celles  de  Ménochius  et  de  Carrières, 

III 

Quelque  puissant  que  soit  le  moyen  delà  publicité,  il  ne  suffit  pas. 
Il  faut  encore  prier,  il  faut  que  la  prière  féconde  ces  semences  jetées 
dans  le  sein  des  nations  slaves  ;  il  faut  offrir  à  Dieu  des  messes,  des 
communions,  des  neuvaines,  toutes  sortes  de  bonnes  œuvres  et  de 
prières  pour  le  retour  des  Slaves  à  l'unité  et  à  la  foi  de  leurs  premiers 
pères  eu  Jésus-Christ,  les  bienheureux  Cyrille  et  Méthode. 

C'est  afin  d'obtenir  ce  retour  si  ardemment  désiré,  que  Mgr  Slom- 
chek'^,  évêque  de  Lavant,  enCarinthic,eut  l'heureuse  pensée  de  fonder 
une  association  de  prières  qu'il  a  placée  aussi  sous  l'invocation  de  saint 
Cyrilleet  de  saint  Méthode. Celte  confrérie  est  comme  un  complément 
indispensable  (les  deux  Sociétés  de  Prague  et  de  Brunn  ;  l'apostolat  de  la 
prière,  qui,  pour  les  deux  dei-nières,  n'est  qu'im  moyen  secondaire, 
est  pour  elle  l'arme  imique,  et  toute  sa  raison  d'être.  File  s'étend  donc 
à  tous  les   j)euples  slaves,  et  demande  de  plus  la  réunion  des  Eglises 


*  0""on  lise  par  oxomplc  réludosur  Georges  PodiVbrad,  publiée  récemmonl  dans 
la  Reviir  des  Dfux-}fimdos  (mois  de  juin  et  juillet).  Que  doit-on  ponscM'  de  r(''ru<!i- 
tion  hislori(iiio  de  l'auteur,  qui  vous  dit  gravement  que  saint  Jean  Capistran  éiait 
èvêque{\)'^  En  lisant  ce  travail,  qui  n'est  d'ailleurs  qu'un  résumé  succincl  des 
deux  gros  volumes  du  protestant  Palaçki,  les  catholiques  de  la  Bohème  et  de  la 
Moravie  seront  quelque  peu  surpri<5  de  voir  un  écrivain  catholique  plus  protestant 
que  l'illustre  historiographe  de  la  Bohème  lui-même. 

'  Nous  apprenon>;  à  rin>tant  mémo  la  rniTt  de  ce  vénérable  et  zélé  pontife. 


682  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

séparées  depuis  huit  siècles  !  Les  prières  qu'elle  récite  à  cette  intention 
se  réduisent  à  un  Pater,  un  Àve^  et  Finvocation  suivante  :  saint  Cyrille 
et  saint  Méthode,  priez  pour  nous!  Pour  comprendre  l'opportunité,  la 
nécessité  même  d'une  pareille  œuvre,  il  faut  se  rappeler  que  la  propa- 
gande de  l'erreur  ne  sommeille  point,  qu'en  face  de  cette  magnifique 
unité  catholique,  à  la  réalisation  de  laquelle  saint  Cyrille  et  saint  Mé- 
thode avaient  voué  toute  leur  vie  et  consacré  tous  leurs  efforts,  les 
apôtres  du  mal  travaillent,  maintenant  pkis  que  jamais,  à  élever  l'édifice 
chimérique  de  leur  panslavisme  monstrueux,  dussent-ils  pour  cela  pro- 
faner les  autels,  renverser  les  trônes  et  répandre  des  flots  de  sang 
chrétien. 

Terminons.  Il  serait  à  désirer  que  toutes  ces  sociétés  partielles  que 
nous  venons  d'indiquer,  et  d'autres  qui  s'v  rattachent  plus  ou  moins, 
vinssent  se  coordonner  dans  une  grande  œuvre  qui  aurait  pour  hut 
spécial  la  conversion  des  Slaves,  et  qui  serait  naturellement  placée  sous 
la  protection  de  saint  Cyrille  et  de  saint  Méthode.  Ce  vœu,  d'autres 
l'ont  émis  avant  nous;  et  il  est  permis,  pensons-nous,  de  croire  à  sa 
réalisation  prochaine,  à  en  juger  par  les  progrès  merveilleux  que  la 
pensée  de  saint  Cyrille  et  de  saint  Méthode  a  faits,  ces  derniers  temps, 
au  sein  des  nations  slaves. 

Que  nos  frères  séparés  prient  aussi  de  leur  côté;  qu'ils  prient, 
d'accord  avec  nous,  afin  que  la  grande  famille  slave  voie  s'accomplir 
dans  son  sein  les  paroles  du  divin  Sauveur  ;  «  Qu'ils  soient  consommés 
en  l'unité.  Qu'il  n'y  ait  qu'un  seul  troupeau  et  un  seul  pasteur,  et  qu'ils 
«oient  consommés  en  l'unité  !  » 

I.  Martinof. 


BIBLIOGRAPHIE 


I 

AUS  DEM  IIEILIGEN  LANDE.  (De  la  terre  sainte),  par  Constantin  Tischen- 
DORF.  Cinq  gravures  sur  bois  et  une  planche  lithographiée,  Leipzig,  F,  A. 
Biockaus,  1862, 

Dans  notre  numéro  de  décembre  1861  les  Etudes  ont  rendu  un 
compte  détaillé  de  la  hotitia  editionis  codicis  hlihVioriun  Sinoilici  par 
M.  Tischendorf,  et  à  ce  propos  on  a  dit  quelques  mots  sur  le  troisième 
voyage  au  montSinai,  entrepris  par  ce  savant.  M.  Tischendorf  vient  de 
publier  en  allemand  la  relation  de  ce  voyage,  commencé  au  mois  de 
janvier  1869  et  terminé  au  mois  de  juin  de  la  même  année.  Voici  ses 
différentes  stations  :  Trieste,  Alexandrie,  le  Caire,  Suez,  Ayum-Musa, 
le  Désert,  leSinaï,  le  Caire,  les  Pyramides,  le  Sérapemn,  Héliopolis, 
Jérusalem,  Jaffa,  Beyrouth,  Ladakia,  Smyrne,  Patmos,  Constantinople, 
Quoique  le  voyage  de  M.  Tischendorf  soit  avant  tout  un  voyage  littéraire, 
le  voyageur  ne  laisse,pas  de  faire  en  chemin  beaucoup  d'observations 
curieuses  qui  se  rapportent  à  l'histoire,  à  la  géographie  et  aux  événe- 
ments contemporains.  Il  Insiste  d'une  façon  particulière  sur  la  présence 
du  grand-duc  Constantin  et  de  la  duchesse  à  Jérusalem  et  sur  l'entrée  de 
la  grande-duchesse  dans  le  harem  du  sultan  à  Constantinople.  Mais  les 
manuscrits  du  mont  Sinai,  de  l'île  de  Patmos  et  de  Smyrne  le  préoccu- 
pent bien  davantage.  Nous  n'avons  plus  à  revenir  sur  toutes  ces  heu- 
reuses découvertes.  Un  mot  seidemeut  sur  im  exemplaire  grec  de  la 
lettre  de  saint  Barnabe  et  du  pasteur  d'Hermas.  On  n'avait  jusqu'ici 
qu'une  très-ancienne  traduction  latine  du  Pasteur.  En  i^'S\S  le  grec 
Simonides  vint  à  Leipzick  avec  un  palimpseste  contenant  le  texte 
grec.  Il  trompa  les  hommes  les  plus  versés  dans  la  paléographie 
grecque;  ce  fut  M.  Tischendoi-f  qui  découvrit  la  fiaude.  Il  crut  que 
Simonides  avait  traduit  le  latin  en  grec,  ou  plutôt  qu'il  offrait  en  vente 
une  telle  traduction  fiiite  au  moyen  âge  et  arrangée  en  palimpseste.  Il 
revient  sur  cette  opimon.  Les  lambeaux  du  texte  grec  qu'il  a  trouvés 
au  couvent  de  Sainte-Catherine  lui  ont  fait  changer  d'avis,  et  l'ont  con- 
vaincu qu'au  moins  partiellement  le  texte  présenté  par  Simonides  était 
une  copie  sincère  du  texte  grec  d'Hermas;  le  texte  grec  de  la  lettre  de 
saint  Barnabe  a  phis  d'importance  encore. 


684 


BIBLIOGRAPHIE. 


On  sait  que,  dans  les  écoles  protestantes,  on  a  élevé  des  doutes  tant 
sur  l'authenticité  des  Evangiles  que  sur  le  temps  où  ils  ont  été  admis 
dans  le  canon  des  livres  saints.  L'Evangile  de  saint  Matthieu  n'a  pas 
échappé  à  cette  critique  inconcevable.  Les  protestants  positifs,  ainsi  que 
les  catholiques,  alléguaient  pour  la  défense  de  cet  Evangile  qu'il  était 
cité  dans  la  lettre  de  saint  Barnabe,  que  les  plus  difficiles  ne  reculent  pas 
en  deçà  de  l'année  1 25  de  notre  ère.  En  effet,  on  lit  dans  le  texte  latin  de 
cette  lettre  ces  paroles  de  l'Evangile  de  saint  Matthieu  :  «  Beaucoup  sont 
appelés  mais  peu  sont  élus.  »  Cela  ne  suffisait  pas;  on  objectait  à  cette 
citation  que  ces  paroles  pouvaient  être  aussi  bien  rapportées  par  tradi- 
tion que  transcrites  sur  un  Evangile.  On  répliquait  :  Ces  paroles  sont 
accompagnées  de  la  formule  «comme  il  est  écrit,  «  formule  qui  renvoie 
constamment  au  livre  des  saintes  Ecritures.  On  ne  se  tenait  pas  pour 
battu  ;  cette  formule,  répondait-on,  a  été  ajoutée  par  le  traducteur 
latin  au  texte,  et  dès  qu'on  découvrira  un  ancien  manuscrit  grec  de  la 
lettre  de  saint  Barnabe,  ce  qui  n'est  que  conjecture  deviendra  vérité 
incontestable.  M.  Tischendorf  a  trouvé  un  ancien  manuscrit  grec,  et 
voilà  qu'on  Y    lit,  ainsi    que  dans  le  latin  :  «  comme  il  est  écrit.  » 
S'avouera-t-on  maintenant  vaincu? 

M.  Tischendorf  revient,  dans  plus  d'un  endroit  de  son  Voyage,  sur 
la  véritable  manière  de  retrouver  les  vraies  leçons  des  saintes  Ecritures. 
Ce  n'est  pas  le  grand  nombre  des  manuscrits,  ce  n'est  pas  même  leur 
antiquité,  c'est  la  valeur  des  familles  auxquelles  ils  appartiennent.  Il  y  a 
eu  différentes  recensions  du  texte  sacré,  surtout  du  Nouveau  Testament, 
et  toutes  n'ont  pas  été  également  heureuses.  Rien  n'a  moins  de  valeur 
que  les  milliers  de  manuscrits   qui  ont  été  faits  sur  la  récension  de 
Constantinople.  La  meilleure  est  la  récension  alexandrine  de  Londres, 
le  palimpseste  de   saint  Ephrem    de  Paris,    le  manuscrit    siuaïtique 
apporté  par  M.  Tischendorf,  et  le  plus  célèbre  de  tous  celui  du  Vati- 
can, qui  tous  quatre  viennent  rendre  témoignage  à  l'excellence  de  la 
Vuloate  latine. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  faire  remarquer  que  la  règle  de  critique  qui 
sert  de  fondement  à  cette  appréciation  des  leçons  d'un  texte  date  depuis 
un  siècle  et  demi.  Elle  sest  fait  jour  à  l'occasion  de  l'édition  du  Marty- 
rologe d'Usuard  par  Sallerius.  Celui-ci  avait  donné  le  pas  à  un  manus- 
crit d'Enghien  sur  le  manuscrit  de  Saint-Germain  des  Prés,  qu'on 
disait  être  l'autographe  d'Usuard  lui-même.  Dom  Bouillard  prouva 
qu'on  n'avançait  pas  ce  fait  en  vain.  Sallerius  répondit,  dans  une  lettre 
publiée  par  Mgr  de  Ram ,  que  ce  fait  ne  nuisait  en  rien  à  son 
édition,  qu'il  s'ensuivait  seulement  qu'Usuard  avait  donné  deux  édi- 
tions de  son  Martyrologe  ;  qu'en  conséquence  il  y  avait  deux  familles 
de  manuscrits;   que  le  texte   qu'il  avait   publié  comme  le  pur  texte 


BlBLlUGHAl'lllL.  685 

crUsuarcl  était  le  texte  primitif  de  cet  luigioloyue;  et  que  le  texte  de 
Saint-Germain  représentait  la  deuxième  édition  corrigée  et  augmentée. 
Depuis  on  a  établi  que  lu  première  édition  datait  do  Tannée  85^  ou 
860,  et  que  la  deuxième  avait  été  faite  entre  l'année  86y  et  Syy.  Voilà 
la  réelle  des  familles  bien  clairement  établie.  Mais  c'est  nous  laisser  en- 
traîner  plus  loin  que  de  raison.  Ajoutons  seulement  que  M.  Tischen- 
dorf  a  examiné  avec  soin  la  question  de  rauthenlicitë  du  tombeau  de 
Notre-Seigneur  et  qu'il  se  prononce  avec  force  en  faveur  de  cette 
authenticité.  Tout  le  chapitre  xix",  où  il  traite  ce  point  de  controverse 
mériterait  d'être  traduit  dans  le  Bulletin  de  pelerinoi^cs  de  terre 
sainte. 


II 


Tableai;  d'u.ne  Églisl;  nationale  d'aphès  in  popi;  nissr,  ou  Cumple  rendu 
d'un  ouvraijc  public  à  Lcipzick  par  un  prctrc  de  l'Eijlise  russe,  sous  ce  titre  : 
Description  du  clergé  de  cvmpagne,  par  M.  l'abbé  Delière.  Paris,  Palmé, 
in--! 2,  99  p.  1862. 

Il  y  a  deux  choses  à  considérer  dans  la  brochure  dont  nous  venons 
de  transcrire  le  titre  :  l'ouvrage  du  piètre  russe  et  le  compte  rendu 
qui  en  est  fait  par  un  prêtre  français.  M.  l'abbé  Delière  aurait  pu  faci- 
lement rendre  un  ^nand  service  à  la  cause  de  la  vérité,  et  se  faire  lire 
avec  un  vif  intérêt  par  tous  les  liommes  sérieux,  s  il  s'était  borné  à 
traduire  l'ouvrage  du  prêtre  russe,  en  mettant  quelques  notes  au  bas 
des  pages  et  en  ajoutant  une  introduction  dans  laquelle  il  aurait  exposé 
sa  manière  de  voir.  Au  lieu  de  cela,  nous  trouvons  des  fragments  et 
un  résumé  de  ceite4jrochure,  entremêlés  d'extraits  empruntés  à  d'au- 
tres ouvrages,  et  des  réflexions  de  M.  Delière.  11  en  résulte  un 
pêle-mêle  de  faits,  de  pensées  et  de  phrases  qui  ne  laisse  pas  dans 
l'esprit  du  lecteur  une  impression  bien  nette,  et  qui  prend  quelquefois 
ime  apparence  déclamatoire. 

De  (juoi  s"agit-il?  Dune  accusation  de  simonie  portée  contre  la  gé- 
néralité du  clergé  russe,  d'une  simonie  affreuse  qui  satlaclie  comme 
un  chancre  à  tous  les  tlegrés  de  la  hiérarchie  et  qui  entraîne  à  sa  suite 
les  désordres  les  plus  épouvantables.  Qui  ne  voit  qu'en  présence  d'une 
accusation  aussi  grave,  le  réquisitoire  le  plus  éloquent  ne  vaudra  ja- 
mais le  simple  récit  d'un  témoin  parfaitement  renseigné  sur  ce  qu'il 
raconte,  et  venant  faiie  sa  déposition  avec  cette  douloureuse  émotion 
qui  est  l'argument  le  plus  puissant  en  fa\eur  de  sa  sincérité.  Ce  prêtre 
russe,  avec  ses  préventions  contre  1  P'glise  catholique.  a\ec  sa  naïve 
ignorance  des  causes  qui  ont  amené  une  si  déplorable  situation  et  des 


686  BIBLIOGRAPHIE. 

remèdes  qui  peuvent  la  faire  disparaître,  vous  présente  un  tableau  si 
saisissant,  si  vivant,  de  toutes  les  misères  qu'il  a  vues  de  ses  yeux,  qu'il 
a  toucliées  de  ses  mains,  qu'il  a  éprouvées  sur  lui-même,  qu  il  est  mi- 
possible  de  le  lire  sans  être  convaincu  et  sans  être  en  même  temps  pro- 
fondément ému.  Pour  ma  part,  je  déclare  que  je  savais  une  partie 
du  mal,  mais  que  je  ne  croyais  pas  qu'il  eiit  atteint  des  proportions 
aussi  effrayantes,  et  je  me  serais  refusé  à  le  croire  si  je  n'avais  pas  été 
entièrement  convaincu  par  le  simple  et  triste  récit  de  ce  pauvre 
prêtre.  Dans  le  compte  rendu  de  M.  l'abbé  Delière  cet  accent  de  sin- 
cérité émue  a  disparu.  Des  lambeaux  de  cette  déposition  se  trouvent 
accolés  à  des  fragments  empruntés  à  ties  sources  beaucoup  moins 
autbentiques.  L'effet  produit  sur  le  lecteur  est  tout  autre;  et,  je  le 
confesse,  si  je  n'avais  pas  lu  d'abord  la  brochure  russe,  je  n'aurais 
ajouté  qu'une  foi  médiocre  aux  assertions  contenues  dans  la  brochure 
française . 

Ces  observations  nous  semblent  importantes.  D'ailleurs  le  travail 
mis  au  jour  par  M.  Delière  prouve,  ou  bien  qu'il  sait  le  russe,  ou 
bien  qu'il  avait  sous  les  yeux  une  traduction  manuscrite  du  texte 
russe.  Par  conséquent,  il  lui  sera  facile  de  publier  cette  traduction, 
comme  nous  le  disons  plus  haut,  sans  y  rien  changer,  en  se  bor- 
nant à  quelques  notes.  Ces  notes  sont  nécessaires,  il  y  a  dans  ce  lécit 
des  mots  et  des  choses  qui,  bien  qu'intelligibles  pour  les  gens  du 
pays,  ont  besoin  d'explication  lorsqu'on  s'adresse  à  des  étrangers. 
Par  exemple,  M.  Delière  se  sert  du  mot  pritchetnik  sans  traduction, 
sans  observation  ;  le  lecteur  français  ny  comprendra  absolument 
rien.  Il  est  vrai  qu'à  la  fin  du  livre  M.  Delière  entre  dans  quelques 
explications  sur  ce  mot;  mais  outre  qu'elles  sont  insuffisantes,  elles 
ont  le  tort  d'arriver  beaucoup  trop  tard. 

Quant  à  l'ouvrage  de  M.  d'Horrer,  il  contient  sans  doute  d'excel- 
lentes choses,  mais  tout  n'y  est  pas  parfaitement  exact.  Le  livre  du 
P.  Theiner  n'est  important  que  par  les  documents  qui  y  sont  repro- 
duits ;  les  appréciations  de  l'auteur  n'ont  guère  de  valeur  ;  on  ne  peut 
non  plus  se  servir  du  récit  des  Basi/iennes,  de  Minsk,  qu'avec  une  cer- 
taine circonspection.  La  brochure  anonyme  publiée  à  Paris,  sous  ce 
titre  :  le  Raskol,  renferme  des  renseignements  précieux  ;  l'auteur  a 
été  en  position  de  connaître  beaucoup  de  faits;  mais  le  jugement 
qu'il  en  porte  et  les  idées  qu'il  émet  à  leur  sujet  iie  peuvent  être  ac- 
ceptés qu'avec  défiance. 

L'anecdote  que  M.  Delière  raconte  sur  le  prêtre  russe,  auteur  du 
mémoire  en,  question,  n'est  pas  très-exacte.  Il  se  fait  une  idée  très- 
exagérée  de  l'importance  de  M.  Pogodin  (c'est  le  nom  du  professeur 
dont  il  parle),  en  disant  que  l'empereur  craignit  de  le  mécontenter. 


BIBLIOGRAPHIE.  687 

Le  fait  est  que  M.  Belustin,  le  prélie  auteur  tlu  mémoiie  (son  nom  est 
pait'aitement  connu  en  Russie),  trouva  un  protecteur  Imcu  autrement 
puissant  que  le  professeur  de  Moscou  clans  M.  Bajanof,  confesseur  de 
rimpératrice.  C'est  M.  Bajanof  qui  exposa  toute  l'affaire  à  l'empereur 
avant  que  la  sentence  du  synode  fût  soumise  à  la  ratification  impé- 
riale, et  lui  fit  voir  que  les  évêques  russes,  dans  cette  circonstance, 
s'étaient  trop  laissé  guider  par  leur  ressentiment  personnel.  Il  est 
vrai  que  l'empereur  proposa  au  pauvre  prêtre  la  place  d'aumônier  à 
Nicej  mais  celui-ci  ne  crut  pas  devoir  l'accepter,  et  il  est  resté  en 
Russie. 

Il  y  aurait  eu  quelque  chose  à  dire  à  ce  propos  sur  les  divisions  ([ui 
existent  en  Russie  entre  ce  qu'on  appelle  le  clergé  noir  et  le  clergé 
blanc.  Sous  le  nom  de  clergé  noir  on  désigne  le  clergé  régulier,  les 
moines,  parmi  lesquels  sont  pris  les  évècpies  ;  le  nom  de  clergé  blanc 
est  appliqué  au  clergé  séculier,  c'est-à-dire  aux  prêtres  mariés  et  au 
clergé  paroissial.  M.  Bajanof  appartient  au  clergé  blanc;  il  est  sécu- 
lier et  marié.  Cependant  sa  qualité  de  confesseur  de  l'impératrice  et 
de  membre  du  synode  lui  donne  une  très- grande  influence;  il  peut 
être  considéré  comme  le  chef  du  clergé  blanc;  on  le  dit  fort  mal 
disposé  pour  le  clergé  noir;  on  lui  attiibue  également  le  projet  de 
faire  adopter  mie  très-grande  innovation  dans  l'Eglise  russe;  il  s'agi- 
rait de  promouvoir  à  l'épiscopat  des  prêtres  mariés,  chose  inouïe  en 
Russie,  et  dont  on  ne  connaît  pas  un  seul  exemple,  à  dater  de 
saint  Vladimir.  Toutes  ces  considérations  peuvent  expliquer  l'atti- 
tude prise  par  M.  Bajanof  dans  cette  affaire  ;  mais  en  même  temps 
elles  doivent  nous  mettre  en  garde  contre  des  jugements  précipités. 
En  considérant  l'affreux  spectacle  des  abus  tolérés  et  encouragés 
par  les  évêques  russes,  on  serait  porté  à  donner  raison  à  ]M.  Bajanof 
et  à  son  protégé;  mais  il  ne  faut  pas  perdre  de  vue  que,  à  coté  de  la 
question  des  abus,  il  y  a  une  question  de  principes,  et  ce  serait  ache- 
ter trop  cher  la  réforme  des  abus,  t|ucl(|ue  criants  qu'ils  soient,  s'il 
fallait  porter  atteinte  à  la  constilullon  de  l'Eglise  et  sacrilier  l'épiscopat. 
Nous  desirons  plus  que  personne  voir  les  abus  réformés,  mais  ils  peu- 
vent et  doivent  l'être  par  une  autre  voie. 

M.  l'abbé  Delière  aurait  pu  faire  ressortir  le  contraste  frappant  ((ue 
présente  le  récit  du  pauvre  prêtre  de  campagne,  attestant  à  cha([ue 
page  l'asservissement  de  l  Eglise  russe,  elles  articles  dans  lesquels  un 
aumônier  d'ambassade  russe  affirme  que  l'Eglise  et  le  clergé  russes 
jouissent  de  la  plus  conq>lète  indépendance,  et  qu'ils  sont  daus  la 
situation  la  plus  pjospère. 

Ces  questions  méritent  d  attirer  l'allention  de  tous  les  hommes 
sérieux.  11  est  incontestable  que  1  Eglise  russe  traverse  une  iiise  qui 


688  BIBLIOGRAPHIE. 

peut  avoir  les  conscqiiences  les  plus  graves.  La  force  des  ciioses  obli- 
gera bientôt  le  gouvernement  russe  à  proclamer  la  liberté  de  cons- 
cience et  à  abandonner  à  ses  propres  forces  cette  Eglise  qui  ne  subsiste 
que  par  Tappui  que  lui  prête  TEtat.  En  perdant  cette  protection  oné- 
reuse et  en  recouvrant  une  partie  de  son  indépendance,  l'Eglise  russe 
sera-t-elle  en  état  de  maintenir  son  autorité  sur  les  millions  d'âmes 
qui  sont  officiellement  inscrits  sur  ses  registi'es?  pourra -t- elle 
résister  à  l'invasion  du  rationalisme,  du  socialisme,  du  protestan- 
tisme, de  toutes  les  sectes  venues  d'Occident,  en  même  temps  qu'aux 
attaques  des  starovères  et  de  toutes  les  sectes  orientales?  ira-t-elle 
chercher  un  point  d'appui  dans  la  papauté,  dans  sa  réconciliation 
avec  l'Eglise  romaine,  ou  bien  se  laissera-t-elle  glisser  sur  la  pente 
du  protestantisme?  restera-t-elle  isolée  des  autres  Eglises  de  l'Orient, 
ou  bien  parviendra-t-elle  à  resserrer  les  liens  de  l'unité  avec  les  anti- 
ques patriarcats  de  Constantinople,  d'Alexandrie,  d'Antioche  et  de 
Jérusalem?  maintiendra-t-elle  à  sa  tête  le  synode  acéphale,  instru- 
ment aveugle  de  l'autocratie  impériale,  ou  bien  restaurera-t-elle  le 
trône  des  anciens  patriarches  de  Moscou?  Ce  sont  là  de  graves  et  im- 
portantes questions  qui  déjà  se  posent  et  qui  seront  peut-être  résolues 
de  nos  jours.  Une  seule  chose  est  certaine,  c'est  que  le  statu  quo  est 
impossible,  et  rien  ne  le  démontre  mieux  que  le  mémoire  de  ce  curé  de 
campagne  du  diocèse  de  Twer. 

Nous  ne  pouvons  donc  qu'engager  M.  l'abbé  Uelière  à  nous  donner 
une  seconde  édition  de  son  travail,  avec  les  modifications  que  nous 
avons  pris  la  liberté  de  lui  signaler. 

Nous  appelons  également  son  attention  sur  un  ouvrage  extrêmement 
remarquable  dont  vient  de  s'enrichir  la  littérature  russe ,  et  dont 
quelques  extraits  figureraient  très-bien  en  appendice  dans  son  livre. 
C'est  la  Biographie  du  comte  Spêranski^  par  M.  le  baron  Modeste  de 
Korff.  Spéranski,  fils  d'un  pauvre  pâtre  du  diocèse  de  Vladimir,  était 
d'abord  destiné  à  l'état  ecclésiastique  j  il  reçut  sa  première  éducation 
dans  les  écoles  diocésaines;  ensuite  il  fut  envoyé  au  séminaire  de 
Saint-Pétersbourg,  nouvellement  établi  aucou\ent  de  Saint-Alexandre 
Newsky,  pour  servir  à  renseignement  supérieur  de  la  théologie.  Après 
y  avoir  terminé  ses  études,  celui  qui  devait  être  le  ministre  tout-puis- 
sant d'Alexandre  V^  continua  à  y  demeurer,  remplissant  les  fonctions 
de  professeur  de  philosophie  et  de  préfet  des  études.  Le  témoignage 
d'un  homme  tel  que  Spéranski,  rapporté  par  un  homme  tel  que  le 
baron  de  Korff,  donne  une  grande  autorité  aux  faits  qui  sont  relatés 
dans  cet  ouvrage;  or,  ces  faits,  quoique  peu  nombreux,  sont  caracté- 
ristiques. Parmi  les  professeurs  du  séminaire  de  Saint- Alexandre 
Newsky,  il  y  en  avait  un  qui  était  souvent  ivre,  et,  quand  il  ne  l'était 


BIBLIOGRAPHIE.  689 

pas,  il  enseignait  les  doctrines  tle  Voltaire  et  de  Dideiot;  les  sémina- 
ristes passaient  la  nuit  à  jouer  aux  cartes,  a  boire,  dans  des  orgies  (t.  I, 
p.  26).  Et  c'était  l'établissement  modèle;  c'est  de  là  que  devaient  sortir 
les  hommes  destinés  à  marcher  à  la  tête  du  clergé  russe,  à  gouverner 
lEglise,  à  siéger  au  synode. 

Un  fait  qui  n'a  qu'un  rapport  indirect  avec  ce  qui  précède,  mais  qui 
mérite  cependant  d'être  noté,  c'est  que,  selon  le  témoignage  du  baron 
de  KorfT,  au  commencement  du  règne  de  l'empereur  Alexandre  l", 
c'est-à-dire  de  i8oi  à  1812,  il  y  avait  dans  tout  l'empire  de  Russie  à 
peine  cent  personnes  qui  sussent  l'orthographe  (t.  I,  p.  i44)' 

Plus  tard,  Spéranski  eut  une  grande  part  à  la  réorganisation  des 
écoles  ecclésiastiques;  nous  remarquons  parmi  les  hommes  qui  y 
furent  employés  des  Grecs-unis  qui  avaient  abjuré  le  catholicisme,  et 
surtout  un  Allemand,  nommé  Fessier,  qui  avait  commencé  par  être 
capucin;  puis,  avant  quitté  le  froc,  il  n'avait  pas  tardé  à  embrasser 
le  protestantisme ,  à  se  marier  et  à  se  faire  admettre  dans  la  secte 
des  illuminés.  Ce  Fessier ,  qui  est  mort  surintendant  protestant  à 
Saratof,  a  été  pendant  quelque  temps  professeur  au  séminaire  de 
Saint-Alexandre  Newsky. 

En  rapprochant  ces  faits  de  ceux  que  rapporte  le  pauvre  prêtre  de 
Kollazinc ,  on  aura  moins  de  peine  à  ajouter  foi  à  ses  navrants 
récits. 

III 

DECRETA  AUTIIENTICA  SACR.E  CONGREGATIOMS  INDULGENTIIS  SA- 
CRISQUE  RELIQUIIS  PR.EPOSlT,t,  ah  amw  16GS  ad  aunum\S6\,  mcurate 
collecta,  ab  Aloysio  Prinzivalli  insignis  basilica'  S.  Maria*  in  Cosmedin  anhi- 
jiroshytoro,  Ssmi  Domini  No.stii  Pii  P.P.  IX,  a  cubiculo  et  siiiïecto  ab  aclis 
ejusdcni  Sacra; Congregalionis.  Borna}  ex  oflicina  Socielatis  Aurcliana?,  anno  1 862. 

Ce  recueil  de  61 2  pages,  suivi  d'un  appendice  de  près  de  200  pages, 
sans  la  table,  sera  très-bien  accueilli  par  le  public.  Ihic  preuve  de  Top- 
porlunilé  de  cetti' publication,  c'est  rempresscniciil  de  deux  impri- 
meurs belges  à  la  reproduire  (M.  Goemacreà  bruxclles,  et  31.  Fonteyn 
à  Louvain).  Nous  n'avons  pas  à  insister  ici  sur  l'autorité  des  décrets 
et  des  réponses  des  Congiégations  romaines.  Celte  t{uesliou  est  traitée 
dans  les  ouvrages  tle  droit  canon  et  de  théologie  morale  à  des  points 
de  vue  très-différents;  mais  ce  sur  quoi  tout  le  monde  doit  être  d'ac- 
cord, c'est  que  les  décrets  et  les  ré[)onses  de  la  Congrégation  des  in- 
dulgences ont  une  autorité  pialique  toute  spéciale.  En  matière  d  in- 
dulgences il  ne  s'agit  pas  de  s'appuyer  sur  des  opinions  j)lus  ou  moins 
probables,  il  est  nécessaire  de  s'en  tenir  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  sur, 
1*  ^  44 


690  BIBLIOGRAPHIE. 

comme  pour  les  sacrements,  parce  que  les  iiukilgences  étant  une  suite 
ou  un  complément  du  sacrement  de  pénitence,  le  pouvoir  de  les  ac- 
corder n'est  qu'une  partie  intégrante  de  l'autorité  accordée  par  le 
Sauveur  aux  apôtres  et  à  leurs  successeurs  par  ces  paroles:  «Les  péchés 
seront  remis  à  qui  vous  les  remettrez,  et  ils  seront  retenus  à  qui  vous 
les  retiendrez.  »  C'est  surtout  en  instruisant  les  fidèles  qu'il  importe  de 
suivre  cette  règle. 

Un  grand  nombre  de  décisions  de  la  Congrégation  des  indulgences 
se  trouvaient  déjà  dans  les  auteurs;  mais  tantôt  elles  n'y  étaient  pas  rap- 
portées en  entier,  tantôt  elles  n'y  paraissaient  pas  sous  leur  vrai  jour. 
Mgr  Pxinzivalli  a  donné  toutes  les  pièces  intégralement,  telles  qu'il  les 
a  trouvées  dans  les  registres  de  la  Congrégation  ;  il  n'en  a  passé  aucune, 
et  les  a  publiées  selon  l'ordre  des  dates.  Cet  ordre,  il  est  vrai,  nous  fait 
passer  sans  cesse  d'un  objet  à  un  autre;  mais  il  a  le  grand  avantage  de 
nous  initier  aux  idées  qui  ont  dirigé  successivement  la  Congrégation  :  à  ce 
titre,  c'est  un  travail  d'un  mérite  vraiment  historique.  D'ailleurs  l'in- 
convénient que  nous  venons  de  signaler  se  trouve  bien  atténué  par  une 
bonne  table  des  matières  que  l'on  pourrait  appeler,  comme  le  décret  de 
Gratien,  Concordantia  discordantium  canonum.  Nous  aurions  aimé 
néanmoins  que  dans  le  texte  même,  on  eût  marqué  à  chaque  décret  ou 
à  chaque  réponse  tous  les  endroits  de  la  collection  où  il  s'agissait  du 
même  objet. 

Le  recueil  s'ouvre  par  une  déclaration  concernant  les  corps  saints 
ou  les  martyrs  des  catacombes.  Elle  est  datée  du  lo  avril  1668,  et  porte 
que  la  palme  et  le  vase  teints  de  leur  sang  doivent  être  ternis  pour  des 
signes  certains  du  martyre.  BenoîtXlVa  très-bien  démontré  que,  dans 
l'intention  de  la  Congrégation,  la  palme  et  le  vase  étaient  deux  signes 
distincts  du  martyre,  mais  que  ceux  qui  extrayaient  les  corps  saints 
avaient  agi  très-sagement,  même  avant  l'apparition  d'une  fameuse  dis- 
sertation de  Muratori,  en  n'admettant  pas  la  palme  seule  comme  un 
signe  suffisant.  Il  a  paru  sur  le  vase  de  sang  un  long  travail  dans  ces 
dernières  années  à  Bruxelles,  un  autre  plus  court  à  Paris  et  un  troi- 
sième dans  une  revue  catholique  de  Londi'es.  Nous  pensons  que  lors- 
qu'il conste  que  le  vase  a  contenu  le  sang  d'un  martyr,  ainsi  que  l'exige 
la  Congrégation,  il  est  incontestable  que  le  corps  placé  auprès  du  vase 
est  celui  d'un  martyr.  La  difficulté,  si  difficulté  il  y  avait,  consisterait  à 
discerner  si  la  croûte  rougeâtre  provient  du  sang  même,  ou  bien  si  elle 
n'est  que  de  l'oxyde  de  fer  expulsé  par  la  cristallisation  du  verre.  Mais 
cette  expérience  chimique  et  physique  est  très-facile  à  faire  ;  et  à  Rome, 
comme  ailleurs,  on  peut  voir,  par  le  phénomène  de  la  polarisation,  si 
le  verre  est  cristallisé,  et  l'on  y  connaît  les  réactifs  qui  indiquent  la 
présence  de  l'oxyde  de  fer.  En  tout  cas,  le  premier  décret  de  la  Gon- 


BIBLIOGRAPHIE.  691 

grr^alion  des  imluli^ences  et  des  leliijues  nous  paraît  iiiattaf|iial)le,  eu 
tant  qu'il  porte  c|ue  les  vases  leinls  du  sang  des  martyrs  doivent  être 
tenus  pour  des  signes  très-certains  du  martyre. 

Les  décrets  et  les  réponses  de  la  Congrégation  en  matière  de  reliques 
sont  peu  considérai )les  ;  elles  ne  montent  qu'au  nombre  de  vingt-neuf. 
Parmi  ces  décrets,  le  plus  important  peut-être  est  le  suivant.  On  sait 
quel  pouvoir  le  concile  de  Trente  a  assuré  aux  évêques  touchant  la  re- 
connaissance des  reliques.  Quelqu'un,  évidemment  dans  le  but  défaire 
lestreindre  ce  pouvoir,  avait  proposé  à  la  congrégation  les  deux  ques- 
tions suivantes:  \°  An   umisqnisque  episcopus  extra  Romam  sua  in 
(lioecesi  <piascnnique  sacras  reliquias  {jndia  excepta^  v.g.  particula  de 
ligno  S.  Crucis  ^  particula  S.  Sehastiani)  deheat  aulhenticare ?   2°  An 
sacrœ  reliquiœ  aquodam  episcopo  in  Italia  autJienticatœ  (si  ex  parte 
subscript ionis,  sigilli  et  theca  nulla  erroris  aut  falsitatis  nota  depre- 
hendalur)   ah  altéra  episcopo  ultra   montes  possint  reprohari  quin  et 
conjiscari^  vel  impediri  ne  puhlicœ  venerationi  exponantur ?  La  sacrée 
Congrégation  répondit  le  16  décembre  1749  •  Ad  i'"  affirmative  ad 
formam  concilii.  Ad  a'"  affirmative  ad  formant  ut  supra.  L'autorité 
épiscopale  fiit  donc  maintenue  dans  toute   son  intégrité.  Eh  bien  ! 
puis(|ue  chaque  fois  qu'on  apporte  de  Rome  des  coips  saints,   il   y  a 
des  incrédules,    les  évêques  ne  pourraient-ils  pas  pour  les  convaincre 
faire  faire  par  des  chimistes  ou  des  physiciens  la  démonstration  que  le 
vase  de  sang  n'est  pas  du  verie  cristallisé;  que  la  matière  rouge  n'est 
pas  de  l'oxyde  de  fer,  et  que  par  consétjuent  le  vase  est  bien  réellement 
teint  lie  sang?  Cette  opération,  faite  dans  un  but  religieux,  ne  présente 
rien  qui  puisse  déplaire  aux  saints  martyrs  mêmes.  L'Église  du  reste 
nous  a  laissé  plus  d'un  exemple  de  semblables  examens,  et  rien  ne  fait 
plus  honneur  au  saint-siége  que  le  zèle  avec  lequel  il  frappe  tous  les 
abus  de  quelque  part  qu'ils  viennent.  Le  tiécret  3^8  delà  Congrégation 
nous  apprend  que  Benoît  XIV  avait  ordonné  la  suspension  de  toutes 
les  reliques  authentiquées  du  sceau  et  de  la  signature  des  prélats  Cosse 
de  la  Vcga,  Matrauga,  Molino,  TJrselli,  et  du  prélat  Gritti,  à  moins  que 
celui-ci  ne  les  vérifiât  de  nouveau.  Par  le  même  décret  sont  considérées 
coiumeapocrvphes  toutes  lesreli(|ues  aulhenliquées  avec  une  sigiialtue 
estanqiillée.  Mgr  Meroni,  évê(jue  de  Porphyre,   conserve  seul  le  droit 
de  signer  ainsi  à  cause  de  l'impuissance  où  il  est  d'écrire.  Cette  mesure 
s'étend  également  aux  reliques  authenti(|uéos  r.r/r(7/?o/-/r7w  Flaminiam 
par  des  évêques  in  partihus.  Ejifiu  ce  décret  retire  aux  vicaires  géné- 
raux le  droit  d'authentiquer  les  reli(|ues  :  Pariter  excluduntur  ah  ati- 
thenticis  reliquiœ  subscriptœ  vicariis  generalibus.  Nous  croyons  toute- 
fois que  le  saint-siége  n'a  jamais  exigé  l'observation  de  cette  partie  du 
décret  hors  de  l'Italie. 


692  BIBLIOGRAPHIE. 

Nous  ne  dirons  ([ue  quelques  mots  sur  les  rescrits  concernant  les  in- 
dulgences. Ces  rescrits  sont  au  nombre  de  six  cent  soixante-dix.  Quel- 
ques-uns ont  trait  à  des  questions  tout  à  fait  particulières;  les  autres 
sont  d'une  importance  générale.  Tantôt  ils  coupent  court  à  de  fausses 
indulgences  et  à  d'autres  abus  de  plus  d'un  genre;  tantôt  ils  donnent  la 
solution  de  doutes  et  de  difficultés  proposées  à  la  congrégation  ;  le 
plus  grand  nombre  renferme  des  concessions  d'indulgences.  Chose 
remarcjuable,  sur  la  totalité  des  décrets  et  des  réponses  émanées  de  la 
Congrégation  des  reliques  et  des  indulgences,  3pi  seulement  ont  été 
données  depuis  l'année  1668  jusqu'au  commencement  de  ce  siècle;  de- 
puis i8oi  jusqu'au  18 septembre  1861  il  en  a  paru  3o4,  dont  un  grand 
nombre  intéressent  spécialement  la  France.  C'est  un  signe,  entre  mille, 
(lu  développement  qu'a  pris,  depuis  le  concordat  de  1801,  l'action  du 
saint-siège  dans  toute  l'Eglise  et  surtout  dans  l'Eglise  de  France. 

L'appendice  contient  cinquante  sommaires  authenti(jues  d'indul- 
gences accordées  à  différentes  confréries,  congrégations,  sociétés 
d'oeuvres  pies  et  autres  institutions  de  ce  genre,  ainsi  qu'à  ceux  qui 
accomplissent  certains  actes  religieux  ou  ([ui  portent  sur  eux  certains 
objets  de  piété.  Trente-deux  de  ces  sommaires  datent  des  pontificats 
de  Grégoire  XVI  et  de  Pie  IX.  Certes,  ce  n'est  pas,  ce  nous  semble, 
un  signe  que  la  religion  se  meure  et  que  l'autorité  du  pape  diminue.  Le 
recueil  de  Mgr  Pinzivalli  ne  donne  pas  néanmoins  tous  les  actes  du 
saint-siège  qui  regardent  les  indulgences  et  les  reliques.  Le  recueil  est 
complet  en  ce  qui  concerne  les  actes  de  la  Congrégation  des  indul- 
gences et  des  reliques  ;  mais  la  Congrégation  est  d'une  date  relativement 
récente.  Puis,  bien  des  points  ontété  réglés  par  des  bulles  et  desbrefs, 
qui  sont  sortis  d'autres  dicastères.  Il  arrive  aussi  très-souvent  que  les 
doutes  touchant  les  indulgences  ou  les  reliques  se  compliquent  de  cir- 
constances qui  permettent  de  les  porter  devant  d'autres  Congrégations. 
Un  recueil  complet  de  tous  les  documents  qui  intéressent  ce  double 
objet  remplirait  facilement  plusieurs  volumes  in-folio. 

Il  est  à  espérer  que  peu  à  peu  de  savants  prélats  romains  pid)lierout 
les  registres  des  autres  Congrégations.  Il  serait  surtout  à  désirer  qu'on 
mît  au  jour  les  actes  de  la  Congrégation  du  concile,  la  plus  importante 
de  toutes.  Zamboni  n'en  a  publié  qu'une  partie  ;  iî  a  omis  tous  ceux 
(jui  ont  suivi  immédiatement  le  concile  de  Trente  avant  la  fin  du  xvi* 
siècle.  Jules  Poggiani  a  été  le  premier  secrétaire  de  cette  Congrégation, 
et  les  lettres  (ju'il  a  écrites  en  cette  qualité  ont  été  publiées  par 
Lagomarsini  avec  le  reste  de  sa  correspondance.  Nous  nous  sommes 
souvent  étonné  qu'on  ne  liit  pas  davantage  les  lettres  de  Poggiani 
si  importantes,  ne  fût-ce  (|ue  par  leur  date.  Nous  savons  qu'il 
existe  dans  la  bibliothèque  des   Bollandistes  à  Bruxelles  un   recueil 


BIBLIOGRAPHIE.  G93 

de  noies  sur  lo  concile  de  Tiente,  faites  par  le  pape  Innocent  IX, 
j)cn(lant  qu'il  clail  préfet  de  la  Congrégation  du  concile;  ces  notes 
ne  sont  presque  que  des  déclarations  île  la  Conj^réj^ation  depuis 
son  existence.  Chez  les  jésuites  de  Louvain  il  existe  ini  juanuscrit 
copié  sur  les  registres  de  lu  Congrégation  vers  la  fin  du  xvi"  siècle.  La 
publication  de  ces  deux  manuscrits  remplirait  à  peu  près  la  lacune 
laissée  par  Zamboni.  Il  serait  utile  qu'elle  fût  faite  par  un  prélat 
romain. 

J.  Gagarin. 


Les  espkhances  de  l'Éoijse,  par  lo  R.  P.  Ramière,  de  la  Compagnie  de  .lésus. 
1  vol.  in-12.  Paris,  1801.  Ruiïot. 

On  se  souvient  que,  dans  la  bulle  qui  promulguait  la  définition  du 
dogme  de  l'Immaculée  Conception,  le  souverain  pontife  Pie  IX  s'ex- 
primait en  ces  termes  : 

«  Nous  attendons  avec  l'espérance  la  plus  assurée  et  la  confiance  la 
plus  entière  que,  par  la  puissance  de  la  bienheureuse  \ierge  Marie..., 
l'Église  ,  notre  sainte  Mère ,  délivrée  de  toutes  les  difficultés  et  victo- 
rieuse  de  toutes  les  eiTCurs,  fleurira  dans  l'univers  entier...,  que  tous  les 
égarés  reviendront  au  sentier  de  la  vérité,..,  et  qu'il  n'y  aura  plus 
qu'un  seul  troupeau  et  un  seul  pasteur.  » 

Ces  paroles  si  fermes  et  si  solennelles  semblèrent  être  à  la  fois  l'écho 
et  la  consécration  authentique  des  ])ressentiments  qui  germaient  depuis 
longtemps  dans  un  grand  nombre  de  cœurs  catholiques,  et  qui  n'avaient 
fait  que  se  fortifier  à  l'approche  de  la  sentence  tant  désirée.  Un  grand 
nombre  d'évè({ues,  répondant  à  la  voix  de  leur  chef,  s'associèrent  dans 
l'expression  des  mêmes  espérances,  et  les  fidèles  semblèrent  se  reposer 
dans  r  attente  d'un  triomphe  éclatant  pour  l'Eglise. 

Les  événements,  on  ne  le  sait  que  trop,  n'ont  pas  répondu  jusqu'ici 
à  cette  attente  heureuse.  Tout  au  contraire  ,  l'avenir  apparaît  de  plus 
en  plus  sond)re  et  menaçant.  Peut-être  même,  l'affaissement,  le  décou- 
ragement ont-ils  conunencé  à  succéd»,'r  ,  dans  l'àmc  de  plusieurs,  à  la 
joie  confiante  d'un  autre  moment. 

Etait-ce  donc  que  cette  confiance  était  téméraire,  et  ne  verra-t-on 
jamais  se  lever  les  beaux  jours  qu'on  s'était  promis?  Telle  est  la  ques- 
tion que  se  pose  l'auteur  i\e^  Es/)('ia/i(cs  de  i Iw^lise.  11  s'empare  des 
paroles  de  Pie  I\  pour  les  graver  au  fioiitispice  de  son  livre ,  et  il  en- 
treprend de  prouver  par  une  longue  démonstration  qu'elles  ne  peuvent 


694 


BIBLIOGRAPHIE. 


manquer  d'avoir  leur  accomplissement.  «  Nous  le  croyons,  dit-il,  d'une 
certitude  qui  ne  le  cède  qu'à  la  certitude  des  dogmes  de  foi,  et  que 
nous  espérons  bien  faire  partager  à  nos  lecteurs.  Bien  plus,  ajoute- 
t-il,  à  en  juger  par  les  motifs  les  plus  graves,  et  en  dépit  de  toutes  les 
apparences  contraires,  le  moment  du  triomphe  complet  de  l'Eglise  ne 
saurait  être  éloigné.  » 

Voilà  certes  une  belle  thèse,  et  que  nous  avons  tout  intérêt  à  trouver 
aussi  bien  démontrée  qu'elle  est  consolante.  Notre  savant  confrère  nous 
assure  que  «  bien  loin  de  craindre  les  attaques  de  ceux  qui  pensent  au- 
trement que  lui,  il  les  invite  à  le  combattre.  »  Au  surplus,  comme  il 
le  reconnaît,  la  question  est  une  de  celles  où  la  contradiction  peut  s'exer- 
cer impunément,  la  divergence  en  cette  matière  étant  un  de  ces  dissen- 
timents fraternels  qui  n'altèrent  en  rien  l'unité  de  la  foi  et  de  la  charité. 
Nous  prenons  acte  de  cette  déclaration,  et  nous  nous  en  autoriserons 
pour  émettre  quelques  doutes,  quelques  observations  critiques ,  avec 
une  liberté  et  une  franchise  égale  à  la  sympathie  que  nous  éprouvons 
pour  la  personne  de  l'auteur,  comme  à  l'estime  profonde  que  nous 
inspire  son  talent. 

Remarquons  tout  d'abord  que  les  espérances  de  l'Eglise  peuvent 
être  entendues  de  plus  d'une  sorte.  Il  en  est  qui  sont  certaines  et  aliso- 
lues  j  il  en  est  d'autres  qui  sont  simplement  hypothétiques,  ou  conjec- 
turales, ou  du  moins  dénuées  des  mêmes  garanties  que  les  autres. 

Ainsi,  il  est  de  foi  que  les  portes  de  l'enfer,  pas  plus  les  hérésies  que 
les  attentats  révolutionnaires,  ne  prévaudront  jamais  contre  l'Eglise  ; 
qu'elle  conservera  jusqu'à  la  fin  des  temps  toutes  les  prérogatives  essen- 
tielles et  tous  les  caractères  qui  font  reconnaîti'e  sa  divine  origine, 
c'est-à-dire  qu'elle  demeurera  toujours  visible,  une,  sainte,  catholique, 
indéfectible  dans  la  foi  et  inébranlable  dans  la  constitution  qu'elle  a 
reçue  de  Jésus-Christ.  Voilà  les  véritables  espérances  de  l'Eglise ,  ses 
espérances  authentiques,  certaines  et  absolues  ;  et ,  pour  l'observer  en 
passant,  ces  espérances-là  nous  suffisent  amplement  pour  nous  raffer- 
mir dans  les  éprevives  du  présent  et  nous  rassurer  contre  toutes  les  pers- 
pectives de  l'avenir. 

Mais  que  l'Église  doive  jouir  d'une  ère  de  prospérités  inouïes,  que 
toutes  les  nations  doivent  se  voir  simultanément  réunies  dans  son  sein, 
que  le  règne  du  mal  doive  presque  entièrement  disparaître,  et  surtout 
que  ces  événements  extraordinaires  doivent  s'accomplir  dans  un  terme 
plus  ou  moins  rapproché  :  ce  sont  là  des  espérances  d'un  ordre  tout 
différent  et  qui  sont  loin  d'avoir  la  même  certitude  que  les  précédentes. 
On  n'est  nullement  tenu  de  leur  donner  son  adhésion  ;  elles  n'ont ,  et 
n'auront,  au  moins  pour  le  très-grand  nombre  des  esprits,  qu'un  carac- 
tère de  probabilité  plus  ou  moins  grande,  une  valeur  conjecturale  ;  et 


BIBLIOGRAPHIE.  695 

nous  pouvons  ajouter  qu'elles  sont  hypothétiques  et  conditionnelles,  en 
ce  sens  que  la  réalisation  en  est  jusqu'à  un  certain  point  subordonnée 
à  l'usage  que  l'humanité  fera  de  son  hbre  arbitre. 

La  question  de  l'avenir  de  l'Eglise,  au  point  i\c  vue  de  notre  auteur, 
implique  donc  trois  affirmalions  qu'on  pourrait  formuler  à  peu  près 
ainsi,  en  les  accentuant  selon  la  valeur  des  motifs  qui  les  appuient:  i°  Il 
est  absolument  certain  que  l'Eglise  ne  saurait  périr  ni  rien  perdre  de 
ses  caractères  essentiels  ;  2"  des  raisons  graves  portent  à  croire  que  l'E- 
glise jouira  d'une  nouvelle  ère  de  prospérité  ;  3°  il  est  probable  que  le 
temps  où  cette  ère  nouvelle  s'ouvrira  n'est  pas  fort  éloigné.  Peut-être 
ces  trois  propositions  auraient-elles  pu  fournir  la  division  même  de 
l'ouvrage.  Nous  inclinerions  à  penser  qu'un  tel  plan  eût  été  plus  régu- 
lier, et  que,  entre  autres  avantages,  il  eût  permis  de  mieux  saisir  le 
sens,  la  portée  et  la  force  respective  des  arguments  que  l'on  présente. 
Tout  au  moins  était-il  nécessaire  de  maintenir  une  ligne  de  démarca- 
tion rigoureuse  entre  ces  trois  propositions,  qui,  nous  le  répétons, 
n'ont  pas  à  beaucoup  ])rès  le  même  degré  d'évidence.  Assurément,  le 
R.  P.  Ramière  n'a  pas  manqué  de  faire  entre  elles  une  distinction  très- 
expresse;  mais  aussi  parfois,  dans  ses  conclusions,  il  semble  glisser  de 
l'une  dans  l'autre  et  faire  valoir  en  faveur  de  la  dernière,  par  exemple, 
des  preuves  qui  ne  s'appliquent  qu'à  la  première.  Le  lecteur  est  ainsi 
quelque  peu  exposé  à  prendre  le  change  en  mettant  à  peu  près  sur  la 
même  ligne  des  motifs  d'espérance  d'une  nature  et  d'un  poids  très- 
différents. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'auteur  entrant  dans  sa  démonstration  s'appuie 
sur  trois  ordres  de  considérations  qui  constituent  les  trois  parties  du 
livre  :  1°  les  Lo/'s  de  la  Providence  ;  2"  les  Tendances  sociales  ;  3"  les 
Promesses  de  Dieu . 

Voici  en  quels  termes  il  énonce  les  lois  de  la  Providence  :  «  Première 
loi  :  7\)ut  ce  f/iii  se  fait  dans  le  monde  tend  à  qlorifier  Dien.  —  La 
gloire  de  Dieu  est  la  fin  essentielle  et  première  de  la  création.  —  Dans 
l'ordre  présent,  Dieu  veut  être  glorifié  par  la  divinisation  de  l'homme, 

—  La  gloire  de  Dieu  doit  résulter  de  l'épreuve.  —  Le  mal  autant  que 
le  bien  doit  servir  à  glorifier  Dieu.  —  Les  peuples  doivent  glorifier 
Dieu  dans  leur  existence  collective  et  temporelle. 

«  Deuxième  loi  :  Oest  par  Jesus-Ckrist  que  Dieu  veut  être  glorifié 
dans  le  monde  :  —  La  gloire  du  Verbe  incarné  est,  dans  l'ordre  pré- 
sent, la  fin  de  toute  la  création.  —  La  divinisation  de  l'hoinnu*  doit  s'o- 
pérer par  Jésus-Christ.  —  La  gloire  de  Jésus-Christ  et  de  Ihonnue 
lui-même  doit  résulter  de  l'imitation  dis  soufCrances  de  l'Hounne-Dieu. 

—  Les  péchés  des  hommes  servent  à  glorifier  Jésus-Christ.  —  Les  peu- 
ples doivent  glorifier  Jésus-Christ  en  reconnaissant  sa  royauté. 


696  PIBLIOGRAPHIE 

«  Troisième  loi  :  Le  règne  de  Jésus-Christ  doit  s\UahIir  dans  le 
monde  par  l Eglise  :  —  L'Eglise  est  le  principe  de  salut  et  de  progrès 
pour  les  individus  ;  —  elle  l'est  pour  les  peuples, —  et  pour  l'humanité.  » 
Telle  est  l'idée  générale  qui  nous  est  donnée  des  Lois  de  la  Provi- 
dence. Comme  on  a  dû  s'en  apercevoir,  la  troisième  loi  n'est  pas  déve- 
loppée précisément  dans  le  même  sens  que  les  deux  autres,  et  les  con- 
sidérations dont  elle  est  l'objet  rentreraient,  ce  semble,  dans  la  seconde 
partie  de  l'ouvrage  où,  en  effet,  on  les  trouve  reproduites  sous  une  autre 
forme.  Le  parallélisme  est  ainsi  rompu;  mais,  à  part  ce  défaut  d'har- 
monie, tout  cet  ensemble  de  doctrine  est  d'un  grand  et  bel  effet.  C'est 
vraiment  plaisir  de  suivre  le  Père  Ramîère  à  travers  les  perspectives 
de  cette  haute  et  large  théologie.  On  sent  qu'il  y  est  à  l'aise  et  comme 
dans  son  élément. 

Aussi,  nous  nous  assurons  qu'on  saura  gré  à  notre  auteur  des  déve- 
loppements qu'il  a  donnés  à  cet  exposé,  quand  bien  même  on  n'en 
saisirait  pas  parfaitement  la  liaison  avec  la  thèse  spéciale  qu'il  a  eu  vue. 
L'avouerons-nous?  celte  liaison  échappe  quelque  peu  à  notre  clair- 
voyance. Car,  enfin  ,  que  résulte-t-il  de  ces   lois  de  la  Providence? 
Que  Dieu  n'abandonnera  jamais  son  Eglise,  et  que,  par  conséquent, 
les  épreuves   ne   doivent  pas   nous  décourager?  L'auteur   tire    cette 
conclusion  (p.   184,  etc.),  et  elle  est  évidente.  Mais  s'ensuit-il   que 
rÉo-lise  doive,  comme  on  l'assure,  remporter  un  triomphe  nnii^ersel 
et  un  triomphe  prochain  P  Nous  ne  le  voyons  pas  clairement.  Cette 
conclusion   semble  même,  sinon  formellement  contredite,  du  moins 
privée  de  toute  force  par  le  seul  énoncé,  d'ailleurs  trop  absolu ,  selon 
nous,  de  ces  deux  propositions  :  «  Le  mal  autant  que  le  bien  doit  servir 
a  i^lorifter  Dieu.  —  Les  péchés  des  hommes  servent  à  glorifier  Jésus - 
Christ.  »  Prises  dans  leur  sens  vrai ,  ces  deux  assertions  démontrent 
qu'il  n'est  nullement  nécessaire  que  l'Eglise  obtienne  sur  la  terre  les 
grandes  prospérités  qu'on  lui  promet.  La  glorification  de  Dieu ,  celle 
de  Jésus-Christ,  celle  de  l'Eglise  elle-même,  sont  indépendantes  de  cette 
éventualité.  L'ordre  providentiel  n'exige  en  aucune  manière ,  ni  pour 
une  époque,  ni  pour  une  autre,  la  suppression  presque  absolue  du  mal 
ni  le  triomphe  plus  ou  moins  complet  du  bien  sur  la  terre.  Le  mal ,  le 
péché,  quelle  que  soit  leur  part  ici-bas ,  rentreront  dans  l'ordre  par  le 
châtiment.  Dieu ,  Jésus-Christ  et  son  Eglise ,  seront  glorifiés  complète- 
ment dans  l'éternité,  et,  en  un  sens  très-réel,  la  parfaite  manifestation 
de  cette  gloire  éclatera  sur  la  terre  elle-même,  mais  seulement  au  der- 
nier jour  du  monde,  au  jour  du  jugement  suprême.  C'est  alors,  selon  le 
grand  mot  de   l'Écriture  ,  que  viendra  le   temps   de   chaque    chose 
(Eccles.,  III,  17).   En  attendant,   les  deux  cités  demeurent  mêlées; 
l'ivraie  croît  avec  le  bon  grain  jusqu'à  la  moisson.  C'est  là,  comme 


BIBLIOGRAPHIE.  097 

parle  Bossuct  dans  cette  langue  qui  n'appartient  qu'à  lui,  «  la  grande 
maxime  d'État  de  lapolitique  du  ciel.  »  —  «  Dieu,  ajoute-t-il,  laisse  son 
ouvrage  en  ce  monde  dans  un  certain  désordre  pour  nous  montrer 
qu'il  n'y  a  pas  mis  la  dernière  main,  et  pour  nous  forcer  à  penser 
sans  cesse  à  ce  jour  où  la  lumière  sera  encore  séparée  des  ténèbres. 
Il  faut  la  durée  entière  du  monde  pour  développer  tout  à  fait  les 
ordres  d'une  sagesse  si  profonde.  Et  nous,  mortels  misérables,  nous 
voudrions,  en  nos  jours  qui  passent  si  vite,  voir  toutes  les  œuvres 
de  Dieu  accomplies  !  Parce  que  nous  et  nos  conseils  sommes  limités 
dans  un  temps  si  court,  nous  voudrions  que  l'Infini  se  renfermât 
aussi  dans  nos  bornes,  et  qu'il  déployât  en  si  peu  d'espace  tout  ce  que 
sa  miséricorde  prépare  aux  bons  et  tout  ce  que  sa  justice  destine  aux 
méchants  !  Laissons  agir  l'Éternel  suivant  les  lois  de  son  éternité ,  et 
bien  loin  de  la  réduire  à  notre  mesure,  tâchons  d'entrer  plutôt  dans  son 
étendue  :  Jungere  œternitatL  Dei  et  cuin  illo  œteinus  esto  (Aug.).  » 
(Boss.,  Serm.  sur  la  Prov.  —  Jeudi  de  la  2"  sem.  du  car.) 

Mais,  dira-t-on,  il  résulte  des  lois  de  la  Providence  que  la  volonté 
de  Dieu  est  que  l'humanité  entière  se  convertisse.  «  Dieu  veut  sa  ré- 
conciliation avec  l'Eglise  de  la  même  volonté  dont  il  veut  son  salut, 
c'est-à-dire  de  la  même  volonté  dont  il  veut  sa  propre  gloire  et  dont  il 
aime  son  infinie  bonté.  »  (Espér.  de  l'Egl.^  p.  i88.)  Ceci  est  inexact. 
Dieu  veut  sa  propre  gloire  d'une  volonté  absolue  et  nécessairement 
efficace,  tandis  que,  comme  on  le  reconnaît  quelqiies  lignes  plus  bas, 
la  volonté  dont  Dieu  veut  la  réconciliation  totale  de  l'humanité  avec 
l'Église  «  n'est  pas  nécessairement  efficace,  en  ce  sens  que  la  libre  ré- 
sistance de  l'homme  peut  l'empêcher  d'avoir  son  effet.  »  Dès  lors 
toute  la  question  est  de  savoir  si  l'humanité  en  masse  voudra  corres- 
pondre à  la  volonté  divine,  et,  par  conséquent,  les  lois  de  la  Provi- 
dence ne  suflisent  pas  à  prouver  par  elles-mcmcs  la  grande  thèse  de 
l'auteur.  Lui-même  semble  1" avoir  senti,  à  en  juger  par  un  certain  em- 
barras que  nous  croyons  voir  dans  les  conclusions  de  sa  première 
partie.  Tantôt,  en  effet,  il  avoue  que  la  faculté  qui  reste  à  l'humanité 
de  mésuser  de  son  libre  arbitre  est  un  motif  de  ne  pas  donner  sa  gué- 
rison  comme  certaine  (p.  190);  tantôt,  il  se  place  sur  la  défensive  et  il 
se  borne  à  dire  que  le  retour  général  du  mal  au  bien  est  toujours  pos- 
sible et  que  l'espérance  au  moins  ne  saurait  être  taxée  de  témérité; 
tantôt,  enfin,  il  s'appuie  s\n'  les  dispositions  présentes  de  l'humanité 
(p.  18^,  196,  etc.)  :  ce  qui,  si  je  ne  me  trompe,  revient  à  peu  près  à 
j)lacer  le  fondement  des  espérances  dans  un  tout  antre  ordre  de  con- 
sidérations que  dans  les  lois  providentielles. 

Passons  au  second  fondement  que  le  P.  Ramière  assigne  aux  espé- 
rances de  l'Eglise  :  Les  tendances  sociales.  Cette  seconde  partie  avait 


698  BIBLIOGRAPHIE. 

déjà  été  publiée  à  part,  sous  ce  titre  :  V Eglise  et  la  cwilisation  mo- 
derne. Ce  livre  a  obtenu,  on  le  sait,  un  beau  et  légitime  succès.  Il  a 
rendu  et  rendra  encore  de  précieux  services  à  la  cause  catholique, 
autant  par  l'esprit  de  bienveillance  et  de  sage  conciliation  qui  y  règne, 
que  par  le  mérite  des  solutions  qu'il  a  données  aux  questions  fonda- 
mentales de  notre  siècle. 

Mais  encore,  l'étude  des  tendances  des  esprits  nous  autorise-t-  elle 
à  conclure  que  les  sociétés  se  réconcilieront,  et  se  réconcilieront 
prochainement  avec  l'Eglise  ?  Il  y  a  assurément  dans  cette  seconde 
partie  des  considérations  d'une  valeur  sérieuse;  pourtant,  à  l'en- 
droit de  l'argument  qui  s'y  trouve  le  plus  longuement  développé, 
nous  éprouvons  encore  quelques  tentations  d'incrédulité.  L'auteur 
prouve  tort  bien  que  les  aspirations  si  ardentes  de  notre  époque  vers  la 
liberté,  la  fraternité,  etc.,  ne  peuvent  être  pleinement  satisfaites  que 
par  l'Eglise,  et  que,  pour  peu  que  les  sociétés  modernes  soient  consé- 
quentes avec  elles-mêmes,  elles  iront  demander  leur  bonheur  à  la  seule 
source  qui  puisse  le  leur  procurer.  Est-ce  à  dire  que  les  sociétés 
seront  conséquentes  avec  elles-mêmes  ?  se  laisseront-elles  convaincre 
en  masse  par  la  vérité  et  se  soumettront-elles  à  ses  lois  ?  Il  y  a  ici  un 
immense  abîme  entre  la  question  de  droit  et  la  question  de  fait,  et  il 
ne  faut  pas  se  hâter  de  conclure  d'un  ordre  purement  logique,  en  quel- 
que sorte,  à  l'ordre  réel.  Je  m'explique.  On  démontre  fort  bien  en 
métaphysique  les  axiomes  suivants  :  Tout  ce  qui  est  bon  à  quelque 
degré  n'est  tel  que  parce  qu'il  est  une  certaine  participation  de  Dieu  ; 
d'où  il  suit  que,  quand  nous  aimons  un  bien  fini,  nous  y  aimons,  d'une 
manière  implicite,  Dieu  dont  la  bonté  communiquée  constitue  toute  la 
sienne.  Conclura-t-on  de  là  que  plus  on  cherche  les  biens  créés  plus 
on  est  près  de  revenir  à  l'amour  explicite  de  Dieu?  Non,  assurément. 
Eh  bien  !  de  même,  les  sociétés  en  poursuivant  des  moyens  de  féli- 
cité qui  n'existent  qu'au  sein  de  l'Eglise  catholique  tendent,  il  est  vrai, 
implicitement  vers  l'Eglise  ;  mais  qu'on  n'aille  pas  en  déduire  pour 
cela  que  cette  tendance  deviendra  explicite.  Car,  autant  les  sociétés 
sont  ardentes  à  chercher  un  bonheur  que  le  catholicisme  seul  leur  pro- 
curerait, autant,  et  plus  peut-être,  elles  s'obstinent  "d'ordinaire  à  le 
chercher  précisément  en  dehors  des  lois  du  catholicisme.  Si,  comme 
cela  est  incontestable,  il  existe  des  symptômes  heureux,  il  en  est  beau- 
coup d'autres  qui  sont  loin  de  l'être.  L'auteur  convient  dans  un 
autre  endroit  (p.  670  et  suiv.)  que  les  éléments  de  mort  sont  partout, 
que  le  mal  est  presque  à  son  comble.  Il  se  rassure  en  disant  que  Dieu 
peut  faire  un  miracle.  Soit;  mais,  s'il  est  possible  qu'il  le  fasse,  il  est 
du  moins  fort  douteux  que  les  tendances  sociales,  étant  ce  qu'elles  sont, 
soient  t!c  nature  à  en  donner  des  espérances  positives  et  sérieuses. 


BIBLIOGRAPHIE.  699 

Enfin,  le  troisième  fondement,  ce  sont  les  Promesses  de  Dieu. 
L'auteur  l'appelle  la  partie  décisive  de  sa  démonstration.  Décisive,  elle 
ne  le  sera  pas  pour  plusieurs  esprits,  d'une  tournure  un  peu  pessimiste 
peut-être,  mais  qui  ne  sont  pas  tout  à  fait  dépourvus  de  bonnes  rai- 
sons. Nous  n'en  signalons  qu'une  seule.  Aux  conséquences  tirées  par 
le  P.  Ramièie  des  prophéties  de  l'Ecriture  qui  amioncent  à  l'Eglise  la 
paix.^  la  domination  universelle^  etc.  on  peut  répondre  que  ces  pro- 
messes sont  interprétées  dans  un  sens  différent  du  sien  par  la  majeure 
partie  des  Péres^  des  docteurs,  des  commentateurs.  Or  ce  sont  là 
les  seuls  interprètes  autorisés  de  l'Ecriture,  et  les  avoir  contre  soi 
c'est  une  présomption  fort  grave  en  pareille  matière.  A  vrai  dire 
cependant,  le  sentiment  duP.  Ramière  n'est  pas  sans  avoir  aussi  ses 
autorités,  quoique  bien  moins  nombreuses,  et  les  raisons  qu'il  apporte 
ne  sont  pas  à  dédaigner.  Il  insiste  à  bon  droit,  dans  de  fort  belles 
pages,  sur  les  progrès  de  la  dévotion  admirable  du  Sacré-Cœur.  Cette 
manifestation  exceptionnelle  de  la  divine  miséricorde  ne  semblc-t-ellc 
pas  avoir  été  réservée  à  nos  derniers  temps,  comme  un  gage  des  faveurs 
les  plus  extraordinaires  ?  Nous  en  dirons  autant  du  développement 
de  plus  en  plus  considérable  de  la  dévotion  envers  la  sainte  Vierge,  et 
de  cette  proclamation  du  dogme  de  l'Immaculée  Conception  qui  a 
été  saluée  par  tant  de  manifestations  de  joie.  Ce  sont  là  des  signes 
consolateurs.  N'oublions  pas  ces  grandes  paroles  de  Pie  IX  que  nous 
rapportions  en  commençant,  et  qui,  à  elles  seules,  valent  beaucoup 
d'autres  arguments. 

En  résumé,  la  thèse  du  P.  Ramière,  prise  avec  certaines  restric- 
tions, nous  semble  probable,  bien  que  plusieurs  de  ses  preuves  ne 
nous  paraissent  pas  concluantes.  Des  juges  plus  compétents  que  nous 
prononceront  sur  la  valeur  de  nos  objeclions.  Au  reste  la  justice  nous 
oblige  à  déclarer  que  nous  n'avons  pu  donner  qu'une  idée  fort  impar- 
faite de  la  démonstration  de  Tantcur.  11  y  ît  telles  ou  telles  considéra- 
lions  omises  ou  à  peine  indiquées  par  nous,  et  qui  auraient  méiiîé 
une  discnssion  approfondie.  Nous  souhaitons  (jue  nos  lecteurs  sup- 
pléent par  un  examen  personnel  à  l'insuftisance  de  ce  conqjlc  rendu. 
Les  Espérances  de  /'Ei^/ise  sont  un  livre  dont  les  imperfections  sont 
rachetées  par  de  rares  qualités,  et  nons  ne  doutons  pas  ([u'on  ne  le  lise 
avec  beaucoup  d'intérêt  et  de  profit.  Les  vues  les  plus  élevées,  les  pen- 
sées les  plus  belles  y  abondent  de  tontes  parts  ;  ou,  pour  parler  plus 
justement,  il  y  a  surabondance  de  tout  cela.  Le  P.  Ramière  nous  a 
ouvert  une  mine  riche  à  l'excès  :  peut-être  n'a-t-il  pas  suivi  assez  labo- 
riensement  quel(|ues-uns  des  filons  les  plus  féconds. 

P.     rorLFMOTVT. 


700  BIBLIOGRAPHIE. 

ÉGYPTOLOGIE 

1"  Note  sur  les  principaux  résultats  des  fouilles  exécutées  en  Égvpte, 
PAR  LES  ORDRES  DE  S.  A.  LE  YiCE-Roi ,  par  M.  lo  vicomte  de  Rougé.  Paris. 
Uidot,  1861. 

2"  MÉLANGES  b^YPTOLOGIQUES  ,  COMPRENANT  ONZE  DISSERTATIONS  SUR  DIFFÉ- 
RENTS SUJETS,  par  F.  Chabas.  Paris.  Duprat,  1802. 

3°  Papyrus  égypto-araméen,  appartenant  au  musée  égyptien  du  Louvre, 
EXPLIQUÉ  ET  ANALYSÉ  POUR  LA  PREMIÈRE  FOIS,  par  l'abbé  J.-J.-L.  Bargès.  Paris, 
Dupral,  1862. 


De  tous  les  points  du  monde  où  les  sociétés  humaines  ont  imprimé 
leurs  traces ,  il  n'en  est  pas  qui  les  ait  conservées  à  la  postérité  plus 
fidèlement  que  l'Egypte.  Depuis  longtemps  des  fouilles  partielles,  dont 
les  résultats  enrichissaient  les  musées  de  FEurope,  permettaient  de 
croire  que  tout  Tancien  monde  des  Pharaons  demeurait  enseveli  sous 
l'Egypte  musulmane;  et  que,  protégé  par  la  stabilité  caractéristique 
de  ses  œuvres,  il  y  attendait  le  jour  de  son  exhumation  complète.  Per- 
sonne n'ignore  que  c'est  à  un  Français,  au  savant  et  infatigable  M.  Ma- 
riette, qu'échut  l'honneur  de  concevoir  et  de  réaliser  cette  gigantesque 
entreprise.  Encouragé  d'abord  par  la  munificence  de  M.  le  duc  de  Luv- 
nes,  secondé  plus  tard  par  la  protection  éclairée  du  vice-roi  d'Egypte, 
notre  habile  compatriote  a  pu  organiser  son  exploration  sur  une  grande 
échelle,  et  chaque  jour  les  découvertes  les  plus  importantes  viennent 
récompenser  ses  efforts  et  justifier  sa  persévérante  sagacité.  Aujour- 
d'hui, le  voyageur  peut  contempler,  dans  le  musée  du  vice-roi,  l'Egypte 
ancienne  comme  ressuscitée,  et  le  savant  en  refaire  l'histoire  sur  la  col- 
lection de  plus  de  douze  mille  objets  de  toute  nature  que  les  fouilles  y 
ont  rassemblés. 

Nous  devons  au  zèle  scientifique  de  M.  le  vicomte  de  Rougé,  à  qui 
cette  mission  revenait  de  droit,  d'être  initié  en  France  aux  résultats  de 
ces  importantes  recherches.  Nul  autre  n'était  plus  à  même  d'en  appré- 
cier la  valeur  et  d'en  faire  ressortir  les  conséquences  historiques. 

La  ISote  que  nous  résumons,  lue  déjà  dans  la  séance  annuelle  des 
cinq  Académies  du  i4  août  i86i,  a  pour  objet  les  fouilles  exécutées  à 
Tanis  et  au  sanctuaire  de  Kainak. 

Parmi  les  monuments  trouvés  dans  ces  deux  localités,  M.  de  Rougé 
avait  signalé  à  l'attention  de  l'Académie  les  sphinx  et  les  statues  colos- 
sales de  Tanis,  d'une  part;  et  de  l'autre,  les  inscriptions  et  les  tableaux 
historiques  de  Karnak.  «  De  ces  découvertes,  dit-il,  les  premières  se 
rapportent  particulièrement  à  la  grande  invasion  des  peuples  pasteurs 
et  au  royaume  qu'ils  avaient  fondé  dans  la  basse  Egypte  ;   les  autres 


BIBLIOGRAPHIE.  704 

a^raiulisscnl  nos  connaissances  sur  l'époque  qui  suivit  l'expulsion  de 
ces  envahisseuis  ,  et  qui  fut  la  plus  glorieuse  de  toutes  pour  la  nation 
égyptienne.  » 

De  ces  deux  époques,  la  première  surtout  était  restée  jusqu'ici,  mal- 
gré les  travaux  de  Ghampollion  ,  dans  une  regrettable  obscurité.  On 
savait  sans  doute  que  les  Hycsos  étaient  descendus  en  Egypte  par  Sue/, 
et  l'on  avait  approximativement  déterminé  le  moment  de  leur  invasion. 
Mais  est-ce  assez  pour  l'histoire  de  constater  les  faits  et  de  fixer  les 
dates?  n'est-ce  pas  la  physionomie  des  peuples,  les  circonstances  qui 
accompagnent  et  qui  suivent  les  grandes  révolutions  sociales  ou  l'inva- 
sion des  races  conquérantes  qui  constituent  proprement  la  science  du 
passé,  et  lui  donnent  le  droit  d'être  intéressante  et  utile.''  A  ce  point  de 
vue,  rétablissement  des  Hycsos  en  Egypte  était  encore  un  problème 
historique,  dont  les  fouilles  de  Tanis  viennent  d'avancer  la  solution. 

Voici  d'abord  des  inscriptions  ég\  piicnnes  où  les  Hycsos  sont  ex- 
pressément nommés  \cs  pasteurs  d' Jsic,  et  qui  confirment  ainsi  la  tra- 
dition commune.  Ailleurs,  l'image  du  dieu  que  les  pasteurs  adoraient 
nous  enseigne  leur  origine  précise  :  c'est  un  quadrupède  féroce  aux 
longues  oreilles  dressées,  portant  le  noni  de  Baalei  de  Soi/tekh,  le  dieu 
des  fils  de  Chef,  qui  devinrent  plus  tard  l'une  des  branches  les  plus  im- 
portantes des  tribus  cananéennes.  Que  penser  alors  du  témoignage  de 
Josèphe,  qui  voAait  dans  les  pasteurs  les  Juifs  ses  ancêtres.^ 

Maîtres  de  l'Egypte  ,  les  Hycsos  avalent  établi  le  siège  de  leur  gou- 
vernement dans  une  ville  que  les  Grecs  nomment  Avaris.  La  forme 
égyptienne  de  ce  nom,  révélée  par  les  paf»yrus  historiques,  est  Ha-Ouar, 
et  c'est  ce  même  nom  qu'on  retrouve  sur  tous  les  monuments  de  Tanis. 
Ha-Ouar  et  Tanis  n'étaient  donc  qu'une  même  localité  appelée  de 
deux  noms,  l'un  égyptien,  l'autre  emprunté  aux  langues  cananéennes. 

Le  pays,  la  race,  la  résidence  royale  des  pasteurs,  se  trouvent  ainsi 
incontestablement  établis. 

Voici  des  faits  d'un  autre  ordre.  Les  fouilles  de  Tanis  ont  mis  à  dé- 
couvert des  monuments  provenant  des  Pharaons  de  la  famille  d'Am- 
ménèmes,  dou/.lème  dynastie,  et  sur  lesquels  on  a  [)u  lire  des  noms  de 
rois  pasteurs,  écrits  en  caractères  hiéroglyphiques  ;  des  inscriptions 
analogues  se  retrouvent  sur  des  monunu-nts  appartenant  à  la  trei- 
zième dynastie.  11  faut  donc  en  conclure  que  l'arrivée  des  Hycsos  en 
l'.gvpte  est  postérieure  à  l'époque  de  ces  dynasties.  Mais  ce  dernier  fait 
a  une  valeur  historique  plus  considérable  encore.  Que  penser,  en  effet, 
des  conquérants  qui  se  sont  fait  une  loi  de  respecter  les  images,  les  mo- 
numents, les  écussons  même  des  princes  dépossédés,  et  qui  se  conten- 
tent d'inscrire  leurs  propres  noms  à  coté  de  ceux  des  vaincus?  Dira- 
t-on  qu'ils  ne  subjuguèrent  (pic  pour  tout  dévaster  et  que  leur  règne  fut 


702  BIBLIOGRAPHIE. 

celui  du  brigandage  et  de  la  barbarie?  Tels  nous  ont  été  jusqu'ici  dé- 
peints, par  les  historiens  grecs,  les  rois  pasteurs.  On  s'était  accoutumé 
à  les  considérer  comme  une  horde  de  barbares  ,  dont  le  séjour  eu 
Egypte  avait  arrête  le  mouvement  de  la  civilisation  et  des  arts.  Les 
récentes  découvertes  de  Tanis  portent  une  grave  atteinte  à  la  vérité  de 
ces  traditions,  et  l'époque  des  Hycsos  semble  venir  elle-même  aujour- 
d'hui en  appeler,  au  tiibunal  de  la  postérité,  du  jugement  des  historiens 
grecs.  Non  contents  de  respectei-  les  monuments  de  leurs  devanciers, 
les  rois  pasteurs  s'appliquèrent  à  les  multiplier.  L'un  d'eux  surtout, 
Apophis  ,  a  laissé  des  souvenirs  de  son  règne  ,  qui  le  représentent 
comme  un  prince  ami  des  arts.  On  a  tiré  de  Tanis  des  sphinx  dont  les 
formes  n'ont  rien  de  barbare,  et  qui,  sauf  le  type  cananéen,  t'appellent 
les  plus  beaux  temps  de  l'école  artistique  de  l'Egypte.  »  Les  conquêtes 
de  la  civilisation,  dit  M.  de  Rouge,  et  la  pratique  des  arts  ne  subirent 
donc  pas,  du  fait  des  pasteurs,  une  de  ces  longues  interruptions  après 
lesquelles  un  peuple  doit  reconquérir  lentement  tous  les  degrés  qu'il  a 
pei'dus,  et  nous  comprenons  maintenant  plus  facilement  comment  les 
chefs-d'œuvre  de  l'art  égyptien  purent  éclore  dès  le  règne  de  Toutmès  P"^, 
c'est-à-dire  presque  aussitôt  après  la  restauration  d'une  dynastie  na- 
tionale.   » 

Une  autre  conséquence  toute  naturelle  découle  encore  de  cette  réha- 
bilitation des  Hjcsos,  c'est  qu'à  leur  retour  dans  leur  ancienne  patrie, 
ils  durent  emporter  avec  eux  le  goût  et  la  pratique  des  arts  qu'ils  avaient 
cultivés  en  Egypte.  Et  cette  observation  n'est  peut-être  pas  sans  im- 
portance dans  l'étude  de  l'archéologie  phénicienne. 

M.  de  Rougé  a  cru  pouvoir  pousser  encore  plus  loin  la  conclusion  de 
tous  ces  faits,  et  rattacher  à  ce  point  historique  le  problème,  toujours  si 
obscur,  de  l'invention  de  l'alphabet.  Une  telle  opinion,  partie  de  si  haut, 
mérite  toute  considération,  et  nous  citerons  en  entier  le  passage  où  le 
savant  académicien  l'expose  brièvement  :  •  Les  travaux  persévérants  de  la 
science  moderne,  écrit-il,  ont  rattaché  solidement  tous  nos  systèmes  alpha- 
bétiques à  ces  lettres  antiques  en  usage  chez  les  peuples  sémitiques,  et  dont 
la  Grèce,  dans  la  fidélité  de  ses  souvenirs  mythologiques,  reportait  le 
bienfait  à  Cadmus  le  Phénicien.  Or,  en  comparant  lettre  à  lettre  les  ca- 
ractères alphabétiques  usités  dans  l'écriture  cursive  des  Égyptiens,  vers 
l'époque  des  pasteurs,  avec  les  plus  anciennes  lettres  phéniciennes  , 
nous  avons  trouvé  une  série  de  ressemblances  tellement  frappantes  , 
qu'il  est  impossible  de  les  considérer  comme  l'effet  du  hasaz'd.  Nous 
n'hésitons  pas  à  croire  que  l'alphabet  primitif  des  Sémites  a  été  em- 
prunté de  toutes  pièces  aux  scribes  égyptiens,  avec  lesquels  les  pasteurs 
étaient  en  rapports  journaliers  pour  les  affaires  publiques  ou  commer- 
ciales. Laissant  de  côté  tout  l'appareil  symbolique  (et  toutes  les  com- 


BIBLIOGRAPHIE.  703 

plicalions  des  liiéroyhplies  (jiii  eussent  été  inujiplicables  à  un  autre 
langage  sans  de  profondes  niodilications),  les  pasteurs  cananéens  se 
bornèrent  à  emprunter  à  leurs  voisins  les  éléments  purement  alphabé- 
tiques. »  Cette  solution  trancherait  d'un  coup  l'une  des  questions  les 
plus  embarrassées  de  l'histoire  primitive.  Hug  avait  autrefois  soutenu 
la  même  opinion.  M.  Ewald,  qui  semble  de  parti  pris  se  complaire  à 
dire  juste  le  contraire  des  autres,  a  imaginé  que  le  fait  de  la  réduction 
des  caractères  hiéroglyphiques  et  alphabétiques  était  di\  à  l'influence 
des  Hycsos.  Cette  idée  paraît  être  en  contradiction  manifeste  avec  ce 
que  nous  connaissons  de  l'histoire  de  l'écriture  égyptienne.  Quoi  qu'il 
en  soit,  nous  ne  saurions  regarder  comme  suffisamment  établie  la  trans- 
mission de  l'alphabet  des  Egyptiens  aux  peuples  sémitiques.  Sans  doute, 
l'Egypte  arriva  de  bonne  heure  à  un  assez  haut  développement  in- 
tellectuel pour  être  capable  de  cette  synthèse  philosophique  que  sup- 
pose chez  un  peuple  l'invention  des  caractères  alphabétiques  ;  mais, 
d'autre  part,  bien  des  faits  portent  à  croire  que  les  premières  lumières 
de  la  civilisation  sont  émanées  des  rives  de  l'Euphrate  et  du  Tigre;  que 
c'est  là,  au  milieu  des  anciens  Chaldéens,  que  les  sciences  ont  eu  leur 
berceau,  et  que  fut  inventé  l'alphabet  propre  aux  Sémites.  D'ailleurs  , 
les  caractères  de  cet  alphabet  sont  empreints  d'un  symbolisme  qui  pa- 
raît inséparable  de  la  langue  et  des  mœurs  du  peuple  auquel  on  l'attri- 
bue. Toutefois  l'opinion  de  M.  le  vicomte  de  Rongé,  dans  une  pareille 
matière,  est  d'une  haute  portée,  et  nous  souhaitons  vivement  qu'il  soit 
appelé,  par  la  suite  d'e  ses  travaux,  à  la  développer  un  jour. 

Avec  la  restauration  des  souverains  légitimes  conmienoc  l'ère  des 
rois  guerriers,  qui  firent  de  TEgypte  la  puissance  prépondérante  du 
monde.  Les  exploits  de  Toutmès  111  sont  consignés  dans  des  annales 
d(mt  lu  série  couvrait  toute  l'enceinte  Intérieure  du  sanctuaire  de 
Karnak.  On  y  apprend  qu'après  un  règne  de  quarante-quatre  ans, 
rempli  par  quinze  expéditions  militaires,  Toutmès  avait  étendu  son 
empire  jusqu'au  cœur  de  l'Asie.  Ral)el,  Ninive,  Assour,  rappellent  les 
noms  des  rois  vaincus.  Il  faut  signaler  encore  la  liste  des  tiibus  dé- 
faites à  Mageddo.  Dninns ,  Havuilh  y  figurent  avec  les  villes  .sy- 
riennes, situées  depuis  la  vallée  de  l'Oronte  jus(pi  au  sud  du  Liban; 
[)uis  Mm^cddo,  Hazor\,  Gérare ,  Taanak,  villes  royales  des  Cana- 
néens, devenues  plus  lard  célélues  par  la  lutte  qu'elles  soutin- 
rent contre  les  Israélites,  et  dont  l'histoire  reparaît  ilans  les  livres 
saints. 

Citons  enfin  im  monument  ciuieux  de  littérature  égy[)tienne,  un 
<liseours  renfermant  une  vue  d'ensemble  sur  les  conquêtes  de  Toutmès. 
C'est  Annnon  ,  le  dieu  suprême  de  Thèbes,  qui  lait  cette  énumération 
pompeuse.  Ou  y  rencontre  vers  le  milieu  une  singularité  remarquable  : 


70  i  BIBLIOGRAPHIE, 

ce  sont  dix  versets,  appareillés  sous  forme  de  parallélisme  et  qui  rap- 
pellent le  genre  de  la  poésie  hébraïque, 

M.  de  Rougé  cite,  en  terminant,  des  extraits  d'un  recueil  de  pré- 
ceptes relatifs  à  la  conduite  morale  de  Thomme.  Rien  nestplus  noble 
et  plus  relevé  que  ces  conseils  de  la  morale  égyptienne.  On  est  heureux, 
en  particulier,  d'y  trouver  l'expression  d'un  profond  respect  pour  la 
femme,  dont  les  races  actuelles  de  l'Asie  paraissent  avoir  perdu  le 
sentiment  et  jusqu'au  souvenir  même. 


II 

C'est  le  désir  de  propager  l'étude  de  la  langue  égyptienne  qui  a 
déterminé  M.  Chabas  ,  bien  connu  des  égyptologues,  à  publier  les 
Mélanges.  Ils  forment  une  collection  de  textes  aussi  intéressants  par 
la  nature  des  sujets  dont  l'auteur  a  fait  choix,  que  précieux  par  les 
notes  qu'il  y  a  ajoutées.  Quelques-uns  sont  empruntés  aux  papyrus 
hiératiques  publiés  par  le  gouvernement  néerlandais  sous  l'habile 
direction  de  M.  le  D'Leemans. 

Parmi  les  pièces  les  plus  curieuses  de  ce  recueil ,  nous  signalerons 
une  étude  sur  le  commerce,  les  salaires,  les  poids  et  signes  moné- 
taires de  rÉgypte  ancienne,  faite  d'après  les  monuments  hiérogly- 
phiques. On  y  rencontre  des  notions  précieuses  sur  l'étendue  et  la 
spécialité  du  commerce  des  Egyptiens,  des  éclaircissements  sur  l  u- 
sage  des  monnaies  dans  les  temps  les  plus  reculés. 

Un  travail  important  sur  l'époque  du  séjour  des  Hébreux  en 
Égvpte  et  leur  condition  dans  le  pays  nous  paraît  également  digne 
d'attention.  On  y  trouve  des  détails  intéressants  sur  le  genre  de  cons- 
tructions auxquels  ils  furent  employés. 

Citons  encore  un  aperçu  sur  la  médecine  des  anciens  Egyptiens. 
Les  détails  de  mœurs  y  sont  caractéristiques  et  ne  manquent  pas  de 
piquant.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  la  plupart  de  nos  procédés  cu- 
ratifs  leur  étaient  connus,  et  que  le  Malade  imaginaire  eût  été  par- 
faitement compris  sur  la  scène  égyptienne. 

Viennent  ensuite  des  notes  analytiques  sur  des  questions  de  gram- 
maire, d'un  haut  intérêt  pour  la  coimaissance  actuelle  de  la  langue. 

Suivent  enfin  des  fragments  d'après  lesquels  il  paraît  que  la  lec- 
ture des  hiéroglyphes  n'était  pas  sans  difficulté  pour  les  Egyptiens 
eux-mêmes.  La  science  approfondie  du  système  hiéroglyphique  cons- 
tituait ui\  mérite  suffisant  pour  être  élevé  aux  grades  scientifiques. 
Malgré  cet  encouragement,  la  jeunesse  égyptienne  ne  s'y  appliquait 
pas  toujours  avec  zèle,  et  ]M.  Chabas  nous  donne  à  ce  propos  la  tra- 


BinLlOGUAPIlIE.  705 

(ludion  d'un  docunicnl  pédagogique  trop  curieux  pour  que  nous  l'o- 
nirttious  ici  :  «  O  scribe  ,  ne  te  livre  pas  à  la  paresse,  ou  tu  seras 
châtié  vertement;  n'abandonne  pas  ton  cœur  aux  plaisirs,  autrement 
tu  laisseras  s'échapper  les  livres  de  ta  main.  Pratique  réloculion,  dis- 
cute avec  ceux  qui  sont  plus  savants  que  toi  ;  accomplis  les  travaux  de 
l'homme  élevé.  Oui,  lorsque  tu  seras  avancé  en  âge,  tu  trouveras  que 
c'est  profitable.  Un  scribe  habile  en  toute  espèce  de  travaux  devien- 
dra puissant.  Ne  fais  pas  de  jours  de  débauche,  ou  tu  seras  frappé.  Les 
oreilles  du  jeune  honmie  sont  sur  son  dos.  Que  ton  cœur  soit  attentif 
aux  paroles;  tu  trouveras  cela  préférable.  » 

Voilà  certes  une  rude  manière  d'apprendre  les  lettres  et  de  former 
à  la  vie  sérieuse  ;  elle  eût  été  fort  du  goût  de  nos  ancêtres.  Je  ne  sais 
trop  si  nous  faisons  une  plus  solide  éducation,  aujourd'hui  que  nos 
systèmes  de  délicatesse  et  de  ménagements  sont  si  différents  de  la  pé- 
dagogie des  Pharaons. 

III 

L'étude  de  la  paléographie  égyplo-araméenne  est  encore  à  l'état 
d'ébauche.  Ce  n'est  pas  la  faute  des  érudits  qui  s'en  occupent;  la  pé- 
nurie des  documents  est  ici  seule  en  cause.  Nous  Jie  possédons  encore 
en  Europe  que  six  papyrus  de  ce  genre  :  celui  de  Turin,  les  deux 
du  cabinet  du  duc  de  Blacas;  celui  du  musée  Borgia,  aujourd'hui  à  la 
bibliothèque  de  la  Propagande;  celui  de  la  bibliothèque  du  Vatican; 
le  sixième  appartient  au  musée  égyptien  du  Louvre.  M.  Mariette  en  a 
déposé  deux  autres  dans  le  musée  du  vice-roi  d'Egypte  au  Caire.  Gé- 
sénius  a  expliqué  dans  ses  Mnmtnienta  les  trois  premiers.  Les  auties 
n'avaient  point  encore  été  abordés;  nous  applaudissons  à  l'entreprise 
du  savant  abbé  Barges,  qui  vient  d'éditer  et  d'interpréter  le  papyrus 
du  Louvre. 

Nous  ne  pouvons  que  signaler  ce  remarquable  travail.  Une  pareille 
étude,  dont  l'objet  doit  être  surtout  de  suivre  le  texte  pas  à  pas,  d'en 
justifier  la  lecture,  de  discuter  jusqu'aux  moindres  linéaments  des 
caractères,  ne  soufiVc  jnis  l'analyse.  Nous  irapprendrons  rien  à  nos 
lecteurs  en  disant  que  l'éminent  professeur  a  porté  dans  cette  aride 
discussion  la  patience  d'investigation,  la  sagacité  et  l;i  méthode  qui 
donnent  à  ses  travaux  une  incontcslal)lc  autorité.  I^'analyse  de  ce 
fragment  est  suivie  d'une  étude  critique  sur  son  objet,  où  l'on  trouve 
des  aperçus  profonds  relatifs  à  l'histoire  de  cette  langue  que  nous 
appelons  régyplo-araméen. 

Les  ciiKj  propositions  suivantes  résument  tout  les  résultats  de  celte 
grave  publication  : 

I'  13 


706  BIBLIOGRAPHIE. 

1°  Le  texte  de  ce  papyrus,  écrit  en  caractères  phéniciens  ,  a  été  ré- 
dige dans  un  dialecte  mêle  d'hébreu  et  d'araméen,  mais  où  la  termi- 
nologie et  les  formes  de  cette  dernière  langue  prédominent. 

2°  Le  contenu  est  une  note  ou  mémoire  de  dépenses  dressé  pour 
quelque  grand  personnage  égyptien  par  son  économe. 

3"  Les  ojjjets  mentionnés  dans  ce  texte  avec  leurs  provenances  con- 
firment ce  que  l'histoire  nous  apprend  d'ailleurs  :  les  relations  poli- 
tiques et  commerciales  qui  existaient  entre  les  peuples  de  l'Asie  occi- 
dentale et  les  Egyptiens. 

4°  Les  anciens  Egyptiens  ont  cultivé  la  vigne  et  fabriqué  du  vin. 

5°  Enfin,  le  vin  cuit,  inventé  probablement  par  les  Phéniciens,  a 
été  connu  aussi  des  Grecs  et  des  Latins,  chez  qui  il  portait  le  nom  de 
nectar  et  était  destiné  principalement  au  culte  des  dieux  et  aux  liba- 
tions qu'ils  offraient  dans  les  sacrifices. 

Cette  dernière  conclusion  a  été  confirmée  par  M.  Alphonse  Cas- 
taing,  dont  les  savantes  recherches  à  ce  sujet  sont  exposées  dans  une 
lettre  que  l'auteur  a  publiée  avec  son  ouvrage. 

Nous  avons  réuni  ces  trois  publications  dans  une  même  notice  biblio- 
graphique, moins  encore  à  raison  de  leur  analogie,  que  parce  qu'elles 
se  rattachent  dans  notre  esprit  à  un  désir  dont  la  réalisation  nous 
semble  plus  que  jamais  opportune  :  celui  de  voir  les  études  orientales 
acquérir  une  place  importante  dans  l'économie  des  sciences  ecclésiasti- 
ques. Ce  vœu,  nous  avons  eu  déjà  l'occasion  de  l'exprimer  dans  ce  re- 
cueil .  Le  besoin  sérieux  qui  l'inspire,  l'appel  désintéressé  des  savants  qui, 
en  dehors  des  rangs  du  clersé,  mettent  leur  érudition  au  service  de  la 
vérité,  nous  amèneront  sans  doute  à  le  redire  encore.  Non  pas  que  nous 
prétendions  jamais  que  la  carrière  pénible  des  langues  et  des  antiquités 
de  l'Orient  doive  s'ouvrir  à  tous  les  esprits.  Ce  genre  d'étude  ne  peut 
appartenir  qu'à  un  petit  nombre  de  spécialités.  Mais  ce  que  nous 
souhaitons  vivement,  c'est  de  voir  ces  spécialités  se  multiplier  dans  les 
rangs  du  clersfé  français,  et  se  mêler  au  mouvement  d'une  science  qui 
se  rattache,  par  ses  applications  les  plus  immédiates,  à  l'hisloire  de  îa 
révélation.  Nous  sommes  loin,  sans  doute,  d'oublier  que  des  prêtres 
distingués  se  sont  acquis  déjà,  par  leurs  travaux  en  ce  genre,  une 
réputation  de  science  dont  nous  sommes  justement  fiers  :  le  nom 
du  savant  abbé  Barges,  inscrit  en  tête  de  cette  notice,  témoigne  du 
prix  que  nous  y  attachons.  Mais  ne  faut-il  pas  préparer  l'avenir,  et 
n'est-il  pas  à  désirer  que  des  disciples  viennent  se  grouper  en  nombre 
autour  de  ces  maîtres  pour  recueillir,  avec  les  leçons  de  leur  zèle, 
riiéritage  de  leu.T  science?  A.   Dutau. 


BIBLIOGRAPHIE.  707 


IIKUMKNKUTIC.E  BIBLIC.E  GENÎ'ilALIS  IMUNCIPIA  RATIONALIA  CIIRIS- 
TIANA  ET  CAÏIIOLICA  SELECTIS  EXKMPLIS  ILLUSTRATA.  —  (Principes 
(Ihcrméneuliquc  sacrée  générale,  expliqués  par  des  exemples),  par  Mgr  Jean 
Ranoldeu  ,  autrefois  professeur  d'Écriture  sainte  au  séminaire  do  Cinq- 
Églises,  maintenant  évêque  de  Weszprim. 

HISTORIA  REVELATIONIS  DIVINvE  VETERIS  TESTAMENT!.  —  (Histoire  de 
la  révélation  divine  de  l'Ancien  Testament),  par  .losEi'ii  Danko,  docteur  en 
théologie  et  professeur  à  l'Uni versi lé  impériale  et  royale  de  Vienne.  —  Vienne, 
Guillaume  Biaumuller,  etc. 


11  y  a  trente  ans,  les  catholiques  ne  portaient  leurs  regards  vers 
les  Églises  d'Allemagne  et  de  Hongrie  qu'avec  un  sentiment  de 
douleur  et  de  tristesse.  Ils  n'y  voyaient  presque  partout  qu'affaisse- 
ment dans  les  âmes,  diminution  de  l'esprit  catholique  et  surtout  de 
resj)rit  sacerdotal ,  tendances  plus  protestantes  que  romaines  ; 
en  un  nuit,  un  courant  d'idées  qui  ne  pouvait  conduire  qu'à  des 
abîmes.  Mais  Dieu  n'a  pas  abandonné  cette  partie  de  son  peuple.  Il  a 
fait  surgir  partout  des  évêques  et  des  prêtres  selon  son  cœur,  et  il 
s'est  servi  des  entreprises  et  des  empiétements  même  des  puissances 
ennemies  pour  répandre  la  vie  et  le  mouvement  là  où  tout  était  mort, 
ou  <lu  moins  frappé  d'une  extrême  langueur.  Ce  changement  mer- 
veilleux dans  les  provinces  occidentales  de  l'AUeniagiie  est  assez  connu; 
peut-être  n'en  est-il  pas  de  même  de  celui  qui  s'est  opéré  en  Hongrie. 
Et  cependant,  les  grands  et  les  petits  séminaires,  les  retraites  des 
prêtres,  et  tous  les  principaux  moyens  par  lesquels  les  Eglises  les 
plus  florissantes  ont  reçu  la  sève  de  vie  qui  y  circule,  sont  maintenant 
très-bien  organisés  sur  les  bords  du  Danube;  on  y  propage  les  vrais 
principes  dans  le  clergé,  et  on  commence  à  aimer  les  véritables  études 
ecclésiastiques.  Déjà  même  la  Hongrie  peut  donner  à  l'Autriche  de  son 
trop  plein,  et  c'est  ainsi  que  M.  Danko,  prêtre  hongrois,  natif  de  Pres- 
bourff.est  chargé  d'ensei-jner  l'Ecriture  sainte  à  l'Université  de  Vienne. 
C'est  à  son  ouvrage  sur  l'Ancien  'restamenl,  qui  vient  de  paraître,  et  à 
un  autre  ouvrage  un  peu  plus  ancien  et  plus  général  de  Mgr  Ranolder, 
également  Hongrois,  que  nous  voulons  consacrer  ici  quelques  lignes. 
Le  peu  que  nous  en  dirons  fera  comprendre,  nous  l'espérons,  qu'il  ne 
sera  pas  inutile  dorénavant  de  donner  une  attention  sérieuse  aux 
publications  dues  à  la  plume  des  prêtres  et  des  professeurs  hongrois. 

V Hcrménentifiiic  sac/ce  générale  est,  pour  ainsi  dire,  l'œuvre 
conunune  de  deux  évêques.  Vers  i83o,  Mgr  Ranolder  était  l'élève 
de  M.  Antoine  Ocskay,  j)ronui  dans  la  suite  à  la  dignité  épiscopale. 
Ce  fut  ce  dernier  qui  lui  inculqua  les  vrais  principes  d'herméneutique 


708  BIBLIOGRAPHIE. 

sacrée,  trop  oublies  clans  renseignement  à  cette  époque  ;  ce  fut  lui 
encore  qui  suggéra  au  jeune  prêtre  l'idée  et  le  plan  de  l'ouvrage  qu'il 
publia  plus  tard.  En  un  mot,  M.  Ocskay  a  eu  assez  de  part  à  ce  livre 
pour  que  Mgr  Ranolder  ait  cru  devoir  faire  dans  sa  préface  une  men- 
tion spéciale  de  son  ancien  maître,  et  lui  attribuer  en  quelque  soi  le 
tout  riionneur  de  cette  publication. 

Mgr  Ranolder  composa  son  Herméneutique  en  même  temps  que 
le  P.  Patrizi ,  et  sans  avoir  eu  connaissance  de  ses  travaux  ;  il  est 
remarquable  que  la  marche,  les  principes,  les  règles  suivis  dans  les 
deux  Herméneutiques  soient  presque  entièrement  semblables  ;  on 
sent  que  le  môme  esprit  catholique  a  animé  les  deux  auteurs.  Il  y 
a  pourtant  aussi  des  différences  qui  les  distinguent.  Quoique  l'un  et 
l'autre  aient  sans  cesse  les  yeux  fixés  sur  les  rationalistes  et  sur  les 
interprètes  qui  se  sont  rapprochés  de  cette  école,  le  professeur  romain 
se  contente  d'attaquer,  tantôt  directement,  tantôt  indirectement,  les 
faux  principes,  tandis  que  le  professeur  hongrois,  beaucoup  plus  con- 
troversiste,  veut  que  ses  élèves  connaissent  les  principaux  auteurs 
dont  ils  ont  à  se  défier,  et  il  réfute  d'une  manière  bien  plus  étendue, 
et  presque  toujours  directe ,  les  mauvaises  maximes  des  inter- 
prètes libéraux.  Ainsi,  son  chapitre  sur  \ accommodation  est  un  vrai 
traité  dirigé  contre  ceux  qui  prétendent  que  Notre-Seigneur  et  les 
apôtres  ont  accommodé  leur  doctrine  aux  erreurs  des  Juifs  et  des  infi- 
dèles qui  les  écoutaient,  et  que  leur  vraie  pensée  ne  s'accorde  pas 
avec  leurs  paroles. 

Mgr  Ranolder  est  plein  de  méthode.  Dans  les  préliminaires,  il  donne 
les  caractères  internes  et  externes  de  l'herméneutique  et  s'étend  sur 
les  notions  fondamentales  de  sens  et  de  signification  ,•  puis  il  passe 
à  l'herméneutique  elle-même,  qui  consiste  à  trouver  le  vrai  sens  des 
saintes  Ecritures  et  à  l'expliquer  ou  à  le  développer.  Il  remarque 
que,  pour  trouver  le  vrai  sens  des  saintes  Ecritures,  il  importe  de 
voir  en  elles  un  livre  accessible  à  l'intelligence  humaine  comme 
tout  autre  livre  ;  un  livre  dont  toutes  les  parties  sont  divinement 
inspirées,  et,  par  conséquent,  ne  contiennent  que  la  vérité  \  \\\\  livre 
enfin  dont  l'Eglise  est  la  dépositaire  et  l'interprète  infaillilde.  De 
ces  trois  considérations,  il  tire  les  régies  de  l'herméneutique  ration- 
nelle, de  l'herméneutique  chrétienne  et  de  l'herméneutique  catho- 
lique; règles  qui  s'appuient  les  unes  les  autres,  et  se  complètent 
mutuellement.  Les  premières  traitent  de  la  recherche  philologique, 
logique  et  historique  du  sens  ;  les  suivantes,  des  antilogies  et  de  l'ac- 
commodation, et  les  dernières,  de  quatre  prescriptions  faites  prin- 
cipalement par  le  concile  de  Trente. 

La  section  où  l'auteur  parle  du  développement  et  de  l'explication 


BIBLIOGRAPHIE.  709 

du  vrai  sens  est  coiiiie.  Il  y  traite  surtout  de  l'usage  des  versions,  des 
paraphrases,  des  scholies  et  des  commentaires.  Dans  un  appendice,  il 
bat  eu  brèche  quatre  systèmes  d'interprétation  :  rinterprélation  dite 
mythique^  Tinterprétation  morale^  celle  tpi'on  a  ^\i^o\èe  psychologique ^ 
et  celle  qu'on  a  décorée  du  nom  sonore  (\e  pau/ta/nioniqiie. 

On  le  ^oit,  la  marche  suivie  par  l'auteur  est  simple,  naturelle,  cl  en 
général  son  livre  nous  paraît  avoir  toutes  les  qualités  d'un  excellent 
tiaité  classique. 

Gomuie  on  s'occupe  dans  presque  tous  les  pays  de  fi\ire  de  nouvelles 
versions  des  saiutes  Ecritures  ou  de  corriger  les  anciennes,  nous  nous 
permettrons  de  ti'aduire  ce  qui  regarde  les  qualités  que  doit  avoir, 
selon  Mgr  Rauolder,  une  bonne  version  de  la  Bible.  «  Une  traduction, 
dit-il,  est  la  substitution  d'une  langue  aune  autre,  surtout  de  la  lanî^ue 
nationale  à  une  langue  étrangère.  La  suprême  loi  (jui  doit  présider  à 
ce  travail,  c'est  (pie  le  livre  traduit  ne  diffère  de  l'original  que  par  la 
langue.  De  ce  principe  découlent  les  règles  (jui  se  rapportent  à  la 
matière,  à  la  forme  et  à  la  clarté.  Ainsi  : 

i"  Quant  à  la  matière  ou  au  contenu  du  livre,  le  traducteur  doit 
exprimer  dans  une  autre  langue,  avec  une  extrême  fidélité,  les  idées  de 
l'auteur,  c'est-à-dire,  ne  rien  dire  de  plus  ni  de  moins  que  lui  ; 

2°  Quant  à  la  forme,  il  doit  se  servir  dans  sa  traduction  du  même 
style  que  l'auteur;  car  le  style  dépend  du  caractère  personnel  de  l'au- 
teur, et  ce  caractère  ne  doit  pas  moins  se  faire  jour  dans  la  traduction 
que  dans  loriginal.  Aiusi ,  au  style  simple  doit  répondre  un  style 
simple,  au  style  poétique  celui  de  la  poésie,  au  style  ligure  le  style 
figuré,  tout  en  tenant  compte  de  la  langue  dans  laquelle  on  traduit, 
du  tem[)s  et  du  pays  où  lauteur  a  écrit,  surtout  si  le  livre  est  ancien; 

Enfin,  \\"  quant  à  la  clarté  (piil  faut  donner  à  la  traduction,  autant 
que  le  génie  de  la  langue  originale,  surtout  orientale,  le  permet,  il  est 
à  remarquer  (pielle  a  pourtant  ses  limites;  elle  est  subordonnée  à  la 
fidélité  matérielle  et  formelle  et  à  lexpresslon  du  caractère  original 
de  l'auteur,  c'est-à-dire  de  son  naturel,  de  la  culture  de  son  esprit, 
de  ses  mœurs,  etc.  Plutôt  (juede  manquer  de  fidélité  sous  ce  rapport, 
mieux  vaut  laisser  dans  la  traduction  (juelques  obscurités  inévitables, 
sauf  à  les  expli(pier  par  des  paraphrases  ou  par  des  notes. 

Il  suit  de  là  que  ce  n'est  pas  une  entreprise  facile  de  faire  une  ])onne 
traduction,  mais  un  travail  très-sérieux  et  très-difficile  cjui  exige  une 
connaissance  approfondie  des  deux  langues,  un  esprit  subtil,  un 
jugement  pénétrant,  bcaueou[)  d"(\i'rcice  et  une  \aste  érudition. 
Mgr  Uauolder  snppt)se  parlcnit  qu'on  traduira  sur  le  texte  original  ; 
mais ,  comme  les  prolestants  avouent  eux-mêmes  aujourd'hui  que 
la  Vuli;ate  est   la  meilleure  des  traductions,  bien  insensé  serait  celui 


710  BIBLIOGRAPHIE. 

qui,  tout  en  suivant  le  texte  original,  n'aurait  pas  sans  cesse  la  Vulgate 
sous  les  yeux. 

Venons  maintenant  à  VHistoria  revelationîs  divinœ  Veteris  Testa- 
menti  de  M.  Fabbé  Danko.  Voici  en  peu  de  mots  notre  opinion  sur  cet 
ouvrage.  C'est  le  livre  le  plus  savant  et  en  même  temps  le  plus  ortho- 
doxe que  nous  connaissions  sur  cette  matière  ;  il  est  en  outre  d'une 
latinité  très-convenable,  moins  pure,  si  l'on  veut,  que  celle  du  P.  Pa- 
trizi,  mais  de  beaucoup  supérieure  à  celle  des  livres  classiques  géné- 
ralement usités  dans  les  écoles  de  théologie. 

L'ouvrage  peut  être  considéré  comme  un  npparatiis,  servant  d'in- 
troduction à  la  lecture  et  à  l'étude  de  l'Ancien  Testament.  Il  s'ouvre 
par  des  généralités  sur  les  saintes  Ecritures,  et  par  un  excellent  tra- 
vail sur  la  géographie  physique  et  politique  de  la  terre  sainte  et  des 
contrées  voisines  ;  on  y  trouve  tout  ce  qu'on  sait  de  plus  précis  sur 
cette  matière,  d'après  les  découvertes  les  plus  récentes.  Toutefois, 
dans  sa  dissertation  sur  l'authenticité  du  Golgotha  et  du  saint  sépulcre, 
l'auteur  eût  pu  arriver  à  des  résultats  plus  concluants  par  une  voie 
différente  de  celle  qu'il  a  suivie.  En  cet  endroit  surtout,  il  eût  fallu 
une  carte  topographique  et  l'indication  des  restes  des  anciennes  mu- 
railles de  la  ville  qui  ont  été  mis  à  nu  il  n'y  a  pas  longtemps.  L'au- 
thenticité de  ces  vestiges  est  maintenant  tellement  hors  de  doute  que 
les  protestants  anglais  l'avouent  ouvertement,  et  que  les  protestants 
allemands  commencent  à  entrer  dans  la  même  voie. 

Toute  cette  introduction  comprend  une  centaine  de  pages.  Le  reste 
du  livre,  l'histoire  proprement  dite,  en  comprend  plus  de  six  cents, 
imprimées  généralement  en  caractères  serrés,  mais  avec  le  goût  et  le 
soin  que  les  imprimeurs  de  Vienne  mettent  depuis  quelques  années  à 
leurs  publications  et  qui  les  ont  placés  tout  d'abord  parmi  les  meilleurs 
typographes  de  notre  époque. 

Cette  histoire  se  divise  en  trois  époqiies  :  la  première  s'étend  depuis 
la  création  du  monde  jusqu'aux  temps  des  rois,  ou  depuis  l'an  4274 
jusqu'à  l'an  1084  avant  Jésus-Christ.  La  seconde  va  jusqu'à  l'exil  ou 
la  déportation  à  Babylone,  c'est-à-dire  jusqu'à  l'an  586  avant  Jésus- 
Christ.  La  troisième  comprend  le  reste.  A  moins  de  transcrire  toute  la 
table  qui  termine  l'ouvrage  de  M.  Danko,  il  nous  serait  impossible  d'en 
donner  une  analyse  complète.  Mais  voici  en  peu  de  mots  ce  qu'on  y 
trouve.  D'abord  toutes  les  questions  de  quelque  importance  soulevées 
sur  les  auteurs  des  livres  de  l'Ancien  Testament,  l'époque  où  ils  ont  été 
écrits,  leur  but,  etc.,  sont  brièvement  indiquées,  discutées  et  résolues, 
toutes  les  fois  qu'une  solution  est  possible.  Ensuite,  tous  les  livres 
sacrés  sont  analysés,  verset  par  verset,  de  sorte  que  rien  n'est  plus 
facile   que   la   lecture  intelligente  de  l'Ancien  Testament,  lorsqu'on 


BIBLIOGRAPHIE-  711 

s'aide  (lu  livre  de  M.  Daiiko.  Les  passages  obscurs  ou  difficiles  surloul, 
dout  s'est  emparé  le  rationalisme  ou  le  prolestaulisme  pour  attaquer 
la  foi  clirétienue,  sont  élucidés  soit  dans  de  courtes  notes,  soit  dans  des 
dissertations  spéciales.  Beaucoup  de  questions  dont  Texamen  jette  du 
jour  sur  l'histoire  de  rAncien  Testament  ou  sur  des  vérités  dogma- 
tiques sont  traitées  de  la  même  manière.  C'est  surtout  dans  ces  notes 
et  ces  dissertations ,  que  paraissent  la  science  et  l'érudition  de 
M.  Dauko.  Il  ne  fait  ni  au  commencement  ni  à  la  fin  de  son  livre 
rénumération  des  auteurs  qu'il  a  consultés;  mais  nous  sommes  certain 
de  rester  en  deçà  de  la  vérité ,  en  assurant  que  le  chiffî'e  de  ces 
auteurs,  tant  catholiques  que  protestants,  monte  au  moins  à  deux 
mille;  de  sorte  que  Y  HistoriaKetei  :s  7e^/<7/«cv/// peut  être  appelée  une 
Bibliotheca  scripturlstica  de  l'Ancien  Testament.  Et  qu'on  le  remarque 
bien,  ces  auteurs  ne  sont  point  cités  en  l'air;  ils  ont  été  étudiés  et 
examinés  de  près;  on  le  voit  à  la  manière  dont  sont  indiquées  leurs  opi- 
nions. M.  Danko  serait  autant  en  état  que  Photius  d'écrire  un  Mjrio- 
biblon.  Il  connaît  évidemment,  non-seulement  les  langues  classiques, 
le  latin  et  le  grec,  les  langues  orientales,  l'hébreu,  le  chaldéen,  le 
syriaque  et  l'arabe,  mais  encore  les  langues  vivantes  de  l'Europe,  si 
l'on  en  excepte  peut-être  le  slavon.  C'est  là  un  avantage  immense  qui 
assure,  à  ceux  qui  le  possèdent  comme  M.  Danko,  et  qui  y  joignent  la 
rectitude  de  jugement  et  le  goi\t  littéraire,  une  supériorité  incontes- 
table sur  tous  ceux  qui  ne  connaissent  que  leur  langue  maternelle  et 
celles  qu'ils  ont  apprises  sur  les  bancs  du  collège  ou  du  séminaire. 

Heureux  les  élèves  qui  ont  un  professeur  d'Ecriture  sainte  de  la  taille 
de  M.  Joseph  Dauko!  Quiconque  a  eu  le  bonheur  d'assister  aux  leçons 
duu  excellent  maître  de  cette  partie  de  l'enseignement  ecclésiastique 
sait,  par  sa  propre  expérience,  quel  fruit  on  peut  tirer  de  l'explication 
des  saintes  Ecritures,  lorsqu'elle  est  faite  par  des  professeurs  laborieux, 
savants  et  ne  vivant  pour  ainsi  dire  que  tie  l'étude  du  texte  sacré. 

J.   M.\RTINOF. 


ÉTUDES  SUR  LIRL.\NDE  CONTl-MPORAINE ,  par  lo  R.  P.  Adolphe  Perraud, 

de  l'Oratoire.  Paris.  Ooiiniol,  1862. 

Il  faut  presque  du  courage  aujourd'hui  pour  oser  entretenir  le 
public  des  malheurs  et  des  injustices  qui  pèsent  sur  l'Irlande.  Non  pas, 
certes,  que  cette  cause  ait  cessé  de  mériter  les  plus  vives  sympathies  de 
tous  les  amis  de  l'humanité  et  du  bon  droit  .  mais  [)arce  que  tant  de 


742  BIBLIOGRAPHIE. 

fois  on  a  fait  la  peinture  des  misères  qui  accablent  ce  peuple  infortuné, 
tant  de  fois  on  a  demandé  à  l'Europe  de  s'intéresser  à  une  situation 
sans  exemple  peut-être  dans  les  annales  des  nations  civilisées,  qu'il 
devient  difficile  de  ne  pas  tomber  dans  des  redites  qui  finissent  toujours 
par  prendre  une  tournure  plus  ou  moins  déclamatoire,  au  grand  risque 
de  fatiofuer  le  lecteur  au  lieu  de  l'attendrir. 

Après  les  immortelles  harangues  d'O'Connell,  après  les  savants  tra- 
vaux de  M.  de  Beaumont,  les  éloquents  discours  de  Mgr  Du- 
panloup  et  de  plusieurs  autres  en  faveur  de  la  nation  irlandaise ,  n'y 
aurait-il  pas  témérité  à  revenir  sur  un  sujet  épuisé,  ce  semble,  depuis 
longtemps  et  sur  lequel  tout  le  monde  paraît  surabondamment  édifié? 
En  outre,  il  faut  bien  le  dire,  cette  cause  est  loin  d'être  en  faveur 
auprès  des  hommes  qui  font  aujourd  hui  l'opinion  publique  en  France, 
sans  doute  parce  qu'on  ne  peut  s'intéresser  à  l'Irlande  sans  discréditer 
plus  ou  moins  directement  l'Angleterre,  pour  laquelle  il  est  de  bon  ton 
d'avoir  des  ménagements  sinon  des  apologies. 

Grâce  à  Dieu,  ces  considérations  n'ont  pas  effrayé  ou  du  moins 
n'ontpas  arrêté  le  P.  Adolphe  Perraud,  et  tous  les  cœurs  sincèrement 
catholiques,  les  vrais  amis  de  la  liberté  lui  voteront  des  remercîments 
et  des  félicitations  pour  le  beau  et  riche  travail  qu'il  vient  de  publier 
sur  l'état  actuel  de  l'Irlande.  Son  livre  a  pour  titre  :  Etudes  sur  Vlr- 
lande  contemporaine .  Dès  son  apparition  il  a  attiré  les  regards  et  mé- 
rité les  suffrages  des  hommes  les  plus  remarquables  par  leurs  talents 
et  leur  amour  pour  les  grandes  et  saintes  causes.  La  lettre  écrite  à  l'au- 
teur par  Mgr  Dupanloup  est  un  éloge  auquel  on  ne  peut  rien  ajouter. 
M.  Gustave  de  Beaumont,  si  bon  juge  en  pareille  matière,  a  écrit 
deux  lettres  de  félicitations  au  P.  Ad.  Perraud.  Enfin,  tout  récemment 
un  orateur  qui  a  tenu  sous  le  charme  de  sa  parole,  pendant  la  station 
quadragésimale,  un  des  auditoires  les  plus  distingués  de  Paris,  rendait 
un  hommage  solennel  au  mérite  de  ce  travail  dans  un  discours  pro- 
noncé, à  Sainte-Clotilde,  en  faveur  des  pauvres  d'Irlande. 

Des  témoignages  comme  ceux-là  sont  plus  que  suffisants  pour  attes- 
ter la  valeur  d'un  livre  et  en  assurer  la  fortune.  Aussi  pensons-nous 
qu'il  serait  plus  que  superflu  de  donner  nos  appréciations  après  celles 
dont  nous  venons  de  parler.  Disons  seulement  qu'il  serait  à  désirer 
qu'en  toute  polémicpie  on  conservât  la  modération  de  pensées  et  de 
langage  gardée  par  le  P.  Perraud.  Son  plaidoyer  en  faveur  d'une 
nation  opprimée  gagne  prodigieusement  à  ce  ton  calme,  convaincu, 
impartial.  L'histoire  (car  ce  livre  est  une  page  d'histoire  qui  demeu- 
rera) l'histoire,  doit  marcher  appuyée  sur  des  faits  beaucoup  plus  que 
sur  des  sentiments.  Soyez  aussi  éloquent  écrivain  que  vous  voudrez,  si 
'on  sent  que  vous  soutenez  une  thèse  dont  votre  cœur  est  plus  épri 


BIBLIOGRAPHIE.  713 

que  volro  esprit  n'en  est  convaincn,  si  vos  assertions  ne  sont  pas  prou- 
vées par  tles  faits  irrécusables,  aux  yeux  des  hommes  sensés  vous  aurez 
battu  l'air  de  vos  cris,  vous  vous  serez  procuré  à  vous-même  l'éplié- 
mère  jouissance  d'un  enthousiasme  sans  fruit,  auquel  votre  ouvrage  ne 
parviendra  pas  à  survivre. 

Le  P.  Ad.  Perraud  a  donc  été  bien  inspiré  en  préférant  habituellement 
la  froideur  des  documents  officiels  et  souvent  l'aridité  des  chiffres  à 
toute  appréciation  persoinielle,  si  juste  et  si  à  propos  qu'elle  parût. 
Pour  écarter  tout  soupçon  de  parti  pris,  c'est  presque  toujours  aux 
protestants  mêmes  qu  il  emprunte  ses  témoignages;  il  puise  dans  les 
journaux  les  moins  sympathiques  à  1  Irlande  et  an  catholicisme,  il  cite 
leurs  paroles,  en  sorte  que  son  livre  pourrait  être  intitulée  :  U Angle- 
terre jugée  par  elle-mcine  dans  la  question  irlandaise.  Il  y  a  mieux  en- 
core :  l'auteur  a  voulu  voir  de  ses  yeux,  il  a  examiné  toutes  choses  avec 
soin,  il  s'est  fait  expliquer  ce  qui  lui  semblait  obscur,  et  n'a  rien  con- 
signé dans  son  ouvrage   avant  d'avoir  acquis  cette  certitude  morale 
qui  fixe  le  jugement  de  tous  les  esprits  sérieux.  Nous  voudrions  faire 
queUpies  citations  empruntées  à  cet  important  travail,  mais  nous  ne 
savons  où  porter  notre  choix  parmi  tant  de  documents  qui  nous  sem- 
blent tous  du  plus  haut  intérêt.  L'auteur  n'a  rien  oublié,  et  l'on  peut 
dire  qu'il  serait  difficile  de  trouver  une  cause  étudiée  plus  scrupuleuse- 
ment, et  un  sujet  traité  d'une  manière  plus  abondante  et  plus  complète. 
Quelques-uns  seront  peut-être  même  tentésde  reprocher  auP.  Perraud 
d'être  entré  dans  àes  détails  sans  importance.  Quanta  nous,  nous  pen- 
sons que,  dans  un  travail  comme  le  sien,  plus  on  est  complet,  plus  on 
jette  de  lumière  sur  la  question  ;  et  l'abondance  des  matières,  au  lieu 
de  mettre  la  confusion  dans  l'esprit,  contribue  merveilleusement  à  for- 
mer au  lecteur  un  jugement  sûr,  motivé  et  à  l'abri  de  toute  illusion. 
Citons  en  finissant  quelques  paroles  empruntées  aux  conclusions  de 
l'auteur.  «  Y(jilà  plus  de  sept  cents  ans  que  l'annexion  de  1  Irlande  à 
rAnglelerre  est  un  fait  accompli;  et  aujomd  luii  encore,  si  vous  con- 
sultez le  senlimenl  national,  ce  fiiil  est  subi  bien  plus  t|u'il  n'est  ac- 
cepté ' . 

"  Mais  si  cette  annexion  doit  être  maintenue,  qu'elle  se  justifie  donc 
par  ses  bienfaits!  que  les  Irlandais  deviennent,  sous  le  sceptre  constilu- 
liomiel  de  la  libre  .Angleterre,  le  plus  heureux  et  le  mieux  gouverné  des 

peuples que  rAngleterre  du  \ix'"  siècle  mette  autant  d'énergie  et 

lie  persévérance  à  accomplir  l'œuvre  sacrée  de  la  justice  que  r.Aiii^K'- 


'  L'.Anuloterre,  a  dit  lord  B\ ton,  est  unie  à  l'Irlande  comme  le  requin  à  sa 
proie,  l'un  dévore  l'autre  et  cela  lait  iinicm. 


7U  BIBLIOGRÂPHIÎi. 

terre  du  xvi^  et  du  xvii"  a  mis  d'acharnement  à  opérer  Tœuvre  de  spo- 
liation et  de  persécution. 

«  Quand  cela  sera  fait  complètement  et  loyalement,  l'Irlande  n'aura 
plus  d'intérêt  à  se  séparer  de  l'Angleterre.  Gagnez  cette  nation  par  la 
justice,  une  justice  entière,  sans  réserve,  sans  restrictions,  vous  aurez 
résolu  le  problème,  et  l'assimilation  sera  faite. 

«  Ce  livre  n'est  donc  pas  autre  chose  qu'un  appel  à  la  justice  adressé 
à  l'Angleterre  au  nom  de  l'Angleteire  elle-même,  c'est-à-dire  au  nom 
de  son  honneur  et  de  son  intérêt^.  » 

Puisse  cet  appel  être  entendu  !  c'est  le  vœu  non-seulement  des  ca- 
tholiques, mais  encore  des  protestants  que  l'esprit  de  secte  n'a  pas 
aveuglés.  Nous  pensons  que  le  livre  du  P.  Perraud  fera  tomber  bien 
des  préjugés,  éclaircira  bien  des  doutes,  et  attirera  à  l'Irlande  de  nou- 
velles sympathies  qui  contribueront  à  alléger  son  joug,  à  calmer  ses 
douleurs,  si  elles  ne  parviennent  pas  à  lui  piocurer  l'égalité  politique 
et  religieuse  après  laquelle  elle  soupire,  et  qui  semble  pour  elle  un 
droit  inaliénable. 

J.  NOURY. 


REVUE    DE    LA    PRESSE. 


—  Handhnch  de?'  K irchengeschichte  (Manuel  d'histoire  ecclésiasti- 
que), par  feu  le  docteur  Joseph-Ignace  Ritter,  doyen  du  chapitre  et 
professeur  de  théologie  à  l'Université  de  Breslau.  Deux  tomes,  sixième 
édition,  revue  et  publiée  par  le  docteur  Eunen,  archiviste  de  la  ville  de 
Cologne,  Bonn,  chez  Adolphe  Marcus,  1862. 

Depuis  vme  trentaine  d'années,  de  savants  catholiques  allemands  ont 
publié  plusieurs  Manuels  d'histoire  ecclésiastique  dont  quelques-uns 
ont  été  traduits  en  français.  Celui  que  nous  annonçons  n'a  pas  reçu , 
que  nous  sachions,  cet  honneur,  quoiqu'il  soit  à  vrai  dire  un  des  plus 
remarquables.  La  première  édition  a  paru  en  1846,  et  voici  que,  seize 
ans  après,  la  sixième  voit  le  jour. 

Ce  manuel  a  les  avantages  et  les  inconvénients  inhérents  à  cette 
sorte  d'ouvrages.  Ce  n'est  point  un  récit,  ce  n'est  pas  un  exposé  cir- 
constancié des  événements,  mais  une  sorte  de  retour  aux  chroniques 
du  moyen.âge,  chroniques  qui  ressemblent  souvent  à  des  tables  de  ma- 

'  i'.oiu'lusion.  pace  iJGi  et  stiiv. 


REVUE  DE  LA  PRESSE.  715 

tiùres.  L'utilité  de  ces  manuels  est  pourtant  incontestable.  Ce  sont  d'a- 
bord d'excellents  livres  de  classe.  Les  élèves  y  trouvent  succinctement 
racontés  tous  les  événements  qui  intéressent  l'Eglise,  et  les  professeurs 
d'histoire  ecclésiastique  n'ont  que  Icmbarras  du  choix,  tant  les  en- 
droits qui  se  piétent  à  des  développcmenls  sont  nombreux.  Ensuite 
quiconcpie  a  lu  quelques  grands  ouvrages  historiques  peut  assez  facile- 
ment comprendre  ce  qui,  dans  ces  manuels,  est  obsciu-  et  insuffisant 
pour  un  lecteur  ordinaire.  Ce  sont  aussi  de  bons  répertoires  qui,  grâce 
aux  nombreux  ouvrages  indiqués  au  commencement  de  chaque  cha- 
pitre ,  mettent  sur  la  voie  le  lecteur  qui  désire  connaître  plus  à  fond 
certains  faits  particuliers.  Sous  ce  dernier  rapport,  le  Manuel  de 
M.  Ritter  a  une  valeur  toute  spéciale.  Tout  ce  qui  concerne  le  protes- 
tantisme ,  le  joséphisme  et  les  affaires  de  l'Eglise  d'Allemagne  au 
XIX*  siècle  y  est  traité  avec  une  ampleur  et  un  soin  qu'explique  le  séjour 
de  l'auteur  dans  un  pays  moitié  protestant.  Dans  la  nouvelle  édition, 
M.  le  docteur  Eunen  conduit  le  lecteur  jusqu'aux  derniers  événements, 
et  termine  par  cette  phrase  qui  indique  assez  le  bon  esprit  ([ui  l'anime: 
«  Personne  ne  saurait  prédire  comment  finiront  ces  souffrances  de 
l'Église  ;  ce  qui  est  certain,  c'est  que  l'Eglise,  éprouvée  par  les  souf- 
frances comme  l'or  par  le  feu,  sortira  de  ces  épreuves  plus  pure,  et 
qu'elle  ne  sera  jamais  abandonnée  par  Dieu.  » 

—  Christus  archœologie.  Das  Bitch  von  Jésus  Christns  nnd  seinem 
wahren  Ebenbilde  (Archéologie  du  Christ.  Le  Livre  de  Jésus-Christ 
et  de  son  vrai  portrait),  par  le  docteur  Lcgis  Gluckselig,  orné  d'une 
chromolithographie  représentant  limage  du  Christ  d'Edesse,  qui  est 
en  la  possession  de  Sa  Sainteté  le  pape,  et  de  six  gravures  sur  bois  repré- 
sentant des  images  du  Christ  du  moyen  âge.  Première  livraison.  Pra- 
gue, Nicolas  Lehmann,  i86'i. 

Cet  ouvrage,  qui  fait  le  plus  grand  honneur  à  la  typographie  de 
M.  Zamarski,  de  Vienne,  sera  publié  en  deux  livraisons.  La  première 
ne  contient  en  qticlque  sorte  que  les  préliminaires  de  la  thèse  de  INL  le 
docteur  Lcgis  Gluckselig,  qui  croit  avoir  découvert  le  véritable  portrait 
du  divin  Sauveur.  Voici  les  iuiitidés  des  (•ha[)itres  qui  ont  paru  :  L  Jé- 
sus et  l'Église,  a);  la  Rédemption  du  genre  humain,  b);  le  Judaïsme,  c); 
le  Messie,  d)  ;  l'Enseignement  de  Jésus,  e';  l'Eglise  chrétienne. 
IL  Principes  tirés  de  la  chronologie  sacrée,  a);  Découverte  des  vérita- 
bles années  de  la  naissance  et  de  la  mort  de  Nolre-Seigncur,  b); 
lÉtoile  des  mages,  c);  la  Chroiu)logie  de  la  vie  du  Christ  corrigée. 
IIL  Pensées  sur  le  type  primordial  de  l'humanité.  IV.  Le  Christianisme 
vis-à-vis  des  beaux-arts.  Appréciation  de  la  synd)oli(iue  chrétieiuie. 
V.  Témoignages  orientaux  et  occidentaux  sur  l'extérieur  du  (Christ. 
VL  Vestiges  dune  ancienne  image  miraculeuse  du  Sauveur.  Le  Christ 


7<C  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

sous  le  type  du  pliilosoplic.  VIL  Les  Images  tlu  Christ,  par  saint 
Luc. 

Les  chapitres  qui  doivent  encore  voir  le  jour  sont  les  suivants  : 
VllI.  L'Image  miraculeuse  (rÉdesse.  IX.  Le  Suaire  de  sainte  Véroni- 
que.  X.  Histoire  de  la  représentation  du  type  du  Christ.  XI.  Forme 
typique  du  Christ  dans  les  monuments  artisti([ues  du  m"  au  iv*^  siècle. 
Le  Christ  des  catacombes  de  Saint-Pou tieu.  Le  Clunst  de  la  mosaïc{ue 
de  Saint-Paul-hors-des-murs.  Le  Christ  des  saints  Come  et  Damien. 
Le  Sauveur  de  la  dalmatique  impériale.  L'image  du  Christ  de  la  cathé- 
drale <le  Prague.  XII.  Cycle  des  images  du  Clirisl. 

Nous  nous  contentons  d'annoncer  cet  ouvrage,  Fintérêt  devant 
surtout  se  rapporter  à  la  partie  qui  ne  nous  est  pas  encore  parvenue. 
—  Dogmengeschichtii  dvr  uondcœnischen  Zeit  (Histoire  des  dog- 
mes avant  le  concile  de  INicée),  par  le  docteur  Jos.  Schwane,  profes- 
seur de  théologie  à  l'Académie  royale  de  Munster.  —  Munster,  librai- 
rie de  Theisiiig. 

M.  le  docteur  Schwane  a  divisé  son  ouvrage  en  quatre  parties.  Dans 
la  première,  il  traite  de  ce  que  les  Grecs  appelaient  la  Théologie  et  les 
scolastiques  latins  du  Deo  iino  et  trino;  daus  la  seconde,  de  ce  que  les 
Allemands  modernes  nomment  la  Christologie,  et  les  théologiens  des 
autres  nations  le  traité  de  rincarnation  ;  dans  la  troisième,  de  l'an- 
thropologie, c'est-à-dire  des  différents  états  de  l'homme,  de  la  vie  fu- 
ture, du  péché  originel,  de  la  grâce  et  de  la  liberté;  dans  la  quatrième, 
de  l'Église,  des  sacrements  et  du  canon  des  Ecritures. 

Pour  peu  qu'on  soit  initié  aux  controverses  des  trois  premiers  siè- 
cles de  l'Eglise  et  à  la  connaissance  des  écrits  des  premiers  écrivains 
ecclésiastiques,  on  doit  pouvoir  comprendre  focilement  quelles  sont 
les  ([uestions  particulières  discutées  par  l'auteur.  Qu'il  nous  suffise  de 
dire  que  généralement  il  procède  avec  clarté,  méthode  ,  pénétration 
d'esprit  et  jugement.  Sa  marche  est  assez  uniforme.  Il  expose  d'abord 
la  doctrine  des  saintes  Ecritures;  puis,  si  le  dogme  a  été  formulé  par 
l'Eglise,  il  donne  les  formules;  enfin,  il  montre  comment  chaque 
dogme  a  été  enseigné  et  considéré  par  les  Pères  anté -nicéens, 
et  comment  il  a  été  défendu  par  eux  contre  les  adversaires  de 
1  Eglise. 

Le  livre  du  docteur  Schwane,  sans  avoir  les  caractères  d'un  ouvrage 
de  controverse,  redresse  ime  infinité  d'erreurs  que  la  prétendue  école 
critique  a  lépandues  sur  l'histoire  du  développement  des  dogmes.  Il 
sera  d'une  grande  utilité  pour  tous  ceux  qui  désirent  étudier  les  ouvra- 
ges des  anciens  docteurs,  ou  qui,  dans  l'étude  de  la  théologie,  ne  veu- 
lent pas  se  contenter  de  simples  manuels. 

—   Missale  ad  usnm    insignls  et prœcJm  œ  KccJesice  Saruin.  Pars 


REVUE  DE  I.A  PRESSE.  717 

prima  Ictnporalc.  lirimlislancl,  c  prclo  de  Pilsligo.  Londoiii  \cncunl 
apud,  C.  J.  Slcwart,  i86i. 

Des  membres  de  la  haute  Eglise  crAnglcteire,  ayant  des  tendances 
puséistes,  se  sont  employés  depuis  plusieurs  aunées  à  donner  de  nou- 
velles éditions  des  ancieus  livres  liturgicjues  callioli([ues  (rAngleterre 
et  (PJîlcosse.  Le  Bréviaire  d'Abcrdeeu  demeure  jusqu'ici  ,  si  nous  ne 
nous  trompons,  le  plus  beau  spécimen  typograplii(|ue  de  ces  sortes 
d'entreprises  littéraires.  A  d'autres  publications  on  a  mis  moins  de 
luxe,  mais  infiniment  plus  de  criti([ue  littéraire.  Le  Missn/r  Sarrtm,  ou 
deSalisbury,  (|ue  nous  annonçons,  se  trouve  dans  ce  cas.  L'impression 
est  trés-ordinaire.  mais  le  texte  a  été  revu  sur  un  grand  nondjre  d'an- 
ciens exemplaires  imprmiés;  lorstjue  le  nouvel  éditeur  mit  la  main  à 
l'œuvre,  vingt  éditions  de  cet  ancien  Missel  étaient  connues;  depuis, 
queUpics  avitresontété  déterrées  par  des  bibliophiles.  L'éditeur  a  con- 
fronté entre  elles  presque  toutes  ces  éditions;  d'abord,  il  n'a  trouve 
que  des  différences  insignifiantes  ,  mais  après  un  examen  plus  attentif, 
il  a  découvert  que  l'édition  de  i5io  à  i5i  i,  l'édition  de  i526  et  l'édi- 
tion de  Paris  de  1 555  ,  sont  des  recensions  nouvelles,  ou  des  souches 
servant  de  base  à  une  distribution  des  éditions  en  différentes  catégories. 
Il  va  de  soi  que  ce  Missel  est  pour  le  fond  le  Missel  romain.  Les  dif- 
férences, ((ui  sont  plus  curieuses  qu'importantes,  ne  laissent  pas  d'être 
pleines  d'intérêt  pour  les  puséistes  :  c'est  l'effet  d'un  sincère  amour 
pour  l'Église  anglicane,  et  du  regret  que  leur  inspire  l'œuvre  des  réfor- 
mateurs ([xn  ont  détruit  la  belle  liturgie  de  leur  ancienne  Eglise  pour 
mettre  à  la  place  une  chose  (pii  n'a  ni  corps  ni  âme.  Il  y  aura  bientôt 
vingt  ans,  im  autre  ministre  puséiste  entreprit  à  Malines  une  nouvelle 
édition  du  Bréviaire  de  Salisbury.  Il  était  bien  décidé  à  ne  pas  sortir 
Av  l'Église  anglicane  et  à  ne  se  faire  calholicpu'  ([u'avec  la  foide  du 
peuple  anglais.  Loisqu'il  eut  imprimé  ([uelques  feuilles,  il  vit  (pie  ce 
propos  n'était  ni  Iogi([ue  ni  chrétien,  et  il  se  jeta  généreusement  dans 
le  giron  de  l'Éghsc  romaine,  reconnaissant  cpie  l'Eglise  dAngletcrrc 
était  une  fille  infidèle.  La  réimpression  du  Bréviaire  de  Salisbuiy  en 
est  restée  là.  Nous  ne  souhaitons  pas  le  même  sort  au  Missel  de  Salis- 
bury, mais  nous  souhaitons  à  son  éditeur  la  grâce,  la  courage,  la  gé- 
nérosité de  l'éditeui-  (hi  Bréviaire. 

—  Frcilicrr  J.  Ilci/iric/i  von  Wcsscnberg.  (Le  baron  J.  Ilenii  de 
Wcssenberg.  Sa  vie  et  ses  œuvres.  Documents  pour  l'histoire  des  der- 
niers temps)  j  ouvrage  comjiosé  par  le  docteur  Joseph  Jîeck,  conseiller 
intime  de  S.  A.  le  grand -duc  de  Bade.  Fribourg,  librairie  de  Frédé- 
ric ^Vagner,  1862. 

VVessenberg ,  le  digne  coadjuteur  du  triste  prince-évêque  de 
Constance.  Dalberg.  h' \icaire  ca|)ilMlaiic  de  Guistance  rejeté  par  le 


7i8  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

saintasiége,  rarchevêque  élu  de  Friboiirg  rejeté  de  même;  l'artisan, 
de  toutes  sortes  de  nouveautés  dans  FEglise  d'Allemagne,  a  trouvé 
dans  M.  le  docteur  Beck,  nous  ne  dirons  pas  un  historien  impartial , 
mais  un  panégyriste  décidé.  Le  biographe  approuve  tout  dans  son  hé- 
los,  et  fait  connaître  d'autant  mieux  quel  dangereux  ennemi  le  ber- 
cail de  Jésus-Christ  a  conservé  dans  son  seiu  durant  tant  d'années. 
Nous  regrettons  même  que  M.  Beck  n'entre  pas  dans  plus  de  détails. 
Nous  aurions  surtout  aimé  des  explications  sur  le  plan  que  les  princes 
du  haut  Rhin  ont  poursuivi  pendant  longtemps  à  l'effet  d'établir  un 
patriarche  d'Allemagne  à  Mayence,  et  de  soustraire  ainsi  les  catholi- 
ques des  bords  du  Rhin  à  l'autorité  du  saint-siége.  Nous  ignorons  quelle 
influence  M.  le  docteur  Beck  exerce  à  la  cour  de  Bade;  mais  quelle 
qu'elle  soit,  son  livre  est  un  signe  du  temps  et  une  révélation  de  ce  que 
certains  hommes  d'Etat  allemands  rêvent  contre  l'Eglise  catholique.  Il 
est  toujours  bon  de  savoir  ce  que  veut  l'ennemi. 

—  Jacnboa  von  Bayent,  und  Ihre  Zeit.  Acht  bûcher  niederlaendis- 
cher  Geschichte .  (Jacqueline  de  Bavière  et  son  époque.  Huit  livres 
d'instoire  des  Pays-Bas),  par  François  Loeher,  tome  P'.  Nordlingen , 
Beck,  1862. 

Cet  ouvrage  est  dédié  à  S.  M.  Maximilien  II,  roi  de  Bavière.  L'au- 
teur annonce  que  le  tome  second  et  dernier  paraîtra  dans  le  courant 
de  l'année  prochaine.  Il  s'est  servi  de  presque  toutes  les  sources  im- 
primées, bien  connues  en  Hollande  et  en  Belgique.  Il  tâche  de  donner 
un  récit  ample,  clair,  intéressant  d'une  des  existences  les  plus  agitées 
que  présente  l'histoire.  A  la  fui  du  volume,  il  discute  un  certain  nom- 
bre de  points  qui  offrent  de  l'obscurité  ou  de  l'incertitude.  Iimlile  de 
nous  étendre  davantage  sur  cette  monographie  :  qui  ne  connaît  les 
|)rincipaux  faits  de  la  vie  accidentée  de  Jacqueline  de  Bavière?  On  a 
voulu  mettre  cette  vie  en  roman  ;  la  simple  vérité  est  plus  romanes- 
que que  tout  ce  que  peuvent  inventer  les  poètes. 

—  Herhiird  VIII  Freiherr  zu  Jaersperg  Ç\5^8-1516),  ein  krai- 
nischer  Held  und StaaLsmann.  (Herbard  VIII,  baron  d'AuerspergjiSaS- 
iS^S),  un  héros  et  un  homme  d'Etat  de  la  Ca^iiole),  par  P.  Radies. 
Vienne,  1862,  W.  Braumûller. 

Nous  pouvons  faire  connaître  en  peu  de  mots  cet  ouvrage  :  c'est  la 
vie  d'un  noble  protestant  de  la  Carnioîe,  qui  a  été  mêlé  à  beaucoup  de 
grands  événements  de  son  époque,  surtout  aux  luttes  contre  les  Turcs 
et  à  l'introduction  du  luthéranisme  en  Carnioîe.  C'est  en  même  temps 
une  sorte  de  chronique  de  la  famille  d'Auersperg,  ([ui  est  redevenue 
catholique.  Comme  on  possède  peu  de  livres  sur  la  Carnioîe,  ce  livre 
peut  avoir  quelque  utilité  ,  en  particulier  pour  l'iiistoire  d'une  partie 
du  xvi^  siècle. 


REVUE  DE  LA  PRESSE.  719 

—  Histoire  de  M.  Funriu  et  du  rétablissomoiit  du  catholicisme  à 
Genève,  par  M.  l'abbé  F.  Martin,  cliaiioinc  bonorairc  de  lît'llcy,  curé 
de  Fei'iiey,  et  M.  l'abbé  Floiiry,  auniôiiier  du  pensionnat  de  Garonge. 
Paris,  Tolra  et  Haton,  1862. 

A  Genève,  comme  partout,  la  réforme  ne  s'introduisit  que  par  la 
violence.  L'ancienne  population  de  la  ville  se  vit  débordée  et  opprimée 
par  une  population  nouvelle  plus  nombreuse,  et  composée  de  luigue- 
nots  émigrés  de  presque  tous  les  pays  de  l'Europe.  Au  xvi''  siècle,  les 
actes  publics  en  font  foi,  il  restait  à  peine  seize  Genevois  d'origine 
sur  trois  mille  deux  cent  vingt-deux  chefs  de  famille  jouissant  des  droits 
de  bourgeoisie.  Les  vieux  Genevois  supportaient  impaliennnent  le 
joug  de  ces  étrangers;  mais  ils  durent  céder  an  nond)re,  et  les  nou- 
veaux venus  établirent  cette  aristocratie  genevoise  si  tristement  fa- 
meuse  qui  devait  dominer  pendant  trois  siècles.  Toutefois,  le  despo- 
tisme tbéocratique  inauguré  par  le  funeste  génie  de  Calvin  ne  réussit 
pas  à  étouffer  tous  les  germes  de  la  vraie  foi.  Rentré  pour  un  temps 
connue  dans  l'obscurité  des  catacombes,  le  catholicisme  devait  en  sortir 
à  son  heure  et  reconquérir  sa  place  à  la  lumière  du  grand  jour. 

Ce  fut  M.  Vuarin  que  Dieu  choisit  pour  commencer  l'œuvre  de  la 
restauration.  Arrivé  à  Genève  en  1799  comme  simple  missionnaire, 
il  ne  trouva  dans  cette  Rome  calviniste  que  quelques  catholiques  épars. 
Mais  à  la  fin  de  sa  carrière  les  choses  avaient  bien  changé  :  lor,s([u'il 
mourut,  il  laissa  à  Genève  une  paroisse  catholique  de  huit  mille  àines, 
une  église  et  un  cimetière  catholiques,  deux  écoles  catholiques,  tenues 
l'une  par  les  Frères  et  l'autre  par  les  Sœurs  de  Saint-Vincent  de  Paul, 
enfin  un  hôpital  et  un  orphelinat.  Les  zélés  de  la  réforme  eussent  bien 
voulu  se  débarrasser  du  i^rand  curé,  connue  ils  l'appelaient;  ils  n'en 
vinrent  jamais  à  bout  ni  par  les  injures,  les  calomnies  et  les  délations, 
ni  par  l'appât  des  dignités  ecclésiastiques  et  en  faisant  briller  à  ses  yeux 
la  pourpre  card malice. 

Tel  est  riiomme  dont  MM.  Martin  et  Fleury  nous  ont  fait  connaître 
la  vie.  Cette  noble  physionomie  de  M.  Vuarin  suffirai;  pour  nous  inté- 
resser à  leur  ouvrage,  quand  même  il  ne  se  reconnnnnderait  point  déjà 
à  d'autres  j)<)ints  de  vue. 

—  Lorette  et  Castclfidardo ^  Lettres  d'un  pèlerin^  par  Edmond 
Lafond.  Paris,  A.  Bray. 

C'est  ici  une  correspondance  vraiment  attrayante,  ou.  pour  mieux 
dire,  une  conversation  aimable  <[ui  se  promène  à  travers  mille  sou- 
vcniîs  intéressants,  mille  détails  historiques  ou  poétiques,  mille  récits 
animés  d'une  piété  douce.  L'auteur  a  le  don  de  charmer  par  la  grâce 
et  par  une  pureté  du  style,  nous  ne  dirons  point  parfaite,  mais  très-peu 
ordmaire  dans  notre  siècle.   Sou  âme  s'inspire  partout  des  pensées 


720  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

et  des  émotions  de  la  foi.  C'est  un  vrai  pèlerin.  On  lira  surtout  avec 
intérêt  les  belles  pages  consacrées  aux  immortels  héros  de  Gastel- 
fidardo. 

—  Souvenirs   de  Rome,    offerts  par  Mgr  Vêvèque  (V Orléans  au 
clergé  de  son  rliodèce.  Paris,  Douniol,  1862. 

On  trouve  réunis  dans  cette  brochure  de  1 56  pages  :  le  discours 
prononcé  par  MgrDupanloup  àSaiut- André-de-la-Vallée  en  faveur  des 
Eglises  d'Orienl;   l'allocution  adressée   aux  zouaves  pontificaux  dans 
l'église  collégiale  deMarino,  pour  la  clôture  du  mois  de  Marie;  les  paroles 
que  Monseigneur  prononça  dans  sa  cathédrale,  à  son  retour  de  Rome, 
et  la  lettre  qu'il  adressa  à  cette  occasion  au  clergé  de  son  diocèse,  avec 
le  post-scriptuin  qu'il  y  ajouta  ensuite.  On  a  joint  à  ces  documents  le 
texte  latin  et  une  traduction  française  de  l'allocution  prononcée  par 
S.  S.  le  pape  Pie  IX  dans  le  Consistoire  du  c)  juin  1862,  de  l'adresse 
présentée  au  souverain  pontife  par  les  évoques  et  de  la  réponse  qu'y 
fit  Sa  Sainteté.  L'allocution  adressée  aux  zouaves  était  restée  jusqu'ici 
inédite  ;     les    autres  pièces    qui   composent   ce  recueil  étaient   déjà 
connues. 

—  De  viris  illtistribus  et  de  persecutoribus  Ecclesiœ  ad  usuni  tiro- 
mini  linguœ  latinœ^  J.  M.  J.  T.    Paris,  Lecoffre,  2"  édition,  1863. 

Mettre  en  regard  la  mort  si  belle  et  si  coiirageuse  des  martyrs  avec 
la  mort  funeste  de  leurs  persécuteurs  et  de  leurs  bourreaux  ;  réjouir 
la  foi  des  jeunes  élèves  des  séminaires  et  des  institutions  chrétiennes 
pai-  le  tableau  des  merveilles  que  Dieu  a  opérées  en  faveur  de  ses 
saints;  toucher  et  former  les  cœurs  par  le  récit  des  souffrances  et  des 
vertus  de  tant  de  héros  ;  leur  inspirer  la  crainte  des  jugements  de  Dieu, 
en  leur  montrant,  par  des  exemples  frappants,  qu'il  châtie  souvent, 
même  dès  cette  vie,  les  grands  coupables  :  tel  est,  dit  l'auteur  dans  sa 
préface,  le  but  principal  qu'il  s'est  proposé  dans  cet  ouvrage.  Ce  but 
éminemment  louable  et  parfois  trop  oublié  dans  l'enseignement,  nous 
croyons  qu'il  est  parfaitement  atteint.  Mais  ce  livre,  incomparablement 
supérieur,  quant  au  fond,  aux  extraits  d'auteurs  païens  qu'on  met 
ordinairement  entre  les  mains  des  élèves,  sera-t-il  également  apte  à 
les  former  à  la  bonne  latinité  ?  C'est  une  question  sur  laquelle  nous 
n'avons  plus  à  revenir  aujourd'hui,  parce  qu'elle  a  été  définitivement 
tranchée,  par  l'opinion  publique  et  par  de  récentes  expériences,  en 
faveur  des  classiques  convenablement  expurgés  et  chrétiennement 
expliqués. 

H.  Mertian. 


Paris.  —  Inipiiinerie  de  W.  REMQU£T,  GOLPY  el  C*,  rue  Garancièrc,  5. 


LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 


ET  DE  LA  THÉOLOGIE 


Bref  de  S.  S.  Pie  IXauxévêques  d'Autriche,  1856.  —  Clemens,  De  scholasticorum 
sententia  :  Philosophiam  esse  theologiœ  ancillam.  —  MM.  Jacques,  Simon  et 
Saisset,  Manuel  de  philosophie.  —  MM.  Ritter,  Franck,  Barthélémy  Saint- 
Hilaire,  passim,  etc.. 

Il  y  a  environ  quatre  ans  qu'ici  même  nous  posions  la 
question  suivante  :  Quels  sont,  en  matière  de  science,  les  rap- 
ports du  sacré  et  du  profane?  La  théologie  appuyée  sur  une 
base  révélée,  la  philosophie  n'ayant  d'autre  point  de  départ 
que  l'évidence,  en  quelle  situation  relative  sont-elles  '  ?  De- 
puis lors,  si  les  discussions  religieuses  n'ont  pas  cessé  d'être 
à  l'ordre  du  jour,  elles  n'ont  pas  cessé  non  plus  de  s'agiter, 
quoique  souvent  à  leur  insu,  autour  de  ce  problème  fonda- 
mental. La  lutte  la  plus  sérieusement  engagée  aujourd'hui 
n'est  pas  celle  qui  descend  sur  le  terrain  des  faits  et  trouble 
pour  un  temps  la  paix  du  monde,  mais  bien  celle  qui  se  pour- 
suit dans  la  région  des  esprits  entre  l'idée  chrétienne  et  l'idée 
rationaliste,  entre  les  affirmations  catholiques  et  les  négations 
incrédides.  Or  cette  lutte,  d'où  vient-elle,  sinon  de  ce  qu'on 
cherche  à  connncttre  la  raison  avec  la  foi  et  l'ordre  de  con- 
naissances provenant  de  l'iuie  avec  l'ordre  de  connaissances 
qui  dérive  de  l'autre  ? 

*  Etudes,  2<^  série,  t.  I,  p.  2. 

1»  46 


722  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

Nous  croyons  donc  nous  placer  au  cœur  de  la  controverse 
moderne  en  nous  faisant  le  rapporteur  des  opinions  diverses 
émises  sur  ce  sujet,  et  en  cherchant  à  déterminer  les  véritables 
relations  des  deux  sciences. 

Trois  systèmes  principaux  ont  été  mis  en  avant  :  l'un  su- 
bordonne entièrement  la  théologie  à  la  philosophie,  c'est  le 
système  rationaliste  ;  un  autre  voudrait  que  chacune  des  deux 
sciences  put  aller  dans  sa  voie  sans  s'inquiéter  en  rien  de  la 
science  qui  marche  auprès  d'elle  :  ce  n'est  guère  que  la  théorie 
précédente  un  peu  modifiée  ;  le  troisième  admet  la  subordina- 
tion de  la  raison  à  la  foi,  de  la  science  profane  à  la  science 
sacrée,  de  la  philosophie  à  la  théologie  ;  il  y  a  plusieurs  ma- 
nières d'expliquer  cette  doctrine,  et  c'est  là  qu'il  faudra  dé- 
mêler la  vérité  catholique.  Malgré  les  clameurs  de  nos  adver- 
saires, nous  nous  efforcerons  de  procéder  avec  calme  dans 
ces  débats  où  Ton  se  passionne  souvent  parce  que  l'on  ne 
veut  pas  s'entendre,  et  où  la  lumière  manque  seulement 
parce  qu'elle  est  étouffée  sous  un  nuage  de  préjugés  con- 
traires. 


Toute  l'école  rationaliste  a  proclamé  bien  haut  l'entière  et 
absolue  indépendance  de  la  philosophie  par  rapport  à  la  re- 
ligion. Pour  elle,  il  n'y  a  pas  là  seulement  un  fait  qui  date  de 
Descartes,  et  dont  on  rend  d'immortelles  actions  de  grâces  à 
son  auteur  ;  il  y  a  de  plus  un  droit  sacré,  imprescriptible,  que 
la  philosophie  n'a  pu  oublier  sans  aller  contre  sa  propre  es- 
sence, car  «  une  philosophie  au  service  de  la  croyance  ec- 
clésiastique est  une  absurdité  '.  »  Et,  cf  commerl'a  dit  Aristote, 
il  ne  faut  pas  que  le  philosophe  reçoive  des  lois,  mais  qu'il  en 
donne  ".  »  Non-seulement  donc  il  ne  peut  accepter  le  contrôle 
qui  lui  viendrait  de  la  théologie,  mais  c'est  à  lui  au  contraire 
à  contrôler  tout  ce  que  celle-ci  enseigne. 

'  H,  Ritter,  Hist.  de  laphil.  chrét.,  1.  I,,  introd.,  p.  23. 

^  MM.  Jacques,  Simon  etSaifset,  Manuel  de  philos.,  S''  édit.,  p.  i. 


ET  DE  LA  Tlir«:OLOGIE.  723 

«  Imaginez  que  la  connaissance  humaine  est  comme  un  vaste 
champ  divisé  en  parties  selon  la  nature  variée  du  sol  et  de  ses 
productions.  Chacune  de  ces  parties  représente  ime  science  ; 
chacune  a  ses  habitants  qui  la  cultivent.  Au  milieu  est  un  lieu 
élevé  d'où  la  vue,  sans  distinguer  les  détails,  embrasse  l'en- 
semble et  aperçoit  les  limites  et  les  rapports  des  parties  ;  d'où 
s'échappent  aussi  les  courants  qui  vont  fertiliser  chaque  do- 
maine. C'est  là  que  le  philosophe  aspire  à  monter,  pour  assister 
d'en  haut  à  tout  ce  travail  de  l'esprit  humain,  pour  découvrir 
les  sources  qui  l'alimentent  et  pour  les  épurer  au  besoin  '.  c 

Avec  une  pareille  notion,  donnée  sans  auciuie  restriction 
et  mise  comme  élémentaire  entre  les  mains  de  la  jeunesse, 
le  problème  est  résolu  d'avance.  Il  va  sans  dire  que  la  théo- 
logie étant  ime  des  branches  du  savoir  humaip  doit,  elle 
aussi,  être  surveillée,  jugée  de  haut,  et,  dans  l'occasion,  re- 
dressée par  cette  science  qui  se  pose  en  dominatrice  univer- 
selle en  vertu  même  de  sa  nature  et  de  la  situation  qu'elle 
occupe. 

Ce  n'est  donc  pas  seulement  l'indépendance,  et  une  indé- 
pendance absolue,  que  l'on  revendique  pour  la  pensée  indi- 
viduelle et  philosophique  ;  c'est  encore  une  souveraineté  vé- 
ritable que  l'on  constitue  à  son  profit.  «  Elle  seule  voit  à  la 
fois  le  point  de  départ,  et  le  centre,  et  le  but;  elle  seule  peut 
donc  montrer  le  chemin  aux  autres  sciences  ;  elle  seule  a  le 
secret  tout  entier  de  la  vie  de  l'homme  -.  »  —  «  Elle  conser- 
vera toujours  l'ambition  de  tout  dominer  ;  sa  définition  même 
renferme  l'idée  d'jine  suprématie  universelle  ^  » 

Ees  motifs  manqueraient-ils  à  l'appui  de  cette  prétention  ? 
Non,  sans  doute.  On  fait  valou'  surtout  le  besoin  que  nous 
éprouvons  de  nous  rendre  compte  de  toutes  choses.  N'est-ce 
pas  l'instinct  spontané  qui  se  révèle  dès  l'enlance,  et  qui  plus 
tard,  dans  l'hounne  capable  de  réiléchir,  devient  non-seule- 
uient  une  nécessité,  mais  encore  un  devoir  ?  La  première  loi 


'  MM.  Jacques,  Simon  et  Saisset,  Manuel  de  philos.,  V  édil.,  introd.,  p.  12. 

*  M.  Harllu-lcmy  Sainl-Ililaire.  De  l'ccole  d'Alexandrie,  prôf.,  p.  21. 

*  Manuel  de  phlL,  p.  i. 


724  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

de  sa  nature  est  de  ne  pas  agir  en  aveugle  ;  si  ce  n'est  pas  pour 
rien  que  le  Créateur  a  donné  des  yeux  à  son  corps,  c'est  encore 
moins  sans  motif  que  la  raison  a  reçu  sa  lumière.  A  elle  d'éclai- 
rer la  route,  à  elle  d'exercer  au  loin  ses  investigations  et  de  scru- 
ter toutes  choses.  Car  elle  est  établie  auxfrontières  de  l'âme  pour 
arrêter  et  prévenir  toute  importation  frauduleuse.  Ce  qui  n'a 
pas  été  soumis  à  son  examen,  ce  qui  ne  porte  pas  le  sceau  de 
sa  révision,  ne  saurait  être  admis  légitimement  ni  trouver  place 
parmi  les  croyances  de  l'homme.  Voilà  pourquoi  sur  toutes  les 
données  fournies  par  la  science,  il  y  a  un  dernier  mot  qui  est 
celui  de  la  raison,  et  ce  mot  ne  peut  être  prononcé  que  parla 
philosophie. 

Ainsi  l'école  rationaliste  s'arroge,  comme  une  propriété  in- 
contestable, le  droit  de  tout  discuter,  de  tout  analyser,  de 
tout  juger.  A  elle  le  bénéfice  de  cette  parole  apostolique  : 
Spiritualis  hoino  judicat  omnia^  ipse  aiitem  a  nemine  judica- 
tur  '.  Aussi  partage-t-elle  le  genre  humain  en  deux  grandes 
catégories.  D'une  part  sont  les  simples,  les  ignorants,  inca- 
pables de  saisir  la  vérité  autrement  que  sous  des  voiles  et  des 
symboles  -,  ce  sont  les  hommes  de  la  foi,  auxquels  il  fauî  une 
révélation,  des  mystères  et  une  religion  positive.  Mais  au- 
dessus  de  la  foule,  il  y  a  les  philosophes,  qui,  laissant  de 
coté  la  forme  allégorique ,  pénètrent  jusqu'à  la  substance 
même  de  la  vérité.  Ceux-là  sont  les  hommes  vraiment  spiri- 
tuels ;  ils  échappent  aux  entraves  de  la  lettre  qui  tue  ;  ils  se 
font  à  eux-mêmes  une  religion  entièrement  rationnelle,  qui 
n'est  autre  que  la  religion  même  de  la  nature. 

Nous  reconnaissons  ici  la  pensée  de  Hegel.  Transportée  il  y 
a  quelque  trente  ans  en  France  par  M.  Cousin,  elle  est  peu  à 
peu  devenue  le  mot  d'ordre  de  tous  ceux  qui  ont  voulu  faire 
de  la  science  en  dehors  du  christianisme.  Si  divisés  qu'ils 
soient  dans  leurs  opinions  sur  toutes  choses,  ils  s'entendent 
du  moins  en  ceci.  Matérialistes  ou  spiritualistes,  positivistes, 
panthéistes,  socialistes,  tous  s'accordent  pour  assurer  à  la 
raison  une  royauté  absolue  dans  le  domaine  de  l'intelligence  ; 

•  /Cor.,  II,  15. 


I 

s»; 

l 


ET  DE  LA  THÉOLOGIE.  725 

ils  lui  font  une  autorité  qui  ne  relève  d'aucune  autorité,  un 
sceptre  qui  ne  doit  s'abaisser  devant  aucun  sceptre,  une  juri- 
diction qui,  s'étendant  sur  toutes  choses,  décide  en  dernier 
ressort  et  rend  des  arrêts  irréformables. 

Au  fond,  ce  système  est  beaucoup  plus  ancien  qu'on  ne  le 
suppose  d'ordinaire.  Dès  le  xiif  siècle,  Raymond  Lulle  l'avait 
formulé  presque  en  termes  équivalents,  quoiqu'il  fvit  parti 
d'un  point  tout  opposé.  En  effet,  après  s'être  efforcé  d'établir 
(pie  tous  les  articles  de  la  foi  pouvaient  être  prouvés  par  des 
raisons  démonstratives  et  évidentes,  il  arrivait  à  des  conclu- 
sions connue  celles-ci  : 

«  La  foi  est  nécessaire  aux  hommes  grossiers,  ignorants, 
appliqués  au  travail  manuel  et  sans  élévation  dans  la  pensée, 
qui  ne  sauraient  comprendre  par  la  raison,  et  cjui  aiment  à 
connaître  sous  le  voile  des  croyances;  mais  un  esprit  perspi- 
cace se  laisse  plus  facilement  conduire  à  la  vérité  chrétienne 
par  la  raison  que  par  la  foi.  » 

Et  encore  :  «  Celui  qui  connaît  par  la  foi  ce  qui  est  du  do- 
maine de  la  foi,  peut  tomber  dans  l'erreur  ;  mais  celui  qui 
possède  cette  connaissance  par  la  raison,  ne  saurait  se  trom- 
per  

«  Nous  connaissons  mieux  ce  que  nous  voyons  que  ce  que 
nous  touchons;  de  même,  nous  sommes  ainsi  faits  que  nous 
connaissons  plus  clairement  la  vérité  par  la  raison  que  par 
la  foi  '.  » 

Ou  je  me  trompe  fort,  ou  ces  propositions  que  l'autorité 
ecclésiastique  réprouva,  renfermaient  en  germe  toute  la  théo- 
rie moderne.  La  supériorité  de  la  philosophie  sur  la  théolo- 
gie, la  subordination  de  toute  donnée  révélée  à  l'examen  ra- 
tionnel, la  distinction  d'une  connaissance  allégorique  sujette 
à  l'erreur  et  d'une  science  plus  pénétrante  dont  le  coup  d'œik. 
est  infaillible  ;  la  ligne  de  démarcation  entre  les  multitudes  à 
qui  la  foi  convient,  et  les  privilégiés  de  l'intelligence  à  qui  la 
raison  suffit,  tout  s'v  trouve  déjà  exprimé  à  peu  près  comme 


'  Propcsit.  97  et  98,  condamnées  par  le  pape  Grégoire  XL  (Cf.  NataL  Alex., 
Hist.  EccL,  sœc.  xiii,  c.  ni,  a.  20). 


726  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

aujourd'hui  dans  les  ouvrages  de  nos  libres  penseurs.  C'est 
que  l'orgueil  de  la  raison  est  aussi  ancien  que  la  raison  elie- 
méme. 

En  faisant  justice  de  ce  qu'il  y  a  d'exagéré  dans  ses  pré- 
tentions, nous  ne  toucherons  aucunement  à  ses  droits  véri- 
tables. 

Sans  contredit,  dans  l'ensemble  des  sciences  que  l'homme 
acquiert  par  ses  forces  naturelles,  la  philosophie  occupe  le 
premier  rang  et  doit  exercer  la  suprématie.  Ici  nous  admettons 
sans  réserve  la  comparaison  rapportée  précédemment  et  les 
conséquences  qui  en  découlent.  Si  le  champ  de  nos  connais- 
sances est  divisé  en  parties^  dont  chacune  représente  une 
branche  du  savoir  humain,  la  philosophie  y  occupe  le  point 
central  ;  si  chaque  science  est  connue  un  ruisseau  coulant 
dans  la  plaine  et  arrosant  le  département  qui  lui  est  propre, 
la  philosophie,  placée  sur  un  lieu  élevé,  surveille  tous  ces  cou- 
rants et  au  besoin  les  dirige.  Nous  dirons  plus  encore  :  il  n'en 
est  aucun  qui  n'ait  en  elle  son  origine  et  qui  ne  se  rattache 
à  elle  comme  à  sa  source. 

Toute  science  en  effet  repose  sur  les  axiomes  ;  elle  part  de 
certains  principes  qu'elle  trouve  gravés  dans  l'esprit  humain, 
et  dont  elle  n'est  pour  ainsi  dire  que  la  mise  en  œuvre.  Car 
si  c'est  une  science  d'observation,  elle  ne  fait  autre  chose  qu'ap- 
pliquer les  principes  à  une  maîière  découverte  par  elle  ;  et  si 
c'est  une  science  de  déduction,  son  travail  consiste  à  analyser 
les  principes,  à  les  comparer,  à  les  combiner  de  manière  à  en 
tirer,  autant  que  possible,  toutes  les  vérités  qn'ils  renfer- 
ment. Mais  ces  axiomes,  que  chaque  science  pose  à  son  début;, 
sans  les  discuter,  lui  appartiennent-ils  ?  Non  ;  c'est  l'objet 
propre  de  la  philosophie.  En  vertu  de  ce  prêt  qu'elle  leur  fait, 
celle-ci  les  regarde  toutes  comme  comptables  envers  elle  et  de 
leurs  procédés  et  de  leurs  résultats.  Par  là  elle  les  tient  en 
quelque  sorte  sous  sa  dépendance;  et,  sans  aucune  confusion 
des  rôles,  elle  peut  toujours  les  ramener  à  son  domaine. 

Aussi  .chaque  science  a  sa  philosophie.  Nous  connaissons 
'celle  de  l'histoire,  celle  de  la  législation,  celle  de  la  politique; 
on  pourrait  de  même  faire  la  philosophie  des  mathématiques 


ET  DE  LA  THÉOLOGIE.  727 

et  des  sciences  naturelles.  Et,  à  vrai  dire,  ce  qui  nuit  le  plus 
au  progrès  des  branches  diverses  de  la  connaissance  humaine 
c'est  qu'un  pareil  travail  n'existe  pas  encore.  Nous  savons 
classer  des  phénomènes  et  nous  ne  savons  pas  toujours  ap- 
précier les  lois  qui  les  dominent;  tel  qui  spécule  sur  l'infini 
est  hors  d'état  de  rendre  compte  du  rôle  que  cet  élément  mys- 
térieux remplit  dans  ses  Oj)érations.  En  cet  état  de  choses, 
plusieurs  nient  la  métaphysique.  Autant  vaudrait  nier  l'esprit 
lui-même.  Ils  en  viendront  là  quelque  jour,  s'ils  veulent  être 
conséquents,  caria  métaphysique  n'est  que  la  science  des  lois 
nécessaires  impliquées  dans  l'être,  et  de  celles  qui  régissent 
les  esprits  dans  la  connaissance  de  la  vérité. 

Je  ne  m'arrêterai  pas  à  faire  observer  que  la  philosophie, 
après  avoir  posé  les  premiers  principes  et  constaté  leur 
valeur,  indique  encore  la  méthode  à  suivre,  les  procédés 
légitimes  à  employer  pour  arriver  à  la  certitude^  et  qu'elle 
range  chacune  des  sciences  à  sa  place  en  lui  assignant  ses  li- 
mites*; tous  ces  droits  lui  reviennent  sans  conteste,  et  lui 
assurent  évidemment  la  suprématie. 

Mais  s'il  y  a  une  science  qui  ne  prend  pas  chez  elle  son 
point  de  départ,  xqui  ne  lui  emprunte  pas  ses  piincipes,  qui 
a  pour  se  diriger  une  autre  lumière  et  pour  oj)érer  d'autres 
instruments,  cette  science  lui  sera-t-elle  aussi  subordonnée? 

Ce  que  nous  disons  n'est  point  une  simple  hypothèse.  Oui, 
une  science  existe,  laquelle  a  pour  fondement,  non  l'évidence 
philosophique,  mais  la  révélation;  pour  lumière,  non  cette 
clarté  intérieure  qui  luit  au  dedans  de  riiomme,  mais  la  pa- 
role de  Dieu  qui  retentit  au  dehors;  pour  principes,  non  pas 
ceux  de  l'intelhgence  créée,  nécessairement  étroits  et  relatifs, 
mais  ceux  de  l'intelligence  divine,  dont  la  connaissance  nous 
est  communiquée  par  luie  voie  supérieure;  pour  instrument 
enfin  une  vérification  où  la  raison  n'est  pas  maîtresse,  mais  où 
son  rôle  est  d'écouter  et  de  se  soumettre. 

C'est  ainsi  que  la  théologie  se  définit  elle-même;  telles  sont 

'  Ce  rôle  de  la  philosophie  a  été  revendiqué  pour  elle  par  un  de  nos  collabora- 
teurs, le  R.  P.TouIemonL  V.  Études,  2^  série,  t.  Il,  p.  310.  La  philosophie  dans 
ses  rapports  avec  les  sciences. 


728  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

les  conditions  qu'elle  revendiqua  dès  son  entrée  dans  le 
monde,  et  les  titres  avec  lesquels  elle  vient  aujourd'hui  encore 
réclamer  sa  place  parmi  les  sciences  que  l'homme  cultive. 
En  leur  compagnie  elle  n'est  point  une  étrangère,  car  elle 
parle  la  même  langue,  quoique  avec  un  accent  qui  trahit  sa 
haute  origine.  Mais  si  elle  s'assied  à  leurs  côtés,  ce  n'est  point 
pour  accepter  leur  joug  ni  pour  vivre  dans  leur  dépendance. 
A  celle  des  sciences  humaines  qui  voudrait  s'arroger  le  droit  de 
lui  commander,  elle  répondrait  avec  une  noble  assurance  : 
Que  me  demandes-tu  ?  je  ne  viens  pas  de  toi.  Si  haut  que  tu 
établisses  ton  point  de  vue,  la  source  où  je  puise  est  plus  élevée 
encore.  Mes  horizons  ne  sont  pas  tes  horizons,  mon  ciel  est 
plus  pur,  mon  regard  plus  puissant,  ma  sphère  plus  vaste  et 
plus  étendue;  garde  ton  domaine  et  laisse-moi  le  mien  :  à  toi 
l'étude  de  la  nature,  à  moi  la  révélation  des  choses  divines. 

J'entends  le  rationalisme  me  dire  :  Non,  c'est  en  vain  que 
vous  essayez  de  soustraire  une  des  branches  du  savoir  humain 
au  contrôle  de  l'investigation  philosophique.  Tout  ce  qui 
entre  dans  notre  intelligence  devient  aussitôt  la  propriété  de 
la  raison.  La  question  de  provenance  est  ici  indifférente. 
Qu'iui  dogme  soit  descendu  du  ciel,  ou  qu'il  ait  germé  dans 
l'humanité,  du  moment  qu'il  frappe  à  la  porte  de  notre  es- 
prit et  demande  à  s'introduire  parmi  nos  croyances,  nous 
avons  le  droit  de  l'examiner,  de  l'interroger,  de  le  disséquer 
pour  voir  ce  qu'il  renferme.  A  cette  condition  seulement  il 
peut  s'assimiler  à  notre  pensée  et  y  prendre  vie.  Autrement  il 
n'y  sera  qu'un  produit  exotique,  une  plante  dépaysée  et  in- 
capable de  s'enraciner  dans  le  sol ,  une  sorte  de  dépôt  sem- 
blab-.e  à  ces  blocs  erratiques  que  nous  trouvons  sur  nos 
montagnes,  et  qu?  les  révolutions  du  globe  ont  laissés  là 
comme  éga*  es,  sans  aucun  rapport  avec  les  terrains  qui  les 
entoureni. 

Je  n'affaiblis  ni  la  difficulté  ni  le  motif  qu'on  prétend 
y  voir  pour  soumettre  les  données  de  la  foi  à  l'inquisition 
rationnelle.  Toutefois  il  est  facile  de  reconnaître  que  ces  con- 
sidérants n'ont  pas  de  valeur. 

En  effet^  du  moment  qu'on  se  place  dans  l'hypothèse  d'une 


ET  DE  LA  THÉOLOGIE.  729 

révélation  faite  à  l'iioinme  par  la  Divinité,  il  faut  bien  accorder 
que  l'acceptation  en  est  obligatoire.  Ce  que  la  raison  aura  le 
droit  devérilier,  c'est  le  fait  de  son  existence.  Ici,  nous  l'avons 
expliqué  précédemment',  la  reclierche  sera  du  domaine  de 
la  philosophie.  Dieu  est-il  intervenu?  la  voix  du  ciel  s'est-elle 
fait  entendre?  voilà  des  faits  à  examiner  selon  les  lois  que  l'on 
suit  pour  tous  les  autres  événements  de  l'histoire.  Et  quand  la 
raison  donne  sa  réponse  sans  préjugés,  sans  parti  pris,  d'a[)rès 
la  nature  des  monuments,  d'après  le  nombre  et  la  valeur  des 
témoignages  ,  on  ne  peut  nier  qu'elle  ne  soit  dans  son  rôle 
véritable. 

Mais  si  elle  a  une  fois  reconnu  que  la  parole  divine  est  ar- 
rivée jusqu'à  nous,  conservera-t-elle  le  droit  «  de  lui  appliquer 
sans  réserve  et  sans  arrière-pensée  la  méthode  générale  des 
recherches  scientifiques  ;  de  la  considérer  comme  un  fait  na- 
turel ,  qu'il  faut  observer,  analyser  ainsi  qu'un  autre  fait,  et 
subordonner  ensuite  à  des  lois  inséparables  de  l'esprit  hu- 
main' ?  » 

Assurément  celte  manière  de  procéder  serait  en  contra- 
diction évidente  avec  les  lois  même  de  l'intelligence.  Pleine- 
ment édifiée  sup  la  source  du  témoignage  et  sur  la  vérité  de 
son  contenu,  ce  que  doit  faire  la  raison,  c'est  tout  d'abord  de 
s'efforcer  de  le  comprendre  ;  mais  elle  n'en  est  pas  moins  tenue 
à  l'accepter  lorsqu'il  dépasse  sa  portée  et  qu'elle  n'en  pénètre 
pas  le  mystère.  Prétendrait-elle  alors  que  la  révélation  lui  est 
inutile?  que  la  notion  venue  du  ciel  sera  pour  elle  comme 
un  dépôt  cacheté  quelle  s'obstinerait  en  s>ain  éi  garder  et 
qui  ne  la  rendra  pas  plus  riche^  ?  Nous  répondrons  que,  s'il  en 
est  ainsi,  la  plu])art  de  ses  autres  connaissances  devront  être 
rejetées  au  même  titre. 

Nous  ne  connaissons,  dit  IJossuet,  le  comment  de  rien.  Or 
c'est  seulement  ce  comment  (^u\  nous  échappe  dans  les  vérités 
surnaturelles.  La  révélation  qui  m'en  est  faite  enrichit  mon 


•  Études,  août  1862.  La  philusophie  de  la  foi. 
'  M.  Franck,  De  la  certitude,  introd.,  p.  95. 
'  /(i.,  ibid.,  p.  77. 


730  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

esprit  en  m'apprenant  des  faits  :  le  Verbe  s'est  incarné,  il  a 
racheté  le  genre  humain,  l'esprit  de  Dieu  est  descendu  sur  le 
monde  :  autant  de  choses  que  j'ignorais  et  dont  on  m'enseigne 
l'existence.  Mais  de  quelle  manière  Dieu  a-t-il  pu  se  faire 
homme?  en  quoi  sa  mort  a-t-elle  été  la  réhabilitation  de  ma 
nature?  par  quels  nœuds  invisibles  et  pourtant  réels  l'Esprit- 
Saint  peut-il  s'unir  aux  âmes  des  fidèles?  C'est  là  ce  que  tous 
les  efforts  du  génie  n'aboutissent  pas  à  me  montrer  clairement. 
Conclurai-je  qu'après  avoir  entendu  la  parole  divine,  je  n'ai 
qu'une  obscurité  de  plus  sans  aucune  lumière  nouvelle  ?  Ah! 
l'humanité  tout  entière  se  lèverait  pour  me  démentir.  C'est 
sur  la  foi  qu'elle  a  eue  de  ces  choses  qu'elle  s'est  elle-même 
corrigée  et  transformée  ;  c'est  en  partant  de  là  qu'elle  a  réalisé 
tant  de  conquêtes  dans  l'ordre  religieux  et  même  dans  l'ordre 
purement  philosophique.  La  notion  de  Dieu  s'est  éclaircie, 
celle  de  l'homme  s'est  illuminée;  la  vie  future  a  changé  d'as- 
pect, la  morale  est  entrée  dans  une  voie  meilleure,  les  idées 
chrétiennes  en  se  popularisant  ont  formé  dans  le  monde  un 
fonds  de  vérité  incomparablement  supérieur  à  celui  que  l'hu- 
manité possédait  avant  l'Évangile,  et  ce  fonds  au  lieu  d'être  le 
privilège  d'un  petit  nombre  de  sages,  est  devenu  le  patrimoine 
de  tous. 

D'ailleurs  si  je  suis  loin  de  tout  saisir  dans  le  témoignage 
divin,  je  suis  plus  éloigné  encore  de  n'y  rien  comprendre.  La 
création  entière  m'est  présentée  comme  un  miroir  où  viennent 
se  réfléchir  les  réalités  de  la  sphère  surnaturelle.  Ce  miroir 
est  imparfait,  nous  en  convenons;  les  objets  y  perdent  une 
partie  de  leur  éclat,  ne  s'y  reproduisent  pas  avec  tous  leurs 
caractères,  rien  de  plus  certain.  Telle  qu'elle  est,  néanmoins, 
cette  image  n'est  pour  nous  ni  sans  vérité  ni  sans  lumière. 
Elle  parle  assez  pour  nous  faire  croire,  pas  assez  pour  nous 
faire  jouir;  si  ce  n'est  point  encore  la  vision  face  à  face  ^  c'est 
déjà  pourtant  la  science  à  son  début,  c'est  une  idée  des  choses 
divines  conçue  par  analogie,  une  connaissance  ébauchée  qui 
doit  aller  grandissant  jusqu'à  ce  qu'elle  trouve  sa  consom- 
mation dans  le  plein  jour  de  la  gloire. 

Ce   sont  là  des  explications  sur  lesquelles  j'ose  à  peine 


ET  DE  LA  THEOLOGIE.  73  i 

insister,  parce  que  clans  le  christianisme  elles  sont  élémen- 
taires. Si  quelqu'un  n'en  voit  pas  la  portée,  je  le  plaijis;  si,  la 
voyant,  il  s'obstine  à  nier,  je  le  plains  beaucoup  plus  encore. 
Quoiqu'il  en  soit,  la  suprématie  revendiquée  par  la  philo- 
sophie sur  le  dogme  chrétien  est  évidemment  un  non-sens, 
puisqu'elle  supposerait  la  destruction  de  ce  dogme.  Du 
moment  que  vous  subordonnez  la  théologie  à  la  phi- 
losophie, vous  niez  leur  distinction  et  le  caractère  de  la 
science  sacrée.  Il  n'y  a  plus  deux  termes,  mais  un  seul,  non 
plus  une  science  procédant  de  la  raison  et  une  autre  procé- 
dant de  la  révélation,  mais  une  science  unique  et  purement 
ratiolinelle.  Nous  dirons  donc  à  nos  adversaires  :  Soyez  francs, 
et  allez  jusqu'au  bout  de  vos  doctrines.  Ce  n'est  y^as  la  supré- 
matie de  la  raison  que  vous  demandez,  mais  l'abolition  de  la 
foi  ;  entre  la  théologie  et  la  philosophie ,  ce  n'est  pas  pour 
vous  une  question  de  supériorité,  c'est  une  question  d'ab- 
'sorption  et  de  complète  identité. 


II 


Si  la  science  sacrée  ne  peut  pas,  sans  suicide,  accepter  un 
rang  inférieur  qui  la  soiunettrait  comme  les  autres  branches 
du  savoir  humain  au  contrôle  absolu  de  la  raison,  devrons- 
nous  dire  qu'elle  vient  s'asseoir  près  de  la  philosophie  comme 
une  égale,  chacune  des  deux  ayant  sa  sphère  à  part,  et  pour- 
suivant sa  route  sans  recevoir  la  loi  et  sans  la  faire? 

Telle  est  la  seconde  solution  proposée  pour  le  problème  qui 
nous  occupe. 

Les  deux  sciences,  a-t-on  dit,  habiteutdes  régions  diverses  : 
l'une  étudie  le  monde  de  la  raison  et  de  la  nature,  l'autre 
considère  le  monde  de  la  révélation  et  des  choses  surnaturelles  ; 
ce  sont  deux  théâtres  entièrement  distincts;  elles  peuvent 
donc  aller  dans  leurs  voies  sans  se  gêner,  sans  se  contredire  ; 
elles  auront  beau  avancer  toujours,  elles  ne  se  rencontreront 
jamais,  car  les  roules  qu'elles  suivent  ne  sont  pas  dans  un 
même  plan,  mais  dans  des  plans  parallèles.  I/une  est  fondée 


732  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

sur  l'autorité,  l'autre  est  fondée  sur  la  liberté;  que  chacune 
exploite  son  principe,  qu'elle  s'efforce  d'en  tirer  tout  ce  qu'il 
renferme,  quel  mal  peut-il  en  résulter?  Toutes  deux  seront 
dans  le  vrai,  chacune  à  son  point  de  vue.  Le  philosophe 
pourra  rester  croyant  alors  même  que  ses  spéculations  ne  se 
laisseront  limiter  par  aucun  symbole  religieux;  et  le  croyant 
à  son  tour  ne  perdra  rien  de  sa  foi  pour  laisser  toute  liberté 
à  sa  pensée  philosophique. 

Ce  système  se  retrouve  plus  ou  moins  nettement  formulé 
au  fond  d'un  certain  nombre  d'esprits,  et  il  a  marqué  sa 
trace  dans  des  écrits  qui  jouissent  d'un  crédit  justement  mérité 
à  d'autres  titres.  On  fait  ainsi  de  la  religion  et  de  la  philoso- 
phie «  deux  ordres  de  pensées  qui  diffèrent  depuis  le  com- 
mencement du  monde  et  qui    différeront  jusqu'à  la  fin'.  » 
On    trouve  étonnant  que   nous  nous  scandalisions  de    ren- 
contrer dans   des   ouvrages   de  philosophie  pure   des  asser- 
tions qui  ne  peuvent  s'accorder  avec  le  christianisme.  On  re» 
garde  comme  tout  simple  que  dans  les  établissements  destinés 
à  l'instruction  de  la  jeunesse,  à  côté  de  l'enseignement  reli- 
gieux et  nécessairement  orthodoxe  donné  par  l'aumonier,  se 
place  un  enseignement  philosophique  qui  non-seulement  fait 
abstraction  totale  de  l'élément  chrétien,  mais  ne  craint  pas, 
même  sur  les  points  fondamentaux,  de  se  mettre  en  opposition 
flagrante  avec  lui.  Comme  si  c'était  une  condition  normale  du 
développement    de   l'esprit  humain  de  lui   faire  adopter  le 
pour   et  le  contre;  comme  si    l'âme  pouvait  se  scinder,  et, 
donnant  une  partie  d'elle-même  aux  croyances  traditionnelles, 
réserver  l'autre,  la  meilleure  sans  doute,  au  scepticisme  des 
théories  incrédules  ou  à  l'indifférence  des  philosophies  athées. 
Non,  il  n'y  a  pas  deux  vérités  contraires,  l'niie  faite  pour 
l'intelligence,  l'autre  appropriée  aux  besoins  du  cœur;  l'une 
que  la  conscience  embrasse,  l'autre  qui  alimente  la  foi;  l'une 
religieuse  qui  s'impose  au  nom  de  Dieu,  l'autre  philosophique 
qui  se  découvre  à  la  lumière  de  la  raison  ;  émettre  explici- 
tement ou  implicitement  ces  principes,   ce  serait  renouveler 

'  M,  Cousin,  Promenade  philos,  en  Allemagne. 


ET  DE  LA  TIlÉOLOGli:.  733 

l'erreur  des  Averroïsles  condamnée  par  Léon  X  au  cinquième 
concile  de  Latran. 

Luther,  dans  une  célèbre  dispute,  dont  la  date  n'est  pas 
certaine,  avait,  lui  aussi,  mis  on  avant  l'existence  des  deux 
vérités  opposées.  «  En  théologie,  disait-il,  il  est  vrai  que  le 
Verbe  s'est  incarné  ;  en  philosophie  c'est  absurde  et  tout 
simplement  impossible...  La  Sorbonne,  mère  de  toutes  les 
erreurs,  a  eu  tort  de  définir  que  le  urai philosophique  est  en 
même  temps  le  vrai  théologique  ;  c'est  à  elle  une  impiété  de 
condamner  ceux  qui  pensent  le  contraire...  Souvent  la  théo- 
logie va  se  heurter  contre  les  règles  posées  par  la  philosophie, 
et  celle-ci  à  son  tour  va  donner  en  plein  contre  les  principes 
établis  parla  théologie'.  »  C'était  une  boutade  dont  le  père 
de  la  Réforme  revint  bientôt,  et  il  ne  fut  suivi  par  aucun 
de  ses  disciples.  Eux-mêmes  en  rougissaient,  et  plus  tard,  lors- 
que Daniel  Hoffmann,  professeur  à  Ilelmstadt,  eut  émis  de 
nouveau  les  mêmes  opinions,  ils  le  forcèrent  à  se  rétracter 
aussi  bien  que  ses  adhérents. 

C'est  qu'en  effet  cette  maxime  une  fois  adoptée,  il  n'y  au- 
rait plus  d'erreur,  si  opposée  à  la  morale  ou  à  la  religion, 
qui  ne  pût  être  justifiée.  La  vérité  n'aurait  plus  d'existence 
absolue,  ce  serait  une  apparence  trompeuse,  une  de  ces  lueurs 
sans  objet  produites  j)ar  une  faiblesse  d'organe,  ou  bien  encore 
une  affaire  de  point  de  vue,  une  question  de  dispositions  et 
de  situation  personnelles.  Nous  retombons  dans  le  système 
qui  attribue  la  foi  tout  entière  à  l'imagination  ou  à  la  sen- 
sibilité, et  qui  met  la  raison  exclusivement  du  coté  de  la 
philosophie.  Alors,  pourquoi  des  demi-mesures?  Si  les 
croyances  religieuses  ne  sont  pas  conciliables  avec  les  grands 
jîrincipes  communs  à  toutes  les  intelligences,  il  faut  avoir 
le  courage  de  les  stigmatiser  comme  elles  le  méritent;  si  au 
contraire  on  les  respecte,  si  on  leur  accorde  quelque  valeur, 
il  ne  faut  plus  venir  nous  dire  que  la  raison  peut  se 
trouver  en  opposition  avec  elles. 


'  Sentent.  I»,  4^  5^  ^o^  in  Disput.  Iiab.  an.  r339,  vel.  V6'h\,  l.  I,  Opp.  Lu- 
//«erj,  p.  468,édit.  Jen. 


734  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

Les  deux  sciences,  quoique  ne  suivant  pas  la  même  route, 
ne  sauraient  donc  aller  au  rebours  l'une  de  l'autre.  Si  parfois 
elles  se  rencontrent,  elles  devront  cheminer  de  pair  ;  et  lors 
même  qu'elles  nous  sembleront  le  plus  éloignées,  il  sera 
toujours  possible  d'établir  un  trait  d'union  entre  elles.  C'est  ce 
qu'ont  fait  les  théologiens.  Parcourant  successivement  les  dif- 
férentes affirmations  de  la  foi,  ils  en  ont  analysé  le  contenu  et 
montré  que,  dans  l'ensemble  comme  dans  les  détails,  la 
philosophie  n'y  rencontrait  rien  qu'elle  put  solidement  contre- 
dire. Souvent,  au  contraire,  en  étudiant  le  dogme,  ses  pres- 
sentiments se  trouvaient  confirmés,  ses  desiderata  comblés, 
ses  démonstrations  achevées  ou  corroborées.  Admirable 
harmonie  qui  établit  l'unité  de  la  science  sur  l'unité  même 
du  plan  divin,  et  qui  produit  cette  large  synthèse  résumée 
dans  l'enseignement  des  écoles  catholiques! 


III 


La  raison  n'est  pas  en  droit  de  marcher  à  coté  de  la  révé- 
lation sans  s'occuper  d'elle,  elle  est  encore  moins  autorisée  à 
prendre  vis-à-vis  d'elle  une  position  supérieure  pour  la 
juger  ou  la  réduire  à  la  mesure  de  ses  pensées  propres  ;  il  n'y  a 
donc  pour  la  philosophie  qu'une  seule  situation  normale,  celle 
où  elle  accepte  une  certaine  subordination,  consentant  à  se 
laisser  guider,  du  moins  à  se  laisser  indiquer  les  écueilset  les 
périls  de  naufrage. 

Mais  cette  dépendance  peut  être  entendue  de  bien  des 
manières.  Parlons  d'abord  de  ceux  qui  ont  voulu  l'exagérer 
jusqu'au  point  de  supprimer  la  raison. 

A  les  en  croire,  l'intelligence  hinnaine  n'était  par  elle-même 
capable  que  de  se  tromper  et  de  faillir.  Boiteuse  depuis 
sa  chute,  il  lui  fallait  en  tout  et  partout  l'appui  de  la  révé- 
lation divine  ;  impuissante  à  se  soutenir,  elle  ne  pouvait 
même  faire  les  premiers  pas  sans  être  menée  à  la  lisière. 
Ces  erreurs  ont  été  trop  pleinement,  trop  solennellement  dé- 
menties, pour  que  nous  devions  ici  les  réfuter  de  nouveau. 


ET  DE  LA  THÉOLOGIE.  735 

La  philosopliie,  même  la  plus  soLiproiHK  use,   a  pu  voir  avec 
quelle  sollicitude  les  défenseurs  intrépides  du  dogme  veil- 
laient en  même  temps  pour  assurer  à  la  raison  l'iiîtégrité  de 
ses  forces,  et  comment  l'Eglise,  tant  accusée  de  la  déprécier, 
était  au  contraire  empressée  à  la  défendre.   Toutes  les  fois 
qu'on  est  venu  lui  dire  que  la  vérité  découlait  uniquement 
de  la  révélation,  qu'a-t-elle  constamment  répondu  ?  Qu'il  fal- 
lait faire  à  chaque  chose  sa  part,  et  ne  pas  confondre  des 
rôles  appelés  à  demeurer  essentiellement  distincts;  que  le  so- 
leil qui  s'est  levé  sur  l'humanité  par  grâce  ne  suppose  pas  qu'il 
n'y  ait  en  dehors  de  lui  que  ténèbres  absolues  ;   qu'au  con- 
traire  la  lumière  naturelle,   affaiblie  sans  doute  mais    non 
entièrement  éteinte,  insuffisante  pour  nous  guider  sûrement 
jusqu'à  la  fin,  mais  non  incapable  de  nous  mettre  sur  la  voie, 
brillait  encore  aux  yeux  qui   voulaient  la  voir;  qu'à  elle  il 
fallait  rapporter  certaines  idées  de  justice  et  de  moralité  qui 
forment  comme  le  fond  de  la  conscience  publique,  en  outre 
la  démonstration  de  l'existence  de  Dieu,  et  celle  de  plusieurs 
autres  vérités  appartenant  à  la  religion  naturelle. 

H  est  donc  entendu  que  nous  n'usons  pas  de  représailles 
vis-à-vis  du  rationiilisme.  Il  prêche  l'absorption  de  la  théologie 
dans  la  philosophie;  nous  ne  demandons  nullement  la  con- 
fiscation de  l'une  au  profit  de  l'autre;  nous  les  laissons  sub- 
sister toutes  deux  avec  leur  domaine  propre,  sans  exagérer 
les  droits,  sans  porter  la  dépendance  au  delà  des  justes 
limites. 

J'ai  lu  quelque  part  que  nous  voulions  faire  de  la  philoso- 
phie «  une  sorte  de  caution  et  de  pioiuiier  de  la  théologie  », 
ayant  pour  fonctions  de  déblayer  le  terrain  devant  elle,  de 
lui  ouvrir  le  chemin  en  réfutant  les  apparentes  contradictions 
que  renferment  les  mystères,  et  rendant  inacceptables  les  opi- 
nions qui  leur  sont  opposées,  d'escorter  en  quelque  sorte  le 
dogme  en  le  mettant  d'accord  avec  les  lois  de  la  raison  et  de 
la  nature.  On  appelait  cela  «  reculer  aux  plus  mauvais  jours 
du  moyen  âge  '.  » 

•  Journal  des  Dcbats,  8  octob.  <8o8,  art.  de  V.  Franck. 


736  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

Que  les  philosophes  se  rassurent.  Non,  nous  ne  voulons 
point  les  introduire  dans  le  sanctuaire,  ni  les  transformer 
en  acolytes  portant  devant  le  prêtre  ou  l'eau  bénite  ou  l'en- 
censoir. Ils  resteront  hors  du  temple';  tout  au  plus  pourront- 
ils  entrer,  s'il  le  veulent,  dans  le  vestibule  et  sous  les  parvis. 
Mais  ce  que  nous  leur  demandons,  c'est  de  ne  pas  dresser 
des  machines  contre  la  maison  de  Dieu,  de  ne  pas  creuser 
la  terre  sous  ses  fondations,  dans  le  dessein  d'ébranler  ses 
murailles.  Sonder  les  vérités  mystérieuses  de  la  foi,  faire 
ressortir  leur  accord  avec  les  principes  de  l'esprit  humain,  ce 
sera  l'oeuvre  de  la  science  sacrée  et  non  d'une  philosophie 
profane.  Elle  risquerait  trop  de  s'égarer  dans  ces  obscures 
profondeurs.  Qu'elle  se  garde  donc  d'y  descendre;  qu'elle 
demeure  sur  le  sol,  aux  clartés  de  son  soleil  trop  souvent 
encore  voilé  et  ténébreux  ;  celui-là  seul  qui  tient  d'une  main 
ferme  le  flambeau  de  la  foi  et  le  fil  conducteur  de  la  tradi- 
tion pourra  se  hasarder  dans  ces  routes  difficiles,  où  tant 
d'autres  ont  péri  victimes  de  leur  imprudence. 

Ainsi  la  subordination  que  la  philosophie  peut  et  doit 
accepter  ne  lui  enlève  ni  le  pouvoir  de  voler  de  ses  propres 
ailes,  ni  la  propriété  du  terrain  où  elle  s'établit.  Il  ne  s'agit 
pour  elle  ni  d'être  enchaînée  dans  ses  mouvements,  ni  de 
demeurer  toujours  en  tutelle. 

Quels  seront  donc  alors  et  le  mode  et  la  mesure  de  cette 
dépendance  ? 

Pour  répondre  à  cette  grave  question,  nous  n'avons  rien 
de  mieux  à  faire  que  d'écouter  la  voix  auguste  qui  nous  vient 
de  Rome,  avec  l'autorité  que  Dieu  a  donnée  à  son  pontife  : 

«  Certainement  l'Église  ne  condamne  pas  le  travail  de 
ceux  qui  veulent  connaître  la  vérité,  puisque  c'est  Dieu  qui 
a  mis  dans  la  nature  humaine  ce  désir  de  saisir  le  vrai  ;  elle 
ne  condamne  pas  non  plus  les  efforts  de  la  saine  et  droite 
raison  par  lesquels  on  cultive  l'esprit,  on  scrute  la  nature, 
on  met  en  lumière  ses  secrets  les  plus  cachés.  Cette  mère  très- 
tendre  reconnaît  et  proclame  justement  que  parmi  les  dons 
du  ciel  le  jdIus  insigne  est  celui  de  la  raison,  au  moyen  de 
laquelle  nous  nous  élevons  au-dessus  des  sens,  et  présentons 


ET  DE  LA  THEOLOGIE.  737 

en  nous-mêmes  une  certaine  image  de  Dieu.  Elle  sait  que 
nous  devons  chercher  jusqu'à  ce  que  nous  ayons  trouvé,  et 
ne  pas  nous  attacher  à  autre  chose  qu'à  ce  que  nous  avons 
cru  ;  pourvu  que  nous  tenions  en  outre  pour  certain  qu'il 
n'y  a  plus  rien  autre  chose  à  croire  et  à  chercher,  lorsque 
nous  avons  trouvé  et  cru  ce  qui  a  été  enseigné  par  le  Christ, 
qui  ne  nous  commande  pas  de  chercher  autre  chose  que 
ce  qu'il  a  enseigné. 

(f  Qu'est-ce  donc  que  l'Église  ne  tolère  ni  ne  permet  pas, 
qu'elle  reprend  et  condamne  absolument  en  vertu  de  la 
mission  qu'elle  a  reçue  de  garder  le  dépôt  qui  lui  a  été 
confié? 

«  L'Eglise  reprend  fortement  et  elle  a  toujours  condamné  el 
condamne  la  conduite  de  ceux  qui,  abusant  de  la  raison,  ne 
rougissent  ni  ne  craignent  de  l'opposer  et  de  la  préférer 
follement  et  criminellement  à  l'autorité  de  Dieu;  de  ceux  qui 
s'élèvent  insolemment,  qui,  aveuglés  par  leur  orgueil  et  par 
leur  vanité,  perdent  la  lumière  de  la  vérité  et  rejettent  avec 
un  souverain  mépris  cette  foi  dont  il  a  été  écrit  :  Qui  ne  croit 
pas  sera  condamné.  Pleins  de  confiance  en  eux-mêmes,  ils 
nient  qu'on  doive^en  croire  Dieu  sur  Dieu  même  et  accepter 
avec  obéissance  ce  qu'il  a  voulu  nous  faire  connaître  de 
sa  propre  nature.  A  ces  honnnes  l'Eglise  ne  cesse  de  ré- 
])ondre  que,  lorsqu'il  s'agit  de  la  connaissance  même  de 
Dieu,  c'est  Dieu  qu'il  faut  croire;  que  c'est  de  lui  que  vient 
tout  ce  que  nous  croyons  sur  lui,  parce  que  l'homme  n'au- 
rait pu  le  connaître,  comme  il  en  a  besoin,  si  Dieu  lui- 
même  ne  nous  avait  connnuniqué  cette  connaissance  salu- 
taire '.  » 

Voilà,  d'une  part,  tout  le  travail  que  la  raison  accomplit 
pour  se  connaître  elle-même,  et  pour  connaître  la  nature, 
hautement  avoué,  solennellement  encouragé  par  l'Eglise;  de 
l'autre,  celui  qu'elle  entreprendrait  pour  combattre  la  révé- 
lation et  se  préférer  à  Dieu  non  moins  solennellement  "on- 
damné  et  réprouvé.  La  soumission  qu'on  lui  demande  esf 

•  Bref  (le  Pic  IX  aux  évéques  ilAulricho,  17  mars  4830. 


738  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

celle  que  le  Créateur  a  imposée  à  la  mer  lorsqu'il  lui  a  dit  : 
Tu  viendras  jusqu'ici  et  sur  ce  rivage  tu  briseras  l'orgueil  de 
tes  flots.  Raison  humaine,  ton  domaine  est  assez  large,  la 
liberté  de  tes  mouvements  assez  complète  dans  ces  espaces 
plus  vastes  que  ceux  de  l'Océan  où  le  Créteur  a  marqué  ta 
place  ;  là  tu  pourras  te  donner  carrière,  élever  tes  investi- 
gations jusqu'aux  cieux  ou  les  abaisser  jusqu'aux  abîmes; 
seulement  respecte  ce  grain  de  sable  qui  t'a  été  assigné 
pour  limite  et  prends  garde  de  vouloir  le  dépasser  ja- 
mais, car  il  deviendrait  l'écueil  où  toute  ta  science  ferait 
naufrage. 

Oui,  que  la  raison  se  renferme  dans  sa  sphère  naturelle, 
c'est  tout  ce  que  le  christianisme  exige.  Peut-il  faire  moins 
que  de  réclamer,  d'exiger  qu'on  respecte  sa  frontière?  Si  ja- 
mais il  permet  à  la  raison  de  franchir  cette  borne  et  de 
mettre  le  pied  sur  le  sol  sacré,  alors  c'est  justice  qu'elle  y 
vienne  comme  une  étrangère  et  qu'elle  accepte  la  législation 
spéciale  qui  régit  la  contrée  où  elle  se  trouve.  Serait-ce  ce 
qu'on  appelle  porter  le  joug?  il  faudra  convenir  que  celui- 
là  ne  saurait  être  secoué  légitimement.  Écoutons  encore 
Pie  IX. 

«  L'Église  enseigne  et  proclame  que  si  quelquefois  on  peut 
employer  la  science  humaine  à  l'étude  des  oracles  divins,  la  rai- 
son ne  doit  point  pour  cela  usurper  orgueilleusement  le  droit 
d'enseigner  en  maîtresse,  mais  qu'elle  doit  agir  comme  une 
servante  obéissante  et  soumise,  dans  la  crainte  de  s'égarer 
en  marchant  en  avant  et  de  perdre,  en  suivant  l'enchaîne- 
ment des  paroles  extérieures,  la  lumière  de  la  vertu  intérieure 
et  le  droit  sentier  de  la  vérité  ' .  » 

La  règle  que  l'auguste  pontife  donne  ici  pour  l'exégèse 
s'applique  en  général  à  tous  les  efforts  que  peut  faire  la  raison 
pour  développer  ou  expliquer  le  dogme.  Là  en  effet,  elle  n'est 
plus  chez  elle  ;  admise  comme  auxiliaire  en  vertu  d'un  con- 
trat exprès  ou  tacite,  elle  doit  demeurer  fidèle  aux  conditions 
qui  lui  sont  posées;  elle  vient  pour  édifier,  non  pour  détruire  ; 

»  Bref  aux  évêques  d'Autriche,  17  mars  1856. 


ET  DE  LA  THÉOLOGIE.  739 

et  comme  elle  ne  peut  être  utile  qu'en  se  mettant  sous  les  ordres 
de  la  science  qui  l'appelle  à  son  aide,  alors  elle  est  nécessaire- 
ment servante  delà  théologie. 

Cette  expression  révolte  les  libres  penseurs;  nous  sommes 
naturellement  conduit  à  en  préciser  le  sens. 


IV 


On  peut  assigner  à  cette  formule  une  triple  origine.  La 
première  qui  semble  avoir  été  trouvée  après  coup,  et  à  laquelle 
nous  n'attachons  qu'une  médiocre  importance,  se  rattache 
à  ce  texte  des  proverbes  :  Sapieritia  œdijicavit  sibi  dorniim^ 
misit  anciïlas  suas  ut  vocarent  ad  arcem\  Suivant  plusieurs 
interprètes,  à  la  tête  desquels  il  faut  placer  saint  Thomas^,  la 
sagesse  dont  il  est  ici  question  est  la  science  des  choses  divines 
ou  la  théologie  ;  les  servantes  qu'ell  e  envoie  pour  aller  cher- 
cher les  hommes  et  pour  les  amener  à  la  citadelle  ou  elle  fait 
sa  demeure  sont  les  sciences  naturelles,  entre  autres  la  philo- 
sophie. L'interprétation  est  ingénieuse,  mais  elle  semble 
s'écarter  du  sens  premier  et  naturel  de  ce  passage,  surtout 
dans  le  texte  grec,  car  il  est  question  non  de  servantes,  mais 
àe  ministres  owàe  serviteurs ^  ^oûAouç  ,  expression  que  les  Pères 
rapportent    à    peu   près  unanimement   aux  apôtres. 

Outre  cette  origine  biblique,  il  en  est  une  autre  qui  a 
exercé  sur  les  esprits  une  plus  sérieuse  influence.  Au  livre  I* 
de  sa  métaphysique,  Aristote  classant  les  diverses  branches  de 
la  philosophie ,  donne  la  supériorité  aux  sciences  spéculatives  : 
la  mathématique,  la  physique  et  la  théologie;  et  parce  qu'elles 
doivent  à  leur  tour  être  rangées  selon  la  dignité  de  leur  objet, 
il  est  évident  que  la  dernière  nommée  est  la  première  de  toutes. 
La  théologie  doit  donc  être  regardée  comme  marchant  à  la 
tète  de  ces  sciences  privilégiées;  c'est  la  science  principale  et 
divine  à  qui  revient  le  commandement  et  la  direction  ;  et  les 


'  Prov.  XI,  1. 

*  Sum.  1,  p.  q.  I,  a.  4. 


740  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

autres,  comme  autant  de  servantes,   n'ont  pas  le  droit  de  la 
contredire  '. 

Assurément  le  philosophe  de  Stagyre  ne  connaissait  en  fait 
de  théologie  que  celle  qui  est  le  fruit  de  l'investigation  natu- 
relle; mais  on  conçoit  aisément  que  le  principe  posé  par  lui  de- 
vait recevoir  une  interprétation  différente  chez  les  auteurs 
juifs  et  chrétiens,  j)uisqu'ils  croyaient  à  une  science  de  Dieu 
acquise  par  une  voie  supérieure.  Philon  avait  déjà  formulé 
l'adage  scolastique  ;  lorsqu'il  disait  :  «  Ce  que  l'enyclopédie 
des  arts  libéraux  est  à  la  philosophie,  celle-ci,  à  son  tour, 
l'est  à  la  sagesse,  c'est-à-dire,  qu'elle  est  sa  servante".  » 

De  bonne  heure  les  saints  docteurs  s'exprimèrent  sur  ce  sujet 
comme  devaient  le  faire  plus  tard  les  théologiens  du  moyen  âge. 

Clément  d'Alexandrie  dit  en  propres  termes  :  «  La  sagesse 
(et  l'on  sait  qu'il  entend  par  ce  mot  la  science  divine)  est  la 
maîtresse  de  la  philosophie,  comme  celle-ci  l'est  de  tous  les 
arts  préparatoires  à  son  enseignement^.  » 

Fidèle  aux  leçons  de  son  maître,  Origène  assigne  la  doc- 
trine chrétienne  comme  le  but  et  comme  le  couronnement 
suprême  de  toutes  les  autres  études,  puis  il  ajoute  :  k  Ce  que 
les  philosophes  disent  de  la  géométrie,  de  la  musique,  de  la 
grammaire  et  de  l'astronomie,  à  savoir  qu'elles  sont  des  aides 
et  des  auxiliaires  de  la  philosophie  ;  nous  le  disons,  nous,  de 
la  philosophie  relativement  au  christianisme'.  » 

Nous  pourrions  citer  plusieurs  auteurs  anciens  qui  s'expri- 
ment de  la  même  manière,  mais  un  seul  témoignage  nous 
suffira,  celui  de  saint  Jean  Damascène,  le  Thomas  de  l'Orient, 
qui  le  premier  appliqua  la  logique  d'Aristote  à  la  démonstra- 
tion des  vérités  religieuses  :  «  Tout  artisan,  dit-il,  a  sous  la 
main  des  instruments  pour  exercer  son  industrie;  il  est  juste 
qu'une  reine  ait  des  suivantes  attachées  à  son  service;  ainsi 
nous  devons  regarder  les  sciences  profanes  comme  servantes 


'  Aristot.,  Mélaph.  i,  2.  Cf.  ir,  2  ;  x,  7.  Eth.  Nicora.,  vi,  7,  etc. 

*  De  congr.  quœr.  erud.  gratta. 
3  Clém,  Alex.,  Strom.,  i,  .S. 

*  Orig.,  édit.  Delarue,  1. 1^  p.  30. 


ET  DE  LA  THÉOLOGIE.  li] 

de  la  vérité,  et  reléguer  bien  loin  l'impiété  qui  a  exercé  autre- 
fois sur  elle  une  honteuse  tyrannie  '.  » 

Après  de  tels  antécédents,  il  ne  faut  pas  s'étonner  que  les 
docteurs  scolastiques  aient  été  à  peu  près  unanimes  à  con- 
cevoir les  rapports  de  la  théologie  et  de  la  philosophie  de 
cette  manière.  Nous  ne  rapporterons  pas  leurs  assertions, 
elles  sont  assez  connues:  mais  ce  qui  a  plus  besoin  de  l'être 
si  l'on  veut  éclaircir  leur  pensée,  ce  sont  les  motifs  qu'ils 
font  valoir  pour  établir  la  subordination  de  la  science  pure- 
ment rationnelle  à  la  science  sacrée.  Nous  en  donnerons  ici 
une  rapide  analyse. 

Tout  d'abord,  les  scolastiques  font  remarquer  que  les 
sciences  humaines,  quelle  que  soit  leur  nature,  ont  un  même 
but;  et  ce  but  n'est  autre  que  le  bonheur,  la  perfection  de 
riionune.  Il  est  donc  nécessaire  qu'il  y  ait  entre  elles  un 
certain  ordre  et  une  légitime  hiérarchie.  Quelle  sera  la 
science  appelée  à  tenir  le  premier  rang,  à  conduire,  à  diriger 
toutes  les  autres  ?  sans  doute  la  science  dont  le  regard  a  le  plus 
d'étendue,  celle  dont  l'horizon  est  plus  vaste,  ou  pour  parler 
leur  langage,  celle  dont  l'objet  est  plus  intelligible,  soit  du 
côté  de  la  certitude  qu'il  fournit,  soit  du  côté  de  l'ensemble 
de  choses  qu'il  embrasse,  soit  du  côté  de  la  lumière  qui 
l'éclairé.  A  ce  triple  point  de  vue,  la  métaphysique  a  tous 
les  titres  à  faire  valoir,  et  l'on  sait  que  dans  la  métaphysique, 
la  théologie  occupe  la  place  la  plus  élevée. 

Jusqu'ici  ce  langage  est  assez  d'accord  avec  celui  des  spiri- 
tualistes  modernes. 

Mais,  ajoutent  les  scolasli([ues,  la  théologie  elle-même  se 
partage  en  deux  grandes  sciences  :  l'une  tient  tout  de  la  na- 
ture, l'autre  doit  tout  à  la  révélation  ;  l'une  est  imparfaite  et 
bornée,  l'autre  est  plus  complète,  plus  universelle  ;  la  fin 
qu'elle  poursuit  est  plus  haute,  l'objet  qu'elle  contemple  est 
dans  un  jour  plus  pur,  la  sécurité  qu'elle  donne  à  l'esprit  est 
plus  entière  et  plus  profonde;  elle  ne  reçoit  ses  principes 
d'aucune  autre  science,  elle  les  tient  immédiatement  de  Dieu. 

•  S.  Jean  Damasc,  édit.  Lequion,  t.  L  p.  8. 


742  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

N'ayant  donc  rien  à  leur  emprunter,  elle  se  sert  d'elles  ainsi 
qu'elle  ferait  de  ministres  inférieurs,  à  peu  près  comme 
un  architecte  se  sert  des  ouvriers  qu'il  emploie,  ou  comme 
l'état  civil  use  de  l'état  militaire.  Elle  prend  par  la  main  la 
raison  pour  l'élever  jusqu'à  comprendre  d'une  manière  plus 
pleine  les  vérités  qui  lui  sont  proposées  au  nom  de  la  foi  ; 
elle  la  fait  pénétrer  dans  les  choses  divines,  non  point  seule- 
ment par  la  porte  que  lui  ouvrent  les  créatures,  mais  par 
celle  que  lui  montre  la  révélation,  guide  sûr  et  infaillible*. 

Tous  les  objets  de  notre  connaissance,  disent-ils  encore, 
acquièrent  dans  notre  esprit  comme  une  sorte  d'être  par  le 
fait  même  qu'ils  existent  dans  notre  pensée.  Et  cet  élre  a  dif- 
férents principes,  savoir  :  ou  la  nature,  ou  la  grâce,  ou  la 
gloire.  Dès  lors  il  est  évident  que  des  degrés  doivent  être  éta- 
blis entre  les  connaissances  que  nous  possédons.  Elles  forment 
comme  une  échelle  qui,  ayant  son  point  d'appui  sur  la  terre, 
touche  le  ciel  dans  sa  partie  supérieure  et  va  se  perdre  dans  le 
sein  de  Dieu  ^. 

Voilà  comment  raisonnent  les  théologiens.  En  lisant  atten- 
tivement ce  qu'ils  ont  écrit  sur  ce  sujet,  on  s'apercevra  faci- 
lement que  les  preuves  apportées  pour  établir  la  suprématie 
de  la  science  sacrée  peuvent  se  résumer  à  peu  près  de  la  sorte  : 
Sa  source  est  placée  plus  haut,  sa  fin  est  supérieure,  son  ob- 
jet est  plus  grand  et  plus  noble.  Si  donc  une  science  doit  être 
appréciée  et  d'après  son  principe,  et  d'après  sa  matière,  et 
d'aptes  son  but,  nul  doute  que  toutes  les  raisons  ne  se  réu- 
nissent en  faveur  de  celle-ci  ;  elles  lui  assurent  la  supériorité 
sur  toutes  les  autres  connaissances. 

Ce  raisonnement  des  scolastiques  est-il  juste  ?  A  moins  de 
se  mettre  en  dehors  du  point  de  vue  chrétien,  on  ne  saurait  en 
contester  la  valeur. 

Encore  une  fois,  du  moment  qu'on  regarde  la  révélation 
comme  une  chimère,  il  n'y  a  pas  même  lieu  à  poser  la  ques- 
tion des  rapports  entre  la  philosophie  et  la  théologie.  Mais  si 


'  Cf.  S.  Thom.,  Sum.,  1,  p.  q.i,  a,  5. 

*  Cf.  S.  Bonav.,  Breviloq.  et,  Itiner.  ment,  in  Deum. 


ET  DE  LA  THÉOLOGIE.  748 

la  parole  de  Dieu  est  une  chose  sérieuse,  si  l'Église  et  le  chris- 
tianisme ne  doivent  pas  être  a  priori  classés  parmi  les  faits 
purement  naturels,  je  demande  comment  on  pourrait  assigner 
à  la  science  théologique  une  place  inférieure  et  subordonnée. 
Je  vois  bien  ce  qu'on  va  me  dire  :  Vous  ne  pouvez  pas  faire 
de    la  science  indépendamment  de  la  raison,  et  du  moment 
que  la  raison  entre  quelque  part,  elle  y  vient  avec  toutes  ses 
prérogatives  ;  avec  le  droit  de  juger,  parce  qu'il  est  de  son  es- 
sence; avec  celui  de  rejeter  les  affirmations  en  désacord  avec 
elle,  parce  que  les  admettre  serait  contre  nature. 

Les  docteurs  anciens  ont  résolu  d'avance  cette  difficulté,  et 
nous-mêmes  nous  y  avons  répondu  tout  à  l'heure.  Oui,  la 
raison  entre  dans  toute  science,  mais  elle  y  entre  à  la  condi- 
tion de  respecter  ce  qui  existe  indépendamment  d'elle.    Elle 
entre  en  physique  avec  cette  clause  qu'elle  ne  niera  aucun  des 
phénomènes  constatés  par  l'expérience;   elle  entre  en  astro- 
nomie, mais  y  sera-t-elle  admise  à  repousser  comme  absurdes 
les  observations  faites  sur  le  ciel  et  les  données  obtenues  à 
l'aide  de  nos   télescopes?  Elle    entre    en    histoire,   pourvu 
toutefois  qu'elle  ne  la  refasse  pas  suivant  ses  caprices,  mais 
qu'elle    en    reproduise     scrupuleusement    la    vérité.    Ainsi 
partout  où   elle  trouve  des  faits,  son  premier  devoir  est  de 
les    mettre  hors  d'atteinte.    Qu'elle   les   considère  attentive- 
ment,  qu'elle    en   étudie  les  rapports,  l'enchaînement,   les 
causes,   les   résultats,  à  la  bonne  heure!   mais  que  jamais, 
sous  prétexte  d'évidence,  elle  ne  révoque  en  doute  ce  qui  était 
solidement  établi  ;  car  ce  sont  ses  théories  qui  doivent  s'ac- 
commoder aux  choses  certaines,  et  non  les  choses  certaines 
qui  doivent  se  plier  à  ses  théories. 

Or  quand  la  raison  se  présente  pour  pénétrer  dans  le  do- 
maine de  la  théologie,  elle  y  trouve  également  des  faits,  des 
faits  constatés  par  Tohservalion  et  enregistrés  par  l'histoire. 
Tant  qu'elle  se  contentera  de  les  étudier,  de  les  classer,  de  les 
rapprocher  les  uns  des  autres,  soit  pour  s'assurer  de  leur  exis- 
tence, soit  pour  en  déduire  les  lois  véritables,  nul  n'aura  le  droit 
de  se  plaindre.  Mais  il  n'en  serait  plus  de  même  du  moment  que 
la  raison  voudrait  les  falsifier,  les  nier  ou  en  altérer  le  carac- 


744  LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE 

tère  ;  alors  elle  outrepasserait  ses  pouvoirs,  elle  manquerait 
à  ses  obligations  les  plus  rigoureuses  ;  au  lieu  d'être  une  auxi- 
liaire utile,  elle  se  poserait  en  ennemie  ;  loin  de  fournu-  une 
lumière  plus  abondante,  elle  ne  ferait  qu'épaissir  les  ténèbres 
et  entraver  la  science. 

Le  sens  de  l'axiome  catholique  est  désormais  facile  à  fixer. 
Il  se  réduit  à  exprimer  ces  trois  choses  : 

i"  La  théologie  est  juge  des  écarts  que  la  raison  peut  se 
permettre  à  l'endroit  du  christianisme  et  c'est  à  elle  de  les 
réprimer  en  fixant  la  doctrine; 

2°  La  théologie  a  droit  de  se  servir  des  données  philoso- 
phiques pour  prouver  la  nécessité  de  croire  et  la  vérité  de  la 
révélation  ; 

3"  La  parole  divine  une  fois  acceptée,  la  raison  sert  à  en 
pénétrer  la  signification   et  à  en   éclaircir  les   profondeurs. 

Voilà  ce  que  les  scolastiques  ont  voulu  dire  et  non  pas 
autre  chose. 

Le  docteur  Clémens,  enlevé  prématurément  à  la  science 
qu'il  enseignait  avec  éclat  dans  l'Académie  royale  de  Munich, 
nous  prête  ici  l'autorité  de  sa  parole  : 

«  Que  la  philosophie  considérée  en  elle-même  ne  soit  d'au- 
cune importance,  qu'elle  ne  constitue  pas  une  science  véri- 
table, ayant  son  domaine  propre  où  elle  est  pleinement  indé- 
pendante ,  et  ne  se  trouve  gênée  par  aucunes  mesures 
restrictives,  ou  bien  encore  que  la  liberté  de  sonder  tout  ce 
qui  est  de  son  ressort  doive  être  réprimée,  le  progrès  de  la 
raison  arrêté  dans  la  connaissance  du  vrai,  et  autres  choses 
semblables,  c'est  là  ce  que  les  scolastiques  n'ont  jamais 
voulu  dire  en  adoptant  leur  axiome 5  tout  au  contraue,  on 
peut  tirer  de  leurs  principes  une  doctrine  formellement  op- 
posée. Car,  en  premier  lieu,  suivant  leur  opinion,  la  philo- 
sophie par  sa  nature  même  diffère  totalement  de  la  théologie  ; 
de  plus,  elle  lui  sert  comme  de  fondement,  elle  traite  une 
infinité  de  sujets  qui  sont  absolument  étrangers  à  la  science 
sacrée  ;  ceux  qui  sont  communs  à  l'une  et  à  l'autre,  elle  les 
envisage  autrement  ;  enfin  le  rôle  même  qu'elle  est  appelée 
à  remplir  dans  l'étude  des  choses  divines  fait  au  théologien 


ET  DK  LA  THKOLOGIE.  745 

un  devoir  de  s'y  appliquer  tie  toutes  ses  forces,  d'étendre 
son    règne    et   de    favoriser    ses    progrès   en    tous    sens'.  » 

De  là  vient  que  Duns  Scot,  Durand  de  Saint-Porcitn,  et 
quelques  autres  refusent  d'admettre  l'adage  généralement 
reçu.  Le  premier,  après  avoir  déclaré  que  la  théologie  n'est 
soumise  à  aucune  autre  science,  ajoute  qu'elle-même  à  son 
tour  n'en  a  aucune  autre  comme  subalterne ^  parce  qu'on 
n'en  trouve  point  qui  reçoive  d'elle  leurs  principes".  «  Non, 
dit  de  même  Durand,  la  théologie  ne  considère  pas  les  autres 
sciences  comme  subalternes  ;  et  la  raison  est  celle-ci  :  les 
sciences  qui  tiennent  de  leurs  propres  principes  une  connais- 
sance plus  évidente  que  celle  qui  leur  viendrait  d'ailleurs  ne 
sont  point  subordonnées  à  luie  autre.  Or  telle  est  la  condi- 
tion des  sciences  d'invention  humaine  relativement  à  la  théolo- 
gie. »  Il  prouve  ces  affirmations  en  établissant  qu'une  science 
n'est,  à  proprement  parler,  subordonnée,  ou,  si  l'on  veut, 
subalterne  vis-à-vis  d'une  autre  science  qu'autant  qu'elle  en 
dépend  pour  la  parfaite  connaissance  de  ses  principes.  Puis  il 
montre  que  les  sciences  naturelles  ne  sont  point  dans  ce  rap- 
port vis-à-vis  de  la  science  révélée,  car  elles  ont  pour  fonde- 
ment l'évidence  acquise  par  les  sens,  par  la  mémoire,  par 
l'expérience,  par  la  raison;  et  si  la  théologie  nous  donne 
quelque  connaissance  de  leur  objet,  c'est  seulement  par  voie 
d'autorité  et   d'une  manière  énigmatique"'. 

Nous  pourrions  donc,  sans  nous  éloigner  de  l'orthodoxie, 
permettre  aux  philosophes  de  nier  en  un  certain  sens  l'axiome 
qui  leur  est  odieux.  Oui,  leur  dirons-nous,  constatez  l'indé- 
pendance de  la  raison,  la  liberté  pleine  et  entière  de  ses  re- 
cherches. Mais  que  la  raison  reste  toujours  raisonnable,  que 
les  spéculations  delà  philosophie  demeurent  purement  philo- 
sophiques. Tant  que  vous  n'affirmez  que  d'après  l'évidence, 
vous  ne  nous  inspirez  aucune  frayeur;  car,  comme  l'a  très 
bien  dit  Descartes,  «  une  révélation  ne  peut  jamais  être  con- 


•  D' Clémens,  De  scholaslic.  sentent.,  elc...  p.  23. 
'  Scot.,  in  I,  sent,  proloq.,  q.  m. 

*  Durand,  in  lib.,  Sent,  proloq.,  (|.  viii. 


746      LES  RAPPORTS  DE  LA  PHILOSOPHIE  ET  DE  LA  THÉOLOGIE. 

traire  à  une  vérité.  Ce  serait  donc  une  espèce  d'impiété  d'ap- 
préhender que  les  vérités  découvertes  en  philosophie  fussent 
contraires  à  celles  de  la  foi*.  » 

Ajoutons  que  ce  serait  une  impiété  plus  grande  encore  de 
penser  qu'une  assertion  philosophique  contraire  à  la  foi  pût 
jamais  être  pour  nous  l'expression  d'une  vérité.  Ces  deux 
propositions  réuniesfixent  les  limites  dont  nous  avions  besoin. 
Elles  établissent  le  sens  véritable  des  rapports  qui  doivent 
exister  entre  les  deux  sciences.  Elles  assignent  à  la  philoso- 
phie les  véritables  conditions  de  son  indépendance 

A.  Matignon. 

*  Descartes,  Œuv.,  t.  HI,  let.  83. 


LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE 


DEPUIS  LA  RÉFORME 


I.  Histoire  de  M.    Vuari7i  et  du  rétablissement  du  catholicisme  à  Genève,  par 
M.  l'abbé  F.  Martin,  missionnaire  apostolique  et  chanoine  honoraire  de  Belley, 

li  et  M.  labbé  Fleury,  aumônier  du  pensionnat  de  Carouge.  Paris^  Tolra  et  Haton, 
1862. 

II.  Divers  érrits  de  M.  Vuarin.  [De  la  religion  catholique  dans  le  canton  de  Ge- 
nève. —  Lettre  sur  la  tolérance  de  Genève,  etc.). 

Le  nom  de  M.  Vuarin  appartient  désormais  à  l'histoire.  En 
lisant  le  beau  livre  de  M.  l'abbé  Martin,  la  postérité  saura 
ce  que  vaut  un  prêtre  selon  le  cœur  de  Dieu  et  quelle  est  la 
puissance  de  son  zèle.  Assurément,  le  grand  curé,  comme  on 
disait  à  Genève,  est  une  des  figures  sacerdotales  les  plus  re- 
marquables de  ces  derniers  temps,  et,  au  dire  des  protestants 
eux-mêmes,  témoins  clairvoyants  de  ses  actes  et  appréciateurs 
modérés  de  son  influence,  il  est  devenu  «  un  personnage  his- 
torique par  le  rôle  qu'il  a  joué  dans  la  république  genevoise 
après  la  Restauration  '.  « 

Quelle  vie  plus  mililante  que  la  sienne?  Pendant  quarante, 
cinquante  ans,  —  depuis  son  entrée  dans  la  carrière  ecclé- 
siastique au  commencement  de  la  Révolution,  jusqu'à  sa 
mort  arrivée  en  i843,  —  toujours  on  l'a  vu  sur  la  brèche, 
souvent  seul,  luttant,  avec  un  courage  à  toute  éj^reuvo,  contre 
l'hérésie,  contre  l'incrédulité  moderne  et  contre  l'esprit  ré- 

•  Paroles  de  M.  Gaullieur,  de  Genève. 


748  LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE 

volutionnaire.  Il  avait  dit,  en  se  rendant  à  son  poste  :  «  Quand 
on  est  nommé  curé  de  Genève,  on  y  va,  on  y  reste  et  on  y 
meurt.  »  Ce  fut  sa  devise,  et  il  ne  s'en  est  jamais  départi,  mal- 
gré les  entraves  sans  nombre  suscitées  à  l'exercice  de  son  mi- 
nistère, malgré  le  mauvais  vouloir  obstiné  des  magistmls 
protestants  et  les  efforts  qu'ils  faisaient  pour  l'arracher  à  son 
troupeau  à  l'instant  même  où  s'offraient  à  lui,  pour  peu  qu'il 
eût  cédé,  les  emplois  les  plus  brillants  et  les  plus  hautes  di- 
gnités de  l'Église.  Aussi,  le  jour  de  ses  funérailles,  personne 
ne  s'étonna  de  lire  sur  son  catafalque  ces  paroles  d'un  pro- 
phète :  Je  t'ai  établi  comme  une  colonne  de  fer  et  comme  un 
mur  d airain  ;  ils  combattront  contre  toi,  mais  ils  ne  préi>au- 
dront  pas  '. 

Qui  sait  cependant  si  son  nom  est  parvenu  aux  oreilles  de 
tous  mes  lecteurs?  Plusieurs,  peut-être,  en  traversant  Genève 
de  son  vivant,  n'ont  pas  même  soupçonné  son  existence,  car 
ce  n'était  pas,  j'en  conviens,  une  de  ces  célébrités  en  vogue 
sur  lesquelles  se  porte  tout  d'abord  l'attention  des  touristes  et 
qui  obtiennent  la  place  d'honneur  dans  des  impressions  de 
voyage.  Mais  au  moins  l'œuvre  à  laquelle  il  s'est  consacré 
tout  entier  lui  a  survécu,  et  elle  est  grande  entre  toutes.  L'é- 
tranger qui  visite  aujourd'hui  Genève  ne  peut  voir  sans  quel- 
que étonnement  se  dresser  au  milieu  de  la  Rome  protestante 
l'imposante  basilique  de  Notre-Dame  ;  et  s'il  demande  aux 
habitants  par  quel  prodige  a  pu  se  produire  en  pareil  lieu,  en 
dépit  de  l'esprit  de  secte,  ce  magnifique  épanouissement  de 
la  foi  catholique,  en  lui  racontant  l'histoire  de  cette  paroisse, 
on  ne  manquera  pas  de  lui  parler  du  grand  curé. 

il  appartenait  à  l'historien  de  M.  Vuarin  non-seulement  de 
nous  retracer  l'humble  origine  de  cette  grande  et  belle  œu- 
vre, mais  encore  de  nous  introduire  en  quelque  sorte  dans  les 
catacombes  du  catholicisme  genevois.  M.  l'abbé  Martin  n  a 
pas  reculé  devant  les  difficultés  d'une  pareille  tâche.  Par  une 
rare  fortune,  il  lui  a  été  donné  de  compulser,  dans  des  ex- 
traits authentiques,  les  actes  du  Consistoire  de  Genève,  et  il 

»  Jérém.,  \,  1o. 


DEPUIS  LA  UfiFOHME.  749 

a  tiré  un  grand  secours  de  ces  archives  secrètes  de  la  Ré- 
forme. 

N'est-ce  pas  un  spectacle  ]>lein  d'intérêt  que  celui  de  cette 
vie  catholique  enveloppée  de  silence  et  de  mystère,  dormant 
un  sor.imeil  de  trois  siècles,  si  profond  qu'on  la  croirait 
morte,  ])uis,  au  grand  élonnement  de  l'hérésie,  ressuscitant 
dans  toute  sa  sève  et  sa  vigueur  première  ? 

Prenons  donc  pour  guide  ]M.  Martin  dans  cette  explora- 
tion lointaine,  qui  nous  fait  remonter  jusqu'aux  jours  de 
Farel,  de  Calvin  et  de  Bèze  ;  après  quoi,  venant  à  des  temps 
plus  rapprochés,  nous  aurons  sous  les  yeux,  avec  son  livre, 
qui  n'a  rien  à  craindre  de  ce  contrôle,  la  pliq)art  des  écrits 
de  M.  Yuarin  et  d'autres  documents  relatifs  à  l'iiistoire  reli- 
gieuse de  Genève,  de  1816  à  1843. 


I 


Établie  à  Genève  par  la  force,  la  Réforme  ne  pouvait  s'y 
maintenir  que  par  des  moyens  violents  :  une  fois  maîtresse 
du  terrain,  ellejraita  les  catholiques  en  vaincus.  Elle  avait, 
dit-on,  incendié  cent  quarante  châteaux  et  un  nombre  encore 
plus  grand  de  couvents  et  d'églises.  Sans  le  secours  des  armes 
bernoises,  jamais  elle  n'aurait  eu  le  dessus,  tellement  les  deux 
partis  engagés  dans  la  lutte  se  tenaient  l'un  l'autre  en  échec. 
11  s'en  fallait  donc  bien  que  cette  révolution  sortit,  par  un 
élan  spontané,  des  entrailles  mêmes  du  pays.  Tous  les  prédi- 
cateurs du  nouvel  évangile  étaient  étraiigers  ',  et  pendant 
trente  ans  le  corps  des  pasteurs  eut  besoin,  pour  remplir  ses 
vides,  des  renforts  qui  lui  arrivaient  sans  cesse  d'Allemagne 
et  de  France. 

Comment  fnt  brisée  la  résistance  de  cette  partie  de  la  nation 
qui  subissait  à  regret  la  loi  du  plus  fort,  on  le  sait,  et  je  ne 
referai  pas  jjoin-  la  centième  fois  le  tableau  de  la  sombre 
théocratie  à  l'aide  de  laquelle  Calvin  parvint  à  imposer  à  sa 

'  Cétail  Farel,  de  Gap;  Viret,  d'Orbe  (canlon  de  Vaud)  ;  Froment,  de  Tries, 
pri'3  Grenoble;  Bèze,  de  Vezelai,  etc. 


750  LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE 

nouvelle  patrie  sa  personne  et  ses  doctrines.  Je  noterai  seule- 
ment cette  circonstance  importante,  qu'on  eut  peine  à  remplir 
les  maisons  abandonnées  par  les  catholiques  qui  prenaient  le 
chemin  de  l'exil.  Peu  à  peu,  cependant,  elles  reçurent  de 
nouveaux  habitants,  la  plupart  réfugiés  français,  bannis  pour 
cause  de  religion  ou  pour  leurs  crimes.  Ainsi  se  forma  la  nou- 
velle population  genevoise,  toute  différente  de  l'ancienne  par 
ses  mœurs  et  son  caractère  aussi  bien  que  par  ses  croyances. 
De  l'aveu  des  écrivains  protestants,  «  c'est  par  l'agrégation  de 
réformés  tout  faits  que  la  foi  calviniste  prit  des  racines  à  Ge- 
nève '.  »  Sur  3,222  chefs  de  famille  admis  à  la  bourgeoisie 
dans  le  courant  du  xvi^  siècle,  i6  seulement  étaient  natifs 
de  Genève.  D'après  une  évaluation  modérée,  cela  porte 
à  1 3,000  le  nombre  des  étrangers  ajoutés  à  une  population  qui 
n'était  alors  que  de  22,000  âmes. 

Que  faisaient  les  catholiques  au  milieu  de  ces  concitoyens 
de  fraîche  date  toujours  prêts  à  les  dénoncer  à  l'inquisition 
calviniste  ?  Ceux  qui  ne  se  sentaient  pas  le  courage  du  martyre 
cédaient  plus  ou  moins  à  la  persécution.  Un  grand  nombre, 
à  leur  corps  défendant,  prenaient  part  à  la  cène  et  assistaient 
au  prêche  ;  mais,  en  revanche,  ils  continuaient  à  observer  les 
jeûnes  de  l'Église,  à  célébrer  ses  fêtes  comme  ils  pouvaient,  et 
à  réciter  ses  prières.  C'était  surtout  au  chevet  des  mourants 
que  la  vieille  foi  reparaissait  avec  ses  douces  et  consolantes 
pratiques.  On  leur  mettait  à  la  main  le  cierge  bénit,  on  fai- 
sait sur  eux  le  signe  de  la  croix,  on  invoquait  pour  eux  la 
Vierge  et  saint  Michel,  patron  des  agonisants,  et  ils  expiraient 
en  prononçant  les  noms  de  Jésus  et  de  Marie.  Ces  faits  et  bien 
d'autres,  non  moins  alarmants  pour  la  secte  de  Calvin,  sont 
consignés  dans  les  actes  du  Consistoire.  Mais  les  interroga- 
toires subis  devant  cette  haute  cour  ecclésiastique  contiennent 
des  professions  de  foi  beaucoup  plus  explicites.  On  nous 
permettra  d'en  citer  quelques  fragments  d'après  M.  l'abbé 
Martin. 

*  Ainsi  parfe  M.  Cramer,  à  qui  l'on  est  redevable  du  curieux  recueil  lithographie 
où  M.  l'abbé  Martin  a  puisé  ses  intéressants  extraits  des  actes  du  Consistoire. 
Ledit  recueil,  bien  entendu,  n'a  jamais  été  livré  à  la  circulation. 


DEPUIS  LA  RÉFORME.  7M 

En  i542,  Jeanne  Péterniann,  interrogée  sur  sa  foi,  répond 
«  qu'elle  croyl  en  Dieu  et  saincle  Église  et  n'a  nulle  auUre 
foy  ;  qu'elle  récite  son   Pater  et  Credo  en  langue  romagne; 
qu'elle  croyt  ainsi  que  l'Église  croyt  ;  qu'elle   croyt  en   la 
saincte  cène  ainsi  que  Dieu  a  dit  :  Voici  mon  corp§  ;  et  que  la 
paroUe  de  Dieu  est  ici  vray  dite  ;  qu'elle  y  veult  vivre  et  mou  - 
rir,   et  que  là  use  des  sacrements,  de  la  paroUe    de  Dieu  et 
n'en  a  point  d'aultre.  »  El  comme  on  lui  reproche  de  ne  pas 
se  contenter  de  la  cène  célébrée  à  Genève   et  d'aller   la  célé- 
brer ailleurs,  elle  répond  «  qu'elle  va  où  bon   lui  semble  ; 
qu'au  reste  Notre-Seigneur  a  annoncé  qu'il  viendrait  des  loups 
ravissants  ;  pour  ce,  elle  ne  cognoist  point  ceulx  loups  ravis- 
sants, lesquieux  ce  sont  de  faux  prophètes...  ;  que  la  Vierge 
Marie  est  son  advocate  et  qu'elle  est  amye  de  Dieu,  à  la  fois 
fille  (vierge)  et  mère  de  Jésus-Christ...  ;   que    si  le  sieur  syn- 
dique est  hérèze,  elle  ne  le  venlt  être  ;  qu'elle  veult    observer 
lesjeusnes  et  ne  peut  recevoir  leur  cène.  » 

En  r546,  on  trouve  des  femmes  «  qui  vont  faire  dire  des 
messes  à  Annecy,  chez  les  moynes  de  Sainte-Claire,  qui  prient 
saint  Félix  et  jeûnent  la  veille  de  sa  fête,  qui  avouent  devant 
le  Consistoire  qu'elles  prient  les  saints,  qui  prient  pour  elles, 
qui  s'obstinent  grandement  à  ne  pas  s'avouer  en  cela  ido> 
lâtres.  » 

En  i554,  une  femme  affirme  qu'il  y  a  bien  encore  des  au- 
tels en  cette  ville,  et  qu'il  serait  facile  d'ouïr  la  messe. 

En  1559,  la  femme  de  Pierre  Corajod,  bourgeois,  reçoit  la 
visite  d'un  prêtre,  qui  est  de  Genève,  et  qui  lui  remet  des 
chapelets  ;  elle  fait  tous  ses  eï(or\s pour  faire  le  service  de  la 
papauté.  Toute  cette  maison  Corajod  est  papistique,  «  la  maî- 
tresse, la  servante,  la  nourrice,  les  enfants,  qui  sont  élevés 
catholiques:  »  elle  est  le  rehige  des  prêtres  qui  y  célèbrent  le 
saint  sacrifice,  et  «  comme  église  papistique  à  Genève.  » 

Vers  la  même  époque,  beaucoup  d'habitants  de  Genève  s'en 
allaient,  le  dimanche,  entendre  la  messe  dans  les  paroisses  du 
voisinage,  en  particulier  à  Monetier. 

I.es  deux  entrevues  de  saint  François  de  Sales  avec  Théo- 
dore de  Bèze  sont  restées  célèbres.  A  la  première,  qui  eut  lieu 


752  LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE 

le  mardi  de  Pâques,  8  avril  1097,  ^^  rattachent  des  cir- 
constances qui  éclairent  d'un  jour  plus  complet  la  situation 
du  catholicisme  à  Genève  en  ces  dernières  années  du  xvi*  siècle. 

A  peine  descendu  à  V Écu  de  France,  le  saint  évêque  voit 
entrer  dans^a  chambre,  les  larmes  aux  yeux,  une  vertueuse 
fiile,  nommée  Jacqueline  Coste,  qui  fut  depuis  religieuse  de  la 
Visitation.  Elle  lui  apprend  qu'elle  remplit  dans  cette  auberge 
la  place  de  servante,  afin  de  pouvoir  rendre  service  aux  ca- 
tholiques, surtout  aux  prêtres  et  aux  religieux,  qui  y  vien- 
nent loger.  Jusque-là  elle  a  toujours  pu  entendre  la  messe 
dans  le  voisinage,  les  jours  de  fête  et  le  dimanche.  Or  le  saint 
avait  apporté  dans  une  boite  d'argent  cinq  hosties,  afin  de 
donner  la  communion  à  des  catholiques  désireux  de  remplir 
le  devoir  pascal,  mais  qui  ne  pouvaient  s'absenter.  D'une 
parcelle  détachée  d'une  de  ces  hosties,  il  communia  Jacque- 
line; après  quoi  il  s'en  fut  porter  le  saint  viatique  à  un  soldat 
des  Allinges ,  dangereusement  malade  chez  un  hérétique,  et 
il  remarqua  qu'on  lui  livrait  partout  passage  avec  respect. 
Plus  tard,  Jacqueline  convertit  sa  maîtresse,  qui,  grâce  à 
l'arrivée  d'un  ambassadeur  français  accompagné  de  son  cha- 
pelain, eut  aussi  le  bonheur  de  mourir  munie  des  sacrements 
de  l'Église. 

On  pourrait  multiplier  ces  exemples.  Le  clergé  des  environs, 
—  clergé  d'élite  et  placé  tout  exprès  aux  avant-postes  par 
l'autorité  diocésaine,  —  ne  fit  pas  défaut  aux  âmes  de  bonne 
volonté.  On  cite  tel  curé  (celui  de  Choulex)  qui,  portant  pu- 
bliquement le  viatique  sur  le  territoire  même  de  Genève,  ré- 
primandait les  protestants  qui  refusaient  de  se  mettre  à  genoux 
sur  le  passage  du  saint  sacrement.  Les  capucins,  établis  par 
saint  François  de  Sales  aux  portes  de  la  ville,  y  pénétraient 
fréquemment.  Les  jésuites  s'étaient  fixés  dans  le  même  buta 
Ornex;  l'intrépide  sang- froid  du  P.  Meynard,  supérieur  de 
cette  résidence,  a  laissé  des  traces  dans  les  actes  du  Consis- 
toire. Un  autre,  pour  être  plus  à  portée  de  voler  au  secours 
des  âmes,  se  fit  ouvrier  chez  un  cordonnier  de  la  ville,  et  le 
Consistoire,  fort  troublé,  chargea  le  commis  des  cordonniers 
de  faire   des   perquisitions   pour    le   découvrir. 


DEPUIS  LA  RÉFORME,  7oS 

A  la  longue  pourtant,  l'intolérance  calviniste  s'affaiblit  en 
nièaie  temps  que  baissaient  les  convictions  religieuses.  Mais 
le  zèle  catholique  ne  défaillit  point  ;  le  nombre  des  conver- 
sions s'accrut  graduellement,  et  sur  la  liste  de  ceux  qui  abju- 
rèrent l'hérésie,  on  trouve  les  noms  les  plus  honorables  et 
les  plus  qualifiés  de  la  cité  genevoise. 

En  1679,  Louis  XIV,  alors  tout-puissant,  voulut  avoir  un 
résident  à  Genève;  honneur  insigne  pour  la  petite  république. 
Mais  quand  M.  de  Chauvigny,  venu  à  Genève  en  cette  qualité, 
parla  du  besoin  qu'il  avait  d'une  chapelle,  on  jeta  les  hauts 
cris  et  la  consternation  fut  à  son  comble.  N'alla-t-on  pas  jus- 
qu'à proposer  à  ce  personnage  de  le  conduire  à  la  messe  en 
carrosse,  hors  du  territoire  de  la  république?  On  devine  com- 
ment fut  accueillie  une  pareille  offre;  la  chapelle  fut  ouverte,  et 
bientôt  elle  devint  le  foyer  de  la  propagande  catholique.  Le 
Consistoire  se  consola  en  comptant  les  personnes  qui  assis- 
taient à  la  messe,  et  il  eut  le  regret  de  constater  non-seulement 
qu'elles  étaient  plus  nombreuses  qu'il  n'aurait  voulu ,  mais 
encore  qu'elles  n'étaient  pas  toutes  étrangères  à  la  ville. 

Sur  la  fin  du  xvni^  siècle,  la  cour  de  Turin  ayant  à  son  tour 
installé  un  résidant  à  Genève,  celui-ci  eut  aussi  sa  chapelle. 
Nouveau  point  de  ralliement  pour  les  catholiques,  nouveau 
sujet  d'alarmes  pour  le  Consistoire.  Décidément  la  brèche 
était  faite,  elles  vieux  remparts  du  calvinisme  commençaient  à 
crouler. 


II 


Si  l'on  demande  quelles  croyances  le  Consistoire  avait 
encore  à  défendre  alors  contre  l'invasion  du  catholicisme, 
c'est  un  point  bien  difficile  à  préciser.  De  confession  de  foi, 
il  nV  en  avait  plus;  le  catéchisme  de  Calvin,  complètement 
abandonné,  était  remplacé  par  l'œuvre  d'un  ministre socinien. 
Quand  d'Alembert,  dans  F Enryclopcdie,  représentait  la  véné- 
rable Compagnie  comme  entièrement  composée  de  déistes, 
pour  repousser  cette  imputation  elle  n'avait  que  des  réponses 
vagues,  évasives,  nullement  convaincantes.  Rousseau,  à  son 

|î  48 


754  LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE 

tour,  pouvait  dire  à  ses  concitoyens  :  «  Ce  sont  en  vérité  de 
singulières  gens  que  messieurs  vos  ministres  1  on  ne  sait  ni 
ce  qu'ils  croient  ni  ce  qu'ils  ne  croient  pas;  on  ne  sait  pas 
même  ce  qu'ils  font  semblant  de  croire;  leur  seule  manière 
d'établir  leur  foi,  est  d'attaquer  celle  des  autres  * .  » 

Les  choses  en  étaient  là,  lorsque  éclata  la  révolution  fran- 
çaise, dont  le  contre-coup  dut  naturellement  se  faire  sentir  là 
où  avaient  si  longtemps  fermenté  les  doctrines  funestes  dont 
elle  était  l'explosion.  Genève  eut,  comme  Paris,  ses  assem- 
blées nationales,  ses  clubs,  ses  jacobins,  ses  échafauds; 
puis  vint  un  jour  où  les  démocrates  crurent  faire  acte  de  ci- 
visme en  réclamant  l'annexion  de  leur  pays  à  la  France;  ils 
l'obtinrent  sans  peine,  et  la  patrie  de  Jean-Jacques  Rousseau 
fut  rayée  du  nombre  de^  nations  le  i5  avril  1798.  Qui  eût  dit 
alors  que  la  République,  en  plantant  son  drapeau  sur  les 
murailles  de  la  cité  calviniste,  allait  y  apporter  aux  catho- 
liques la  liberté  religieuse  qui  leur  était  refusée  en  France  ? 
Ainsi  en  avait  disposé  la  Providence,  contre  toutes  les  prévi- 
sions de  ceux  qui  donnaient  le  branle  aux  événements.  De  ce 
jour^  en  effet,  date  une  ère  nouvelle  où  le  catholicisme,  tou- 
jours combattu,  a  du  moins  un  pied  à  Genève  et  peut  entre- 
prendre d'y  reconquérir  tous  ses  droits. 

Par  le  seul  fait  de  l'incorporation  à  la  France,  la  popula- 
tion catholique  de  la  ville  était  doublée.  Les  soldats  de  la 
garnison,  les  administrateurs,  les  gens  en  place  étaient  Fran- 
çais et  catholiques;  catholiques  bien  tièdes  pour  la  plupart, 
mais  en  qui  l'attachement  à  la  foi  de  leur  enfance  se  réveillait 
parfois  au  contact  des  passions  calvinistes,  et  qui  d'ailleurs, 
par  un  certain  amour-propre  national,  tenaient  beaucoup  à 
faire  respecter  à  leurs  nouveaux  compatriotes  non-seulement 
le  drapeau,  mais  encore  la  religion  de  la  France.  Aussi,  dès  que 
fut  un  peu  calmée  l'effervescence  révolutionnaire,  on  put  son- 
ger à  dresser  un  autel  et  à  réunir  pour  la  prière  et  le  sacrifice 
ceux  qui  ne  voulaient  pas  continuer  à  vivre  sans  culte  et  sans 
Dieu.  Le  jour  de  Noël  1799,  une  chapelle  fut  ouverte,  un 

*  Deuxième  lettre  de  la  Montasne. 


DEPUIS  LA  RÉFORME.  755 

prêtre  y  célébra  les  saints  mystères,  et  l'encei?ite  se  trouva 
trop  étroite  pour  la  foule  des  fidèles  accourus  de  tous  les 
quartiers  de  la  ville. 

Longtemps  on  vécut  sous  la  tente;  il  ne  se  rencontrait 
dans  toute  la  ville  aucun  lieu  où  put  s'arrêter  l'arche  sainte. 
I^a  loi  du  1 8  germinal  an  X,  en  établissant  une  cure  à  Genève, 
devait  faire  cesser  cette  situation.  Mais  là  commencèrent 
de  nouveaux  combats,  qui  ne  durèrent  pas  moins  de  dix- 
huit  mois.  Tout  en  devenant  simple  chef-lieu  de  département, 
Genève  avait  conservé  quelque  chose  de  son  ancienne  auto- 
nomie municipale,  et  ses  biens  communaux,  dont  on  avait 
respecté  le  domaine,  étaient  administrés  en  son  nom  par  une 
Société  Économique.  C'était  donc  à  cette  société,  toute  com- 
posée de  protestants,  qu'il  incombait  de  mettre  à  la  disposi- 
tion de  la  nouvelle  paroisse  un  édifice  en  harmonie  avec  les 
besoins  du  culte.  Comme  on  le  pense  bien,  elle  s'y  prêta  de 
fort  mauvaise  grâce,  ne  voulant  pas  perdre  une  si  belle  occa- 
sion de  malmener  les  catholiques.  Elle  eut  même  le  courage 
de  leur  offrir  pour  église  des  greniers  publics,  espèces  de  sou- 
terrains dont  les  voûtes  massives,  percées  de  lucarnes  rares 
et  étroites,  auraient  fait  régner  dans  le  saint  lieu  une  obscurité 
plus  que  religieuse.  C'était  prolonger  indéfiniment  l'ère  des 
catacombes.  Mais  à  Paris  on  finit  par  se  lasser  de  ce  jeu. 
Porlalis,  qui  était  alors  ministre  des  cultes,  écrivit  à  la  Société 
Economique  une  lettre  très-ferme,  et  le  temple  de  Saint- 
Germain  fut  accordé,  disons  mieux,  restitué  aux  catholiques. 
Lorsqu'on  voulut  fixer  près  de  la  porte  d'entrée  une  conque 
de  marbre  en  forme  de  bénitier,  que  le  hasard  avait  fait 
rencontrer  parmi  des  débris,  le  travail  du  maçon  mit  à  décou- 
vert un  vide  où  celte  pièce  s'emboîtait  à  merveille  :  c'était 
précisément  le  lieu  qu'elle  occupait  avant  la  Réfoimc'. 

'  Il  ne  faudrait  pas,  à  propos  de  ce  bénitier  qui  rappelle  ceux  deSaint-Sulpice, 
dire  que  ces  derniers  ont  clé  donnés  à  cette  paroisse  par  François  i".  I,a  première 
pierre  de  l'église  Sainl-Sulpice  ne  fut  posée  qu'en  1646;  la  dédicace  n'eut  jlieu 
qu'en  1745.  Au  reste,  il  y  a  toute  une  légende  sur  les  pieuses  industries  à  l'aide 
desquelles  le  curé,  Languet  de  Ger£iy(17l4-I748).  se  procura  pre.sqjie  tout  le  mo- 
bilier de  son  église  et  entre  autres  les  fameuses  coquilles  qui  étaient  déposées  au 
Jardin  du  roi,  et  dont  il  fît  des  bénitiers. 


756  LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE 

La  nomination  de  M.  Vuarin  à  la  cure  de  Saint-Germain 
est  du  24  février  1806.  Son  prédécesseur,  abreuvé  de  dégoûts, 
avait  donné  sa  démission  au  bout  de  deux  ans.  Pour  lui, 
nous  l'avons  dit,  il  y  vint  avec  la  résolution  d'y  rester  quand 
même  et  d'y  mourir.  Né  pour  la  lutte,  son  jugement  ferme 
et  droit,  son  intelligence  vive  et  pénétrante,  son  coup  d'œil 
rapide,  son  caractère  énergique,  tout  enfin,  jusqu'à  sa  robuste 
constitution,  sa  taille  imposante,  le  désignait  au  choix  de  ses 
supérieurs  pour  ce  rude  et  difficile  emploi.  Déjà,  sous  la  Ter- 
reur, il  avait  fait  son  apprentissage  en  partageant  les  travaux 
et  les  dangers  des  prêtres  fidèles  restés  auprès  de  leurs  trou- 
peaux, et,  dès  l'année  1799,  il  était  venu  à  Genève  exercer  le 
saint  ministère  avec  un  de  ces  confesseurs  de  la  foi.  C'était  bien 
évidemment  l'homme  de  la  Providence;  et  les  catholiques,  qui 
lui  devaient  leurs  premières  victoires,  comptaient  sur  lui  pour 
assurer  à  !a  religion  une  situation  moins  précaire.  Théologien 
fort  instruit  d'ailleurs,  et  qui,  peu  de  temps  avant  la  Révolu- 
tion, avait  pris  sa  licence  en  Sorbonne,  on  eut  souvent  lieu  de 
s'apercevoir  qu'il  était  particulièrement  versé  dans  les  ma- 
tières de  controverse  et  qu'il  possédait  à  fond  le  droit  cano- 
nique, science  encore  plus  nécessaire  peut-être  pour  admi- 
nistrer une  pareille  paroisse,  à  cette  époque  de  concordats  et 
d'articles  organiques. 

Les  mêmes  obstacles  contre  lesquels  eurent  à  lutter  ces 
anciens  du  clergé  qui  relevèrent  en  France  les  ruines  du 
sanctuaire,  se  retrouvaient  ici  ;  mais,  on  le  conçoit,  singu- 
lièrement accrus  par  le  mauvais  vouloir  des  magistrats  pro- 
testants, et  par  l'absence  de  toute  tradition,  de  toute  base 
consacrée  sur  laquelle  ou  pût  asseoir  les  rapports  si  délicats 
des  deux  pouvoirs.  Point  de  séminaire,  point  d'écoles,  point 
de  cimetière;  tout  était  à  faire,  à  créer,  ou  plutôt  à  conquérir 
à  main  armée.  Il  est  vrai,  dans  les  régions  du  pouvoir, 
l'amour-propre  national  venait  quelquefois  en  aide  à  la  foi 
languissante;  toute  injonction  émanée  de  Paris  était  respectée, 
et  l'on  .avait  beaucoup  fait,  en  ce  temps-là,  quand  on  avait 
nommé  la  religion  de  t Empereur.  Mais  combien  de  fois  aussi 
ne  vit-on   pas  l'autorité  céder  à  la  crainte  de  mécontenter 


DEPUIS  L.V  RÉFORME.  757 

la  majorité   protestante  ?   Quelques   faits,   dont  la  mémoire 
s'est  conservée,  peignent  au  vif  la  situation. 

I.orsqu'en  i8ro,  appelées  pour  tenir  l'école  des  filles,  les 
Sœurs  de  charité  se  présentèrent,  peu  de  jours  après  leur  ar- 
rivée, chez  le  maire  de  Genève,  le  premier  accueil  que  leur 
fit  ce  magistrat  ne  fut  rien  moins  que  cordial  et  engageant. 
Mais  bientôt  la  supérieure  lui  ayant  remis  deux  lettres  de 
recommandation,  l'une  de  l'Empereur,  l'autre  de  Madame 
mère,  il  changea  sensiblement  de  visage,  et,  devenu  parfaite- 
ment courtois,  reconduisit  les  bonnes  sœurs  jusqu'à  l'escalier. 
Quelques  années  plus  tard,  M.  Vuarin  voulut  confier  l'école 
des  garçons  aux  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  :  ils  vinrent. 
Comme  on  s'était  accoutumé  aux  cornettes  blanches  des 
Sœurs,  ne  pouvait-on  pas  laisser  passer  en  paix  la  robe  noire 
des  Frères?  Cependant,  ils  étaient  à  peine  débarqués  que  le 
maire  alla  dire  au  préfet  (M.  de  Barante)  que  s'ils  restaient, 
il  ne  répondait  pas,  lui  maire,  de  la  tranquillité  publique. 
Après  une  courte  résistance,  le  préfet  céda  ,  et  les  Frères 
durent  repartir  immédiatement.  Ils  n'étaient  munis  que  de 
passe-ports  français,  et  puis  l'astre  impérial  commençait  à 
pâlir.  On  était  eïi  i8i3. 

Cette  année-là  fut  pleine  d'agitations  et  d'alarmes  pour 
M.  Vuarin.  Dans  le  désastre  universel,  pouvait-il  se  flatter  de 
voir  rester  debout  sa  chère  paroisse  ?  n'avait-on  pas  tout  à 
craindre  pour  les  intérêts  catholiques,  le  jour  où  recou- 
vrant sa  nationalité,  la  république  genevoise  allait  se  recon- 
stituer sur  son  ancienne  base,  sans  oublier,  selon  toute  ap- 
parence, de  remettre  en  vigueur  les  principes  d'intolérance 
regardés  par  bon  nombre  de  patriotes  connue  le  palladium 
de  sa  liberté  ?  Aux  premiers  élans  d'indépendance  qui  pré- 
venaient l'issue  delà  lutte,  se  mêlaient  déjà  des  menaces 
nullement  équivoques  à  l'adresse  du  clergé  catholique. 
Il  n'y  avait  donc  pas  de  temps  à  perdre.  M.  Vuarin  Ta  com- 
pris; il  part;  il  traverse  les  armées  alliées,  faisant  viser  ses 
passe-ports  à  chaque  quartier  général.  Les  moyens  de  trans- 
port lui  manquent,  un  pope  russe  le  reçoit  sur  son  traîneau. 
Il  arrive  à  Vesoul,  auprès  du  prince  de  Schwarzenberg,   lui 


738  LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE 

parle,  obtient  des  lettres  de  recommandation,  et,  à  travers 
les  mêmes  obstacles,  retourne  à  Bâle,  où  sont  les  souverains. 
Chose  incroyable  !  au  milieu  de  cet  ébranlement  universel 
où  se  joue  le  sort  de  l'Europe,  lui,  qui  vient  plaider  la  cause 
de  sa  pauvre  paroisse  de  Saint- Germain,  sait  se  faire  écouter, 
et  peu  de  temps  après  son  retour  à  Genève,  il  reçoit  l'assu- 
rance positive  que  son  attente  sera  remplie.  Rien  ne  peint 
l'homme  comme  ce  trait  de  vigueur.  Dans  les  circonstances 
critiques,  M.  Vuarin  n'avait  pas  son  pareil. 

En  i8i4  et  i8i5,  les  luttes  suprêmes  de  l'empire,  les  péri- 
péties qui  retardèrent  et  aggravèrent  sa  chute ,  les   congrès 
de  Vienne  et  de  Paris,  toutes  ces  négociations  où  les  intérêts 
religieux  des  peuples  étaient  comptés  pour  si  peu,  accrurent 
les    sollicitudes   de  M.    Vuarin  ,   en   même    temps    qu'elles 
apportaient  un    nouvel    aliment   a  sa    prodigieuse   activité. 
Diplomate   d'une  nouvelle  espèce,  à  l'aide  de  sa  correspon- 
dance  avec  Paris,  Vienne  et  Turin,   il  intervint  avec   succès 
en  faveur  de  son  troupeau  et  de  certaines  portions  de  la  Sa- 
voie qui  excitaient  alors  les  convoitises  de  Genève.  En  effet, 
par  une  ambition  bien  naturelle,  la  petite  république  son- 
geait à  s'agrandir,  et  elle  arguait  de  certaines  enclaves  territo- 
riales dont  elle  ne  pouvait  s'affranchir  qu'en  s'incorporant 
une  vingtaine  de  communes,  détachées  les  unes  de  la  France, 
les  autres  du  royaume  de  Sardaigne.  On  fit  droit  à  ces  pré- 
tentions. Mais  la  cour  de  Turin,  préalablement   instruite  de 
ses  devoirs,  ne  voulut  pas  livrer  ses  sujets  catholiques  à  la 
merci  du  zèle  protestant.   En    conséquence,   avant   de   rien 
conclure,  elle  exigea  des  garanties  sérieuses  à  cet  égard.  Un 
protocole  fut  rédigé  à  Vienne;  il  portait  : 

Art.  i'^'^.  La  religion  catholique  sera  maintenue  et  protégée 
de  la  même  manière  qu'elle  l'est  maintenant,  dans  toutes  les 
communes  cédées  par  Sa  Majesté  le  roi  de  Sardaigne,  et  qui 
seront  réunies  au  canton  de  Genève. 

On  y  lisait  encore  : 

Art.  9.  Les  habitants  du  territoire  cédé  sont  pleinement 
assimilés,  pour  les  droits  civils  et  politiques,  aux  Genevois 
de  la  ville  ;  ils  les  exerceront  concurremment  avec  eux,   sauf 


DEPUIS  LA  RÉFORME.  759 

la  réserve  des  droits  de  propriété,  de  cité  et  de  commune. 

Le  reste  était  à  l'avenant.  La  paroisse  de  Genève,  quoique 
faisant  partie  de  l'ancien  territoire,  n'était  pas  oubliée;  elle 
devait  être  maintenue,  à  la  charge  de  l'Etat,  dans  son  exis- 
tence actuelle  ;  le  curé  doté  et  logé  convenablement,  etc. 

Ce  protocole,  qui  fut  signé  à  Turin,  devint  plus  tard  une 
arme  très-utile  aux  mains  du  grand  curé,  défenseur  né  des 
Savoyards,  ses  compatriotes,  et  des  catholiques  de  tout  le 
canton. 

Au  reste,  tout  engagement  à  part,  il  fallait  bien  que  Ge- 
nève changeât  sa  politique  en  recevant  dans  son  sein  une 
population  catholique  relativement  si  considérable.  De  répu- 
blique calviniste,  elle  devenait  canton  mixte.  «  Les  Genevois, 
disait  spirituellement  un  homme  d'État,  ont  désenclavé  leur 
territoire,  mais  ils  ont  enclavé  leur  religion.  » 


III 


Un  autre  article  du  protocole  de  Vienne  était  conçu  en  ces 
termes  : 

Art.  7.  Les  communes  catholiques  et  la  paroisse  de  Ge- 
nève continueront  à  faire  partie  du  diocèse  qui  régira  les 
provinces  du  Chablais  et  du  Faucigny,  sauf  qu'il  en  soit  réglé 
autrement  par  l'autorité  du  saint-siége. 

Le  diocèse  ainsi  désigné  était  celui  de  Chambéry,  en  atten- 
dant le  rétablissement  du  siège  d'Annecy,  qui  ne  devait  pas 
beaucoup  tarder.  En  conséquence,  l'héritage  de  saint  François 
de  Sales,  maintenu  dans  son  intégrité,  restait  aux  mains  de  ses 
successeurs  naturels,  et  ce  dernier  lieu,  si  cher  aux  catholi- 
ques de  Genève,  continuait  à  rattacher  l'ancienne  à  la  nouvelle 
patrie.  Mais  bientôt  il  fut  question  de  le  rompre.Levœudu  gou- 
vernement était  de  voir  toutes  les  églises  du  canton  placées 
sous  la  juridiction  d'un  évèque  suisse,  Mgr  de  Lausanne,  qui 
résidait  à  Fribourg  Ne  cherchait-d  pas,  en  les  isolant  de  la  Sa- 
voie, à  les  priver  de  l'appui  qu'elles  j)ouvaient  attendre  de  la 
cour  de  Turin?  Il  n'y  avait  aucune  témérité  à  le  penser.  Ce- 


760  LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE 

pendant  des  négociations  étaient  entamées  à  Rome  a  cet  effet, 
et  poussées  avec  vigueur  par  le  ministre  de  Prusse,  qui  était 
alors  le  savant  Niebuhr.  De  son  côté,  M.  Vuarin  ne  crut  pas 
devoir  garder  le  silence  ;  il  était  persuadé  que  si  Rome  accor- 
dait, le  catholicisme  allait  être  exposé  sans  défense  à  toutes 
sortes  de  périls  dans  le  canton  de  Genève.  Il  avait  certainement 
qualité  pour  parler;  il  parla  donc  avec  force,  avec  insistance, 
envoyant  à  Rome  mémoire  sur  mémoire  ;  et  déjà  il  avait  tout 
lieu  de  croire  au  succès  de  ses  représentations,  quand  tout  à 
coup  le  bref  Inter  multipliées  vint  lui  apprendre  que  les  dé- 
marches du  gouvernement  de  Genève,  appuyées  par  une 
puissance  protestante,  avaient  prévalu  en  cour  de  Rome,  et 
qu'à  partir  de  ce  moment  il  avait  cessé,  lui  et  ses  ouailles,  de 
faire  partie  du  diocèse  de  saint  François  de  Sales. 

Ce  fut  pour  lui  comme  un  coup  de  foudre.  Jamais,  depuis 
son  entrée  dans  le  sacerdoce,  son  obéissance  n'avait  été  mise 
à  si  rude  épreuve.  Son  premier  mouvement  fut  de  battre 
en  retraite  et  de  rentrer  dans  son  cher  diocèse,  où  il  aurait 
pu  travailler  en  toute  liberté,  peut-être  avec  plus  de  fruit,  au 
salut  des  âmes.  Puis,  sans  doute,  il  se  rappela  sa  belle  parole, 
sa  résolution  héroïque  :  «  Quand  on  est  nommé  curé  de  Ge- 
nève, on  y  va,  on  y  reste  et  on  y  meurt;  »  et  il  resta,  pour 
livrer  de  nouveaux  combats. 

A  cette  occasion,  le  comte  de  Maistre,  auquel  il  avait  confié 
ses  craintes  et  sa  douleur,  lui  écrivait  avec  cette  pénétration 
de  l'avenir  qui  l'a  presque  fait  regarder  comme  un  prophète  : 
«  Certainement  ce  bref  serre  le  cœur  au  premier  coup  d'œil  ; 
mais  en  examinant  la  chose  de  plus  près,  on  voit  en  général, 
sans  pouvoir  encore  pénétrer  jusqu'au  fond,  qu'il  pourrait 
bien  y  avoir  dans  toute  cette  affaire  quelque  chose  de  caché, 
quelque  mystère  inconnu,  tout  à  fait  favorable  à  la  vérité. 
Le  pape,  mon  cher  abbé,  est  conduit  aujourd'hui  comme  il 
l'était  hier;  et  quelquefois,  même  en  faiblissant,  il  nous  con- 
duit à  de  grands  résultats  qu'il  ignore  lui-même.  Voyez  les 
barrières  qui  tombent  de  tous  cotés.  Le  conseil  de  Genève, 
tout  en  chantant  victoire,  traduit  cependant  et  enregistre  les 
brefs  du  saint-père.  Ils  ont  beau  traduire  y?c/e/e^  Christi  par 


DEPUIS  LA  RI^FORMi:.  761 

Jîdèles  eu  Christ,  tout  cet  argot  protestant  ne  fait  rien  à  la 
chose.  N'avez-vous  pas  vu  que  )a  séparation  du  xvi^  siècle  pu- 
rifia le  catholicisme,  et  que  la  véritable  réforme  s'opéra  parmi 
nous?  Le  même  miracle,  ou  même  un  miracle  beaucoup  plus 
grand,  est  sur  le  point  de  s'opérer...  Rome  va  son  train  et 
avance  en  reculant.  » 

CerteS;,  il  avait  raison,  le  grand  penseur,  de  soupçonner 
en  cette  affaire  quelque  mystère  inconnu,  tout  à  fait  fa- 
vorable à  la  vérité.  Le  temj)s  a  en  partie  levé  le  voile. 
C'était  un  bien  fragile  appui  poiu'  l'Église  de  Genève  que  la 
cour  de  Turin  ! 

Celui  aux  mains  duquel  venait  d'être  remise  cetteportion  de 
l'héritage  de  saint  François  de  Sales,  était  un  prélat  pieux,  ins- 
truit, plein  de  douceur  et  même  conciliant  jusqu'à  l'excès.  Rien 
ne  contrastait  davantage  avec  la  manière  d'être  de  M.  Vuarin, 
qui  d'ailleurs  était  beaucoup  plus  au  fait  des  intentions  malveil- 
lantes du  gouvernement  genevois.  Plus  d'une  fois  INIgr  Yenni 
se  laissa  surprendre,  et  pour  sauvegarder  les  droits  de  l'E- 
glise, compromis  par  sou  imprudenteconfiance,  M.  Vuarin  dut 
organiser  une  résistance  calme,  digne,  respectueuse.  Il  arriva, 
entre  autres,  à  l'évêque  de  Lausanne  de  signer  une  convention 
qui,  favorisait  les  empiétements  du  pouvoir,  laïque  et  qui  ne 
fut  jamais  approuvée  à  Rome.  Lecuré  de  Genève  eut  parfaite- 
ment raison  alors  de  sonner  l'alarme;  mais  peut-être,  envisa- 
geant les  choses  de  trop  près,  ne  se  rendait-il  pasuncompteassez 
exact  de  la  situation,  qui  n'était  nullement  désespérée.  De 
quoi  s'agissait- il,  en  effet?  Les  magistrats  genevois  voulaient 
exercer  le  droit  de  veto  dans  la  nomination  des  curés  ,  exiger 
d'eux  le  serment,  etc.  ;  prétentions  dont  les  gouvernements 
catholiques  leur  avaient  donné  l'exemple,  et  dont  quelques- 
unes  avaient  été  admises  dans  des  concordats.  En  un  mot, 
ces  bons  protestants  adoptaient  les  maximes  de  l'Église  galli- 
cane; était-ce  donc  de  quoi  jeter  les  hauts  cris?  C'est  ce  que 
remarquait  plaisamment  Joseph  de  Maistre  : 

«  Croyez-moi,  tout  cela  n'est  pas  grand'chose.  Ce  sont  nos 
saintes  maximes  (gallicanes  i  pures  et  simples,  maximes  fon- 
damentales sans    lesquelles  le  monde  croulerait,  et  qui  sont 


762  LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE 

exécutées  invariablement  sur  toute  la  surface  du  inonde  ca- 
tholique... Il  n'en  reste  pas  moins  vrai  que  l'Église  romaine 
a  mis  le  pied  dans  Genève,  que  son  gouvernement  est  obligé 
de  traiter  avec  la  bête  qui  avance  en  reculant.,  comme  j'ai  eu 
l'honneur  de  vous  le  dire.  Macte  animo.  » 

Encore  une  fois  de  Maistre  avait  raison  :  la  bête  avançait 
en  reculant.  N'était-ce  pas  en  effet  chose  merveilleuse  de  voir 
les  magistrats  de  la  ville  de  Calvin  traiter  tantôt  avec  le  saint- 
siége,  tantôt  avec  le  successeur  de  saint  François  de  Sales? 
Leiu-  immixtion  elle-même,  toute  ridicule  qu'elle  fût,  n'était-ce 
pas  encore  une  solennelle  reconnaissance  de  cette  autorité, 
autrefois  abhorrée,  dont  l'hérésie  constatait,  quoi  qu'elle  en 
eût,  la  durée  et  la  puissance?  Au  jubilé  de  1826,  la  bulle  du 
pape  fut  affichée  publiquement  à  Genève,  par  autorité  des 
magistrats.  A  la  mort  de  Léon  XIl,  ses  obsèques  furent  célé- 
brées dans  l'église  de  Saint- Germain  ,  et  l'on  y  compta 
quarante-six  prêtres.  Tout  cela  était  nouveau,  très-nouveau, 
et  l'ombre  de  Calvin  —  pour  emprunter  un  mot  à  M.  Vuarin 
—  dut  en  frémir. 

Mais  quand  je  me  mets  à  la  place  de  M.  Vuarin,  quand  je 
me  représente  les  mesquines  tracasseries  dont  il  était  l'objet, 
tracasseries  sans  cesse  renaissantes,  et  qui  suffiraient  à  désho- 
norer tout  gouvernement  qui  les  autorise  ou  seulement  les 
souffre,  —  je  ne  m'étonne  pas  qu'il  ait  parfois  désespéré  de  voir 
jamais  s'établir  des  rapports  confiants  et  amiables  entre  l'Église 
et  un  pouvoir  si  obstinément  hostile  aux  catholiques.  Que 
d'exemples  je  pourrais  citer  !  En  voici  un  qui  passe  toute  mesure. 

Les  filles  de  saint  Vincent  de  Paul  n'ayant  encore  qu'une 
habitation  provisoire,  le  curé  de  Genève  avait  acheté,  à  des- 
sein de  les  y  installer,  une  maison  tout  proche  de  l'église.  A 
peine  le  bruit  s'en  est-il  répandu  que  le  conseil  d'Etat 
s'assemble,  et,  séance  tenante,  porte  une  loi  pour  interdire 
aux  étrangers  d'acquérir  des  immeubles  dans  le  canton  de 
Genève.  Le  trait  n'est-il  pas  prodigieux  ?  Ce  fut  donc  au  curé, 
dans  la  patrie  de  Rurlamaqui,  ce  fut,  dis-je,  au  curé  d'ap- 
prendre à  ces  étranges  législateurs  que,  d'après  un  principe 
assez  généralement  admis,  une  loi  ne  saurait  avoir  d'effet 


DEPUIS  LA  RÉFORiME.  763 

rétroactif.  Puis,  se  rappelant  que  saint  Paul  avait  revendiqué 
ses  droits  de  citoyen  romain,  il  prouva  qu'aux  termes  légaux 
il  était  citoyen  genevois,  et  partant  capable  d'acquérir.  Il  eut 
gain  de  cause,  et  le  conseil  d'Etat  en  fut  pour  sa  loi,  sans 
compter  le  ridicule  achevé  qui  retomba  sur  lui. 

«  Vous  êtes  un  admirable  homme  de  guerre  »  écrivait 
Lamennais  à  M.  Vuarin.  On  le  vit  en  effet,  en  mainte  occa- 
sion ,  déployer  le  plus  rare  talent  pour  la  polémique.  A 
chaque  réveil  de  l'intolérance  protestante,  à  chaque  vexation 
du  pouvoir,  il  prenait  la  plume,  et,  au  bout  de  quelques 
jours,  on  voyait  paraître,  tantôt  à  Paris,  tantôt  à  Genève  ou 
dans  les  villes  du  voisinage,  la  plupart  du  temps  sous  un  nom 
emprunté,  quelqu'une  de  ces  brochures  vives,  lumineuses, 
pressantes,  dont  la  logique  populaire,  assaisonnée  d'excel- 
lente plaisanterie,  fermait  la  bouche  à  ses  adversaires  et  met- 
tait les  rieurs  de  son  côté.  Quelquefois,  dans  la  chaleur  du 
combat,  il  lui  échappa  des  traits  trop  acérés  et  qui  durent 
laisser  de  cruelles  blessures.  C'est  ce  que  reconnaît  aussi  son 
historien,  et  il  s'exprime  à  cet  égard  avec  une  franchise  et 
une  dignité  de  langage  qui  lui  font,  à  mon  sens,  le  plus  grand 
honneur'. 

Au  reste,  l'humble  aveu  que  M.  Vuarin  faisait  lui-même  de 
ses  torts  était  la  meilleure  preuve  de  sa  solide  vertu.  Il 
importe  moins  au  chrétien  de  ne  pas  faillir  que  de  savoir 
confesser  sa  fragilité.  Sous  l'homme  de  guerre,  dont  lal- 
lure  était  un  peu  vive,  on  avait  bien  vite  retrouvé  le  prêtre. 
«  Mais  ,  mon  cher  curé ,  lui  disait  un  jour  Mgr  Dévie , 
évéque  de  Belley,  il  faudrait  bien  pourtant  vous  rappeler 
quelquefois  le  beau  njot  d'Henri  IV  :  On  prend  plus  de 
mouches  avec  une  cuillerée  de  miel  qu'avec  un  tonneau  de 
vinaigre.  —  Des  mouches!  à  la  bonne  heure.  Monseigneur, 
mais  non  des  guêpes.  »  Et  là-dessus,  il  fit,  en  connnen- 
tant  ces  paroles,  sa  j)ropre  apologie.  Voilà  1  homme;  atten- 
dez, le  prêtre  aura  son  tour.  Quelques  instants  après,  au  su  de 
toute  la  compagnie,  qu'il  craignait  d'avoir  scandalisée,  il  se 

•  Voir  en  particulier  la  noie,  t.  II.  p.  2o3. 


764  LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE 

jetait  aux  pieds  de  l'évéque,  lui  demandait  pardon,  et  se  con- 
fessait à  lui  de  cette  faute  assurément  bien  légère. 

Pour  bien  juger  cet  homme  de  Dieu,  il  fallait  le  voir  à 
l'œuvre,  dans  l'exercice  de  sa  charge  pastorale,  rassemblant 
autour  de  lui  son  troupeau  dispersé,  ramenant  au  bercail  la 
brebis  errante,  préservant  surtout  de  la  contagion  ceux  de 
ses  paroissiens  qui,  nés  en  pays  catholique,  étaient  venus 
chercher  à  Genève  une  patrie.  Ces  derniers  étaient  en  grand 
nombre  et  contribuèrent  beaucoup  à  grossir  le  faible  noyau 
de  la  primitive  paroisse.  Ainsi  le  catholicisme  reprenait  peu 
à  peu,  par  la  voie  pacifique  de  l'émigration,  le  terrain  qu'il 
avait  perdu  par  les  violentes  expulsions  du  xvi"  siècle.  L'im- 
portant était  que  ces  nouveaux  venus  n'allassent  plus,  par 
suite  de  leur  isolement  et  des  brèches  que  faisaient  dans  leurs 
rangs  les  mariages  mixtes,  se  fondre  dans  la  masse  protes- 
tante. Ace  point  de  vue,  l'apostolat  de  M.  Vuarin,  en  dépit 
de  ses  allures  agressives,  était  bien  plutôt  œuvre  de  conser- 
vation que  de  prosélytisme. 

Quatre  fois  M.  Vuarin  visita  tout  entière  sa  vaste  paroisse, 
frappant  à  toutes  les  portes  et  demandant  partout  :  Y  a-t-il 
ici  des  catholiques?  Quand  il  en  avait  découvert,  il  leur  pro- 
diguait ses  soins,  réveillait  leur  indifférence  et  les  fortifiait 
dans  la  foi.  On  devine  bien  comment  sa  question  était  ac- 
cueillie par  les  protestants,  principalement  dans  le  menu 
peuple.  Brutalement  insulté,  il  se  taisait;  une  seule  fois,  le 
jugeant  nécessaire  pour  faire  respecter  son  ministère,  il  de- 
manda justice,  puis  grâce  II  endurait  tout  pour  l'amour  de 
ses  chers  paroissiens,  et  sa  visite  terminée,  harassé  de  fatigue, 
le  cœur  brisé  à  la  vue  des  plaies  qui  lui  restaient  à  guérir,  au 
moins  pouvait-il  dire  comme  le  bon  Pasteur  :  Xe  connais  mes 
brebis^  et  mes  brebis  me  connaissent. 

Mais  comment  retracer  ses  immenses  travaux?  Je  n'en 
pourrais  jamais  donner  qu'une  idée  bien  incomplète;  je  pré- 
fère donc,  renvoyant  mes  lecteurs  au  livre  de  M.  Martin,  me 
borner  à  en  indiquer  les  résultats  généraux. 

A  sa  première  visite  pastorale,  en  1807,  M.  Vuarin  n'avait 
trouvé  que  4j5oo  catholiques,  inconnus  les  uns  aux  autres, 


DEPUIS  LA  RÉFORME.  765 

réduits  à  une  sorte  d'ilotisme,  exposés  par  là  même  à  toutes 
les  embûches  de  l'iiérésie.  A  sa  mort,  arrivée  en  i843,  il  s'en 
trouva  1 5,000  autour  de  son  cercueil;  1  5, 000  vrais  catho- 
liques, ayant  une  même  foi  et  un  même  Dieu,  admis  à  tous 
les  droits  de  la  cité  et  pleins  de  confiance  dans  l'avenir  '. 

On  remarquait  à  ses  obsèques  deux  évéques,  quatre  cents 
prêtres,  accourus  de  toutes  les  paroisses  du  voisinage,  des 
reliirieuses,  des  moines:  et  Genève,  en  vovant  défiler  dans 
ses  rues  l'innuense  cortège  ,  comprit  qu'une  grande  et  irré- 
vocable révolution,  refoulant  le  courant  du  xvi"  siècle, 
venait  de  s'accomplir  au  profit  de  l'Église  catholique  appuyée 
désormais  sur  la  liberté  religieuse. 

Contraste  frappant  et  instructif!  Pendant  la  vie  de  M.  A'^ua- 
rin,  précisément  dans  le  même  temps  où  il  fondait  cette  flo- 
rissante paroisse,  le  zèle  protestant,  sous  le  nom  de  Réveil, 
essayait  de  ranimera  Genève  la  foi  éteinte.  Que  lui  manquait- 
il  pour  réussir?  Ce  n'était  pas,  assure-t-on,  l'or  de  l'Angle- 
terre :  sociétés  évangéliques,  nouvelles  écoles  de  théologie, 
enseignement  populaire,  livres  répandus  par  le  colportage, 
tout  cela  fut  mis  en  oeuvre  sur  une  large  échelle.  Et  qu'en 
est-il  résulté  ?"  rien  ;  si  ce  n'est  peut-être  que  les  Moniiers^ 
comme  une  variété  nouvelle,  ont  fait  leur  apparition  parmi 
les  sectes  qui  émaillent  les  champs  de  la  Réforme.  Mais  de 
vrais  adorateurs  en  esprit  et  en  vérité,  Genève  en  compte-t-elle 
un  plus  grand  nombre  dans  ses  temples,  dans  son  Consis- 
toire? On  ne  le  dit  pas,  ou  plutôt  on  proclame  bien  haut 
le  contraire,  et  cela  au  sein  même  du  protestantisme.  Écoutez 
la  véhémente  apostrophe  qu'adressait  à  Genève,  il  n'y  a  pas 
fort  longtemps,  un  des  prédicateurs  les  plus  en  renom  de  la 
Réforme  française'  :  «  Genève!  à  ce  nom  nos  veux  se  mouil- 
lent  de  larmes;  Genève!  nous  l'aimons  tant!  elle  nous  rap- 


'  Quel  est  actuellement  le  chiffre  de  la  population  catholique  de  Genève  et  son 
rapport  avec  la  population  proleslanle?  Nous  ne  possédons  à  cet  égard  aucun  ren- 
seii,'nemcnt  authonlitpio;  mais  d'après  le  récent  ouvrage  du  D""  Dœllinger,  -  sur 
les  83,315  habitants  de  (Jenévo,  i2,,3o5  sont  catholi(iues,  40,^166  protestants.  » 
[L Église  et  les  sectes,  Irad.  par  l'abbé  Bayle.  p.  249,  note  2.) 

*  M.  le  pasteur  Puaux,  la  Médaille  du  jubilé  et  son  revers. 


766  LES  CATHOLIQUES  DE  GENÈVE  DEPUIS  LA  RÉFORME. 

pelle  tant  de  grands  et  nobles  souvenirs!  Elle  fut  la  ville  de 
refuge  de  nos  pères  persécutés  ;  longtemps  arche  sainte,  la 
main  de  Dieu  la   soutint   miraculeusement  sur  les  flots  dé- 
chaînés par  la  tempête;  phare  lumineux,  — elle  fut  pour  la 
chrétienté  une  lumière,  et  elle  eut  son  histoire  comme  si  elle 
eût  été  la  capitale  d'un  grand  royaume  :  tant  qu'elle  fut  vigi- 
lante, elle  grandit  ;  le  jour  où  elle  cessa  de  l'être,   sa  déca- 
dence commença  ,  et  pendant  que,  comme  l'Église  de  Lao- 
dicée,  elle  disait  :  «  Je  suis  riche,  je  n'ai  besoin  de  rien  ,  »  le 
malin  jetait  à  pleines  mains  de  l'ivraie  dans  ce  champ  dé- 
friché par  Farel,  cultivé  par  Calvin  et  arrosé  des  sueurs  des 
réfugiés.  La  funeste  semence  germa,  et  un  jour  la  ville  ortho- 
doxe   se    réveilla    arienne.  Une   fois   sur  cette  pente  elle  la 
descendit  rapidement.  Le  pélagianisme,  le  rationalisme,  l'uni- 
tairianisme,  vinrent  tour  à  tour  la  ravager  comme  des  sau- 
terelles. Ce   fut  au  milieu  de  l'abandon  des   croyances   du 
xvi^  siècle  que  le  doute,  dans  la  personne  de  Rousseau,  vint 
continuer  l'œuvre  de  destruction  ;  celui-ci  à  son  tour  ouvrit 
les  portes  de  la  ville  sainte  à  Loyola,  qui  y  a  planté  ses  tentes, 
et  qui  aujourd'hui  tend  fraternellement  la  main  à  Voltaire, 
pour  lui  demander  de  l'aider  à  rendre  au  pape  la  ville  que 
Farel  lui  prit  en  i536.  » 

Non,  Genève  n'est  plus  la  ville  de  Calvin  ;  mais  Loyola,  — 
puisque  par  ce  nom  l'on  désigne,  je  ne  sais  trop  pourquoi,  les 
dignes  successeurs  de  M.  Vuarin,  —  Loyola  n'a  pas  besoin 
de  tendre  la  main  à  Voltaire  pour  faire  reconiiaitre  à  un 
peuple  instruit  par  une  longue  et  triste  expérience  que,  hors 
de  l'Église  catholique  il  n'y  a  pas  de  véritable  foi  en  Jésus- 
Christ,  ni  par  conséquent  de  salut.  Ne  faut-il  pas  que,  tou- 
jours et  partout,  éclate  la  vérité  de  cette  parole  .:  Qui  n  est  pas 
avec  moi  est  contre  moi^  et  qui  n  amasse  pas  avec  moi  dissipe  ? 

Ch.  Daniel. 


DE  QUELQUES  TRAVAUX  RÉCENTS 


SUR   LA 


PHILOSOPHIE  DE  SAINT  AUGUSTIN 


Le  Génie  philosophique  et  littéraire  de  saint  Augustin^  par  M.  A.  Théry,  recteur 
de  l'Académie  de  Caen,  1  vol.  in-S",  Paris,  1861,  Dezobry.  —  Etudes  sur  saint 
Augustin  :  son  génie,  son  dme^  sa  philosophie,  par  M.  l'abbé  Flottes,  1  vol. 
in-8°,  Montpellier,  1861,  Séguin  ;  Paris,  Durand. 

Plus  que  tous  les  autres  philosophes  de  l'antiquité,  Platon 
a  eu  de  sublimes  intuitions  de  la  vérité.  Ses  théories  méta- 
physiques et  morales  resplendissent  çà  et  là  de  beautés  in- 
comparables. Rien  n'égale  la  richesse  et  la  somptueuse  ma- 
gnificence de  ces  poétiques  allégories  dont  il  a  revêtu  ses 
conceptions  philosophiques.  Sa  doctrine  offre  même  de  réelles 
affinités  avec  le  cliristianisme,  et  l'on  serait  tenté  de  croire 
que,  comme  les  patriarches  hébreux,  dont  les  traditions  ne 
lui  furent  pas  sans  doute  inconnues,  il  a  salué  de  loin  l'au- 
rore de  la  révélation  future. 

Mais  d'un  autre  côté,  dans  cette  magnifique  philosophie, dans 
cette  «  préface  humaine  de  l'Evangile  »,  combien  de  lacunes, 
combien  de  défaillances,  de  rêves  insensés,  disons  même,  de 
hontes  qui  humilient  la  raison!  Il  semble  que  les  ailes  du  génie 
n'élèvent  si  haut  le  vol  du  philosophe  que  pour  l'égarer  en- 
suite dans  les  plus  absurdes  chimères  et  pour  le  laisser  parfois 
tomber  dans  la  boue. 

En  présence  de  ces  aberrations  et  de  ces  chutes  de  la  plus 
belle  intelligence  peut-être  qui  fut  jamais,  il  est  impossible 


7f)8  LA  PHILOSOPHIE  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

à  une  âme  chrétienne  de  se  défendre  d'un  sentiment  de  pitié 
et  de  regret.  Que  n'a-t-il  été  donné  à  Platon  de  contempler 
cette  plénitude  de  lumière  qu'il  avait  comme  pressentie  ? 
que  n'a-t-il  entendu  le  Maître  qui  a  les  paroles  de  la  vie 
éternelle?  L'imagination  aime  à  se  représenter  le  disciple  de 
Socrate  passant  à  l'école  de  Jésus-Christ,  et  là,  dans  la  splen- 
deur du  christianisme,  on  le  voit  se  transformer  tout  entier  ; 
ses  erreurs  se  dissipent,  son  cœur  se  purifie,  le  côté  obscur 
et  ténébreux  de  son  intelligence  s'illumine  de  vives  clartés  ; 
sa  philosophie  devient  la  sagesse  véritable,  la  sagesse  com- 
plète, et  cet  homme  nouveau,  cet  homme  transfiguré,  il  est 
vraiment  digne  qu'on  le  nomme  le  divin  Platon. 

Hélas  1  ce  n'est  là  qu'un  rêve.  Et  pourtant  ce  rêve  ne  nous 
apparaît-il  pas  connue  une  réalité  lorsqu'on  vient  à  rappro- 
cher du  Platon  antique  celui  qu'on  a  appelé  le  Platon  chré- 
tien, saint  Augustin?  On  dirait  que  c'est  le  même  homme 
qui,  par  une  métamorphose  merveilleuse,  a  passé  de  son  état 
d'ébauche  à  son  état  de  perfection.  Saint  Augustin  ,  c'est 
bien  le  Platon  idéal  que  l'imagination  a  conçu;  c'est  le  sage 
d'Athènes  avec  son  génie,  ses  spéculations  sublimes  ;  avec 
moins  d'initiative  créatrice  et  d'éclat  de  poésie  peut-être, 
mais  aussi  affranchi  de  ses  contradictions  et  de  ses  mensonges, 
purifié  de  toutes  ses  souillures,  enrichi  de  vérités  nouvelles 
et  littéralement  transformé,  transfiguré. 

Tout  le  monde  a  admiré  une  scène  de  la  vie  de  saint 
Augustin  tracée  par  le  pinceau  d'Ary  Scheffer  et  habilement 
reproduite  par  la  gravure.  Il  y  a  dans  ce  tableau  un  magni- 
fique symbole.  Cette  femme  assise  près  d'Augustin,  les  mains 
dans  ses  mains,  dirigeant  son  regard  vers  le  ciel  et  l'entrete- 
nant des  mystères  qu'elle  entrevoit  dans  le  ravissement  de 
l'extase,  c'est  sans  doute,  dans  la  pensée  du  peintre,  Monique, 
la  mère  d'Augustin  selon  la  chair  ;  mais  n'est-il  pas  permis 
d'y  voir  aussi  sa  seconde  mère,  l'Eglise  catholique  qui,  par 
ses  divins  enseignements,  élève  son  intelligence,  gouverne  sa 
raison  et  le  fixe  pour  jaiiiais  dans  la  possession  tranquille  de 
la  vérité,  parce  qu'elle  l'attache  pour  toujours  à  Dieu? 

En  embrassant  le  christianisme,   Augustin  ne  répudia  pas 


DE  LA  PHILOSOPHIE  DE  SAINT  AUGUSTIN.  769 

les  doctrines  |)latoniciennes  qui  l'avaient  séduit  dans  sa  jeu- 
nesse; il  continua  de  les  suivre  en  tout  ce  qui  ne  s'opposait 
pas  à  la  vérité  révélée  ;  la  science  surnaturelle  et  la  science 
rationnelle  s'unirent  étroitement  dans  son  esprit,  mais  il  ne 
les  confondit  jamais.  Il  professa  même  le  plus  grand  zèle 
pour  la  philosophie,  ou,  comme  il  l'appelle,  la  sagesse 
humaine,  et  durant  les  premières  années  qui  suivirent  sa 
conversion,  à  Cassiciacum ,  à  Tagaste,  ce  fut  là,  avec  les 
lettres  sacrées,  le  sujet  ordinaire  de  ses  méditations  et  de  ses 
doctes  conversations  avec  ses  amis  :  Haie  investigandce 
inservire  proposiu.,  nous  dit-il  lui-même.  Aussi  presqiie  tous 
ses  ouvrages  datés  de  cette  époque  sont-ils  consacrés  aux 
problèmes  philosophiques.  Plus  tard  des  devoirs  nouveaux 
vinrent  donner  une  autre  direction  à  sa  pensée.  Evêque  et 
champion  de  l'orthodoxie,  il  dut  s'attacher  par-dessus  tout 
à  exposer  la  doctrine  catholique  et  à  la  défendre  contre  les 
attaques  de  l'hérésie.  Néanmoins,  le  philosophe,  le  platoni- 
cien, se  retrouve  encore  fréquemment  dans  les  écrits  de  toute 
nature  qu'il  composa  pendant  cette  nouvelle  période  de 
sa  vie.  La  Cité  de  Dieu,  en  particulier,  son  chef-d'œuvre, 
porte  partout  cette  empreinte.  Qu'on  ouvre  presque  au 
hasard  ses  commentaires  sur  l'Ecriture  sainte,  ses  livres 
de  controverse  dogmatique,  ses  lettres,  et  jusqu'à  ses  plus 
simples  homélies,  on  sera  surpris  d'y  découvrir  une  variété 
prodigieuse  d'apeirus,  de  réflexions,  quelquefois  de  sim- 
ples pensées  philosophiques  jetées  en  passant,  mais  quelles 
pensées  ! 

Le  génie  d'Augustin  a  touché  à  presque  tous  les  problèmes 
qui  sont  du  domaine  de  la  spéculation  rationnelle,  et  partout 
il  a  fait  preuve  d'une  pénétration,  d'une  puissance  de  con- 
ception qui  l'ont  fait  regarder  à  bon  droit  comme  un  des 
plus  grands  maîtres  de  l'esprit  humain.  On  |)eut,  dit  fort  bien 
M.  l'abbé  Flottes,  on  peut  affirmer,  sans  dépasser  les  limites 
du  vrai,  qu'il  n'v  a  point  de  grande  question  philosophique 
à  laquelle  il  n'ait  donné  ou  préparé  une  solution.  On  coiniaît 
les  paroles  de  Fénelon  :  «  Si  on  rassemblait  tous  les  morceaux 

épars  dans  les   ouvrages  de  saint  Augustin,   on  y  trouverait 
1'  49 


770  DE  LA  PHILOSOPHIE  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

pins  de  métaphysique  que  dans  ces  deux  philosophes  (So- 
crate  et  Descartes)  ' . 

Cette  appréciation  de  l'archevêque  de  Cambrai  a  déterminé 
M.  l'abbé  Flottes  à  faire  un  corps  de  tous  les  fragments  dis- 
persés dans  les  écrits  du  grand  évêque  d'Hippone.  Assuré- 
ment c'est  là  une  pensée  à  laquelle  tous  les  amis  de  la  vraie 
science  s'empresseront  d'applaudir,  et,  pour  notre  part, 
nous  en  félicitons  sincèrement  l'ancien  professeur  de  philoso- 
phie delà  Faculté  de  Montpellier.  La  restauration  de  l'œuvre 
philosophique  de  samt  Augustin,  accomplie  avec  toute  la 
perfection  désirable,  serait  un  service  capital  rendu  à  la 
science.  Au  point  de  vue  des  besoins  de  notre  époque,  un  tel 
travail  offre  surtout  un  caractère  tout  spécial  d'opportunité  et 
d'utilité.  Il  est  digne  de  remarque,  en  effet,  que  saint  Augustin 
représente  au  plus  haut  degré  les  tendances  les  plus  opposées 
aux  tendances  sceptiques  et  matérialistes  de  notre  siècle.  Nulle 
part  on  ne  rencontrera  une  conviction  plus  énergique,  uneplus 
grande  sérénité  dans  la  certitude,  un  spiritualisme  plus  pur  et 
plus  élevé.  La  philosophie  du  saint  docteur  est  d'autant  plus 
propre  à  raffermir,  à  puiifier  les  esprits,  qu'elle  les  attache  à 
la  vérité  par  la  force  même  qui  d'ordinaire  les  en  éloigne. 
Cette  force,  c'est  le  cœur.  Personne  n'a  trouvé  comme  saint  Au- 
gustin le  secret  de  s'en  emparer  et  de  le  conquérir  au  bien. 
On  sent  dans  tous  ses  écrits  l'amour  enthousiaste  et  passionné 
de  tout  ce  qui  est  beau  et  de  tout  ce  qui  est  grand.  Chacune 
de  ses  paroles  respire  une  émotion  chaleureuse,  sympathique 
et  communicative,  qui  devient  une  puissance  d'attraction 
irrésistible.  Aucune  influence  ne  saurait  donc  être  plus  salu- 
taire que  celle  d'Augustin  ;  aucune  philosophie  n'est  plus 
capable  de  vivifier  les  âmes  à  son  contact  régénérateur. 

Il  n'y  a  pas  jusqu'à  l'histoire  des  premières  années  de  sa 
vie  qui  ne  réponde  merveilleusement  aux  besoins,  aux  aspi- 
rations de  la  génération  contemporaine.  Combien  d'hommes 
reconnaîtront  leur  propre  état  d'âme  dans  ces  incertitudes, 
ces  égarements,  ces  luttes  intérieures  qui  le  tourmentèrent  si 

'  Etudes  sur  S.  Augustin,  p.  vu. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  DE  SAINT  AUGUSTIN.  774 

longtemps!  Sa  situation  est  la  leur;  il  leur  parle  leur  propre 
langage,  et  son  exemple  ne  peut  que  les  déterminer  à  chercher 
leur  guérison  là  où  il  a  trouvé  la  sienne 

M.   l'abbé  Flottes  a  donc  pensé,  et  avec  raison,  qu'avant 
d'étudier  le  philosophe  il  fallait  d'abord  connaître  l'homme. 
Voilà  pourquoi  il  a  placé  en  tête  de  son  livre  une  sorte  de 
biogmpliic  psychologique^  comme  il    s'exprime.   «    Ses    élé- 
ments, ce  sont  les  faits  qui  révèlent  la  nature  physique,  in- 
tellectuelle, morale  de  saint  Augustin,  et  les  circonstances  au 
milieu  desquelles  elle  s'est  développée'.   »  Il  est  une  de  ces 
circonstances  que  le  savant   auteur  devait  surtout  tenir   à 
mettre  dans  son  vrai  jour,  d'autant  qu'elle  a  été  singulière- 
ment défigurée  par  un  écrivain  à  lui  parfaitement  connu. 
M.  Saisset,  son  ancien  élève  à  Montpellier  et  aujourd'hui  l'un 
des  principaux  représentants  du  rationalisme  français,  a  cru 
voir  dans  saint  Augustin  un  exemple  de  la  vertu  efficace  de 
la  philosophie  séparée.  Le  grand  docteur  chrétien  aurait  été, 
selon  lui,  un  converti  Aç^'i  livres  des  platoniciens.  «  L'honneur 
d'avoir  délivré  Augustin   de  toutes  ces  mauvaises  doctrines 
qui  se  disputaient  sa  raison...,  de  l'avoir  arraché  aux  choses 
de  la  chair  pour  le  rendre  à  lui-même  et  faire  briller  aux  yeux 
de  son  âme  affranchie  et  purifiée  la  lumière  intérieure  de  la 
vérité,  l'honneur  de  cette  révolution  mémorable  appartient  à 
la  philosophie  de  Platon".   »  Telles  sont  les  affirmations  de 
M.   Saisset,  et   il   prétend  les  démontrer  par  le  témoignage 
même  de  saint  Augustin.    Or,  comme  le  montre  fort   bien 
M.  l'abbé  Flottes,  saint  Augustin  n'attribue  pas  exclusivement 
aux  livres  platoniciens  l'honneur  de  sa  guérison.  «  Après  cette 
lecture,  il  ne  dit  point  que  son  âme  fut  affranchie  et  purifiée; 
il  avoue  au  contraire  qu'il  était  enflé  de  sa  vaine  science  et 
plein   de   son    propre   châtiment  \        Sans    doute   ces    livres 
exercèrent  luie  action   relativement  salutaire  sur  son  esprit 
égaré;  mais  delà  à  la  révolution  radicale  dont  on  parie,  il  y  a 

'   Etudes  sur  S.  Augustin,  p.  vu. 

-  Introduction  à  la  Cité  de  Dieu  de  5.  August.,  par  M.  Saisset. 
^  Etudes  sur  S.  August.,  p.  68.  —  M.  Flottes,  par  dëlicatesso  saas  doute,  n'a 
pas  désigné  l'écrivain  qu'il  a  réfuté  dans  ces  pages. 


772  DE  LA  PHILOSOPHIE  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

fort  loin.  La  philosophie  avait  si  peu  étouffé  ses  passions 
honteuses,  que,  au  moment  de  sa  conversion  définitive,  il  eut 
à  en  subir  les  assauts  les  plus  furieux.  Il  restait  encore  livré  à 
une  profonde  anarchie  intérieure,  son  âme  était  «  évanouie 
dans  la  multiplicité  ;  »  ce  fut  la  grâce  divine  seule  qui,  pour  me 
servir  de  son  langage  énergique,  rassembla  les  tronçons  épars 
de  son  être  pour  y  rétablir  l'unité,  l'ordre  et  l'harmonie,  en 
soumettant  le  corps  à  la  raison  et  la  raison  à  la  foi  \ 

M.  Flottes  a  relevé  bien  d'autres  appréciations  ou  de  juge- 
ments erronés  relatifs  à  la  vie  ou  à  la  doctrine  de  saint  Augus- 
tin. Il  montre  dans  une  argumentation  péremptoire  que  le 
saint  docteur  n'a  nullement  méconnu  la  puissance  du  libre 
arbitre,  même  dans  l'homme  déchu.  Notre  auteur  cite  ses 
paroles  expresses  et  formelles  à  cet  égard,  explique  ses  pas- 
sages obscurs  et  réduit  à  leur  juste  valeur  les  fausses  interpré- 
tations données  à  certains  textes  par  quelques  écrivains  con- 
temporains, et  notamment  par  M.  Ernest  Bersot  et  M.  Charma^. 

M.  Flottes  rectifie  également  les  jugements  portés  par 
Ritter  sur  différents  points  de  la  philosophie  d'Augustin. 
Nous  regrettons  pourtant  qu'en  faisant  de  nombreux  em- 
prunts au  célèbre  rationaliste  allemand,  il  n'ait  pas  soumis  à 
uu  contrôle  plus  sévère  les  analyses  et  les  critiques  souvent 
inexactes  de  ce  dernier^.  Peut-être  aussi  notre  auteur  eùt-il 
bien  fait  de  relever  en  passant  un  grand  nombre  d'assertions 
étranges  du  Dictionnaire  des  sciences  philosophiques ^  à  l'ar- 
ticle Saint  Augustin.  A  moins  toutefois  qu'on  ne  juge  indignes 
de  toute  réfutation  sérieuse  des  appréciations  telles  que 
celles-ci  :  La  Cité  de  Dieu  «  ne  remplit  nullement  l'attente  de 
ceux  qu'attire  naturellement  un  titre  si  magnifique;  »  on  y 
trouve  «  quelques  aperçus  très-faibles  sur  le  -gouvernement 


*  lit  tu  dulcescas  mihi,  dulcedo  non  fallax,  dulcedo  felix  et  secura,  et  colligens 
me  a  dispersione,  in  qua  frustatim  discissus  sum  :  dum  ab  uno  te  aversus  in 
mulla  evanui.  (Conless.  H,  1.)  — 11  y  aurait  toute  une  belle  théorie  à  faire  sur 
ces  magnifiques  paroles. 

*  Études  sur  S.  Auy.,  p.  471  etsuiv. 

*  Ritler  est  toujours  cité  d'après  la  traduction  de  IM.  Trullard,  qui  est  générale- 
mont  défectueuse  et  parfois  parfaitement  inintelligible. 


DE  LA  rillU>SOPlllE  DE  SAINT  AUGUSTIN.  773 

temporel  de  la  Providence,  et  sur  les  cotés  défectueux  de  la 
religion  et  de  la  politique  des  Romains,  etc.  '.  » 

Du  reste,  on  comprend  que  M.  l'abbé  Flottes  n'ait  pu  songer 
à  passer  en  revue  toutes  les  errein's  auxquelles  les  doctrines 
du  grand  évèque  ont  donné  lieu.  Nous  pensons  d'ailleurs 
qu'il  n'a  point  visé  à  faire  un  ouvrage  complet.  C'est  ce  qui 
explique  un  certain  nombre  de  lacunes  qu'il  semble  avoir 
lui-même  reconnues  en  avouant  qu'il  n'a  pas  exposé  «  toutes 
les  richesses  delà  philosophie  de  saint  Augustin.  »  En  effet, 
quelques  points  importants  de  sa  doctrine  sont  très-légère- 
ment effleurés  ou  presque  entièrement  passés  sous  silence. 
Ainsi  c'est  à  peine  si  quelques  lignes  sont  consacrées  à  l'expo- 
sition de  sa  théorie  des  idées.  Nous  avons  vainement  cherché 
ses  aperçus  sur  le  Beau  et  sur  les  deux  dogmes  fondamentaux 
de  la  création  et  de  la  Providence  :  omission  d'autant  plus 
siu'prenante  que  saint  Augustin  a  jeté  sur  toutes  ces  questions 
les  plus  vives  lumières.  Ses  idées  esthétiques,  par  exemple,  sans 
être  toujours  bien  originales  (plus  d'une  fois  il  a  reproduit 
Platon  et  les  néoplatoniciens),  n'en  sont  pas  moins  très- 
remarquables  et  dignes  d'une  sérieuse  étude  ;  plusieurs  de 
ses  formules  f-esteront  comme  définitives.  Ses  explications  de 
la  création  offrent  un  ensemble  de  doctrine  à  peu  près 
complet,  et  toujours  de  la  plus  rigoureuse  exactitude".  Enfin 
il  est  à  regretter  que  notre  auteur  ait  négligé  de  recueillir  les 
pensées  et  les  vues  de  saint  Augustin  sur  la  puissance  de  la 
raison,  sur  sa  faiblesse,  sur  l'insuffisance  de  la  philosophie 
humaine  et  ses  rapports  avec  l'ordre  surnaturel.  Chacun  le 
sait,  cesont  là  les  questions  capitales  de  notre  siècle,  parce  que 
leur  solution  comprend  celle  de  tous  les  autres  problèmes. 
Or  ici  encore  l'évéque  d'IIippone  a  parlé  avec  toute  l'autorité 
du  génie  et  de  l'expérience,  et  les  arguments  qu'il   emploie 


*  Dictionn.  des  se.  phll.,  t.  1.  p.  2G0. 

'  M.  Saissel  est  tombé  dans  I\'rreur  lorsciti'il  a  dit  (jue  saint  Aiiizuslin  semble  in- 
cliner à  croire  le  inonde  d'une  durée  infinie.  [Essai  de  philos,  relig.,  1859,  p.  216, 
note.)  Un  de  nos  cuUaborateurs  a  lait  bonne  justice,  ici  même,  de  cette  allégation 
et  <Je  l'inlerprélation  erronée  sur  laquelle  elle  s'appuie.  [Eludes,  1861,  p.  234  ot 
suiv.) 


774  DE  LA  PHILOSOPHIE  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

contre  les  philosophes  païens  conservent  toujours  leur  actualité 
et  leur  valeur  contre  les  rationalistes  de  nos  jours,  qui 
s'obstinent  à  repousser  tout  enseignement  révélé. 

Pour  ce  qui  est  de  l'ordre  et  de  la  méthode  adoptés  par 
M.  l'abbé  Flottes,  nous  aurions  aussi  quelques  observations 
critiques  à  lui  soumettre.  Assurément  la  distribution  générale 
des  matières  est  excellente  et  les  grandes  lignes  de  la  philoso- 
phie augustinienne  sont  nettement  dessinées.  Mais  il  nous 
a  semblé  que  certains  détails,  certaines  pensées,  se  trouvent 
entassés  et  juxtaposés  d'une  manière  assez  arbitraire.  L'au- 
teur a  transcrit  à  la  suite  les  uns  des  autres  des  passages  dont 
on  ne  voit  pas  toujours  l'homogénéité  ni  le  lien  de  cohésion. 
Le  lecteur  a  beaucoup  de  peine  à  renouer  dans  son  esprit  la 
trame  qui  unit  ces  différents  fragments,  à  saisir  ou  à  deviner 
les  intermédiaires.  Le  livre  porte  trop  la  ressemblance  d'un 
simple  recueil  de  pensées.  A  cette  méthode  de  juxtaposition 
nous  eussions  préféré  celle  d'une  exposition  raisonnée  et 
systématique,  par  exemple,  comme  celle  que  Ritter  a  géné- 
ralement suivie.  Cette  marche  eût  évité  au  lecteur  une  cer- 
taine fatigue,  et  lui  aurait  permis  d'embrasser  avec  plus  de 
sûreté  et  de  facilité  l'ensemble  de  la  doctrine  du  maître.  Elle 
aurait  peut-être  engagé  l'auteur  lui-même  à  glisser  plus  rapi- 
dement qu'il  ne  l'a  fait  sur  certains  points  accessoires  et  de 
peu  d'importance,  pour  s'arrêter  davantage  aux  sommets,  aux 
idées  génératrices,  aux  questions  vraiment  vivantes  et  ac- 
tuelles. 

Nous  avons  cru  voir  quelques  autres  défauts  dans  l'ouvrage 
dont  nous  parlons.  Ainsi  en  général  les  appréciations  cri- 
tiques n'ont  pas  un  cachet  assez  personnel,  l'auteur  se  bor- 
nant d'ordinaire  à  citer  les  appréciations  des  arutres  écrivains. 
Quant  aux  jugements  que  l'auteur  porte  en  son  propre  nom, 
il  en  est  qui  sont  plus  ou  moins  discutables  et  d'autres  que 
nous  ne  saurions  partager  * .    Mais  ces  réserves  faites,  nous 


*  M.  l'abbé  Flottes  s'élève  contre  la  doctrine  de  saint  Augustin  sur  la  liberté 
de  conscience,  p.  539  et  suiv.  C'est  unequestion  inBniment  complexe,  que  nous  ne 
pouvons  aborder  ici.  Disons  seulement  que  notre  auteur  n'a  pas  fait  certaines  dis- 


DE  LA  PHILOSOPIIIK  DE  SAINT  AUGUSTIN.  775 

n'avons  que  dos  éloges  à  accorder  au  livre  de  M.  Flottes. 
Son  travail  n'est  pas  seulement  du  meilleur  exemple;  il  est 
vraiment  méritoire,  et  il  rendra  des  services  réels  en  fournis- 
sant des  matériaux  très-précieux  pour  fiure  connaître  la 
philosophie  de  saint  Augustin. 

Nous  n'hésiterons  pas  à  porter  le  même  jugement  favo- 
rable sur  le  livre  de  M.  Théry,  lequel  du  reste  offre  plus 
d'un  point  de  contact  avec  celui  de  M.  l'abbé  Flottes.  Comme 
ce  dernier,  l'honorable  recteur  de  l'Académie  de  Caen  com- 
mence par  une  notice  biographique  sur  la  vie  de  saint  Au- 
gustin. Puis  il  expose  quelques  courtes  notions  de  sa  théo- 
dicée  et  de  sa  psychologie,  et,  dans  une  troisième  partie,  il 
étudie  son  esthétique,  ou  plutôt  ses  théories  littéraires.  Enfin, 
pour  donner  à  son  livre  une  plus  grande  utilité  pratique,  il 
entre  dans  quelques  applications  contemporaines. 

Cet  écrit  de  M.  Théry,  aussi  bien  que  les  autres  publica- 
tions qui  ont  si  avantageusement  fait  connaître  son  nom,  est 
surtout  remarquable  par  son  mérite  littéraire.  Il  y  a,  en  par- 
ticulier, dans  ses  applications  contemporaines,  un  grand 
nombre  de  belles  et  généreuses  pages  où  il  venge  éloquem- 
ment  le  spiritualisme  et  l'idéal  contre  les  doctrines  brutales 
du  positii'isffie  et  du  réalisme.  L'auteur  fait  jiartout  preuve 
d'un  goiit  fin  et  délicat.  Son  style  est  du  plus  pur  atticisme, 
et,  ce  qui  vaut  bien  mieux  encore,  l'esprit  dont  il  est  animé 
est  toujours  ])rofondément  chrétien. 

Malheureusement  l'estimable  auteur  n'a  pas  donné  un  déve- 
loppement suffisant  à  l'exposé  des  doctrines  philosophiques 
de  saint  Augustin.  Il  est  vrai,  cet  exposé  est  méthodique, 
sage,  et,  en  général,  les  observations  critiques  qui  l'accom- 
pagnent sont  fort  judicieuses'.  Mais,  encore  une  fois,  il  est 
trop  incomplet  et  trop  superficiel  pour  que  nous  ayons  à 
nous  v  arrêter. 

Au  surplus,  ni  ce  livre,  ni  le  précédent,  ne  seront  le  dernier 

tinctions  capitales  qu'il  ne  faut  jamais  perdre  de  vue  quand  on  traite  celte  matière. 
Voir  l'ouvrage  récent  de  iMgr  do  Kelleler. 

*  Nous  sommes  surpris  que  M.  Théry  ait  appelé  la  phito-:ophi(  d'Aristole  ma- 
térialiste, p.  337.  Ce  grand  pluloso|»hcna  certes  pas  mérité  celle  injure. 


776  DE  LA  PHILOSOPHIE  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

mot  de  notre  siècle  sur  la  philosophie  du  saint  docteur. 
M.  Flottes  et  M.  Théry  ont  ouvert  la  voie  :  de  nouveaux  ex- 
plorateurs ne  manqueront  pas  de  s'y  engager  à  leur  suite. 
On  sait  que  l'Académie  des  sciences  morales  et  politiques 
a  proposé  pour  l'année  1S64  le  sujet  de  prix  suivant  : 
La  philosophie  de  saint  Augustin,  ses  sources,  son  caracteie, 
ses  mérites  et  ses  défauts,  son  influence,  et  particulièrement 
au  xvii"  siècle.  Nul  doute  que  les  hommes  qui  ont  le  feu 
sacré  ne  s'empressent  de  répondre  à  cet  appel,  et  nous  espé- 
rons bien  que  le  concours  verra  paraître  des  travaux  vraiment 
dignes  du  sujet. 

Cependant  il  ne  faut  pas  se  dissimuler  les  difficultés  de 
l'entreprise.  Le  programme  est  fort  vaste,  et  ce  n'est  certes  ni 
une  science  ni  un  talent  vulgaire  qui  satisferont  à  toutes  ses 
conditions.  On  n'a  pas  sitôt  fait  le  tour  d'un  génie  aussi  large 
et  aussifécond  que  saint  Augustin.  Sans  aller  jusqu'à  soutenir, 
avec  un  excellent  esprit  dont  nous  entendions  naguère  les 
paroles,  que  l'étude  de  sa  philosophie  était  un  travail  de 
dix  années,  on  peut  affirmer  que  de  très-longues  investiga- 
tions sont  nécessaires  pour  l'embrasser  dans  une  puissante 
étreinte,  pour  en  ranger  les  différentes  parties  dans  une  syn- 
thèse largement  compréhensive.  Cette  philosophie  est  en 
quelque  sorte  éparpillée  dans  une  multitude  d'ouvrages  qui 
se  complètent  et  se  corrigent  les  uns  les  autres.  Pour  relever 
le  monument  tout  entier,  il  ne  faudrait  pas  se  borner  à  dé- 
gager les  lignes  principales  ;  il  serait  à  souhaiter  qu'on  ne  né- 
gligeât pas  un  grand  nombre  de  pensées  isolées,  pierres  ma- 
gnifiques, mais  dont  quelques  nervures  à  peine  indiquent  la 
place  et  le  rôle  dans  l'ordonnance  de  l'édifice.  Outre  que 
saint  Augustin  n'a  pas  classé  sa  doctrine  dans  un  ordre 
méthodique,  il  s'en  faut  bien  que  sa  pensée,  bien  qu'ordi- 
nairement nette  et  claire,  soit  toujours  très-aisée  à  saisir. 
Tout  langage  est  imparfait  et  trahit  plus  ou  moins  l'idée.  La 
langue  de  la  précision  par  excellence,  celle  de  la  scolastique, 
ii'est  pas  elle-même  exempte  de  quelques  équivoques.  A  plus 
iorie  raison  est-on  exposé  à  en  trouver  chez  saint  Augustin, 
qui  avait  en  quelque  sorte  à  créer  une  terminologie  métaphy- 


DE  LA  rillLOSOPHlE  DE  SAINT  AUGUSTIN.  777 

siqne  que  la  langue  latine  ne  connaissait  pas  encore.  L'usage 
des  métaphores,  des  expressions  figurées,  lui  est  habituel. 
Quelquefois  il  tombe  dans  des  exagérations.  Son  esprit  a  subi 
certaines  oscillations,  certaines  variations  même  qu'il  n'a  pas 
toujours  consignées  dans  ses  Bètractations .  A  ne  considérer 
que  tel  ou  tel  passage  de  ses  écrit  pris  à  part,  on  peut  fort 
bien  y  trouver  tout  juste  le  contre-pied  de  sa  doctrine  véritable. 
Joignez  à  cela  que  ses  aperçus  philosophiques  sont  fréquem- 
ment liés  d'une  manière  indissoluble  avec  des  questions  d'un 
ordre  différent.  On  risquerait  beaucoup  de  les  mal  com- 
prendre et  de  les  apprécier  faussement,  si  on  ne  se  rend 
bien  compte  du  point  de  vue  auquel  il  se  place  et  si  on  ne 
possède  une  connaissance  exacte  de  sa  théologie,  des  erreurs 
nombreuses  qu'il  avait  à  combattre,  des  controverses  de  toute 
nature  dans  lesquelles  il  eut  à  intervenir,  et,  en  général,  des 
points  les  plus  difficiles  de  la  théologie  catholique  et  des 
saintes  Écritures  '. 

Voilà  jour  la  philosophie  de  saint  Augustin  prise  en  elle- 
même.  Il  va  sans  dire  que,  })our  juger  cette  philosophie,  ses 
défauts  aussi  bien  que  ses  mérites,  la  première  condition  est 
de  posséder  un  critérium  solide  et  vrai,  car  tant  vaut  le  cri- 
térium, tant  vaut  la  critique.  Or  nous  craignons  bien  que 
cette  condition-là  ne  manque  plus  ou  moins  à  plusieurs,  aux 
rationalistes  d'abord,  aux  esprits  systématiques  ensuite. 

Quant  aux  sources  auxquelles  saint  Augustin  a  puisé,  nous 
ne  pensons  pas  qu'il  suffise  d'indiquer  Platon,  Porphyre  et 


'  Voici, 'entre  mille  autres  que  l'on  pourrait  citer,  un  petit  exemple  assez 
piquant  qui  montre  qu'il  no  sutlit  pas  d'èlre  homme  d'esprit  pour  parler  sans  in- 
coiivôuient  des  doctrines  de  saint  Augustin.  M.  Saint-Ronc  Tailhuulier  publiait,  il 
y  a  quelques  mois,  dans  la  Revue  des  Deux-Mondes,  un  compte  rendu  trés-llatteur 
de  l'ouvrage  de  M.  l'abhé  Flottes.  Venant  à  discuter  le  sens  donné  par  saint 
Augustin  au  fameux  texte  de  saint  Luc  :  Compelle  inlrare,  1  honorable  professeur 
insinue  fort  gravement  que  ces  mots  pourraient  bien  avoir  une  autre  signification 
dans  le  texte  grec  et  dans  le  texte  hébreu  (sic).  —  Notez  bien  que  le  texte  grec 
semble  plus  expressif  encore  que  celui  de  la  Vulgate.  i^ur  ce  qui  est  du  texte 
hébreu,  le  malheur  est  qu'il  n'existe  pas  :  personne  n'ignore  que  saint  Luc  a  écrit 
son  Évangile  en  grec.  —  Notez  encore  que  M.  Saint-Itené  Taillandier  est  un  des 
théologiens  de  la  Revue  des  Deux-Mondes^  et  qu'il  s'est  plus  d'une  fois  prononcé 
sur  de  graves  questions  d'exégèse. 


778  DE  LA  PHILOSOPHIE  DE  SAINT  AUGUSTIN. 

Plotin.  Aristole  et  d'autres  philosophes  encore  ne  furent  pas 
du  tout  étrangers  à  ce  génie,  beaucoup  phis  érudit  que  ne  l'ont 
cru  certains  philosophes  modernes.  Mais  surtout  il  est  es- 
sentiel de  remarquer  que  ce  sont  les  livres  saints  et  la  tradition 
chrétienne  qui  ont  appris  à  Augustin  une  foule  de  vérités 
demeurées  inconnues,  ou  du  moins  douteuses,  pour  les  plus 
grands  génies  de  l'antiquité.  Reste  à  déterminer  dans  quelle 
proportion  et  d'après  quels  principes  ces  éléments  de  prove- 
nance diverse  se  sont  combinés  dans  la  philosophie  d'Au- 
gustin. 

Enfin  l'influence  du  saint  docteur  sur  le  mouvement  philo- 
sophique du  xvn^  siècle,  c'est  toute  une  immense  question  à 
éclaircir  :  nous  disons  à  éclaircir,  car  il  existe  à  ce  sujet  cer- 
tains préjugés,  certaines  opinions  accréditées  qui  demandent 
une  révision  sérieuse.  En  tout  cas,  on  devra  reconnaître  que 
Descartes  et  surtout  Malebranche  ont  à  bien  des  égards  outre- 
passé et  parfois  altéré  les  doctrines  de  saint  Augustin.  On  ne 
doit  pas  oublier  que  le  xvn*"  siècle  n'est  pas  le  seul  où  l'em- 
preinte de  ce  grand  génie  soit  restée  profondément  gravée. 
On  peut  suivre  la  trace  de  son  influence  à  travers  toutes  les 
époques  qui  ont  suivi  la  sienne.  Claudien  Mamert,  l'école  de 
Corbie,  saint  Anselme,  semblent  se  rattacher  plus  directement 
à  lui.  La  grande  philosophie  scolastique  tout  entière,  malgré 
la  différence  de  la  méthode,  s'est  intimement  pénétrée  de  ses 
enseignements.  Saint  Thomas  surtout  a  fondu  ses  doctrines 
avec  les  siennes,  en  leur  donnant  une  forme  plus  exacte  etplus 
rigoureuse.  On  a  dit  :  Quidquid  a  Platone  dicitur  vivit  in  Aa- 
gustino  y  nous  dirions  volontiers  :  Quidquid  a b  Jugustino  di- 
citur définit  UT'  a  Thoma. 

P.    TOULEMONT. 


LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS 


Paris,  avec  ses  magnifiques  boulevards,  ses  Champs-Elysées 
tant  vantés  et  son  féerique  bois  de  Boulogne,  ses  salons  dorés, 
ses  palais  et  ses  théâtres  somptueux  où  se  presse  chaque  soir  un 
monde  rayonnant  deluxe  etdejoie,  Paris  est  par  excellence  la 
ville  du  plaisir,  comme  Londres  est  la  cité  marchande  avant 
toutes  les  cités.  Mais  à  coté  ou  plutôt  au  sein  même  de  ce  bril- 
lant Paris,  il  en  existe  un  autre,  hélas!  bien  différent ,  sombre, 
triste  et  morne,  plein  de  misère,  de  souffrances,  de  craintes 
et  quelquefois  de  désespoir.  Son  seul  aspect  resserre  le  cœur, 
et,  plus  encore  que  les  besoins  et  les  privations  matérielles, 
la  misère  morale  y  atteint  un  maximum  effrayant.  C'est  dans 
ce  second  Paris,  au  milieu  d'un  des  f;\ubourgs  les  plus  aban- 
donnés, qu'a  été  fondée  et  que  subsiste  la  Mission  allemande  ; 
car  les  Allemands  occupent  une  grande,  une  trop  grande 
place  dans  cette  ombre  sinistre  que  le  paupérisme  projette 
autour  de  la  grande  cité.  C'est  là  qu'en  i85i  un  jeune  homme 
ayant  entendu  dire  qu'un  prêtre  de  la  Compagnie  de  J  ésus 
s'occupait  des  pauvres  Allemands, alla  chercher  le  missionnaire. 

«  La  fiévreuse  et  bruyante  agitation  de  la  capitale,  dit-il 
lui-même  en  racontant  ce  fait,  était  bien  loin  derrière  nous, 
ici  à  l'extrémité  du  faubourg  Saint-Martin  ;  car  les  riches  et 
les  grands  personnages  viennent  rarement,  pour  ne  pas  dire 
jamais,  dans  ces  parages,  et  les  magnifiques  maisons  qui  for- 
ment le  commencement  de  la  rue  Lafayette  ont  ici  depuis 
longtemps  disj)aru.  Derrière  de  longues  murailles  s'étendent 
des  terrains  vagues  et  de  vastes  chantiers,  où  s'élèvent  çà  et 


780  LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS. 

là,  comme  de  hautes  tours,  les  énormes  approvisionnements 
des  marchands  de  bois  ;  les  noires  cheminées  d'innombrables 
fabriques  offusquent  les  yeux  par  d'épais  tourbillons  de  fumée, 
pendant  que  le  mouvement  cadencé  des  machines  fatigue 
l 'oreille  par  un  sourd  et  monotone  bourdonnement. 

«  Je  trouvai  le  P.  Chable,  —  ainsi  se  nommait  le  mission- 
naire, —  dans  une  sorte  de  masure  qui  avait  plutôt  l'air  d'un 
hangar  que  d'une  habitation.  Sa  petite  chambre,  au  rez-de- 
chaussée,  était  basse  et  nue;  un  lit,  deux  chaises  de  paille 
contre  le  mur,  et  au  milieu,  sur  une  table  grossièrement  tra- 
vaillée, quelques  rouleaux  de  dessins  et  des  plans  ;  tel  était  tout 
le  mobilier  de  la  pauvre  demeure.  Après  les  premières  paroles 
échangées,  le  missionnaire  prit  en  main  un  de  ces  plans,  et  le 
parcourant  avec  moi  :  «  Ici,  dit-il,  s'élèvera  l'église,  là  notre 
maison,  puis  les  écoles,  puis...  »  Involontairement  je  jetai  un 
regard  sur  l'appartement  pîus  que  misérable  où  l'on  me  tenait 
ce  langage,  et  par  une  étroite  fenêtre,  la  seule  de  la  chambre, 
je  considérai  les  alentours.  Le  terrain  était  inégal  et  sans  cul- 
ture, creusé  irrégulièrement  par  des  fosses  profondes,  encom- 
bré de  pierres  et  d'autres  débris  ,  et  partout  envahi  par  les 
orties  et  des  herbes  sauvages.  A  cet  aspect,  on  se  serait  cru  à 
cent  lieues  du  riche  et  brillant  Paris. 

«  J'allais  communiquer  mes  impressions  à  l'homme  de 
Dieu  ,  mais  avant  que  j'eusse  eu  le  temps  de  lui  faire  aucune 
observation,  il  avait  déroulé  une  autre  feuille;  c'était  le  plan 
de  l'église. 

«  Elle  ne  sera  ni  grande  ni  magnifique,  me  dit-il  avec  ce 
sourire  mélancolique  et  fin  qui  lui  était  propre,  mais  les 
pauvres  Allemands  pourront  au  moins  y  prier  Dieu. 

«  —  Et  tout  cela,  mon  cher  Père,  vous  voulez  le  bâtir,  le 
fonder  et  l'organiser  ?  lui  répondis-je  en  hésitant.  Les  dépenses 
seront  considérables  ! 

«  —  Les  dépenses  !  reprit-il  comme  en  plaisantant  :  l'argent, 
voulez-vous  dire?  Oui,  cela  coûtera  beaucoup  d'argent  ;  mais 
aussi  nous  sommes  riches,  très-riches. 

«  —  Riches!  m'écriai-je  étonné  ;  et  de  nouveau  je  jetai  un 
regard  autour  de  moi  sur  la  pauvre  chambre. 


LA  MISSION  ALLKMANUE  A  PARIS.  781 

«  Alors  le  Père  me  saisissant  la  main,  me  montra  au-dessus 
(le  nos  tètes  le  ciel  éclairé  par  les  derni<*rs  rayons  du  soU  il 
couchant,  et  tout  autour  de  nous  le  faubourg  hal)ité  par  tant 
de  pauvres  :  «  Voyez,  me  dit-il,  nos  richesses,  les  voici  : 
Dieu  et  la   prière  de  soixante  mille  pauvres  Allemands  !  j> 

«  Et  ce  que  le  P.  Cliable  m'avait  pour  ainsi  dire  prophé- 
tisé ce  soir-là,  il  a  su  l'accomphr  avec  un  plein  succès  et  par 
la  protection  manifeste  de  cette  Providence  en  laquelle 
^eule  il  avait  mis  ses  plus  fermes  espérances.  Il  a,  en  effet, 
fondé,  bâti,  organisé  tout  ce  dont  il  avait  développé  devant 
moi  le  plan  gigantesque  dans  son  chéiif  réduit,  et  s'il  n'a 
pu  réaliser  tout  ce  qu'il  aurait  voulu  y  ajouter  encore, 
c'est  que  la  mort  est  venue  l'enlever  au  milieu  de  sa  grande, 
de  son  accablante  tache.  Ouvrier  infatigable,  il  est  tombé 
écrasé  sous  le  poids  de  son  travail,  laissant  à  ses  frères  dans 
l'apostolat  la  charge  et  l'honneur  de  continuer,  à  la  gloire 
de  Dieu  et  de  la  sainte  Église,  l'œuvre  de  salut  qu'il  avait  si 
généreusement  commencée. 


On  compte  aujourd'hui  près  de  i4o,ooo  Allemands  à  Paris. 
Le  recensement  officiel  de  18/19  ^"  indiquait  8G,5oo;  mais  ce 
nombre  ne  comprenait  que  ceux  qui  s'étaient  fait  inscrire  à 
la  préfecture.  Or,  il  y  en  a  l)eaucoupque  cette  formalité  n'at- 
teint pas,  il  y  en  a  des  milliers  qui  négligent  de  la  remplir 
et  qui  s'adressent  simplement  à  la  mairie  de  leur  arrondis- 
sement. Plusieurs  même,  soit  ignorance  des  lois,  soit  in- 
souciance naturelle  et  oubli,  ne  font  aucune  déclaration  ; 
à  peine  arrivés,  ils  cherchent  une  place  dans  iîu  atelier  ou 
une  fabrique,  et  lorsqu'ils  ont  été  assez  heureux  pour  la 
trouver,  pourvu  (ju'ils  n'attirent  point  sur  eux  l'atlention  de 
la  police,  ils  y  vivent  inconnus,  mais  tranquilles  et  sans  être 
inquiétés.  D'autres  ont  besoin  d'échapper  aux  perquisitions 
de  l'autorité;  ce  sont  ceux  qui  ont  fui  la  patrie  allemande 
comme  déserteurs  de  l'armée  ou  parce  qu'ils  se  sont  rendus 


782  LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS. 

coupables  de  quelque  délit  civil  ou  politique,  et  il  y  en  a  qui 
réussissent  parfois  à  se  tenir  ainsi  cachés  en  quelque  sorte  au 
grand  jour  pendant  plusieurs  années. 

L'émigration  allemande,  commencée  dès  le  temps  des  Bour- 
bons, avait  déjà  attiré  l'attention  de  l'illustre  archevêque 
de  Paris,  Mgr  de  Quélen.  Son  cœur  de  pasteur  s'était  ému  à 
la  vue  des  besoins  spirituels  d'un  si  grand  nombre  de  ses 
ouailles.  Des  milliers  de  pauvres  Allemands  vivaient  au  jour  le 
jour,  entièrement  absorbés  par  les  préoccupations  de  la  vie  ma- 
térielle. Pour  eux  point  d'église,  point  d'instruction  religieuse, 
point  de  sacrements,  nulle  sanctification  du  dimanche  et  des 
fêtes  d'obligation  ;  leurs  enfants  croissaient  sans  éducation  et 
sans  mœurs;  l'incontinence  faisait  trop  souvent  de  la  jeunesse 
nécessiteuse  la  proie  facile  du  vice;  l'esprit  du  gain,  l'appât 
du  butin,  entraînaient  un  grand  nombre  d'hommes  dans  les 
mouvements  politiques  et  les  agitations  révolutionnaires  qui 
commençaient  dès  lors  à  ébranler  les  trônes  ;  les  vieillards 
mouraient  sans  être  même  connus  d'un  prêtre  qui  eût  pu  leur 
donner  les  secours  de  la  religion  au  moment  suprême.  Le  pieux 
archevêque  cherchait  un  homme  capable  de  porter  au  moins 
quelque  remède  à  tant  de  maux,  lorsqu'un  prêtre  allemand 
de  la  Prusse  rhénane  s'offrit  à  seconder  son  zèle.  M.  Berven- 
gercélébrait  régulièrement  chaque  dimanche,  tantôt  dans  une 
église  tantôt  dans  une  autre,  une  messe  pour  les  Allemands  ; 
il  y  prêchait  en  leur  langue,  et  jamais  il  ne  manquait  d'audi- 
teurs ni  de  pénitents.  Quoique  son  dévoùment  fût  loin  de 
suffire  aux  besoins  spirituels  d'une  population  de  plus  de 
ciiiquante  mille  âmes,  dispersée  sur  tous  les  points  d'une 
ville  immense  et  croissant  chaque  année  de  plusieurs  mil- 
liers, son  ministère  n'était  pas  sans  fruit. 

Ces  heureux  résultats  ne  durèrent  pas  longtemps  ;  la  Révo- 
lution de  juillet,  qui  a  détruit  tant  de  choses,  renversa  aussi 
l'œuvre  à  peine  commencée  de  la  Mission  allemande.  Sous  le 
règne  de  Louis-Philippe  la  propagande  protestante,  plus  har- 
die, plus  entreprenante,  vint  encore  multiplier  les  dangers  et 
compliquer  la  situation  des  pauvres  Allemands.  Grâce  à  ses  ef- 
forts, il  y  a  actuellement  à  Paris  plus  de  cinquante  temples, 


LA  MISSION  ALLl-MANDE  A  PARIS.  783 

chapelles  ou  salles  de  prière  qui  n'appartiennent  pas  an  culte 
catholique,  et  un  grand  nombre  d'écoles,  d'asiles  et  de  maisons 
d'éducation  dont  quelques-unes  feraient  envie  à  plus  d'une  ca- 
pitale protestante  des  États  de  l'Allemagne.  Elles  furent  alors 
fondées  et  richement  dotées ,  et  de  tous  les  points  de  la  France 
et  de  l'étranger  arrivent  chaque  année  de  nouveaux  secours  au 
comité  central  de  Paris.  Les  protestants  sont  donc  bien  mieux 
partagés  que  les  catholiques.  On  comprend  les  dangers  de 
cette  situation.  Aussi,  quand  des  hommes  faibles  dans  la  foi 
parce  que  depuis  longtemps  ils  n'en  ont  plus  entendu  les  en- 
seignements, pressés  d'ailleurs  par  la  faim  et  le  besoin,  s'a- 
dressent aux  associations  protestantes,  et,  pour  en  obtenir 
quelque  secours,  s'accommodent  à  leurs  exigences  ,  nous  en 
sommes  aflhgés,  mais  non  surpris.  Un  ouvrier,  par  exemple, 
tombe  malade,  et,  faute  de  salaire,  ne  peut  plus  soutenir  sa 
nombreuse  famille  ;  on  lui  donnera  un  subside,  s'il  veut  re- 
noncer à  voir  le  prêtre  catholique  et  recevoir  désormais  les 
visites  du  ministre  protestant.  Dans  l'espoir  de  revoir  un 
jour  la  patrie,  une  famille  pauvre  ne  veut  pas  laisser  igno- 
rer à  ses  en^ints  la  langue  maternelle  ;  on  la  leur  enseignera 
gratuitement  à  l'école  protestante.  Un  catholique  et  une  pro- 
testante veulent  se  marier,  mais  ils  n'ont  ni  argent,  ni  pièces 
nécessaires,  ni  dispense;  on  leur  fournira  les  pièces,  on  les 
mariera  sans  dispense  au  temple,  à  la  condition  que  les  enfants 
seront  élevés  dans  le  protestantisme. 

Ces  tristes  chutes,  trop  fréquentes,  hélas!  de  i83o  à  i85o, 
et  qui  se  reproduisent  encore  parfois  de  nos  jours,  doivent 
moins  exciter  notre  indignation  que  notre  pitié.  C'«  st  ainsi 
que  les  envisageait  le  zèle  des  hommes  apostoliques;  il  cher- 
chait plutôt  à  secourir  ces  malheureux  qu'à  les  condamner. 

En  1842,  le  P.  Neltncr,  de  la  Coujpagnie  de  Jésus,  tenta  de 
relever  l'œuvre  tombée  de  jM.  Bervcnger.  Mais  malgré  son 
désintéressement  et  l'abnégation  la  plus  complète,  il  n'obtint, 
avec  beaucoup  de  travail  et  de  fatigues,  que  de  faibles  résul- 
tats. Il  manquait  à  l'œuvre  des  Allemands  un  centre  au- 
tour duquel  ils  pussent  venir  se  grouper;  il  lui  manquait 
une  action  continue  qui  atteignît  à  chaque  instant  une  po- 


784  LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS. 

pulation  nomade  sans  cesse  renouvelée  et  toujours  crois- 
sante. Il  fallait,  en  un  mot,  une  église  et  une  mission  perma- 
nente. Un  premier  essai  fut  tenté  en  1848  par  un  respectable 
prêtre  d'Alsace,  M.  l'abbé  Braun,  qui  se  trouvait  alors  à  Paris.  Il 
avait  organisé  pour  chaque  dimanche,  dans  l'église  du  fau- 
bourg de  la  Villette,  un  office  en  faveur  des  Allemands,  fré- 
quenté assidiunent  par  ceux  d'entre  eux  qui  demeuraient 
dans  les  environs.  Mais  des  raisons  de  santé  forcèrent  le  res- 
pectable ecclésiastique  à  se  retirer  après  un  travail  d'un 
an,  et  les  Allemands  se  trouvèrent  de  nouveau  abandonnés. 

Cependant,  la  Révolution  de  1848  avait  singulièrement  ag- 
gravé leur  position  ;  un  grand  nombre  d'entre  eux  s'y  étaient 
mêlés.  A  la  même  époque,  le  choléra,  qui  sévissait  surtout 
contre  la  classe  indigente,  fit  parmi  eux  d'innombrables  vic- 
times. Le  P.  Stoeger,  banni  de  l'Autriche  par  la  révolution,  fut 
vivement  touché  du  triste  état  où  il  voyait  ses  compatriotes  à 
Paris;  il  conçut  le  premier  l'idée  d'une  résidence  fixe  dans 
laquelle  on  s'occuperait  d'eux  spécialement.  Rappelé  peu  de 
temps  après  par  ses  supérieurs,  il  ne  put  la  réaliser  lui-même, 
mais  en  partant  il  la  légua  aux  Pères  de  la  rue  des  Postes,  qui 
lui  avaient  donné  l'hospitalité  pendant  son  exil.  La  Compa- 
gnie de  Jésus  reprit  donc  pour  la  troisième  fois  l'œuvre  de  la 
Mission  allemande^  qui  trois  fois  encore  devait  changer  de 
siège  avant  de  parvenir  à  se  fixer  définitivement. 


II 


A  la  rue  des  Postes,  où  elle  fut  d'abord  établie,  le  R.  P. 
Chable  commença  à  organiser  l'œuvre  dont  il  doit  être  con- 
sidéré comme  le  fondateur  réel,  quoique  d'autres  en  aient 
eu  la  pensée  avant  lui.  Chaque  dimanche  on  célébrait  le 
saint  sacrifice  dans  la  chapelle  des  Pères  de  la  Comjxignie. 
Pendant  la  messe,  on  chantait  des  cantiques  dont  l'harmo- 
nie simple  et  mélodieuse  faisait  entendre  aux  assistants,  dans 
la  capitale  de  la  France,  les  chants  populaires  de  l'Alle- 
magne.  Après   l'évangile,   le  Père  adressait  à  ses  auditeurs 


LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS.  78» 

une  instruction  dans  leur  langue,  lîienlot  il  établit  un  caté- 
chisme pour  les  enfants. 

Entendre  les  confessions  à  toutes  les  heures  du  jour,  distri- 
buer des  livres  de  prières  et  des  catéchismes,  procurer  aux  plus 
indigents  quelques  secours,  placer  de  temps  en  temps  des  en- 
fants dans  les  asiles  ou  les  orphelinats  français,  visiter  les  ma- 
lades et  les  cholériques,  administrer  aux  moribonds  les  der- 
niers sacrements  de  l'Eglise,  s'employer  auprès  des  différentes 
sociétés  de  charité  pour  obtenir  en  faveur  des  pauvres  un  en- 
terrement convenable  ;  en  un  mot,  porter  partout,  dans  la 
mesure  de  ses  ressources,  des  consolations  et  des  secours  , 
c'étaient  là  les  occupations  quotidiennes  du  missionnaire. 

Une  si  grande  tâche  eût  sans  doute  pu  suffire  au  zèle  d'un 
seul   homme.  Mais  le  père   avait  entendu  dire  que  quelque 
malheureux  que  fussent  les  Allemands  du  quartier  du  Pan- 
théon, il  y  en  avait  encore  de  plus  malheureux  qu'eux,  et  que  le 
faubourg  de  la  Villette  l'emportait  en  misères  pour  la  popu- 
lation allemande  sur  le  faubourg  Saint-Marceau.  Pour  s'en 
convaincre,  il  voulut  voir  de  ses  propres  yeux  et  se  mit  à  par- 
courir ces  quartiers  abandonnés. Il  ne  fut  pas  longtemps  à  s'a- 
percevoir que  la  renommée  cette  fois,  loin  de  grossir  les  cho- 
ses, ne  lui  avait  pas  même  fait  connaître  la  triste  réalité.  Dès 
lors  il  conçut  le  projet  de  transporter  l'œuvre  dans  le  quartier 
de  la  Villette  et  d'y  former  une  résidence  où  l'on  s'occuperait 
exclusivement  des  Allemands.   En  attendant  la  décision  des 
supérieurs  et  l'agrément  de  l'archevêché  ,  le  P.  Cliable  pré- 
para  les  voies  en  visitant  souvent  les  Allemands  de  la   rive 
droite  de  la  Seine.  H  s'entretenait  familièrement  avec  eux  , 
leur  apportait  des  conseils  et  des  consolations,  et  les  exhor- 
tait instamment  à  la  résignation  et  à  la  patience.  «  Partout, 
dit  son  biographe,  il  était  le  bienvenu  ;  les  enfants  surtout 
se  pressaient  autour  de  lui  ;  car  il  était  aimable  et  doux,  sou- 
vent il  leur  racontait  de  belles  histoires  tirées  de  l'Évangile, 
et  leur  donnait  des  images  et  des  médailles  de  la  sainte  Vierge, 
en  leur  recommandant  d'être  obéissants  et  pieux.  Aux  gran- 
des personnes  il   adressait    des  paroles   plus  sérieuses.   Aux 

mères  il  parlait  du  pays  natal  et  de  la  fidélité  avec  laquelle 
I»  *  50 


786  LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS. 

elles  y  avaient  pratiqué  leur  religion.  H  rappelait  aux  pères 
leurs  obligations  et  leurs  devoirs,  les  engageant  avant  tout  à 
entendre  la  messe  du  dimanche  et  à  envoyer  leurs  enfants  à 
l'école.  Lorsque  ces  pauvres  gens,  pour  s'excuser,  prétex- 
taient leur  abandon  et  leur  pénible  situation,  il  répondait 
moitié  sérieusement  et  moitié  en  riant  :  «  Eh  bien!  moi- 
(r  même  je  vous  bâtirai  une  église  et  une  maison  d'école  ; 
«  mais  alors  il  faudra  tenir  parole  et  ne  pas  m'abandonner.  » 

Ce  que  le  père  avait  si  ardemment  désiré  et  tant  de  fois 
promis,  sans  trop  savoir  comment  la  divine  Providence  lui 
permettrait  de  réaliser  sa  promesse,  il  l'accomplit  un  jour.  De 
leur  côté,  les  bons  Allemands  lui  tinrent  parole  et  ne  l'aban- 
donnèrent pas. 

Pendant  l'automne  de  i85o,  il  se  fixa  dans  le  quartier  de 
la  Villette,  près  de  la  cité  Charraud,  grand  carré  de  maisons 
formant  comme  une  petite  ville.  Plus  de  trois  cents  familles 
d'ouvriers  ,  c'est-à-dire  près  de  deux  mille  personnes,  y  habi- 
taient. Un  magasin  qui,  de  bonne  fortune,  se  trouva  vide,  fut 
loué  à  un  prix  modéré  ;  on  le  nettoya,  on  le  blanchit,  puis  on 
le  bénit,  le  8  décembre,  jour  de  l'Immaculée-Conception  de 
Marie  ,  car  il  devait  servir  de  chapelle  provisoire  à  la  Mission 
allemande.  L'étonnement  fut  grand ,  et  grande  fut  la  joie  parmi 
les  pauvres  du  quartier,  quand,  pour  la  première  fois,  ils  pu- 
rent se  presser  tous,  hommes,  femmes  et  enfants,  autour  du 
modeste  autel  où  le  missionnaire  offrait  pour  eux  l'auguste 
victime.  Qui  pourrait  dire  combien  alors  furent  versées  de 
douces  larmes,  et  combien  de  cœurs  se  sentirent  attirés  vers 
Dieu?  La  suite  le  fit  voir.  La  petite  chapelle  se  remplit  peu  à 
peu,  et,  chose  digne  de  remarque  pour  nous  autres  Français, 
il  y  avait  aux  offices  presque  toujours  plus  d'hommes  que  de 
femmes;  le  nombre  de  confessions  allait  croissant  de  plus  en 
plus,  et  chaque  jour  était  marqué  par  quelque  progrès.* A 
l'arrivée  du  missionnaire,  sur  dix  ménages  allemands  à  peine 
aurait-on  pu  trouver  un  seul  mariage  légitime.  Ce  triste  abus 
provenait,  en  grande  partie  de  l'ignorance  et  de  la  pauvreté. 
Avec  le  secours  de  l'œuvre  si  belle  et  si  salutaire  de  saint  Fran- 
çois-Régis, le  P.  Chable  put,  dès  les  premiers  mois,  récon- 


LA  MISSION  AIXEMANDE  A  PARIS.  787 

cilier  à  l'Eglise  une  centaine  de  ces  ménages  et  valider  leur 
union. 

L'exercice  du  ministère  sacré  étendit  en  peu  de  temps  l'in- 
fluence de  la  religion  à  toute  cette  population  ;  incapable 
désormais  de  suffire  seul  à  la  tâche,  le  P.  Chable  appela  près 
de  lui  de  nouveaux  auxiliaires.  Cette  augmentation  de  per- 
sonnel diminuait,  il  est  vrai,  les  fatigues  du  ministère  en 
les  partageant  entre  plusieurs,  mais  elle  amenait  avec  elle  des 
incommodités  d'un  autre  genre.  Comment  établir  la  petite 
communauté  dans  un  réduit  où  Ton  ne  trouvait  pas  même 
une  cellule  et  à  peine  un  lit  pour  chacun  ?  On  manquait  des 
objets  les  plus  nécessaires,  et  le  bon  frère,  pour  préparer  le 
repas,  était  obligé  d'aller  emprunter  chez  les  voisins  les  usten- 
siles indispensables.  En  un  mot,  les  missionnaires  se  faisaient 
pauvres  avec  les  pauvres,  pour  les  gagner  tous  à  Jésus-Christ. 

A  coté  de  la  chapelle,  dans  deux  espaces  bien  étroits,  on 
avait  commencé  deux  écoles.  Celle  des  filles  fut  confiée  à 
trois  sœurs  de  Saint-Charles  venues  de  Nancy,  où  se  trouve 
leur  maison  mère.  Les  parents  n'eurent  pas  de  peine  à 
y  envoyer  leurs  enfants  recevoir  gratuitement  l'instruc- 
tion  et  une  éducation  chrétienne.  Un  pieux  séminariste  sç 
chargea  de  l'école  des  garçons.  Elle  fut  d'abord  peu  nom- 
breuse, car  presque  partout,  et  souvent  dès  l'âge  de  neuf  ans, 
les  garçons  étaient  placés  par  leurs  paients  dans  des  fabri- 
ques, où,  par  un  travail  de  dix  et  quelquefois  douze  heures, 
ils  pouvaient  gagner  de  seize  à  vingt  sous  par  jour  :  triste  et 
douloureuse  existence,  également  nuisible  à  leur  développe- 
ment physique  et  intellectuel  !  lîientùt  néanmoins  et  les  écoles 
et  la  chapelle  devinrent  trop  petites;  il  fallut  songer  à  un 
agrandissem'nt,  et  l'œuvre  fut  ainsi  transportée  à  son  siège 
définitif,  rue  Lafayelte,  i  2G. 


III 


La  nouvelle  habitation,  quoique  plus  grande,  était  néan- 
moins encore  plus  pauvre  et  plus  misérable  que  celle  de  la 


788  LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS. 

cité  Charraud.  Elle  avait  servi  de  retraite  à  des  chiffonniers,  et 
lorsqu'on  y  entra  on  trouva  partout  des  traces  non  équi- 
voques de  sa  première  destination.  Cependant  elle  touchait  à 
des  terrains  vagues  assez  étendus  qu'on  pouvait  acquérir  uo 
jour  pour  y  construire  une  église,  une  école  et  une  maison. 
On  commença,  en  effet,  presque  ausitôt  à  bâtir  une  chapelle. 
Le  nouveau  sanctuaire  était  assez  spacieux;  mais,  fait  unique- 
ment en  bois  et  en  plâtre,  il  ressemblait  encore  moins  à  une 
église  qu'à  un  vaste  hangar.  Le  petit  clocher  qui  le  surmon- 
tait atteignait  à  peine  la  hauteur  du  second  étage  des  maisons 
voisines,  dans  un  quartier  où  elles  sont  généralement  peu 
élevées  ;  mais  il  portait  une  croix,  et  lorsque  les  épreuves  et 
les  difficultés  de  l'œuvre  semblaient  parfois  ébranler  quelques 
courages,  le  missionnaire,  pour  ranimer  la  confiance,  disait 
en  montrant  cette  croix  :  In  hoc  signo  vinces,  Mgr  l'arche- 
vêque de  Paris  voulut  lui-même  bénir  la  chapelle  des  Alle- 
mands, le  28  septembre  1857,  sous  le  vocable  de  saint  Joseph. 
Le  père  Chable  avait  pour  ce  grand  saint  une  dévotion  parti- 
culière; et  d'ailleurs  pouvait-on  choisir  pour  la  pauvre  mis- 
sion allemande  un  meilleur  patron  que  le  père  nourricier  de 
la  sainte  Famille?  Le  prélat  fut  touché  de  la  joie  et  de  l'em- 
pressement de  toute  la  population  environnante  en  celte  cir- 
constance. «  Je  ne  souhaite  qu'une  chose,  disait-il  aux  Révé- 
rends Pères  :  que  ce  sanctuaire  devienne  trop  petit  pour  la 
multitude  de  ceux  qui  le  visiteront.  »  Il  le  devint  en  effet,  et, 
quoique  agrandi  par  deux  fois,  aujourd'hui  encore  il  est 
insuffisant. 

La  chapelle  construite,  il  s'agissait  de  la  payer.  Les  dons  de 
quelques  âmes  pieuses  couvrirent  une  partie  des  frais.  Les 
Allemands,  quoique  pauvres,  y  contribuèrent  aussi.  Les  se- 
cours arrivaient  de  toute  part,  mais  sou  par  sou,  centime  par 
centime,  car  chacun  donnait  de  sa  pauvreté.  On  vit  même  de 
petits  enfants  apporter  avec  bonheur  un  franc  qu'ils  avaient 
économisé  à  la  longue,  en  mettant  de  côté  un  sou  chaque  se- 
maine durant  cinq  mois  entiers!  A  une  pareille  œuvre  la 
bénédiction  de  Dieu  pouvait-elle  faire  défaut? 

Les  écoles,  qui  étaient  restées  forcément  pendant  quelques 


LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS.  7^9 

temps  à  lacitéCharraud,  furent  transportées  à  la  rue  Lafayette, 
et  celle  des  garçons  confiée  à  deux  frères  des  -écoles  chré- 
tiennes, auxquels  s'en  adjoignit  plus  tard  un  troisième.  On 
établit,  tant  bien  que  mal,  trois  classes,  dans  lesquelles  le 
nombre  toujours  croissant  des  enfants  atteignit  peu  à  peu  le 
chiffre  de  trois  cents. 

Le  besoin  de  constructions  plus  vastes,  plus  commodes  et 
plus  solides  devenant  de  plus  en  plus  urgent,  le  P.  Chablefit 
un  nouvel  effort  pour  arriver  à  un  établissement  tel  qu'il 
l'avait  conçu.  Dans  le  but  d'intéresser  à  son  œuvre  les  catho- 
liques d'outre-Rhin,  il  entreprit  un  voyage  en  Allemagne. 

«  Qu'ils  sont  touchants,  dit  son  biographe,  les  petits  détails 
de  ce  voyage  apostolique!  Le  P.  Cliable  nous  les  racontait  avec 
simplicité  :  «  Lorsque  je  passais  la  nuit  quelque  part  à  mes 
«  frais,  nous  disait-il,  je  faisais  le  moins  de  dépenses  possible, 
«  car  l'argent  que  je  portais  n'était  pas  pour  moi  ;  il  était 
u  destiné  à  la  mission  allemande.  Souvent  je  n'osais  m'as- 
<c  soir  à  la  table  d'hote,  dans  la  crainte  que  le  prix  n'en  fût 
«  trop  élevé.  Plus  d'une  fois  au  moment  du  repas,  j'allais  me 
«  promener  et  j'achetais  un  petit  pain  que  je  mangeais  à  la  dé- 
(  robée;  c'était  tout  mon  dîner.  Mais  lorsque  je  rencontrais  un 
«  pauvre,  je  ne  craignais  pas  de  lui  faire  assez  largement  l'au- 
«  mone,  et,  chose  remarquable,  je  recevais  presque  toujours 
'c  dès  le  lendemain  beaucoup  plus  que  je  n'avais  donné.  » 

Le  résultat  de  ce  voyage,  sans  être  précisément  considérable, 
ne  fut  point,  il  s'en  faut  de  beaucoup,  sans  utilité  pour  la 
mission  allemande.  En  1 855  on  entreprit  la  construction  de 
la  résidence  des  Pères  d'après  le  plan  définitif,  et  au  printemps 
de  l'année  suivante  la  maison  était  sous  toit.  Le  jour  où 
l'édifice  terminé  se  montra  couronné  du  bouquet  tradi- 
tionnel fut  un  jour  de  fête  pour  la  mission.  Plus  de  dix  mille 
Allemands  s'y  trouvaient.  Ce  grand  et  solide  bâtiment,  dans  sa 
simplicité  sévère,  paraissait  presque  magnifique  à  coté  des 
tristes  masures  dont  il  était  environné.  Mais  l'intrépide  fonda- 
teur, comptant  sur  la  Providence,  n'avait  point  voulu  élever  en- 
core une  construction  provisoire  qu'il  eut  fallu  remplacer  par 
une  autre  au  boutde  dixans,  toujoursavec  de  nouveaux  frais. 


T»0  LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS. 

Les  atteintes  d'une  cruelle  maladie  après  le  dernier  cho- 
léra forcèrent  le  P.  Chable  à  s'éloigner  de  Paris  pour  ré- 
tablir ses  forces  épuisées.  Mais  il  revint  bientôt  à  sa  chère 
mission,  sans  amélioration  sensible  dans  l'état  de  sa  santé, 
et,  comme  s'il  eût  eu  quelques  pressentiments  de  sa  fin  pro- 
chaine, il  redoubla  de  zèle  et  d'activité.  Il  forma  coup  sur 
coup  plusieurs  associations  utiles  et  pieuses  :  pour  les  hommes, 
une  société  de  tempérance  à  laquelle  était  jointe  une  caisse 
d'épargne  ;  pour  les  apprentis  et  les  jeunes  ouvriers,  des  écoles 
du  soir  et  une  congrégation  sur  le  modèle  de  celles  qui 
existent  en  Allemagne.  Pour  les  femmes,  il  érigea  une  autre 
association  dont  un  des  buts  principaux  était  le  soulagement 
des  malades  et  l'éducation  des  orphelins.  Enfin,  pour  exciter 
davantage  les  enfants  au  travail,  à  la  bonne  conduite  et  à  la 
fréquentation  des  écoles,  il  les  enrôla  dans  la  congrégation  de 
l'Enfant-Jésus. 

L'école  des  filles  était  devenue  dès  longtemps  insuffisante, 
et  la  pauvreté  avec  bien  d'autres  épreuves  exerçait  cruellement 
la  patience  des  sœurs  de  Saint-Charles.  Le  P.  Chable  aurait 
voulu  achever  l'établissement  de  ces  écoles  comme  celui 
de  la  résidence  des  Pères,  mais  Dieu  ne  lui  en  laissa  poiiît 
le  temps.  Satisfait  de  son  travail,  il  l'appela  à  la  récom- 
pense :  le  P.  Chable  mourut  le  lendemain  du  dimanche  de  la 
Passion,  ii  avril  iSSq. 

«  Repose  en  paix,  s'écrie  son  biographe  avec  l'accent  du 
cœur,  repose  en  paix,  noble  soldat  de  Jésus-Christ;  la  mo- 
deste croix  qui  surmonte  ta  tombe  silencieuse  est,  pour  tous 
ceux  qui  t'ont  connu,  un  brillant  signe  d'honneur,  et  ton 
souvenir  ineffaçable  est,  pour  nous  qui  te  survivons,  un  aver- 
tissement solennel  et  puissant  de  travailler,  de.croire,  d'espé- 
rer, d'aimer  et  de  souffrir  comme  toi.  » 

Eu  effet,  des  milliers  d'Allemands  étaient  venus  prier  pour 
lui  pendant  qu'il  combattait  son  dernier  combat  ;  des  mil- 
liers d'Allemands,  lorsqu'on  le  porta  à  sa  dernière  demeure, 
l'accompagnèrent  au  champ  du  repos;  et  dans  toute  celte 
foule  émue  jusqu'aux  larmes,  il  n'y  avait  qu'une  voix  pour 
faire  son  éloge  et  lui  vouer  un  souvenir  impérissable. 


LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS:  7M 


IV 


Après  la  mort  du  fondateur,  le  R.  P.  Modeste,  un  dos  deux 
pères  qui  avaient  commencé  l'œuvre  avec  lui  à  la  cité  Char- 
raiid,  devint  son  successeur,  et  la  mission  allemande  prit 
de  nouveaux  développements. 

Dès  18)8,  grâce  aux  aumônes  venues  d'Allemagne  et  au 
généreux  concours  de  Son  Eminence  le  cardinal  Morlot, 
archevêque  de  Paris,  on  avait  fait  l'acquisition  d'un  terrain 
assez  rapproché  de  la  résidence.  On  y  construisit  un  couvent 
pour  les  sœurs,  avec  une  école  où  deux  cent  vingt  enfants 
reçoivent  l'instruction,  et  un  ouvroir  dans  lequel  on  apprend 
aux  jeunes  filles,  après  leur  première  communion,  les  diffé- 
rents ouvrages  qui  conviennent  à  leur  condition.  Le  nombre 
de  celles  qui  s'y  réunissent  maintenant  chaque  dimanche 
dépasse  deux  cents.  Elles  y  trouvent  une  récréation  honnête 
et  des  instructions  pratiques  qui  les  prémunissent  contre  les 
dangers  de  la  capitale.  Parfois  aussi  la  maison  donne  asile  aux 
servantes  sans  place  et  leur  aide  à  en  trouver. 

L'école  des  garçons  vient  aussi  de  recevoir  ses  derniers 
agrandissements,  réclamés  depuis  longtemps  par  une  impé- 
rieuse nécessité!  En  effet,  trois  cent  soixante  enfants  entassés 
les  uns  sur  les  autres  encombraient  les  trois  salles,  beaucoup 
trop  petites  pour  un  pareil  nombre;  des  centaines  d'autres  en- 
fants frappaient  à  la  porte  sans  pouvoir  entrer,  et  étaient 
condamnés  à  grandir  dans  la  nie,  faute  de  place  dans  l'école; 
enfin  le  délabrement  de  ces  vieilles  constructions  commandait 
des  dispositions  nouvelles.  La  libéralité  de  l'OEuvre  des  écoles- 
de  l'archevêché  de  Paris  et  les  dons  généreusement  oflerts  par 
des  âmes  sincèrement  dévouées  au  bien,  joints  à  de  grands 
sacrifices  personni'ls,  permirent  à  la  Mission  d'élever  des 
constructions  solides  et  spacieuses.  Elles  renferment  un  vaste 
préau  occupant  tout  le  rez-de-chaussée,  dans  leiiuel  on 
réunit,  le  dimanche,  les  jeunes  ouvriers,  pour  les  soustraire 
aux  abus  et  aux  dangers  du  cabaret.  Six  grandes  classes,  dont 


792  LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS. 

chacune  peut  recevoir  aisément  plus  de  cent  élèves,  et  un 
logement  complet  pour  une  communauté  de  dix  à  douze 
frères,  remplissent  le  reste  du  bâtiment.  Depuis  la  rentrée,  qui 
a  eu  lieu  en  octobre  dernier,  quatre  classes  sont  déjà  pleines, 
et  les  deux  autres  se  rempliront  dès  qu'elles  seront  achevées 
et  le  nombre  des  frères  porté  à  huit.  Alors  la  mission  alle- 
mande procurera  le  bienfait  d'une  instruction  chrétienne  à 
plus  de  six  cents  pauvres  petits  Allemands  dans  les  classes  du 
jour,  et  à  deux  ou  trois  cents  jeunes  ouvriers  dans  les  écoles 
du  soir. 

Pour  l'entier  accomplissement  du  plan  du  fondateur  de 
l'œuvre,  il  ne  manque  plus  qu'une  église  définitive.  En  atten- 
dant qu'on  puisse  la  construire,  on  fait  dans  la  chapelle 
provisoire  tout  le  service  paroissial.  Le  dimanche  elles  jours 
de  fête,  on  y  dit  des  messes  basses,  au  moins  d'heure  en 
heure,  depuis  cinq  heures  jusqu'à  huit  heures  inclusivement. 
La  messe  de  sept  heures  est  accompagnée  de  cantiques  alle- 
mands exécutés  par  les  jeune  filles  de  la  congrégation  ;  celle  de 
huit  heures  est  la  messe  des  écoles  ;  les  enfants  y  chantent  aussi 
des  cantiques,  et  on  leur  fait  chaque  fois  une  instruction  à 
la  portée  de  leur  intelligence.  A  dix  heures  on  célèbre  la 
grand'messe,  pendant  laquelle  se  fait  le  sermon  en  langue 
allemande.  Une  autre  instruction  en  forme  de  conférence 
populaire  sur  les  sujets  pratiques  ou  controversés  a  lieu  dans 
l'après-midi  entre  les  vêpres  et  la  bénédiction  du  saint  sacre- 
ment. Les  jours  de  fête  il  y  a  de  plus  bénédiction  solennelle 
après  la  grand'messe  et  procession  après  les  vêpres.  Outre  ces 
offices  et  ces  exercices  de  dévotion,  il  y  a  différentes  réunions 
mensuelles  decongrégations.  Le  premier  dimanche  du  mois,  la 
congrégation  des  demoiselles  se  réunit  après  vêpres  à  l'école 
des  filles.  Celle  des  hommes  se  tient  le  deuxième  dimanche, 
à  sept  heures  du  soir,  dans  l'église.  Le  troisième  dimanche 
après  vêpres  se  réunit  la  congrégation  des  jeunes  gens,  et  le  qua- 
trième dimanche,  à  la  même  heure,  celle  des  mères  de  famille. 

L'OEuvre  de  la  mission  allemande  n'est  pas  encore  entière- 
ment achevée,  et  déjà  néanmoins  elle  tend  à  se  généraliser  en 
se  reproduisant  de  diverses  manières  dans  plusieurs  paroisses 


LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS.  793 

de  la  ville.  Peu  de  temps  après  que  le  P.  Cliable  eut  quitté 
la  rue  des  ï'ostes,  un  de  ses  amis,  M.  Tabbé  Guny,  s'établit 
dans  le  quartier  du  Panthéon  pour  y  continuer  l'œuvre  des 
Allemands,  et  il  réussit  par  son  dévoùment  à  y  fonder  comme 
une  annexe  de  la  mission.  Que  de  courage  il  lui  fallut  déployer, 
et  quelle  persévérance  pour  surmonter  peu  à  peu  les  obsta- 
cles qui  s'opposaient  eux  entreprises  de  son  zèle!  Seul,  sans 
appui ,  sans  autres  ressources  que  son  patrimoine,  il  sa- 
crifia pour  l'œuvre  une  partie  de  sa  fortune  personnelle. 
L'église  (le  Sainte-Geneviève  venait  d'être  rendue  au  culte; 
il  obtint  non  sans  peine  de  célébrer  l'office  le  dimanche 
dans  les  caveaux  du  Panthéon,  et  les  pauvres  Allemands 
descendaient  avec  joie  ces  sombres  escaliers  pour  assis- 
ter pieusement,  sous  ces  voûtes  basses,  humides  et  obscures, 
à  la  messe  et  au  sermon.  Après  la  restauration  intérieure 
du  monument  redevenu  chrétien  ,  la  petite  église  alle- 
mande sortit  de  ses  catacombes  et  se  montra  déjà  nombreuse 
dans  la  vaste  ntf  où  elle  tient  encore  ses  réunions  sous  la 
direction  de  M.  l'abbé  Lux.  Dans  dix  autres  églises  de  Paris 
(.'t  de  la  banlieue,  l'OEuvre  des  Allemands  se  produit  aujour- 
d'hui avec  plus  ou  moins  de  développement'. 

Pour  avoir  quelque  idée  du  bien  que  peut  opérer  l'OEuvre 
des  Allemands  en  prenant  une  plus  grande  extension,  il  suffit 


•  Voici  d'après  la  Semaine  reAigiiuse  le  lableau  des  offices  pour  les  Allemands 
dans  ces  différentes  églises  :  Eglise  paroissiale  de  Sainle-Geneviève.  Le  dimanche 
et  les  jours  de  fcMes,  à  10  h.  précises,  messe  basse  solennelle,  accompagnée  de 
("antiques  allemands  et  suivie  d'une  instruction  en  la  mémo  langue,  ])ar  M.  l'abbé 
Lux,  directeur  de  l'Œuvre  allemande.  —  Eglise  paroissiale  de  Sainte-MargaerUe. 
Le  dimanche,  à  midi  \\'i,  messe  basse,  suivie  d'une  instruction  en  allemand,  par 
M.  l'abbé  Kleinchniss  aîné,  vicaire  à  cette  paroisse.  —  Eglise  paroissiale  de  Saint- 
Ambroise.  Le  dimanche,  à  midi,  messe' basse  solennelle,  accompagnée  de  chants 
allemands  et  suivie  d'un  sermon  on  la  même  langue,  par  M.  l'abbé  Waller,  vi- 
caire à  celte  paroisse.  Immédiatement  après  le  sermon,  à  1  h.,  dernière  messe 
basse.  —  Eglise  de  Sainl-Eloi,  31.  rue  de  Ueuilly,  faubourg  Saint-Antoine.  Le  di- 
manche, à  midi  1|2,  messe  basse  solennelle,  suivie  d'un  sermon  en  allemand.  — 
Eglise  paroissiale  de  Xolre-Dume-dcs-Victoires.  Le  dim.inche  et  les  jours  de  fête, 
de  5  à  7  h.  moins  un  quart  du  soir,  récitation  du  chapelet,  avis,  lecture  du  saint 
Évangile  et  instruction  en  langue  allemande  par  M.  l'abbé  Cajelan-Britzger.  Les 
exercices  ont  lieu  dans  la  chapelle  do  Notre-Dame-des-Sept-Douleurs.  —  Eglise 
Saint-Germain  de  Charonne.  Le  dimanche,  à  midi  1(2,  messe  et  inalruction  en  al- 


794  LA  MISSION  ALLEMANDE  A  PARIS. 

dejeter  les  yeux  sur  les  résultats  qu'elle  a  produits  en  une  seule 
année  à  la  Mission  allemande.  Plus  de  vingt-six  mille  confes- 
sions entendues;  la  sainte  communion  distribuée  à  plus  de 
vingt-cinq  mille  personnes;  environ  trois  cents  enfants  admis 
à  la  première  communion  ou  à  la  confirmation  ;  près  de  sept 
cents  pauvres  ou  malades  visités  et  secourus  à  domicile  ou 
dans  les  hôpitaux  et  les  prisons;  plus  de  quinze  cents  enfants 
ou  jeunes  gens  reçus  dans  les  écoles  du  jour  et  du  soir,  l'ou- 
vroir  et  l'association  des  jeunes  apprentis  ;  des  congrégations 
pour  les  hommes,  les  femmes,  les  garçons,  les  filles  et  les  en- 
fants assemblées  régulièrement  et  dirigées  avec  suite  :  voilà 
certes  des  fruits  spirituels  assez  nombreux  et  assez  beaux  pour 
faire  connaître  l'importance  que  peut  prendre  en  se  dévelop- 
pant l'OEuvre  des  Allemands.  Puisse  cette  œuvre  si  belle  mul- 
tiplier ses  centres  d'action  et  s'étendre  enfin  à  toutes  les  pa- 
roisses de  Paris  !  C'était  le  vœu  de  son  fondateur,  c'est  aussi 
celui  de  ces  prêtres  zélés,  qui,  au  milieu  des  travaux  apostoli- 
ques qu'ils  ont  entrepris  les  premiers  en  faveur  des  Allemands 
de  la  capitale,  appellent  à  leur  secours  des  auxiliaires  ou  des 
successeurs,  car  la  moisson  est  ibondante  ,  un  nombre  d'ou- 
vriers trop  restreint  ne  saurait  la  recueilbr  tout  entière. 

H.  Mertian. 

iemand,  par  M.  l'abbé  Michel  Kleinclauss,  vicaire  à  la  paroisse.  —  Chapelle  de  No- 
tre-Dame-de- Grâce,  rue  Fundary,  67.  Tous  les  dimanches  et  fêles,  à  5  h.  précises 
du  matin,  messe  basse  suivie  d'une  homélie  sur  l'Évangile,  en  langue  allemande, 
par  M.  l'abbé  Braun,  directeur  de  l'Œuvre  des  Allemands.  Le  soir,  à  8  h.,  sermon 
et  cantiques  en  la  même  langue.  — Eglise  de  Notre-Dame  de  la  Gare  d'Ivry.  Les 
dimanches  et  les  jours  de  fêtes,  à  midi  précis,  messe  basse,  suivie  d'un  sermon 
pour  les  Allemands.  —  Chapelle  de  Sainte-Hosalie^  rue  de  Gentilly,  près  de  la 
Maison-Blaiiclie.  Le  dimanche  et  les  jouis  de  fêtes,  à  9  h.  précises  du  matin,  ser- 
mon pour  tes  Allemands,  par  le  R.  P.  Fulgence,  lazariste.  —  Église  de  Clichy-la- 
Garenne.  Tous  les  quinze  jours,  le  dimanche,  à  o  h.  du  soir, un  R.  P.  de  la  Compa- 
gnie de  Jésus  vientfaire  des  instructions,  confesser  et  visiter  les  malades.  — Eghsc 
paroissiale  de  Puteaux  (banlieue).  Les  instructions  en  allemand  n'y  ont  lieu  que 
pendant  le  carême  ;  mais,  indépendamment  des  dimanches,  les  offices  et  exercices 
cnL  lieu  tous  les  jours  de  fêtes,  aux  mêmes  heures. 


THÉÂTRE  DE    LOPE    DE  VEGA 


TRADUIT  EX  FRANÇAIS  PAR  M.  DAMAS-ÎHNARD 


Traducteur  de  Caldero.n,  de  Cervantes  et  du  Romancero.  (Paris,  Charpentier. 

1861.  2  vol.) 


«  Lope  Félix  de  Véga  Carpio,  miracle  deriuiivers,  gloire 
de  sa  nation,  honneur  de  sa  patrie,  oracle  de  la  langue, 
centre  de  la  renommée,  objet  de  l'envie,  favori  de  la  fortune, 
phénix  des  siècles,  prince  des  vers,  Orphée  des  sciences, 
Apollon  des  muses,  Horace  des  portes,  Airgile  des  épiques, 
Homère  des  héroïques,  Pindare  des  lyriques,  Sophocle  des 
tragic[ues  et  Térence  des  comiques  :  Unico  entre  los  jmiyores, 
mayor  entre  los  grandes,  y  grande  à  Codas  laces  j  en  toclas 
materias  :  »  c'est  ainsi  qu'avec  une  emphase  toute  espagnole 
et  parfois  difficile  à  traduire,  le  docteur  Juan  Ferez  de  Mon- 
talban  commençait,  il  y  a  deux  siècles,  à  raconter  la  vie  et 
la  mort,  disons  mieux,  à  faire  le  panégyrique  du  grand  Lope 
de  Véga.  Écho  fidèle  de  la  renommée  et  des  sympathies  popu- 
laires qui  s'attachaient  alors  au  nom  de  TilUistre  poète,  Mon- 
talban ,  dans  ses  exagérations  de  langage,  ne  faisait  après 
tout  que  donner  en  beau  style  et  en  sonores  périodes  !a  mon- 
naie du  proverbe  :  Es  de  Lope,  ai)pliqné  par  le  dernier  ar- 
tisan de  iMadrid  à  tout  objet  ([ui  lui  paraissait  approcher,  en 
son  genre,  de  la  perfection.  Un  beau  palais,  un  noble  cour- 
sier, une  fieur  odorante,  un  diamant  précieux,  un  fruit  exquis. 


796  THÉÂTRE  DE  LOPE  DE  VÉGA. 

un  tableau,  une  étoffe  de  valeur,  c  était  du  Lope  ;  comme  nous 
dirions  de  nos  tragiques  ou  dramaturges  contemporains,  si 
peu  qu'ils  voulussent  bien  prêter  le  flanc  à  notre  admiration  : 
C'est  du  Comédie.,  c'est  du  Racine.  On  sait  que  les  honneurs 
n'avaient  pas  manqué  à  Lope,  sur  la  fin  de  sa  carrière;  ces 
honneurs  que  l'on  voit  si  rarement  décernés  à  un  poète  vi- 
vant, mais  qui  néanmoins  sont  parfois,  dès  cette  vie,  la  ré- 
compense d'un  grand  génie  uni  à  un  grand  caractère.  «  Le 
roi  et  la  reine  d'Espagne,  quand  ils  rencontraient  Lope  sur 
leur  passage,  faisaient  arrêter  leur  carrosse  pour  mieux  con- 
templer l'illustre  vieillard.  Son  portrait  se  trouvait  dans  toutes 
les  maisons.  Chaque  fois  qu'il  paraissait  dans  les  rues  de  Ma- 
drid, aussitôt  les  fenêtres,  les  portes,  les  balcons  se  remplis- 
saient de  gens  qui  cherchaient  à  le  voir.  Femmes,  enfants, 
vieillards,  se  le  désignaient  l'un  à  l'autre  avec  amour  et  fierté.  » 
Enfin  ses  rivaux  semblaient  accepter  sans  conteste  la  préémi- 
nence de  son  génie.  Cervantes,  l'immortel  Cervantes,  auteur 
lui-même  de  comédies,  ne  craignait  pas  d'appeler  Lope  le 
prodige  de  la  nature. 

L'enthousiasme  de  nos  voisins  d'outre-Manche  pour  les 
sombres  horreurs  de  leur  Shakspeare  (enthousiasme  un  peu 
souj/lé  d'ailleurs  par  nos  littérateurs  et  critiques  français),  n'a 
jamais  atteint,  que  nous  sachions,  ces  proportions  homéri- 
ques ;  et  dussions-nous  leur  répéter  encore  longtemps  que 
Shakspeare  est  le  premier  des  tragiques,  comme  Milton  le 
premier  des  poètes  épiques,  je  doute  que  leurs  convictions  à 
cet  endroit,  si  fortes  qu'elles  soient,  amènent  jamais  l'artisan 
de  Londres  à  traduire  son  admiration  pour  le  Cristal- Palace 
par  ces  mots  :  C'est  du  Shakspeare.  Faisant  la  part  du  carac- 
tère si  différent  des  deux  nations,  et  reconnaissant  que  l'en- 
thousiame'  est  fils  du  soleil,  comme  Vhumour  est  peut-être 
un  produit  des  brumes,  de  la  houille  et  du  porter,  tirons  ce- 


'  La  Beaumelle,  dans  sa  Vie  de  Lope  de  Véga,  cite  des  exemples  assez  curieux 
de  ces  métaphores  hardies,  conformes  au  génie  espagnol,  et  parfois  au  génie  de 
leurs  voisins,  les  Français  du  midi.  Un  bon  verre  de  vin,  sahe  a  ghria,  c'est  un 
avant- goût  du  paradis;  un  soulier  qui  va  bien,  c'est  un  soulier  comme  un  ciel. 
«  Combien  de  troupes  défendent  le  passage  delà  Sierra-Morena ?  demandait-on  à 


THÉÂTRE  DE  LOPE  DE  VEGA.  797 

pendant  celle  conclusion  que  Lope  avait  du  marquer  bien 
profondément  sa  trace  et  graver  son  empreinte  dans  la  lilt<^- 
rature,  dans  le  peuple  espagnol,  pour  avoir  ainsi  éclipsé  tous 
ses  rivaux  (et  quels  hommes  !  un  Caldéron,  un  Tirso  de  Mo- 
lina  !  )  et  s'être  emparé  dans  l'opinion  publique  du  sceptre 
de  l'idéal  et  de  la  perfection. 

«  Un  des   traits  caractéristiques  du  théâtre  espagnol ,  re- 
marque fort  judicieusement  M.  L.  de  Viel-Castel  ',  c'est  qu'il 
est  profondément  national,  c'est  qu'il  est  l'expression  éner- 
gique des  moeurs,  des  idées,  de  l'histoire  du  pays.  »  Cette  as- 
sertion est  surtout  vraie  de  Lope  :  elle  explique  et  justifie  sa 
popularité  au  delà  des  Pyrénées  :  au  delà,  car,  hélas  !  il  y  a 
encore  des  Pyrénées  en  littérature,  et  le  mot  de  l'auteur  des 
Pensées,  si  faux  et  si  blessant  en  matière  de  philosophie  et  de 
morale,  n'est  que  trop  juste,  appliqué  aux  renommées  litté- 
raires.  Oui,  le  grand,  l'incomparable  Lope,   ce  phénix  des 
poètes,  est  à  peine  connu  chez  nous  :  on  citera  son  nom,  bien 
peu  parleront  de  ses  œuvres,  et  surtout  en  parleront  en  con- 
naissance de  cause.  Voici  comment  s'exprime  à  ce  propos  un 
des  rares  auteurs  "  qui  de  nos  jours  ont  étudié  Lope  avec 
amour  et  intelligence  :  «  Lope  de  Véga  a  partagé  avec  Shaks- 
peare  le  dédain  de  la  France  littéraire  du  xvni*^  siècle;  il  a  été 
soumis  comme  lui  aux  critiques  de  ceux  qui  l'avaient  encore 
moins  lu  et  compris  que  le  poêle  anglais;  mais  si  Shakspeare 
a  été  réhabilité  parmi    nous,  grâce  à  la  réaction  dont  nous 
avons  été  les  témoins,  et  si  nous  le  voyons  maintenant  étudié, 
analysé  et  admiré  avec  une  ferveur  qui  semble  accuser  sa 
patrie  elle-même  de  froideur  et  d' indifférence,  Lope  de  Véga 
n'a  pas  eu   la  même  fortune  ;   et  cependant  il  mérite  aussi 
qu  on  rajeunisse  sa  mémoire   et  qu'on  rende  justice  à  son 
génie.  Contemporain  de  Shakspeare,  créateur  comme  lui,  in- 


un  paysan  de  la  Manche  —  Vn  medio  mundu  delante,  un  vmndo  eulcro  delras,  y 
mas  atras  la  santissiina  Trinidad  :  un  demi-monde  en  avant,  un  monde  entier 
pour  le  soutenir,  el  en  réserve  la  tres-sainto  Trinité.  » 

'  Revue  des  Deux-Mondes,  no\emhrc  1840. 

-  Etudes  sur  la  vie  et  les  œuvres  de  Lope  de  Véga,  par  Ernesl  Lafond.  (Li- 
brairie nouvelle,  4857.  1  vol.,  format  Cliarpentier.) 


798  THEATRE  DE  LOPE  DE  VÉGA. 

dépendant  comme  lui  des  règles  de  l'antiquité,  il  a  su  comme 
lui  remuer  le  cœur  de  la  foule  par  ses  drames,  et  le  charmer 
par  ses  comédies  vives  et  poétiques.  ?) 

Mais  comment  le  public  instruit  et  littéraire  de  la  France 
pourra-t-il  étudier  le  grand  poëte  espagnol?  quelle  main  sa- 
vante et  discrète  l'introduira  dans  le  sanctuaire  de  ses  quinze 
cents  comédies,  de  ses  trois  cents  autos  et  intermèdes  (dont  il 
ne  reste,  il  est  vrai,  même  en  espagnol,  qu'environ  quatre 
cents)?  Le  livre  de  M.  Damas-Hinard  répond  en  partie  à  ces 
questions.  Il  y  répondrait  pleinement,  je  n'en  doute  pas,  si 
aux  deux  volumes  qui  ont  paru  en  1842,  sous  ce  titre  :  Pre- 
mière série,  venaient  se  joindre  les  séries  suivantes,  et  si  la 
promesse  consignée  en  tête  de  la  traduction  de  l'intermède  ; 
T Enlèvement  d'Hélène,  recevait  enfin  son  accomplissement. 
Pour  notre  part,  nous  en  serions  heureux,  et  tous  les  amis  de 
la  littérature  espagnole,  plus  nombreux  qu'on  ne  croit,  sur- 
tout dans  le  midi  de  la  France,  en  sauraient  bon  gré  à 
M. Damas-Hinard.  Familiarisé  dès  l'enfonce  avec  les  deux  lan- 
gues espagnole  et  française,  rompu  depuis  longtemps  à  la 
traduction  des  chefs-d'œuvre  de  la  Péninsule,  d'ailleurs,  ad- 
mirateur ardent  de  son  grand  Lope,  j'allais  dire  de  son  con- 
citoyen (tous  deux  sont  nés  à  ?vïadrid),  M.  Damas-îlinard  est 
en  effet  plus  à  portée  que  bien  d'autres  de  le  populariser 
parmi  nous. 

Aussi  ne  fauî-il  pas  s'étonner  de  l'amour  avec  lequel  est 
tracée,  en  tète  du  premier  volume,  la  notice  sur  Lope  de 
Véga.  Avec  quelle  sagacité  l'auteur  relève,  en  passant,  cer- 
taines erreurs  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  Lope,  trop  ac- 
créditées par  le  nom  de  ceux  qui  les  mirent  en  circulation! 
Un  homme  comme  M.  Fauriel  était  appelé ,  ce  semble  ,  à 
faire  loi  en  matière  d'histoire  littéraire,  et  ses  prononcés  de- 
vraient être  sans  appel.  Mais  M.  Fauriel,  avec  tout  son  rare 
talent  et  l'étendue  de  ses  connaissances,  avait-il  eu  le  loisir 
ou  pris  la  peine  d'étudier  sérieusement  le  tragique  espagnol? 
On  peut  en  douter,  après  la  lecture  attentive  de  la  biographie 
de  Lope  qu'il  a  publiée  en  iSSg,  dans  la  Revue  des  Deux- 
Mondes.  Etre  injuste  envers  un  grand  poète,  donner  sans 


riŒATRE  DU  W?ll  DE  VEGA.  799 

preuves  suffisantes  une  fàclieuse  idée  de  son  caracfère,  c'est 
toujours  chose  déplorable,  et  moins  encore  pour  l'offensé  ([ue 
pour  l'offenseur.  Aussi  j'aime  à  voir  M.  Damas-If  inard  railler 
finement  l'illustre  académicien,  à  propos  de  ses  inventions 
sur  la  vieillesse  de  Lope,  puis  tancer  fort  vertement  deux  pro- 
testants, lord  Holland  et  Sismondi,  qui,  chose  étrange,  sur  la 
foi  d'un  même  passage  de  lîouterweck  (passage  d'ailleurs  mal 
traduit  de  Montalban),  ont  trouvé  moyen  de  conclure  chari- 
tablement :  le  premier,  que  Lope  était  d'une  avarice  sordide, 
d'une  cupidité  effroyable;  le  second,  que  Lope  était  évidem- 
ment enclin  à  de  folles  prodigalités. 

La  notice  sur  Lope  de  Véga  est  suivie  du  Nouvel  art  dra- 
matique., ou  Poétique  de  Lope,  ouvrage  improvisé  sans  doute, 
comme  tant  d'autres  de  ce  fécond  génie,  et  où  l'on  chercherait 
en  vain  la  perfection  de  Despréaux  ,  ou  la  précision  savante 
àeVÉpitre  aux  Pisons ;  ouvrage  très-curieux  cependant  par 
la  largeur  de  vues  qu'il  annonce,  et  par  la  rébellion  calculée 
de  l'auteur  contre  les  règles -d'Aristote  '.  Lope,  aussi  bien 
que  Shakspeare,  faisait  assez  bon  marché  des  fameuses  unités 
de  temps  et  de  lieu  :  il  est  à  ce  point  de  vue  un  des  précur- 
seurs du  roiiiantisme ,  si  toutefois  il  est  permis  d'appeler 
romantisme  cet  instinct  plus  fort  que  les  règles,  qui,  à  la 
même  époque,  faisait  produire  tant  de  chefs-d'œuvre  drama- 
tiques sur  les  scènes  les  plus  diverses,  par  Shakspeare  en  An- 
gleterre ,  par  Lope  de  Véga  et  Caldéron  en  Espagne,  par 
Stefonio  en  Italie,  et  dans  ces  mille  tragédies  de  collège,  si 
curieusement  mises  en  lumière,  dans  ce  recueil  même,  par 
deux  de  nos  collaborateurs  '. 


'  «  De  tous  les  barbares,  dit  Lope  à  la  fin  de  son  Nouvel  art  dramatique,  nul  no 
mérite  ce  titre  mieux  que  moi,  puisque  j'ai  l'insolence  de  donner  des  préceptes 
contre  l'art,  et  que  je  me  laisse  entraîner  au  courant,  au  risque  d'être  traité  d'igno- 
rant par  rilalic  et  par  la  France.  Mais  qu'y  pourrait-je  faiie'.'  En  com|itanl  colle 
que  j'ai  terminée  celte  semaine,  j'ai  composé  quatre  et  nt  quatre-vini^t  trois  comé- 
dies; et,  six  exceptées,  tout  le  reste  pèche  grièvement  contre  les  règles  de  l'art.  » 
Ces  paroles  n'indiquent  pas  une  grande  contrition. 

'  P.  Caliour,  £/u(ies  rcUijicuses,  juillot-aoùl  18G2,  p.  466.  .Article  sur  le  Théâtre 
latin  des  Jésuites.  P.  .Met.  Études  sur  la  tragédie  Flavia.  Etudea  de  théologie,  I*  sé- 
rie, t.  H.  p.  355. 


800  THÉÂTRE  DE  LOPE  DE  VÉGA. 

Comparer  Shakspeare  et  Lope  de  Véga ,  ces  deux  rois  de 
la  scène  à  l'aurore  du  xvii^  siècle ,  c'est  un  sujet  bien  digne 
assurément  de  tenter  l'ambition  d'un  écrivain.  Déjà  La  Beau- 
melle,  dont  M.  Damas-Hinard  loue  avec  justice  l'exactitude 
consciencieuse  et  l'excellent  jugement,  avait  essayé  de  rappro- 
cher ces  deux  grands  hommes,  et  nous  pouvons,  même  au- 
jourd'hui, souscrire  encore  à  la  plupart  de  ses  conclusions  : 
«  Shakspeare,  disait-il,  ne  s'est  pas  élevé  comme  tragique  au 
même  rang  que  son  rival  a  atteint  en  Espagne  ;  et  d'un  autre 
côté  Fauteur  espagnol  n'a  pas  montré  dans  les  développe- 
ments des  passions  une  aussi  grande  perspicacité  que  celui  de 
Macbeth  et  de  Richard III.  Le  poète  de  Madrid  peint  peut-être 
aussi  bien  les  divers  individus  qu'il  présente,  mais  celui  de 
Stafford  peint  mieux  l'homme  dans  toutes  ses  affections; 
comme  l'observe  M.  Guizot ,  Shakspeare  demande  à  son 
héros  :  Comment  as-tu  fait?  Lope  se  contente  souvent  de  lui 
demander  :  Qu'as-tu  fait?  Une  partie  de  cette  différence  vient 
des  circonstances  où  ils  se  sont  trouvés  et  du  goût  de  leurs 
auditeurs.  Les  Anglais  aimaient  de  longs  discours,  les  Espa- 
gnols des  actions  vives.  »  Si  cette  remarque  était  fondée,  et 
pour  notre  part  nous  la  croyons  telle,  ne  serait-ce  pas  une  pré- 
somption sérieuse  en  faveur  du  grand  Lope?  qu'est-ce  qu'un 
drame,  si  ce  n'est  une  action  ?  ne  s'accorde-t-on  pas  en  général 
à  placer  Euripide  au-dessous  d'Eschyle  et  de  Sophocle,  pré- 
cisément à  cause  des  longues  tirades  philosophiques  qu'il 
amène  plus  ou  moins  naturellement  dans  la  bouche  de  ses 
acteurs,  et  auxquelles  je  suis  souvent  tenté  de  comparer  le 
fameux  monologue  d'Hamlet  :  être  ou  ne  pas  être,  voilà  la 
question.  Au  reste,  si  Lope,  comme  Shakspeare,  traite  assez 
lestement  les  règles  d'Aristote,  ne  croyons  pas  néanmoins , 
sur  la  foi  de  Boileau ,  qu'il  nous  présente  souvent  de  ces 
drames  où  le  héros  principal, 

Enfant  au  premier  acte,  est  barbon  au  dernier. 

Où  La  Beaumelle  a  évidemment  méconnu  le  caractère  du 
théâtre  de  Lope,  c'est  quand  il  lui  reproche  l'absence  d'un 


THÉÂTRE  DE  LOPE  DE  VF'GA.  804 

but  moral  :  «  Shakspeare,  dit-il,  se  proposait  dans  toutes  ses 
pièces  un  but  moral,  qui  le  forçait  parfois  à  modifier  les 
événements  à  sa  guise,  tandis  que  Lope,  occupé  seulement  de 
peindre,  et  se  fiant  sur  l'intelligence  de  ses  auditeurs,  raconte 
les  faits,  et  n'y  fait  de  changements  que  dans  l'intérêt  littéraire, 
et  non  dans  l'intérêt  moral.  »  Aussi  se  plaint-il  de  n'avoir  pu 
faire  son  choix  parmi  les  pièces  de  Lope  qu'avec  une  grande 
difficulté,  «  bien  peu  promettant  une  lecture  agréable  aux 
Français.  » 

Le  livre  de  M.  Damas-IIinard  fait  justice  de  cette  assertion 
trop  légère  :  il  est  là  pour  nous  montrer  le  grand  Lope  sous 
un  jour  tout  nouveau,  pour  nous  faire  apprécier  ce  que  ne 
soupçonnait  pas,  ou  ne  voulait  pas  paraître  soupçonner 
La  Bcaumelle.  Lope,  nous  devons  le  faire  remarquer,  était  à 
la  fois  Espagnol  et  prêtre  catholique  :  Espagnol  du  temps  de 
Philippe  II  et  de  Philippe  III,  prêtre  fervent  et  dévoué.  Ses 
drames  ont  dû  porter  l'empreinte  de  ce  double  caractère;  et, 
de  fait,  ils  sont  profondément  gravés  au  sceau  du  génie 
espagnol  et  catholique  :  ils  sont,  si  j'ose  ainsi  parler,  forts  en 
couleur  religieuse.  A  nos  yeux,  là  est  le  grand  mérite  et  le 
cachet  principal  du  théâtre  de  Lope.  Sans  exprimer  cette  con- 
clusion avec  autant  de  netteté,  M.  Damas-Hinard  la  laisse 
])ressenlir  dans  ces  passages  de  sa  notice  :  «  Le  théâtre  des 
Espagnols,  comme  le  théâtre  des  Anglais,  comme  le  théâtre 
des  Grecs,  a  procédé  de  leur  histoire.  Or,  cette  histoire  est 
essentiellement  héroïque.  »  Et  après  avoir  rappelé  Numance 
et  Sagonte,  il  ajoute  :  «  Au  moyen  âge,  c'est  la  même  abnéga- 
tion patriotique.  Dès  le  lendemain  de  la  bataille  de  Guadalète, 
qui  les  mit  sous  la  domination  arabe,  les  Espagnols  se  lèvent 
contre  leurs  concpiérants.  Durant  huit  siècles,  toutes  les 
générations  qui  se  succèdent  vont  combattre  et  niourir  pour 
la  délivrance  de  la  patrie;  et  toutes,  l'une  après  l'autre,  se 
sacrifient  à  cette  cause  sainte,  jusqu'à  ce  que  ce  peuple  géné- 
reux ait  reconquis  son  pays,  du  nord  au  midi,  des  Pyrénées 
à  Grenade.  Puis,  l'œuvre  accomplie,  quand  les  Espagnols  se 
précipitent  au  nouveau  monde  pour  y  exercer  leur  activité 
prodigieuse,  qui  n'admirerait  ces  hommes  dédaigneux  du 
I'  ai 


802  THÉÂTRE  DE  LOPE  DE  VÉGA. 

repos  et  des  jouissances  vulgaires,  s'élanrant  en  petit  nombre 
au  milieu  de  nations  puissantes,  se  partageant  à  l'avance 
de  vastes  empires,  et  les  soumettant  par  des  prodiges  de  va- 
leur? » 

Oui,  sans  doute  ;  mais  d'abord  quel  fut  le  principal  carac- 
tère de  cette  lutte  héroïque  des  Espagnols  contre  les  Arabes? 
Appelez  celte  lutte  une  croisade  de  huit  siècles,  et  vous  serez 
dans  le  vrai.  Le  patriotisme  des  descendants  de  Pelage  était 
dominé  par  le  sentiment  religieux.  C'étaient  plus  encore  des 
chrétiens  qui  combattaient  des  musulmans,  que  des  Espa- 
gnols qui  voulaient  délivrer  leur  patrie  :  ou  plutôt  ces  deux 
sentiments,  si  légitimes  et  si  profondément  gravés  au  cœur  des 
Pelage,  des  Alphonse  le  Chaste,  des  Sanche  le  Grand,  se  con- 
fondaient en  un  seul  et  même  amour  de  la  religion  chrétienne, 
qui  était  la  religion  de  l'Espagnol,  en  une  seule  et  même  haine 
des  envahisseurs,  qui  étaient  en  même  temps  les  ennemis  du 
Christ. 

En  second  lieu,  ce  serait  une  étrange  erreur  de  mécon- 
naître le  caractère  essentiellement  apostolique  des  premières 
expéditions  espagnoles  à  la  recherche  et  à  la  conquête  du 
nouveau  monde  :  j'entends  parler  surtout  de  ceux  qui  con- 
çurent ou  protégèrent  ces  expéditions  :  l'immortel  Colomb,  la 
reine  Isabelle.  Ees  documents  publiés  par  M.  Pvoselly  de 
Lorgnes ,  dans  sa  récente  Histoire  de  Christophe  Colomb, 
ne  permettent  plus  de  mettre  en  doute  les  pensées  religieuses 
du  héros  génois,  et  l'influence  qu'elles  exercèrent  sur  sa  pro- 
digieuse entreprise  :  conception,  persévérance,  réalisation, 
tout  chez  l'illustre  Colomb  porte  le  cachet  de  l'apostolat  reli- 
gieux. Lope  de  Véga  lui-même  me  fournit  la  preuve  magni- 
fique et  complète  de  cette  assertion:  Lope,- peintre  si  fidèle 
des  moeurs  et  des  traditions  de  son  pays,  Lope,  séparé  seule- 
ment par  un  siècle  de  la  découverte  de  l'Amérique,  Lope,  qui 
a  chanté  cette  œuvre  gigantesque  dans  sa  comédie  intitulée 
el  Nuevo  mundo  descubierlo  por  Christobal  Colon  :  le  Nou- 
veau monde  découvert  par  Christophe  Colomb. 

Je  ne  saurais  mieux  donner  une  idée  du  génie  et  du  carac- 
tère du  poète  qu'en   offrant  ici  une  esquisse  rapide    de  ce 


THÉÂTRE  DE  LOPE  DE  VÉGA.  803 

drame  grandiose,  «  supérieurement  conçu,  dit  M.   Damas- 
Iliiiard,  au  point   de  vue  espagnol  et  catholique,  »  où  l'on 
trouve  les  ressorts  les  plus  hardis,  les  inventions  les  plus  sur- 
prenantes, pour  ne  pas  dire,  les  plus  étranges,  mais  où  la  foi  et 
l'enthousiasme  religieux  coulent  à  pleins  bords,  et  pénètrent 
le  spectateur  des  plus  pures  et  des  plus  sublimes  émotions. 
Sans  doute  il  y  a  dans  ce  drame,  comme  dans  presque  toutes 
les  comédies  espagnoles,  même  les  plus  chrétiennes  d'inspi- 
ration et  d'exécution  ' ,  des  situations  assez  hasardées,  au  point 
de  vue  de  la  morale.  Le  goût  et  la  décence  sont  blessés  par 
cette  crudité  ou  cette  licence  d'expressions  que  nous  trouvons 
sur  la  scène  espagnole.  Sachons  pourtant  faire  la  part  des 
temps,  des  lieux  et  des  coutumes.  Notons  d'ailleurs  que  la 
grande  et  suprême  règle  de  toute  morale  n'est  jamais  violée  :  le 
crime  subit  toujours  son  châtiment,  la  vertu  reçoit  sa  récom- 
pense. Mais,  cette  réserve  faite,  quelle  conception  admirable 
dans  cette  pièce,  dont  les  trois  actes  peuvent  se  résumer  en  trois 
tableaux  :  Vision  de  Colomb,  Plantation  de  la  croix,  Conversion 
des  Indiens!   Au  premier  acte,  l'illustre  navigateur,  accablé 
par  les  refus  successifs  des  rois  de  Portugal,  d'Espagne  et 
d'Angleterre,  jouet  des  railleries  les  plus  amères,  traité  de  fou 
par  les  ducs  de  Medina-Celi  et  de  Medina-Sidonia,  est  sur  le 
point  de  renoncer  à  son  projet,  et  de  retourner  s'asseoir,  triste 
et  solitaire,  à  son  foyer.  Le  voilà,  tout  pensif,  le  compas  à  la 
main,  la  tète  penchée  sur  une  mappemonde,  agité  par  le  flot 
de  mille  sentiments   contraires,    et  s'écriant   toujours  :  «  Et 
pourtant  il  existe!  »  Alors  sa  propre  imagination,  audacieuse- 
ment  personnifiée  parle  poète,  apparaît  sur  la  scène,  revêtue 
d'habits  éclatants  et  caractéristiques  :  elle  s'approche  du  grand 
homme  méconnu,  elle  entame  avec  lui  un  dialogue  étrange, 
mais  sublime.  Certes,  voilà  des  hardiesses  inconnues    à  notre 
théâtre  classique,  et  même,  j'oserai  ledire,authéàtre  des  Grecs. 
Eschyle  a  personnitiê  dans  son  Promcthée  deux  types  allégo- 
riques, Xii  Force  et  la  J'iolence ;  mais, jamais  il  n'a  poussé  fau- 

*  Voyez,  par  exemple,  h  Triomphe  de  la  Croix,  ou  le  Prince  Fernawl,  de  Calile- 
ron;/fs  Travaux  de  Jacob,  Fontovéjune,  de  Lopp,  etc.,  etc.  ;  et,  san? aller  clierrher 
si  loin,  rappelons-nous  les  hardiesses  de  Corneille  dans  le  Cid  ou  dans  le  Menteur. 


804  THÉÂTRE  DE  LOPE  DE  VÉGA. 

dace  jusqu'à  dédoubler,  pour  ainsi  dire,  son  héros,  et  faire 
assister  ses  auditeurs  d'une  manière  sensible  et  matérielle  à 
ces  entretiens  ineffables  qui  s'échangent  entre  les  diverses 
facultés  de  l'âme,  entre  Vun  et  Vautre.  Colomb  est  emporté 
par  son  Imagination  en  présence  d'un  tribunal  auguste  :  sur 
un  trône  siège  la  Providence  divine^  ayant  à  sa  droite  la  Re- 
ligion chrétienne^  à  sa  gauche  V Idolâtrie.  «  Sofs  attentif, 
Colomb;  car  dans  ce  tribunal  s'agite  un  débat  qui  t'intéresse.  « 
Et  la  Religion  plaide  en  faveur  du  nouveau  monde  ;  elle  réclame 
de  la  Providence  divine,  au  nom  du  testament  et  du  sang  de 
Jésus-Christ,  le  terme  de  cette  trop  longue  tyrannie  qu'exerce 
sa  rivale  sur  ces  malheureux  peuples.  Le  Démon  accourt,  et 
vient  soutenir  ses  prétendus  droits  :  g  O  Juge  trois  fois  saint! 
ô  Providence  éternelle!  où  donc  envoies-tu  Colomb?...  Ce 
qui  conduit  là-bas  les  Espagnols,  ce  n'est  pas  l'esprit  religieux 
et  chrétien  :  c'est  l'amour  de  l'or...  »  Mais  les  temps  sont 
arrivés  :  la  Providence  prononce  l'oracle  :  «  La  conquête  doit 
s'accomplir,  »  et  Colomb  ,  ranimé  par  cette  vision  céleste, 
retourne  importuner  de  ses  prières  les  rois  catholiques,  et 
obtient  enfin  des  vainqueurs  de  Grenade  la  flotte  et  les  mate- 
lots dont  il  a  besoin  :  «  Si  vous  daignez  m'aider,  seigneur, 
a-t-il  dit,  j'irai  vous  conquérir  ces  Indiens  idolâtres,  lesquels 
doivent,  ce  me  semble,  être  soumis  à  la  foi  chrétienne  par  un 
roi  que  l'on  a  surnommé  le  Catholique,  et  parla  plus  sage  et 
la  plus  pieuse  des  reines.  —  Qu'on  donne  à  Colomb  ce  qu'il 
désire,  a  répondu  Ferdinand,  et  puisse  le  ciel  être  favorable  à 
ses  hautes  pensées,  afin  que  la  monarchie  d'Espagne  soit 
agrandie,  et  que  les  idolâtres  soient  réunis  à  f  Eglise  !  » 

Au  second  acte,  c'est  encore  au  nom  de  Dieu  que  la  révolte 
de  l'équipage  est  apaisée,  et  que  trois  jours  ée  répit  sont  ac- 
cordés au  persévérant  navigateur  par  ses  compagnons  incré- 
dules. Aussi  ,  comment  s'étonner  que  leurs  premiers  cris  de 
joie  à  la  vue  de  cette  terre  tant  désirée  soient  des  cris  de 
reconnaissance  envers  le  Seigneur  :  «  Terre!  terre!...  Te Dewn 
laudanius...  Au  nom  de  Dieu!  sainte  Marie,  saint  Jean,  saint 
Pierre...  »  Et  bientôt  on  les  voit  entrer  sur  la  scène  portant 
avec  respect  l'auguste  signe  du  salut.  «  Je  te  vois  donc  enfin, 


THÉÂTRE  DE  LOPE  DE  VÉGA.  805 

ô  terre!  s'écrie  Colomb.  Eh  bien!  ai-je  tenu  ma  parole?  {A 
frère  Bujl.)  Mon  frère,  donnez-moi  cette  croix;  je  la  veux 
planter  ici  ;  elle  doit  servir  de  fanal  au  nouveau  monde. 

FRKRE   BUYL. 

Voici  un  endroit  qui  me  semble  propice. 

COLOMB. 

Tous,  tous  à  genoux  ! 

FRÈRE    BliYL. 

Heureux  le  rivage  sur  lequel  va  croître  cette  plante  sacrée  ! 
Que  chacun  de  nous  l'invoque  à  son  tour. 

COLOMB. 

C'est  à  moi  de  te  parler  le  premier,  illustre  et  sainte  couche 
sur  laquelle  Dieu  est  mort  étendu.  Tu  es  la  noble  bannière 
qu'il  leva  contre  le  péché,  celui  qui,  en  mourant,  vainquit  la 
mort  et  nous  donna  la  vie,  et  je  vois  encore  sur  ton  bois  la 
trace  de  son  sang  glorieux.  )) 

Et  frère  Buyl,  et  Barthélémy  Colomb,  etPinzon,  et  Arana, 
et  Terrazas,  saluent  successivement  l'étendard  sacré,  arboré 
pour  la  première  fois,  mais  à  jamais,  sur  la  terre  du  nouveau 
monde;  et  tous,  pressés  d'un  saint  enthousiasme,  expriment 
en  termes  brûlants  et  poétiques  leur  amour,  leurs  actions  de 
grâces,  leurs  espérances. 

Au  troisième  acte  reparaît  le  merveilleux,  mais  un  merveil- 
leux chrétien ,  qui  me  semble  bien  supérieur  aux  opérations  ma- 
giques de  Prospéro',  comme  les  anges,  que  fait  parfois  interve- 
nir Lope  de  Véga,  me  transportent  dans  des  régions  poétiques 
et  idéales  bien  préférables  an  sabbat  des  sorcières  de  Macbeth. 
J'aime  à  voir  le  dénoùment  de  cette  j)ièce ,  éminemment  ca- 
tholique, rappeler  à  notre  souvenir  la  lutte  du  premier  acte 
entre  le  ciel  et  l'enfer,  entre  la  croix  et  le  démon.  Ce  dernier 
profite  habilement  des  crimes  des  Espagnols  pour  souh'ver 
contre  eux  les  Indiens  :  les  coupables  sont  égorgés,  la  croix 
est  abattue,  on  en  jette  les  débris  à  la  mer;  mais  à  l'instant  se 

•  Voir  la  Tempête  de  Shakspeare- 


m^  THEATRE  DE  LOPE  DE  VÉGA. 

fait  entendre  une  musique  mélodieuse  ;  une  croix  nouvelle 
sort  de  l'endroit  même  où  s'élevait  la  première ,  et  va  peu  à 
peu  grandissant.  «  C'est  un  arbre  divin,  s'écrie  le  cacique 
Duncan,  confondu...  Bois  sacré,  dès  aujourd'hui  tu  dois  ré- 
gner sur  ces  contrées.  Il  n'en  faut  pas  douter,  la  religion 
chrétienne  est  la  seule  véritable,  w 

Le  poète  nous  transporte  alors  à  Barcelone  :  Colomb, 
naguère  si  méprisé  des  courtisans,  est  honoré  comme  un  roi, 
et  son  génie  admiré  de  tous.  Ferdinand  lui  remet  une  ban- 
nière éclatante,  où  sont  brodées  les  armoiries  qu'il  décerne 
au  noble  Génois,  ainsi  que  la  fameuse  devise  : 

Por  Castilla  y  por  Léon 
Nuevo  inundo  hallô  Colon. 

«  Cette  devise,  dit  le  monarque,  dit  bien  la  gloire  de  Co- 
lomb et  la  notre.  Allons  donner  le  baptême  à  ces  représen- 
tants de  l'Inde,  et  offrir  à  Dieu  nos  prières  et  nos  cœurs.  C'est 
un  beau  jour  pour  Colomb  que  celui  où  il  a  étendu  la  domina- 
tion du  Christ  et  la  puissance  de  l  Espagne.  » 

Oui,  dirons-nous  avec  l'habile  traducteur  de  Lope,  oui,  ce 
grand  poète  respire  la  foi,  l'ardeur,  l'enthousiasme;  oui,  u  il 
vous  entraîne,  il  vous  enflamme,  il  vous  élève  dans  une  sphère 
d'activité  supérieure;  tandis  que  Shakspeare,  plus  penseur, 
si  vous  voulez,  et  plus  philosophe,  provoque  le  doute,  et  fait 
éprouver  à  ses  lecteurs  je  ne  sais  quel  vague  malaise,  qui  dut 
s'emparer  plus  d'une  fois  de  cette  intelligence  inéditative.  » 
J'oserai  dire,  si parva  licet  componere  magnis,  que  Shakspeare 
et  Lope  de  Véga ,  ces  deux  contemporains  d'une  belle  épo- 
que littéraire,  font  éprouver  les  mêmes  impressions  que,  de 
nos  jours,  dans  un  genre  fort  différent  et  fort  inférieur,  mais 
singulièrement  populaire,  produisent  en  moi  Ch.  Dickens  et 
Fernand  Caballero,  l'auteur  de  la  Petite  Dorrit  et  l'auteur  de 
Pauvre  Doloîès.  Dickens  m'étonne  et  m'intéresse,  sans  me 
laisser  aucune  impression  morale  bien  définie  ;  les  Nouvelles 
andalouses  me  touchent  et  m'élèvent  ;  la  foi  est  là,  et  le  ciel 
est  au  bout. 

L.   Langlois. 


L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 


PENDANT  LA  GUERRE 


Parmi  les  graves  questions  souievées  depuis  deux  ans  par 
la  guerre  des  Etats-Unis,  il  en  est  une  qui,  trop  souvent 
passée  sous  silence  dans  la  presse,  ne  laisse  pas  que  d'exciter 
par  elle-même  un  vif  intérêt.  Cette  question,  complètement 
étrangère,  et,  à  vrai  dire,  supérieure  à  toutes  les  autres,  c'est 
l'influence  exercée  par  la  religion  dans  les  armées  des  deux 
partis,  c'est  le  sort  de  tant  de  milliers  d'âmes  engagé  et  décidé 
pour  toujours  sur  les  champs  de  bataille. 

On  sait  assez  quelles  ont  été  pour  le  monde  entier  les  con- 
séquences d'une  lutte  qui  a  pris  en  quelques  mois  des  pro- 
portions gigantesques.  On  connaît  les  sacrifices  imposés  à 
l'industrie  européenne,  les  entraves  apportées  au  commerce 
maritime,  l'acharnement  et  tous  les  fléaux  d'une  guerre  civile 
que  l'humanité  déplore  sans  pouvoir  y  mettre  un  terme.  Bien 
des  fois  les  calholiques  se  sont  demandé  s'il  n'y  avait  pas  du 
moins  quelque  compensation  à  tant  de  pertes  irréparables; 
si  Dieu,  dans  sa  miséricorde,  ne  ménageait  pas  un  retour  plus 
prononcé  vers  la  vraie  foi  en  frappant  un  peuple  encore  jeune 
et  déjà  puissant  qui,  depuis  quatre-vingts  ans,  s'élançait  avec 
une  ardeur  effrénée  sur  toutes  les  routes  de  la  fortune. 

C'est  là  sans  doute  le  secret  de  Dieu.  L'avenir  pourra  seul 
nous  le  révéler.  Autant  qu'il  est  permis  de  fonder  des  conje.D- 
tiires  sur  les  faits  que  nous  allons  rapporter,  n'y  aurait-il  pas 
déjà  lieu  d'espérer  des  jours  meilleurs  pour  TEglise  d'Ainé- 


808  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 

rique  ?  Nous  laisserons  au  lecteur,  sur  ce  point  délicat,  la 
liberté  de  ses  appréciations  personnelles.  Si  nous  osions  lui 
demander  quelque  chose,  ce  serait  de  prier  pour  la  prompte 
réalisation  de  si  belles  espérances.  Nous  nous  bornerons  à 
mettre  sous  ses  yeux  les  extraits  de  plusieurs  lettres  écrites  par 
des  hommes  témoins  ou  acteurs  des  faits  qu'ils  racontent. 
Ces  lettres  avaient  été  écrites  à  la  hâte  et  sous  l'impression  du 
moment  ;  elles  étaient  destinées  à  rester  secrètes.  Des  juges 
compétents  ont  pensé  qu'il  y  aurait  quelque  profit  à  les  livrer 
à  la  publicité.  Celles  qu'on  va  lire  se  rapportent  plus  spécia- 
lement au  début  de  la  guerre. 


Nouvelle-Orléans,  17  avril  1861 . 

Au  moment  où  je  vous  écris,  la  Nouvelle-Orléans  est  dans 
une  agitation  inexprimable.  Le  télégraphe  vient  d'y  apporter 
la  terrible  nouvelle  :  le  fort  Sumter  a  été  pris  par  les  troupes 
confédérées  sous  les  ordres  du  général  Beauregard.  Ainsi, 
voilà  le  premier  coup  de  canon  tiré,  la  guerre  civile  est  com- 
mencée. Dieu  seul  sait  quand  elle  finira.  A  voir  les  passions 
qui  fermentent  depuis  plusieurs  mois,  elle  sera  longue,  san- 
glante, acharnée.  Hélas!  ma  pauvre  patrie  ! 

S'il  est  pour  nous  une  consolation  dans  notre  malheur, 
c'est  que  notre  sainte  religion  reste  en  dehors  des  questions 
purement  politiques  qui  divisent  les  Etats  du  nord  et  les  Etats 
du  sud.  Nous  pouvons  en  toute  liberté  offrir  aux  deux  partis 
les  secours  de  notre  ministère  :  «  L'esclavage,  disent  les  uns, 
est  une  institution  antisociale,  contraire  au  droit  naturel,  ré- 
prouvée par  l'Évangile.  — L'esclavage,  répondent  les  autres,  est 
une  institution  admise  de  temps  immémorial  ;  les  patriarches 
avaient  des  esclaves.  Dieu  les  y  autorisait,  la  preuve  en  est 
dans  la  Bible.  Pourquoi  donc  l'esclavage  serait-il  un  crime  au- 
jourd'hui en  Amérique?  »  Quoi  qu'il  en  soit  de  ces  discussions 
de  plus  en  plus  envenimées,  dans  lesquelles  on  peut  voir 
aisément  moins  la  cause  que  l'indice  ou  le  prétexte  d'une 


PENDANT  LA  GUERRE.  809 

profonde  rivalité  de  races,  d'influence  et  surtout  d'intérêts, 
toujours  est-il  que  dans  les  deux  camps  on  applaudit  égale- 
ment au  zèle  du  clergé  catholique.  Aux  yeux  de  tout  Améri- 
cain, dans  le  nord  peut-être  autant  que  dans  le  sud  ,  le  Nègre 
paraît  un  être  dégradé;  on  évite  son  contact,  il  est,  pour 
ainsi  dire,  séquestré  de  la  société,  même  à  New-York,  où  les 
écoles  publiques  et  les  temples  protestants  lui  sont  fermés. 
La  charité  seule  nous  permet,  à  nous  apotros  du  Père  commun, 
d'aller,  en  dépit  des  préjugés,  éclairer  et  consoler  cette  portion 
déshéritée  du  genre  humain.  Notre  unique  ambition  est  d'en 
faire  des  hommes  et  des  chrétiens.  Nous  avons  ici  et  ailleurs 
des  pères  chargés  de  leur  apprendre  le  catéchisme  et  de  les 
relever  à  leurs  propres  yeux  par  le  sentiment  de  leur  dignité, 
en  leur  administrant  les  sacrements  et  en  leur  ouvrant  la 
perspective  de  l'héritage  céleste. 

Dernièrement  un  de  nos  pères  missionnaires  allait  rendre 
visite  à  un  de  nos  malades  sur  la  rive  droite  du  Mississipi. 
Il  attendait  impatiemment  le  départ  du  bateau  à  vapeur, 
lorsqu'il  y  vit  entrer  un  homme  vigoureux  tirant  après  lui  un 
pauvre  Nègre  attaché  à  une  grosse  corde  et  les  mains  serrées 
par  des  menottes.  Ému  de  pitié,  il  prend  des  informations. 
On  lui  dit  que  c'est  un  esclave  qui  a  tenté  d'assassiner  son 
maître,  et  qu'on  va  pendre  à  l'instant  sur  le  théâtre  même  de 
son  crime.  Telle  est  la  justice  expéditive  des  États-Unis. 
Le  père  aborde  aussitôt  le  patient.  Il  lui  demande  s'il  a  reru 
le  baptême.  <«  Non,  répond-il,  mais  j'ai  entendu  parler  du 
Maître  du  ciel,  je  l'ai  prié  à  genoux  toute  la  nuit  dernière  pour 
obtenir  de  lui  la  grâce  de  faire  une  bonne  mort.  »  Dans  de 
telles  dispositions,  il  n'avait  besoin  ni  d'un  catéchisme  bien 
long,  ni  d'exhortations  bien  pressantes.  Le  père  lui  répète 
deux  ou  trois  fois  les  vérités  les  plus  essentielles,  puis  il  le 
baptise.  Tout  cela  ne  lui  prend  que  le  temps  qu'il  faut  pour 
traverser  le  fleuve.  Un  vient  lui  dire  ([ue  son  malade  est  à 
l'article  de  la  mort.  Il  se  sépare  alors  de  son  nouveau  frère  en 
Jésus-Christ,  l'embrasse  avec  effusion,  et  l'envoie  tout  joyeux 
en  paradis. 

Jamais  peut-être  les  circonstances  ne  furent  plus  favorables 


810  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 

pour  exercer  notre  ministère  auprès  de  ces  malheureux 
esclaves.  Chacun  de  nous,  dans  la  mesure  de  ses  forces,  vou- 
drait se  consacrer  tout  entier  à  leur  service  et  marcher  sur  les 
traces  de  notre  bienheureux  père  Pierre  Claver,  qui  signait  : 
Pierre^  esclave  des  Nègres  pour  toujours.  Mais,  quels  que 
soient  nos  désirs,  les  Nègres  ne  forment  qu'une  partie  du  trou- 
peau que  nous  avons  à  évangéliser.  Il  y  a  encore  ici  un  grand 
nombre  d'Irlandais  et  d'Allemands,  sans  compter  les  Français 
qui  descendent  des  anciens  colons.  C'est  là  le  principal  noyau 
de  la  population  catholique.il  nous  faut  prêcher  en  anglais,  en 
français,  en  allemand,  et  faire  de  fréquentes  excursions  dans 
le  sud  de  la  Louisiane. 

Je  pourrais  résumer  en  un  seul  mot  l'état  religieux  du  pays  : 
il  y  a  progrès  sensible.  Les  catholiques  entrent  pour  une  part 
notable  dans  la  formation  des  nouveaux  régiments.  Ils  tien- 
nent la  plupart  à  mettre  ordre  à  leur  conscience  avant 
d'aller  au  feu.  Il  y  aussi  beaucoup  de  protestants  ébranlés.  Le 
pressentiment  des  malheurs  qui  nous  attendent  porte  tout 
tiaturellement  à  lever  les  yeux  vers  le  ciel.  Ce  n'estpas  pourtant 
qu'on  regarde  ici  la  cause  du  Sud  comme  désespérée.  Loin 
de  là,  la  confiance  est  telle  que  le  prix  des  propriétés  a 
augmenté  d'un  tiers  en  quelques  semaines.  On  fond  des 
canons  et  des  mortiers,  on  construit  des  navires  de  guerre,  on 
fait  toutes  sortes  de  préparatifs.  Puisse  Dieu  les  rendre  inutiles 
en  nous  donnant  la  paix! 

II 

Collège  de  Spring-Hill,  près  de  la  Nouvelle-OrJéaus,  juin  i  861 . 

Je  saisis  une  occasion  imprévue  pour  vous  envoyer  de  nos 
nouvelles.  Le  blocus  établi  par  les  flottes  fédérales  s'étend 
déjà  jusqu'à  nous,  bien  que  nous  soyons  à  deux  mille  kilo- 
mètres de  Washington.  C'est  vers  cette  dernière  ville  que  se 
dirigent  tous  les  efforts  des  confédérés.  Quelques-uns  de  nos 
pères  sont  aumôniers  dans  l'armée.  Ils  ont  été  demandés  par 
les  généraux  et  par  les  chefs  du  gouvernement,  qui  font  pro- 


PENDANT  LA  GUEIIRE.  811 

fession  de  respect  et  de  sympathie  pour  la  religion  catholique. 
Le  générai  Beauregard,  qui  commande  dans  la  A'irginie,  est 
un  excellent  chrétien.  Nos  pères  sont  tellement  occupés  qu'ils 
passent  la  plus  grande  partie  de  la  nuit  à  entendre  les  con- 
fessions sous  la  tente.  Le  réveil  du  sentiment  religieux  dans 
les  troupes  et  les  fruits  du  ministère  dépassent  toutes  leurs 
espérances.  Dieu  soit  béni! 

Pour  qui  connaît  la  nature  humaine  et  l'ignorance  des 
Américains  en  matière  de  religion,  il  paraît  tout  simple  que, 
la  grâce  aidant,  nous  ayons  un  grand  nombre  de  conversions. 
Quand  on  est  sans  préjugés,  sans  parti  pris,  et  qu'on  éprouve 
une  secousse  décisive  sous  le  coup  d'une  guerre  comme  la 
notre,  on  a  besoin  d'un  point  d'appui,  de  consolations  dans 
le  présent,  de  garanties  pour  l'avenir  ;  on  les  demande  à  la 
religion,  qui  seule  peut  les  donner.  Tout  récemment  un  capi- 
taine se  présenta  dans  notre  collège  :  «  Mon  Père,  me  dit-il 
en  m'abordant,  je  vous  déclare  que  je  n'ai  jamais  appartenu 
à  aucun  culte.  Je  dois  partir  aujourd'hui  pour  la  Virginie. 
Il  est  temps  de  régler  les  affaires  de  ma  conscience.  Voudriez- 
vous  m'aclministrer  le  baptême  et  entendre  ma  confession  ?  » 
Ce  que  je  fis,  et  il  fallait  voir  la  joie  de  notre  nouveau 
chrétien  ! 

Tous  nos  collèges  sont  maintenant  fermés,  excepté  celui  de 
Spring-llill.  Plus  de  nouvelles  de  nos  pères  du  Missouri,  les 
comnuniications    sont    interceptées.    Dans  le    Missouri,    le 
Kentucky  et  le  Tennessee,  les  deux  partis  sont  aux  prises  avec 
des  forces  à  peu  près  égales.  On  prétend  que  le  célèbre  mi- 
nistre protestant  Brownlow  prêche  la  révolte  aux  esclaves  du 
Tennessee  oriental.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  y  a  aujour- 
d'hui dans  les  Etats  du  sud  beaucoup  de  jiréventions  contre 
les  sectes   protestantes.   On    répète    tous  les   jours    que   les 
Yankees  (c'est  le  nom  qu'on  leur  donne  ici)  ne  font  tant  de 
bruit  à  propos  de  l'esclavage  que  pour  gagner  les  sympa- 
thies  de   l'Europe.   Leur  philanthropie    ne  va   pas,    dit-on, 
jusqu'à  se  permettre  chez  eux  les  moindres  relations  sociales 
avec  les  Nègres,  qu'ils  ne  laissent  même  pas  s'asseoir  à  coté 
d'eux  dans  les  wagons  jniblics. 


812  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 

Vous  voyez  où  nous  en  sommes  ;  l'homme  est  partout  et 
toujours  le  même.  Ses  passions  font  son  malheur.  Je  vous  en 
conjure,  priez  pour  nous  et  pour  notre  chère  patrie. 


III 


New-York,  juillet  1861 . 


Je  tiens  tout  d'abord  à  vous  apprendre  que  je  suis  nommé 
aumônier  d'un  régiment.  C'est  assez  vous  dire  qu'ici  la  guerre 
a  tout  changé.  New- York  est  aux  Etats  du  nord  ce  que 
Paris  est  à  la  France.  Aussi  y  avons-nous  ressenti  depuis 
quatre  mois  le  contre- coup  des  tristes  événements  qui  ren- 
dent, hélas  !  bien  précaire  l'existence  d'une  vaste  république 
naguère  encore  si  florissante.  La  population  a  constamment 
les  yeux  tournés  au  sud,  vers  le  Potomac.  Sur  la  rive  droite 
du  Potomac,  flotte  depuis  quelques  semaines  le  drapeau  des 
confédérés,  en  vue  et  près  de  Washington.  Delà,  des  alarmes 
et  une  exaltation  continuelles,  provoquées  d'ailleurs  et  entre- 
tenues par  les  clameurs  de  la  presse,  par  les  discours  des 
meetings  et  par  l'arrivée  ou  le  départ  des  nouveaux  régiments. 

Nous  avons  donné  pendant  l'hiver,  à  New-York  et  dans 
les  environs,  plusieurs  missions  qui  ont  été  couronnées  de 
succès.  Les  catholiques  et  même  un  certain  nombre  de  pro- 
testants ont  suivi  les  exercices  avec  assiduité.  Nous  avons  eu 
le  bonheur  de  faire  des  conversions.  Mais  dès  le  mois  de 
mars  a  commencé  une  telle  agitation  des  esprits,  qu'il  a  bien 
fallu  suspendre  momentanément  l'œuvre  des  missions.  Un 
beau  jour  on  apprenait  que  le  nouveau  président,  M.  Abra- 
ham Lincoln,  dont  la  vie  était  menacée  par  l'insurrection  de 
Baltimore,  se  voyait  obligé  de  traverser  la  ville  incognito 
pour  aller  prendre  en  main  les  rênes  du  gouvernement  à 
Washington.  Quelques  jours  après,  le  président  et  le  congrès 
étaient,  disait-on,  cernés  à  Washington  même.  Puis  c'était  la 
déclaratioh  de  guerre,  la  prise  du  fort  Sumter  par  les  con- 
fédérés, la  concentration  de  leurs  troupes  au  nord  de  la  Vir- 
ginie. C'était  enfin  la  perspective  d'une  lutte  plus  redoutable 


PENDANT  LA  GUERRE.  813 

qu'on  ne  l'avait  prévu,  et  dont  nous  devions  souffrir  nous-mê- 
mes, malgré  le  rôle  pacifique  que  nous  nous  sommes  imposé. 

Notre  collège  de  Georges-Town  est  situé,  comme  vous 
savez,  sur  luie  hauteur  qui  domine  Washington,  (l'est  une 
excellente  position  militaire.  Il  a  fallu  en  renvoyer  nos 
élèves,  trois  cent  cinquante  pensionnaires,  pour  faire  place 
à  un  régiment  chargé  de  défendre  la  capitale  de  l'Union.  Le 
président  a  offert  10,000  francs  par  mois  pour  prix  de  lo- 
cation. Nos  pères  lui  ont  déclaré  qu'il  était  juste  qu'ils 
eussent  leur  part  de  sacrifices  dans  les  circonstances  criti- 
ques où  se  trouve  la  république,  et  ils  n'ont  rien  voulu 
recevoir. 

C'est  à  la  demande  et  avec  l'autorisation  du  gouvernement 
que  nous  allons  remplir  les  fonctions  d'aumonier  dans  l'ar- 
mée. Nous  ne  sommes  encore  que  trois  qui  ayons  ce  titre 
avecle  rang  et  la  solde  de  capitaine  ;  d'autres  viendront  nous 
aider  au  besoin.  Les  catholiques  entrent  pour  plus  d'un 
tiers  dans  le  contingent  de  l'armée  fédérale.  Ils  sont  presque 
tons  Irlandais,  Allemands  ou  Français.  Les  officiers  se  pro- 
mettent d'en  faire  de  bons  soldats.  Et  nous,  en  ferons-nous 
de  bons  catholiques?  Quelques-uns  le  sont  déjà.  Mais,  pour 
le  plus  grand  nombre,  je  ne  compte  guère  que  sur  l'effica- 
cité de  la  grâce,  quand  je  vois  comment  ils  ont  contracté  leur 
engagement  militaire. 

Jusqu'ici  l'armée  n'avait  qu'un  effectif  de  i5,ooo  hommes 
disséminés  sur  le  vaste  territoire  des  États-Unis.  Pour  orga- 
niser avec  ce  petit  no3au  l'armée  de  5o(),ooo  hommes  qu'on 
veut  mettre  sur  pied,  on  est  bien  obligé  de  recourir  à  un 
nouveau  système  de  recrutement.  On  fait  appel  aux  citoyens 
de  bonne  volonté,  et  le  gouverneur  de  chaque  Etat  donne  le 
titre  de  colonel  à  quiconque  a  leinpli,  comme  il  a  pu.  les 
cadres  d'un  régiment  conipreuanl  dix  compagnies  de  cent 
hommes  chacune.  La  difficulté  est  de  trouver  des  hommes. 
Voici  comment  on  s'y  prend  à  New-Aork.  Sur  la  grande 
place  de  City-llall  sont  dressées  des  tentes  dans  lesquelles 
se  trouvent  les  bureaux  d'engagement.  Le  sergent  recruteur 
va  et  vient  devant  sa  tente,  attendant  qu'il  se  présente  des  vo- 


814  .    L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UMS 

lontaires,  et  jusqu'ici  les  volontaires  n'ont  pas  manqué.  Pour 
provoquer  ou  stimuler  au  besoin  leur  humeur  martiale,  ils 
ont  sous  les  yeux  les  faisceaux  d'armes  formés  par  les  nou- 
veaux régiments,  et  ils  peuvent  lire  de  grandes  affiches 
placardées  sur  les  murs.  Le  gouvernement  y  promet  une 
prime  de  80  dollars,  une  solde  mensuelle  de  i3  dollars,  le 
confortable,  un  bel  uniforme  et  des  concessions  de  terres  à 
la  fin  de  la  guerre.  En  tête  des  affiches  sont  représentées  des 
scènes  militaires,  dans  lesquelles  les  troupes  du  Sud  jouent 
invariablement  le  rôle  de  victimes;  ici  écrasées  par  un  cava- 
lier s'élanrant  au  galop,  là  transpercées  par  la  baïonnette 
d'un  fantassin,  ou  bien  mitraillées  à  bout  portant  par  un 
artilleur  maniant  avec  dextérité  une  pièce  de  campagne  aux 
proportions  colossales.  Notre  volontaire,  une  fois  décidé, 
entre  dans  la  tente,  signe  son  engagement,  reçoit  la  prime 
promise,  endosse  l'uniforme  et  fait  partie  du  nouveau  régi- 
ment, qui  sort  de  New- York  en  suivant  la  longue  rue  Broad- 
way, où  il  est  salué  par  les  applaudissements  de  la  foule. 

Il  y  a  sans  doute,  dans  ces  soldats  improvisés,  beaucoup 
de  courage,  et  chez  la  plupart,  une  dose  quelconque  de 
patriotisme.  Mais  il  arrive  malheureusement  qu'on  en  trouve 
un  certain  nombre  qui  ont  vécu  jusque-là  désœuvrés  et  dans 
l'ignorance  la  plus  complète  en  matière  de  religion.  En  voici 
un  exemple,  le  fait  est  récent.  Un  ministre  protestant  se  pré- 
sente à  un  colonel,  très-bon  catholique,  et  lui  demande  la 
permission  de  haranguer  le  régiment.  C'est  l'usage  ici  de 
bien  accueillir  ceux  qui  veulent  parler,  et  même  de  les 
écouter  avec  patience,  quelles  que  soient  leurs  opinions  reli- 
gieuses ou  politiques;  la  demande  est  donc  accordée.  Le 
prêche  fini,  le  colonel  à  son  tour  prend  la  parole  :  «  Eh  bien! 
mes  amis,  vous  avez  entendu  ce  que  le  ministre  vous  a 
dit?  »  Et  tous  de  répondre  :  «  Oui.  —  Eh  bien!  que 
choisissez  -  vous  ?  croire  et  pratiquer  ce  qu'il  enseigne,  ou 
aller  en  enfer? —  Aller  en  enfer!  »  s'écrient  tous  les  sol- 
dats. Le  ministre  n'en  revenait  plus;  désappointé,  étourdi 
d'une  telle  réponse,  il  entre  dans  une  sainte  colère,  s'emporte 
contre  le  colonel,  qu'il  accuse  d'être  l'envoyé  du  diable  pour 


PENDANT  LA  GUERRE.  815 

perdre  son  régiment.  Mais  le  colonel,  sans  s'émouvoir  : 
«  Monsieur  le  ministre,  vous  n'avez  pas  lieu  de  vous  plaindre  ; 
on  vous  a  laissé  pleine  liberté  pour  débiter  votre  sermon. 
D'ailleurs,  vous  avez  mal  interprété  la  pensée  de  mes  soldats; 
par  le  mot  d'enfer  ils  entendent  le  pays  ennemi  où  ils  vont 
combattre.  »  Là  -  dessus  le  ministre  se  retire  assez  peu 
satisfait  de  l'aventure,  et  ne  pouvant  ajouter  foi  à  une  telle 
explication.  C'était  pourtant  l'exacte  vérité.  Chose  triste  à 
dire,  la  plupart  de  ces  soldats  étaient  catholiques,  mais  de 
nom  seulement.  Nous  les  avons  instruits,  et  comme  il  y  avait 
chez  eux  beaucoup  plus  d'ignorance  que  d'incrédulité,  ils 
ont  bien  rempli  leurs  devoirs  religieux. 

Ce  qui  rendra  notre  ministère  plus  facile,  c'est  que  les  vo- 
lontaires se  sont  groupés  par  professions  ou  par  nationalités. 
On  voit  des  régiments  composés  à  peu  près  exclusivement  de 
Français,  d'Allemands  et  d'Irlandais.  Bien  que  chacun  de 
nous  soit  attaché  spécialement  à  un  régiment,  nous  avons 
toute  liberté  de  visiter  les  régiments  qui  n'ont  pas  d'aumô- 
nier, et  il  y  en  a  plusieurs;  car  si  les  prêtres  séculiers  sont 
zélés  dans  tous  les  diocèses  des  États-Unis,  ils  sont  malheu- 
reusement trop  peu  nombreux  pour  suffire  aux  besoins  du 
ministère  même  paroissial. 

Nous  avons  appris  que  nos  pères  de  l'Ouest  et  du  Sud 
avaient,  eux  aussi,  fourni  leur  contingent  d'aumôniers  aux 
armées  des  confédérés.  Ainsi,  nous  allons  nous  trouver  en 
présence  ,  remplissant  les  mêmes  fonctions  dans  des  rangs 
ennemis.  Mais  soyez  sans  crainte,  notre  rencontre  ne  fera 
point  couler  d'autres  larmes  que  celles  de  la  chnrilé  frater- 
nelle. Nous  avons  arboré  le  même  drapeau,  et  notre  devise, 
que  les  deux  partis  comprennent  et  respectent  également, 
c'est  :  Amis  de  tout  le  monde,  mais  surtout  des  pécheurs,  des 
blessés  et  des  malheureux.  Ah!  que  je  donnerais  volontiers 
tout  mon  sang  pour  que  ces  milliers  d'hommes  avec  lesquels 
nous  allons  vivre,  travailler  et  peut-être  mourir,  fussent  ani- 
més des  mêmes  sentiments  de  charité  les  uns  pour  les  autres! 
Enfants  de  la  même  patrie,  naguère  soumis  aux  mêmes  lois 
et  au  même  gouvernement,  ils  ne  songent  aujourd'hui  qu'à 


816  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 

se  combattre  et  à  s'entre- tuer  !  Que  diraient  Franklin  et 
Washington,  s'il  lem^  était  donné  de  revenir  parmi  leurs 
compatriotes  et  de  fouler  encore  du  pied  ce  sol  de  l'Amé- 
rique  qu'ils  avaient  affranchi  du  joug  étranger! 

Pour  moi,  j'ai  le  cœur  navré  rien  que  d'entendre  ce  mot 
néfiiste  :  guerre  civile!  C'est  peut-être,  hélas!  la  ruine  de  ma 
malheureuse  patrie  ;  c'est  certainement  un  gouffre  entr'ouvert 
pour  engloutir  des  milliers  de  victimes,  et  pour  les  jeter 
où  ^...  Hélas!  mon  Dieu,  ayez  pitié  de  nous  ! 


IV 


Camp  Mary,  près  Washington,  t2  juillet  1861. 

Vous  voyez  bien,  sans  que  je  vous  le  dise,  que  je  suis  aumô- 
nier, et  que  je  suis  déjà  en  campagne.  Mon  régiment  et  moi, 
nous  faisons  partie  de  l'armée  du  Potomac,  commandée  par  le 
général  Scott.  Notre  camp  n'est  situé  qu'à  une  lieue  de  Wash- 
ington. J'ai  pu,  pendant  les  deux  premières  semaines,  aller 
coucher  à  notre  résidence.  C'était  pour  moi  une  consolation, 
après  les  fatigues  de  la  journée,  de  passer  la  nuit  auprès  du 
saint  sacrement  et  sous  le  toit  d'une  maison  delà  Compa- 
gnie. Mais  j'ai  cru  ensuite  devoir  rester  au  camp ,  parce  que 
c'est  le  soir  que  les  soldats  se  confessent  de  préférence.  Me 
voilà  donc,  comme  les  enfants  de  Jacob,  vivant  sous  la  tente, 
aujourd'hui  ici ,  demain  je  ne  sais  où.  Mon  nouveau  logis 
est  un  carré  d'environ  huit  pieds;  il  me  sert  tour  à  tour  de 
chambre  à  coucher,  de  chapelle,  de  confessionnal  et  de 
salle  de  réception. 

Mon  régiment  doit  avoir  un  effectif  de  t,ooo  hommes;  il 
n'est  pas  encore  au  complet.  Sur  65o  dont  il  se  compose 
actuellement,  les  trois  quarts  sont  catholiques.  Depuis  trois 
semaines  que  nous  sommes  ici,  j'en  ai  confessé  3i3  et  j'ai 
donné  la  communion  à  132.  J'ai  même  fait  trois  baptêmes. 
En  dehors  de  mon  régiment,  j'ai  préparé  une  centaine  de 
soldats  à  la  communion.  Dans  un  petit  groupe  de  ^4,  il  s'en 


PENDANT  LA  GUERRE.  SH 

est  trouvé  huit  qui  n'avaient  pas  encore  fait   leur  première 
communion. 

La  plu|)arl  des  catholiques  sont  Irlandais.  Avec  les  qualités 
traditionnelles  de  leur  nation,  foi  vive,  respect  profond  pour 
le  prêtre  et  pour  tout  ce  qui  tient  à  la  religion  ,  ils  ont  un 
défaut  qui  n'est  malheureusement  que  trop  commun  parmi 
eux,  une  étrange  passion  pour  les  liqueurs  fortes.  Par  suite 
de  ce  vice  déplorable,  un  certain  nombre  d'entre  eux  ont 
abandonné  la  pratique  des  sacrements  depuis  dix  ans  et  même 
plus.  Quand  on  peut  empêcher  l'Irlandais  de  s'enivrer,  on  en 
fait  tout  ce  que  l'on  veut  :  il  est  chaste,  pieux,  généreux. 
Mais  une  fois  dans  l'ivresse,  et  un  rien  suffit  pour  l'y  plon- 
ger, il  ne  recule  devant  aucun  crime,  excepté  toutefois  devant 
celui  de  faire  gras  le  vendredi  et  de  mal  parler  des  prêtres  et 
de  la  religion.  Telle  est  la  faiblesse  de  ces  pauvres  gens  qu'il 
n'est  pas  rare  d'en  rencontrer  qui,  aujourd'hui,  de  la  meil- 
leure foi  du  monde,  vous  jurent  à  deux  genoux,  la  main 
sur  l'Évangile,  de  ne  plus  jamais  toucher  aux  boissons  eni- 
vrantes ;  et  pourtant ,  par  la  force  de  l'habitude ,  le  diable 
aussji  les  poussant,  vous  les  verrez  encore  ivres  avant  huit 
jours. 

J'ai  rencontré,  parmi  les  catlioliqnes,  un  certain  nombre  de 
Français  et  d'Allemands;  ils  nese  distinguent  j)asjusqu'ici  par  la 
vivacité  de  leurs  sentiments  religieux.  Quant  aux  j)rotestants,  il 
n'y  a,  du  moins  pour  le  présent,  que  peu  de  bien  à  faire  auprès 
deux.  Ils  causent  assez  volontiers  avec  le  prêtre  catholique, 
mais  c'est  tout.  En  général,  la  religion  est  la  dernière  de  leurs 
})réoccupalions.  Indifférents  pour  toute  esj)èce  de  culte,  si 
vous  les  pressez  un  peu,  ils  vous  réjiondent  avec  un  sang- 
froid  f|iii  vous  épouvante  :  «  Pourvu  que  je  me  conduise 
selon  ma  conscience ,  cela  suffit.  »  A^oilà  le  fruit  du  pi  otes- 
tantisme,  mais  principalement  chez  les  habitants  des  grandes 
villes,  qui  ont  sous  les  yeux  le  triste  spectacle  de  sectes  nom- 
breuses prêchant  toutes  des  symboles  contradictoires.  A  New- 
York,  on  compte  aujourd'hui  trente-deux  sectes  différentes, 
depuis  les  méthodistes  purs  jusqu'aux  illuminés,  qui  pré- 
tendent prouver  par  la  Bible  un  savoir  par  inspiration  que  la 
!•  52 


818  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 

fin  du  monde  arrivera  sans  faute  dans  l'année  1867.  La  reli- 
gion paraît  ainsi  une  véritable  tour  de  Babel  où  chacun  croit 
ce  qu'il  veut,  et  il  arrive  que  le  plus  grand  nombre,  ne  se  don- 
nant pas  la  peine  de  démêler  la  vérité  de  l'erreur,  prend  le 
parti  plus  commode  de  ne  croire  à  rien  du  tout.  Ah!  si  les 
catholiques  comprenaient  quel  bienfait  c'est  pour  eux  que  la 
foi! 

Il  y  a  presque  tous  les  jours  des  escarmouches  plus  ou 
moins  vives  sur  les  bords  du  Potomac.  Les  deux  armées  sont 
là  comme  deux  hommes  qui  se  mesurent  de  l'œil  et  qui  es- 
sayent leurs  forces  avant  d'en  venir  à  un  engagement  décisif. 
Jusqu'ici  les  avantages  ont  été  balancés.  Tout  récemment  un 
officier,  chargé  de  s'avancer  avec  ses  troupes  à  quatre  lieues  de 
Washington,  a  commis  l'imprudence  de  prendre  le  chemin  de 
fer  et  il  est  arrivé  au  beau  milieu  des  confédérés,  qui  n'ont 
eu  que  la  peine  de  recevoir  les  soldats  à  la  descente  des  wa- 
gons. Ce  n'est  pas  la  bravoure  qui  manque  aux  officiers  et  aux 
soldats  fédéraux,  c'est  l'expérience,  la  discipline,  la  pratique 
du  métier.  La  presse  demande  tous  les  jours  à  grands  cris  la 
bataille;  on  l'aura  ,  et  sanglante,  je  le  crains  bien.  Je  vais  y 
préparer  mon  monde. 


Fort  Albanie,  i  8  oeplembre  1 861 . 

Vous  ne  trouverez  point  sur  votre  carte  le  fort  d'où  je  vous 
écris.  Il  est  situé  tout  près  de  la  ville  d'Alexandrie,  que  vous 
pouvez  voir  sur  la  rive  droite  du  Potomac,  au  sud  et  non  loin 
de  Washington.  Nous  voilà  donc  entrés  dans  la  Virginie,  État 
confédéré.  Vous  savez  sans  doute  que,  le  21  juillet,  nous 
avons  essuyé  une  grande  défaite  à  Bull's  Run,  ou,  comme 
nous  dirions  en  français,  au  Torrent  du  Taureau.  Quelle 
terrible  journée  !  Mon  régiment  n'a  pas  pris  part  à  la  bataille, 
mais  il  a  bien  eu  sa  part  de  fatigues. 

Nous  étions  à  Washington;  vers  midi  on  nous  donna  l'ordre 
de  partir  en  toute  hâte.  Des  bateaux  nous   conduisirent  à 


PENDANT  LA  GUERRE.  819 

Alexandrie,  où  nous  dûmes  atlendre  jusqu'à  quatre  heures  et 
demie.  Nous  prîmes  alors  le  chemin  de  fer  et  nous  arrivâmes 
à  Fairfax,  à  peu  de  distance  du  théâtre  de  la  bataille.  Au 
même  instant ,  nous  vîmes  arriver  les  premiers  fuyards. 
C'étaient  une  foule  de  curieux  qui  étaient  venus  là  comme 
pour  assister  à  un  spectacle,  des  voituriers  chargés  des  équi- 
pages qui  avaient  coupé  les  traits  de  leurs  chevaux,  puis  des 
soldats.  Il  était  presque  nuit.  Le  régiment  se  retira  dans  les 
bois,  à  une  lieue  de  la  grand'route,  et  y  resta  sur  le  qui-vive 
jusqu'à  une  heure  après  minuit.  Il  n'y  avait  là  qu'une  poignée 
d'hommes,  800  environ,  et  encore  dans  quel  état!...  L'en- 
nemi, pensait-on,  va  poursuivre  les  fuyards  à  quelques  pas 
d'ici;  ne  se  détournera-t-il  point  pour  nous  envelopper  ?  Le 
vent  nous  apportait  les  cris  des  vainqueurs.  Toutes  les  idées 
étaient  sinistres.  On  ne  savait  ce  qu'on  allait  devenir,  lorsqu'à 
une  heure  du  matin  l'ordre  arriva  de  battre  en  retraite  jus- 
qu'à Alexandrie. 

Nous  partons  sans  bien  connaître  les  routes  :  heureuse- 
ment la  lune  nous  éclairait.  Nous  nous  engageons  dans  des 
chemins  de  traverse,  nous  les  trouvons  fermés  de  distance  en 
distance  par  des  abatis  d'arbres,  ce  qui  rend  la  marche  lente 
et  difficile.  Enfui  nous  nous  voyons  arrêtés  par  un  obstacle  in- 
surmontable. Il  faut  rebrousser  chemin  pendant  plus  d'une 
heure  et  tenter  une  autre  voie.  C'était  pour  notre  bonheur, 
car  nous  faisions  fausse  route.  A  cinq  heures  du  matin,  nous 
étions  encore  à  plus  de  quatre  lieues  d'Alexandrie.  Ce  fut 
seulement  vers  les  dix  heures  que  nous  y  arrivâmes  par  une 
pluie  battante.  On  nous  mit  péle-méle  avec  quelques  autres 
régiments  dans  un  fort  qui  est  en  dehors  de  la  ville.  Mais  là, 
dans  la  boue  jusqu'aux  genoux,  rien  pour  nous  abriter  contre 
une  pluie  torrentielle,  et,  pour  comble  d'infortune,  rien  pour 
apaiser  une  faim  dévorante!  Les  soldats,  tombant  de  fatigue, 
se  couchaient  dans  la  boue  :  c'était  un  spectacle  navrant.  Le 
thermomètre  marquait  alors,  dès  huit  heures  du  matin  et  à 
rond)re,  jusqu'à  92  degrés  Fahrenheit.  Je  sentais  mes  forces 
défaillir;  mais  je  n'étais  pas  plus  à  plaindre  que  mes  braves 
gens.  C'était  le  cas  de  dire  ;  A  la  guerre  comme  à  la  guerre! 


820  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 

On  connaît  aujourd'hui  la  cause  de  notre  défaite.  C'est  un 
mouvement  habile  du  général  Johnston,  qui  s'est  dérobé  au 
général  Patterson  pour  tomber  à  l'improviste  sur  l'aile  droite 
de  Mac-Dowell.  Un  régiment  de  New- York  a  été  le  premier  à 
lâcher  pied,  ce  qui  a  amené  le  triste  spectacle  auquel  nous 
avons  assisté  à  notre  arrivée  à  Fairfax.  Quant  au  nombre  des 
morts  et  des  blessés,  on  est  si  peu  d'accord  que  je  ne  puis  rien 
vous  en  dire,  même  approximativement.  Un  de  nos  pères,  qui 
avait  su  gagner  ici  l'affection  des  officiers  et  des  soldats,  a 
obtenu  un  sauf-conduit  pour  visiter  les  blessés  sur  le  champ 
de  bataille.  Je  viens  d'apprendre  que  son  ministère  y  a  été 
très-utile.  Il  se  disposait  k  revenir  à  Alexandrie;  mais  le  gé- 
néral Beauregard,  qui  commande  en  chef  l'armée  des  con- 
fédérés, lui  a  dit  qu'on  avait  besoin  de  lui  et  qu'on  le  gar- 
derait encore  quelques  jours. 

Voici  la  statistique  religieuse  de  mon  régiment  :  5^2  con- 
fessions, 356  communions.  J'ai  maintenant  des  communions 
mensuelles  et  même  plus  fréquentes.  En  général,  je  suis  très- 
content  des  soldats,  de  leur  côté  ils  me  sont  fort  attachés. 
Quant  aux  officiers,  ils  sont  très-respectueux,  mais  il  est  rare 
qu'ils  se  confessent.  Au  commencement  j'éprouvais  une  grande 
difficulté  à  réunir  les  soldais  pour  la  messe  et  pour  le  ser- 
mon. Les  chefs,  quoique  catholiques,  mettaient  peu  de  zèle 
à  meseconder.  Ils  me  faisaient  de  belles  promesses,  et  à  Theure 
fixée  pour  la  messe,  même  le  dimanche,  le  régiment  était  à 
déjeuner  ou  à  l'exercice.  C'était,  il  est  vrai,  plutôt  l'effet  de 
l'oubli  et  de  la  négligence  que  de  la  mauvaise  volonté.  En- 
nuyé de  ce  contre-temps,  j'ai  pris  le  parti  de  tout  faire  par 
moi-même.  Je  me  suis  donc  procuré  une  clochette,  et  chaque 
matin,  avant  la  messe,  je  l'agite  avec  force  pour  qu'on  l'en- 
tende dans  tout  le  camp.  Après  cela  vient  qui  veut,  personne 
n'y  est  obligé.  On  y  voit  d'ordinaire  la  moitié  du  régiment,  et 
le  dimanche  il  y  est  presque  tout  entier.  A  la  fin  de  la  journée, 
quand  les  exercices  militaires  sont  terminés,  je  récite  la  prière 
du  soir,  où  je  réunis  un  grand  nombre  de  mes  hommes. 

Je  viens  de  préparer  à  la  communion  4oo  soldats  apparte- 
nant à  divers  régiments.  Un  certain  nombre  n'avaient  pas  en- 


PENDANT  LA  GUERRE.  82i 

core  fait  la  première  communion ,  et  quelques-uns  n'avaient 
pas  même  reçu  le  baptême. 

Voici  maintenant  un  petit  aperçu  sur  nos  affaires  tempo- 
relles. Le  gouvernement  ne  se  charge  pas  de  nourrir  les  offi- 
ciers. Il  leur  donne  une  tonte  et  tous  les  mois  une  certaine 
somme  avec  laquelle  ils  se  tirent  d'affaire  comme  il  leur  plaît. 
On  choisit  ordinairement  plusieurs  compagnons  et  on  prend 
un  cuismier  à  frais  communs.  Je  vis  avec  quatre  officiers,  et 
nous"  faisons  bon  ménage,  f^e  simple  soldat  se  trouve  ici  dans 
de  meilleures  conditions  qu'en  Europe.  Outre  l'équipement  et 
une  solde  mensuelle  de  70  francs,  on  lui  donne  une  nourriture 
abondante  et  de  bonne  qualité,  évaluée  à  2  francs  par  jour.  On 
estime  que  le  chiffre  des  dépenses  mensuelles  occasionnées 
par  la  guerre  s'élève  à  plus  de  45o  millions.  Si  la  guerre  se 
prolonge,  le  pays  sera  ruiné.  L'avenir  est  plus  sombre  que 
jamais.  La  défaite  de  BuU's  Run  a  fait  tomber  bien  des  illu- 
sions. Dieu  seul  sait  où  nous  allons.  Priez  pour  nous.  Adieu. 


VI 


Camp  Michigan,  janvier  1862. 

La  canon   gronde  à  deux  lieues  d'ici.     Pauvre  Amérique! 

Notre  nouveau  camp  est  situé  dans  les  bois  à  deux  lieues 
au-dessous  d'Alexandrie,  sur  les  bords  du  Potomac,  près  de 
Mount-Vernon,  la  patrie  de  Washington.  Le  général  iMac- 
Clellan  a  le  commandement  en  chef  de  l'armée  depuis  le  mois 
d'octobre.  Il  travaille  activement  à  établir  une  discipline 
sévère.  C'est  le  point  capital  C'est  aussi  le  j)lus  difficile  à  ob- 
tenir, vu  l'habitude  d'indépendance  individuelle  contractée 
par  les  Américains.  Croiriez-vous  qu'on  a  trouvé  souvent  les 
sentinelles,  assises,  le  fusil  entre  les  jambes,  lisant  attentive- 
ment leur  journal  à  quelques,  pas  tles  avant-postes  ennemis? 
Ce  qui  nuit  encore  à  l'esprit  de  subordination,  c'est  que  les 
officiers,  élus  par  leurs  soldats,  n'ont  pas  toujours  le  prestige 
du  savoir  et  de  l'expérience.  Une  autre  plaie,  et  fort  dange- 
reuse, de  l'aveu  de  tout  le  monde,  c'est  la  presse,  qui  divulgue 


822  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 

les  secrets  du  Congrès  et  des  généraux,  et  qui  pèse  sur  le 
gouvernement  de  tout  le  poids  de  l'opinion  publique.  Mais 
s'il  fallait  en  apprécier  les  funestes  conséquences,  il  y  aurait 
trop  à  dire. 

Ma  grande  affaire,   ce  sont  les  intérêts  spirituels  de  mes 
chers  soldats.    J'ai  entrepris  depuis  quelques    jours  de   les 
appeler  les  uns  après  les  autres  dans  ma  tente   pour  savoir 
où  ils  en  sont.  J'en  ai  déjà  vu  plus  de   la  moitié.  De  temps 
en  temps,  il  m'arrive  quelque  protestant,  qui  demande  à  ren- 
trer  au   bercail.   Pour  faciliter  le  bien  qui  s'opère,  je  viens 
de  bâtir  une  église.   Elle  a  trente-six  pieds  de  long  sur  trente 
de  large;    sa  hauteur  au  milieu  est  de  dix  pieds  et  de  six  sur 
les  côtés.  Les  murs  sont  formés  d'un  assemblage  de  pieux, 
de  branchages  et  de  terre  avec  quelques  planches  pour  retenir 
la  terre.  De  vieilles  toiles  de  tentes  composent  la  toiture,  dont 
les  trois  quarts  seulement  sont  achevés.    Je  suis  à  bout  de 
ressources.    Quand  la  neige  tombe  pendant  la  nuit,  je  ne  suis 
pas  sans  inquiétude,  et  je  îT)'attends  bien  d'un  jour  à  l'autre 
à  voir  la  pluie  s'ouvrir  un  passage  par-ci  par-là.  Cependant 
j'ai  encore  lieu  d'être  fier  de  mon  œuvre.   Tous  les  jours  de 
grand  matin  je  dis  la  messe  dans  mon  église.  Elle  est  à  moitié 
pleine,  et  le  dimanche,   elle  ne  peut  contenir  tout  le  monde, 
bien   que  mes  gens  se  tiennent  debout  et  serrés  ;   c'est  que 
j'ai   maintenant   700   catholiques  dans  mon   régiment,   sans 
compter  près  de  3oo  protestants. 

On  m'a  donné  dernièrement  un  nouvelle  tente.  Je  m'oc- 
cupe à  diviser  l'ancienne.  Une  partie  me  servira  de  couloir 
et  d'antichambre,  et  je  ferai  de  l'autre  une  petite  chapelle  où 
je  garderai  le  saint  sacrement.  Il  y  est  déjà;  mais  personne 
ne  s'en  doute  encore.  C'est  pour  moi  un  grand  bonheur 
d'être  ainsi  auprès  de  Notre-Seigneur.  Mais  il  me  semble 
l'entendre  qui  me  fait  un  reproche,  celui  de  le  garder  ainsi 
pour  moi  tout  seul,  tandis  que  beaucoup  de  bonnes  âmes 
viendraient  ici  le  visiter  et  l'adorer  si  elles  le  savaient  si  près 
d'elles.  Elles  lui  fourniraient  par  là  l'occasion  de  répandre 
sur  nous'ses  bienfaits  avec  plus  d'abondance.  Nous  en  avons 
si  grand  besoin  ! 


PEiNDAiNT  LA  GUERRE.  823 


VII 


Camp  MichîLjan,  2  février  4862. 

(iraude  nouvelle!  le  nn  des  rois  est  on  résidence  jJcrmuT 
nente  dans  notre  armée,  et  il  y  a  sa  cour  d'adorateurs  fidèles  ! 
Ma  petite  chapelle  est  son  palais,  et  on  y  vient  à  toute  heure 
lui  rendre  les  hommages  qui  lui  sont  dus.  Voici  comment  : 
un  soldat  m'a  construit  un  petit  tabernacle,  qui  sert  de  troue 
à  Notre-Seigueur,  et  devant  lequel  un  cierge  brùle  nuit  et 
jour.  Il  y  a  des  bancs  où  douze  personnes  peuvent  s'agenouiller 
ou  s'asseoir,  et  il  y  a  toujours  du  monde  sur  ces  bancs. 
Vous  allez  savoir  pourquoi  il  n'y  a  pas  dans  notre  armée  de 
service  plus  régulier. 

Nous  avons  formé  une  association ,  appelée  Société  de 
l Autel ^  dont  les  règles  sont  celles-ci  :  i"  Passer  une  heure 
chaque  semaine  en  adoration  devant  le  saint  sacrement; 
2"  Couununier  ou  au  moins  se  confesser  tous  les  mois  ; 
3*^  Entendre  la  sainte  messe  tous  les  malins  et  assister  tous 
les  soirs  à  la  prière,  à  moins  d'empêchement  légitime; 
4°  Eviter  l'ivrognerie,  les  jurements  et  les  mauvaises  conver- 
sations. A  la  lin  de  la  première  semaine,  j'avais  déjà  223  noms 
sur  ma  liste.  Il  y  a  un  officier  ou  surveillant  pour  chaque 
dizaine.  Ces  officiers  sont  élus  par  les  associés.  Leur  office 
consiste  à  avoir  l'œii  sur  ceux  qui  leur  sont  confiés ,  et  à 
agréger  de  nouveaux  confrères.  Je  leur  ai  divisé  les  jours  de 
la  semaine  afin  qu'il  y  ait  à  peu  près  le  même  nombre  d'ado- 
rateurs chaque  jour.  Pendant  la  messe  les  associés  récitent  le 
chapelet,  les  litanies  du  saint  nom  de  Jésus  et  l'Angélus. 
J'ai  encore  établi  la  récitation  du  chaj)elet  dans  les  chambrées 
avant  le  coucher,  bii  soldat  est  désigné  pour  le  dire  à  haute 
voix,  el  les  autres  répondent.  Une  dizaine  de  chambrées,  com- 
posées chacune  d'une  quinzaine  de  soldats,  ont  adopté  cette 
pieuse  pratique.  J  espère  bien  qu'elle  sera  établie  avant  peu 
dans  la  plupart  des  autres  chambrées. 

Ln  mot  maintenant  sur  notre  situation   au    j)oinl  de  vue 


8-24  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 

militaire.  Les  ennemis,  au  nombre  de  17,000,  dit-on,  sont 
près  de  nos  quartiers  d'hiver^,  une  petite  rivière  nous  sépare. 
Les  sentinelles  avancées  échangent  de  temps  en  temps  quel- 
ques coups  de  fusil.  Les  routes  sont  détestables  ;  de  la  boue 
jusqu'aux  genoux.  Il  ne  faut  pas  penser  pour  le  moment  à  se 
mettre  en  campagne.  Mais  dans  un  mois,  si  je  ne  me  trompe, 
ce  sera  sérieux.  A  la  garde  de  Dieu!  A  vrai  dire,  cela  ne  m'ef- 
fraye pas.  On  se  familiarise  avec  tout,  même  avec  la  mort. 

Il  y  a  quelques  jours,  tout  mon  régiment  est  allé  aux  avant- 
postes,  à  deux  lieues  du  camp.  Les  soldats  étaient  dispersés 
le  long  des  routes,  dans  les  bois  et  sur  les  collines.  Ils  étaient 
par  petits  pelotons  de  4  ou  5  hommes  dans  le  même  endroit. 
J'allais  les  voir  tous  les  jours  et  revenais  au  camp  seulement 
le  soir.  La  nuit  dernière,  cinquante  ont  été  dirigés  tout  près 
de  l'ennemi  pour  attaquer  une  maison.  Ils  ont  fait  deux  pri- 
sonniers et  tué  sept  ou  huit  hommes,  mais  ils  ont  perdu  trois 
des  leurs.  Ce  matin,  à  la  pointe  du  jour,  pendant  que  je  disais 
la  messe,  un  courrier  m'a  remis  à  l'autel  une  dépêche  me 
pressant  de  partir  aussitôt  pour  administrer  les  blessés  ,  qui 
se  mouraient.  La  messe  terminée,  je  me  hâte  de  monter  à 
cheval.  J'arrive  à  temps  pour  assister  mes  braves  gens  et  pour 
les  aider  à  bien  mourir.  L'un  d'eux  me  disait  :  «  Mon  Père, 
hier  soir  je  n'ai  pas  pu  réciter  mon  chapelet ,  parce  qu'on 
nous  a  fait  partir  avant  la  nuit.  Mais  à  la  place  du  chapelet , 
j'ai  dit  en  route  les  litanies  de  la  sainte  Vierge.  » 


VIII 


Baltimore,  avriK1862. 


Nous  recevons  d'excellentes  nouvelles  sur  le  résultat  des 
missions  données  pendant  l'hiver  dans  les  États  de  New-York, 
de  Massachusetts  et  de  Pensylvanie.  Le  Maryland  n'a  pas  été 
moins  favorisé.  La  proximité  du  théâtre  de  la  guerre ,  les 
souffrances  imposées  par  les  malheurs  présents  et  l'incerti- 
tude de  l'avenir,  ont  puissamment  contribué  au  réveil  des 


PENDANT  LA  GUEU RE.  825 

sentiments  religieux  dans  les    populations.   Nous  avons   eu 
plus  d'une  preuve  que  le  canon  est  un  excellent  prédicateur. 

Je  ne  vous  parlerai  pas  des  diverses  localités  évangélisées 
par  plusieurs  Pères  de  notre  province.  Quelques  mots  seule- 
ment sur  deux  de  mes  missions.  J'ai  commencé  par  Long- 
Green  ,  situé  à  dix  milles  de  lîaltimore.  Je  préchais  ordinai- 
rement deux  ou  trois  fois  par  jour  et  je  confessais  le  reste  du 
temps.  Quoiqu'à  la  campagne,  j'ai  entendu  eui^iron  5oo  con- 
fessions, dont  un  bon  noml)re  étaient  générales.  Plusieurs 
pénitents  faisaient  jusqu'à  vingt  milles  pour  assister  à  la  mis- 
sion. La  moisson  a  dépassé  mes  espérances.  De  Long-Green 
je  suis  parti  avec  un  autre  Père  pour  Charlestown,  près  Bos- 
ton. Nous  y  avons  prêché  pendant  quinze  jours.  L'église,  qui 
peut  contenir  à  peine  3,ooo  personnes  assises,  était  remplie 
tous  les  soirs  de  4)Ooo  auditeurs  au  moins,  s'y  tenant  serrés 
et  debout.  De  ma  vie,  je  n'avais  vu  un  auditoire  aussi  atten- 
tif et  aussi  sympathique. 

Mais  c'est  à  peine  s'il  était  nécessaire  de  prêcher,  car  la 
grâce  semblait  agir  par  elle-même.  Vous  pourrez  en  juger 
quand  vous  saurez  que,  pendant  ces  deux  semaines,  nous 
passions  ordinairement  de  dix  à  quatorze  heures  par  jour  au 
confessionnal.  Lorsqu'arrivaient  lo  heures  du  soir,  j'étais 
tellement  fatigué,  qu'il  me  fallait  plus  d'une  fois  laisser  là, 
sans  les  entendre,  de  pauvres  gens  qui  attendaient  leur  tour 
depuis  5  heures  du  matin.  La  ferveur  de  ces  chrétiens  me 
remplissait  d'admiration,  et  j'ai  pu  toucher  au  doigt  en  cette 
circonstance  les  prodiges  que  l'on  trouve  rapportés  dans 
l'histoire  de  la  Compagnie.  Que  n'étions-nous  un  plus  grand 
nombre  d'ouvriers!  quel  bien  nous  aurions  pu  faire!  Il  y 
avait  déjà  plus  de  6,000  communions,  et  nous  n'étions  pas 
à  la  moitié  quand  il  a  fallu  partir.  Cette  paroisse  compte  à 
elle  seule  au  moins  10,000  catholiques.  Cependant  il  n  y  a 
que  deux  prêtres  pour  la  desservir,  encore  tous  deux  sont-ils 
invalides.  Vous  voyez  que  nous  avions  une  rude  besogne  , 
nous  n'y  suffisions  pas,  même  avec  un  renfort  de  plusieurs 
Pères  de  notre  collège.  Si  nous  avions  pu  prolonger  d'un 
mois  notre  séjour  dans  cette  ville,  nous  y  aurions  entendu 


826  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 

au  moins  12,000  confessions,  tant  il  nous  arrivait  de  monde 
des  environs.  Je  ne  parle  pas  des  dispositions,  vous  ne  pou- 
vez  rien  imaginer   de  mieux.   Nous  avons  vu  des  pénitents 
s'évanouir  au  saint   tribunal,   tant   ces   infortunés  faisaient 
d'efforts  et  éprouvaient  d'émotions  pour  se  décharger  enfin  de 
ce  qui,  depuis  de  longues  années,  oppressait  leur  cœur.  Il 
y  avait  toujours  autour  de  nous  une  foule  compacte.  Un  soir 
entre  autres,  un  si  grand  nombre  de  femmes  se  pressaient  aux 
abords  de  mon  confessionnal,  que  les  hommes  ne  pouvaient 
pas  arriver  jusqu'à  moi.  Voyant  leur  bonne  volonté  el  les 
obstacles  qu'on  y  opposait ,  je  fermai  tout  à  coup  les  deux 
grilles,  puis,  je  fis  approcher  les  hommes,  que  j'entendis  sans 
changer  de  place.   I!s  furent   enchantés  du  privilège  que  je 
leur  accordais  ,  et  ils   se  présenlèrent  tous  successivement. 
L'un  d'eux,  assez  avancé  en  âge,  avait  particulièrement  attiré 
mon  attention  par  un  air  de  componction  profonde  et  con- 
centrée. Je  le  rencontrai  en  sortant  de  l'église,  et  j'engageai 
conversation  avec  lui.  Je  lui  demandai  s'il  n'avait  pas  con- 
servé quelque  pratique  de  dévotion  envers  la  sainte  Vierge  : 
«  Oui,   Père,  me    répondit-il;    quoique  j'aie   été   plusieurs 
années    sans    remplir  mes  devoirs  religieux ,  je  n'ai  jamais 
laissé  passer  un  seul   jour   sans   réciter  quelques  prières  en 
l'honneur  de   la  sainte   Vierge.  —  Eh  bien!  vous  voyez  au- 
jourd'hui comment  cette  bonne  Mère  a  fini  par  vous  rame- 
ner. —  Oui,  mon  Père,  me  dit-il,   je  le  vois,  »  et  il  se  mita 
sangloter.    De   mon   coté ,  je   ne  pus  retenir  mes  larmes  à 
Ja  vue  de  ce  nouveau  prodige  de  la  Mère  de  miséricorde. 

Un  nouveau  ministère,  qui  nous  a  donné  beaucoup  d'oc- 
cupations et  beaucoup  de  consolations,  c'est  celui  que  nous 
avons  été  chargés  d'exercer  parmi  les  troupes  caïupées  sur  les 
bords  du  Potomac.  Nos  pères  aumôniers  avaient  grand  besoin 
d'auxiliaires.  J'ai  partagé  leurs  travaux  pendant  six  semaines. 
Quelle  joie  de  ramener  des  pécheurs  en  retard  depuis  dix, 
quinze  ou  vingt  ans,  d'en  préparer  plusieurs  à  la  première 
communion,  et,  le  croirez-vous?  d'en  baptiser!  Tel  père  a 
gagné,  à  lui  seul,  toute  une  brigade;  tel  autre,  il  est  vrai 
que  c'est  un    vétéran,  a   administré   1,800    baptêmes.   Il  y 


PENDANT  LA  GUKURE.  8Ï7 

a  telle  ambulance  desservie  par  les  sœurs  de  charité  où  la 
grâce  a  opéré  des  merveilles.  Plusieurs  centaines  de  blessés, 
tant  protestants  que  catholiques,  y  ont  vu  s'ouvrir  pour  eux 
la  porte  du  ciel.  Gagnés  d'avance  par  le  dévoùment  et  les  soins 
maternels  des  bonnes  sœurs,  ils  ne  manquaient  pas  de  bien 
accueillir  des  conseils  donnés  avec  autant  d'adresse  que  de 
charité  sur  les  graves  intérêts  de  leurs  consciences.  «  Bonne 
sœur,  disait  le  malade,  je  suis  prêt  à  tout  ce  que  vous  voudrez. 
Vous  avez  eu  soin  du  corps;  je  consens  volontiers  à  ce  que 
vous  fassiez  aussi  du  bien  à  mon  âme.  »  Et  là-dessus  la  sœur 
se  mettait  à  expliquer  les  principales  vérités  de  la  religion  , 
puis,  à  défaut  de  prêtre,  elle  excitait  à  la  contrition  ,  et ,  au 
besoin,  administrait  le  baptême. 

J'aurais  bien  d'autres  faits  semblables  à  vous  citer,  qui  vous 
paraîtraient  peut-être  incroyables.  Vraiment,  il  n'y  a  aujour- 
d'hui que  les  affaires  du  bon  Dieu  qui  soient  en  voie  de  pros- 
périté dans  notre  Amérique. 

Vous  savez  que  nous  avons  des  Pères  missionnaires  ou  au- 
môniers sur  tous  les  théâtres  de  la  guerre,  même  sur  mer.  Nous 
a^vons  entre  autres  un  aumônier  à  bord  du  J/errimac  et  un 
aumônier  dans  les  troupes  de  débarquement  envoyées  sur  les 
côtes  de  la  Floride.  Le  travail  ne  manquera  pas,  car  le  gou- 
vernement fédéral  se  propose,  dit-on,  de  faire  une  rude  cam- 
pagne. Son  plan  consisterait,  d'après  les  journaux,  à  prendre 
les  deux  boulevards  situés  aux  deux  extrémités  des  États  du 
sud,  Richemond  et  la  Nouvelle-Orléans,  puis,  d'un  côté,  par 
lelittoral  derOcéan,de  l'autre, par  l'Ohioet  leMississipi,  àen- 
veiopper  les  confédérés  dans  un  cercle  deferqui  se  resserrerait 
peu  à  peu  de  manière  à  les  étouffer.  Quoi  qu'il  en  soit,  dans 
les  deux  partis,  on  sent  également  le  besoin  de  recourir  à 
Dieu.  On  a  déjà  décrété,  à  diverses  reprises,  des  jours  de 
prières  et  déjeunes.  Dieu  nous  accordera,  ce  me  semble,  une 
grande  grâce  le  jour  où  il  fera  que  les  deux  partis  décrètent 
tout  simplement  la  fin  de  la  guerre.  C'est  la  grâce  que  je  lui 
demande,  et  tpie  je  vous  prie  de  lui  ilemander  pour  nous. 


828  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS 


IX 


Ile  Santa-Rosa,  dans  la  baie  de  Pensacola,  janvier  1862. 

Dieu  soit  béni!  j'ai  eu  à  subir  de  rudes  épreuves,  et  j'ai  pu 
travailler  efficacement  à  sa  plus  grande  gloire!  Nous  sommes 
depuis  longtemps  ici,  sur  une  île  déserte,  exposés  aux  varia- 
tions d'une  température  presque  toujours  extrême,  aux  priva- 
tions, aux  maladies,  aux  tempêtes,  enfin  en  vue  et  à  portée  des 
batteries  des  confédérés  qui  bordent  la  côte.  Notre  camp  a  été 
brûlé  une  fois,  nous  avons  été,  pendant  des  semaines  entières, 
réduits  à  la  demi-ration.  C'est  que  les  vents  ne  permettent  pas 
toujours  à  la  flotte  de  nous  apporter  des  vivres.  Le  régiment 
dont  je  suis  aumônier,  a  été  décimé  par  tant  de  souffrances 
plus  encore  que  par  le  feu  de  l'ennemi.  Voilà  ce  qui  m'a 
fourni  des  épreuves;  venons  à  ce  qui  regarde  mes  consola- 
tions. 

Dieu  m'a  accordé  la  grâce  de  me  concilier  le  respect  et 
l'affection  des  hommes  de  mon  régiment  depuis  le  colonel 
jusqu'au  simple  soldat,  sans  en  excepter  les  quelques  protes- 
tants qui  en  font  partie.  Mon  ministère  n'en  est  que  plus  fa- 
cUe  et  plus  fructueux.  Qu'il  me  suffise  de  vous  dire  qu'à  de 
très-rares  exceptions  près,  tout  mon  monde  remplit  ses  devoirs 
religieux.  Le  colonel  donne  le  bon  exemple.  C'est  un  brave  et 
loyal  militaire,  en  même  temps  qu'un  chrétien  de  forte  trempe. 
Vous  allez  en  avoir  la  preuve. 

Un  jour  que,  plus  fatigué  qu'à  l'ordinaire,  je  ne  mangeais 
pas  à  table,  un  officier  protestant  dit  assez  haut  :  «  Il  faudrait 
donner  au  Père  un  congé  de  deux  mois  pour  qu'il  pût  respirer 
lui  air  plus  pur.  »  Ce  n'était  pas  la  première  fois  que  pareil 
propos  se  renouvelait.  Du  reste,  l'officier  ne  parlait  ainsi  que 
par  un  sentiment  de  compassion.  Le  colonel  l'avait  entendu. 
Aussitôt  il  prend  un  air  sérieux,  et  d'un  ton  assez  significatif, 
il  me  demaiide  si  cette  pensée  vient  de  moi  ou  si  je  l'approuve. 
Vous  pensez  bien  que  j'étais  loin  de  partager  le  sentiment  de 


PENDANT  LA  GUERRE.  829 

l'officier  protestant.  Je  répondis  en  conséquence  qu'en  quit- 
tant mon  poste  dans  de  telles  conjonctures,  je  croirais  me 
déshonorer  et  manquer  à  mon  devoir.  «  Et  vous  seriez,  reprit 
vivement  le  colonel  devant  tous  les  officiers,  vous  seriez  le 
premier  prêtre  catholique  à  infliger  un  pareil  déshonneur  à 
son  Egli.se.  Que  les  ministres  protestants,  qui  la  phipart  font 
un  métier  de  leur  position,  abandonnent  leur  poste  au  mo- 
ment du  danger,  c'est  tout  naturel!  Mais  vous,  votre  devoir 
est  de  rester  ici.  Vous  viendriez  à  mourir,  que  vos  os  blanchis 
nous  resteraient  encore  pour  nous  enseigner,  à  nous  autres 
hommes,  à  faire  notre  devoir  jusqu'à  la  mort  !  » 

Ces  paroles  et  l'approbation  entière  que  j'y  donnai  ne  ser- 
virent pas  peu  à  relever  le  moral  de  toute  l'assistance.  Après 
le  dîner,  le  colonel  me  prit  avec  lui,  et  nous  parcourûmes 
ensemble  tous  les  quartiers.  Puis  il  visita  plusieurs  autres 
troupes  de  terre  et  de  mer,  établies  près  de  son  campement. 
Partout  il  déclara  qu'il  permettait  à  son  chapelain  de  recevoir 
quiconque  voudrait  s'adresser  à  lui. 

Ce  fut  une  grande  joie  pour  ces  braves  soldats.  Il  yen  avait 
•-tant  parmi  eux  qui  n'avaient  pas  vu  de  prêtres  depuis  de 
longues  années!  Plusieurs  ont  déjà  répondu  à  l'invitation  du 
colonel;  mais  quelle  ignorance  profonde  j'ai  trouvée  dans  le 
plus  grand  nombre  !  Ils  n'ont  pas  conservé  d'autre  marque  de 
leur  titre  de  chrétiens  que  l'habitude  de  faire  le  signe  de  la 
croix  le  matin  en  se  levant,  et  le  soir  en  se  couchant.  Je  les 
instruis  le  mieux  que  je  peux  ;  mais  je  n'ai  pas  pour  eux  les 
mêmes  privilèges  que  pour  les  hommes  de  mon  régiment. 
Ceux-ci  peuvent  venir  me  trouver  à  toute  heure.  Pour  les  at- 
tirer plus  facilement,  j'ai  même  reçu  du  colonel  plein  pou- 
voir de  les  dispenser  du  service  au  besoin.  Voici  ,  entre 
plusieurs  autres,  un  trait  bien  édifiant,  qui  vous  montrera 
que  la  grâce  n'est  pas  sans  répondre  à  mes  travaux  apostoli- 
ques et  à  ceux  de  notre  excellent  colonel. 

Dans  une  des  dernières  escarmouches,  plusieurs  soldats  do. 
mon  régiment  furent  ou  tués  ou  blessés.  Pendant  que  j'étais 
à  la  recherche  des  blessés  pour  leur  administrer  les  derniers 
sacrements,  je  rencontrai  un  soldat  irlandais  qui  avait  autour 


830  L'APOSTOLAT  CATHOLIQUE  AUX  ÉTATS-UNIS ,  ETL. 

de  son  cou  un  scapulaire,  une  médaille  et  un  crucifix.  Il 
priait  avec  beaucoup  de  dévotion.  Dès  qu'il  m'aperçut  : 
«  Mon  Père,  me  dit-il,  ne  perdez  pas  votre  temps  avec  moi  , 
car  je  suis  préparé  à  mourir.  Allez  plutôt  à  la  recherche 
d'un  protestant,  mon  ami,  qui  vient  de  recevoir  une  bles- 
sure mortelle,  et  qui  désire  se  faire  catholique.  »  Je  pris 
aussitôt  la  direction  que  le  soldat  irlandais  venait  de  m'indi- 
quer.  Au  bout  de  quelques  instants,  je  trouvai  le  pauvre 
jeune  homme  baigné  dans  son  sang  et  près  d'expirer.  Sur  ma 
demande  s'il  voulait  mourir  catholique  :  «  Oh!  oui ,  Père , 
me  répondit-il  avec  empressement.  Je  veux  être  baptisé  et 
mourir  dans  la  vraie  Église.  »  Je  me  hâtai  de  courir  à  la 
grève,  et,  à  défaut  de  vase,  je  trempai  mon  mouchoir  dans  la 
mer,  puis  je  fis  couler  l'eau  du  salut  sur  le  front  du  moribond. 
Je  lui  administrai  ensuite  l'extrême-onction,  je  l'instruisis  et 
le  consolai  de  mon  mieux.  Je  me  disposais  à  me  séparer  de  ce 
cher  enfant  pour  aller  à  d'autres  :  «  Oh  !  Père,  me  dit-il  d'un 
ton  suppliant,  ne  m'abandonnez  pas.  Tous  les  autres  bles- 
sés sont  catholiques  :  ils  savent  comment  il  faut  mourir. 
Mais,  moi,  je  ne  le  sais  pas!  »  Je  ne  pouvais  nie  refuser 
à  de  pareilles  instances;  je  restai  à  côté  de  lui  jusqu'au  mo- 
ment où  j'eus  recueilh  son  dernier  soupir. 

X. 

Un  pays  qui  a  de  telles  morts,  de  telles  vertus,  de  tels 
chrétiens,  et,  qu'on  nous  permette  de  le  dire,  de  tels  apôtres,  ce 
pays ,  croyons-nous  ,  ne  peut  pas  être  loin  du  royaume  de 
Dieu.  Aux  faits  que  nous  venons  de  reproduire  il  nousseraitfa- 
cile  d'en  ajouter  d'autres  plus  récents  et  non  moins  significa- 
tifs, dont  le  récit  est  en  ce  moment  sous  nos  yeux.  La  conclu- 
sion resterait  la  même  :  beaucoup  de  bien  mélangé  de  beaucoup 
de  mal.  Mais,  dans  la  balance  de  Dieu,  c'est  ordinairement 
le  bien  qui  l'emporte.  Nous  pouvons  espérer  et  prier. 

F.  Gaze  AU. 


BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 


ASSOCIATION  DE  NOTRE-DAME  DES  BONS  LIVRES. 

Procurer  à  toutes  les  classes  de  la  société  de  saines  lectures,  en 
rapport  avec  leur  condition,  leur  éducetion  et  leurs  besoins;  donner 
à  cette  bonne  œuvre  une  organisation,  des  ressources,  un  mode  d'ac- 
tion qui  assurent  la  permanence  du  bienfait;  enfin,  fournir  aux  asso- 
ciés eux-mêmes  des  avantages  spirituels  qui  stimulent  leur  zèle  et 
récompensent  leur  dévoùment;  tel  est  le  but  de  Y Associatian  de 
Notre- Dame -des -bons -Iwres  fondée  à  Nantes,  en  1849,  par  le 
R.  P.  Reulos,  de  la  Compagnie  de  Jésus. 

Depuis  cette  époque  ,  l'œuvre  a  pris  des  développements  considé- 
rables, et  s'est  répandue  dans  un  grand  nombre  de  diocèses.  Plus  de 
quinze  archevêques  ou  évêques,  tant  de  France  que  des  pays  voisins, 
en  ont  approuvé  les  statuts  et  encouragé  rétablissement. 

Le  R.  P.  Rootbaan,  dernier  général  de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  un 
diplôme  daté  de  Rome  le  i""  novembre  i85o,  érigea  l'Associaliou 
de  Notre-Dame-des-bons-livres  de  Nantes  en  congrégation  delà  très- 
sainte  Vierge  et  l'affilia  à  celle  du  Collège  romain,  qui  est  connue 
sous  le  nom  de  Prima  Primnria.  Enfin,  le  souveiain  pontife  lui-même, 
dans  un  rescrit  du  22  novetnhre  iS^s.  non  content  d'approuver 
l'Association ,  a  daigné  l'enrichir  de  plusieurs  indulgences  plénières 
ou  partielles. 

Les  statuts  de  la  congrégation  de  Notre-Dame-des-bons-livres , 
l'organisation  des  bibliothèques,  la  métliode  suivie  pour  la  distri- 
bution des  livres,  et  les  autres  particularités  qui  concernent  l'œuvre, 
ont  été  consignées  par  le  P.  Reulos,  dans  une  notice  qui  a  pour  titre  : 
Notice  sur  f  Association  de  Notre-Dame-des-bons-livres  ^  Nous  y 
renvoyons  ceux  des  lecteurs  qui  désireraient  de  plus  anq)les  rensci- 
guements.  Donnons  toutefois  les  extraits  suivants  : 

'  A  Nantes,  chez  Moreau,  libraire,  3«  édit.  revue  et  augmentée.    • 


832  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

((  Le  rescrit  du  souverain  pontife  donne  à  tous  les  fidèles  de  Tuu 
et  de  Tautre  sexe  et  de  tous  les  pays,  la  faculté  de  s'agréger  à  l'Asso- 
ciation de  Notre-Dame-des-bons-livres  de  Nantes.  Seront  agrégés 
tous  ceux  qui  se  feront  inscrire  sur  un  registre  à  cet  usage  tenu  par 
un  prêtre  ou  par  une  supérieure  de  communauté  religieuse,  en  quel- 
que lieu  que  ce  soit.  Les  prêtres  et  les  supérieures  de  communauté 
peuvent  ouvrir  les  registres  d'agrégés,  sans  autre  autorisation  que 
celle  que  nous  donnons  ici  *.  » 

Comme  tous  les  livres  ne  conviennent  pas  également  à  tous,  le 
P.  Reulos  a  établi  dans  les  bibliothèques  deux  catégories  ou  sections, 
la  première  pour  la  classe  supérieure  et  instruite;  la  seconde  pour  la 
classe  inférieure. 

i^  Les  dépôts  de  livres  sont  tenus  par  des  dames  associées,  et 
placés,  autant  que  possible,  dans  les  maisons  des  bibliothécaires;  des 
cartes  d'entrée  particulières  à  chaque  dépôt  en  indiquent  l'adresse  et 
Fheurc  d'ouverture.  Nos  bibliothèques  ne  sont  pas  des  cabinets  de 
lecture.  On  emporte  les  livres-,  on  peut  les  garder  deux  mois.  Le 
prêt  est  gratuit;  mais  les  lecteurs  remplacent  les  livres  qu'ils  auraient 
perdus  ou  notal)lement  endommagés  2.   .. 

Voici,  selon  le  P.  Reulos,  la  marche  à  suivre  ordinairement  pour 
former  des  Associations  de  Notre-Dame-des-bons-livres  : 

"  On  pourrait  commencer  avec  un  certain  éclat,  en  faisant  un  appel 
pul)lir  aux  personnes  de  piété.  Il  no  faudrait  pas  alors  s'organiser 
d'une  manière  définitive,  mais  attendre  les  leçons  de  l'expérience.  Le 
succès  sera  plus  assuré,  si  l'on  commence  sans  bruit  et  sans  annoncer 
l'œuvre. 

«  Quelques  dames  s'associent;  elles  achètent  un  petit  nombre  d'ou- 
vrages, des  plus  intéressants.  Ils  sont  la  piopriété  de  l'Association 
naissante.  L'un  de  ses  membres  se  charge  provisoirement  de  les 
prêter.  On  les  offre  aux  personnes  avec  qui  on  est  en  rapport.  Peu  à 
peu  le  nombre  des  livres,  des  lecteurs  et  des  associés  s'augmentera. 
Un  prêtre  prendra  la  direction  de  l'Association ,  on  formera  un  con- 
seil et  on  nommera  des  officlères.  Dans  les  villes  où  il  y  a  déjà  des 
bibliothèques  catholiques ,  il  serait  utile  de  former  des  associations 
de  dames  à  qui  on  les  céderait;  on  étalilirait  ainsi  une  œuvre  durable. 
Les  Associations  de  Notre-Dame-des-bons-livres  établies  ailleurs, 
sont  indépendantes  de  celle  de  Nantes  dans  leur  administration  et  leurs 
règlements,  mais  elles  lui  sont  de  droit  agrégées,  et  leurs  membres 
gagneront   les  indulgences   accordées  par  le    rescrit   de  Pie  IX,  eu 

*  Notice,  G.  XI,  p.  19. 
»  Page  39é 


BULLETIN  DES  OEUVRES  CATHOLIQUES.  833 

remplissant  les  conditions  qui  v  sont  prescrites,  pourvu  qu'ils  soient 
inscrits  sur  les  registres  de  ces  associations.  L'Association  ninipose 
point  de  cotisation  à  ses  membres.  Elle  n'a  d'autres  ressources  que 
les  dons  volontaires  et  les  quêtes  faites  aux  réunions.  Les  cartes  d'en- 
trée sont  distribuées  par  le  directeur,  les  associés,  les  confesseurs, 
etc.,  à  des  personnes  connues,  afin  qu'on  n'ait  pas  à  craindre  qu'on 
vienne  emprunter  les  livres  pour  se  les  approprier  \  Passim. 

Dans  la  circulaire  de  convocation  adressée  aux  associés  de  Nantes, 
le  5  décembre  1861,  le  conseil  de  l'œuvre  établit  la  statistique  sui- 
vante : 

«  Nous  avons  prêté  cette  année  90,590  volumes.  C'est  un  excédant 
de  4>ï<^7  s"ï'  l^s  prêts  de  1860.  Nous  avons  acheté  2,4^2  volumes; 
on  nous  en  a  donné  2ï4-  Nous  en  possédons  25,635.  Nous  avons 
dépensé  4v74  ^i-  7^  c.  en  achat  et  reliure  de  livres.  Le  nombre  des 
agrégés  inscrits  sur  le  registre  tenu  à  Nantes  par  les  Dames  de  la 
Visitation,  s'est  élevé,  en  i86r,  de  12,427  à  i3,533.  -  —  Cette  pièce 
porte  les  signatures  suivantes  :  V*  H.  Charrier,  bibliothécaire  géné- 
rale; comtesse  Murot  du  Barré,  trésorière;  J.  Deshorties  de  Beaulieu, 
secrétaire. 

Inutile  de  nous  étendre  sur  les  avantages  de  cette  association.  Toui 
le  moiuie  sait  quelle  est  l'influence  des  bonnes  comme  des  mauvaises 
lectures.  Vouloir  détruire  les  livres  dangereux,  serait  une  utopie  irréa- 
lisable; ils  renaissent  de  leurs  cendi-es.  Le  seul  remède  est  donc  de 
leur  opposer  les  bons  livres,  de  les  répandre  de  tous  côtés,  afin  que 
ceux  pour  qui  la  lecture  est  devenue  une  sorte  de  nécessité ,  aient 
au  moins  la  facilité  de  choisir,  entre  les  livres  utiles  et  les  livres 
mauvais. 

Le  nieillcur  mo\en,  ce  nous  semble,  de  multiplier  les  bonnes  lec- 
tures et  d  en  assurer  les  fruits,  c  est  d'établir  ou  d  encourager  les 
associations  analogues  à  celle  de  Nantes.  Ce  sera  le  désir  de  tous 
ceux  qui ,  comme  nous  .  auront  pu  voir  de  leurs  yeux  les  consolants 
résultats  de  cette  œuvie,  et  admirer  le  zèle  prudent  et  éclairé  du 
directeur  et  des  associés. 

II 

ŒUVRE  DU  CREDIT  DE  LA  CHARlTt. 

Parmi  les  œuvres  catholiques  établies  dans  les  pays  étrangers,  nous 

nous  empressons  de  signaler  aujourd'hui   V  OEuvre  du  Crédit  de  la 

charité^  fondée  à  Bruxelles  par  M.  le  comte  dcMeeus,  dont  la  Belgiqu» 

pleure  la  perte  récente. 

I»  53 


«3  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

La  Société  qui  porte  ce  nom  commençait  ses  opérations  le  i^''  ji^n- 
vier  i856,  avec  nn  capital  de  60,000  francs.  Six  ans  plus  tard,  elle 
possédait  im  capital  d'un  million  ;  elle  tirait  de  ce  capital  un  revenu 
de  près  de  quatre-vingt  mille  francs,  et  elle  employait  ce  revenu  à 
donner  des  subsides  à  plus  de  quatre-vingts  établissements  de  cbarité 
ou  d'éducation  catholique. 

Quel  bien  ne  produirait  pas  dans  chaque  contrée,  dans  chaque  dio- 
cèse, une  institution  de  ce  genre?  Combien  d'œuvres  importantes, 
réclamées  par  des  besoins  urgents,  ne  s'établissent  pas  faute  d'un 
premier  fonds  assez  considérable  !  Combien  d'autres  œuvres  végètent 
ou  s'éteignent  faute  d'un  secours  donné  en  temps  opportun  1 

Quelques  hommes  de  bien  se  réunissent  dans  le  but  d'aider  à 
naître  ou  à  croîti"«  les  œuvres  jugées  par  eux  les  plus  nécessaires  au 
bien  de  leur  pays  :  les  écoles  catholiques,  les  refuges,  les  hospices 
pour  les  vieillards,  les  ouvriers  infirmes,  etc.,  etc.  Ils  forment  entre 
eux  une  Société  qu'ils  peuvent  transformer  en  Société  anonyme  auto- 
risée par  le  Gouvernement,  dès  qu'ils  jugeront  cette  transformation 
utile  à  leurs  intérêts.  Ils  placent  dans  celte  Société  quelques  fonds  dont 
ils  sacrifient  les  revenus  pour  le  bien  de  l'OEuvre,  mais  qu'ils  se 
réservent  de  retirer  dans  les  cas  prévus  où  la  Société  viendrait  à  se 
dissoudre.  Tel  est  le  rôle  des  fondateurs  de  la  Société.  Ils  admettent 
comme  membres  participants  toute  personne  qui  leur  prête  pour  vingt, 
trente  ou  cinquante  ans,  une  somme  d'au  moins  5oo  francs,  à  la  con- 
dition de  leur  servir  l'intérêt  de  cet  argent  à  2  1/2  pour  °/o,  intérêt 
cpii  équivaut  au  revenu  des  biens  fonds.  Et  c'est  en  faisant  fructifier 
de  la  manière  la  plus  utile  pour  l'OEuvre  et  la  plus  désintéressée  pour 
eux-mêmes  ces  ressources,  ainsi  que  les  dons  qui  leur  seraient  faits  et 
qui  doivent  toujours  être  capitalisés,  qu'ils  se  mettent  en  mesure  de 
créer  et  de  subventionner  largement  une  foule  d'institutions  charita- 
bles. C'est  là  faire  de  la  charité  en  grand,  c'est  là  cette  intelligence  des 
besoins  du  pauvre  que  Dieu  bénit  dans  le  riche  :  «  Beatus  qui  intelligit 
super  egenum  et  pauperem.  " 

Comme  l'institution  du  comte  de  Meeus  est  peu  connue  en  France, 
où  nous  voudrions  surtout  la  voir  se  naturaliser;  comme  il  est  essen- 
tiel pour  transporter  une  œuvre  d'un  pays  dans  un  autre  d'en  connaître 
en  détail  les  règlements,  sauf  à  leur  faire  subir  les  modifications  que 
Fexpérience  ou  la  législation  feraient  juger  nécessaires,  nous  croyons 
devoir  transcrire  ici  le  règlement  adopté  et  suivi  depuis  six  ans  par 
la  Société  du  Crédit  de  la  charité  constituée  par  acte  passé  devant 
le  notaire  Coppyn,    à    Bruxelles,   le  3  décembre  i855. 


BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATIIOLIQUES.  835 


STATUTS. 

Art.   I .  —  Une  soriété  civile  est  formée  entre  N.  N.  et  N. 

Art.  2.  —  Cette  Société  prend  le  titre  de  :  Sociélù  civile  du  Crédit  de  la  charité. 

Art.  3.  —  La  durée  de  la  Société  est  indéterminée  ;  elle  peut  être  dissoute  dans 
les  cas  prévus  par  l'art.  17. 

Art.  4.  —  Le  but  de  la  Société  est  de  concourir,  principalement  dans  les  dis- 
tricts charbonniers  des  provinces  de  Ilainaut  et  de  Liège,  et  aussi  à  Bruxelles,  à 
l'établissement  et  au  maintien  :  1"  d'écoles  catholiques  pour  les  enfants  des  ou- 
vriers; 2°  de  refuges  pour  les  vieillards  et  les  ouvriers  infirmes. 

Ces  écoles  et  ces  refuges  doivent  être  confiés,  autant  (jue  possible,  à  des  reli- 
gieux. 

La  Société  peut  participer  à  d'autres  bonnes  œuvres,  si  ses  ressources  le  lui 
permettent;  elle  peut  aussi  accorder  son  patronage  aux  Sociétés  qui  auraient  un 
but  de  charité,  ou  qui  pourraient  contribuer  à  sa  prospérité. 

Art.  Ï).  —  Le  capital  de  la  Société  se  composera  : 

4°  Du  produit  d'actions  de  fondation  à  émettre  jusqu'à  concurrence  de 
:jOO,000  francs; 

2"  Du  produit  d'actions  de  participation,  à  émettre  à  toute  époque,  et  dont  le 
nombre  n'est  pas  limité; 

3*^  Du  produit  des  dons,  qui  seront  toujours  capitalisés,  à  moins  d'une  volonté 
contraire  du  donateur. 

La  Société  peut  commencer  ses  opérations,  dès  que  son  capital  s'élèvera  à 
50,000  francs. 

Art.  6.  —  Les  actions  de  fondation  sont  de  500  francs;  elles  n'ont  droit  à  aucun 
intérêt  ou  dividende  et  ne  sont  remboursables  qu'à  l'expiration  de  la  Société. 

Les  actions  de  participation  sont  de  500  francs,  à  des  termes  de  remboursement 
déterminés  de  vingt,  trente  ou  cinquante  ans  au  choix  des  preneurs. 

Les  actions  de  participation  ont  droit  à  un  intérêt  de  2  4/2  p.  %  équivalent  au 
revenu  des  biens  fonds.  Elles  n'ont  droit  à  aucun  dividende. 

AiiT.  7.  —  Les  actions  émises  en  \ertu  des  art.  5  et  G  sont  au  porteur;  elles  ne 
peuvent  être  mises  en  nom. 

Art.  8.  —  Après  déduction  de  l'intérêt  à  payer  aux  actions  de  participation  et 
des  frais  d'administration,  les  revenus  de  la  Société  pourront  être  employés  dans 
le  luit  indiqué  à  l'art.  4,  savoir  : 

A  concurrence  de  (iO  p.  "/o  tant  que  le  capital  de  la  Société  n'aura  pas  atteint  le 
chiffre  de 500, 000  francs. 

A  concurrence  de  73  p.  "o  dès  (pi'il  aura  atteint  le  chiffre  ci-dessus,  et 
de  90  p.  "/odes  qu'il  dépassera  le  chiffre  d'un  million. 

Le  surplus  des  revenus  servira  à  l'accroissement  du  capital  de  la  Société. 

Art.  9.  —  A  partir  de  1856,  la  Société  arrête  sa  situation  à  la  fin  du  mois  de 
décembre  do  chaque  année;  celte  situation  peut  être  publiée  après  avoir  été  ap- 
prouvée par  r.^s^emblée  générale. 

Art.  10.  —  La  Société  est  administrée  par  un  Conseil  d'administration  do 
cinq  membres  au  moins,  et  de  neuf  membres  au  plus.  Le  Conseil  choisit  son  pré- 
sident. Un  administrateur  sortira  chaciuc  année:  il  jiourra  être  réélu. 

Art,  11.  —  Tous  les  actes  qui  engagent  la  Société  doivent  être  signés  par 
l'adminislrateur-président,  ou  par  celui  qui  le  remplace,  et  par  un  second  admi- 
nistrateur. 


836  BULLETIN  DES  ŒUVRES  CATHOLIQUES. 

Les  actes  d'administration  sont  signés  par  le  président  ou  par  celui  qui  le  rem- 
place. 

Art.  42.  —  Le  Conseil  d'administration  gère  toutes  les  affaires  de  la  Société  au 
mieux  de  ses  intérêts;  il  nomme  un  secrétaire,  s'il  le  juge  utile,  et  fixe  son  traite- 
ment, ainsi  que  celui  des  autres  employés. 

Art.  13.  —  Les  administrateurs  ne  peuvent  recevoir  aucun  traitement,  ni  au- 
cune part  dans  les  bénéfices.  Leurs  fonctions  sont  gratuites. 

Art.  1i.  — Le  Conseil  d'administration  peut  nommer  des  protecteurs  de  la 
Société,  sans  dépasser  le  nombre  de  vingt.  Ils  se  chargeront  des  démarches  utiles 
à  l'intérêt  de  l'établissement. 

Art.  15.  —  L'Assemblée  générale  se  compose  d'actionnaires  possédant  cinq  ac- 
tions de  fondation  ou  dix  actions  de  participation. 

Cinq  actions  de  fondation  donnent  droit  à  une  voix;  dix  actions  de  participation 
donnent  également  droit  à  une  voix;  mais  sans  qu'un  porteur  d'actions  puisse 
réunir  plus  de  vingt  voix. 

L'Assemblée  générale  nomme  chaque  année  un  administrateur  pour  remplacer 
l'administrateur  sortant  au  31  décembre,  et  elle  pourvoit  en  même  temps  eux 
autres  vacatures,  s'il  y  a  lieu  ;  elle  nomme  encore  chaque  année  deux  commissaires 
pour  lui  faire  un  rapport  sur  !a  situation  et  le  bilan  de  la  Société;  elle  approuve  le 
bilan  de  la  Société  sur  le  rapport  de  deux  commissaires, ou  le  modifie,  s'il  y  a  lieu. 

L'approbation  du  bilan  ou  de  la  situation  de  la  Société  est  la  décharge  complète 
pour  le  Conseil  d'administration. 

La  réunion  de  l'Assemblée  générale  aura  lieu  de  droit  chaque  année  le  pre- 
mier lundi  du  mois  de  mars,  à  deux  heures,  à  partir  de  1857. 

Art.  16.  —  L'Assemblée  générale  sera  convoquée  extraordinairement  pour 
nommer  un  Conseil  d'administration  de  son  choix,  aussitôt  que  le  capital  de  la 
Société  aura  atteint  la  somme  de  500,000  francs.  Dans  cette  même  réunion  elle 
nommera  les  deux  commissaires  pour  vérifier  le  premier  bilan  qui  sera  arrêté 
au  31  décembre  suivant. 

Art.  17.  —  La  Société  peut  être  dissoute  ou  modifier  ses  Statuts,  si  la  majorité 
des  actionnaires  réunissant  les  trois  quarts  des  actions  de  fondation  et  les 
trois  quarts  des  actions  de  participation  le  demande  sur  l'avis  ou  la  proposition  du 
Conseil  d'administration. 

Art.  18.  — Dans  le  cas  de  dissolution  de  la  Société  prévu  par  l'article  précé- 
dent, les  actions  de  participation  seront  remboursées  les  premières,  ensuite  seule- 
ment les  actions  de  fondation. 

Les  actions  de  fondation  et  de  participation  étant  remboursées,  le  surplus  de 
l'avoir  de  la  Société  sera  appliqué,  en  tout  ou  en  partie,  au  profit  des  œuvres  fon- 
dées conformément  à  l'art,.  4. 

Art.  19.  —  Le  Conseil  d'administration  est  seul  chargé  défaire,  s'il  y  a  lieu,  la 
liquidation  de  la  Société. 

Art.  20.  —  Les  administrateurs  de  la  Société  n'étant  que  de  simples  manda- 
taires, ne  sont  responsables  que  de  l'exécution  de  leur  mandat. 

Les  actionnaires  ne  peuvent  être  obligés  au  delà  de  leur  mise. 

Art.  21.  —  Un  pouvoir  spécial  est  donné  au  Conseil  d'administration  d'établir 
la  présente  Société  en  Société  anonyme  avec  l'autorisation  du  Gouvernement,  s'il 
juge  ce  changement  utile  aux  intérêts  de  la  Société. 

Ce  pouvoir  peut  être  révoqué  tous  les  ans  par  l'Assemblée  générale  composée 
d'actionnaires  réunissant  la  moitié  des  actions  de  fondation  et  de  participation), 
à  la  simple  majorité  des  voix. 


BULLETIN  DES  ŒU\'Bi:S  CATHOLIQUES.  837 

Article  final.  —  En  attendant  quo  le  capital  do  la  Société  ait  atteint  le  chiffre 
de  500,000  francs  et  que  l'Assemblée  générale  nomme  une  administration  de  son 
choix,  les  fondateurs  do  la  Société  désignés  à  l'article  1*^"",  forment  le  Conseil 
d'administration. 

Les  fondateurs  de  la  Société  s'étant  engagés  à  placer  cinquante  actions  de  fon- 
dation et  cinquante  actions  de  participation,  et  à  verser  en  exécution  de  cet  enga- 
gement la  somme  de  30,000  francs,  la  Société  commence  ses  opérations  à  dater 
du  1"  janvier  4836. 

Ce  règlement  porte  pour  épigraphe  :  Commençons  ;  on  fera  mieux 
plus  tard.  Puissent  ces  modestes  et  généreuses  paroles  du  comte 
de  Meeus  être  prophétiques  ! 

D'après  le  rapport  lu  à  l'Assemblée  générale  des  actionnaires 
le  3  mars  1862,  le  total  des  subsides  accordés  en  1861  s'élève 
à  56,i3o  fr.  99  cent.  5i  écoles  de  soeurs,  3i  écoles  de  frères,  4  bos- 
pices  de  vieillards  ont  reçu  des  subventions  dont  la  moyenne  dépasse 
600  francs.  Tels  sont  les  résultats  obtenus  par  le  Crédit  de  la  charité 
dès  la  sixième  année  de  son  existence;  s'il  commence  ainsi,  que  ne 
fera-t-il  pas  plus  tard? 

J.  NOURY. 


BIBLIOGRAPHIE 


De  la  poésie  latine  en  France  au  siècle  ds  Louis  XIV,  par  l'abbé  Vissac. 

Paris,  Aug.  Durand,  1862,  in-S". 

Encore  une  nouvelle  conquête  sur  le  siècle  de  Louis  XIV!  On  a  de 
nosjours  la  passion  d'explorer  et  d'étudier  cette  glorieuse  époque  de 
nos  annales  ;  et,  avouons-le,  c'est  de  toute  justice.  La  mode  pendant 
quelque  temps  a  été  de  dénigi^er  tout  ce  ({ui  a  touché  de  près  ou  de  loin 
au  grand  roi;  une  réaction,  dirigée  par  des  mains  habiles  et  intelli- 
"fentes,  se  manifeste  contre  cet  esprit  de  détraction  aveugle  ;  la  vérité 
historique  en  sortira. 

Pendant  que  madame  de  Maintenon,  Louvois,  Fouquet,  grâce  à 
leurs  modernes  historiens,  font  réviser  par  la  génération  présente  leur 
procès  perdu  devant  nos  ancêtres  du  dernier  siècle,  la  littérature,  elle 
aussi,  en  appelle  de  bien  des  jugements  faux,  injustes  et  passionnés. 

En  contemplant  attentivement  l'histoire  littéraire  du  siècle  de 
Louis  XIV,  on  ne  peut  pas  et  on  ne  doit  pas  omettre  le  rôle  que 
jouait  alors  la  langue  et  en  particulier  la  poésie  latine.  Cependant  n'y 
a-t-il  pas  eu  un  parti  pris  général  ou  d'en  nier  l'importance,  ou  d'eu 
abaisser  le  mérite,  ou  même  d'en  faire  disparaître  le  souvenir? 
M.  l'abbé  Vissac,  et  nous  partageons  son  sentiment,  a  trouvé  qu'il  y 
avait  là  injustice,  ignorance  et  passion.  Il  n'a  pas  adopté  sans  examen 
les  ironiques  dédains  de  Voltaire  pour  les  Muses  latines,  pas  plus  que 
le  silence  affecté  de  Laharpe,  ou  les  appréciations  timides  et  peu  fon- 
dées de  quelques  critiques  contemporains. 

«  Les  destinées  de  la  Bluse  latine  dans  le  plus  glorieux  de  nos  slè- 
«  clés,  ignorées  du  public  ,  et  imparfaitement  connues  des  huma- 
«  nistes  mêmes  de  nos  jours,  sont  une  face  de  ce  siècle  assez  digne 
"   d'être  éclaircie.  » 

L'auteur  partage  son  étude  en  quatre  chapitres  principaux  :  les  poè- 
tes, la  poésie,  les  lecteurs,  la  décadence.  Nous  ne  descendrons  pas  dans 
le  détail  de  chacune  de  ces  divisions  ;  une  analyse  ne  donnerait  qu'une 
bien  incomplète  idée  de  tout  ce  que  M.  l'abbé  Vissac  a  su  réunir  de  p  ré- 


BIBLIOGRAPUIE.  839 

cicux  documents  et  (le  preuves  iucontestables  à  L'appui  de  sesassertions. 
Il  n'a  pas  eu  recours,  nous  dit-il,  «  aux  ouvraj^es  de  seconde  main, 
"  s^uides  aussi  danij^ereux  qu'insuffisants...  C'est  dans  les  écrits  de  nos 
"  poëtes  latins  et  dans  ceux  de  leurs  contemporains  ([u'il  faut  aller 
"  puiser..,  ••  Les  divers  personnai^es  de  cette  vaste  scène  de  cent  ans 
ont  successivement  passé  sous  ses  veux.  Dans  un  examen  lapide,  il  est 
vrai,  mais  cependant  attentif  et  impartial,  ilpasse  en  revue  leuispinn- 
cipaux  ouvrages,  et  fait  connaître  leur  esprit. 

Ces  nombreux  poëtes  sont  classés  en  diverses  catégories  :  l'univer- 
sité, les  jésuites,  les  oratoriens.  le  clergé  séculier,  les  médecins,  les 
hommes  de  loi,  les  hommes  de  lettres.  On  ne  lira  pas  sans  quel- 
que intérêt  ce  qui  regarde  l'étude  de  la  poésie  dans  les  grands  corps 
enseignants  ;  on  verra  le  rôle  assez  restreint  quelle  jouait  dans  le  plan 
des  études  universitaires,  tandis  que  dans  les  nombreux  collèges  de  la 
Compagnie  de  Jésus  elle  occupait  un  lang  honorable.  La  langue  latine 
y  était  devenue  aussi  familière  que  possible  et  au  maître  et  à  l'élève; 
de  là  cette  facilité  plus  grande  et  ce  goût  plus  prononcé  pour  le  veis 
latin.  Aussi  parcourez  les  titres  de  tous  ces  poèmes,  dont  M.  l'abbé 
\issac  n'a  cité  ijue  les  plus  importants  et  les  plus  remarquables  : 
})oésie  épique,  ilid;ictique,  rustique,  fables,  satires,  drames,  poésie  sa- 
crée, poésie  lapidaire,  tous  les  genres  s'y  trouvent. 

Toute  cérémonie  du  grand  siècle  réclamait  ou  faisait  naître  un 
poète;  tout  monument  public  devait  avoir  son  inscription  versifiée  ;  les 
grands  événements,  les  grandes  victoires,  les  grands  deuils,  se  célé- 
braient en  vers  latins.  Nous  ne  comprenons  plus  cet  usage;  mais 
faut-il  le  blâmer?  Autre  temps,  autres  mœurs. 

L'accueil  que  faisait  le  public  lettré  à  ces  poésies  ,  était  d'ail- 
leurs de  nature  à  en  provoquer  de  nouvelles.  Non-seulement  on  les 
achetait,  mais  on  les  lisait.  Les  compagnies  de  beaux  esprits,  les 
académies,  l'aristocratie  des  lettres,  comme  dit  M.  l'abbé  Vissac, 
applaudissaient  à  l'apparition  d'une  nouvelle  poésie;  on  s'en  disputait 
les  primeurs;  ou  en  parlait  dans  les  salons;  on  rendait  de  véritables 
honneurs  aux  favoris  d'Apollon.  Le  docte  Muet,  Santeuil.  Vanière, 
Frizon,  Madelenet,  se  virent  les  objets  de  ces  flatteuses  ovations. 
Boileau  lui-même  trouvait  ([ue  la  lecture  de  certains  vers  l'avait  récon- 
cilié avec  les  poètes  latins  modernes.  Sa  vanité,  flattée  des  éloges 
qu'on  lui  adressait  dans  la  langue  de  Virgile  et  d'Horace,  était  peut- 
être  pour  quelque  chose  dans  cet  aveu  ;  mais,  à  coup  sur,  il  partageait 
un  peu  le  goiit  de  ses  contemporains. 

Comment  peindre  la  joie  cl  le  légitime  orgueil  du  poète,  (juand  à 
ces  suffrages  se  joignaient  ceux  des  Coudé,  des  Lamoignon,  des  Ma- 
zarin,  des  Montausier,  des  Fou(|uet,  des  Ségnier?  Les  Mécènes  ne 


840  BIBLIOGRAPHIE* 

manquaient  pas  à  la  cour  d'un  roi  tel  que  Louis  XIV,  qui,  »  protecteur 
<•  de  tous  les  talents,  savait  estimer  et  encourager  ce  dont  il  ne  pou- 
"  vait  même  pas  jouir.  »  Peu  familiarisé  avec  la  langue  latine,  il  n'eu 
avait  pas  moins  son  poêla  regius,  et  ne  refusait  pas  ses  faveurs  à  un 
"vates  Borbonidum.  Les  femmes  elles-mêmes  se  montraient  à  la  hau- 
teur de  leur  temps,  soit  en  couvrant  de  lauriers  les  poêles  latins,  soit 
même  en  les  partageant  avec  eux. 

Malgré  tant  et  de  si  glorieux  triomphes,  dès  la  fin  du  xvii^  siècle 
les  Muses  latines  voient  leur  éclat  diminuer  :  la  langue  nationale,  sortie 
d'un  long  et  pénible  enfantement,  s'implante  vigoureusement  partout; 
Corneille,  Racine,  Boileau,  Molière  et  d'autres  ont  appelé  sur  les 
Muses  françaises  l'admiration  de  leurs  contemporains.  Avec  de  pa- 
reils rivaux  la  lutte  était  impossible.  Aussi  voit-on  la  poésie  latine 
se  débattre  quelque  temps,  se  réfugier  peu  à  peu  dans  les  collèges,  et 
y  finir  obscurément  sa  longue  période  de  gloire.  Ses  défenseurs  nés 
semblent  eux-mêmes  déserter  son  parti,  elle  vers  latin  chez  les  jésuites 
ne  se  produit  plus  qu'en  tremblant  devant  le  public.  Sa  cause  était 
effectivement  désespérée;  la  suppression  de  l'enseignement  des  jésuites 
lui  porta  le  coup  de  mort;  car  leurs  successeurs  ne  lui  donnèrent  pas 
même  de  place  dans  le  nouveau  programme  d'éducation. 

En  terminant  la  lecture  de  l'ouvrage  de  M.  l'abbé  Vissac,  nous 
sommes  arrivés  aux  mêmes  conclusions  que  lui  ;  comme  lui  nous  expri- 
mons le  vœu,  «  qu'il  y  ait  pour  la  poésie  latine  un  retour  vers  un  juste 
"  milieu  ;  que  le  talent  et  la  science  déployés  par  nos  élégants  huma- 
«  nistes  obtiennent  dans  l'histoire  littéraire  une  plus  large  place,  et 
«  que  l'on  demande  plus  souvent  à  leurs  écrits  les  renseignements 
«  parfois  très-curieux  qu'ils  peuvent  fournir  à  l'histoire  de  leur 
«   temps*.    » 

P.    SoMMEHVOGEIi. 

'  Il  est  impossible  que,  dans  un  ouvrage  qui  renferme  tant  de  noms  propres  et 
de  dates,  quelques  fautes  ne  se  soient  pas  glissées.  Que  M.  l'abbé  Vissac  nous  per- 
mette d  en  relever  deux  ou  trois  ;  il  y  verra  une  preuve  de  l'attention  que  nous 
avons  mise  à  le  lire. 

Page  83.  Note.  Les  Poemata  didascalica  forment  trois  volumes,  au  lieu  de  deu.x  ; 
le  P.  Oudin  les  réunit,  et  l'abbé  d'Olivet  les  édita. 

A  la  page  299,  on  cite  un  article  des  Mémoires  de  Trévoux  de  l'année  1661, 
pour  <76l,  et  quelques  lignes  plus  loin  on  date  de  1662  la  suppression  de  la  Com- 
pagnie. 

A  la  page  1 1 ,  on  cite  le  P.  Derisières  comme  auteur  de  YArs  metrica,  et  son  nom 
est  répété  trois  ou  quatre  fois.  Nous  avouerons  ne  connaître  en  aucune  façon  cet 
auteur.  M.  l'abbé  Vissac  n'aurait-il  pas  voulu  parler  du  P.  de  Cellières?  Voir  Bi- 
bliothèque des  écrivains  de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  les  PP.  de  Backer,  3'=  série. 

Parmi  les  poètes  oratoriens,  le  P.  J.  B.  Giraud,  traducteur  assez  estimé  de 
La  Fontaine,  méritait  de  ne  pas  être  oublié. 


BIBLIOGRAPHIE.  8if 

Syntagma  Doctrine  Tiieologice  Aduiani  VI,  Pont.  Max.,  quod  una  cum  ap- 

paralu  de  vita  fl  scripli»  Adriani conscripsit  E.  11.  J.  Ilcusens,  S.  T.  L.  et 

Bibliolh.  Acad.  Pra'f.  —  Acccdunt  Anecdota  quœdani  Adriani  17,  partim  e.x 
codice  ipsiiis  .Vdriani  auloii;rapho,  partim  ex  apograpliis,  nuncprimum  édita.  — 
Louvain,  C.  Peelers,  1862. 

Le  soviveiiir  crAdrieu  VI  est  justement  cher  ù  l'université  de  Lou- 
vain. 11  y  passa  une  grande  partie  de  sa  vie  comme  étudiant  en  phi- 
losophie, en  théologie  et  en  droit  canon ,  professeur  à  la  faculté  des 
arts  et  à  la  faculté  de  théologie,  vice-chancelier  et  recteur  magnifique 
de  l'université.  «  Son  nom,  dit  la  Reifue  catholiciue  de  Louvain,  reste 
inscrit  sur  le  frontispice  du  plus  beau  collège  de  l'université,  collège 
fondé  par  les  économies  du  professeur  et  doté  par  la  munificence  du 
Pontife-Roi.  »  Il  était  donc  naturel  que  M.   Reusens  prît  pour  sujet 
de  sa  thèse  de  doctorat  la  vie  et  la  doctrine   de  ce  pape  en  qui  l'uni- 
versité de  Louvain  reconnaît  une  de  ses  gloires.  Il  examine  d'abord  la 
doctrine  d'Adrien  sur  Dieu  et  la  Trinité,  sur  la  création,  la  chute  des 
anges,  les  actes  humams,  les  lois,  les  péchés,  Xlnimnciilée  Conception, 
la  grâce  et  le  mérite,  la  prière  et  les  vertus,  les  dîmes  et  les  bénéfices, 
enfin  les  obligations  particulières  de  chaque  état  et  principalement  les 
devoirs  des  juges.  Dans  un  second  chapitre,  il  s'agit  de  la  restitution, 
de  son  objet  et  de  son  obligation  ;  du  prêt  à  intérêt,  de  l'acquisition 
par  prescription  et  de  la  promesse  en  matière  de  justice.  Le  chapitre 
suivant ,  qui  correspond  à  la  troisième  partie  de  la  Somme  de  saint 
Thomas,  traite  des  sacrements,  des  indulgences  et  de  l'excommuni- 
cation. Ces  trois  chapitres,  quoique  riches  endoctrine,  n'ont  pourtant 
pas  tous  l'intérêt  du  dernier  auquel  se  rattache  une  des  questions  du  gal- 
licanisme. Les  défenseurs  de  la  déclaration  de    1682  ont-ils  pu  avec 
raison  s'appuyer  de  l'autorité  d'Adrien  \I  pour  soutenir  que  les  dé- 
crets du  Pape  parlant  ex  catlicdra,  sur  la  foi  et  les  mœurs,  ne  sont  in- 
faillibles qu'après  l'acceptation  et  dèpendannncnt  du  consentement  au 
moins  tacite  de  l'Eglise  universelle?  Adrien  VI  dit  en  termes  exprès, 
<lans  ses  questions  sur  le  Vl^  livre  des  sentences  :  »  Certum  est  quod 
"   possit  (Pontifex)  errare  etiam  in    liis  (pi.-e  tangunt  fidem,   lueresim 
"   per  suam  determinationem  aut  decretalem  asserendo.  «  En  rap[)ro- 
chant  ces  paroles  de  leur  contexte  et  d'autres  passages   qui  se  rap- 
portent  à   la    même    question,    M.    Reusens    arrive  aux  conclusions 
suivantes  : 

I"  Il  est  au  moins  douteux  qu'Adrien  se  soit  éloigné  du  sentiment 
communément  reçu  parmi  les  catholiques,  et  les  gallicans  ont  eu  tort 
d  en  appeler  à  ses  paroles,  comme  à  un  témoignage  certain  en  faveur 
de  leur  doctrine. 


842  BIBLIOGRAPHIE. 

2°  Adrien  fût-il  de  leur  avis,  les  gallicans  n'auraient  pour  eux  que 
l'autorité  d'un  professeur  et  non  d'un  pape,  les  questions  sur  le  IV^ 
livre  des  sentences  ayant  été  imprimées  avant  l'élévation  d'Adrien  au 
souverain  pontificat. 

3°  Il  est  fiiux  qu'Adrien  devenu  pape  ait  ratifié  l'opinion  qu'il  avait 
émise  comme  simple  docteur,  en  permettant  la  réimpression  de  son 
livre  sans  changement  ;  car  ce  livre  a  été  réimprimé  contre  son  gré  et 
avant  son  arrivée  à  Rome. 

Tel  est  en  substance  le  contenu  de  la  dissertation  de  M.  Reuseus. 
En  la  composant,  il  avait  entre  les  mains  un  manuscrit  contenant 
divers  écrits  de  ce  Pape,  qui  n'avaient  jamais  vu  le  jour;  quelques 
autres  lui  ont  été  communiqués  par  l'abbaye  d'Averbode.  Il  a  cru 
utile  de  les  publier.  Son  recueil  s'ouvre  par  une  notice  de  47  pages 
sur  la  vie  et  les  écrits  du  savant  pape.  Elle  est  divisée  en  trois  para- 
graphes, dont  le  j)remier  contient  l'abrégé  de  sa  vie,  le  second  l'in- 
dication de  ses  écrits  imprimés  et  inédits,  ainsi  que  le  catalogue  de  ses 
lettres  et  bulles,  disposées  dans  l'ordre  chronologique;  le  troisième 
renferme  une  appréciation  d'Adrien  comme  théologien  et  philosophe. 
Cette  notice  est  faite  avec  beaucoup  de  soin.  L'auteur  a  consulté 
tout  ce  qui  a  été  dit  et  écrit  de  mieux  sur  Adrien  VI,  et,  ce  qui  n'est 
pas  peu  de  chose  aujourd'hui,  son  style  est  plus  latin  que  celui  îles 
auteurs  dont  il  insère  quelques  passages  dans  sa  narration.  C'est  bien 
le  meilleur  guide  que  puissent  prendre  ceux  qui  veulent  étudier  ce 
saint  pape. 

M.  l'abbé  Reusens  ne  donne  pas  dans  son  recueil  toutes  le»  pièces 
inédites  d'Adrien  VI  qu'il  a  trouvées.  Il  omet,  par  exemple,  sauf  le 
prologue,  le  commentaire  inachevé  sur  les  proverbes  de  Salomon. 
Le  motif  de  cette  omission  est  une  bonne  nouvelle  pour  la  république 
des  lettres. 

Mgr  de  Ram,  recteur  de  l'Université  catholique,  se  propose  de 
publier  prochainement  le  Corpus  Doctorum  L.o\.>aniensium^  e1  ce  com- 
mentaire doit  trouver  place  dans  cette  grande  collection. 

Les  Anecdola  contiennent  d'abord  six  discours,  de  promotion  au 
doctorat,  dont  le  plus  intéressant  roule  sur  le  cuire  dû  à  la  croix. 
Ace  sujet,  Adrien  émet  les  propositions  suivantes  qui  prouvent  une  fois 
de  plus  combien  les  protestants  ont  calomnié  la  doctrine  de  l'Eglise. 
1°  Le  culte  de  latrie  est  dû,  non-seulement  à  Ihumanité  de  Jésus- 
Christ,  mais  aussi  à  toutes  les  parties  deson  corps  et  de  son  sang  béni  qui 
restent  unies  à  la  divinité.  Celles  qui  en  sont  séparées  et  qui  ont 
changé  d'espèce,  ne  méritent  aucun  culte  de  latrie  ou  de  dulie,  mais 
seulement  un  culte  de  vénération  attestant  leur  excellence  et  leur 
dignité. 


BIBLIOGRAPHIE.  843 

2°  La  croix  el  les  particules  de  la  croix  sur  laquelle  le  Sauveur  a  payé 
le  prix  de  notre  rédemption,  considérées  en  elles-mêmes,  et  abstraction 
faite  de  ce  qu'elles  représentent,  sont  dignes  de  vénération,  mais  non 
d'adoration.  Les  autres  croix  qui  ne  sont  point  faites  du  l>ois  de  la  vraie 
croix,  comme  simples  objets,  ne  méritent  aucun  honneur. 

3°  Tout  signe  par  lequel  nous  représentons  la  majesté  divine  doit 
être  pour  nous  en  grande  vénération,  sans  toutefois  que  nous  le  consi- 
dérions comme  Dieu  et  que  nous  lui  déférions  les  honneurs  divins. 

La  doctrine  d'Adrien  ainsi  formulée  se  trouve  reproduite  en  rimes 
flamandes  au  basd'im  crucifix  antique  placé  à  1  entrée  de  l'église  de 
Saint-Pierre,  à  Louvain. 

L  auteur  admet,  dans  ce  discours,  que  les  anges  qui  apparurent  à 
Abraham,  à  Gédéon,  et  qui  furent  honorés  par  ces  saints  personnages 
du  culte  de  latrie,  étaient  de  vrais  anges  et  non  pas  Dieu  lui-même. 
Aussi  est-il  fort  embarrassé  par  robjection  qui  s'en  tire.  11  y  réj)ond 
en  disant  que,  dans  ces  occurences,  le  culte  de  latrie  fut  rendu  à  Dieu 
représenté  par  les  anges  ;  Aon  angelo  apparenti^  sed  Deo,  qnem  re- 
prœsentabat.  Cette  réponse  ne  donne-t-elle  pas  gain  de  cause  à  ses  ad- 
versaires? A  présent  les  interprètes  de  l'Écriture  Sainte  et  la  plupart 
des  théologiens  soutiennent,  avec  les  Pérès  des  premiers  siècles,  que 
ces  angéloplianies  sont  dans  le  fond  des  théophanies,  et  nous  présen- 
tent la  seconde  personne  de  la  sainte  Trinité  apparaissant  aux  pa- 
triarches. 

Remarquons  encore  qu'Adrien  incline  visiblement  vers  l'opinion 
de  ceux  qui  pensent  que  la  divinité  est  demeurée  unie  au  sang  qui  a 
coulé  des  plaies  de  Jésus,  et  qui  se  conserve  dans  quelques  églises  ;  il 
en  conclut  que  ce  sang  mérite  d'être  honoré  du  culte  de  latrie.  On 
sait  que  Pie  11,  à  la  suite  d'une  discussion  qui  eut  lieu  en  sa  présence, 
a  défendu  de  condamner  cette  opinion  ainsi  que  rojiinion  contraire. 

Suivent  trois  sermons  au  clergé  :  le  premier  prêché  en  \^^[).  à  la 
fêle  de  la  Penleeolc,  dans  l'église  des  Dominicains,  à  I/omain  ;  le  se- 
cond, au  svnode  trUtreclit,  en  i497;  J*'  troisième,  le  i3  mal  1498, 
dans  le  chœur  del'église  de  Saint-Pierre,  à  Louvain.  Dans  tous  les  trois 
c'est  autant  le  professeur  de  théologie  que  l'orateur  sacré  qui  parle  ; 
mais  partout  on  sent  le  saint  prêtre  (pii  gémit  sur  les  désordres  dont 
le  clergé  lui-même  n'était  pas  exempt,  el  qui  s'efforce  d'y  remédier 
parla  véhémence  de  ses  exhortations. 

On  le  sait.  Adrien  porta  j)lus  lard  le  même  esprit  de  réforme  dans 
le  aouvernenient  delEiïlise  universelle,  et  il  travailla  courageusement 
à  ramener  l'Allemagne  à  l'unité  de  l'Kglise  en  détruisant  les  abus  (pii 
n'étaient  que  trop  patents.  Il  est  bien  probable  que  s'il  eût  vécu  assez 
longtemps  pour  assurer  aux  Allemands  la  loyale  exécution  des  cou- 


844  BIBLIOGRAPHIE. 

cordais  et  des  compactata ,  il  sérail  parvenu  à  opposer  une  digue 
aux  progrès  du  luthéranisme,  mais  il  rencontra  sur  sa  route  trop  d'ob- 
stacles pour  les  aplanir  tous,  et  trop  d'hommes  intéressés  à  maintenir 
des  abus  qui  étaient  pour  eux  une  source  de  revenus  et  d'avantages 
de  toute  sorte. 

Après  les  trois  sermons  dont  nous  avons  dit  un  mot,  vient  dans  le 
recueil  de  M.  Reusens  le  prologue  du  commentaire  sur  les  proverbes 
de  Salomon  qui  ne  présente  rien  de  particulier  ;  puis  quatre  consul- 
tations canoniques  adressées  aux  chanoines  réguliers  d' Averbode.  Dans 
la  première,  Adrien  s'élève  contre  l'introduction  du  peculium  dans 
les  couvents,  sans  le  taxer  cependant  de  péché  dans  tous  les  cas  ;  dans 
la  seconde,  il  montre  quil  n'est  point  permis  aux  abbés  de  chasser, 
ni  d'avoir  des  chiens  de  chasse  ;  dans  le  troisième,  il  enseigne  que 
tout  ce  qu'on  reçoit  des  jeunes  religieux,  en  dehors  des  frais  du  no- 
viciat, est  illicite;  dans  la  quatrième,  il  permet  à  l'abbé  de  faire  des 
aliénations  de  biens  claustraux  malgré  son  serment  contraire  et  l'Extra- 
vagante De  relus  ecclesiœ  non  aiienandis,  lorsque  la  vente  tend  in 
evidentem  inonaslerii  utilitatem  ;  il  conseille  cependant  de  demander 
un  induit  à  Rome.  Le  livre  se  termine  par  une  quodlihetica  uiinor  sur 
la  médisance.  Adrien  y  montre  brièvement  que  la  médisance  est  pé- 
ché, quoique  son  objet  soit  vrai  ou  réel. 

J.  Gagarin. 


Lexique  comparé  de  la  langue  de  Corneille  et  de  la  langue  du  xvu®  siècle 
EN  GÉNÉRAL,  par  M.  Ff.  Godefroy.  2  voL  in-8«,  Paris,  4862,  Didier  et  C^ 

Le  lejcîque  de  M.  Frédéric  Godefrov  comble  une  véritable  lacune. 
Molière  avait  trouvé  un  lexicographe  dans  M.  Genin,  Corneille  atten- 
dait le  sien  ;  et  cependant  la  langue  de  notre  grand  tragique  a  bien  plus 
souffert  du  temps  et  des  réformes  grammaticales  que  celle  de  Molière. 
Les  locutions  difficiles,  les  mots  tombés  en  désuétude,  les  archaïsmes  de 
tout  genre  sont  si  fréquents  dans  Corneille,  qu'à  part  l'élite  des  littéra- 
teurs érudits,  presque  tout  le  monde  aujourd'hui  serait  arrêté  souvent 
flans  la  lecture  des  célèbres  tragédies,  si  l'on  voulait  grammaticalement 
se  rendre  compte  de  tout,  saisir  la  valeur  exacte  de  tous  les  éléments 
de  la  phrase. 

Corneille  n'a  pas  senti  comriie  tant  d'autres  le  besoin  de  sortir  des 
traditions  de  la  langue  de  son  siècle,  pour  s'en  former  une  qui  fût  un 
instrument  spécial  au  service  de  son  génie;  on  pourrait  citer  des  pro- 


BIBLIOGRAPHIE.  845 

sateurs  cl  des  poêles,  qui  ont  fait  plus  (jue  lui  pour  noti^'  idiome;  qui 
ront  doté  de  plus  de  locutions,  enrichi  de  plus  d'unages  :  là  n'est 
pas  son  originalité  ;  il  a  pris  et  adopté  la  langue  de  son  temps,  celle  que 
parlaient  les  Mairet,  les  Tristan-lTIermile  ,  les  Scudéii,  les  llotrou  et 
les  autres;  et  sans  lui  l'aire  aucune  violence,  sans  rien  innover  dans 
sa  nature  et  ses  usages,  il  a  su  l'élever  jusqu'à  la  hauteur  de  ses  su- 
blimes pensées,  lui  donner  les  fières  allures  de  son  génie,  en  tirer  des 
accents  mâles  et  vigoureux,  de  grandes  images,  des  ressources  mei- 
veilleuses  de  constructions  et  de  tours;  enfin,  il  a  su  la  façonner,  la 
rendre  souple  et  malléable,  la  couler  en  quelque  sorte  dans  la  forme  de 
son  vers  immortel. 

En  passant  des  œuvres  de  Corneille  à  celles  des  atJtres  auteurs  de  son 
temps,  on  trouve  (jue  sa  langue  est  en  retard  sur  la  langue  de  ses  con- 
temporains, plus  (|ue  ne  sauraient  rexplic|uer  quelques  années  de  dif- 
férence dans  leur  âge.  Pascal,  par  exemple,  a  une  grande  avance  sur 
lui  :  la  langue  fiancaise  apparaît  déjà  fixée  daiis  les Proi>i/icia/es.  Com- 
ment Corneille  put-il  rester  en  dehors  de  la  réforme  grammaticale 
dont  l'Académie  avait  pris  l'initiative,  et  qui  fut  poursuivie  par  Vau- 
gelas,  Ménage  et  les  autres  puristes  de  cette  époque?  11  n'est  pas  diffi- 
cile de  l'expliquer.  Né  en  1606,  Corneille  avait  seize  ans  de  plus  que 
Molière,  dix-sept  de  plus  ([ue  Pascal,  vingt  et  un  de  plus  que  Bossuel, 
trente-trois  de  plus  qiu*  Racine;  or,  vingt  ou  trente  années  de  plus  ou 
de  moins,  à  une  époque  surtout  où  la  langue  subissait  une  sorte  de 
transfornuition,  ne  pouvaient  pas  êtie  chose  indifférente  dans  la  ques- 
tion qui  nous  occupe.  Déplus,  Corneille  passa  toute  sa  jeunesse  en  Nor- 
mandie :  il  nevmta  Paris,  pours  \  fixei',  (ju  à  la  fin  de  1662,  longtemps 
après  avoir  donné  tous  ses  chefs-dœuvre  :  il  avait  donc  assez  peu 
ressenti  rinilueuce  de  la  capitale ,  assez  peu  respiré  l'air  du  beau  monde, 
où  sa  réputation  et  son  génie  lui  donnaient  libre  accès,  maisdoù  son 
caractère  triste  et  ses  manières  un  peu  gauches  le  tenaici'.t  iiopsouvcnl 
éloigné.  Et  puis,  Corneille  voulait  lester  fidèle  à  sa  langue  pi-emière, 
à  une  langue  ([ui  servait  si  bien  son  génie,  à  laqucll»-  \\  tenait  par  les 
souvenirs  de  la  jeunesse  et  les  joies  du  succès.  Cepeudanl  Corneille 
avait  trop  de  sens  pour  s'obstiner  aveugléim-nt  dans  rarehaïsme;  il  sut 
faire  queUpies  concessions,  et  se  montrer  docile  aux  exigences  <le 
l'usage  ;  mais  il  est  loin  de  s'y  être  soumis,  dans  sa  longue  car- 
l'ière,  comme  l'ont  fait  d'autres  auteurs  du  grand  siècle,  Bossuet, 
par  exemple,  dont  le  style  offre  de  si  curieuses  et  de  si  iin[)orlantes 
transformations,  aux  diverses  périodes  de  sa  brillante  et  féconde 
vie    d'orateur    et  d'écrivain. 

Une   clef  devenait   donc    nécessaire,    pour   éclaircir  les  difllcultés 
multiples  (jue  présente  la  diction  de  Corneille,  et  par  là,  fiiire  saisir 


846 


BIBLIOGRAPHIE. 


à  tous  les  lecteurs  jusqu'aux  moindres  nuances  de  ses  pensées. 
M.  Godefroy  vient  d'offrir  cette  clef,  non-seulement  aux  philologues 
et  aux  érudits,  mais  encore  à  tous  les  amateurs  de  notre  grande 
langue  et  de  nos  grantîs  classiques.  Son  Lexique  comparé  n'est  pas 
une  concordance^  un  apparalus  de  Corneille.  L'auteur  a  été  bien 
inspiré  de  se  borner  à  l'utile,  d'écarter  par  conséquent  tous  les 
termes,  tous  les  sens  généralement  connus,  et  de  n'admettre  dans 
son  ouvrage  que  les  locutions  et  les  formes  qui  n'appartiennent  plus 
à  notre  langue.  Dans  ces  limites,  le  cadre  était  assez  vaste,  sans  qu'il 
fût  besoin  de  l'étendre  inutilement  et  sans  fruit.  A  l'occasion  des  lo- 
cutions de  Corneille,  M.  Godefroy  aborde  les  questions  délicates  que 
préseule  la  langue  générale  du  xvn"  siècle,  et  il  en  donne  la  solution 
par  la  méthode  historique.  Son  érudition  se  plaît  encore  à  présenter 
un  bon  nombre  de  monographies  toutes  neuves,  sur  des  points  dif- 
ficiles de  lexicographie;  à  dérouler  l'histoire  d'un  vocable,  d'une  lo- 
cution ou  d'un  tour  de  phrase,  au  moyen  d'une  série  de  textes  em- 
pruntés à  tous  les  monuments  de  notre  langue,  depuis  son  origine 
jusqu'à  Corneille,  quel([uefois  même  jusqu'à  nos  jours. 

Une  introduction    étendue   résume    l'ouvrage   tout   entier,    en   le 
complétant  sur  des  points  qui  n'ont  pas  été  suflisainment  traités  dans 
le  corps  du  Lexique.  Dans  la  première  partie  de  cette  introduction, 
l'auteur  signale  d'abord  les  caractères  principaux  de  la  langue  de 
Corneille;  ensuite  il  établit  les  caractères  généraux  de   la   langue  du 
xvii"  siècle,  relativement  à  la  signification  des  mots,  à  l'usage  des  di- 
verses parties  du  discours,   à   la  syntaxe  et   à  la   construction  des 
phrases.  La  seconde  partie  est  consacrée  à  une  question  du  phis  haut 
intérêt  pour  le  littérateur  et  le  pliilologue  :  la  valeur  du  Commentaire 
de  Voltaire.  Dans  un  ouvrage  comme  le  sien,  M.  Godefroy  était  natu- 
rellement appelé  à  dire  sou  mot  sur  celte  œuvre  «le  critique  à  la  fois 
grammaticale  et  littéraire.  Notre  lexicographe  a  fait  plus;  il  a  voulu 
reprendre  et  réviser  ce  grand  procès,  où   la   diction  de  Corneille  et 
la  langue  qu'il  a  parlée,  ont  été  onveloppées  dans  une  commune  con- 
damnation. Que  Pierre  Corneille  ait  payé  son  tribut  au  mauvais  goût 
de  son  époque;   qu'il  ait  imité  l'exagération  et  l'emphase  des  auteurs 
latins  et  espagnols  où  son  génie  allait  s'inspirer  ;  qu'il  ait  donné  dans 
les  fades   douceurs,   dans   les   pensées    fines  et  recherchées  que  les 
beaux  esprits  de  son  temps  avaient  mises  à  la  mode  ;  que  dans  ses  vers 
se  rencontrent  des  aspérités  et  des  rudesses  choquantes,    des  figures 
incohérentes  et  forcées,  plus  d'un  endroit  où  la    pureté,  1  élégan(;e, 
le  tour  poétique,  et  les  convenances  du  style  sont  en  défaut  ;   c'est  là 
ce  que  tout  le  monde  sait,   Voltaire  aussi   bien  et  mieux  que  per- 
sonne ;  c'est  là   ce  qu'il  devait  relever  dans   le  double  intérêt  de  la 


BIBLIOGRAPHIE.  847 

langue  et  du  goût;  mais  encore  fallait-il  se  tenir  tians  la  décence 
et  la  mesure,  respecter  une  mémoire  consacrée  par  l'admiration, 
et  ne  pas  élever  jusqu'à  cette  grande  ligure  les  grossièretés  du  lan- 
gage   et    les   insultes    d'une   critique   dédaigneuse. 

M.  GodelVoy  fait  passer  sous  nos  yeux  les  pièces  nombreuses  de 
cet  important  procès;  il  nous  fait  connaître  à  quelle  occasion,  dans 
quelles  dispositions  d'esprit,  dans  quelles  intentions  secrètes  ou 
avouées  Voltaire  entreprit,  écrivit  et  refit  à  plusieurs  fois  le  trop 
fameux  Comincnta'ue.  La  cause  marche  et  s'instruit  à  l'aide  tie  témoi- 
gnages, dont  la  signification  et  la  force  ne  peuvent  échapper  à  per- 
sonne. Dans  une  lettre  du  8  septendire  1761,  D'Alembert,  qui  ne 
saurait  être  suspect  en  cette  affaire,  reproche  à  son  ami  des  apprécia- 
tions trop  sévères;  il  finit  en  lui  disant  qu'il  ne  saurait  apporter  à  cet 
ouvrage  trop  de  soin,  d'exactitude  et  de  minutie.  Voltaire  ne  tint 
aucun  conqjte  de  cet  avis;  il  avait  l'oreille  d'un  autre  côté.  Le  bruit 
s'était  répandu  qu'il  avait  entrepris  de  commenter  Corneille,  pour 
avoir  l'occasion  d"outra<>('r  la  mémoire  et  d'insulter  le  aénie  du  wrand 
poète.  Ce  bruit  ne  })ouvait  qu'aigrir  la  bile,  et  provo([iicr  la  colère  du 
philosophe  que  nous  connaissons;  au  heu  dont;  de  répondre  à  ces 
fâcheuses  imputations  par  une  dignité  câline  et  une  respectueuse 
impartialité  dans  sa  critique,  le  voilà  qui  va  donner  un  air  de  vrai- 
send^lance  aux  accusations  qui  couraient  sur  son  compte,  en  faisant 
retomber  sa  vengeance  sur  Corneille,  en  se  portant  contre  lui  jus- 
qu'aux plus  regrettables  excès  de  violence  et  de  dénigrement.  Vaine- 
ment ses  amis  s'elforçaient-ils  de  retenir  ses  emportements  et  son  dépit, 
l'immodéré  vieillard  donnait  libre  carrière  à  l'inconvenance  de  ses 
boutades,  à  l'injustice  de  ses  reproches  ;  et  son  humeur,  ne  trouvant 
pas  assez,  de  marge  dans  le  Commentaire^  éclatait,  sans  pudeur  aucune, 
dans  rintimitè  de  la  correspondance.  «  Plus  je  lis  ce  Corneille,  écrit- 
il  à  d'Argental,  plus  je  le  trouve  le  père  du  galimatias,  aussi  bien  que 
le  père  du  théâtre.  ••  Dans  une  lettre  à  Thibouvllle,  il  lui  dit  :  •-  11 
(Corneille)  est  bien  bavard,  bien  rhéteur,  bien  entortillé,  et  vous  pré- 
sente toujours  sa  pensée  comme  une  tarte  des  quatre  façons.  - 

Cependant  la  justice  ne  se  fit  pas  longtemps  attendre;  les  plus  sin- 
cères admirateurs  de  \ oltaire  ne  furent  pas  les  derniers  à  réclamer 
contre  les  duretés  et  les  injustices  du  Commentaire.  Bachaumont, 
excellent  juge  et  nullement  ennemi  du  fameux  philosophe,  témoK^ie 
«pion  était  indigne  ;  il  se  dit  lui-même  très-mécontent  •  de  la  critique 
aiiière  et  dure  (pie  M.  Voltaire  fait  de  Pierie  Corneille.  »  Suivant  le 
même  bachaumont,  le  Commentaire  avait  «  peu  de  considération  dans 
le  monde  littéraire.  »  Galiani,  un  des  amis  et  des  admiraleurs  de  Vol- 
taire, écrit  à  madame  d'Epinay  :  "  Il  m'a  fallu  ouvrir  le  livre  deux  ou 


848  BIBLIOGRAPHIE 

trois  fois,  au  moins  par  distraction,  et  toutes  les  fois,  je  l'ai  jeté  avec 
indignation.  »  Il  n'y  a  pas  jusqu'à  madame  du  Deffand  qui  ne  proteste 
à  sa  manière  :  dans  sa  correspondance  avec  le  célèbre  philosophe,  elle 
prend  plusieurs  fois  contre  lui  la  défense  de  Corneille.  Fréron  ne  pou- 
vait manquer  d'intervenir  dans  le  débat  :  Voltaire  lui  avait  fait  la 
partie  trop  belle.  Aussi  le  rédacteur  de  Vannée  littéraire  se  donnait-il 
le  malin  plaisir  de  faire  ressortir  l'affectation  avec  laquelle  Voltaire  op- 
pose sans  cesse  Racine  à  Corneille,  pour  déprimer  ce  dernier,  le  dé- 
grader et  le  mettre  au-dessous  de  rien.  Il  est  fâcheux  que  le  fougueux 
critique  ait  cédé  trop  à  la  passion,  et  que,  pour  défendre  une  bonne 
cause,  il  ait  employé  le  sarcasme  violent  et  Tanière  ironie. 

Le  Commentaire  fut  soutenu  par  les  acolytes  ordinaires  de  Voltaire, 
avocats  à  gage  que  le  philosophe  payait  avec  la  petite  monnaie  de  ses 
approbations  ou  de  ses  sourires.  Mais  les  admirateurs  intéressés  ne  de- 
vaient pas  avoir  le  dernier  mot.  Palissot,  juge  éclairé  en  matière  de 
littérature,  revient  sur  ce  sujet;  et  cherchant  la  cause  de  ces  rigueurs 
et  de  ces  violences,  il  croit  la  trouver  dans  un  sentiment  qui  confine 
de, bien  près  à  la  jalousie.  Voici  ses  paroles  :  «  Nous  nous  rappelons 
parfaitement  t(u'à  cette  époque  il  existait  encore  une  foule  de  parti- 
sans outrés  de  Corneille,  qui  semblaient  avoir  hérité  île  toute  la  pré- 
vention de  madame  de  Sévigué  contre  Racine,  et  qui  ne  plaçaient  ce 
dernier  poète  qu'à  un  intervalle  immense  du  premier.  On  peut  juger 
de  la  distance  encore  plus  grande  à  laquelle  ils  reléguaient  Voltaire. 
Selon  eux,  ce  n'était  qu'un  bel  esprit  dont  ils  respectaient  assez  peu 
le  jugement,  et  à  qui,  par  conséquent,  ils  étaient  bien  loin  d'accorder 
du  génie....  Or,  on  imagine  aisément  l'effet  que  devait  produire  sur 
une  âme  sensible  et  dévorée  du  besoin  de  la  gloire  un  pareil  excès 
d'injustice.... 

«  C'est  ainsi  que  Voltaire  put  être  beaucoup  trop  rigoureux  envers 
Corneille,  et  contracter  même  pour  lui,  sans  pouvoir  s'en  expliquer 
secrètement  les  motifs,  ou  peut-être  en  se  les  dissimulant,  une  espèce 
d'aversion  fondée  sur  ce  que  le  nom  de  ce  grand  homme  avait  servi 
longtemps  de  prétexte  aux  ennemis  de  Racine  et  aux  siens  pour  les 
humilier  tous  les  deux.  » 

La  critique  de  notre  siècle  a  dû  s'expliquer  aussi  sur  le  fameux  Com- 
mentaire. Eh  bien,  les  interprètes  les  plus  écoutés  de  nos  jours  n'ont 
pas  pu  s'empêcher  de  reconnaître  que  les  remarques  de  Voltaire  sur 
Corneille  sont  entachées  souvent  d'exagération  et  d'injustice.  Chateau- 
briand avait  dit  avant  eux  :  "  On  se  refuse  presque  à  croire  que  quelques- 
unes  de  ces  notes  soient  de  Voltaire,  tant  elles  sont  au-dessous  de  lui.» 

Au  reste.  Voltaire  a  pris  soin  de  nous  indiquer  lui-même  la  valeur 
de  son  travail  :  «  J'écris  vite  et  je  corrige  de  même,  »  écrit-il  à  d'A- 


BIRLIOGRAPUIE.  849 

lenibcrt.  Celte  cnpifllté,  celle  ("inie  de  plume  pouvait  lui  être  permise 
dans  la  composition  de  ses  poésies  légères  ;  le  lespect  du  public  et  le 
sentiment  des  convenances  commandaicnl  un  tout  autre  procédé  au 
Commentateur  (\e  Corneille:  celte  langue  insolite  devait  arrêter  ses  im- 
pétiiosités,  elle  devait  le  mettre  en  défiance  contre  ses  rigueurs,  et 
l'engager  à  des  recherches  philologiques  avant  de  crier  au  solécisme 
et  au  barbaiisme.  Eùt-il  été  disposé  à  faire  bon  marché  de  sa  propre 
réputation,  il  devait  à  la  mémoire  du  giand  Corneille,  de  n'épargner 
ni  temps,  ni  travaux,  aiin  de  porter  sur  ses  œuvres  un  ensemble  de 
jugements  ([ui  fût  Texprcssion  du  goût  public  et  de  Tadinnation  uni- 
verselle. Voltaire  passe  par-dessus  toutes  ces  considérations;  il  n'a  j)as 
l'air  de  soupçonner  que,  par  sa  diction,  Corneille  est  encore  dans  les 
traditions  du  xvi"'  siècle,  que  l'esprit  grammairien  a  fait  subir  à  notre 
langue  une  grande  transformation  dans  la  première  moitié  du  xvii'' siè- 
cle; et  le  voilà  (|ui  va  s'armer  des  règles  grammaticales  et  du  diction- 
naire du  wni*^  siècle,  pour  condamner  des  vocables,  des  locutions  et 
des  toius  qui  appartiennent  à  une  époque  de  richesses  plus  grandes  et 
de  liberté  plus  étendue.  Ét\mologiste,  gTammairien,  èplueheur  de 
phrases  et  de  mots,  il  faut  en  convenir,  ce  rôle  allait  bien  mal  à  un  es- 
prit si  brillant  et  si  vif;  aussi,  n'est-il  pas  difficile  à  M.  Godefrov  de 
prendre  ^'oltaire  en  flagrant  délit  de  légèreté,  de  relever  dans  le  Coni- 
mentdite  des  naïvetés  et  des  étourderies  qui  étonnent  et  font  sourire. 

Au-dessus  de  la  grammaire  et  de  ses  détails,  nous  trouvons  un  ter- 
rain qui  devait  être  celui  de  Voltaire;  mais  là  encore,  soit  dépit  jaloux, 
soit  nature  particulière  de  son  talent,  soit  principes  de  goût  trop  étroits, 
le  Commentateur  n'a  pas  été  toujours  à  la  hauteur  de  sa  tâche.  Etait-il 
bien  fait  pour  apprécier  les  chefs-d'œuvre  de  Cornedle,  le  critique  qui 
trouvait  (juc  les  plus  belles  oraisons  funèbres  de  lîossuet  sont  pleines 
de  fautes  ,  qui  pesait  les  vers  au  poids  de  la  prose,  qui  demandait  à  la 
métaphore  une  exactitude  jilastique,  qui  voulait  (pie  toute  métajihore. 
pour  être  bonne,  jint  fournir  au  peintie  un  tableau:'  Voltaire  avait  de 
brillantes  qualités,  mais  peut-être  son  esprit  n'élait-il  pas  assez  vigou- 
reuset'.ient  trenq)é  pour  goûter  les  beautés  mâles  et  fortes  de  cette 
grande  poésie;  peut-èlie  son  àme  n  était-elle  pas  assez  vibrante  pour 
éprouver  l'enthousiasme  que  doii  exciter  ce  qud  v  a  de  j^lus  sublime 
dans  l'auteur  du  Cid  \  il  n'avait  peut-être  [)as  assez,  ce  goût  large,  qui 
ne  se  choque  pas  j)lus  que  de  raison  des  taches  (pie  l'on  rencontie  dans 
un  chef-d'œuvre;  jias  assez  ce  goût  profond,  qui  ne  s'arrête  pas 
trop  aux  détails,  mais  (pii  considère  surtout  l'ensemble,  avant  de  j)Or- 
ter  sur  un  ouvrage  un  jugemenl  définitif. 

Ces  preuv(^s,  groupées  en  faisceau  dans  la  devixièmc  partie  de  1  in- 

troduclion,  se  reproduisent  en  cent  endroits  dans  le  corps  du  Lexique. 
i^  34 


850  BIBLIOGRAPHIE. 

Après  cet  ample  informé,  on  arrive  facilement  à  conclure  i"  que 
Pierre  Corneille  ,  venu  à  une  époque  où  notre  langue  n'était  pas  en- 
core fixée,  est,  en  général,  beaucoup  plus  correct  qu'on  ne  Ta  cru 
longtemps,  qu'il  a  généralement  toute  la  correction  que  réclamaient 
la  grammaire  et  le  dictionnaire  de  la  première  partie  du  xyii"  siècle  • 
2"  que  Voltaire  a  poussé,  contre  lui,  la  sévérité  jusqu'à  rinjustice,  que 
son  étourderie  a  singulièrement  grossi  ce  qu'il  appelle  \e fatras  de  Cor- 
neille, enfin  que  l'ignorance  au  Commentateur  a.  vu  des  fautes  de  diction 
dans  un  grand  nombre  de  locutions  et  de  tours  justifiés  par  l'usage  du 
temps. 

Le  Lexique  de  M.  Godcfro\  est  un  service  rendu  aux  lettres  et  à 
tous  ceux  qui  désirent  se  familiariser  avec  la  langue  de  Corneille;  il 
prendra  place ,  dans  nos  bibliothèques,  à  côté  des  œuvres  du  grand 
tragicjue,  et  sera,  pour  les  interpréter,  le  complément  souvent  indis- 
pensable des  dictionnaires  ordinaires.  On  comprend  ce  qu'il  a  fallu  de 
temps  et  de  patientes  recherches  à  l'auteur  pour  lire  et  relire,  la  pkime 
à  la  main,  toutes  ces  tragédies  dont  la  langue  devait  former  la  base  de 
son  travail ,  pour  légitimer  historiquement  un  grand  nombre  d'ar- 
cha'ismes  et  de  formes  surannées,  pour  remonter  jusqu'aux  plus  hautes 
traditions  de  la  lanoue,  et  recomnoser  ainsi  le  vocabulaire  et  la  aram- 
maire  générale  du  commencement  du  xvii"'  siècle.  Nous  avons  par- 
couru attentivement  un  ouvraije  fait  avec  tant  de  conscience  :  il  v  a 
plaisir  et  utilité  tout  à  la  fois,  à  suivre  ces  textes  qui  s'échelonnent,  va- 
riés et  nombreux,  sous  chaque  locution  et  chaque  terme,  à  monter  et 
à  descendre  le  courant  traditionnel  indiqué  par  la  suite  des  passages 
cités ,  enfin  à  saisir  sur  le  vif  les  caractères  généraux  de  notre  vieil 
idiome. 

En  parcourant  ces  deux  volumes ,  on  est  tenté  de  se  demander  si 
l'esprit  grammairien  du  xvii"  siècle  ne  nous  a  pas  fait  acheter  trop 
cher  l'exactitude,  la  correction  et  la  rigueur  qu'il  a  données  à  notre 
langue.  Tout  en  estimant  ces  précieux  avantages,  il  est  pei-mis  de  re- 
gretter les  qualités  perdues  ou  notablement  amoindries  :  ces  grâces 
naïves,  cette  liberté  d'alhire,  ces  tours  dégagés  ,  ces  mots  si  heureux  , 
cette  fraîcheur  et  ce  montant  qui  nous  charment  dans  nos  bons  vieux 
auteurs.  N'y  aurait-il  pas  lieu  de  rappeler  des  mots  injustement  bannis 
de  notre  dictionnaire?  de  reprendre  des  tours  qui  se  font  désirer?  et 
sans  donner  dans  les  excès  du  néologisme,  de  rajeunir  graduellement 
notre  langue  en  la  retrempant  à  ses  sources  ?  D'heureux  essais  ont  été 
faits  en  ce  sens  par  quelques  auteurs  de  notre  siècle  :  le  Lexique  de 
M.  Godefroy  pourra  seconder  ce  mouvement  en  ce  qu'il  a  de  légitime, 
et  l'éclairer  en  le  favorisant. 

Gardienne  des  traditions  de  la  langue  et  du  bon  goût,  l'Académie  n'a 


BIBLIOGRAPHIE.  831 

pas  voulu  laisser  passer  inaperçu  un  ouvrage  qui  sert  l'un  et  l'auUe  de 
ces  deux  grands  intérêts  ;  en  couronnant  le  Lexique  comparé^  elle  a 
voulu  récompenser  l'auteur,  signaler  son  travail  aux  bons  esprits  et 
encourager  les  recherclies  de  ce  genre. 

G.  André. 


Le  mie  iMPUESsiONi  ossia  senlimenti  provali  per  i4i/bnso  inarchese  Lanài  in  Roma. 

Bologne,  1862. 

Six  mois  à  peine  se  sont  écoulés  depuis  les  grandes  fêtes  qui  ont  eu 
lieu  à  Rome  au  mois  de  juin  dernier,  et  auxquelles  tout  catholique  a 
assisté,  les  plus  heureux  de  leur  personne,  les  moins  heureux  par  les 
récits  que  tous  ont  lus  avidement. 

Voici  venir  maintenant  un  jeune  homme,  presque  un  enfant,  té- 
moin naïf,  dont  le  langage  est  capable  de  renouveler  toutes  ces  saintes 
émotions  avec  un  caractère  de  douceur  nouvelle. 

Il  y  a  un  an  à  peu  près,  une  vieille  dame  italienne  nous  montrait, 
attendrie  et  pleurant  de  bonheur,  une  lettre  autographe  du  chef  de 
l'Eglise.  C'était  la  récompense  vivement  appréciée  d'un  don  généreux. 
Mais  la  circonstance  la  plus  touchante,  c'est  que  celui  à  qui  incombe 
la  sollicitude  de  toutes  les  Eglises,  avec  cette  mémoire  du  cœur  qui 
ne  lui  fait  jamais  défaut,  nommait  en  les  bénissant  et  nonnnait  par  le 
nom  de  leur  baptême  les  quatre  fils  de  la  généreuse  veuve  clignes  héri- 
tiers déjà  de  sa  foi  et  de  sa  piété. 

L'auteur,  le  jeune  marquis  Alphonse  Landi,  est  l'aîné  des  quatre 
enfants  dont  Pic  I\  sait  si  bien  les  noms;  il  n'est  pas  à  son  premier 
essai  de  publicité.  Quand  il  a  eu  dernièrement  Ihonncur  d'être  pré- 
senté à  Sa  Sainteté  par  le  cardinal  Antonclli,  et  de  lui  oflVir  divers 
opuscules  de  sa  plume,  Vw  IX  s'est  écrié  :  "  Eh  quoi,  écrire  si  jeune! 
—  C'est  bien  peu  de  chose,  Saint-Père,  »  a  répondu  aussitôt  lécri- 
vain  adolescent,  «  mais  ce  sont  des  assurances  que  ma  plume  est  à 
jamais  consacrée  (è  sacra]  à  la  défense  des  droits  de  la  sainte  Eglise.  » 

Les  (jualilès  de  l'écrivain  ne  manqueront  pas  au  jeune  auteur,  si  le 
vieil  adage  dit  vrai,  si  c'est  le  cœur  qui  fait  les  livres  et  les  plumes  di- 
sertes. Ses  impressions  sont  celles  d'une  àme  noble,  saintement  pas- 
sionnée pour  la  vertu  et  pour  la  vérité. 

Viennent  la  sobriété  et  la  mesure,  qui  manrjucnt  lro|)  souvent  aux 
écrivains  de  sa  nation  et  c[u*t)n  ne  sainail  attendre  de  1  âge  où  il  e.sl, 
qu'on  regretterait  presque  de  lui  trou\er  déjà;  mais  viennent  aussi 
l'exercice  nécessaire  tlun  travail  de  plus  longue  haleiue  et  la  plume 


852  BIBLIOGRAPHIE. 

consacrée  de  si  bonne  heure  à  la  défense  des  droits  de  rÉglise,  ne  ces- 
sera de  faire  ses  preuves  et  se  montrer  digne  de  la  plus  grande  et  plus 
belle  cause  qui  fut  jamais. 

La  brocliure  a  deux  chapitres.  Le  premier  est  intitulé  :  Pourquoi 
j  écris  (perché  dello  scrivere).  C'est  mie  question  posée  dont  voici  lu 
réponse  :  «  Puisse  la  naturelle  éloquence  du  cœur  d'un  fils  affec- 
tueux et  dévoué,  faire  passer  dans  l'âme  des  jeunes  hommes  de  mon 
âge,  l'étincelle  d'amour  bridant  et  la  profonde  vénération  dont  je 
suis  pénétré  pour  le  bien-aimé  Pontife,  pour  Pie  IX  mes  délices 
(Tamatissimo  Pio  delizia  niia),  la  joie  et  l'espérance  de  tous  les  vrais 
catholiques,  l'honneur  et  la  gloire  de  notre  sainte  religion.  » 

11  V  a  dans  ces  quelques  mots  toute  une  jeune  Italie  généreuse  et 
aimable,  bien  difféi-ente  de  celle  qui,  vieille  déjà  dans  ses  rêves  d'un 
orgueil  insensé,  a  semé  l'ingratitude  pour  recueillir  la  déception  hon- 
teuse. 

Pèlerin  de  Rome  dans  les  circonstances  dont  il  a  noté  jusqu'au 
moindre  détail,  le  jeune  voyageur  fait  l'histoire  de  la  caiio/nsation  avec 
le  détail  et  la  précision  que  l'on  peut  attendre  d'une  curiosité  pieuse  et 
intelligente,  qui  a  vovilu  tout  voir  et  se  rendre  compte  de  tout;  sa 
pensée,  son  cœur,  cherchent  partout  Pie  IX;  il  oul)lie  tout  lorsqu'il 
l'a  trouvé.  «Lesévêquesen  mitres  et  en  ornements  rouges  de  flammes,» 
se  sont  montrés  à  lui  à  un  moment  donné  comme  "  un  l)ataillon  sacré 
de  martyrs,  »  venus  du  ciel  pour  fêter  leurs  nouveaux  compagnons. 
Mais  «  le  suprême  hiérarque,  le  père  de  tous  les  croyants,  l'auguste 
vicaire  de  Jésus-Christ,  Pie  IX  lui  apparaît  soudain  sur  s?l  scdia  gesta- 
toria:  c'est  un  lys  qui  se  dresse  du  centre  d'une  corbeille  de  mille 
fleurs.  « 

Le  fils  s'oublie  en  présence  de  son  père  ;  il  oublie  la  gravité  de  la 
ciiTonstaiice  ;  il  adresse  la  parole  au  Pontife  :  «  Un  peuple  immense, 
dit-il,  s'agitait,  se  soulevait,  faisait  effort  pour  contempler  de  plus 
près  vos  traits  si  doux  ;  et  moi  aussi,  ô  père  tendre,  j'étais  ému  jusqu'au 
plus  profond  de  mon  âme;  en  vous  vovant  je  me  sentais  attendrir, 
et  de  cet  attendrissement  sortaient  les  prières  les  plus  vives  que 
j'eusse  faites  jamais;  elles  étaient  pour  votre  conservation  et  votre 
triomphe  !  » 

Aucun  détail  du  cérémonial  n'échappe  au  narrateur  ;  il  vous  dira  la 
qualité,  le  rang  de  tous  les  éminents  personnages,  et  vous  fera  suivre 
leurs  mouvements  divers  ;  mais  quand  le  Pape  entonne  le  Te  Deum  les 
larmes  de  joie  viennent  remplir  ses  yeux  ;  il  ne  se  possède  plus,  non  : 
je  ne  sais  quelle  étincelle  électrique  va  secouer  toutes  ses  fibres. 

En  le  lisant,  nous  nous  sommes  souvenus  qu'un  grave  prélat  nous 
décrivait  une  semblable  impression  qui,  courant  dans  tous  les  rangs 


BIBLIOGRAPHIE.  853 

(U-  répiscopat,  avait  tout  à  coup,  à  un  moment  donné,  fait  se  heurter 
les  coudes  de  ceux  (|ui  ne  semblaient  plus  faits  pour  les  démonstra- 
tions d'une  joie  si  naïve. 

Noire  jeune  pèlerin  ne  s'est  pas  hâté  de  sortir  de  Rome  ;  il  sem- 
ble qu'il  ait  eu  peine  à  s'en  arracher.  Pendant  le  séjour  qu'il  y  a 
fait,  il  a  suivi  le  Pape  partout;  au  canip  Prétorien,  où  il  a  acclamé 
lui  aussi  ce  bataillon  de  /.ouaves,  la  fleur  de  la  jeunesse  belge  et 
française  qui  a  volé  à  Rome  pour  faire  de  sa  poitrine  un  bou- 
clier à  un  Père  persécuté.  La  fèle  du  Corpus  Doinini  lui  a  laissé 
tlinelfables  impressions.  L'image  de  Pie  IX  agenouillé,  adorant  son 
Jésus,  demeurera  dans  son  esprit  comme  une  vision  céleste,  capable 
de  le  fortifier  et  de  le  réjouir  dans  toutes  les  épreuves  de  son  terrestre 
pèlerinage.  »  11  a  assisté  au  Collège  Romain,  à  une  solennité  poétique 
dont  le  sujet  était  la  gloire  du  Vatican  dans  le  Triomphe  des  martyrs. 
Quant  un  jeune  poète,  s'adressant  à  Tépiscopat  catholique  représenté 
noblement  à  cette  fête  littéraire,  s'est  écrié  :  «  Vous  le  verrez, 
l'enthousiasme  qu'a  pour  son  Souverain  un  peuple  qui  ne  nient 
pas  : 

Voi  vedrele  l'applauso 

D'un  popol  che  non  mente;  » 

il  a  frémi  autant,  plus  que  tous  les  Romains  qui  applau(Hssaient  joyeux 
en  entendant  proclamer  ainsi  en  beau  langage  la  sincérité  de  leurs  sen- 
timents envers  Pie  IX. 

C'est  un  fait  dont  l'importance  n'échappe  à  personne,  que  Rome 
s'est  montrée  durant  ces  fêtes,  devant  les  témoins  du  monde  entier, 
telle  que  nous  la  ilésirions  envers  son  Roi^  notre  Pontife;  aussi 
M.  Landi  a-t-il  pu  écrire  ce  que  d'autres  témoins  d'une  plus  grande 
autorité  ne  nieront  pas. 

*  Je  croy  lis  bien,  quoi  que  rt)u  eût  pu  dire,  (|ue  les  Romains  de- 
"  vaient  aimer  leur  roi,  et  qu'ils  l'aimaient  beaucoup;  mais  si  je  ne 
"  l'avais  vu  de  mes  yeux,  je  n'aurais  pas  inutginé  à  quel  point  a  pu 
"  monter  leur  enthousiasme  pour  ce  pontife  et  père.  Ah  !  si  Ion  con- 
"  sultait  vraiment  le  vœu  libre  et  sincère  des  peuples,  le  pape  serait 
"    roi  toujours,  ou  personne  ne  régnerait  plus.  <• 

Nouj  renonçons  à  analyser  tous  les  chapitres  de  cet  t)uvrage,  il  fau- 
drait le  traduire  en  entier,  et  l'on  pressent  asse^,  parce  (juc  nous  en 
avons  dit,  ce  qu'il  peut  contenir. 

Macte  animo,  dirons-nous  volontiers  en  finissant,  au  jeune  et  gé- 
néreux catholi([ue  qui  peut  faire  déjà  de  sa  plume  le  canal  de  son 
cœur,  et  qui  en  fera  plus  tard  uu  bonne  lame  d'un  loyal  et  chevale- 


854  BIBLIOGRAPHIE. 

resque  combat.  11  est  aussi  par  delà  les  nionts  de  vrais  fils  des  croisés 
qui  se  préparent  à  ne  pas  reculer  devant  les  fils  de  Voltaire  :  que  nos 
encouragements  ne  leur  manquent  pas. 

E.   DE  Lachau, 


COiNVERSION  D'UNE  DAME  RUSSE  A  LA  FOI  CATHOLIQUE ,  racontée  par 
elle-même  et  publiée  par  IcP.Gagauin,  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Paris, 
Charles  Douniol,  rue  deTournon,  29. 

Avant  de  partii'  pour  FOrient,  où  le  conduit  une  inspiration  de  zèle, 
le  P.  Gagarina  laissé  sous  presse  un  manuscrit  reçu  par  lui  de  Russie, 
il  y  a  quelques  années,  et  intitulé  :  Conversion  d'une  Dame  Russe  à  la 
Foi  catholique^  racontée  par  elle-même. 

L'écrit  ne  porte  aucun  nom  d'auteur;  mais  le  style,  les  pensées, 
tout  l'ensemble  de  Touvrage  montre  qu'il  appartient  à  une  personne 
d'une  baute  éducation,  d'un  esprit  cultivé  et  d'une  intelligence  élevée. 
Elle  fait  observer  elle-même  que  le  français  est  sa  langue  naturelle 
plus  qu'aucvme  autre;  et  en  effet,  rien  de  plus  correct,  de  plus  facile, 
je  dirai  même  de  plus  élégant  que  sa  narration. 

On  ne  saurait  dire  que  cet  écrit  soit  une  démonstration  métliodique 
de  la  vérité  de  TEglise  romaine  ;  l'auteur  n'a  pas  eu  cette  pensée.  C'est 
plutôt  l'bistoire  des  doutes,  des  inquiétudes,  des  lumières,  des  souf- 
frances par  lesquelles  son  âme  a  passé  avant  d'arriver  à  la  tranquille 
possession  de  la  foi  véritable.  Elle  expose  non-seulement  les  raisons 
qu'on  pourrait  appeler  théologiques,  mais  encore  les  sentiments  qui 
ont  fait  impression  sur  son  esprit;  sentiments  d'ailleurs  toujours  ap- 
puyés sur  des  principes  de  foi ,  inspirés  par  la  prière,  par  la  lecture 
de  l'Évangile  ou  d'autres  livres  de  piété.  A  quiconque  dit  attentive- 
ment cet  ouvrage ,  il  devient  de  plus  en  plus  évident  que  le  grand 
moyen  de  conversion  est  le  désir  sincère  de  connaître  la  vérité,  joint 
à  une  prière  humble  et  fervente  adressée  à  Dieu  pour  qu'il  veuille  se 
montrer  lui-même  à  ceux  qui  le  cherchent  A  part  quelques  conversions 
dans  lesquelles  le  miracle  semble  avoir  une  large  part,  c'est  là  l'hîs- 
toire  de  tous  ceux  qui  ont  abjuré  l'erreur  pour  rentrer  dans  le  sein 
de  l'Eglise.  Cela  n'exclut  pas,  bien  entendu,  l'étude,  l'examen,  la  dis- 
cussion même,  sans  lesquels  une  démarche  de  cette  importance  ne 
serait  pas  marquée  au  sceau  de  la  prudence  et  de  la  raison  ;  mais  cette 
étude  se  doit  faire  sous  le  regard  de  Dieu;  elle  doit  être  une  prière 
plus  encore  qu'un  examen  philosophique. 

L'ouvrage  dont  nous  nous  occupons  n'avait  pas  été  destiné  à  l'ira- 


BIBLIOGRAPHIE.  855 

pression  par  l'auteur.  Elle  aura  sans  doute  laissé  ce  manuscrit  dans  sa 
famille,  dans  la  pensée  qu'un  jour  ou  Tautre,  si  Dieu  le  juoeait  con- 
venable, il  pourrait  être  utile  à  ceux  aux  mains  descpicls  il  tomberait. 
Elle  était  encore  schismalique  quand  elle  écrivit  ces  pages;  mais  on 
volt  qu'elle  avait  déjà  le  sens  catholique,  si  je  puis  m'exprimei'  ainsi. 
Elle  parle  constanunent  de  divers  points  de  religion,  avec  luic  netteté  et 
ime  sûreté  de  tloctrine  qui  feraient  honneur  à  un  théologien.  11  est  un 
endroit,  cependant,  où  elle  s'écarte  peut-être  en  quelque  chose  de  cette 
exactiiude  qui  lui  est  habituelle  ,  et  nous  eussions  aimé  à  voir  le 
P.  Gagarin  accompagner  ce  passage  d'une  note  qui  expliquât  la  véri- 
table pensée  de  l'Eglise  sur  la  lecture  des  Livres  saints.  ^  oici  le  passage 
en  qucstu)n  :  «  Des  catholiques  ignorants  m  avaient  dit  rjue  C Kgiise 
romaine  ne  permet  pas  indiffcremmcr.t  à  tout  le  monde  les  livres  de 
C  AncienTestanicnt  :  je  les  avais,  et  je  brûlais  de  les  lire^  dans  le  désir 
de  les  connaître  et  F  espérance  d'y  découvrir  quelques  lumières;  /nais, 
d'un  autre  coté^  tremblant  de  commettre  la  moindre  désobéissance  vo- 
lontaire envers  cette  Eglise  que  je  saluais  déjà  de  loin  comme  devant 
un  jour  erre  ma  mère ,  craigitaiif  que  le  Seigneur  ne  punit  ma  pré- 
somption si  je  voulais  juger  par  moi-même  du  sens  des  Ecritures^  je  me 
bornai  auAouveau  Testament^  sur  lequel  je  n'avais  aucun  doute,  »  etc., 
page  3i. 

Des  catlioliqties,  sans  être  ignorants,  pouvaient  lui  dire  que  l'Eglise 
romaine  ne  permet  qu'avec  discrétion  aux  fidèles  la  lecture  de  quel- 
ques-uns des  livres  saints,  à  moins  que  cette  lecture  ne  soit  accom- 
pagnée d'un  commentaire  qui  les  mette  à  l'abri  de  toute  fausse  inter- 
prétation. L'Eglise,  en  cela,  agit  avec  une  sollicitude  toute  maternelle. 
Puisque,  de  l'avis  de  totit  le  monde,  et  selon  la  parole  même  de  l'apôtre 
saint  Pierre  (II''  épître,  ch.  m,  v.  i6),  l  Ecriture  est  parfois  obscure 
et KiifTicile  à  entendre;  qu'on  peut,  par  ignorance  ou  autrement,  lui 
attribuer  des  sens  contraires  au  sens  véritable,  il  est  natui-el  (jue  l'Eglise 
prenne,  à  cette  égard ,  des  j)réoautic)ns  pour  sauvegarder  la  foi  et  em- 
[>êcher  des  nouveautés  <langereuse«. 

Dans  la  dispensation  <le  ses  grâces,  Dieu  n'agit  pas  ordinaii^menl 
sans  intermédiaire;  il  se  sert  du  ministère  des  ln>mmes  pour  sanctifier 
et  sauver  les  hommes  :  il  donna  Ânanie  à  Saul,  Ambrolse  à  Augustin  ; 
c'est  la  marche  ordinaire  de  sa  Providence.  Dans  la  conversion  qui 
nous  occupe,  il  n'en  fut  ]ias  autrement.  L'auteur  fait  paraître  à  nos 
yeux  une  de  ces  nobles  et  douces  ligiuHS  (jui  inspirent  insliiutiveinent 
l'amour  et  la  vénération,  ('/est  un  prêtre  fran«'ais,  choisi  de  Dieu  p<mr 
être,  dans  cette  circonstance,  linstrument  de  sa  miséricorde.  Emigré 
en  Russie  à  l'époque  de  la  Terreur,  l'abbé  Surugue  (tel  était  son  nora^ 
avait  continué,  après  le  rétablissement  ilu  culte  en  France,  les  humHej 


856  BIBLIOGRAPHIE. 

fonctions  de  son  ministère,  en  qualité  de  curé  de  Saint-Louis,  dans 
l'antique  capitale  des  tzars.  C'est  le  même  dont  il  est  fait  mention 
dans  la  Vie  de  l'abbé  Nicollc,  par  M.  Frappaz.  Il  jouissait  à  Moscou 
d'une  grande  réputation  de  science  et  de  sainteté.  Beaucoup  de  Fran- 
çais, émigrés  comme  lui,  éprouvèrent  les  effets  de  son  zèle  et  de  sa 
tendre  charité,  et  grand  nombre  de  schismatiques  lui  durent  leur  retour 
au  giron  de  l'Eglise.  L'auteur,  en  nous  traçant  le  portrait  de  ce  digne 
prêtre,  a  sans  doute  beaucoup  laissé  parler  son  cœur  et  sa  reconnais- 
sance, et,  sous  ce  rapport,  nous  n'oserions  garantir  la  parfaite  exacti- 
tude de  chacun  des  traits,  mais  les  ligues  que  nous  transcrivons  ser- 
viront au  moins  à  indiquer  ce  qu'était  le  curé  de  Saint-Louis  aux  yeux 
des  schismatiques  eux-mêmes. 

«.  J'ai  lu  la  Fie  de  saint  François  de  Sa/es ^  et  fai  souvent  pensé, 
après  cette  lecture,  que  le  curé  de  Saint-Louis  m'ait  choisi  ce  bon  saint 
pour  modèle  ;  il  avait  aussi  cette  douceur  viélée  de  dignité  (pi  on  nous 
peint  dans  Fénelon.  En  voyant  de  si  vastes  et  de  si  profondes  connais- 
sances jointes  a  tant  de  naïveté  et  de  bonhomie^  des  œuvres  si  sublimes 
avec  tant  d'humilité,  une  vie  en  apparence  toute  simple  et  cependant 
toujours  digne  du  regard  des  anges,  tant  de  sévérité  pour  lui-même, 
une  innocence  qui  ne  s' était  jamais  démentie,  au  dire  de  ceux  fjiu  l'a- 
vaient suivi  des  ses  premières  années,  accompagnée  d' une  charité  et 
d^une  indulgence  sans  bornes' ,  on  croyait  avoir  retrouvé  un  apôtre  :  il 
en  avait  le  zèle...  »  etc.,  page  56. 

Une  lettre  écrite  par  l'abbé  Surugue  à  l'abbé  NicoUe,  sur  la  prise  et 
l'incendie  de  Moscou,  lettre  dont  le  P.  Gagarin  reproduit  le  texte  en 
entier,  contribue  encore  beaucoup  à  nous  faire  connaître  ce  vertueux 
prêtre  et  les  œuvres  qui  utilisaient  sa  vie  sur  la  terre  étrangère. 

On  saura  bon  gré  au  P.  Gagarin  d'avoir  joint  au  manuscrit  qu'il 
publie  deux  lettres  du  comte  de  IMaislre  :  l'une  à  une  dame  protes- 
tante sur  la  maxime  qu'un  honnête  homme  ne  change  jamais  de  reli- 
gion ,  l'autre  à  une  dame  russe  sur  la  nature  et  les  effets  du  schisme  , 
et  sur  l'unité  catholique.  Ces  lettres,  d'une  valeur  doctrinale  bien  su- 
périeure à  celle  du  manuscrit  même,  viennent  parfaitement  en  cet 
endroit  et  complètent,  pour  ainsi  dire,  la  matière.  L'éminent  écrivain 
y  traite  son  sujet  avec  la  force,  la  précision  et  la  supériorité  de  vue  qui 
lui  sont  ordinaires. 

Enfin,  l'ouvrage  se  termine  par  une  notice  sur  les  principales  conver- 
sions qui  ont  eu  lieu  parmi  les  Russes,  et  la  profession  de  foi  publiée 
par  ordre  de  Grégoire  XIII,  à  l'usage  des  grecs  qui  veulent  rentrer 
dans  la  communion  de  l'EsUse  romaine. 

Nous  croyons  que  ce  petit  travail,  très -utile  aux  schismatiques  qui 
désirent  s'éclairer,  ne  sera  pas  lu  sans  fruit  par  les  catholiques  eux- 


BIBLIOGRAPHIE.  857 

mêmes.  Ils  seatironl  leur  foi  se  raffermir  eu  vomuiI  riuauilé  des 
objeetions  que  les  schisuialiques  opposeut  à  la  religiou  ealholique. 
Ils  bénirout  Dieu,  doutlauiaiu  luisérieordleuse  va  chercher,  de  notre 
temps  comme  toujours,  au  milieu  des  ténèbres  de  l'erreur  et  ramener 
au  fifrand  jour  de  la  vérité  ceux  qui  demandent,  comme  l'aveui^le  de 
l'Évanirile,  à  ouvrir  les  veux  à  la  hnniére. 

J.   NOURY. 


E.Nr.nmiDioN  jcris  ecclesi.e  oiubntalis  catholice  pro  usu  llieuloi^iae  et  eriKii- 
lione  rlori  srgeco-catholici  e  propriis  fontibus  constnicluni.  nuctoro  Jvscpho 
Papp  SzHayiji  de  lUijes^falva  S.  S.  llieologia^  doctore,  canoniro  Grœci  titus 
Magno  Varadinensi,  abbate  tiliili  S.  Paiitelemonis  de  liaczkevo.  (Manuel  du 
droit  canon  de  l'I^lglise  catholique,  à  l'usage  des  théologiens  et  du  clergé  grec- 
uni,  par  Joseph  Papp-Szilagyi  de  Illyesfalva,  docteur  en  liiéologie,  etc.)  I  vol- 
iii-8",  Grand-Varadin,  1862. 

Parmi  laut  de  publicatious  diverses  dont  les  écrivains  ecclésiastiques 
d'outre-Rhin  ne  cessent  d'enrichir  le  domaine  de  la  science,  il  en  est 
peu,  assurément,  qui  se  recommandent  à  Tattention  de  la  France  ca- 
tholique à  des  titres  aussi  exceptionnels  que  rou>rage  de  M.  Papp- 
Szilagvi  que  nons  annonçons  ici. 

Ce  (jui  le  distini^ue  de  la  masse  et  lui  assigne  une  place  à  part,  c'est 
d'abord  sou  origine.  Il  a  pour  auteur  un  prêtre  grec-uni,  et  pourrait 
être  considéré  comme  la  premièie  œuvre  vraiment  sérieuse  qui  \ienne 
de  cette  portion  du  clergé  catholique,  et  qui  soit  eu  même  temps  acces- 
sible aux  lecteurs  de  lOccident.  Celte  circonstance  suflirail  a  elle 
seule  pour  justiiier  rempressemeul  que  nous  mettons  à  le  faire  con- 
naître. Toutefois  elle  n'en  est  pas  le  principal  mérite  :  —  son  vrai  mé- 
rite, c'est  dêtre  le  premier  traité  compltl  de  droit  canon  oriental  qui 
voie  le  jour.  Sous  ce  rapport,  nous  n'hésitons  pas  à  nous  porter  garant 
de  1  accueil  qui  sera  fait  à  une  publication  aussi  importante,  d'autant 
([u  elle  répond  à  un  besoin  réel  que  l'Euroj)»'  occidentale  ressentait 
depuis  longtemps.  Ce  (pi'on  \  désire,  en  efTet,  c'est  de  connaître 
l'Église  orientale  non  pas  dans  ce  quelle  a  d'apparent  «'t  d  une  ma- 
nière ipu-honijuc,  mais  dans  son  organisation  intime  et  d'a|)rès  tles 
données  positives;  surtout  ou  veut  être  initie  à  la  législation  ecclé- 
siastique qui  régit  les  grecs-unis  ou  non  unis,  et  nulle  part  (jue  nous 
sachions  on  ne  troin ait  jusqu'ici  d'ouvrage  où  cette  gra\e  question 
fût  traitée  tlune  manière  satisfaisante. 


8oS  BlBLlOGRÂPHlli. 

Le  premier  effet  que  le  Manuel  de  M.  Papp-SzilagNi  est  destiné  à 
produire,  c'est  de  dissiper  les  nuages  que  les  adversaires  du  saint-siége 
et  de  l'union  essayent  depuis  quelque  temps  de  répandre  sur  la  foi  et  sur 
les  sentiments  catholiques  des  grecs-unis.  Ces  insinuations  habilement 
calculées  viennent  de  reecA^oir  un  éclatant  démenti  de  la  part  du  chef 
de  rÉglise-unie,  en  Galicie;  et  voilà  que  du  fond  de  la  Hongrie,  un 
dignitaire  de  cette  même  Eglise  élève  sa  voix,  pour  protester,  au  nom 
de  la  science,  contre  ces  injustes  incriminations^  car  l'ouvrage  du 
docte  chanoine  de  Grand-Varadin  nous  apparaît  comme  une  vérital^le 
protestation,  bien  qu'elle  soit  indirecte  et  voilée.  Le  mot  célèbre  de 
samt  Pacien  :  Chr'islinnns  inîhi  noinen^  catholicus  cognomen,  que 
l'auteur  a  piùs  pour  épigraphe,  montre  déjà  qu'il  ne  se  contente  pas 
d'admettre  les  vérités  de  la  foi,  mais  qu'il  est,  de  plus,  franchement 
catholiqut; ,  sentiment  qui  ne  se  dément  jamais  dans  le  cours  de  l'ou- 
vrage. 

La  méthode  suivie  par  Fauteur  se  rapproche  de  celle  qui  est  adoptée 
depuis  plus  d'un  siècle  par  la  plupart  des  canonistes  occidentaux. 
Dans  les  prolégomènes^  il  traite  de  la  religion,  de  Jésus-Christ,  de 
l'Eglise  en  général  et  de  l'Eglise  orientale  en  particulier.  Ce  qu'il  y  dit 
sur  cette  dernière,  forme  un  traité  comolet.  Viennent  ensuite  les  sources 
du  droit  ecclésiastique  oriental.  Ici  l'auteur  ne  se  contente  pas  de  citer 
celles  qui  ont  cours  chez  les  grecs-unis;  il  indique  encore  les  princi- 
pales collections  canoniques  adoptées  en  Russie,  en  Servie,  en  Bulga- 
rie, en  Valachie  et  en  Tiloldavie,  et  il  termine  par  cette  question  :  Le 
corpus  juris  canonîci  des  Latins  et  en  particulier  les  chapitres  disci- 
plinaires du  Concile  de  Trente  obligent-ils  les  grecs-unis,  et  dans 
quelle  mesure  ?  Cette  partie  du  droit  ecclésiastique  renferme,  en  effet, 
des  décisions  qui  ont  été  rendues  applicables  aux  grecs-unis  en 
vertu  des  bulles  ou  des  décrets  pontificaux  ;  là-dessus  il  n\  a  pas  de 
discussion  à  établir.  Le  reste  ne  formerait,  selon  M.  Papp-Szilagyi 
qu'une  source  subsidiaire,  à  laquelle  on  a  recours  lorsque  le  droit 
canon  oriental  ne  suffit  pas  pour  résoudre  les  difficultés  qui  se  pré- 
sentent. Chose  remarqualile,  en  vertu  de  ce  qu'on  appelle  les  Basili- 
ques qui  ont  force  de  loi  chez  les  non-unis,  ceux-ci  sont  assujettis  au 
même  principe  :  «  Tune  jns  quo   iirbs  Roma  nfitur  servari  oportet.  « 

Le  corps  de  l'ouvrage  est  jdivisé  en  deux  parties  concernant  le  droit 
ecclésiastique  public  et  le  droit  ecclésiastique  privé.  Dans  la  première, 
l'auteur  traite  du  gouvernement  de  l'Eglise  en  général,  des  droits  du 
pontife  romain  comme  chef  de  l'Église  universelle;  des  cardinaux, 
de  la  cour  pontificale  et  des  différentes  assemblées  dont  le  Pape 
se  sert  dans  le  gouvernement  de  l'Eglise;  des  évêques,  des  conciles, 
des  droits  épiscopaux  ordinaires,  des  officiers  des  évêques,  des  curés 


BIBLIOGRAPHIE.  8M 

et  autres  fonctionnaires  ecclésiastiques,  des  religieux,  de  ralliancc  et 
des  droits  respectifs  de  l'Église  et  de  l'Etal;  de  la  position  du  prince 
vis-à-vis  de  l'Eglise;  des  limites  des  pouvoirs  ecclésiastiques  et  civils 
par  rapport  aux  personnes  et  aux  biens  ecclésiastiques  ;  enfin  des  rap- 
ports de  r  Eglise  avec  les  sectes  dissidentes.  La  deuxième  partie 
ou  le  droit  [)rivé  comprend  deux  sections,  dont  Tune  est  con- 
sacrée aux  bénéfices  et  aux  bénéficiers;  l'autre  traite  du  droit  qui 
règle  les  choses  saintes.  Il  y  est  parlé  des  persoimes  cjclésiastiques 
et  de  leurs  qualités,  de  l'honnêteté  de  vie  des  clercs,  des  béné- 
fices, <les  droits  et  des  devoirs  des  patrons,  de  la  collation  des  bé- 
néfices, de  la  liturgie  et  des  prières  publiques,  des  sacrements,  sur- 
tout du  mariage,  des  choses  bénites,  des  jugements  ecclésiastiques,  en 
général,  de  la  procédure,  de  la  sentence  et  de  l'appel,  du  for  cri- 
minel, des  procès  matrimoniaux  et  des  censures  ecclésiastiques. 

Rien  qu'à  parcourir  ces  matières,  on  voit  déjà  l'intérêt  que  ce  livre 
doit  offrir  au  lecteur,  désireux  de  contiaître  l'organisation  de  l'Eglise 
grecque-unie.  L'auteur  termine  par  un  appel  chaleureux  à  ses  frères 
séparés,  afin  de  les  engager  à  se  réunir  à  l'Eglise  catliolique  A  cet 
effet,  il  les  renvoie  à  leurs  propres  livres  liturgiques,  et  montre  qu'ils  y 
trouvent  leur  condamnation  écrite  en  cent  endroits  divers  et  sur  tous 
les  points  où  ils  essayent  en  vain  de  se  retrancher.  Nous  ne  croyons 
pas  nécessaire  d'entrer  dans  le  détail  pour  faire  comprendre  au  lec- 
teur comment  M.  Papp-Szilagvi  s'est  acquitté  de  sa  tache.  Il  nous 
suffira  de  dire  que  sa  marche  est  très-simple  et  qu'il  n'avance  rien 
sans  preuves.  Les  thèses  qui  tiennent  à  la  théologie  plus  encore  qu'au 
droit,  sont  établies  par  les  preuves  théologiques  ordinaires.  Dans  les 
matières  disciplinaires  on  invoque  avant  tout  le  droit  oiiental  ;  à  son 
défaut,  on  remonte  aux  sources  romaines.  Le  livre  de  Benoît  XIV, 
Dexyti'  do,  joue  surtout  im  grand  rôle che?.  le  canoniste  slave.  Lorsque 
la  chose  en  vaut  la  peine,  M.  Papp-S/.ilagvi  indique  lesdilfér.  iices  disci- 
plinaires qui  existent  entre  l'Eglise  orientale  et  l'Eglise  latine,  (^es 
divergences  paraîtraient  bien  moins  considérables  (pi'ou  ne  se  les 
figure  généralement,  si  Ion  faisait  attention  que  la  discqiline  occidentale 
n'est  qu'un  développement  naturelde  la  discqiluie  cpii  avait  été  primi- 
tivement commune  aux  deux  Eglises.  L'auteur  ne  laisse  passer  aucune 
occasion  pour  prouver  aux  Slaves  et  aux  autres  orientaux  non-unis 
qu'ils  out  tort  de  ne  pas  se  rattacher  à  l'Eglise  catholique  :  son  style 
devient  alors  plus  animé  et  respire  le  même  sentiment  (jui  faisait  dire 
à  saint  Paul  qu  il  aurait  voulu  être  •■  anathenu^  pour  nos  frères.  " 

On  l'a  vu,  l'auteur  écrit  pour  les  grecs-unis  de  rAutriche,  Or,  ilans 
les  possessions  autricliieniies,  tout  ce  (jui  est  catboliciue  doit  conqiter 
avec  les  lois  joséphistes  ;  M.  Papp-Szilagvi  n'a  donc  pas  pu  se  disptn- 


850  .  BIBLIOGRAPHIE. 

ser  de  parler  plus  d'une  fois  de  ces  lois,  et  il  est  loin  de  leur  attribuer 
une  valeur  qu'elles  n'ont  plus.  Ainsi  il  nie  formellement  que  les  em- 
pêchements diriments  du  mariage ,  établis  par  l'empereur ,  aient  la 
moindre  valeur.  Mais  ce  qui  nous  a  le  plus  frappé,  c'est  que  sur  plu- 
sieurs points  importants  où  la  discipline  orientale  diffère  de  la  disci- 
pline occidentale,  le  canoniste  slave  se  charge  de  prouver  que  celle  des 
latins  est  préférable.  On  peut  citer  comme  exemples  le  célibat  ecclé- 
siastique, le  calendrier  grégorien,  etc.,  etc. 

En  résumé,  nous  ne  saurions  assez  attirer  sur  cet  ouviage  l'attention 
de  quiconque  s'intéresse  en  Fi  ance  aux  études  ecclésiastiques  ;  nous 
le  recommandons  particulièrement  aux  piofesseurs  de  droit  cano- 
nique. 

Toutefois,  quelques  réserves  nous  paraissent  nécessaires.  Ainsi  il  est 
à  regretter  que  la  latinité  de  l'Enchiridion  n'ait  pas  été  châtiée  davan- 
tage. Nous  savons  bien  qu'il  existe  en  Hongrie,  de  temps  immémo- 
rial, un  latin  tout  à  fait  à  part,  et  que  ce  serait  y  afficher  une  sorte  de 
pédanterie  que  de  s'éloigner  de  ce  latiu  ;  mais  des  esprits  supérieurs 
comme  M.  Papp-Szilagyi  devraient  se  mettre  au-dessus  des  exigences 
que  le  bon  sens  et  le  bon  goût  réprouvent  également.  Ensuite,  1  esti- 
mable auteur  n'attribue-t-il  pas  à  la  généralité  des  Slaves  non-unis 
certaines  erreurs  touchant  le  purgatoire  et  la  vie  future  qui  sont  loin 
d'être  acceptées  par  tous?  D'autre  part,  ne  les  fait-il  pas  plus  catho- 
liques qu'ils  ne  sont,  lorsqu'il  dit  qu'ils  ont  conservé  en  entier  le  dépôt 
des  saintes  Ecritures?  Sans  doute,  le  concile  de  Jérusalem  qui  con- 
damna en  1692  Cyrille  Lucar,  et  qui  fut  admis  depuis  par  toutes  les 
Eglises  du  rite  gréco-slave,  est  catholique  en  ce  qui  concerne  le  canon 
des  Ecrituies,  ainsi  que  tous  les  autres  articles  sur  lesquels  il  condamna 
le  patriarche  calviniste  de  Constantinople  ;  mais  qui  ignore  le  mouve- 
ment protestant  qui  depuis  plus  d'un  siècle  travaille  surtout  1  Eglise 
russe?  Ne  doit-on  pas  tenir  compte  du  Catéclùsme  orthodoxe  du 
métropolitain  Philarète  et  de  la  Théologie  orthodoxe  de  l'archevêque 
Macaire,  où  les  livres  deutéro-canoniques  sont  plutôt  attaqués  que  dé- 
fendus? Ces  deux  ouvrages  ne  portent-ils  pas  le  sceau  del  approbation 
du  saint  Svnode  ^ 

Nous  pourrions  signaler  d'autres  inexactitudes  de  ce  genre  qui  ont 
échappé  à  l'auteur,  mais  toutes  ces  imperfections  n'ôteront  jamais  à 
son  ouvrage  les  titres  incontestés  qu'il  a,  d'ailleurs,  à  l'accueil  le  plus 
favorable.  Les  Occidentaux  pourront  enfin  parler  de  l'Eglise  grecque- 
unie  en  connaissance  de  cause. 

J.  Martiivof. 


UEVllR    DE    LA    PRESSE. 


—  Instruction  pastorale  sur  l' Education  chrétienne^  par  Monsei- 
gneur K.-Al. -Joseph  (le  Montpellier  cleNcdrlii,  évèque  deLiéi^e,  prélat 
(lonicsticjue  de  Sa  Sainteté  et  évéque  assistant  au  trône  pontifieal. 
Liège,  A.  Dessain,  1862. 

IMgr  rÉvètpie  de  Liège  avait  publié  au  conimencenient  du  dernier 
(larême  une  Instruction  ])astorale  sur  l'éducation  chrétienne.  Cette 
instruction  avait  non-seulement  édifié  tout  son  diocèse,  mais  en- 
core attiré  les  veux  de  beaucoup  des  personnes  instruites  des  autres 
diocèsesi)elges.  On  Ta  appelée  dés  son  apparition  le  Code  de  l Education 
reliirieuse,  et  elle  a  placé  d'emblée  son  auteur  au  rang  des  meillein'S 
écrivains  de  la  Belgicpie.  Ce  n'est  pas  que  ré\é({ue  ait  ^isé  au  rCAe  de 
littérateur;  il  n'y  a  pas  même  songé.  Lorsque  ses  avis  s'adressent  aux 
rangs  inférieurs  delà  société,  il  s'abaisse  et  parle  le  langage  simple 
du  missionnaire  de  campagne,  ministère  qu'il  a  exercé  pendant  de 
longues  années  avant  d'occnpei-  la  chaire  èpiscopale  de  Liège.  Ce  qui 
lui  a  fait  pioduire  celte  œuvre  remarquable,  c'est  son  cœur  dèvèquc, 
son  amour  pour  la  jeunesse  et  sa  connaissance  profonde  des  besoins 
de  toutes  les  classes  de  la  société.  Il  n'est  donc  pas  étonnant  que 
beaucoup  de  monde  air  fait  au  vénérable  prélat  la  prière  de  donner 
une  secoufle  édition  de  son  Instruction  pastorale.  Il  vient  de  satisfaire 
à  ce  pieux  désir  avec  usure.  Il  a  ajouté  à  son  premier  travail  b(  an- 
coup  de  développements  pratiques,  et  a  lèpondu  à  toutes  les  objec- 
tions (Hie  les  politiques  et  les  économistes  élèvent  conti-e  l'éducation 
chrétienne.  C'est  aitisi  qu'tm  Mandement  de  Carême  est  devenu  un 
livre  et  un  traité  complet  sur  la  matière. 

Dans  l'introduction  ,  il  constate  que  l'accroissement  des  misères 
morales  doit  être  attribué  avant  tout  à  l'éducation  négligée  ou  faussée 
de  l'enfance  et  delà  jeunesse.  Dans  la  première  partie,  il  insiste  sur  le 
devoir  des  parents  et  des  maîtres  de  soigner  l'èducatiori  des  enfants; 
dans  la  seconde,  il  montie  (pu-  l'éducation  doit  être  chrétienne,  on 
comment  elle  doit  formel'  et  diriger  les  peuisées  et  les  sentunents  inté- 
rieurs de  l'enfant  ;  dans  la  troisième,  il  enseigne  comment  l'éducation 


862  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

fondée  sur  les  principes  religieux  doit  former  et  régler  la  volonté,  les 
actes  extérieurs  et  les  habitudes  de  l'homme  dès  son  enfance  ;  dans 
la  quatrième,  enfin,  il  prend  à  partie  les  politiques,  pour  qui  la  religion 
n'est  bonne  que  pour  prévenir  la  violation  du  Code  de  la  part  des 
hommes  du  peuple,  et  les  économistes,  qui  trouvent  que  l'éducation 
chrétienne  nuit  à  la  production  et  à  la  consommation. 

Nous  l'avouons,  ce  simj^le  canevas  ne  présente  rien  de  particulier. 
Aussi  faut-il  lire  Tlnstruction  pastorale  de  Mgr  de  Liège  pour  pouvoir 
l'apprécier  convenablement.  En  la  lisant,  on  est  frappé  à  tout  moment 
de  l'exactitude  des  observations  du  digne  prélat,  de  la  profondeur  de 
ses  vues,  de  la  sagesse  de  ses  conseils,  de  la  netteté  et  de  la  précision 
de  son  langage,  et,  il  faut  bien  le  dire  aussi,  du  courage  épiscopal 
avec  lequel  il  dévoile  le  désordre  qui  préside  à  l'éducation  de  beau- 
coup de  nobles  et  de  riches,  comme  il  déplore  la  coupable  négligence 
d'un  grand  nombre  de  familles  pauvres  ou  ouvrières. 

—  Exercitia  spiritualia  in  sacra  octo  dieriun  solitudine  ex  textu 
et  juxta  methodian  sancti  Ignatii^  et  duo  Iridua^  ad  piurn  usuin  sacer- 
dotmn  ac  rcUgiosoî'uni^  a  sacerdote  Socictalis  Jesu,  cum  approbatione 
Eminentissimi  Cardinalis  Archiepiscopi  Strigoniensis ,  et  Superiorum 
permissu.  Posonii,  1862,  typis  Henrici  Sieber. 

S.  Em.  le  cardinal  Scitovski  introduisit,  en  i85o,  dans  son  diocèse 
de  Gran,  l'usage  des.  retraites  ecclésiastiques  à  peine  connues  de 
nom  dans  ces  contrées,  et  en  i858,  le  concile  provincial  de  Gran 
fit  un  décret  pour  rendre  cet  usage  obligatoire  par  toute  la  Hongrie. 
Mais ,  comme  il  est  impossible  aux  pi^êtres  de  s'absenter  tous  à  la 
fois  pour  assister  en  commun  aux  saints  exercices,  S.  Em.  le  cardinal- 
archevêque  de  Gran  a  encouragé  la  publication  de  l'ouvrage  dont  nous 
avons  transcrit  le  titre.  Il  renferme  trente-deux  méditations,  qua- 
tre pour  chaque  jour  de  VOctiduum^  et  quatorze  considérations. 
Le  livre  se  compose  de  quarante-cinq  feuillets  détachés,  de  quatre 
pages  ,  que  l'on  peut  donner  séparément  aux  retraitants.  Toutes 
les  méditations  et  considérations  sont  simples,  graves,  courtes,  bien 
nourries  ,  et  remarquables  par  un  bon  sens  exquis.  Elles  s'adres- 
sent surtout  à  l'intelligence,  parce  que  les  hommes  occupés  au  saint 
ministère  ont  avant  tout  besoin  d'être  soutenus  par  des  principes 
solides.  Cependant  les  aspirations  qui  aident  à  faiie  entrer  plus  profon- 
dément dans  l'âme  les  vérités  de  la  religion  ne  sont  pas  négligées  ;  elles 
sont  exprimées  d'ordinaire  par  quelques  textes  bien  choisis  des  saintes 
Écritures.  L'auteur  n'a  pas  voulu  mettre  son  nom  à  son  ouvrage;  mais 
sans  soulever  le  voile  de  l'anonpne  sous  lequel  son  humilité  s'est  ca- 
chée, nous  croyons  reconnaître  un  vénérable  vieillard  de  quatre-vingt- 
deux  ans,  qui,  néàDrestenBelgique,  s'expatria  en  1806  pourentrerdans 


REVUE  DE  LA  PRESSE.  863 

la  Compagnie  en  Russie,  et  de  là  passa  avec  quel([nes-uns  de  ses  collè- 
gues dans  les  Etats  de  rempereur  d'Anlric  lie,  où  il  fut  recteur  de  plu- 
sieurs collèges,  et  remplit  daulres  charges  importantes.  Le  livre  d'e 
méditations  qu'il  vient  de  publier  à  Presbourg  est  le  digne  couronne- 
ment d'une  vie  utilement  employée  à  procurer  la  gloire  de  Dieu  et  la 
sanctification  du  prochain. 

—  Nous  avons  déjà  fait  connaître  à  nos  lecteurs  A^  Revue  catholique 
de  l  Alsace  ^  excellent  recueil  (jui  se  distingue  surtout  par  des  études 
d'un  intérêt  local,  lesquelles,  même  en  dehors  du  pays  qu'elles  concer- 
nent, seront  certainement  du  goût  des  hommes  spéciaux  qui  préfèrent 
les  faits  aux  théories  et  les  recherches  consciencieuses  aux  aperçus  les 
plus  vastes  et  les  plus  hardis.  Parmi  les  travaux  que  nous  \  avons  remar- 
qués cette  année,  nous  signalerons  en  particulier  une  série  d'articlesde 
M.  ral)l)é  Hanauer,  sur  les  Cours  colongères  deV  Alsace,  Rien  n'estplus 
propre  à  jeter  du  jour  sur  la  condition  des  paysans,  pendant  toute  la 
durée  du  moyen  âge,  dans  cette  heureuse  province,  où  la  liberté  indi- 
vidu^elle  fut  toujours  respectée,  par  un  privilège  qui  semble  appartenir 
à  la  race  germanique,  bien  qu'à  vrai  dire  on  fe  soit  beaucoup  exagéré 
les  conséquences  de  la  servitude  dans  les  pays  où  la  race  latme  était 
en  majorité.  M.  Tabbé  Straub  a  fourni  au  niéme  recueil  plusieurs  arti- 
cles d'archéologie  qui  attestent  une  grande  expérience  en  ces  matières, 
et  à  côté  desquels  nous  nous  plaisons  à  mentionner  une  étude  de 
M.  Deharbe  sur  la  Crypte  d^  Andlau-au-Val  et  sa  fondatrice  sainte  Ri- 
charde. 

—  Le  Bulletin  du  comité  d' Histoire  et  d' Archéologie  de  la  province 
ecclésiastique  d^Auch  appartient  encore  à  ce  mouvement  si  intéressant 
àe[  érudition  en  province,  mouvement  qui  s'est  tellement  propagé  de- 
puis une  vingtaine  d'années.  11  est  actuellement  peu  de  départements, 
peu  de  diocèses  qui  n'aient  leurs  archéologues,  leurs  historiens,  ou- 
vriers modestes  qui  concentrent  volontiers  leur  activité  autour  de  leur 
clocher,  mais  dont  les  labeurs  ouvrent  la  voie  à  des  travaux  d'un  in- 
térêt plus  général  et  d'une  plus  gran<le  portée  philosophique.  Les  ec- 
clésiastiques jouent  un  gi-and  rôle  dans  ces  associations  qui  ont  pour 
objet  l'archéologie  et  l'histoire  locale;  ds  sont  là  vraiment  à  leur  place, 
et  ils  exercent  ,  dans  cette  sphère,  une  très-légitime  influence.  C'est 
ainsi  ipi'à  Auch  l'initiative  paît  de  larchevèché,  et  le  mouvement  est 
dirigé  par  plusieurs  professeurs  de  petits  séminaires  du  diocèse 
(M.  Fauqué,  M.  Larroque),  par  des  membres  distingués  de  I  Tiii- 
versité  ,  auxquels  se  joignent  un  certain  nombre  de  laupies  ins- 
truits et  de  prêtres  exerçant  les  fonctions  du  saint  ministère.  Grâce 
à  cette  Ixmne  entente,  qui  double  les  forces,  le  pavs  est  étudié 
sous   toutes    ses  faces  et  fouillé,  pour  ainsi  dire,  dans  ses  moindres 


864  REVU!'   DK  LA  IMŒSSE. 

recoins.  Voulez-vous  connaître  le  comté  de  Fezensac  ?  lisez  les  ar- 
ticles de  M.  l'abbé  Canéto.  Préférez-vous  le  Roucrgue  ,  cette  terre  si 
fertile  en  légistes,  en  avocats,  en  prctres  éminents?  Voilà  M.  J.-B.  Bladé, 
qui,  marcbant  lui-même  à  la  suite  de  M.  le  baron  de  Ganjal,  évoijue 
un  à  un  tous  les  noms  historiques  de  cette  province,  et  qui  vous  pjouve, 
cliemin  faisant,  qu'il  connaît  encore  bien  d'autres  pays,  bien  d'auti-es 
histoires.  Aimez-vous  les  manuscrits  rares  et  précieux?  M.  Tabouriech 
vous  déciit  avec  soin  une  fort  belle  Bible,  richement  enluminée,  qui 
se  conserve  à  la  Bil)liothéque  de  la  ville  d'Auch,  et  que  l'on  croit  être 
du  xiii'=  siècle.  Bref,  le  Bulletin  embrasse  tous  les  genres  d'antiquités, 
et  il  publie,  dans  chacune  de  ses  livraisons,  quelque  pièce  inédite. 

—  Les  ouvrages  de  M.  l'abbé  Gucherat  appartiennent  an  même  or- 
dre de  travaux.  M.  Gucherat,  si  nous  sommes  bien  informés,  est  mem- 
bre de  la  société  Edup.nne  qui  explore  le  pavs  habité  par  les  descen- 
dants des  anciens /TlV»/.  G'est  donc  la  ville  d'Aulun  qui  est  le  centre  du 
mouvement  auquel  se  rattache  M.  Gucherat;  mais  pour  lui,  il  gravite 
de  préférence  autour  de  Sémur  en  Brionnais,  de  Parav-le-Moniai, 
qu'il  habite,  et  de  Gharolles,  ancienne  capitale  d'un  comté  limitro- 
phe du  Brionnais  et  du  Maçonnais.  Le  dernier  écrit  de  M.  l'abbé 
Gucherat  est  intitulé  :  Le  B .  Hugues  de  Poitiers,  le  Prieuré,  F  Eglise 
et  les  peintures  murales  (F J azr-le-Duc.  On  le  voit,  ici  encore,  l'ar- 
chéologie et  Ihistoire  marchent  de  front.  M.  l'abbé  Gucherat  dé<lie 
son  ouvrage  :  yîu  Poitou  et  au  Brionnais,  qui  possèdent,  l'iui  le  Ijci- 
cean,  l'autre  la  tombe  du  Bienheureux  Hugues.  La  sainteté  a  souNcnt 
cimenté  dépareilles  alliances  entre  les  diverses  provinces  de  notre  pa- 
trie, et  il  est  toujours  bon  d'en  raviver  le  souvenir,  qui  ouvre  les  cœurs 
aux  inspirations  salutaires  et  souvent  fécondes  d'une  pieuse  frateinité. 

—  Mgr  Jean,  f  endeville,  cvèquc  de  Tournai,  i^Sy-iog'i,  parle 
P.  A.  Possoz  (S.  J,).  Lille,  Lefort,  1862. 

Gette  biographie,  dit  l'auteur,  «  a  cela  de  particulier,  que  non-seu- 
lement elle  sera  intéressante,  mais  encore  utile  à  tous.  Jean  Vendeville 
a  vécu  dans  le  célibat,  dans  le  mariage,  dans  les  fonctions  civiles,  dans 
le  sacerdoce;  et  on  l'a  vu  pratiquer  toutes  les  vertus  propres  à  chacun 
de  ces  différents  états.  Il  a  donc  prouvé,  par  son  exemple,  qu'il  n'est 
pas  de  position  incompatible  avec  les  devoirs  qu'exige  de  nous  l'Evan- 
gile, Il  peut  servir  de  modèle  à  tous,  et  il  n'est  personne  qui  ue  retiie. 
s'il  le  veut,  delà  lecture  de  sa  biographie  quelque  fruit  pour  sa  propre 
conduite  et  sa  sanctification  particulière.  »  Jean  Vendeville  est,  en 
effet,  un  des  évoques  qui  ont  fait  le  plus  d'honneur  au  siège  de  Tournai 
et  le  plus  de  bien  au  diocèse.  Il  contribua  beaucoup  à  l'établissement 
des  séminaires  diocésains.  Dès  avant  le  concile  de  Trente,  il  en  avait 
formé  le  dessein,  et  ses  plans,  présentés  au  saint  concile  par  Marlni 


l 


REVUE  DE  LA  PRESSE.  8G5 

Rytliovius,  évêque  ilYpres,  enlièrent  en  partie  dans  le  décret  de  la 
vingt-troisième  session  relatif  à  ce  sujet.  L'induence  de  Jean  de  Ven- 
deville  contribua  à  la  fondation  de  plusieuis  institutions.  C'est  à  lui 
principalement  que  la  villede  Douai  fut  redevable  de  son  université,  du 
collège  des  Jésuites  et  du  collège  des  Anglais.  Il  eut  aussi  quelque  part 
à  la  fondation  du  collège  de  la  Propagande,  dont  il  conçut  la  première 
idée.  Mgr  de  llani,  recteur  de  l'université  catholique  de  Louvain,  en 
Belgique,  possède  deux  mémoires  autographes  que  nous  espérons  voir 
publier  im  jour,  et  par  lesquels  il  conste  que  ce  collège  a  été  institué 
d'après  les  idées  développées  à  Rome  auprès  des  souverains  pontifes 
par  le  pieux  èvèque  de  Tournai.  Dans  le  dessein  de  procurer  à  l'Eglise 
des  prédicateurs  puissants  en  œuvres  et  en  paroles,  il  suggéra  au 
pape  d'ouvrir  des  séminaires  dans  les  monastères  des  Franciscains  et 
des  Dominicains  pour  lesquels  il  avait  une  estime  particulière.  Ses 
projets  furent  plusieurs  fois  examinés  à  Rome.  Grégoire  XIV  institua 
même  une  congrégation  spéciale,  dite  de  léiuquc de  Tournai,  et  com- 
posée de  (|uatre  cardinaux  chargés  d'étudier  la  question  à  fond.  Le 
plan  de  Aendeville  fut  définitivement  approuvé  sous  Clément  YIII, 
mais,  dansTexécution,  il  fut  limité  au  seul  ordre  de  Saint-François  de 
la  stricte  observance. 

A  la  fin  de  la  vie  de  Jean  \  ende^  ille  on  trouve  quelques  notes  et 
pièces  justificatives  fort  intéressantes ,  et  une  courte  notice  sur  le 
P.  Eleuthère  du  Pont,  de  la  Compagnie  de  Jésus,  confesseur  de  Jean 
Vendeville. 

—  P^ie  de  madame  de  Bonnault  d'Houet,  par  M.  J.  Martin,  mis- 
sionnaire apostolique,  chanoine  honoraire  de  Belley.  Paris.  Toha  et 
Haton,  hbraires-cditeurs,  rue  Bonaparte,  68. 

M.  J.  Martin,  déjà  connu  par  la  f^ie  de  M.  rabbé  Viinrin^  curé  de 
Genève,  vient  de  consacrer  sa  plume  à  la  simple  et  touchante  histoire 
dune  femme  courageuse,  madaïue  de  Bonnault  (rilouct.  fondatiice 
et  première  supérieure  générale  des  Fidèles  compagnes  de  Jésus.  Cette 
vie  de  renoncement  et  d'iuunbles  sacrifices  ne  semblait  point  offrir 
ample  matière  à  l  historien,  et  toutefois,  grâce  au  travail  le  plus  sé- 
rieux, M.  l'abbé  Martin  a  trouvé  le  secret  dattaclier  son  lecteur.  Il  le 

caiitive  en  le  rendant  témoin  des  luttes  effravanles  d'une  àme  f^éné- 
....  ...  ■■  ^ 

reuse,  il  lui  dépemt  avec  une  vérité  frappante,    le  drame  d'un  noble 

cœur  jeté  dans  le  creuset  des  contradictions,  des  doutes  et  des  hunn- 
hations  de  tous  les  genres;  il  lui  comnuinicjue  son  admiration  |)<)ur 
1  énergie  d'un  beau  caractère  qui  sait  achetei-  au  prix  de  tant  de  rebuts, 
de  tant  de  douleurs  et  de  larmes,  la  grâce  de  connaître  enfin  sa  véri- 
table roule.   C'est  là,  suivant   nous,  le  coté    saillant  de  l'œuvre  de 

M.  l'abbé  Martin,  et  nous  ne  saurions  assez,  le  féliciter  de  la  délicatesse 
I'  55 


866  REVUE  DE  LA  PRESSE. 

avec  laquelle  il  a  touché  les  points  difficiles  d'une  analyse  à  la  fois  si 
lucide  et  si  franche.  Toutefois,  cette  étude  profonde  de  l'action  inté- 
rieure de  Dieu  sur  une  âme  est  décrite  avec  assez  de  charmes  pour 
^tre  abordée  sans  crainte  par  les  personnes  moins  avancées  dans  les 
voies  de  la  perfection  ;  elles  trouveront  du  reste  dans  l'ouvrage  de 
M.  Martin  les  détails  les  plus  intéressants  sur  la  propagation  de  la 
petite  société  des  Fidèles  compagnes  de  Jésus,  les  récits  les  plus  frais 
et  les  plus  gracieux  sur  la  jeunesse  de  madame  de  Bonnault.  L'anec- 
dote de  la  poire  volée,  en  particulier,  et  celle  de  l'étrange  modification 
apportée  à  une  grande  toilette,  ne  pourront  manquer  d'attirer  leur 
attention  et  de  les  faire  sourire.  Nous  n'avons  point  parlé  du  stjle  de 
l'auteur.  Peut-être  pourrait-on  reprocher  à  M.  Martin  une  pluie  de 
fleurs  un  peu  trop  abondante  ;  mais  sa  diction,  toujours  facile  et  tou- 
jours élégante,  n'enlève  rien  à  la  lucidité  de  la  pensée.  En  somme, 
cette  histoire  nous  paraît  à  la  fois  consciencieuse  et  pleine  d'intérêt; 
elle  est  destinée  à  se  propager  rapidement,  si  elle  obtient  le  succès 
qu'elle  mérite. 

—  Observationes  crîticœ  in  librum  Sapientiœ  edidit  F.  Reusch,  ss. 
theol.  Dr.  Fribiagi,  Herder,  1861. 

Dans  l'intention  plusieurs  fois  manifestée  de  donner  une  explica- 
tion complète  des  livres  deutéro-canoniques  de  l' Ancien-Testament, 
M.  Reusch  publia  en  18 53  un  commentaire  du  livre  de  Baruch,  et  en 
i85j,  un  autre  commentaire  sur  le  livre  de  Tobie.  Actuellement  le 
savant  professeur  de  l'Université  de  Fribourg  prépare  l'explication 
du  livre  de  la  Sagesse.  La  nouvelle  édition  du  texte  latin  et  du  texte 
grec,  publiée  en  1857  par  ses  soms,  et  les  Observations  critiques  dont 
nous  parlons,  sont  comme  l'introduction  au  commentaire  qu'on  nous 
ait  espérer.  L'auteur  y   parle  des  divers  manuscrits,  des  anciennes 
éditions  et  des  traductions  du  livre  de  la  Sagesse.  Il  fait  connaître  les 
Pères  et  les  anciens  écrivains  sacrés  qui  en  ont  cité  le  texte  et  pré- 
sente des  observations  critiques  pleines  d'intérêt,  sur  un  grand  nombre 
de  passages  de  chacun  des  neuf  chapitres  de  ce  livre  de   l'Ecriture 
sainte.   Ces  travaux   préliminaires  nous  font  désirer  le  commentaire 
lui-même. 

H.  ?\Iertia]V. 


Paris.  —  Imprimerie  de  VV.  BEMQUET,  GCUPY  et  C»,  rue  Garancière,  5. 


TABLE     ANALYTIQUE 


— <-^*^j>jr-. 


AUTEURS 


AURÎNEAU  'M.  L.),  p.  422. 

André  [P.  G.).  — Léxiqiie  comparé  delà 

lamjiie  de  Corneille  et  de  la  lanquedu 

xvu^  siècle  en  général^  par  M.  F.  Go- 

defroy,  p.  844. 
Avril  (M.  le  baron  d';,  p.  407. 
Ayzac  (M"''  F.  d'),   p.  432. 
Bai;ker  (M.  L.  de),  p.  254. 
BallÉGIIER  ^M'"*^ 0. Delphin-),  p . 432. 
Barges  ;M.  l'abbé  J.  J.  L.),  p.  700. 
Bautain  ;M.  Tabbé),  p.  409. 
Beauffort  (M.  R.  de),  p.  573. 
Beck  \y  i.],  p.  717. 
Belloc  ;P.  D.).  —  Le  Catholicisme  et  la 

fusion  des  peuples,  p.  1. 
BÉNARD  M.Ch.),  p.  426. 
Bertrand  (P.  J.),S.  J.,  p.  564. 
BONNIER  M.  E.),  p.  271. 
Bouix  (M.  l'abbé),   p.  422  et  575. 
Boylesve  'P.  M.  de),  S.  J.,  p.  427. 
Buck  (P.  V.  i\o\   — Lexicologie  latine, 

p.  634. 
Cahier  fP.Ch.}.  —  Monumentuscandina- 

vex  du   imnien   oj/f,  par  .M.  Mandel- 

greii,  1».  558. 
CAiloru  îM.  l'abbé),  p.  265. 
Cahour  (P.  A.).  —  Lc  génie  de   Cor- 

neill»\   p.    129.   —  Théâtre  latin  des 

Jésuites  à  la  tin  du  XVT  siècle  et  au 

commencement  du  XYii*^,  \k  i60. 
CHABASM.  F.),  p,700. 
Chaignon  ;P.  p.),  s.  J.,p.  401. 
Counudet  /m.  m.),  p.  573. 
CuciiERAT  (M.  l'abbé),  p.  864. 


Damvnet(P.  A.),  S.  J.,  p.  404. 

Damas-Hinard,  traducteur  de  Calderon, 
de  Cervaîiteset  du  Romancero,  p.  795. 

Daniel  (P.  Ch.).  —  La  Crise  du  protes 
tantisme  en  France,  p.  205.  —  Histoi. 
re  du  P.  Itibadeneyra,  p.  267.  —  De 
r  Éducation,  p.  S96.  —  Nouveau  cours 
de  méditations  sacerdotales,  p.  401 .  — 
Manuel  du  directeur  spirituel  de  la 
jeuiie.'^se  chrétienne  pour  le  choix  d'un 
état  de  vie,  p.  404.  —  Un  rationa- 
liste protestant,  p.  511.  —  Mémoires 
historiques  sur  les  missions  des  Or- 
dres religieux,  p.  565.  —  Los  Catho- 
liques à  Genève,  depuis  la  Ilélorme 
p.  7. 

Daurigxag  (S.),  p.  571. 

Delarue  ;11.),   p.  126. 

Deliére  (M.  l'abbé),  p.  685. 

DUPANLOUP  iMgr),   p.  397  et  720. 

Sutau  P.  .\.).  —  Les  origines  (lu  chris- 
tianisme en  Arabie,  p.  91  et  322.  — 
Fontes  juris  ecclesiastici  antirjtd  et 
hodierni  éd.  F.  Walter,  p.  419.  — 
Epiacopatus  Conslanticnsis  aleinanni- 
cus  sut)  mctropoti  Moguntinu  clirono- 
loyice  etdiplomatice  illustratusa  P.  T. 
Ncugart,  p.  420.  —  Note  sur  lesprin- 
cipaux  résultats  des  fouilles  exécutées 
en  Kgiiple  parles  ordres  de  S.  A.  le 
y.  /«'.,  par  31.  le  vicomte  de  Bougé, 
p.  700.  —  Mélangea  Égyptologiques, 
par  F.  Chabas,  p.  70 i.  —  l'apiints 
Egypto-.lramcen,  appartenant  au  mu- 


868 


TABLE  ANALYTIQUE. 


sée  égyptien  du  Louvre,  expliqué  par 
M.  J.  L.  Barges,  p.  705. 

rélix  (P.  J.).  —  Le  prince  Adam  Czarto- 
ryski,  p.  273. 

Fleury  el  Martin  (MM.  les  abbés), 
p.  749. 

Flottes  (M.  Tabbé),  p.  432. 

Gabba  (M.  C.  F.),  p.  405. 

Gagarin  (P.  J.).  —  L'alphabet  de  saint 
Cyrille,  p.  4  09.  —  L'avenir  de  TÉglise 
grecque-unie,  p.  187.  —  Travaux  exé- 
gétiques  du  P.  Patrizi,  p.  2o'l .  —  Essai 
sur  la  véritable  oricjine  du  droit  de 
succession,  par  C.  F.  Gabba,  p.  405. 
—  De  la  Terre-Sainte,  par  G.  Tis- 
chendorf,  p.  683.  —  Tableau  d'une 
église  nationale  d'après  un  pope  russe, 
p.  685.  —  Décréta  authentica  S.  C. 
indulgentiis  sacrisque  reliq.  prœp.  ab 
a.  1860  ad  a.  ISGl,  ab  a.  Prinzivalli, 
p.  6S9.  —  Syntagnia  doctrinœ  theo- 
logice  Adriani  VI  P.  M...  conscripsit 
E.  H.  J.  Rensens,  p.  841. 

Garrucci  (P.B.).  —  D'une  inscription 
trilingue  découverte  en  Sardaigne, 
p.  551. 

Gazeau  (P.  F.).  —  La  mission  de  Jeanne 
d'Arc,  p.  139.  —  L'apostolat  catho- 
lique aux  États-Unis  pendant  la 
guerre,  p.  807. 

Gerando  (baron  de),  p.  428. 

Gluckselig  (L.),  p.  715. 

GOSSELIN  (M.  l'abbé),  p.  413. 

Grou  (P.  N.)  S.  J.,  p.  260. 

Hamon  (M.;,  curé  de  Saint-Sulpice, 
p.  432. 

4ULTSCH  (F.),  p.  416. 

Jazdzewski  (J.  Val.),  p.  427. 

Iiaage  (P.  Cl.  de).  —  De  la  famille,  par 

M.  A.  de  Margerie,  p.  263. 
Xachau  (P.  E.  de).  —  Le  mie  impres- 

sioni    ossia   sentimenti  provati  per 

A.  Landi  in  Pioma,  p.   851. 
Lafond  [M.  E.),p.  719. 
Landriot  (Mgr.),  évoque  de  la  Rochelle, 

p.  271. 
Langlois  (M.  V.),  p.  429. 
Iiangîois  (P.  A.).  —  Théâtre  de  Lope 

de    Vega ,    traduit    en    français  par 

M.  Damas-Hinard,  p.  795. 


lasseur  (P.    F.   Le).    —  Mademoiselle 

Perriquet,  p.  659, 
Laurentie  (M.),  p.  432. 
Lenormant  (M.  F.),  p.  432. 
Leroy  (M.  l'abbé;,  p.  125. 
LOEHER  (F.),  p.  718. 
Iionghaye  (P.  G.).  —  Et  verbum  caro 

factum  est.  Poésie  française,  p.  118. 
Iioysel  (P.  p.).  —  Un  prêtre  déporté  en 

1792,  par  M.  l'abbé  Meignan,  p.  265. 

—  Vie  de  M.  Orain,  par  M.  l'abbé 
Cahour,  p.  266. 

Mandelgren,  p.  558. 

Mannier  (E.),  p.  254. 

Margerie  (A.  de),  p.  263. 

Marshall  (T.),  p.  573. 

Martin  et  Fleury  (MM.  les  abbés), 
p.  719. 

Martinof  (P.  J.).  —  Documents  relatifs 
à  rEglise  d'Orient,  par  A.  d'Avril, 
p.  407.  —  Gescliichte  des  Protestan- 
tismus  in  der  orientalischen  Kirche 
im  XVII  lahrhwidert,  par  M.  Pichler, 
p.  408.  —  Acta  et  scriptu  quœ  de 
contreversiis  Ecclesiœ  grœcœ  et  latinœ 
sœculo  undecimo  exstant,  par  C.  Will, 
p.  407.  —  Acta  patriarchatus  Cpani 
1315-1402,  par  Miklosich  el  Millier, 
p.  407.  —  Associations  catholiques 
parmi  les  slaves  d'Allemagne,  p.  'J76. 

—  Hermeneuticœ  biblicœ  genera- 
lis  pirincipia...  exemplis  illustrata, 
par  3Igr  Ranolder,  p.  707.  —  His- 
toria  revclalionis  divinœ  V.  T.,  par 
J.  Danko,  p.  710.  — Enchiridionjuris 
ecclesiœ  orientalis  catholicœ,  p.  857. 

Matignon  (P.  A.).  —  Les  communica- 
tions d'outre-tombe,  p.  41.  —  Ou- 
vrage de  M.  l'abbé  Bautain,  p.  409.  — 
La  philosophie  de  la  foi,  p.  433.  — 
Les  rapports  de  la  philosophie  el  de  la 
théologie,  p.  721 . 

Mazure  (A.),  p.  123. 

Meignan  fM.  l'abbé),  p.  265. 

Mertian  (M.  l'abbé  J.),  p.  128. 

Mertian  (P.  H.).  —  Les  saints  apôtres 
Paul,  Jacques  el  Jean,  p.  66.  —  Re- 
vue de  la  presse,  p.  123.  —  Mgr  de 
Kellcler,  p.  230.  —  Sur  quelques  ou- 
vrages philologiques,  p.  254.  —  Revue 


TABLE  ANALYTIQUE. 


869 


de  la  presse,  p.  269.  —  Le  Robiiison 
de  la  Légende,  p.  372.  —  Ilifitoirc  de 
f^aint  Finnûi.,  martyr;  Mctrolotjic 
(jrecquc  et  romaine;  Histoire  de  la  lit- 
térature apologétique.,  p.  4H.  —  Re- 
vue de  la  presse,  p.  422.  —  Nouvelles 
littéraires,  p.  568.  —  De  la  valeur  his- 
torique des  actes  des  apôtres,  p.  577. 
—  État  général  des  missions  de  la  Com- 
pagnie de  Jésus,  p.  667.  —  Revue  de 
la  presse,  p.  714.  —  La  mission  alle- 
mande à  Paris,  p.  776.  —  Revue  de 
la  presse,  p.  861 . 

MiKLOSicn  et  Muller,  p.  407. 

Montpellier  (Mgr  K.  A.  de;,  évoque  de 
Liège,  p.  861. 

MONTALEMBERT  (comtc  de),  p.  270. 

MORIN,  p.  423. 

MUHLBAUER  fWolO,  ]^.  424. 

Muller  et  Miklosicii,  p.  407. 

Nad.\1]LT  (H.  de  Buffon),  p.  570. 

Narhey  (M.  l'abbé  C),  p.  720. 

Neher  ^E.  J.;,  p.  424. 

Neugart  (P.  Tr.),  p.  420. 

Xourj  (P.  J.).  —  Èludea  sur  r Irlande 
contemporaine,  parleR.  P.  A.Perraud, 
p.  71 1.  —  Œuvre  de  Notre-Dame-des- 
buns-livres,  p.  831.  —  Œuvre  du  cré- 
dit de  la  charité,  p.  833.  —  Conversion 
d''une  damerusse  publiée  par  le  P.  Ga- 
garin,  S.  J.,  p.  854. 

(IZANAM  (M.  F.\  p.  572. 

P.\chtler  (P.),  S.  J.,  p.  272. 

Patrizi  ;P.  F.  X.),  S.  .L  —  Ses  travaux 
exégéliques,  p.  251. 

I'ER1N(C.;,    p.  12o. 

Perraud  (A.),  p.  711. 

PlCHLER,    p.  407. 

Pont-Martin  A.  de),  p.  571. 

Pr.\t  p.  j.  m.),  s.  j.  p.  267. 

PRINZIVALLI  (A.!,  p.  689. 

Radies  (P.),  p.  718. 


Ramw-re  (P.  H.),  S.  J.,  p.  127  el  693. 

Ranolder  (Mgr  J.),   p.  707. 

Ravary  (P.  F.).  —  La  mort  do  l'Amiral 
Protêt,  p.  648. 

Régnon  (P.  H.  de).  —  Madagascar.  Ro- 
dama  II,  p.  536. 

RlTTER  (J.  J.),  p.  714. 

Rondelet  (A.\  p. 123. 

ROUGÉ   le  vicomte  de),  p.  700. 

Salmon  (C),  414. 

SCHELER  'Aug.\  p.  254. 

SCHERER(M.)\  p.'216et512. 

SciiooFS  (M.  l'abbé  L.),  p.  571. 

SCH0UPPE(P.  F.  X.),  S.  J.,  p.  425. 

SCHUSTER  (J.),  p.  425. 

Sommervogel  (P.  C.)  —  L'intérieur  de 
Jésus  et  de  Marie,  par  le  P.  Grou,  p. 
260.  —  Vie  de  M.  ÏCmery,  par  M. 
Gosselin,  p.  413.  —  Le  maréchal  de 
Bellefonds,  p.  480.  —  De  la  poésie  la- 
tine en  France  au  siècle  de  Louis  XIV, 
par  l'abbé  Vissac,  p.  838. 

TiSr.HENDORF  (G.),  p.  683. 

Toulemont  (P.  P.).  —  La  nouvelle  école 
critique,  p.  17.  —  Un  mot  à  propos 
d'un  article  théologique  de  M.  Ch.  de 
Rémusat,   p.    115.    —    Bulletin   des 
œuvres  catholiques,  p.  241 .  —  M.  Er- 
nest Renan,  p.  352.  —  Bulletin  des 
œuvres  catholiques,  p.  386.  —  M.  Re- 
nan et  le  miracle,  p.  597.  —  Les  Espé- 
rames    de    rÉylise,   p.   693.    —    D« 
quelques  travaux  récents  sur  la  philo« 
sopliie  de  saint  .Augustin,  p.  767. 
Valois  (P.  le),  S.  J.,  p.  198. 
Velillot  Louis  ,  p.  271. 
Wackekn.^gel  (Pierre),  p.  574. 

M'ALTER(F.),  p.  419. 
Werner  fK.  ,  p.  118. 
WiCK  , le  docteur),  p.  272. 
WiL  (Cornélius),  p.  407. 


870  TABLE  ANALYTIQUE. 


ARTICLES 


Actes  des  Apôtres  (De  la  valeur  historique  des),  p.  577.  —  Caractère  histori- 
que des  Actes,  p.  580.  —  Accord  des  Actes  avec  les  Épîtres  de  saint  Paul  et 
Fhistoire  profane,  p.  585.  —  Objections  tirées  des  lieux  intrinsèques,  p.  590. 

Alphabet  (L')  de  saint  Cyrille,  p.  109. 

Apostolat  catholique  (L')  aux  États-Unis  pendant  la  guerre,  p.  807.  — 
Lettres  :  de  la  Nouvelle-Orléans,  p.  808  ;  —  deSpring-Hill,p.  810;  —  de  New- 
York,  p.  812;  —  du  camp  Mary,  près  Washington,  p.  816;  —  du  fort  Alba- 
nie, p.  81 8  ;  —  du  camp  Michigan,  p.  821  et  823  ;  —  de  Baltimore,  p-  824  ;  — 
de  l'île  Santa-Rosa,  p.  827. 

Avenir  de  l'Église  grecque-unie,  p.  187.  —  L'Eglise  grecque  et  l'Eglise  latine, 
p,  188.  —  L'Eglise  grecque-unie,  p.  190.  —  Moyens  propres  à  lui  rendrelavie, 
p.  197. 

Bellefonds  (Le  maréchal  de),  ]).  480.  —  Sa  vie  civile  et  militaire,  p.  481.  —Sa 
vie  privée  et  religieuse,  p.  487.  —  Ses  rapports  avec  le  P.   Le  Valois,  p.  198. 

—  Lettre  inédite  du  P.  Le  Valois  au  maréchal  de  Bellefonds,  p.  oO&. 
Catholicisme  (Le)  et  la  fusion  des  peuples,  p.  1 .  — L'Eglise  seule  peut  obvier 

aux  dangers  que  présente  cette  fusion,  p.  6.  —  Elle  conjure  ou  diminue  les 
malheurs  de  la  guerre,  p.  7.  —  Elle  fixe  les  idées  au  milieu  du  choc  des  doc- 
trines contraires,  p.  10.  —  Elle  s'oppose  aux  progrès  de  l'immoralité  que  tend 
à  produire  le  mélange  des  vices  de  toutes  les  nations,  p.  12. 
Catholiques  (Les)  a  Genève  depuis  la  Réforme,  p,  747.  —  Etablissement  delà 
Réforme  à  Genève,  p.  749.  —  Les  catholiques  devant  l'inquisition  calviniste, 
p.  751.  —  Genève  au  XVIIP-  siècle,  p.  753.  —  La  Révolution  et  l'incorporation 
à  la  France,  p.  754.  —  L'église  Saint-Germain  accordée  aux  catholiques,  p.  755. 

—  M.  Vuarin,  p.  756.  —  L'Église  de  Genève  sous  l'empire,  p.  757.  —  Protocole 
devienne,  p. 758.  —  Le  bref  Inter  muUipliccs^  p.  759.  —  Lettres  de  J.  de 
Maistre,  p.  760.  —  M.  Vuarin,  homme  de  guerre,  p.  763.  —  M.  Vuarin,  pas- 
teur, p.  764.  —  Les  résultats,  ibid.  —  Contraste,  p.  765. 

Communications  (Les)  d'outre-tombe,  p.  41.  —  L'esprit  qui  parle,  preuves  que 
les  esprits  fournissent  de  leur  identité,  p.  42.  —  Sont-elles  suffisantes?  p.  49. 

—  Les  procédés  dont  on  use  dans  l'évocation  des  esprits,  p.  52.  —  Sont-ils 
superstitieux?  p.  56. 

Corneille  (Le  génie  de),  p.  129.  —  Caractère  de  sort  style,  p.  130.  —  Les  héros 

et  les  héroïnes  qu'il  a  créées  ;  leur  nombre,  leur  vérité  et  leur  originalité, 

p.  136.  —  11  lire  de  l'admiration  un  nouveau  ressort  dramatique  qui  change  le 

jeu  et  l'intérêt  des  passions  sur  la  scène,  p.  150.  —  Sa  tragédie  est  celle  des 

penseurs,  p.  154. 

Crise  (Laj  du  Protestantisme  en  France,  p.  205.  —  Le  Jubilé  de  la  Réforme 
en  1859,  p.  206.—  La  Confession  de  Foi,  p.  207.  —  Transformation  du  Pro- 
testantisme, p.  210.  —  Paroles  des  pasteurs  Puaux  et  Monod,  p.  213.  —  L'É- 
cole rationaliste  de  Strasbourg,  p.  215. —  Une  page  de  M.  Schérer,  p.  216.  — 
La  Bible  et  l'Alcoran,  p.  218.  —  Situation  de  M.  Guizot,  p.  219.  —  M.  E. 
Naville,  p.  220.  —  La  gauche  et  la  droite,  p.  222.  —  Intervention  de  M.  Guizot, 
p.  225.  —  Expédient  qu'il  propose,  p.  227. 


TABLE  ANALYTIQUE.  87! 

CZARTORYSKl(Lc  princc  Adam),  p.  273.  —  Ses  qualités  personnelles  cl  sa  vie  de 
famillt',!).  276.  — Sa  vie  publique,  p.  28Î).  —  Religion  cl  palriolisme,  p.  301. 
—  Derniers  inslanls  du  prince  Adam,  \>.  312, 

ÉCOLE  (La  nouvelle)  CUITIQUE.  (iM.  E.  Kenan).  Sa  ihéorie  de  la  crilique,  p.  21 .  — 
Ses  axiomes  eisesposlulata,  p.  31. 

Inscription  (D'une)  TRILINGUE  découverte  en  Sardaigne,  p.  ool. 

Jeanne  d'Arc  (La  mission  do),  d'après  les  historiens  coniomporains,  p.  150.  — 
Opinion  des  historiens  contemporains,  p.  160-163. — InconvénienLs  de  celte 
opinion;  elle  est  inconciliable  avec  le  fait  de  l'inspiration  divine,  p.  163-168. 
Fausseté  de  celte  opinion;  elle  suppose  graluilcmenl  un  fait  nié  jiar  Jeanne 
d'Arc,  p.  168-186. 

Ketteler  (3Igr  de),  p.  230.  —  La  liberté  en  général,  p.  231.  —  Liberté  morale, 
liberté  de  conviction,  p.  232.  —  Liberté  religieuse^  p.  234.  —  La  liberté  re- 
ligieuse et  l'Église  catholique,   p.  235.  —  Conclusions  pour  l'épofiue,  p.  238. 

Lexicologie  latine.  Tolius.  luliinlalis  lexician,  par  Forcellini,  nouvelle  édi- 
.     lion,  par  M.  V.  de  Vit,  p.  634. 

Macaire  (Saint)  de  Rome,  p.  372. 

Madagascar.  Radama  II,  p.  536. 

Miracle  (M.  Renan  et  le).  Sa  dernière  brochure,  p.  598.  —  Ses  objections  di- 
verses contre  le  miracle,  p.  600.  —  Son  attitude  en  présence  du  catholicisme, 
p. 624. 

Origines  du  christianisme  en  Arabie  d'après  les  nouveaux  Bollandistes  (Acia 
sanctorum^  t.  X,  d'octobre),  p.  91.  —  L'Arabie  au  commencement  de  l'ère 
chrétienne,  p.  95.  —  Les  premiers  apôtres  de  l'Arabie,  p.  322.  —  Le  christia- 
nisme en  .\rabie  depuis  le  deuxième  siècle  de  notre  ère  jusqu'à  Mahomet,  p.  333. 

Paul,  Jacques  et  Jean  (Les  saints  apôtres';,  p.  66.  —  Saint  Jacques,  p.  67.  — 
Saint  Jean,  p.  78.  —  Conclusion,  p.  87. 

Perriquet  (Mademoiselle),  p.  659. 

Pliii.osoriiiE  (La)  de  la  foi,  p.  433.  —  Systèmes  qui  rapportent  la  foi  à  l'imagi- 
nalion,  au  sentiment,  à  la  volonté,  p.  434.  —  Elle  est  dans  l'intelligence  et 
néanmoins  elle  est  libre,  p.  437.  —  Ses  motifs,  p.  412.  —  Son  objet,   p.  4i6. 

—  L'évidence  qui  lui  convient,  p.  449.  —  Le  doute  méthodique  en  matière  de 
foi,  p.  453.  —  Pour  l'incrédule,  p.  456.  —  El  pour  le  croyant,  p.  457. 

PniLOSonilE  DE  saint  AUGUSTIN  (iJe  quelques  travaux  récents  sur  la).  Saint  Au- 
gustin, philosophe.  — iMM.  Flottes  et  Théry.  —  Difficultés  de  la  restauration 
de  l'œuvre  philosophique  de  saint  Augustin,  p.  767. 

Protêt  (La  mort  de  l'amiral!,  p.  64.S. 

RaI'Ports  (Les)  delà  I'IIilosoimiie  et  de  la  théologie,  p.  721.  —Comment  la 
question  est  posée,  ihid.  —  Système  qui  décerne  la  suprématie  au  philosophe, 
p.  722.  —  M.M.Jacques,  Simon,  Saisset,RarthélemySainl-llilaire,  Hegel, p. 723. 

—  Théorie  de  Raymond  Lullc,  p.  725.  —  Raisoniiemcnl  de  M.  Franck, p.  728. 

—  Sy.stème  de  séjiaration  et  d'égalité,  p.  731.  —  Erreur  de  Luther,  p.  733.  — 
La  raison  doilélre  subordonnée  dans  les  choses  de  foi,  p.  734.  —  Autorité  de 
Pie  IX,  p.  737.  —  Sens  de  la  formule  scolastiquc  sur  les  rapports  des  deux 
sciences,  p.  739.  —  Conclusion  du  docteur  Clemens,  p.  74i.  —  Opinions  de 
Duns  Scot  et  de  Durand  de  Saint-Pourvain,  p.  74."). 

Rationaliste  protestant  (Ln),  p.  510.  —  Subjectivité  de  la  théologie  nouvelle, 
p.  511,  —  M.  Schércr  à  Cenève,  p.  512.  —  La  crise,  p.  514.  —  M.  Sclurer, 
dialecticien,  p.  516.  —  Montaigu,  p.  517.  —  Discussion  du  Canon  des  Ecri- 
tures, p.  518,  —  M.  Schérer  théologien,  p.  524.—  L'assimilation  fragmenlairo, 


872  TABLE  ANALYTIQUE. 

p.  525.  —  Le  caractère  de  Jésus-Christ,  p.  527.  —  Jésiis-Christ  n'a  jamais 
annoncé  sa  résurrection,  p.  529.  —  Le  dernier  mot  du  rationaliste,  p.  532. 

RÉMUSAT  (Un  mot  à  propos  d'un  article  théologique  de  M.  Ch.  de).  Erreurs  sur 
la  notion  de  l'Eglise,  p.  H5. 

Renan  (M.  Ernest).  Ses  qualités,  ses  défauts,  p.  352.  —  Sa  dernière  brochure, 
p.  598.  —  Ses  objections  diverses  contre  le  miracle,  p.  600.  —  Son  attitude 
en  présence  du  catholicisme,  p.  624. 

ROBINSON  (Les)  DE  LA  LÉGENDE,  p.  372.  —  La  légende  de  saint  Macaire  de  Rome, 
p.  373.  —  Le  culte  de  saint  Macaire  de  Rome,  p.  380. 

Théâtre  latin  des  jésuites  à  la  fin  du  xvi'  siècle  et  au  commencement  du  xvi% 
p.  460.  —  Sa  fécondité,  p.  461.  —  Son  idéal,  p.  463.  —  Son  influence  sur  la 
scène  française,  p.  47 1 .  —  Examen  de  Topinion  de  M.  Saint-Marc  Girardin  sur 
l'impossibilité  dramatique  des  Saints  et  des  Martyrs,  p.  475. 

VERBUM(Et)  CARO  FAGTUM  EST.  Poésie  française,  p.  M 8. 


BULLETIN  DES  OEUVRES 


Apostolat  de  la  prière,  p.  248. 

Association  de  Notre-Dame-des-bons-livres,  p.  831 . 

Association  de  Saint-François  de  Sales,  p.  390. 

Association  et  fondation  de  messes  pour  les  prêtres  défunts,  p.  395. 

Confrérie  de  Saint-Cyrille  et  de  Saint-Méthode,  p.  684 . 

Crédit  de  la  charité,  p.  833. 

Écoles  d'orient,  p.  245. 

ÉTAT  GÉNÉRAL  dcs  Missions  de  la  Compagnie  de  Jésus,  p.  667. 

Héritage  de  Saint-Cyrille  et  de  Saint-Méthode,  p.  678. 

HÉRITAGE  de  Saint-Jean  Népomucène,  p.  677. 

OSuvRE  apostolique,  p.  244. 

Œuvre  des  apprentis  et  des  jeunes  ouvriers,  p.  393. 

Œuvre  des  pèlerinages  de  Terre- Sainte,  p.  247. 

Propagation  de  la  foi,  p.  242. 

Sainte-enfance,  p.  243. 

SœURS  aveugles  de  Saint-Paul,  p.  386. 


BIBLIOGRAPHIE 

Abandon  (!')  à  la  Providence  divine,  envisagé  comme  le  moyen  le  plus  facile 
de  sanctification,  par  le  R.  P.  J.-P.  Caussade,  S.  J.,  revu  et  mis  en 
ordre  parle  P.  H.  Ramière  de  la  même  Compagnie ^27 

Abélard  et  saint  Bernard.   La  philosophie  et  VÉglise  au  xii*  siècle,  par 

E.  Bonnier 271 

Acta  et  scriptaquœ  de  controversiis  Ecclesiœ  Grecœ  et  Latinœ  sœculo  unde- 

cimo  exsjtant,  par  Cornélius  Wil 407 

Acta  patriarchatus  Constantinopolitani,  MCCCXV-MCCCCII,  par  Miklosich  et 

Muller 407 


TABLE  ANALYTIQUE.  873 

Allare  privilcgiatum^  par  E.  J.  Nclior 424 

Aus  Dem  Heilifien  Lande,  par  C.  Tischciidorf 683 

iiullelin  de  l'Œuvre  des  pèlerinages  en  Terre-Sainte !)76 

liulletin  (le)  du  eomitè  dliisloire  et  d'archéologie  de  la  province  ecclésias- 
tique d'Auch 863 

Catéchisme  pratique  ou  doctrine  chrétienne  en  exemples,  courtes  explications, 
textes,  paraboles  et  comparaisons,  d'après  le  catéchisme  du  li.  I'.  l)e- 
harhe  de  la  Compagnie  de  Jésus,  par  L.  Mchlcr,  traduit  par  31.  L. 

Shoofs :_)TI 

Chrétien  (le)  de  nos  jours,  \)Ar  ^l.  l'abbé  lîaulain 409 

Chrétienne  (la)  de  nos  jour^-  par  3L  l'abbi' V.aulain 409 

Christianisme  ^Icj  au  Tonkin  et  en  Cochinchinc,  roijaume  annamite  actuel, 

depuis  son  introduction  jusqu'il  notre  époque,  par  le  P.  Pachtlcr,  S.  J.  272 
Christian  mission  :  their  agents,  theirmethod  and  their  résults,h\'l.  Mars- 
hall  573 

Commentationes  très,  de  scripturis  divinis,  de  peccali  originalis  propaga- 
lione  a  Paulo  descripta,  de  Christo  pane  vitœ,  auctore  P.  F.-X.  Pa- 

trizi,  S.  J 251 

Conscience  (la;  ou  la  règle  des  actions  humaines,  par  i^I.  Tabbô  liautain.  .  .  40!» 
Consensu  (de,  utriusque  libri  Muchabcrorum,  auctore  P.  F.-X.  Palri/.i ,  S.  J.  251 
Conversion  d'une  dame  russe  à  la  foi  catholique,  publiée  par  le  R.  P.  J.  Ga- 

gariii,  S.  J 854 

Das  lîuch   von  Jesus-Christus  und  seinem  Wahreii  Ebenbilde,  par  le  l)"^  L. 

Gluckselig 715 

Das  deutsche  Kirchenlied  von  derœltesten  Zeit  bis  zu  Anfang  des  17  Jahr- 

hunderts,  ]iar\e  P.  Wackernagcl 274 

De  Kin,  hoc  est  de  imniaculata  Maria'  origine  Deo  predicta  Disquisitio  cum 
appendice  de  feminini  generis  cnallage  in  linguis  semiticis  usitala, 

auctore  P.  F.-X.  Patrizi,  S.  J 251 

Décréta  authenlica  Sacrœ  Congrcgationis   indulgentiis   Sacrisque    reliquiis 

prn'posita' .  ab  A.  Prinzivalli 689 

Décréta  autllentica  S.  li.  congrcgationis  cum  notis  Gardellini  et  i)istructio 
Clementina  cum  cummentariis  in  usum  cleri  commodiorem  ordine 

alphabetico  concinnata,  opéra  el  studio '\\oUa.ngiMi\h\hauQv 424 

Dictionnaire  d'étymologie  française  d'après  les  résultats  de  la  science  mo- 
derne, par  A.  Sclieler 254 

Divines  (les)  Prières  et  Méditations,  recueil  de  prières  et  de  méditations  pour 
toutes  les  situations  de  la  vie  privée  et  de  la  vie  sociale^  composé  de 

versets  de  l'Ecriture  Sainte,  p:ir\c  haron  i\cC,crnm\o 428 

Dogmengeschichte  der  vornicanischen  'Acit,\ràY  \ç\v  io?:.'>c\\\\M\c  .  .  .  .716 
Documents  relatifs  aux  Églises  de  l'Orient,  considérées  dans  leurs  rapports 

avec  le  Saint-Siège  de  Home,  par  A.  d'Avril 407 

Education  'de  1'),  par  Mgr  Itupanloup.  ■ 3'.)7 

lUlucalion  [V,  de  la  première  enfance,  ou  la  femme  appelée  à  la  régénération 

socia/<' ;>flr /('y>rc»f/;v.s,  i»ar  M.  11.  Nadaull  de  iUilYon •i70 

Église  (F)  et  le  Pape,  par  le  11.  P.  M.  de  Uoylesve,  S.  J 427 

Elementa  theologiœ  dogmaticn',  c  probatis  auctoribus  collecta  et  divini  verbi 

ministerio  accommodala,  par  F.-X.  le  II.  P.  Schouppc 42"» 

Enchiriilion  juris  ecclesia' oricntalis,  autorc  J.  V^^[)-S/.\h\ç:,'/\ 857 

Episcopatus  Conslantiensis  Alemannicus  snb  Mctropoli  Moyuntina,  chrono- 


874  TABLE  ANALYTIQUE. 

logice  et  diplomatice  illustratus  à  Paire  Trudperto  Neugart  Sanblasio  .  420 

Espérances  (les)  de  VÈglise.  par  le  P.  Ramière,  S.  J 693 

Essai  sur  la  véritable  origine  du  droit  de  succession^  par  C.-F.  Gabba.  .  .  .  40S 
Études  étymologiques^  historiques  et  comparatives  sur  les  noms  des  villes, 

bourgs  et  villages  du  département  du  Nord,  par  E.  Mannier 254 

Études  sur  Vlrlande  contemporaine,  par  le  R.  P.  A.  Perraud 711 

Études  sur  saint  Augustin,  son  génie,  son  âme,  sa  philosophie,  par  M.  l'abbé 

Flottes 432 

Evangeliis  (de)  libri  très,  auctore  P.  F.-X.  Patrizi,  S.  J 25'1 

Exercitia  spiritualia  in  sacra  octo  dierum  solitudine  ex  textu  etjuxta  me- 

thodum  sancti  Ignatii,  et  duo  tridua,  ad  pium  usum  sacerdotum  ac 

religiosorum  a  sacerdote  societatis  Jesu 862 

Explication  [V)  des  évangiles,  des  dimanches  et  des  fêtes,  extraite  textuelle- 
ment des  Homélies  du  cardinal  delà  Luxerne,  par  M.  J.  Mertian  .  .  '128 
Famille  (de  la),  leçons  de  philosophie  morale,  par  M.  A.  de  Margerie.  .  .  .  263 

Fontes  juris  Ecclesiastici  a7itiqui  et  hodicrni,  par  F.  y^aiter 419 

Gescldclite  der  apologetischen  und  polemischen  Literatur ,  der  christlichen 

r/ico/o^ù',  von  D'' Karl  Werner 418 

Geschichte  des  Protestantimus  in  der  orientalischen  Kirche  im  xvii  Jahrhun- 

dert, oder derPatriarchCyrillus Lucaris undseineZeit,  pai M. Pichler.  407 

Golgotha  (le)  et  le  mont  Moriali,  parle  R.  P.  Bourquenoud,  S.  J 576 

Grammaire  comparée  des  langues  de  la  France,  par  L.  de  Baeker 254 

FreiherrJ.  Heinrichvon  Wessemberg,  parle  D""  J.  Beck 717 

Griechische  und  Rœmische  Métrologie,  ^Oïi¥ncAv\c\\\\\x\i^d\ 416 

Guide  (le)  du  pénitent  ou  exercices  pour  la  confession  et  la  communion, 

extraits  des  confessions  de  saint  Augustin,  par  M.  Tabbc  J.  Mertian..  128 

Handbuch  der  Kirchengcschichte,'^a.v  le  D''  J.-J.  Ritter 714 

Handbuch  %ur  biblischen  Geschichte  des  Alten  und  Neuen  Testaments,  par  le 

D--  J.  Sclmster • 425 

Hebrard  VIII  FreiJierrz-u  Auersperg  (1528-1575),  cin  Krainischer  Held  und 

Staatsmann,  par  P.  Radies 718 

Hermeneuticœ  biblicœ  generalis  principia  rationalia  Christiana  et  catholica 

selectis  excmplis  illustrata,  par  Mgr  J.  Ranolder 707 

Histoire  de  Vabbaye  de  Saint-Denis,  en  France,  par  Madame  F.  d'Ayzac.  .  .  432 
Histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus,  depuis  sa  fondatioii  jusqu'il  nos  jours, 

par  J.-M.-J.  Daurignac 571 

Histoire  de  P Empire  romain,  par  M.  Laurentie 432 

Histoire  de  M.  Viiarin  et  du  rétablissement  du  catholicisme  à  Genève,  par 

MM.  Fleury  et  Martin 719 

Histoire  de  saint  Firmin,  martyr,  premier  évêque  d'Amiens,  par  M.  C.  Sal- 

mon 414 

Histoire  des  vingt-six  martyrs  du  Japon,  Y>av  M.  VabbéBouix 422 

Histoire  du  P.  Ribadeneyra,  disciple  de  saint  Ignace,  par  le  P.  Prat,  S.  J  .  267 
Hugues  (le  B.)  de  Poitiers,  le  Prieuré,  l'Église  et  les  peintures  morales  d'An- 

zy-le-duc,  par  M.  Tabbé  Cucherat 

Impression i  (le  mie)  ossia  sentimenti  provatiper  Alfonso  marchese  Lundi  in 

Roma.  .  ^ 851 

Instruction  pastorale  sur  V éducation  chrétienne,  par  Mgr  de  iMontpellier  de 

Nédrin 861 

Intérieur  {V)  de  Jésus  et  de  Marie,  par  le  P.  Grou 260 


TABLE  ANALYTIQUE.  «7S 

Interpretatione  (de)  oraculorum  ad  ChrisUim  pcrtinentium  TfoXE-j-cfAevov  d&- 
que  Christo  Zacharin'  et  Malaehiœ  eaticiniis  prœnunciato  conimcntu- 
tionesi  rf«/f ,  auctorc  P.  F.-X.  Palri/.i,  S.  J 231 

Interprétai ioiie  (de)  sacrarum  scripturarum  libri  II,  auctorc  P.  "F.-X.  Pa- 

trizi,  S.  J 251 

Jacobœa von  Bayem  nndihre  2eit.  Acht  Bûcher  mederlaendischer  Geschichtc, 

par  F.  Lochcr 718 

Jeudis  (les)  rf^  "Madame  Charhouveau,  par  M.  A.  de  Pontmartin 571 

Jésuites  (les)  au  Imyne  de  Toulon,  Brest,  Rochefort,  Cayenne,  par  L.  Aubi- 

neau 422 

Joannem  (in)  commentariuin,  auctorc  P.  F.-X.  Patrizi,  S.  J 251 

Lacordaire  (le  P.),  par  le  le  comte  de  Monlalenibert 270 

Lexique  comparé  de  la  langue  de  Corneille  et  de  la  langue  du  X\'n*  siècle  en 

général,  par  31.   F.  Godefroy ' 844 

Lorette  et  Castelfidardo.  Lettres  d'un  pèlerin,  par  E.  Lsiïonû 719 

Manuel  du  Directeur  spirituel  de  la  jeunesse  chrétienne  pour  le  choix  rf'ttre 

état  de  vie,  parle  P.  Bamanel,  S.  J 404 

Mareum  (in)  Commentarium,  auctorc  P.  F.-X.  Patrizi,  S.  J 251 

Mélanges  égyptologiques  comprenant  onze  dissertations  sur  différents  sujets, 

par  F.  Chabas 700 

Mémoires  historiques  sur  les  Missions  des  ordres  religieux,  par  le  P.  Ber- 
trand  564 

Missale  ad  usum  insignis  et  prœclarœ  Ecclesiœ  Sanim.  Pars  prima  :  tenir 

porale 717 

Mois  (le)  du  pénitent,  ou  méditations  et  élévations  extraites  des  opuscules  de 

saint  Augustin,  par  M.   fabbé  J.  Morlian 128 

Monténégro  (le),  histoire,  description,  mœurs,  usages,  législation,  constitu- 
tion, politique,  documents  et  pièces  officielles,  avec  une  carte  du  Mon- 
ténégro et  d^  pays  adjacents,  par  Henri  Dclarue ■ISS 

Monuments  sra)idinai<es  du  moyen  âge  avec  les  peintures  et  ornements  qui 

les  décorent,  par  M.  Mandel^^ren 558 

Note  sur  les  principaux  résultats  des  fouilles  exécutées  en  Egypte  par  les 

ordres  de  S.  A.  le  vice-roi,  par  le  vicomte  de  Rougé 700 

Notice  sur  xin  manuscrit  de  la  bibliothèque  publique  de  Bennes,  inscrit  au 
catal.  71"  157,  avec  ce  titre  :  Voyage  à  la  terre  sainte,  au  moni  Sinaï 
et  au  couvent  de  Sainte-Catherine,  par  M.  Morin 42.3 

Notre-Dame  de  France,  ou  histoire  du  culte  de  la  sainte  Viei'ge  en  France, 
depuis  rorigine  du  christianisme  jusqu'il  nos  jours,  jtar  M.  le  c\it6 
de  Sainl-Sulpico 432 

Nouveau  cours  de  méditations  sacerdotales  ou  le  prêtre  sanctifié  par  la  pra- 
tique de  l'oraison,  parle  U.  P.  Cliaignon,  S.  J 401 

Œuvres  spirituelles  de  saint  i'ierre  d'Mcanlara,  traduites  en  français,  par 

le  P.  31.  lîouix,  S.  J 575 

Papyrus  Êgypto-araméen,  appartenant  au  musée  égyptien  du  Louvre,  ex- 
pliqué et  analysé  pour  la  première  fois,  par  l'abbé  .l.-J.-L.  Bargi^s.  .  7(i0 

Parfum  'le)  de  ftomf,  i»ar  31.  L.  Vcuillot -71 

Philosophie  'de  la)  dans  l'enseignement  classique,  par  C.  Bénard 426 

Philosophie  des  lois  au  point  de  vue  chrétien,  par  31.   l'abbé   Bautain.  .   .  409 

Poésie  latine  (de  la)  en  France  au  siècle  de  Louis  XIV,  par  31.  Tabbé  Vissac.  8.38 

Poètes  \lcs)  antiques  (grecs),  études  morales  et  littéraires^  par  31,  A.3Iazurc.  123 


876  TABLE  ANALYTIQUE. 

^Première  (la)  aube,  ou  V  Évangile  raconté  aux  tout  petits  enfants,  par  madame 

Delphin-Balléguier 432 

Prêtre  (un)  déporté  en  1792.  Épisode  de  Vhistoire  de  la  révolution  et  de 

Vhistoire  des  missions,  par  M.  l'abbé  Meignan 265 

Prière  (la)  chrétienne,  par  Mgr  révoque  de  la  Rochelle 271 

Recherches  archéologiques  à  Eleusis,  exécutées  dans  le  cours  de  Vannée  IS&O, 

par  F.  Lenormant 432 

Règne  (le)  de  Dieu  dans  la  grandeur,  la  mission  et  la  chute  des  empires;  ou 
les  vertus  ont  fondé  les  empires  pour  le  Christ  et  la  civilisation,  les 
vices  les  ont  détruits, philosophie  catholique  de  l'histoire,  par  M.  l'abbé 

Louis  Leroy 125 

Revue  catholique  de  VAlsace 363 

Revue  de  V  Orient,  de  V  Algérie  et  des  colonies;  bulletin  de  la  société  orien- 
tale de  France,  par  M.  Langlois 429 

Richesse  (de  la)  chex-  les  nations  chrétiennes, -ç^lv  M.  Charles  Périn 125 

Saint  Éloi,  patron  des  orfèvres,  ^diY  M.  Ozanam 572 

Saint  Joseph,  patron  des  charpentiers,  menuisiers,  ébénistes,  etc.,  par 

M.  M.  Cornudet 573 

Saint  TItéodote,  cabaretier,  par  M.  R,  de  Beaufort 573 

Saison  (la  belle)  à  la  campagne,  par  M.  l'abbé  Baulain 409 

Semaine  (la)  du  pénitent,  ou  sept  méditations  desaint  Augustin,^asM.  l'abbé 

J.   Merlian .128 

Souvenirs  de  Rome  offerts  par  Mgr  Vévêque  d'Orléans  au  clergé  de  son  dio- 
cèse, par  Mgr  Dupanloup 720 

Syntagma  doctrinœ  theologicœ  Adriani  VI...  conscripsit  E.  H.  J.  Reusens  .  841 
Tableau  d'une  église  nationale  d'après  un  pope  russe,  par  M.  l'abbé  Delière.  685 
Théâtre  de  Lape  de  Véga,  traduit  en  français,  par  M.  Daiiias-Hinard.   .  .   .  795 

Théorie  logique  des  propositions  morales,  ■[y^Lv'^.  knioïàn^onAéi&i 123 

Vie  de  M.  Émery,  neuvième  supérieur  du  séminaire  et  de  la  Compagnie  de 

Saint-Sulpice,  par  M.  Gosselin 413 

Vie  de  M.  Orain,  prêtre,  confesseur  de  la  foi  pendant  la  révolution,  et  mort 

curé  de  Derval,  dans  le  diocèse  de  Nantes,  par  M.  l'abbé  Cahour.  .  265 
Vies  des  saiyits  do  l'atelier,  par  MM.  Ozanam,  R.  de  Beaufort,  M.  Cornudet,  etc.  572 
Viris  (de)  illustribus  et  de  persecutoribus  Ecclesiœ  ad  usum  tironum  linguœ 

latinœ,  par  J.  M.  J.  T 720 

Voyage  en  Nubie  et  Peste;  destruction  des  Juifs  et  changement  dans  le  gou- 
vernement de  la  irpublique  de  Strasbourg  (xiv^  siècle),  par  M.  de 

Bussièrc 270 

Vraie  religion  (la)  {Die  ivahre  religion),  par  le  D''  Wick 272 

Zeno,  Veronensis  Episcopus,  coramentatio  patrologica ,  par  J.  Val.  Zazd- 

zewski - 427 


FIN   DE   LA   TABLE   ANALYTIQUE. 


20 

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